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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 25 janvier 1865

(Annales parlementaires de Chambre, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 361) M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à deux heures et un quart.

M. de Florisone, secrétaire, fait lecture du procès-verbal de la dernière séance.

- La rédaction en est approuvée.µ

Pièces adressées à la Chambre

M. Thienpont, secrétaire., présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.

« Le sieur Vander Meule propose des dispositions pour augmenter le nombre des électeurs. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des habitants de Hambourg prient la Chambre d'accorder au sieur Ponket, la concession d'un chemin de fer direct de Bruxelles à Aix-la-Chapelle par Hambourg. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport sur une pétition relative au même objet.


« Le conseil communal de Thielt demande que le chemin de fer vers Breskens par Eecloo prenne fon point de départ à la station d'Audenarde et passe par Cruyshautem et Deynze. »

M. de Muelenaere. - Je propose le renvoi de cette requête à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.

MpVµ. - La Chambre doit s'occuper du rapport qui a été fait sur des pétitions relatives au même objet ; ne pensez-vous pas, M. de Muelenaere, qu'il suffirait de déposer la requête du conseil communal de Thielt sur le bureau pendant la discussion de ce rapport ?

M. de Muelenaere. - Je me rallie à cette proposition.

- La proposition de M. le président est adoptée.


« M. Couvreur, obligé de se rendre à Paris pour des affaires d'intérêt général qu'il ne peut remettre, demande un congé de cinq jours. »

- Accordé.

Projets de loi accordant des naturalisations

M. de Brouckere dépose neuf projets de lois de naturalisation.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les met à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1865

Discussion générale

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, si j'ai une confiance absolue dans le triomphe futur, dans le triomphe définitif des principes que je défends, je ne vous cacherai pas que je redoute leur abandon momentané, et que cette crainte m'émeut. Je sais que je porte une responsabilité immense, la responsabilité de l'avenir et de l'existence du pays, et je crains, si j'échoue dans la défense de cette cause suprême, qu'on ne me reproche de ne l'avoir pas su défendre avec assez de fermeté, avec assez de talent, et qu'on ne m'attribue un jour les malheurs qui seront la conséquence de l'échec que je redoute.

Messieurs, pour soutenir cette longue lutte, j'ai puisé ma force dans votre appui et dans des convictions acquises par de longues années d'étude concentrées sur ces questions spéciales et au contact des hommes éminents qui se sont voués, comme moi, à la défense de ces grands intérêts, mais qui ont eu sur moi l'avantage d'avoir pu s'illustrer par des services éclatants qui leur donnent une autorité qui me manque et qui me serait si nécessaire aujourd'hui pour vous éclairer et vous convaincre.

En présence de l'opposition ardente et sans cesse renaissante qu'ont rencontrée les mesures les plus éminemment utiles que j'ai eu le bonheur de faire prévaloir, mesures que vous avez sanctionnées ; en présence des efforts de mes adversaires pour ébranler votre confiance, vous comprendrez, messieurs, mes craintes et mes appréhensions.

A cette inquiétude s'enjoint une autre.

Nous avons joui, pendant trente-quatre années, d'un repos, d'une prospérité et d'un bonheur presque sans exemple dans la vie des nations.

Les peuples, comme les individus, ont quelquefois la satiété du bonheur. La prospérité, une paix sans nuages pendant une longue période d'années blasent quelquefois ceux qui en jouissent et leur donnent des jours de défaillance, des jours d'aveuglement. Il est, dans la vie des peuples, des époques fatales que rien ne peut conjurer.

Si nous subissons une de ces crises funestes, si nous sommes atteints de ce besoin de changement, de cet ennui qui s'empare quelquefois des peuples trop longtemps heureux dont parlait un illustre orateur, ma voix ne pourra pas plus vous arrêter que des voix plus puissantes que la mienne n'ont pu arrêter les peuples qui ont voulu se distraire des ennuis d'un long bonheur par les émotions d'une révolution.

Si vous êtes décidés à courir les aventures du désarmement, ce leurre auquel aucune nation ne se laissera prendre, dont elles parleront toutes, mais qu'aucune n'exécutera parce qu'il n'est pas un homme d'Etat sérieux, en Europe, qui ne sache que le désarmement serait suivi d'un cataclysme général ; si vous êtes décidés, dis-je, à entrer dans cette voie, je n'ai plus qu'une demande à vous adresser ; mais avant de vous la faire, permettez-moi de vous dire ce que le ministre de la guerre d'Autriche disait récemment dans le Reichsrath à ceux qui lui demandaient aussi le désarmement. Il leur répondait : Quand on me parle de désarmement, je songe involontairement à ces paroles d'un écrivain français à propos de la peine de mort. Cet écrivain disait : Je suis, moi aussi, partisan de l'abolition de la peine de mort, mais c'est à la condition que MM. les assassins commencent par l'abolir.

Eh bien, messieurs, si vous êtes décidés à commencer les premiers le désarmement, la prière que j'aurais à vous adresser, c'est d'entrer immédiatement dans la voie la plus radicale, d'adopter immédiatement les mesures que vous proposent mes adversaires. Vous êtes déjà allés plus loin dans cette voie qu'aucun autre peuple.

De toutes les nations qui sont chargées de pourvoir elles-mêmes au soin de leur défense, la Belgique est celle qui s'impose les sacrifices les moins grands en hommes et en argent pour son état militaire.

L'honorable M. Le Hardy de Beaulieu vous a dit le contraire et je ne sais où il a puisé ses renseignements. Je vais vous prouver son erreur par des documents authentiques et officiels. Il vous a dit que la Belgique fournissait un soldat sur 57 habitants.

