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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 23 mai 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 999) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Van Humbeeck, secrétaireµ, donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Thienpont présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.

« Des habitants de Steynockerzeel-Humelghem demandent le prompt achèvement du chemin de fer direct de Bruxelles à Louvain. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi de travaux publics.


Les administrations communales de Waha, Marche, Roy, Hodister demandent que le chemin de grande communication de Marche à Laroche soit mis à la charge de l'Etat. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


€ Le conseil communal de Wasmuel demande l'exécution de la ligne de Saint-Ghislain et de Jemmapes à Ath projetée par le sieur Dinicq. »

« Même demande d'habitants de Baudour et de l'administration communale d'Ath. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi de travaux publics.


« M. François fait hommage à la Chambre des représentants d'un exemplaire d'une brochure intitulée : Histoire critique de Napoléon le Grand.

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. Dubois, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi relatif aux délits commis par les ministres hors de l’exercice de leurs fonctions

Discussion générale

M. de Theuxµ. - L'une des difficultés qu'on a soulevées à l'occasion du projet de la commission est venue de l'article de la Constitution qui défère au jury le jugement des délits de presse et des crimes. L'honorable M, Guillery propose un amendement à l'article premier ; mais il a évidemment trait au paragraphe premier de l'article 90 de la Constitution, car le projet de la commission ne donne pas lieu à l'amendement proposé.

Cet amendement me semble par conséquent devoir être entendu en ce sens que, « hors le cas prévu par le paragraphe premier de l'article 90 de la Constitution, nul ne peut être distrait de la juridiction du jury en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse. »

Il s'ensuit donc que les ministres eux-mêmes ne pourraient être distraits de la juridiction du jury, excepté dans le cas prévu par le paragraphe premier de l'article 90 de la Constitution. Mais je suppose que dans la pensée de l'honorable membre les complices du ministre qui a commis un délit par la voie de la presse ou qui a commis un crime, doivent être soumis à la même juridiction que ce ministre. Je ne pense pas qu'il entre dans nos intentions d'établir deux juridictions : l'une, la cour de cassation, pour le ministre ; l'autre, le jury, pour ses complices. Cela ne me paraît pas possible.

Or, si dans le cas prévu par le paragraphe premier de l'article 90 de la Constitution l'ensemble de la cause doit être soumis à la cour de cassation, je ne vois pas pour quel motif les complices du ministre ne seraient pas traduits également devant la cour de cassation ; car il est évident que l'article 90 permet à la Chambre d'établir la juridiction de lacour de cassation pour juger même les délits ordinaires commis par les ministres, délits de presse, comme tous les autres délits, les crimes même si vous le voulez, car enfin, un ministre peut avoir le malheur de commettre un crime. Dans ce cas-là, je ne vois pas pourquoi il n'y aurait pas unité de jurisprudence, similitude de juridiction.

Messieurs, pour bien se rendre compte du travail de la commission et pour en comprendre l’importance, il est bon, me semble-t-il, de rappeler à l'attention de la Chambre que le projet de la commission embrassait tous les délits ordinaires et tous les crimes qui peuvent être commis par les ministres en dehors de leurs fonctions ; ce projet, dis-je, fait droit à l'une des prescriptions de l'article 90 de la Constitution et si cette loi était votée maintenant, il ne resterait plus à la Chambre qu'à faire une loi déterminant la responsabilité civile résultant des faits commis par les ministres dans l'exercice de leurs fonctions. Quant à la responsabilité pénale du chef de délits commis par les ministres dans l'exercice de leurs fonctions, provisoirement l'article 90, joint à l'article 134, transitoire de la Constitution, y pourvoit suffisamment.

Mais on convient qu'il existait encore une lacune dans l'état actuel des choses, quant à la responsabilité civile, pour faits posés par les ministres dans l'exercice de leurs fonctions.

Cette loi sur la responsabilité civile présente des difficultés importantes. La base m'en paraît divoir être, quant à la responsabilité, une intention méchante.

En dehors de cette intention méchante, je pense qu'il est impossible d'assujettir les ministres à une responsabilité civile, pas plus que les officiers des parquets, pas plus que les juges pour jugements mal portés. Aucun gouvernement ne serait plus possible, si on allait au-delà.

Eh bien, si, sauf les amendements qui seront jugés nécessaires ou opportuns, nous votons la loi qui est en discussion, notre besogne sera grandement amoindrie pour ce qu'il restera à faire.

La loi sur la responsabilité ministérielle devra, à mon avis, faire l'objet d'une discussion spéciale, approfondie. Ensuite, l'on ferait, si l'on peut y parvenir, la loi sur la responsabilité ministérielle, du chef de crimes ou délits commis par des ministres dans l'exercice de leurs fonctions.

Cette loi est peut-être encore plus dans l'intérêt du gouvernement que dans l’intérêt du pays, car l'intérêt du pays est complètement sauvegardé par l’article 134 de la Constitution.

Aucun citoyen n'est soumis à une disposition semblable.

Cette disposition tout exceptionnelle n'a été évidemment introduite par le Congrès dans la Constitution que pour déterminer le gouvernement à faire voter le plus tôt possible une loi qui est dans l'intérêt de ses membres, afin qu'ils ne soient pas exposés à des poursuites et à des condamnations arbitraires : situation qui n'est plus du tout dans l'usage de nos lois pénales.

Une semblable législation existait dans le passé. Je me rappelle que dans un pays coutumier et libéral, la législation disposait que dans tous les cas qui n'auraient pas été prévus et qui porteraient atteinte à la morale, le juge déterminerait le délit et comminerait la peine d'après les règles générales de la morale.

Or, c'est à peu près ce qui se trouve dans l’article 134 de notre Constitution. C'est la position la plus mauvaise qui puisse exister pour les membres du gouvernement.

Je suppose que dans tous les cas cette disposition ne sera jamais pratiquement étendue aux conséquences d'un système politique, car une majorité nouvelle pourrait trouver dans la pratique d'une politique antérieurement suivie des cas d'accusation, qu'une majorité complaisante pourrait peut-être déférer à la cour de cassation.

Mais heureusement nous avons un corps judiciaire qui ne se laisserait pas dominer par les passions politiques et qui offrirait toutes garanties pour les hommes politiques qu'il aurait à juger.

Messieurs, l'honorable M. Pirmez a présenté un amendement, en ce qui concerne l'action civile, amendement auquel l’honorable rapporteur s'est rallié et auquel je me rallie de mon côté.

Je crois que si l’on procédait aujourd'hui par une question de principes, et si l’on se prononçait sur la question de savoir si la cour de cassation sera juge des crimes et délits ordinaires commis par des ministres, on avancerait beaucoup la discussion.

Si la compétence de la cour de cassation n'est pas admise, il faudra rechercher une nouvelle compétence qui sera probablement celle de la cour d'appel, et apparemment la cour d'appel du domicile du ministre. Je ne pense pas qu'on veuille déférer à la cour de Bruxelles seule la connaissance de tous les crimes et délits commis par un ministre, alors même que son domicile n'est pas dans le ressort de cette cour.

Si cela devait être, ce serait un motif de plus pour accepter la juridiction de la cour de cassation qui est, par sa composition, la représentante de tout le pays ; le corps évidemment le plus haut placé de la (page 1000) magistrature, composé de la manière qui donne le moins lieu à des soupçons de passions politiques, me semble devoir être préféré à tous égards.

On a encore traité le cas de l'arrestation d'un ministre en cas de flagrant délit.

Certes, quant aux délits, je persiste fortement dans l'opinion exprimée par la commission, que pour un simple délit, même flagrant, il ne peut y avoir lieu à arrestation d'un ministre. Mais pour le cas de crime, il pourrait peut-être y avoir lieu à en faire une exception en l'entourant de certains avantages.

Le motif de faire une exception à l'égard des crimes, c'est qu'à la suite d'un crime, l'auteur aurait soin naturellement de s'expatrier et de se soustraire aux poursuites, tandis qu'avec l'arrestation entourée de certaines garanties, cette fuite ne pourrait pas avoir lieu. Ainsi, par exemple, si l'on admettait qu'un ministre, arrêté pour crime flagrant, pourrait être mis en liberté sur un simple référé de la part du procureur général auprès du président de la cour de cassation, je crois qu'on trouverait là une garantie que la détention du ministre ne pourrait pas être prolongée sans les motifs les plus graves, et que d'autre part la société trouverait dans l'intervention du ministère public le plus haut placé et du président de la cour de cassation aussi les garanties suffisantes pour la marche du gouvernement.

Quant aux termes à assigner à la durée de la loi, je ne puis pas être de l'avis de l'amendement qui fixe sa durée à une seule année.

Je ne vois aucun motif pour cette mesure, il me semble que de la même manière que l'enquête parlementaire a été organisée à l'occasion d'un fait qui s'est présenté, il est tout naturel de saisir l'occasion qui se présente aujourd'hui d'organiser la responsabilité ordinaire, et en exigeant que la loi soit révisée au bout de trois ans, on se réserve le temps d'examiner et les moyens d'améliorer la loi.

Il vaut bien mieux qu'une loi de cette nature soit faite en temps ordinaire qu'à l'occasion d'une surexcitation de passion politique, qu'à l'occasion d'un fait, par exemple, qui est passionné par l'esprit de politique. Ici, il n'y a aucune espèce de passion politique. C'est un fait regrettable sans doute, mais qui en soit n'a aucun caractère politique qui doit passionner la droite ou la gauche.

Par ces divers motifs, je pense qu'on devrait mettre aux voix cette question : La cour de cassation sera-t-elle compétente pour les crimes et délits ordinaires ? Cela étant résolu pour ou contre, on arrivera facilement à la confection de la loi, tandis qu'aujourd'hui on discute un peu dans le vague à cause de la multitude des opinions qui se sont fait jour et de la pluralité des amendements qui ont été présentés.

M. Delcour, rapporteurµ. - M. le comte de Theux vient de faire à la Chambre une motion qui me paraît extrêmement utile. Il n'y a pour nous qu'un moyen de sortir de la discussion, c'est d'arriver à poser une question de principe.

L'honorable comte de Theux a fait remarquer que la loi sur la responsabilité ministérielle doit comprendre beaucoup de choses. Elle se rapporte nécessairement à trois ordres d'idées distincts.

Elle comprend, en premier lieu, la responsabilité politique, proprement dite ; c'est celle-là qui a été organisée expressément par les articles 90 et 134 de la Constitution.

L'honorable comte de Theux vous a dit avec beaucoup de raison que ces dispositions donnent au pays toutes les garanties : la Chambre a un pouvoir discrétionnaire pour accuser les ministres, la cour de cassation a un pouvoir discrétionnaire pour juger.

Il y a à régler, en second lieu, la responsabilité civile ou judiciaire qui découle des actes que le ministre a posés dans l'exercice de ses fonctions. Les difficultés sérieuses que soulève ce point demandent une étude que nous ne pouvons aborder aujourd'hui.

En Hollande on a fait une loi pour régler la responsabilité politique des ministres, eh bien, messieurs, cette loi se borne à déclarer, en ce qui concerne la responsabilité civile, que ce point fera l'objet d'une loi ultérieure. Cette loi spéciale n'est pas encore faite.

Le moment n'est donc pas arrivé de nous occuper de la question si délicate de la responsabilité civile des ministres ; il faudra, messieurs, les lumières de tous les membres de la Chambre et le concours du gouvernement pour donner à cette question une solution convenable.

J'arrive au troisième point, la juridiction qui sera appelée à statuer sur les crimes et délits commis par les ministres hors de l'exercice de leurs fonctions.

Veuillez remarquer, messieurs, quelle est la situation faite à la Chambre par les divers amendements présentés.

Le système de la commission est celui-ci : c'est à la cour de cassation que le projet renvoie le jugement des ministres prévenus de délits étrangers à leurs fonctions ; les amendements proposent au contraire de décréter la juridiction des tribunaux ordinaires.

Selon l'honorable M. Jacobs, les tribunaux ordinaires sont ceux qui existent pour le dernier des citoyens. Les ministres prévenus d'un délit seront traduits devant le tribunal correctionnel ; les ministres accusés d'un crime, devant la cour d'assises.

L'honorable M. Van Overloop n'est pas allé aussi loin, tout en proposant de renvoyer les ministres devant les tribunaux ordinaires, il entend par tribunaux ordinaires, la cour d'appel qui connaîtra des délits, la cour d'assises qui connaîtra des crimes.

Vous voyez donc, messieurs, que ces honorables membres ne sont pas même d'accord sur ce qu'il faut entendre par la juridiction ordinaire ; pour l'un c'est le tribunal correctionnel et la cour d'assises, pour l'autre c'est la cour d'appel et la cour d'assises.

Eh bien, messieurs, avant de discuter ces systèmes, il me semble qu'il convient de décider la question qui domine l'ensemble du débat, la question de savoir si la Chambre adopte la juridiction de la cour de cassation que nous lui proposons. Si la Chambre décide que la cour de cassation est compétente, vous aurez ensuite à examiner le système de la commission, mais si la Chambre se prononçait en faveur de la juridiction ordinaire des tribunaux, vous vous trouveriez en présence de deux propositions distinctes et si différentes dans leurs résultats, vous auriez à vous prononcer sur l'amendement de M. Jacobs ou sur celui de M. Van Overloop.

Je ne puis donc qu'appuyer la proposition de l'honorable M. de Theux et je demande que la Chambre vote avant tout sur la question de principe.

- La discussion générale est close.

Discussion des articles

Article premier

MPVµ. - A l'article premier se rattachent plusieurs amendements ; MM. de Theux et Delcour ont proposé de voter d'abord sur cette question de principe :

« Les crimes et délits commis par un ministre hors de l'exercice de ses fonctions, seront-ils déférés à la cour de cassation, chambres réunies ? »

Je vais mettre cette question aux voix.

- Il est procédé à l'appel nominal.

72 membres prennent part au vote.

47 répondent oui.

25 répondent non.

En conséquence, la Chambre adopte.

Ont voté l'adoption :

MM. Wasseige, Bara, Bouvier-Evenepoel, Braconier, Carlier, Crombez, de Brouckere, de Florisone, De Fré, de Haerne, de Kerchove, Delcour, de Mérode, de Moor, de Ruddere de te Lokeren, de Terbecq, de Theux, Devroede, d'Ursel, Frère-Orban, Grosfils, Hymans, Jacquemyns, Jamar, J. Jouret, M. Jouret, Julliot, Lange, Lesoinne, Lippens, Mascart, Moreau, Mouton, Muller, Orts, Pirmez, Rodenbach, Rogier, Tack, Tesch, T'Serstevens, Alp. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Humbeeck, Van Iseghem et E. Vandenpeereboom.

Ont voté le rejet :

MM. Van Wambeke, Vermeire, Vleminckx, Coomans, Couvreur, de Conninck, Delaet, de Liedekerke, de Naeyer, de Rongé, de Smedt, de Woelmont, d'Hane- Steenhuyse, Funck, Giroul, Goblet, Hayez, Jacobs, Le Hardy de Beaulieu, Magherman, Moncheur, Nothomb, Reynaert, Thienpont et Thonissen.

M. Jacobsµ. - Messieurs, je crois que l'amendement de M. Guillery à l'article premier n'est pas anéanti par le vote. Nous avons décidé la compétence par rapport aux ministres, mais quant aux complices, auxquels s'applique également l'amendement, il me semble qu'il doit y avoir un vote.

MpVµ. - L'amendement de M. Guillery est ainsi conçu :

« Ajouter à l'article premier la disposition suivante :

« Hors le cas prévu par le paragraphe premier, nul ne peut être distrait de la juridiction du jury, en toutes matières criminelles et pour délits politiques et de la presse. »

MjTµ. - J'ai une simple observation à faire. Je ne pense pas qu'il y ait lieu de décider cette question dans la loi.

Je crois qu'il faut s'en référer aux principes et laisser à la cour de cassation le soin de décider si les complices doivent être jugés en même temps que le ministre : la cour de cassation fera application des règles ordinaires.

(page 1001) M. Coomans. - Je ne saisis pas bien la portée de l'observation de l’honorable ministre de la justice. Il me semble que plus nous précisons, mieux nous remplissons notre devoir de législateur ; il s'agit ici d'une prérogative parlementaire, il s'agit de savoir si nous laisserons inutilement diminuer nos droits. A mes yeux, un de nos droits les plus précieux, c'est d'être jugés par les tribunaux ordinaires et notamment par le jury. Remarquez qu'il peut se faire que l'on introduise comme complice un ministre dans une affaire et que par là même on change tout à coup la juridiction.

Dans le cas qui me préoccupe l'auteur principal pourrait être un membre de la Chambre ; le ministre pourrait n'être impliqué dans l'affaire qu'à titre de complice : eh bien, ne serait-il pas dur pour ce membre et pour ses collègues d'être privés d'un droit précieux à cause de la complicité plus ou moins fondée d'un ministre ?

J'appelle sur ce point toute l'attention de la Chambre ; je désire que l'on pose la question et qu'elle soit résolue par nous.

M. Delcour, rapporteurµ. - Le rapport de la commission a touché à la question qui vient d'être soulevée, et il est conçu dans le sens des principes énoncés par l'honorable ministre de la justice. Noms n'avons rien voulu décider, mais nous avons laissé à la cour de cassation le soin d'appliquer les principes généraux du droit. Il y a dans le projet une disposition générale portant que la cour de cassation suivra les règles et les formes établies par le code d'instruction criminelle. Il y a donc un texte formel qui tranche la question soulevée, seulement nous ne l'avons pas décidée d'une manière directe, parce que nous avons cru que la cour de cassation trouvera dans l'ensemble du projet des dispositions suffisantes pour diriger son action et son arrêt.

Vous le savez, messieurs, on peut se trouver impliqué dans une affaire de différentes manières. Je suppose que plusieurs personnes aient participé à un même délit, comprendriez vous que ces divers coauteurs d'un même délit fussent traduits les uns devant la cour de cassation, les autres devant une juridiction différente ? Il y a forcément dans ce cas indivisibilité de juridiction et de jugement. Mais, lorsqu'il s'agit de délits connexes proprement dits, la cour de cassation n'est point obligée de retenir la connaissance de tous les délits connexes ; le code d'instruction criminelle lui laisse une certaine latitude à cet égard. Encore une fois. messieurs le rapport maintient les principes dans toute leur rigueur et je persiste à croire que les dispositions du projet de la commission suffisent pour la circonstance.

- La discussion est close.

L'amendement de M. Guillery est mis aux voix et rejeté.

M. Delcourµ. - Dans la discussion générale, j'ai fait observer que l'article premier n'était plus complet. Vous vous rappelez, messieurs, que, aux termes de l'article 26 de la loi de 1832 organique de l'ordre judiciaire, la cour de cassation, lorsqu'elle juge les ministres, siège en nombre pair, et que selon l'article 26 de la même loi le nombre des juges doit être de 16 au moins. Le personnel de la cour de cassation ayant été réduit par une loi postérieure, l'exécution de l'article 26 pourrait rencontrer une difficulté sérieuse. J'ai déjà signalé ce point à la Chambre, et le moment est arrivé de proposer une disposition nouvelle. Il faut nécessairement une disposition nouvelle pour modifier un texte de loi existant.

En conséquence, j'ai l'honneur de proposer à la Chambre l'amendement suivant :

« Par dérogation à l'article 27 de la loi du 4 août 1832, le nombre de 14 membres au moins est nécessaire pour que la cour puisse rendre arrêt. »

J'ai conservé les termes mêmes de la loi de 1832, sauf que j'ai réduit à 14 au moins le nombre des conseillers qui doivent siéger. Cet amendement formerait le paragraphe 2 de l'article premier.

MjTµ. - Peut-être n'est-ce pas précisément la place que cet amendement doit occuper ; d'ici au second vote nous pourrons voir où il conviendrait le mieux de le placer.

M. Delcourµ. - Sans doute ; il suffit que la Chambre vote le principe.

M. Orts. - Je me rallie en principe à la proposition de l'honorable M. Delcour ; mais je crois qu'il est dans la pensée de l'amendement que la cour de cassation ne pourra jamais statuer en nombre impair. Elle jugera au nombre de 14 ou de seize.

Il est essentiel dans ces sortes de juridictions spéciales, surtout en matière criminelle, que le bénéfice du partage des voix appartienne à l'accusé.

MjTµ. - C'est entendu.

- L'amendement de M. Delcour est mis aux voix et adopté.

Article 2

MpVµ - A l'article 2, la commission propose de substituer le présent au futur ; cet article est ainsi conçu ;

« L'instruction ne peut être commencée ni la poursuite intentée que sur l'autorisation de la Chambre des représentants.

« L'arrestation préventive d'un ministre ne peut être opérée qu’avec la même autorisation.

« Si le ministre est membre du Sénat, la poursuite et l’arrestation ne peuvent avoir lieu, pendant la durée de la session, qu'avec l'autorisation de cette assemblée. »

A cet article, se rattachent divers amendements :

1° Celui de M. Jacobs, ainsi conçu :

« Nulle autorisation préalable n'est nécessaire pour exercer des poursuites contre un ministre pour faits étrangers à son administration. »

2° Celui de M. Van Overloop rédigé comme suit :

« L'article 45 de la Constitution est applicable aux ministres qui ne sont membres d'aucune des deux Chambres. »

3° Enfin celui de M. Vleminckx conçu dans les termes suivants :

« L'instruction ne pourra être commencée ni la poursuite intentée que sur l'autorisation de la Chambre des représentants.

« Sauf le cas du flagrant délit, l'arrestation préventive d'un ministre ne pourra être opérée qu'avec la même autorisation.

« Si le ministre est membre du Sénat, la poursuite ne pourra avoir lieu, pendant la durée de la session, qu'avec l'autorisation de cette assemblée. »

La discussion est ouverte sur l'article 2 et sur les amendements qui s'y rattachent.