Messieurs, d'après le dernier recensement, la population de la Belgique est de 4,836,566 habitants.

Le budget de la guerre, que vous avez devant les yeux, porte l'effectif à 40,000 hommes et remarquez bien, messieurs, que cet effectif comprend la gendarmerie, les officiers, les employés civils, enfin tout ce qui est pris en solde au département de la guerre et que ce n'est que pendant quelques mois de l'année que le grand effectif de 40,000 hommes est sous les armes.

Mais enfin j'admets cet effectif de 40,000 hommes. Si vous divisez le chiffre de la population par 40,000, vous verrez qu'au lieu d'un soldat par 57 habitants il n'y a qu'un soldat par 120 habitants.

Il n'y a donc dans les calculs qui nous ont été soumis qu'une petite erreur de 100 p. c. ; elle valait bien la peine d'être relevée. Si je fais le même calcul pour les autres puissances qu'on a citées, je trouve les mêmes erreurs, de sorte que l'on arrive à des conclusions diamétralement opposées à celles qu'on vous a présentées, c'est-à-dire que la Belgique, au lieu de fournir plus de monde pour son état militaire que les autres puissances, est de toutes les puissances celle qui en fournit le moins.

Si l'on examine maintenant la question financière, on arrive au même résultat, à savoir que la Belgique est de tous les Etats celui qui paye le moins pour son armée. Ainsi la Belgique paye 7 fr. 21 c. par habitant pour son état militaire.

M. Coomans. - Cela est inexact.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Vous dites que non ! le budget de la guerre que vous allez voter est de 34,904,950 francs ; les revenus du pays sont de 157,682,790 francs.

M. Coomans. - En y comprenant le produit des chemins de fer, que les autres n'ont pas.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Les autres pays ont d'autres sources de revenus que nous n'avons pas. Si vous ne voulez pas faire entrer en ligne de compte les meilleures sources de nos revenus, vous aurez toujours raison. Je me base sur la totalité des revenus dans chaque pays.

Or, en prenant d'une part les recettes et d'autre part les dépenses (page 362) nous arrivons à constater qu'en Belgique nous ne dépensons que 22 p. c. de nos revenus quand la plupart des autres nations en dépensent 30, et quand l'Angleterre en dépense 30. Et remarquez que je n'ai pris pour base de mes calculs que le budget du pied de paix, alors qu'aucune puissance ne se borne à dépenser son budget du pied de paix. En Angleterre, comme en France, comme en Autriche et dans beaucoup d'autres Etats, on commence par établir le budget du pied de paix, mais ces puissances se trouvent presque tous les ans en présence d'éventualités qui nécessitent une augmentation de la force militaire ; elles ont un second budget qu’on appelle le budget extraordinaire, et ce budget extraordinaire est encore tous les ans grevé de dettes.

A la fin de l'année, ou fait un troisième budget rectificatif qui est souvent considérable ; je vais vous en donner la preuve. Si je prends par exemple, le budget fiançais pour 1864, je vois qu'aux budgets de l'ordinaire et de l'extraordinaire, il a fallu ajouter 57 millions pour la guerre et 52 millions pour la marine, c’est-à-dire 109 millions. Or, je vous prie de remarquer que je ne fais pas entrer ces chiffres en ligne de compte dans les calculs que j'ai faits, sans quoi la proportion serait encore plus avantageuse pour la Belgique.

Vous pouvez voir dans le rapport qui vient d'être publié en France sur la situation financière, que le budget ordinaire de 1865 est pour la guerre de 367,862,000 fr., et pour la marine de 151,192,000fr., et que le budget extraordinaire est de 10,894,000 fr. pour la guerre, et de 12,500,000 fr. pour la marine. Et cependant le ministre des finances annonce qu'il faudra ajouter 36 millions pour la guerre et 29 millions pour la marine dans le budget rectificatif.

Nous aussi, messieurs, nous avons un budget rectificatif ; mais au lieu de nécessiter une augmentation de crédit, il comporte une diminution ; en effet, presque tous les ans nous rapportons de l'argent au trésor ; ainsi sur le budget de la guerre de l'année 1863, dont les comptes viennent d'être clos, il a été réalisé une économie de 1,350,000 fr. et sur celui de 1864 il restera un disponible de près d'un million !

Voilà nos budgets rectificatifs comparés aux budgets rectificatifs des autres puissances, c'est-à-dire que nous rapportons de l'argent au trésor, tandis que les autres puissances y puisent des sommes considérables indépendamment du budget ordinaire et du budget extraordinaire.

On voit par ces chiffres irréfutables, car ils sont authentiques, que, si nous appartenions à l'une ou à l'autre des puissances qui nous environnent, n'importe laquelle, nous aurions à payer un chiffre beaucoup plus considérable en hommes et en argent pour notre état militaire.

Il me semble que ce serait alors, en bonne justice, à ces puissances à commencer de désarmer. Car, remarquez-le bien, c'est nous qui avons donné à l’Europe l'exemple du désarmement. Nous avons désarmé le lendemain du jour où nous avons fait la paix avec les Pays-Bas ; et si vous voulez jeter un coup d'œil sur les budgets que vous avez votés pendant les dix premières années de notre existence nationale, pendant que notre armée devait être constamment sur le pied de rassemblement en face de l’armée des Pays-Bas, vous verrez que nous avions alors des budgets de 75 millions.

En 1840, le budget s'élevait encore à plus de 40 millions, tandis qu’aujourd‘hui, malgré le renchérissement de tous les objets de prenne e nécessité, malgré l'augmentation de la solde du soldat et de l'officier, le budget de la guerre ne s'élève plus qu'à environ 35 millions. Voilà pourquoi j'ai raison de dire que nous avons donné l'exemple du désarmement et que c'est aux autres nations à suivre cet exemple. Cependant, messieurs, si, malgré ces considérations et tous les développements que j'ai donnés à cette question, vous étiez décidés à introduire de nouvelles réductions dans le budget de la guerre, réductions qui équivaudraient, permettez-moi de le dire franchement, à l'anéantissement, à la désorganisation de l'armée, eh bien, je vous demanderais, je le répète, de prendre tout de suite des mesures radicales, afin que la mort de l'armée ne soit pas une lente et misérable agonie, mais une mort subite dont elle se relèverait bientôt et peut-être avant que de grands malheurs soient venus fondre sur le pays.

Je sais, messieurs, qu'on pourra dire, comme l'a fait l'honorable M. Debaets, que les ministres de la guerre ont toujours dit qu'on ne pouvait pas faire d'économies sur le budget de la guerre, qu'on était arrivé à la limite extrême, que M. Chazal lui-même tenait ce langage en 1847, en 1818, en 1849 ; qu'en 1847 il présentait un budget de 27 1/2 millions, en disant qu'on ne pouvait pas descendre plus bas, qu'on avait fait toutes les réductions possibles. Eh bien, je remercie l'honorable M. Debaets d'avoir rappelé ce que j'ai dit alors ; mais je regrette qu'il n'ait pas été un peu plus loin dans sa citation ; car vous auriez vu, messieurs, que ce que j'ai dit alors a été un long cri de douleur.

J'ai fait connaître à quelles mesures pénibles on a dû recourir pour obtenir ce budget réduit ; j'ai dit qu'on avait supprimé aux soldats le strict nécessaire : une chemise, un essuie-mains, une partie de vêtements ; de plus, il avait fallu supprimer aux officiers une ration de fourrage et ne plus faire de déplacement pour réduire les frais de route ; il avait encore fallu supprimer ou diminuer les inspections générales, raccourcir les périodes de campement, etc., etc. Mais alors il y avait parti pris de réduire l'armée ; tout le monde disait : il faut faire certaines concessions ; dans un gouvernement constitutionnel, il faut savoir momentanément faire des sacrifices pour sauver le principal, il faut attendre que ce courant des réductions soit passé, me disait-on ; on ne tardera pas à revenir sur les mesures qu'on préconise aujourd'hui.

Au lieu de céder, messieurs, je me roidissais autant que je pouvais contre ces idées. Mais rappelez-vous que c'était à ce moment même, que tout le monde proclamait la paix éternelle, que c'était à ce moment que M. Delfosse, cet homme de tant de talent et de cœur, s'écriait que la guerre était désormais impossible, qu'il fallait réduire notre armée. Mais à ce moment même aussi, la guerre éclatait presque partout. Et alors vous m'accordiez un budget extraordinaire de neuf millions ; vous me permettiez d'en disposer pendant trois ans.

Or, à l'aide de ce surcroît de crédit, j'ai pu faire réparer le matériel de l'artillerie, j'ai pu compléter la remonte ; et voilà comment j'ai pu vous présenter un budget réduit de quelques centaines de mille francs, et vous rapporter trois millions sur les neuf que vous aviez mis à ma disposition, et que j'aurais pu dépenser si je n'avais été économe des deniers publics.

Voilà ce qui s'est passé, et je crois que vous êtes convaincus que j'ai toujours été conséquent avec moi, et que j'ai toujours soutenu la même thèse.

Je rappellerai encore, messieurs, que, lorsqu'on demandait dans cette enceinte de réduire le budget de la guerre à la somme de 25,000,000, j'ai déclaré qu'on n'arriverait jamais à ce budget réduit. On proposait de nommer une commission, pour examiner la question, et l'on disait : Si la commission décide qu'on doit augmenter le budget de l'armée, eh bien, on l'augmentera, et l'armée aura une position définitive. Ce sera une question vidée, l'année aura sa liste civile.

Je vous disais alors, et l'honorable M. Debaets aurait pu vous citer ces paroles qui sont insérées tout au long dans les Annales parlementaires :

« Non, messieurs ; si vous nommez «ne commission et qu'elle prenne une décision, ceux qui viendront après cette commission ne se croiront pas liés par ce qu'elle aura fait, pas plus que ceux qui viendront après vous, quelle que soit la décision que vous preniez, ne se croiront liés par cette décision. •

Je vous disais encore que si cette commission était composée d'hommes compétents, voulant examiner la question sans parti pris, ce ne serait pas 25 millions qui seraient demandés pour l'armée, mais au minimum 32 millions ! Et j'ai été prophète.

Je me suis retiré du ministère lorsque j'ai vu que je ne pouvais pas faire prévaloir mon opinion personnelle. On a nommé une commission, et qu'a-t-elle décidé ? Elle a porté le chiffre du budget aux 32 millions que j'avais indiqués.

Afin qu'on ne pût pas dire que je cherchais à faire prévaloir mon opinion, je n'ai pas voulu faire partie de cette commission ; et je me suis absenté du pays pendant qu'elle a siégé.

Voilà la vérité sur les faits de mon premier ministère.

Messieurs, une armée est un instrument délicat, impressionnable, plus facile à désorganiser qu'a reconstituer, quand une fois il a été désorganisé.

Pour qu'on puisse tirer un bon parti d'une armée au moment opportun, pour qu'elle ait toute sa force d'action, il faut, au point de vue moral, la relever sans cesse à ses propres yeux, et aux yeux du pays, il faut sans cesse exalter ses sentiments d'honneur et de fidélité, afin qu'elle soit toujours prête aux grands sacrifices et aux grands dévouements. Au point de vue matériel, il ne faut pas lui faire subir des mutilations auxquelles elle ne pourrait survivre.