M. Jacobsµ. - Je tiens à faire remarquer à la Chambre que le projet accumule en ce qui concerne MM. les ministres des garanties qu'on ne rencontre dans aucun autre pays ; c'est d'une part la juridiction exceptionnelle, d'autre part l'autorisation de la Chambre. Je ne connais aucun pays dans lequel on ait cumulé ces deux garanties : en Francs, le conseil d'Etat autorise la poursuite, mais elle a lieu devant la juridiction ordinaire ; sous le gouvernement des Pays-Bas, la loi fondamentale établissait une juridiction exceptionnelle, mais n'exigeait pas d'autorisation de poursuivre ; en Angleterre, en Suisse, il n'y a ni l'une ni l'autre. Je le répète, je ne connais aucun pays où l'on ait cumulé les deux garanties ; la Belgique sera la première nation, si l'article est adopté, oh on les trouvera réunies.

Je signale le fait à la Chambre : je ne crois pas que ce soit à nous de donner cet exemple aux autres nations.

J'ajouterai quelques observations de détail.

On a fait remarquer que le but de l'article 2, le but de l'autorisation préalable de la Chambre, était de ne pas désorganiser le gouvernement, de ne pas enlever au Roi et au pays un ministre qui, dans certaines circonstances données, pourrait être, sinon indispensable, du moins très utile.

Mais alors l'article est loin d'être complet. C'est ainsi que la contrainte par corps, comprime dans l'article 45 de la Constitution, ne l'est pas dans l'article 2 du projet. Or, par ce moyen, aussi bien que par la détention préventive on enlèverait un ministre à ses fonctions.

Jusqu'à quel point peut-on appliquer aux ministres les articles du Code d'instruction criminelle sur le mandat d'amener ?

Quand un témoin refuse de comparaître, d'après l'article 92 de ce code, ce témoin sera conduit devant le juge d'instruction, en vertu d'un mandat d'amener. Il y a, en outre, des dispositions spéciales relatives à la manière dont sont entendus les membres de la famille impériale, les grands dignitaires de l'empire, etc.

Je demande si lorsqu'un ministre devra être entendu en justice il y aura des formalités spéciales ou si l'on autorisera le juge d'instruction à l'attraire devant lui, en vertu d'un mandat d'amener.

M. Orts. - Il y a un décret de 1812 qui règle ce point, qui assimile les ministres au ministre de la justice pour lequel des règles sont établies par le code d'instruction criminelle.

M. Jacobsµ. - Enfin je signale à la Chambre l'exécution de la peine. Je suppose qu'un ministre soit condamné, ne fût-ce qu'à une peine de minime importance, à quelques jours d'emprisonnement par suite d'une contravention pour laquelle il n'y aura eu ni autorisation de la Chambre ni juridiction spéciale ; dans ce cas encore un ministre pourra être arraché à ses fonctions, il pourra en résulter ce préjudice pour le pays, que l'article 2 a pour but d'empêcher. Je soumets aux rédacteurs de cet article la question de savoir si ce cas ne devrait pas être assimilé à la détention préventive.

M. Delcour, rapporteurµ. - Messieurs, je me bornerai à répondre très succinctement aux questions qui viennent de m'être adressées par mon honorable ami M. Jacobs. Je n'entrevois pas la difficulté dont l'honorable membre se préoccupe dans ce moment. Je trouve que le projet a tout prévu. Comme j'ai en l'honneur de le faire remarquer à la Chambre, plusieurs hypothèses peuvent se présenter. Lorsque l'autorisation de poursuivre le délit a été accordée, c'est au procureur général qu'incombe le soin de faire tous les actes de poursuite ; d'après le projet de loi, (page 1002) et si c’est nécessaire, la cour de cassation déléguera un ou plusieurs de ses membres pour procéder à l'instruction préparatoire ; les conseillers délégués exerceront les fonctions du juge d'instruction.

Vous rencontrez donc, dans le texte du projet de loi, une disposition qui lève le doute soulevé par mon ami, l'honorable MI. Jacobs.

Quant à la question de savoir si des témoins peuvent être entendus par les conseillers délégués, elle se trouve également résolue par l'article 8 du projet. Cette disposition, conçue en termes généraux, porte « que la cour de cassation observe les formes prescrites par le code destruction criminelle. »

La cour tiendra compte de la nature de l'infraction et suivra, tant pour l'instruction préliminaire que pour le jugement, les règles générales du code d'instruction criminelle.

Nous pouvions, messieurs, nous dispenser d'entrer dans des détails, la cour de cassation saura parfaitement, en présence d'une disposition aussi formelle que celle de l'article 8, quelles règles légales elle aura à observer.

Ce n'est pas la cour suprême, habituée à l'interprétation des lois, qui doutera jamais de l'étendue de ses pouvoirs et des dispositions du code d'instruction criminelle qu'elle aura à appliquer.

M. Coomans. - Messieurs, je renouvellerai sommairement la protestation que j'ai déjà eu l'honneur de vous présenter contre les conclusions de la commission adoptées et approuvées par le gouvernement.

Je ne conçois réellement pas qu'on veuille nous faire décréter une exception aussi énorme que celle qu'on prétend établir en faveur des ministres.

Quoi ! même en cas de flagrant délit, un ministre ne pourra pas être arrêté alors qu'il y aurait impossibilité absolue de faire cesser ce scandale légal, en obtenant l'autorisation de la Chambre.

La Chambre peut se trouver en vacance. Il peut être difficile d'abréger ses vacances et de la forcer à venir siéger pour un cas qui peut ne pas offrir de gravité.

La Chambre peut aussi se trouver dissoute : que faire, jusqu'à ce qu'elle soit reconstituée ?

D'autres cas que je n'ai pas besoin d'énumérer peuvent se présenter, et montrent assez la gravité de la situation politique qu'on veut faire à la Chambre et au gouvernement.

Si j'avais l'honneur d'être ministre, je protesterais avec force contre la faveur inouïe qu'on veut faire consacrer par la loi.

Je crois avec mon honorable ami M. Jacobs qu'une pareille exception n'existe dans aucune législation d'Europe. (Interruption.) Si l'honorable ministre des finances en connaît, il voudra bien me les indiquer, et je les déplorerai.

Ce que je crois pouvoir affirmer, c'est que dans toutes les vieilles chartes de Belgique il n'y a rien de pareil.

M. De Fré. - La responsabilité n'existait pas.

M. Coomans. - Pardon, M. De Fré ; l'histoire, principalement celle de mon pays est la seule chose que je sache un peu. Je suis prêt à en causer au long, surtout avec vous, M. De Fré.

Dans toutes nos grandes chartes, dans la charte brabançonne, dans la charte flamande et dans la charte liégeoise qui paraît être un peu oubliée aujourd'hui par les Liégeois, il était stipulé formellement que, dans tous les cas d'illégalité, créés par un ministre, la désobéissance, même armée, était de droit. Il était stipulé, en outre, qu'aucun agent du pouvoir, à quelque degré qu'il se trouvât placé, ne pouvait être soustrait à l'action ordinaire des lois et à la juridiction ordinaire du pays.

Cependant, messieurs, certaine faveur était accordée aux trois membres des états, à la noblesse qui avait sa juridiction spéciale, au clergé qui avait la sienne, et à la bourgeoisie qui voulait garder la sienne de son côté.

Je conçois jusqu'à un certain point que les membres de la législature puissent être arrêtés en cas de flagrant délit ; cependant, je l'ai reconnu l'autre jour, il y aurait peut-être des raisons pour interdire l'arrestation d'un membre de la législature, même en cas de flagrant délit.

En effet le député ne s'appartient pas ; ce ne sont pas ses intérêts qu'il représente ici. Il est vrai qu'un ministre représente ici d'autres intérêts que les siens, mais les intérêts qu'il représente peuvent être sauvegardés par une nomination nouvelle.

Dans tous les cas, le Roi peut nommer un remplaçant non-ministre pour suppléer le ministre arrêté ; il y a des commissaires spéciaux. Les autres membres du cabinet peuvent également remplacer le ministre arrêté. Il n'est donc pas vrai que les intérêts gouvernementaux puissent être compromis par l'arrestation d'un ministre.

Mais la valeur morale du gouvernement, dira-t-on, peut être compromise. » Oui, mais ne le sera-t-elle pas davantage par l'impunité assurée au ministre ?

Je concevrais donc que l'arrestation du représentant, en cas de flagrant délit, fût interdite, à cause de la grande difficulté de le remplacer immédiatement, à cause aussi de l'importance qu'une seule voix dans cette Chambre peut avoir, dans certaines circonstances que nous n'avons pas oubliées.

II faut prendre garde de ne jamais altérer la valeur que les décrets de la législature doivent avoir aux yeux du pays. Eh bien, c'est précisément l'inverse qu'on fait.

Il est naturel, raisonnable, d'arrêter le député malfaisant ; mais on ne veut pas que la même règle soit appliquée aux ministres.

Messieurs, je ne sais si je me suis assez expliqué l'autre jour sur un côté grave de ce problème, mais il me semble qu'en voulant créer aux ministres une position aussi énormément privilégiée, je dirai net, aussi inconstitutionnelle que celle-ci, on affaiblit pour la couronne la garantie de l'inviolabilité.

Le meilleur moyen de garantir l'inviolabilité royale, c'est de garantir la responsabilité ministérielle. Or, il est certain que dans beaucoup de cas vous n'aurez plus de responsabilité ministérielles.

Déjà elle devient presque lettre morte à mon sens par les dispositions du projet de loi.

J'insiste donc ; j'insiste avec force. N'entrons pas dans cette voie. Du moins arrêtons-nous-y, puisque nous y sommes et votons les amendements qui nous ont été proposés par les honorables MM. Jacobs et Vleminckx.

M. Giroulµ. - Messieurs, l'on ne peut se dissimuler que l'article 2 du projet de loi qui vous est soumis, consacre un principe tout nouveau, inconnu jusqu'aujourd'hui dans notre législation.

En effet, aucune disposition de loi, à ma connaissance du moins, n'exige, pour qu'une poursuite judiciaire puisse être intentée à un citoyen, à raison d'un crime ou d'un délit, une autorisation préalable de la part d'un corps politique ou administratif. Or, dans l'article 2, dont nous nous occupons en ce moment, on défère à l'appréciation de la Chambre, non seulement la question de savoir si, à tel moment donné, un ministre sera poursuivi au sujet d'un crime ou d'un délit qui lui est imputé, mai elle décide que la Chambre appréciera souverainement la question de savoir, si, oui ou non, il doit être poursuivie.

L'honorable M. Delcour, parlant au nom de la commission, justifie cette disposition tout exceptionnelle en disant que l'intérêt de l'Etat, dans certaines circonstances données, en contradiction ici avec l'intérêt de l'ordre social qui veut la répression de tout crime et de tout délit, peut exiger que l'action de la justice n'ait pas son cours ordinaire.

Eh bien, messieurs, je n'irai pas aussi loin que l'honorable M. Jacobs Je ne voudrais pas admettre avec lui que toute espèce de poursuite, en tout état de cause, pourra être intentée contre les ministres, sans que les Chambres interviennent. Je reconnais que dans certaines circonstances données et notamment dans celles indiquées par l'honorable M. Delcour dans le rapport qu'il a fait au nom de la section centrale, l'intérêt de l'Etat, qui est la loi suprême des sociétés, peut exiger, non pas que la justice reste complètement inactive, mais qu'elle soit suspendue pendant un certain temps.