Une armée dont on contesterait sans cesse l'existence, dont on méconnaîtrait les services et l'utilité, et à laquelle on accorderait comme une aumône son pain quotidien, perdrait bientôt sa force morale ; tous les hommes de cœur et d'intelligence s'éloigneraient d'elle et chercheraient (page 363) ailleurs l’emploi de leurs facultés ; elle serait un corps sans âme dont en ne pourrait tirer rien de grand et de généreux.

Une armée qui n'aurait pas tous ses éléments constitutifs, qui ne serait pas complète, dont toutes les parties ne seraient pas bien averties, serait un corps dont les membres paralysés s'épuiseraient au moindre effort, au premier mouvement.

Messieurs, pour qu'une armée puisse rendre des services, être utile à son pays, il faut que tous ses besoins moraux et matériels soient également satisfaits. Alors elle est l'ancre de salut de ce pays, ancre un peu lourd à porter quand la mer est calme ; mais qu'on trouve toujours trop faible et trop légère quand éclate la tempête ; on voudrait alors pouvoir la renforcer au prix des plus grands sacrifices, mais alors il est trop tard !

Songez que tout peut périr, tout jusqu'à l'honneur du pays. Si l'armée ne peut pas conjurer le danger quand il se présentera, si elle ne peut pas défendre le pays, on accusera peut être un jour son courage, son honneur, son patriotisme, qui sont, en définitive, le patriotisme, l'honneur et le courge du pays lui-même !

Mieux vaut donc licencier l'armée que la mutiler. Une fois licenciée, le pays ne pourra plus se faire d'illusions ; il saura qu'il ne peut compter sur rien pour sa défense, il vivra au jour le jour, résigné à subir tous les hasards de l'avenir.

Mutilée, au contraire, le pays vivra dans une fausse sécurité ; il s'imposera encore de lourds sacrifices pour une armée qui ne pourra le défendre, lorsque le jour du danger arrivera ; et quand ce jour, qui peut arrivera l'improviste, se lèvera, le pays désillusionné, rendu clairvoyant par le péril, tournera les yeux vers l'armée. Il apercevra alors sa faiblesse et les blessures qu'on lui aura faites. Il ne s'attribuera pas sa part de responsabilité dans cette faute désastreuse. Il nous l'attribuera à nous qui aurions dû l'avertir, à nous qui aurions dû le diriger, à nous qui aurions dû empêcher de la commettre ; il nous reprochera les malheurs qui en seront la conséquence et nous en porterons seuls la responsabilité devant l'histoire.

Messieurs, si la Belgique succombe un jour sans défense, elle ne se relèvera pas de sa chute. Une nation qui s'abandonne elle-même, est abandonnée de tout le monde. Une nation qui se défend énergiquement, au contraire, même lorsqu'elle succombe, ne meurt pas ; elle se relève tôt ou tard. On l'a dit plus d'une fois, on se relève du malheur, on ne se relève jamais de la honte.

- Plusieurs membres. - Très bien ! Bravo !

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je sais, messieurs, que la grande question de la défense du pays n'est pas généralement comprise, que plusieurs d'entre vous sont dans une position très difficile vis-à-vis d'une partie de leurs électeurs, qui ne se rendent pas compte de notre force défensive, qui ne comprennent pas qu'un petit pays comme le nôtre peut résister à de plus grandes puissances dans le cas d'une conflagration européenne.

Messieurs, nous avons un devoir à remplir. Ce devoir, vous me l'avez tracé ; c'est de faire un travail explicatif de notre organisation militaire et du système de défense du pays.

J'espère que je pourrai vous présenter, pour la session prochaine, un travail assez complet pour porter la conviction dans tous les esprits qui veulent s'éclairer.

Mais vous aussi, messieurs, vous avez une noble mission à remplir ; vous avez à répandre, à propager les lumières qui jaillissent de vos discussions.

Depuis trente-cinq ans, vous avez reconnu la nécessité du maintien d'une armée forte et bien organisée. Soutenus par une grande partie de la presse, qui, sans partager toutes mes idées, reconnaît aussi qu'une armée est nécessaire, vous pouvez répandre et faire luire la lumière dans toutes les parties du pays.

Il ne s'agit que d'affronter momentanément une éphémère impopularité et de dire la vérité, la vérité tout entière au pays. Mais si on laisse répéter sans cesse, sans protestation, que le pays ne peut pas se défendre, ce qui est faux, que les traités le protègent contre tous les dangers, ce qui est absurde, qu'il paye plus pour son état militaire que tous les autres pays alors qu'il paye moins, le pays se croira impuissant et malheureux ; il croira qu'il ne peut pas se défendre et il se laissera aller à un lâche abandon alors qu'il est privilégié entre tous et que tous les autres peuples envient son sort.

Ici, au contraire, nous nous montrons confiants en nous-mêmes, si nous nous montrons résolus à nous défendre, décidés à faire tous les sacrifices nécessaires pour maintenir nos droits, nous fortifierons le cœur du pays, nous le rendrons invincible, nous augmenterons le respect et la considération qu'on a pour nous à l'étranger.

Lorsque vous direz, messieurs, au pays et à vos électeurs, que si la Belgique succombait un jour sans défense, l'histoire inscrirait que la Belgique plus riche, plus libre qu'aucun pays, a été plus soucieuse de son argent que de sa liberté et de son indépendance, vous ne trouverez plus un seul Belge qui veuille exposer son pays à cet anathème.