C'est ainsi que l'article 45 de la Constitution, s'occupant des membres des deux Chambres, a décidé que pendant la durée de la session, aucune poursuite ne pourrait être intentée contre un représentant ou un sénateur sans une autorisation spéciale de l'assemblée dont il est membre.

Cette disposition se justifie parfaitement ; en effet, il se peut, et il arrive en effet que l'intérêt général exige, pour les mandataires choisis par la nation, la garantie qu'ils pourront accomplir complètement, régulièrement leur mandat.

Mais aucune analogie n'existe entre l'article 45 qui se justifie parfaitement, et la disposition de l'article 2 du projet de loi qui vous est soumis.

Que dit l'article 45 ? Il dit que pendant un temps déterminé, pendant la durée de la session, l'action de la justice demeure suspendue, mais il ne défend pas à la Chambre l'appréciation du point de savoir si la justice suivra son cours, si le représentant ou le sénateur qui s'est rendu coupable d'un crime ou d'un délit sera poursuivi.

L'article 45 de la Constitution, comprenant parfaitement les attributions de chacun des pouvoirs, laisse au pouvoir judiciaire, à qui seul appartient cette mission, le soin de décider si, à raison des faits imputés, il y a lieu d'intenter une poursuite ou de faire une instruction. Seulement, dans un but d'intérêt social, on décide que cette action sera suspendue.

Or, en est-il ainsi dans le projet qui nous est soumis ? Nullement, messieurs.

Je comprendrais une disposition dans le projet, venant dire ceci : Par suite de circonstances spéciales relatives à l'intérêt de l’Etat, la Chambre juge si l'action de la justice doit être suspendue contre un ministre (page 1003) prévenu d'un crime ou d'un délit ; pendant un temps déterminé, la Chambre suspendra l'action de la justice, laissant au pouvoir judiciaire la plénitude de ses attributions.

Ainsi, l'intérêt social que je reconnais exister dans l'espèce et qui a été parfaitement indiqué par l'honorable M. Delcour, serait parfaitement sauvegardé ; et cet autre intérêt social, également respectable, qui exige que tous les citoyens soient égaux devant la loi, et que tous les crimes et tous les délits soient réprimés, recevrait toujours satisfaction.

D'autre part, le pouvoir judiciaire qui a pour mission spéciale la répression des crimes et des délits, conserverait cette mission dans sa plénitude et ne pourrait pas être entravé d'une manière indéfinie et d'une manière complète par un pouvoir politique, par une assemblée qui n'a pas cela dans ses attributions.

En d'autres termes, par votre projet de loi, vous déférez à la Chambre le soin de connaître si un crime ou un délit existe ; vous créez une première juridiction qui peut créer une position très désagréable aux ministres, en faveur desquels elle se trouverait faite, et qui peut en outre amener des décisions complètement contradictoires entre la cour de cassation et la Chambre.

De quoi sera saisie la Chambre ?

Un ministre, je le suppose, est poursuivi à raison d'une prévention de coups et blessures. Un fait matériel existe ; il a donné un coup ; il a fait des blessures. Cela suffira-t-il pour que la Chambre décide qu'il sera renvoyé devant la cour de cassation ? Mais il est un autre élément nécessaire pour le délit ; c'est l'intention. La Chambre aura-t- elle à apprécier, et je désirerais à cet égard des explications de la section centrale, si les coups et blessures sont la conséquence d'une intention méchante, ou s'ils ont été provoqués ; si les coups ont été donnés en cas de légitime défense, si, en un mot, ils tombent sous l'application de la loi pénale.

En donnant à la Chambre l'appréciation de ces divers éléments dont se compose le délit, c'est la Chambre qui jugera, qui appréciera si le délit existe. Alors, voici ce qui peut arriver : II peut arriver que, dans l'opinion de la Chambre, le délit existe ; dans ce cas vous déciderez que le ministre sera renvoyé devant la cour de cassation, du chef de la prévention de coups et blessures dont il se sera rendu coupable ; vous aurez à apprécier la question de sa culpabilité. Par l'autorisation de poursuite que vous aurez accordée, vous aurez évidemment établi contre lui une présomption des plus graves et qui lui sera défavorable devant la cour de cassation.

Si, d'autre part, il comparaît devant la cour de cassation et si, malgré cette présomption défavorable, la cour l'acquitte, il est évident qu'il y aura contradiction flagrante, contradiction complète entre les deux décisions.

Vous aurez ainsi amoindri vis-à-vis de l'opinion publique la décision de la Chambre qui aura été réformée par la cour de cassation ou vous aurez appris à l'opinion publique à ne pas respecter comme elle doit toujours le faire, les décisions rendues par la plus haute juridiction du pays.

Dans l'un comme dans l'autre cas, vous vous heurtez à des inconvénients.

Je prends un autre exemple. Je suppose qu'un ministre eût commis un crime. Ce crime pour exister entraîne l'appréciation de l'intention criminelle ; on se demandera si l'auteur n'a pas agi sous l'empire d'une force morale telle, qu'il n'a pu y résister ; si, en un mot, le crime patent qui existe ne se justifie pas par des circonstances telles, que son auteur doit être acquitté. Eh bien, que ferez-vous ?

L'instruction n'est pas faite. Car il est évident que, devant la Chambre, vous n'irez pas procéder à une instruction judiciaire complète. Vous aurez à apprécier un fait non dégagé de tous les éléments qui le rendent obscur.

Vous ne posséderez pas tous les éléments qui devront, devant la cour de cassation, servir à apprécier en connaissance de cause. Discuterez-vous la question de savoir si le ministre doit être renvoyé devant la cour de cassation ? Sur quels éléments ? Suffira-t-il d'indices comme lorsque la chambre du conseil ou la chambre des mises en accusation renvoyaient devant le tribunal correctionnel ou devant la cour d'assises ? Ou bien la Chambre appréciera-t-elle les divers éléments dont je viens de parler ? La Chambre sera dans l'impossibilité de les apprécier et si elle ne les apprécie pas, l'autorisation devient une simple formalité. Cette formalité a le tort grave d'introduire dans nos lois un élément tout nouveau, qui n'est pas en harmonie avec l'article 24 de la Constitution.

Il me semble donc qu'il y aurait lieu de modifier l'amendement de M. Van Overloop et de le rédiger de la manière suivante :

« Lorsque le procureur général près la cour de cassation voudra intenter une poursuite, ou commencer une instruction contre un ministre, à raison d'un crime ou d'un délit, il en adressera dans la huitaine communication à la Chambre.

« Celle-ci décidera d'urgence si, dans l'intérêt de l'Etat, l’exercice de l'action publique, l'arrestation ou détention préventive du ministre ne doit pas être suspendue ; en cas d'affirmative, elle déterminera le temps pendant lequel cette mesure exceptionnelle devra durer.

« Si, lors de la communication du procureur général, la session est close, toute instruction ou toute poursuite, sauf le cas de flagrant délit, demeurera suspendue jusqu'à la réunion de la Chambre.

« Dès que la Chambre sera réunie, elle statuera d'urgence sur la communication du procureur général. »

M. Vleminckxµ. - Dans la séance de vendredi dernier, l'honorable M. Delcour vous a déclaré, au nom de la commission chargée de rédiger le projet de loi que nous discutons en ce moment, il vous a déclaré de la façon la plus nette possible, qu'à l'égard de la question de flagrant délit, il n'admettait pas de transaction, qu'il était bien entré dans l'intention de la commission que, dans aucun cas, un ministre ne pouvait être arrêté, sans l'autorisation de la Chambre, eût-il commis en pleine rue un assassinat ; que c'était pour elle un principe fondamental ; qu'ainsi l'exigeaient et le rang du ministre et les besoins du gouvernement.

Et comme ce principe énorme lui paraissait révolter les sentiments intimes, la conscience d'un grand nombre de ses collègues, l'honorable rapporteur n'eut rien de plus empressé que de se réfugier derrière une opinion émise prétendument au sein du Sénat, par l’honorable baron d'Anethan, rapporteur de la commission chargée d'examiner le titre II, livre 2 du code pénal.

Eh bien, messieurs, l'honorable baron d'Anethan n'a rien dit de semblable.

Je vous fais remarquer d'abord que le projet du titre soumis au Sénat admettait bien positivement que le ministre, comme le représentant et le sénateur, pourrait être arrêtés en flagrant délit, sans autorisation préalable. Mais qu'a fait la commission du Sénat ? Elle n'a pas voulu trancher immédiatement la question ; elle a jugé plus convenable de la laisser provisoirement indécise.

Voilà tout ce qui résulte du texte que vous a lu l'honorable M. Delcour dans le discours qu'il a prononcé, et qu'il me paraît utile de vous lire de nouveau.

« Le projet, disait le rapport, étend cette disposition (celle qui permet l'arrestation au cas de flagrant délit) aux ministres. Cela paraît inadmissible, en l'absence d'une loi régissant la responsabilité ministérielle et la poursuite à exercer contre les ministres à raison de crimes ou délits commis en dehors de leurs fonctions. »

« Tout officier de police judiciaire, compétent pour opérer l'arrestation d'un citoyen, pourra-t-il arrêter un ministre ? L'arrestation opérée, où le déposera-t-on ? Qui l'interrogera ? Qui le poursuivra ? Devant quelle juridiction sera-t-il renvoyé ?

« Ce sont là des questions graves, qu'il ne faut pas trancher immédiatement. »

Comment donc, en présence de ce texte si formel, l'honorable rapporteur a-t-il pu dire que la commission du Sénat était de son avis, qu'elle avait adopté le principe qu'un ministre ne pouvait jamais être arrêtée en flagrant délit ?

La commission du Sénat n'a rien dit de pareil ; elle a abandonné le soin de régler cette importante affaire à ceux qui feraient la loi sur la responsabilité non politique des ministres.

Voilà tout. Rien de plus, rien de moins. Or, cette loi, vous la faites aujourd'hui, messieurs ; vous êtes donc tenus de résoudre la question.

Sans doute, nous ne verrons pas commettre ces crimes par des ministres belges...

- Plusieurs voix. - Eh bien, alors... ?

M. Vleminckxµ. - Je l'espère du moins ; mais quand on proclame un grand principe de droit, on doit en admettre toutes les conséquences possibles. Et c'est ici le cas.

Mais, répond l'honorable rapporteur, le rang du ministre, les besoins du gouvernement, voilà les grands obstacles ?

J'ai beau me creuser la tête, je ne comprends pas. Comment peut-on prétendre que, quelle que soit la position qu'on occupe, à quelque rang qu'on appartienne, dans notre pays libre, en présence des lois qu iconsacrent l'égalité de tous devant la loi, comment peut-on prétendre, dis-je, qu'on puisse commettre impunément un crime ? Et j'insiste sur ce mot « impunément », parce qu'il est vrai.

- Plusieurs voix. - Mais non, mais non.

M. Vleminckxµ. - Comment ! non ? On vous l'a déjà dit. La Chambre n'est pas réunie ; elle est dissoute. Le crime est commis, et le (page 1004) ministre qui vient de le commettre pourra se promener tranquillement dans les rues, sans que personne puisse l'inquiéter.

- Plusieurs voix. - Allons donc ! Ce n'est pas cela.