Messieurs, l'année est menacée depuis trop longtemps dans son existence, pour qu'elle n'ait pas la conscience du sort qui peut l'atteindre momentanément.

Elle y est résignée parce qu'elle sera toujours résignée aux dispositions que vous prendrez ; c'est son devoir, elle n'y manquera jamais ; mais elle y est résignée aussi parce qu'elle a conscience de son utilité et des services qu'elle rend, parce qu'elle sait que si on la sacrifie aujourd'hui, le jour de la réparation, de la justice et des regrets arrivera bientôt.

Ce n'est donc pas, messieurs, la cause de l'armée que j'ai voulu défendre dans cette enceinte ; c'est le pays, son repos, sa sécurité, sa prospérité, son indépendance, sa liberté, son existence tout entière.

Puisque vous tenez, messieurs, à des biens si précieux dont l'armée est la source et la sauvegarde, croyez-moi, votez sans hésitation le budget de la guerre qui est une faible prime d'assurance contre les tempêtes de l'avenir, et ne jetez pas à la mer votre ancra de salut, parce que la mer vous paraît calme ; ne vous exposez pas au regret et peut-être au remords d'avoir sacrifié en un seul jour trente-cinq années de bonheur et de prospérité.

M. Bouvierµ - Messieurs, en présence du discours magistral dont les paroles éloquentes retentissent encore à nos oreilles, je n'ai pas la prétention, encore moins la témérité d'en faire un à mon tour ; mais ma pensée ayant été dénaturée, entre autres par un honorable député de Gand, je viens demander à la Chambre de pouvoir rectifier ce qu'il y a eu d'erroné dans son langage et de le faire en peu de mots.

Cet honorable membre, messieurs, a voulu essayer d'une arme terrible, l'arme de l'ironie ; cette arme, maniée par des mains adroites, devient très dangereuse pour celui qui en est l'objet, mais quand elle se trouve dans des mains trop lourdes, elle se tourne directement contre celui qui l'emploie. Aussi l'honorable membre s'en est-il bien vite aperçu et il l'a abandonnée. Qu'a-t-il fait alors ? Il s'est dit : Faisons de l'esprit, et il en a fait énormément, même du plus fin, du plus délicat, du plus délié.

Ce n'était pas difficile, il n'a eu qu'à en chercher ; il en a trouvé amplement dans les discours de l'honorable M. Frère, dans ceux de feu M. Delfosse, et dans les pamphlets si incisifs de mon honorable ami M. De Fré.

Ce n'est pas tout ; l'honorable député de Gand a trouvé convenable de lire une page d'un de ces pamphlets, page qui devait mériter la corde à son auteur, jugeant sans doute fort spirituel d'en cacher une autre qui devait le sauver, s'obstinant à ne pas tenir compte de l'invitation de l'honorable M. De Fré, d'en vouloir bien donner lecture à l'assemblée.

L'honorable ministre de la guerre vient de vous dire que M. Debaets n'a pas achevé la lecture d'un de ses discours, discours dont la partie finale caractérisait la fidèle pensée de l'honorable ministre.

Celte façon, messieurs, de faire de l'esprit n'est pas difficile, j'en laisse toute la responsabilité à l'honorable membre ; cet esprit-là, je le qualifie du nom de jésuitique.

- A droiteµ. - Il n'est pas là.

M. Bouvierµ. - Ul devrait être à son poste. Il ressemble au Parthe qui lance des flèches en fuyant.

Je me suis d'ailleurs aperçu que cet honorable membre assiste rarement à nos séances.

Je dis donc, messieurs, que ce genre d'esprit dont la droite n'aime pas à entendre parler (ces interruptions le prouvent), que ce dernier esprit je le laisse à son auteur ; mais je demande seulement qu'il lui soit le plus léger possible.

L'honorable député de Gand vous a dit :

« L'honorable député de Virton a déclaré dans cette enceinte que tous ceux qui ne votent pas le budget de la guerre sont les ennemis du pays. »

Messieurs, je n'ai rien dit de semblable, absolument rien ; j'ai dit le contraire. Mais l'honorable membre a des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas même lire les Annales parlementaires.

J'ai dit que nous étions tous des patriotes, mais que nous différions sur la manière d'exercer notre patriotisme. J'ai dit que, pour moi, je préférais ajouter à la force morale de mon pays une bonne organisation militaire et pourquoi ? Parce que la force morale seule ne suffirait pas pour préserver la Belgique de la calamité d'une invasion.

Je suppose que les fabriques de Gand viennent à chômer et que les 40,000 ouvriers dont ces fabriques occupent les bras se rendent chez l'honorable M. Debaets, pour lui demander, non pas le pain de l'aumône qui avilit et déshonore, mais le pain du travail qui élève et ennoblit ; (page 364) l'honorable membre ira-t-il dans cette douloureuse circonstance chercher dans sa bibliothèque les harangues de M. Frère, le discours de M, Delfosse et le pamphlet de M. De Fré ?

Non, messieurs, il ferait ce qu'il fait en ce moment, il disparaîtrait, pour ne pas entendre les clameurs de la foule affamée.

J'arrive, messieurs, à l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu.

On a beaucoup parlé de l'Amérique, et hier l'honorable ministre de la guerre nous a fait connaître d'une manière saisissante les ravages qu'elle a occasionnés ; mais ce que l'honorable ministre aurait pu ajouter, c'est que, outre le désastre financier que cette guerre prépare à l'Amérique, plus de 500,000 de nos frères, plus de 500,000 travailleurs sont tombés sur les champs de bataille. Calculez, monsieur Le Hardy, ce que, sans cette guerre cruelle, ces 500,000 travailleurs auraient ajouté de richesses au travail national.