M. Vleminckxµ. -C'est bien cela ; car il pourra s'expatrier à son aise, et le crime restera impuni.

M. Bouvierµ. - On le condamnera par contumace.

- Plusieurs voix. - Allons donc !

M. Vleminckxµ. - Vous demandez le privilège de non arrestation dans l'intérêt de la dignité et de la considération du pouvoir. Mais c'est ce privilège même qui, à mes yeux, le déconsidérerait, si jamais il devait avoir pour effet de laisser en place un ministre, pris en flagrant crime.

Figurez-vous un pareil ministre restant associé aux actes du gouvernement, contresignant des arrêtés royaux, conférant des emplois et des distinction ? et dites-moi l'effet que produirait une pareille situation ? Mais rassurez-vous ; cette situation est impossible, elle ne durerait pas une heure, car sa destitution ne tarderait pas à être signée.

- Une voix. - Que craignez vous alors ?

M. Orts. - En attendant, il vous échapperait.

M. Vleminckxµ. - Pourquoi alors n'autorisez-vous pas l'arrestation ? De quelque côté que je me tourne, je ne comprends pas la résistance à mon amendement. Aussi, ai-je la confiance que la Chambre, répudiant un principe qui ferait tache dans la législation d'un peuple libre, s'empressera de l'adopter. Elle ne proclamera pas, j'en suis convaincu, l’inviolabilité, l'impunité possible des ministres : elle les placera autant que possible dans le droit commun.

Mais afin qu'il n'y ait aucun doute sur mes intentions, et pour qu'on ne donne pas à mon amendement une portée qu'il n'a pas, je proposerai de substituer aux mots : « flagrant délit, » ceux-ci : « crime flagrant ».

M. Orts. - Vous pouvez le laisser tel qu'il est. Sa signification est connue.

M. Vleminckxµ. - Soit. Vous connaissez cela mieux que moi : je vous abandonne le soin de la rédaction.

MfFOµ. - Messieurs, la question qui nous occupe en ce moment est au fond la même que celle que vous avez décidée en votant l'article premier du projet de loi.

D’honorables membres semblent dominés par la pensée que l'on s'ingénie en quelque sorte à créer des privilèges personnels au profit des ministres ; on paraît croire que c'est là le principal souci qui préoccupe la Chambre, et que la majorité qui vient de voter l’article premier a décrété, autant qu'il a été en elle, l'inviolabilité et pour ainsi dire l'invulnérabilité des ministres.

Messieurs, à mon grand étonnement, je l'avoue, les honorables membres qui se font de pareilles illusions se laissent influencer par une idée absolument fausse, quant à l'essence même du principe qui se trouve impliqué dans la question.

Et d'abord, comment ne s'est-on pas demandé immédiatement pourquoi le Congrès national, qui n'était pas, lui, en présence de ministres pouvant exercer quelque influence sur les esprits, pour qui la question se présentait dans des conditions telles qu'il pouvait la décider dans un sens ou dans l'autre sans se préoccuper d'aucune circonstance étrangère au grand intérêt gouvernemental qu'il s'agissait de sauvegarder, pourquoi, dis-je, le Congrès national a-t-il pris le soin d'assurer aux ministres une juridiction spéciale ?

Ne l'oubliez pas, messieurs, c'est au Congrès national qu'il faut faire remonter la critique, si elle est fondée, en ce qui concerne l'article premier du projet ; c'est le congrès national qui a inscrit dans le paragraphe premier de l’article 90 de la Constitution, que la cour de cassation pouvait seule juger les ministres.

- Un membre. - C’est la question.

MfFOµ. - Ce n'est pas la question jour le paragraphe premier de l'article premier. Il ne peut évidemment exister l'ombre d'un doute en ce qui concerne cette disposition de l'article 90.

Or, dans l'ordre d'idées où se placent les honorables opposants, le Congrès national aurait violé le principe de légalité devant la loi qu'il venait de consacrer lui-même, et, si leur objection est fondée, il eût dû se borner à déclarer que les ministres étaient responsables de leurs actes comme tous les autres individus, qu'ils étaient soumis au droit commun pour les crimes, délits ou quasi-délits commis dans l'exercice de leurs fonction--.

C’est ce que le Congrès n'a pas voulu faire. Son intention formelle et évidente, qu’il a clairement exprimée par le paragraphe premier de l'article 90 de la Constitution, a été de faire aux ministres une position spéciale dans l'Etat, et c'est là d’ailleurs, messieurs, une règle générale en cette matière.

A la vérité, par le paragraphe 2 de l’article 90, le Congrès a donné au législateur ordinaire le pouvoir de faire des exceptions à la juridiction qu’il avait établie pour les ministres ; mais, encore une fois, est-ce par préoccupation de la personne des ministres que le législateur constituant à ainsi statué ? Il est, je dois le dire, puéril de le penser. Il est une raison majeure, puissante, fondamentale d'une pareille disposition, et quelle est cette raison ? C'est qu'il s'agit ici des pouvoirs publics.

Qu'est-ce qu'un pouvoir public ? C'est un corps nécessairement et absolument indépendant.

M. De Fré. - Et indispensable.

MfFOµ. - S'il n'est pas indépendant, il n'est pas un pouvoir. Or, dans toute société bien organisée, dans toute société qui n'est pas en enfance ou en décadence, où ce n'est pas le peuple assemblé qui gère ses affaires, dans une société virile, il y a des pouvoirs régulièrement institués et se mouvant en pleine liberté dans le cercle de leurs attributions.

L'expérience a démontré que les pouvoirs devaient être divisés, qu'il ne devait pas y avoir un pouvoir unique. Il y a donc plusieurs pouvoirs.

Il y a le pouvoir de légiférer, le pouvoir de juger et le pouvoir de commander et de faire exécuter.

Chacun de ces pouvoirs est libre et indépendant dans sa sphère, et il serait superflu de démontrer qu'il n'en pourrait être différemment. Or, messieurs, n'est-il pas évident que si l'un de ces pouvoirs avait, sans condition, sans garantie, la faculté de faire appréhender un membre appartenant à un autre pouvoir, ce dernier disparaîtrait, et que la confusion que l'on a voulu éviter, renaîtrait immédiatement.

Cependant, ce sont des hommes qui sont investis de ces pouvoirs, et qui exercent l’autorité publique au nom de la nation ; ces hommes ne peuvent pas être impeccables, ils ne sont pas infaillibles. Ils peuvent commettre des fautes de deux ordres, soit dans l'exercée de leurs fonctions, soit en dehors de cet exercice.

A raison des actes de chacune de ces deux catégories il y a une responsabilité particulière.

Pour les membres du pouvoir législatif, il y a l'inviolabilité absolue, c'est-à-dire la plus grande de toutes les exceptions au droit commun, pour les actes commis dans l'exercice de leurs fonctions.

M. Thonissenµ. - Pour les opinions et pour les votes.

MfFOµ. - Permettez ! Dans cette Chambre, du haut de la tribune, vous inculpez l'honneur d'un citoyen ; vous le calomniez ; vous le ruinez dans son honneur, et jusque dans sa fortune, par le langage que vous tenez ; peu vous importe : Vous êtes inviolable de par la Constitution, à raison de l'exercice du pouvoir législatif, dont une fraction vous a été déléguée. Or, je le demande, appartient-il bien à ceux qui sont investis de la faveur d'un pareil privilège, de trouver étrange, de signaler comme une chose exorbitante qu'il puisse exister certaines exceptions en ce qui touche les représentants du pouvoir exécutif ? Et alors même qu'il s'agit, pour le membre du pouvoir législatif, d'actes commis en dehors de l'exercice de ses fonctions, mais pendant qu'il remplit le mandat qui lui a été conféré au nom du pays, et bien que l'acte posé par lui soit absolument étranger à l'exercice de ce mandat, alors même il est protégé : il n'est pas livré au pouvoir judiciaire sans qu'il y ait autorisation de l'assemblée à laquelle il appartient.

Dans l'ordre judiciaire, l'irresponsabilité existe également pour les faits posés dans l'exercice des fonctions. Le magistrat arrêtera, il incarcérera, il jugera mal, il causera à un citoyen un dommage irréparable, et s'il n'a fait qu'user consciencieusement de son autorité, aucune responsabilité ne pourra l'atteindre.

Mais il peut cependant abuser de son pouvoir. Dans ce cas il tombe en forfaiture, et il y a des règles spéciales pour la poursuite des actes de cette nature.

M. Thonissenµ. - Et la prise à partie.

MfFOµ. - La responsabilité existe également pour le cas de prise à partie. C'est la responsabilité organisée pour garantir à la fois les droits des individus et la libre action des pouvoirs juridiques.

La même garantie doit exister en ce qui concerne le pouvoir exécutif. Sans doute les règles peuvent varier à raison des institutions d'un pays, et ce serait une grande erreur que de vouloir les envisager en faisant abstraction de l'ensemble de la législation.

Suivant notre droit politique, les représentants du pouvoir exécutif non point comme individus, mais comme exerçant l'autorité publique par délégation de la nation, sont placés dans une situation particulière.

Mais, supposez un instant, messieurs, que, dans notre organisation du pouvoir judiciaire, qui diffère essentiellement de ce qu'elle est dans d'autres pays, supposez qu'avec cette organisation du pouvoir judiciaire chez nous, il n'y ait aucune espèce de garantie en faveur du pouvoir exécutif ; n'est-il pas évident que le premier juge d'instruction venu pourrait mettre sous clef les représentants de ce pouvoir, et cela sous le prétexte fondé ou non d'un crime ou d’un délit !

(page 1005) Prétendra-t-on, pour infirmer la valeur de cette hypothèse, qu'un simple juge d instruction ne posera jamais un acte de ce genre. L'objection serait assurément peu concluante ; on parle du droit non du fait. Mais d'autre part, abandonnant l'exemple tiré des pouvoirs d'un juge d'instruction, notre législation consacre, pour les cours d'appel, le droit de s'assembler en cas de crime ou de délit, et de nommer des commissaires pour informer et poursuivre les coupables. Ces commissaires pourraient également ordonner l'arrestation des représentants du pouvoir exécutif,

Messieurs, dans l'ordre de nos institutions il est indispensable que des garanties existent quant à l'arrestation des ministres. Il le faut, non pour les ministres et à titre de privilège personnel, mais afin de ne pas compromettre le pouvoir exécutif. Ainsi une autorisation préalable semble justifiée. Mais ceux même qui concèdent la nécessité, l'utilité de cette autorisation, y veulent une exception en cas de flagrant délit. C'est poser dans la loi un principe sans utilité, parce que, dans le cas d'un crime flagrant, d'un crime qui vient de se commettre, il n'est pas besoin d'une loi écrite pour qu'on arrête et qu'on puisse arrêter celui qui a commis ce crime. Mais insérer dans la loi que l'on pourra, par exemple, en cas de flagrant délit, arrêter le pouvoir exécutif, c'est permettre cette arrestation dans tous les cas prévus par la disposition générale de notre code, qui définit le flagrant délit. C'est le code d'instruction criminelle qui explique ce que l'on doit entendre par flagrant délit : Le délit qui se commet actuellement, dit l'article 41, ou qui vient de se commettre, est un flagrant délit.