Calculez, multipliez, multipliez toujours et vous arriverez à un chiffre fabuleux, mais ce n'est pas tout encore, si les Yankees n'ont pas une armée permanente aujourd'hui, ils en auront une à l'avenir, et pourquoi ? Parce qu'il faudra nécessairement, alors que la paix sera faite, alors que le Sud sera soumis - et je ne pense pas que cela tarde encore longtemps, puisque son papier perd 95 p. c. de sa valeur, - il faudra lorsque le Sud aura fait sa soumission, pour que cette soumission dure, qu'une armée permanente la maintienne ; sinon dans 15, dans 20 ans, le Sud, remis des désastres qui l'accablent aujourd'hui, pourra recommencer une nouvelle rébellion.

Les Etats du Nord ont fait une trop triste expérience pour qu'elle laisse se renouveler de nouvelles tentatives de désordre et ces scènes de sanglante sauvagerie qui sont la honte de l'humanité.

A notre époque, les idées vont vite et les hommes aussi.

Arrivons donc à Neuchâtel.

Un jour le roi de Prusse, dit l'honorable membre auquel je fais allusion, eut la velléité de s'emparer de Neuchâtel, mais 200,000 carabiniers suisses étaient là et ils ont dit : Halte-là !

Eh bien, si ces 200,000 carabiniers suisses n'avaient pas existé pour défendre leur nationalité, Neuchâtel était perdu.

Donc, pour éviter une mutilation ou un empiétement de son territoire, il faut une armée. Mais, me dira l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, ayez donc une institution militaire comme celle de la Suisse, elle ne coûte rien, presque rien.

Eh bien, messieurs, je vais établir que l'armée suisse - puisque l'honorable ministre de la guerre n'a pas touché ce point - coûte plus cher que l'armée belge. Je le ferai en très peu de mots.

En Suisse, tout citoyen est astreint au service militaire. Il est vrai que ce sont des volontaires, d'après M. Le Hardy de Beaulieu.

Ce sont de singuliers volontaires que ceux qui le sont en vertu de la loi.

Ces prétendus volontaires doivent servir pendant une période de 25 années, c'est-à-dire depuis l'âge de 19 ans jusqu'à celui de 44 ans.

Ici, j'ouvre une parenthèse pour répondre à un reproche formulé par M. Debaets, qui consiste à dire que si, n'ayant fait partie que de la garde civique, je n'ai aucune notion militaire (observation vraie), je ferai observer à cet honorable collègue que j'y ai appris cependant que, pour devenir soldat, il faut savoir manier l'arme dont on se sert et répondre aux commandements de ses chefs, qu'il faut connaître au moins l'école de soldat, celle de peloton et de bataillon. J'y ai appris aussi que, pour faire un très médiocre soldat, il fallait au moins trois mois d'exercices non interrompus.

Je suis convaincu que l'honorable ministre de la guerre est d'avis que c'est une erreur de ma part de croire qu'on puisse faire un soldat dans une période de temps aussi courte, que trois mois sont très insuffisants pour arriver à ce résultat. Mais n'exagérons pas, restons en-dessous de la vérité. Donc 3 mois ou 90 jours, M. Le Hardy de Beaulieu.

Ce n'est pas tout.

L'année suivante, afin de ne pas oublier le maniement des armes et les différentes écoles dont j'ai eu l'honneur de vous entretenir, il y a un moment, pour que cette armée suisse soit une véritable force, assez imposante pour faire réfléchir le roi de Prusse, il faut que, chaque année, elle se livre à de nouveaux exercices, qu'elle se rende au tir national, qu'elle assiste aux manœuvres du camp fédéral.

Combien de jours m'accordera-t-on pour satisfaire à ces sérieux devoirs de soldat ? Trente jours au moins, multipliés par 24 années, auxquels il ne faut pas oublier d'ajouter les 90 jours de la première année. Ces petits calculs accuseront un total de 810 jours - 810 jours distraits du travail national, entendez-vous, M. Le Hardy ? chiffre effrayant et révoltant la science économique la plus robuste.

Je me demande maintenant le temps que le milicien belge consacre au service militaire. Eh bien, le soldat belge ne reste pas au-delà de deux ans et demi sous le drapeau et pendant ce laps de temps il obtient souvent, très souvent des congés. Nous en savons d'ailleurs tous quelque chose.

Qu'en résulte-t-il ? C'est que le soldat suisse est astreint à un service beaucoup plus long que le soldat belge. Quant aux dépenses occasionnées, chaque année, pour l'équipement et l'armement de l'armée suisse, elles sont supportées, on vous l'a déjà dit, par les cantons et les communes, et ces dépenses locales multipliées sur tout le territoire arrivent à un chiffre bien plus considérable que celui que nous sommes appelés à voter.

Mais ce n'est pas tout encore.

La Suisse se trouve dans une position géographique exceptionnelle. Ses montagnes, ses lacs la défendent naturellement, tandis qu'en Belgique, sauf le Luxembourg, il n'y a que de grandes plaines.

La Belgique est beaucoup plus exposée que la Suisse à une invasion et à voir se livrer des batailles sur son territoire.

Le Suisse naît soldat, et la preuve qu'il naît soldat, c'est qu'autrefois vous trouviez des régiments suisses partout. Vous aviez même à Rome des Suisses protestants qui servaient le pape.

Maintenant je vous le demande, messieurs, si le Belge était astreint à un pareil service, si des magistrats, des industriels, des banquiers étaient tenus pendant 25 ans de se rompre au métier de soldat, de se rendre chaque année au camp de Beverloo pendant un mois, ce système trouverait-il de nombreux adhérents ? Serait-il praticable dans notre pays ?