« Seront aussi réputés flagrant délit le cas où le prévenu est poursuivi par la clameur publique, et celui où le prévenu est trouvé saisi d'effets, armes, instruments ou papiers faisant présumer qu'il est auteur ou complice, pourvu que ce soit dans un temps voisin du délit. »

Ainsi, un ministre est poursuivi par la clameur publique, c'est l'état de flagrant délit aux termes du Code ; et ce n'est même plus alors une autorité judiciaire,, ce n'est plus seulement un magistrat, c'est tout particulier qui a le droit d'arrêter, car la loi confère ce droit à tout citoyen dans l'hypothèse prévue par le Code d'instruction criminelle.

Cette question est vraiment plus théorique que pratique ; mais il semble à d'honorables membres que, entourer les ministres de certaines garanties, soit quant aux poursuites, soit quant au jugement, c'est faire une chose, on a dit le mot ici même, une chose peu démocratique.

Eh bien, quant à moi, je la trouve, au contraire, très démocratique. C'est précisément dans les démocraties qu'il est indispensable d'assurer le libre exercice des pouvoirs. Et voulez-vous savoir comment le plus grand démocrate qu'ait enfanté la grande démocratie américaine, comprenait, lui, la situation du pouvoir exécutif ? Vous allez voir, messieurs, quelle était l'opinion de Jefferson sur cet objet.

Le colonel Burr avait ourdi une conspiration contre le gouvernement des Etats-Unis. Son projet était de séparer les Etats de l'Ouest du reste de l'Union, d'y ajouter Mexico, de se placer à leur tête, de leur donner ce qu'il appelait un gouvernement fort, et de fournir ainsi un exemple et un instrument pour la destruction de la liberté américaine.

La Conspiration échoua et le colonel Burr fut arrêté. Ses juges, dominés atr l'esprit de parti, cherchaient par tous les moyens à lui assurer l'impunité. La cour avait décerné contre le président ure citation pour comparaître en qualité de témoin, espérant ainsi arriver à la connaissance de certains papiers et documents dont il devait se trouver dépositaire comme chef de l'Etat. Georges Hay était l'avocat chargé par le gouvernement de soutenir l'accusation devant la cour de Richmond. Or, voici ce que lui écrivait Jefferson, à propos de cette citation et pour justifier son refus de comparaître.

« ... Quant à ma comparution personnelle à Richmond, je suis persuadé que la cour comprendra que des devoirs d'un ordre supérieur envers la nation tout entière me dispensent de l'obligation de me rendre en pareil cas à sa sommation ; il en serait de même de toute autre assignation à comparaître partout ailleurs qu'au siège du gouvernement. En agir autrement ce serait laisser la nation dépourvue de l'action du pouvoir exécutif, action regardée cependant comme si constamment nécessaire, que c'est la seule branche du gouvernement à laquelle la constitution commande de rester perpétuellement en fonction. La constitution n'a donc pu vouloir accorder à aucun des deux pouvoirs, qui sont coordonnés à l'autorité exécutive, le droit de lui faire quitter le poste qu'elle lui a assigné.

« Quant aux papiers, il y a certainement dans notre office une action publique et une autre qui ne l'est pas. A la première appartiennent les concessions de terres, les brevets d'invention, certaines commissions, les proclamations et d'autres écrits, qui, de leur nature, doivent être portés à la connaissance de tous. A l'autre se rapportent les mesures purement exécutives.

« Toutes les nations ont pensé qu'il convenait, pour la bonne administration de leurs affaires, que certaines de ces mesures du moins, ne fassent connues que du seul fonctionnaire exécutif. Lui seul, par conséquent, doit juger, d'après la nature des cas, quels sont les actes de ce genre dont l'intérêt public permet la divulgation. C'est pour cela que sous notre Constitution, toutes les fois que la législature demande au pouvoir exécutif une communication de cette espèce, elle a bien soin de faire une exception expresse à l'égard des papiers que le bien public pourrait commander de tenir secrets ; vous pourrez le voir dans la résolution ci-incluse de la Chambre des représentants, résolution qui a donné lieu au message du 2i janvier, relatif à cette affaire. Les égards mutuels que se doivent les autorités constituées dans leurs relations officielles, et une disposition sincère à faire tout ce qui est juste, garantissent assez que le pouvoir exécutif portera, dans l'exercice de ce choix discrétionnaire qui lui est confié, la même candeur et la même intégrité que la nation s'est attendue à trouver dans les autorités judiciaires qu'elle a constituées. »

Jefferson dit encore sur le même sujet, dans une lettre postérieure :

« Le principe dominant de toute notre constitution, c'est l'indépendance réciproque de la législature, du pouvoir exécutif et de l'ordre judiciaire, et nul plus que ce dernier n'est jaloux de cette indépendance. Or, le pouvoir exécutif serait-il indépendant de la judicature, s'il était sujet à ses mandats et exposé à être emprisonné en cas de désobéissance ; si les différentes cours pouvaient le faire voyager d'un bout du territoire à l'autre, et le distraire entièrement des fonctions qui lui sont confiées ? L'intention qu'a eue la constitution de rendre chaque branche indépendante des deux autres, est bien clairement manifestée par les moyens qu'elle a fournis à chacune pour se défendre des entreprises que les autres pourraient tenter contre elle ; et c'est au pouvoir exécutif qu'elle a donné à cet effet les moyens les plus variés et les plus efficaces. »

Dans ses mémoires, Jefferson, pour établir de plus en plus comment il entend cette distinction entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, et pour prouver que le pouvoir exécutif n'a pas à déférer au pouvoir judiciaire dans les cas ordinaires déterminés par la loi pour la généralité des citoyens, cite divers exemples de résistance qu'il a donnés pendant qu'il était investi de là présidence de l'Union américaine.

C'est ainsi qu'il rapporte que des individus avaient appris qu'une commission leur était accordée, que cette commission était signée et revêtue du sceau de l'Etat, et que néanmoins on ne la leur délivrait pas. Ils assignent pour être investis de leurs fonctions. Le pouvoir judiciaire décide qu'ils sont bien et régulièrement nommés ; mais nonobstant cette décision, le président Jefferson refuse de délivrer la commission.

On nous disait tout à l'heure qu'aucune constitution reconnue n'accordait aux ministres, ou pour être plus exact, aux représentants du pouvoir exécutif, une situation pareille à celle qui leur serait faite par le projet de loi.

On a cité entre autres l'Angleterre. Bien que je n'en sois pas certain, je ne sache pas qu'en Angleterre il y ait une loi qui détermine les cas dans lesquels on peut agir contre les ministres. Mais il y a aussi quelque chose en Angleterre que nous ne pourrions pas importer chez nous. Dans ce pays, à la différence de ce qui existe ici, les membres de la Chambre sont responsables. S'ils publient leurs discours, les tiers qui s'en trouveraient lésés peuvent avoir action contre eux. En 1836, la chambre des communes ordonna l'impression d'une enquête faite par une commission choisie dans son sein ;</b l'enquête fut imprimée par les soins de l'imprimeur Hansard.

Un M. Stockdale était inculpé par suite de certains faits rapportés dans cette enquête. Ce particulier se pourvut contre l'imprimeur en dommages-intérêts, et le jury les lui alloua. Et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est que, à ce qu'il semble, la Chambre les paya. Mais l'instruction de cette même affaite continuait. De nouveau, des publications sont faites ; nouvelles actions en dommages-intérêts, et cette fois, après une nouvelle décision judiciaire, qui était favorable au réclamant, la Chambre des communes interdit d'une manière absolue l'exécution d'une pareille sentence et fait défense au shérif de l'exécuter.

Nonobstant cette résistance du parlement, le plaignant persista, obtint de nouveaux jugements et, l'on ne put, après quatre années, échapper à cette singulière situation que par une loi ; car toute la difficulté naissait de ce qu'il n'y avait pas de loi portant que les publications ainsi faites n'emportaient pas de responsabilité.

On ne peut donc pas comparer d'une manière absolue les intentions d'un pays avec celles qui existent ailleurs.

Si nous avions quelque exemple à invoquer dans le sens de l’opinion que nous défendons, si nous avions à citer une constitution renfermant (page 1006) sur le sujet qui nous occupe, des dispositions que l'honorable membre prétend n'exister nulle part, je le renverrais à la constitution de l'un des peuples les plus libres qui existent à la constitution des Etats-Unis. Est-ce qu'il s'imagine, par exemple, que le président des Etats-Unis puisse être arrêté comme tout autre citoyen ?

M. Coomans. - Il est comme un Roi.

MfFOµ. - Mais dans une monarchie constitutionnelle, les ministres remplissent précisément le rôle du président dans une république. Là, c'est le président qui est responsable ; ici ce sont les ministres qui encourent la responsabilité. Or, c'est le pouvoir exécutif qu'il faut garantir.

Si vous aviez compris cela tout d'abord, la longue discussion à laquelle on s'est livré aurait été évitée.

Maintenant, le président aux Etats-Unis est-il inviolable ? Assurément non ; irresponsable ? assurément non ; jouit-il de l'impunité ? pas davantage : mais il y a des formes, des garanties que la Constitution a eu soin de régler pour éviter les abus. Voici ce qui se passe, quand le président a commis quelque fait délictueux.

Dans la forme déterminée par la Constitution, un corps politique, le Sénat, destitue le président. Remarquez qu'il ne le juge pas ; il se borne à le destituer. Mais cela fait, une fois dépouillé de son caractère et étant remplacé régulièrement par celui qui peut alors occuper le pouvoir, c'est-à-dire par le vice-président, qui, pour cette fois, étant son juge, ne préside pas le Sénat, qui est alors présidé par le grand juge ; cela fait, dis je, le président accusé est livré aux tribunaux ordinaires, qui jugent des faits qu'il peut avoir commis soit dans l'exercice de ses fonctions, soit en dehors.

Je pense donc, messieurs, que, si nous voulons, sans nous égarer sur le terrain des législations étrangères, rechercher ce qu'exigent les principes de notre propre législation ; si nous voulons examiner la question au point de vue du pouvoir législatif, du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, tels qu'ils se trouvent organisés par notre Constitution et nos lois et voir ce qu'il y a lieu de faire pour garantir leur liberté et leur indépendance réciproque, nous serons amenés à reconnaître qu'une juridiction spéciale donnée aux ministres, et des garanties prescrites quant à leur arrestation éventuelle, n'ont d'autre but que d'assurer une bonne justice et la libre action du pouvoir exécutif, Vous reconnaîtrez aussi qu'il n'y aurait aucun avantage, qu'au contraire il y aurait des inconvénients, à insérer dans la loi une disposition à laquelle je ne saurais du reste attacher aucune importance, si ce n'est pour l'honneur des principes, mais qui permet l'arrestation, même en flagrant délit, comme je viens de le définir, le code d'instruction criminelle à la main.

M. Van Overloopµ. - Avec une pareille théorie nous aurons six rois de plus en Belgique.

MpVµ. - Vous avez la parole, M. Van Overloop.

M. Van Overloopµ. - Je la cède à l'honorable M. Orts.

M. Orts. - Je partage complètement la théorie que vient de vous exposer M. le ministre des finances quant à la nécessité et au caractère des garanties politiques, accordées aux ministres pour l'arrestation comme pour le jugement.

Mais je ne puis me rallier, en ce qui concerne la seule question pratique que nous ayons à examiner, la question du flagrant délit, aux conséquences que tire M. le ministre des finances de sa théorie. J'appuie donc de toutes mes forces, de toutes mes convictions l'amendement de l'honorable M. Vleminckx. Je le crois dégagé de toute espèce d'inconvénient et conciliant tous les intérêts dans la mesure du juste et du possible.

Je ne suis pas de ceux qui croient que les garanties politiques dont on entoure la poursuite des crimes et des délits que pourraient commettre des ministres, que les garanties politiques en vertu desquelles on restreint vis-à-vis de ces hauts fonctionnaires le pouvoir général d'arrestation, que les garanties politiques qu'on leur assure en cas de jugement ; je ne suis pas de ceux, dis-je, qui croient que cela est fait en vue de créer au profit des ministres un privilège ou une faveur personnelle. Je suis ici de l'avis de M. le ministre des finances.

Les ministres exercent un pouvoir politique ; il est de l'intérêt de la société tout entière, bien plus que de l'intérêt des ministres, que ce pouvoir soit indépendant, qu'il soit à l'abri de toute entrave venant de pouvoirs rivaux et jaloux.

Mais, je me hâte de le dire, je comprends tout cela quand il s'agit des faits politiques, des faits de fonctions, à raison desquels les ministres sont dans la position des autres fonctionnaires de l'Etat, auxquels on accorde aussi des garanties politiques dans les mêmes circonstances ; ces faits sont la raison d'être des garanties dont on les entoure.

Comme on le disait tout à l'heure, sans doute les membres de cette Chambre sont protégés par l'inviolabilité de la tribune, mais cette inviolabilité ne concerne que les actes qu'ils posent en exerçant leurs fonctions de membres de la Chambre. En dehors d'actes de cette nature, au cas d'actes qu'il n'importe pas à l'intérêt du pays de voir ou de ne pas voir s'accomplir, d'actes appartenant purement à la vie privée, l'inviolabilité cessé.

De même, l'inviolabilité relative pour l'erreur ou le mal jugé est assurée au pouvoir judiciaire ; mais cette garantie disparaît ou se modifie quand des membres de la magistrature se rendent coupables de forfaiture, de déni de justice, ou s'exposent à la prise à partie, etc.

Du moment que nous restons dans l'ordre d'idées où nous sommes, en présence de faits de la vie privée que des personnages non revêtus d'un caractère politique peuvent poser à l'égal des personnages revêtus de ce. caractère, ici la question des garanties devient infiniment moindre ; elle n'est plus la règle, elle est l'exception. Et cette exception étant exorbitante du droit commun, comme disent les légistes, il ne doit en être fait usage que lorsque l'intérêt général et la justice le réclament.

Or, je dis que ni l'intérêt général, ni la justice, ni la protection politique qui doit environner le pouvoir et sauvegarder son indépendance n'exigent qu'en cas de flagrant délit, l'arrestation d'un ministre ne puisse pas être opérée, non seulement par le premier officier de police judiciaire venu, mais par le premier citoyen venu qui obéit à l’ordre formel que lui donne aujourd'hui l'article 106 du Code d'instruction criminelle.

Et, messieurs, ce que je dis ici ne doit pas effrayer ceux qui lient ces sortes de questions à l'indépendance ou à la toute-puissance nécessaire aux hommes qui exercent le pouvoir.

Je vous demande de consacrer, de conserver, en votant l'amendement de l'honorable M. Vleminckx, ce qui existe aujourd'hui en Belgique de par une disposition du code pénal que vous n'avez pas modifiée quand vous avez révisé le code. Je vous demande avec l'honorable M. Vleminckx de maintenir une disposition qui permet aujourd'hui à tout le monde d'arrêter un ministre en flagrant délit de crime, une disposition qui a gouverné le régime despotique et le régime constitutionnel en France depuis 1789 et dans notre pays de 1815 à 1830, de 1830 à 1865.

Ce qui a satisfait en fait de privilèges pour les agents du pouvoir et l'intérêt public, et l'intérêt ministériel, et le chef de l'Etat, sous le directoire, sous le premier empire, sous le royaume des Pays-Bas, en France, sous la monarchie de juillet comme sous la restauration, tout cela doit, je pense, nous satisfaire également et ne saurait être incompatible avec la liberté d'action et l'indépendance qui doivent appartenir à un pouvoir exécutif.

Ne le perdons pas de vue, messieurs, rejeter l'amendement de l'honorable M. Vleminckx, c'est effacer un article de notre code pénal, un article en vigueur depuis 55 ans.

C'est enlever non seulement aux officiers de police judiciaire, mais à tous les citoyens belges un droit écrit dans l'article 106 du code d'instruction criminelle, article que vous n'avez pas un instant songé à modifier quand pendant de longues années vous vous êtes livrés récemment à la révision de ce code.

Je veux le prouver.

Que demande l'honorable M. Vleminckx ? Selon moi, le maintien de l'état actuel des choses en Belgique, de ce qui a existé en France sous tous les régimes depuis qu'un régime régulier est sorti de la révolution de 1789 et des malheureuses années qui l'ont suivie.

Je ne parle pas, je ne veux pas parler des décrets d'arrestation de la convention nationale ; je laisse de côté cette forme de procéder de triste mémoire par la mise hors la loi. La constitution de l'an VIII avait établi en matière de délits ordinaires que pourraient commettre les ministres une double garantie ; d'abord l'autorisation du conseil d'Etat, pour la poursuite. Et encore l'autorisation n'était-elle pas exigée dans le cas où les ministres ne commettraient que des délits passibles d'une peine correctionnelle.

Comme seconde garantie, les ministres avaient ce que nous venons de leur donner par les votes émis tout à l'heure, une juridiction, je ne dirai pas privilégiée, mais spéciale, la haute cour nationale.

Le régime de l'an VIII qui subordonnait la poursuite des ministres pour crimes, à l'autorisation préalable du conseil d'Etat, est encore en vigueur en France, si toutefois il n'y a pas été modifié depuis 1851. Il est au moins demeuré en vigueur jusque-là.

Eh bien, sous l'empire de cette disposition, qui ne permettait de poursuivre pour crime un ministre qu'avec l'autorisation du conseil d'Etat, le cas de flagrant délit était-il excepté, oui ou non ? Il n'était pas excepté ; il rentrait dans le droit commun et complètement. En effet, sous ce régime a été publié le Code pénal de 1810 qui porte à son article 121 une peine à charge de tout fonctionnaire qui se permettra d'arrêter, sans autorisation, un ministre ou toute autre personne publique pour laquelle (page 1007) des garanties politiques existent ; l'article dispose que la peine sera encourue par le seul fait d'avoir coopéré à une pareille arrestation et il ajoute : « Hors les cas de flagrant délit ou de clameur publique, » ces mots qui semblent effrayer au plus haut point M. le ministre des finances.

Ainsi donc, la chose est incontestable, et acquise au débat sous l'empire de la Constitution de l'an VIII, il n'était permis à personne d'arrêter pour crime un ministre sans l'autorisation du conseil d'Etat ; d'un autre côté, le Code pénal de 1810 permettait à tout le monde d'arrêter un ministre en cas de flagrant délit ou sur la clameur publique.

Messieurs, vous avez soigneusement révisé le Code pénal de 1810 il y a quelques années, et vous n'avez pas songé à effacer l'article 121 ; vous l'avez maintenu.

Pouvez-vous, vous déjugeant en 1865, demander de placer les ministres de Belgique, en fait de crimes communs, dans une position plus privilégiée que celle déclarée suffisante par l'empereur Napoléon Ier, par le Directoire, par le conseil d'Etat, chargé de l'élaboration du Code pénal de 1810, corps bien plus disposé à mettre les ministres au-dessus de la loi, qu'à les mettre hors de la loi, à leur préjudice.

La Restauration inaugure en France un régime sérieusement parlementaire et représentatif..

La charte déclare les ministres responsables, et permet à la chambre des députés de les décréter d'accusation.

Eh bien, aux termes d'une disposition de la charte de 1814, disposition qui n'a pas été modifiée après la révolution de juillet par la charte de 1830, les pairs et les députés ne peuvent être arrêtés, sans autorisation parlementaire, sauf le cas de flagrant délit. A l'égard des ministres, on ne songe pas même à leur donner ce qu'on accorde aux membres des Chambres, l'inviolabilité parlementaire. On ne modifie l'article 121 du code pénal, ni sous Louis XVIII, ni sous Charles X. Je ne sais si on a modifié cette disposition sous le régime impérial actuel ; mais je le voudrais de tout cœur. Je tirerais de ce fait un argument décisif pour répondre à l'honorable ministre des finances, lorsqu'il prétend que les garanties ministérielles sont d'autant plus nécessaires, que le régime sous lequel on vit est plus démocratique, plus sincèrement parlementaire.

Si des garanties nouvelles avalent été introduites en France depuis 1851, la théorie de M. le ministre des finances recevrait par là même un complet démenti.

Sous le gouvernement des Pays-Bas, nous avons conservé l'article 121 du Code pétai qui permet l'arrestation d'un des ministres en cas de flagrant délit, quoiqu'ils eussent une garante politique, le jugement par la haute cour.

En votant la loi de l'organisation judiciaire pour les Pays-Bas, les états-généraux ni le gouvernement ne songèrent à modifier l'article 121 du Code pénal et à l'heure qu'il est, cet article, comme tout le Code de 1810, est encore en vigueur en Hollande.

Messieurs, je comprendrais qu'en matière d'arrestation en cas de flagrant délit, on pût s'effrayer de la perspective de voir arrêter des ministres pour des causes minimes ou légères ; mais ne l'oublions pas, pourquoi peut-on arrêter sans autorisation préalable, en cas de flagrant délit, des personnes qu'à raison de certaines garanties politiques on ne peut pas poursuivre comme les particuliers ? Parce qu'en cas de flagrant délit, il est impossible qu'il s'agisse de misères, de petites choses, de choses douteuses.

En effet, le flagrant délit n'est une exception aux règles générales d'arrestations, que quand il s'agit d'un fait entraînant pour celui qui l'ai commis une peine afflictive ou infamante. Tout méfait qui doit être puni d'une peine correctionnelle ou d'une peine inférieure, ne peut jamais légitimer une exception au droit général d'arrestation.

Ainsi, il faudrait pour qu'un ministre pût être arrêté, en cas de flagrant délit, il faudrait qu'il eût commis en présence de la foule, eu face d'un cadavre encore chaud, un meurtre, un assassinat ou tout autre crime de ce genre. (Interruption.)

Ou le conteste ? C'est un erreur, et c'est un peu pour combattre avant tout cette erreur que j'ai demandé la parole.

Beaucoup d'honorables collègues non jurisconsultes me semblent croire que, pour constituer le flagrant délit, dont nous nous occupons, il suffit qu'un fait quelconque condamné par la loi pénale soit commis par un ministre. Cela n'est pas exact.

Le flagrant délit ne peut s'entendre ici que d'un crime flagrant.

le Code d'instruction criminelle le dit en son article 106 ; pas un écrivain dans la doctrine, pas un arrêt dans la jurisprudence ne contestent cette interprétation.