Et quel est le Belge qui ne préfère donner, tous les ans, quelques francs pour être tranquille, vaquer à ses affaires et laisser à ceux qui ont la vocation militaire, le noble métier des armes ?

Maintenant, messieurs, que voyons-nous à côté de nous ? Que fait le peuple hollandais, si économe, si probe et si laborieux ; ce peuple qui n'aime pas plus le bruit ni le fracas des armes que le Belge ?

Eh bien, la Hollande fait comme nous ; elle vote chaque année un budget plus considérable, relativement à la population, que le nôtre pour conserver son organisation militaire ; elle fait ce qu'a fait la Belgique, elle modifie son dispositif de défense, elle remplace le système de dissémination qu'elle a aujourd'hui par le système de concentration.

La ligne stratégique d'Utrecht deviendra le véritable boulevard de la défense nationale de la Hollande. Ce sera le futur Anvers de ce noble peuple qui ne craint pas de faire des dépenses pour se défendre et de se préparer à une éventualité menaçante du dehors. L'histoire de ce peuple indomptable prouve qu'il n'a jamais marchandé la défense de son pays. Je désire que le mien aussi ne recule devant aucun sacrifice pour maintenir sa nationalité, son indépendance et sa Constitution, cette Constitution véritable source de gloire et de prospérité de notre chère Belgique.

M. De Fré. - Je désire motiver mon vote, car c'est la première fois depuis que je suis dans cette enceinte que j'assiste à une discussion sur le budget de la guerre. Comme il y a plusieurs de mes amis qui ont donné les motifs de leur opposition au budget, je désire faire connaître les motifs qui me déterminent à le voter.

Je suis du nombre de ceux qui, depuis quelques années, se sont le plus vivement préoccupés de notre situation vis-à-vis de l'Europe ; j'en suis plus préoccupé que de notre politique intérieure ; car avant de savoir comment le pays sera gouverné et quel esprit doit présider à la direction des affaires, il faut s'enquérir si le pays est bien gardé, si le pays sera bien défendu.

Notre position géographique nous assigne en Europe un poste d'honneur ; voilà pourquoi les questions qui se rattachent au budget de la guerre et à notre organisation militaire n'intéressent pas seulement le pays, mais aussi l'Europe. Les grandes puissances qui ont accepté notre révolution et reconnu notre indépendance, sont intéressées à savoir comment nous la défendrons. Elles sont intéressées à savoir comment, en cas de conflit européen, nous aurons la force nécessaire pour écarter de notre territoire l'une des armées belligérantes qui voudrait y prendre une position avantageuse contre l'armée ennemie ; car c'est là le devoir de notre neutralité.

Je n'accuse pas les adversaires du budget de la guerre de manquer de patriotisme ; nous sommes tous patriotes. Je ne les accuse pas de lâcheté, il n'y a pas de lâches en Belgique ; mais je demanderai la permission de leur dire qu'ils ne voient qu'un côté de la question. Ce qu'ils voient, c'est l'argent que l'armée coûte au pays ; ce qu'ils ne voient pas, c'est la sécurité que l'armée donne au pays.

On vous a parlé beaucoup d'économie politique ; je me permettrai de vous citer l’opinion d'un grand économiste, de M. Frédéric Bastiat que la mort a enlevé trop tôt à la science.

Dans un petit pamphlet, intitulé : « Ce qu’on voit et ce qu'on ne voit pas », il (Page 365) écrit sur le licenciement de 100,000 hommes demandé en France après 1848, les lignes suivantes :

« Il en est d'un peuple comme d'un homme. Quand il veut se donner une satisfaction, c'est à lui de voir ce qu'elle coûte. Pour une nation la sécurité est le plus grand des biens. Si, pour l'acquérir, il faut mettre sur pied cent mille hommes et dépenser cent millions, je n'ai rien à dire. C'est une jouissance achetée au prix d'un sacrifice.

« Qu'on ne se méprenne donc pas sur la portée de ma thèse.

« Un représentant propose de licencier cent mille hommes pour soulager les contribuables de cent millions.

« Si on se borne à lui répondre : « Ces cent mille hommes et ces cent millions sont indispensables à la sécurité nationale, c'est un sacrifice ; mais, sans ce sacrifice, la France serait déchirée par les factions ou envahie par l'étranger. »

» Je n'ai rien à opposer ici à cet argument, qui peut être vrai ou faux en fait, mais qui ne renferme pas théoriquement d'hérésie économique. L'hérésie commence quand on veut représenter le sacrifice lui-même comme un avantage, parce qu'il profite à quelqu'un. »

Il s'agit donc pour la Chambre, il s'agit donc pour le pays, non pas d'une question de chiffres, mais d'une question de sécurité. Quel doit être le chiffre de l'armée ? Il doit être proportionné au but que nous voulons atteindre. Ce chiffre varie d'après les besoins, d'après les circonstances extérieures dans lesquelles le pays peut se trouver.

L'autre jour l'honorable M. Debaets vous a parlé des opinions émises par MM. d'Elhoungne, Delfosse, Chazal, Frère et Ernest Vandenpeereboom, il y a quinze ans ; mais depuis lors toutes les dépenses qui figurent aux différents budgets n'ont-elles pas été augmentées ? Est-ce que le chiffre de la dotation du clergé est resté le même ? Est-ce que le chiffre des traitements pour la magistrature est resté le même ? Vous voyez bien que tout change d'après les besoins. Pourquoi donc le chiffre de l'armée serait-il immuable ?