Maintenant, permettez-moi, messieurs, de vous rappeler un souvenir.

On nous dit : Pourquoi insister sur des suppositions irréalisables, sur de pures misères ? Il est impossible que les ministres commettent jamais en Belgique un crime quelconque emportant une peine afflictive ou infamante. Passons outre.

Messieurs, j'espère, pour l'honneur de mon pays, que jamais des membres de la représentation nationale ne se mettront plus que les ministres dans une pareille situation.

Personne dans cette Chambre sans doute n'émettra une opinion moins favorable sur notre moralité et celle du Sénat.

Et, cependant, les auteurs de la Constitution ont réglé le cas. Ils ont voulu qu'au cas de flagrant délit, les membres de la représentation nationale pussent être arrêtés par le premier venu malgré l'inviolabilité parlementaire.

Ces sortes d'arguments prouvent trop et, par conséquent, ne prouvent rien. Ils ont le tort d'être démentis par de douloureuses expériences.

Lorsqu'on a fait en France la Charte de 1814 et plus tard celle de 1830, qui permettent toutes deux d'arrêter les membres de la représentation nationale en cas de flagrant délit, supposons un des collaborateurs de l'œuvre venant dire : « Pourquoi vous occuper de pareille impossibilité ? Comment craindre, par exemple, qu'un membre de la chambre des pairs, qu'un homme qui n'a pas été porté au banc législatif par le caprice populaire, souvent aveugle dans ses faveurs, qu'un homme nommé par le roi, agissant dans une sphère supérieure aux passions politiques qui entourent l'urne électorale ; pouvez-vous vous attendre à voir pareil homme commettre jamais un crime flagrant, un vil crime de droit commun ? »

Tout le monde aurait répondu : Pareille supposition est impossible, injurieuse, comme on paraît dire aujourd'hui qu'elle est impossible, injurieuse pour un ministre belge. On ne l'a pas dit, et l'on a bien fait.

En 1847, un pair de France assassinait sa femme ; ce pair de France est saisi en flagrant délit par la justice, et la justice, parce qu'elle hésite sur son droit d'arrestation au cas de flagrant délit, permet cet énorme scandale que l'accusé, se dérobant à la justice de son pays, se fait justice à lui-même, se suicide pour échapper au bourreau. Scandale immense qui a fait plus de mal à la monarchie de Louis-Philippe ; accusé de l'avoir toléré, que n'en fera jamais au régime parlementaire l'abus du droit d'arrêter un ministre en flagrant délit de crime.

Ce qu'on a regretté en France, ne le laissons pas se produire chez nous. Si un jour des circonstances aussi douloureuses se produisaient, mettons le pouvoir exécutif sur la même ligne que le pouvoir parlementaire.

Donnons - je me trompe - conservons au pouvoir ministériel la place qui lui est faite à côté du pouvoir parlementaire depuis plus de soixante ans, ne soyons pas plus disposés à entourer de privilèges les ministres que ne l'ont été Napoléon Ier et son conseil d'Etat de 1810. D'ailleurs il ne s'agit pas ici que des ministres.

Je vous demande en même temps de maintenir un droit, le privilège existant pour tout le inonde, celui d'arrêter tout coupable en flagrant délit de crime.

Ce droit d'arrestation populaire, c'est plus qu'un droit, c'est un devoir de tout citoyen. Je vous demande de le maintenir, à son profit et à sa charge.

Je vous le demande avec l'autorité de tous ceux qui se sont occupés de cette grave question et dans un moment oh l'on éprouvait, plus que nous ne l'éprouvons aujourd'hui, le regret de n'avoir pas une législation complète et suffisante.

Je finis, en vous rappelant de nouveau l'exemple sur lequel j'appelais tout à l'heure votre attention, l'affaire Praslin.

Comme je vous le disais, le droit d'arrestation en cas de flagrant délit avait été considéré comme douteux par la magistrature de Paris. Et pourquoi ! Parce que, par une inadvertance, dans la charte de 1830, l'expression : « sauf le cas de flagrant délit » qui se trouvait textuellement écrite dans l'article consacrant les garanties en cas de poursuites contre les membres de la chambre des députés, ne se trouvait pas reproduite dans l'article relatif à la chambre des pairs. D'où, le parquet de Paris avait conclu que si l'on pouvait arrêter un député en cas de crime flagrant, on ne pouvait arrêter un pair ; le parquet hésitant se borna à certaines mesures de précaution ; elles permirent au coupable de se faire justice par le poison.

Mais l'incertitude du parquet de Paris fut blâmée par les criminalistes les plus éminents qui siégeaient à la chambre des pairs. Un membre, M. de Boissy, ayant paru partager les doutes de la magistrature, souleva immédiatement une protestation énergique et savante de M. le chancelier (page 1008) de France, M. le duc Pasquier, magistrat distingué, jurisconsulte instruit, éclairé et homme pratique.

M. de Boissy fut réfuté encore par des considérations puissantes de M. le premier président Portalis et par un discours non moins dîgne des deux premiers discours, émané de M. Bastard, vice-président de la cour de cassation de France, présidant précisément la section criminelle.

Tous ont dit qu'il n'y avait pas de privilège possible en matière d'arrestation, en présence d'un flagrant délit de crime.

Le droit d'arrestation pour le premier venu existe dans ce cas malgré tous les privilèges et il doit exister, pourquoi ? Parce que l'arrestation par le premier citoyen venu, en cas de crime flagrant, c'est le droit de légitime défense de la société contre le crime.

M. Coomans. - C'est le droit naturel.

M. Orts. - La société outragée en face ne peut permettre qu'après le flagrant délit, le coupable échappe à la justice, et M. Portalis ajoutait une objection pratique, qui paraîtra peut-être puérile, qui fera sourire quelques adversaires, mais que je place sous la protection du grand nom de l'homme a qui je l'emprunte.

M. Portalis disait : Avec le système qui défendrait, au cas de crime flagrant, d'arrêter un pair de France, que ferez-vous lorsqu'un criminel pris en flagrant délit hors Paris, là où les personnages politiques ne sont pas tous connus, s'écriera au moment oùh on lui met la main sur le collet : Je suis pair de France, lâchez-moi ? Et ici en Belgique : Je suis ministre, je suis M. le ministre de finances par exemple ? Et cela dans une localité où l'on n'a pas l'habitude de voir les ministres se promener : à Virton, à Turnhout, à Furnes.

M. Coomans. - A Turnhout surtout. (Interruption.)

M. Orts. - J'ai pris des localités à toutes les extrémités du pays, précisément pour ne blesser l'amour-propre de personne.

Lâcherez-vous le délinquant sur cette affirmation ? Il le faudra ; car mettre cet homme, qui se dit ministre, en sûreté, jusqu'à vérification de sa qualité, c'est le mettre en arrestation, ce que votre loi veut défendre.

L'homme forcé de rester malgré lui dans un lieu déterminé jusqu'à ce qu'on lui permettra d'en sortir, est un homme arrêté. Qu'il soit retenu dans sa chambre ou dans une prison, il n'y a pas là de différence.

Je demande donc le maintien de ce qui est ; je demande le maintien de ce qu'on a conservé dans les pays voisins et dans le nôtre, sous tous les régimes et je pense qu'en provoquant ce maintien, j'aurai fait chose politique juste et utile. J'aurai fait surtout une chose qui, si elle se réalise, n'inquiétera pas l'opinion publique comme l'inquiéterait, comme la révolterait peut être la chose que vous proposez.

MfFOµ. - Messieurs, j'ai eu l'honneur de dire à la Chambre qu'aucune disposition de loi ne me paraissait nécessaire pour arrêter un individu au moment où il commet un crime. La disposition du code d'instruction criminelle qui consacre ce principe ne fait que reconnaître le droit naturel dont les citoyens doivent naturellement pouvoir user.

Ce que j'ai signalé à votre attention et ce qui bien évidemment avait été dans la pensée de l'honorable M. Delcour, lorsqu'il s'est expliqué sur cet amendement relatif au flagrant délit, c'est la seconde disposition de l'article 41 du Code d'instruction criminelle, qui parle de celui qui, fût-ce pendant plusieurs jours.... est poursuivi par la clameur publique.

M. Orts. - Non ! non ! j'ai parlé d'un crime flagrant.

M. Thonissenµ. - Dans un lieu voisin et dans un temps voisin.

MfFOµ. - Eh bien, oui, dans un lieu voisin et dans un temps voisin. Mais qu'est-ce que le temps voisin d'un délit ? Quand cela commence-t-il ? Quand cela finit-il ? Rien n'est précisé à cet égard, et là est le danger, là est l'inconvénient vrai.

Dans le premier cas, je le répète, la question est parfaitement claire, et pour faire cesser tout doute, je propose de dire : « Sauf le cas prévu par le paragraphe premier de l'article 41 du code d'instruction criminelle, l'instruction ne pourra, etc. (le reste comme au projet. »

Voilà ce qui rendra, je crois, la pensée de tout le monde. Le crime qui se commet actuellement ou qui vient de se commettre pourra seul motiver l'arrestation.

M. Orts. - Tout est dit.

M. Coomans. - Il fallait le dire plus tôt ; nous n'aurions pas discuté.

MfFOµ. - Pardonnez-moi.

M. Coomans. - Nous sommes parfaitement d'accord.

MfFOµ. - Nous sommes parfaitement d'accord maintenant ; mais nous n'étions pas d'accord sur les autres dispositions du code d'instruction criminelle. C'est ce que j'ai fait remarquer à la Chambre. J'ai dit tantôt qu'aucune espèce de difficulté n'existait quant au premier point ; qu'aucune autorisation n'était nécessaire pour qu'on pût arrêter dans ce cas. Je regrette de n'avoir pas été mieux compris, mais je crois avoir été très clair dans la distinction que j'ai établie.

M. Jacobsµ. - La Chambre, en s'occupant du flagrant délit, amendement subsidiaire, a perdu un peu de vue l'amendement principal que j'ai eu l’honneur de présenter.

- Plusieurs membres. - Vidons l'incident.

M. Jacobsµ. - Si la Chambre désire terminer d'abord la discussion du flagrant délit, je ne m'y oppose pas, mais je dois faire remarquer qu'on ne peut pas la résoudre actuellement par un vote, car il faudra d'abord voter mon amendement.

M. Vleminckxµ. - Si l'honorable M. Delcourt, dans la réponse qu'il m'a faite vendredi dernier, n'eût pas élevé la non arrestation, en cas de flagrant délit, à la hauteur d'un principe ; si l'honorable ministre des finances, dans le discours qu'il vient de prononcer, s'était exprimé comme il vient de le faire....

MfFOµ. - J'ai dit la même chose.

M. Vleminckxµ. - Soit. Mettons que j'ai mal compris, je n'eusse pas insisté. En présence de la déclaration que nous restons dans le droit commun (interruption), je retire mon amendement pour me rallier au sien.

- Plusieurs membres. - Aux voix !

- D'autres membres. - A demain ! à demain !

M. Coomans. - Je demande la parole sur l'amendement de M. le ministre des finances.

- De toutes parts. - A demain ! à demain !

- La séance est levée à 4 heures 3/4.