Et, messieurs, remarquez-le bien, il y a 15 ans la Belgique n'avait pas les ressources qu'elle possède aujourd'hui ; il y a 15 ans elle avait 30 millions de revenus de moins. Nous pouvons donc aujourd'hui mieux qu'en 1851 faire face aux dépenses nécessaires à la sécurité du pays.

Allez en France, allez en Angleterre et vous verrez que le chiffre des dépenses militaires varie d'après la situation de l'Europe. Si aucun nuage n'obscurcit l'horizon, le chiffre des dépenses militaires est modéré ; si le temps se met à l'orage, ce chiffre augmente.

Nous avons vu les mêmes hommes qui, à telle époque, demandaient une diminution de dépenses, demander à une autre époque une augmentation de dépenses. Pourquoi ? Parce qu'il faut tenir compte des événements extérieurs et mettre les armements en harmonie avec les dangers de la situation.

Depuis 1859, depuis la guerre d'Italie, l'Europe a été profondément troublée, et comme indice de cette situation nouvelle, nous avons vu tous les Etats, grands et petits, augmenter leurs armements militâmes.

Nous avons vu la Bavière, la Hollande, la Prusse, l'Angleterre, augmenter leurs dépenses militaires, afin d'être à la hauteur d'une situation nouvelle. L'Angleterre, le pays qui est le moins tourmenté par l'esprit de conquête, le pays qui, plus que tout autre, a besoin de paix et qui cherche à faire régner la paix partout, l'Angleterre a armé ses côtes et y a consacré des centaines de millions.

L'Angleterre, pour renouveler son artillerie, a dépensé deux cents millions. L'Angleterre, ce pays si pacifique, pour faire face à une politique extérieure toute nouvelle et pleine de périls, l'Angleterre renouvelle sa marine militaire.

Nous-mêmes, depuis 1859, nous avons voté les fortifications d'Anvers ; depuis 1859, nous avons voté le renouvellement de notre artillerie. Depuis 1859, nous avons vu, comme indice d'une situation nouvelle, se former en Belgique un comité de défense nationale à l'effet d'organiser, non seulement dans les grands centres de population, mais même jusque dans le moindre village, une milice nationale suffisamment armée, afin de concourir avec l'armée, au jour du danger, à la défense du pays.

Voici, messieurs, de quelle manière cette situation nouvelle se trouve indiquée dans un appel au pays, publié par ce comité, présidé par l'honorable M. Orts et dont je faisais partie avec plusieurs membres de cette assemblée.

« Si quelque chose, disait-il, était du nature à stimuler les âmes patriotes, c'est le spectacle que l’Europe nous offre aujourd'hui. Malheur aux nations qui ne cherchent pas en elles-mêmes les moyens de se sauver ; malheur à ceux qui confient à d'autres mains que les leurs le soin de défendre leur honneur et leurs biens ! Le droit de convenance semble devoir remplacer le droit international. Et sur la pente où les événements nous entraînent, les petites nations doivent être prêtes à toute heure à présenter leur maximum de résistance et à déployer tous les moyens d'action qu'elles possèdent. »

On ne peut donc pas, messieurs, invoquer les paroles prononcées à une autre époque, soit par des hommes d'Etat de l'Angleterre, soit par des hommes d’Etat de la Belgique, pour en tirer un argument contre les dépenses que nécessite un état militaire qui se modifie en même temps que les circonstances extérieures. Il est tout naturel que, dans une situation pacifique, le chiffre des dépenses militaires soit modéré ; comme je vous le disais, quand l'air est calme, quand aucun orage ne gronde à l'horizon, les dépenses militaires peuvent être maintenues au taux le plus bas possible ; tandis que si, au contraire, le ciel s'assombrit, si l'esprit de conquête anime certaines nations, à l'instant même, vous voyez toutes les puissances s'armer pour se défendre contre des éventualités futures.

Ces grands armements de l'Angleterre furent attaqués dans la chambre des communes, et lord John Russell, pour les justifier, invoqua la situation de l'Europe. Voici dans quels termes cet homme d'Etat s'exprimait :

« C'est un grand malheur pour l'Europe et pour l'Angleterre que de tels armements aussi coûteux se fassent en temps de paix ; mais nous n'y remédierons point en désarmant et en laissant les autres continuer leurs armements.

« J'ai donc la confiance qu'une politique à courte vue, qu'un esprit d'économie mesquinerie, car c'est le nom que je donnerais à de telles économies, n'induira pas l'Angleterre, dans l'état actuel de l'Europe et du monde, à avoir une marine et une armée indignes de la position qu'elle doit occuper. »

L'honorable M. Debaets a cité un passage d'un écrit que j'ai publié en 1857 (Correspondances politiques); et il a tiré argument de cet écrit pour appuyer son opinion et probablement pour réfuter d'avance celle que j'exprime en ce moment. Mais l'honorable membre n'a pas lu jusqu'au bout. La réfutation de ce qu'il a lu se trouve à la page suivante, sous la forme d'une épitre sensée écrite par un vieux soldat qui argumente, à sa façon, contre les adversaires de l'armée (I, page 219.).

Il s'agit d'un écrit qui n'est ni dans le ton académique ni dans le ton parlementaire ; je me fais donner la réplique par un vieux troupier qui défend l'armée et qui la défend dans des termes qui lui conviennent.

Le style est peut-être un peu vif, un peu pittoresque ; mais je prie la Chambre de remarquer que je ne puis pas me dispenser de lire ce passage en réponse à l'argumentation de l'honorable M. Debaets.

Voici donc, messieurs, ce qui suit la citation que l'honorable membre vous a lue pour se forger une arme contre moi :

« La singulière lettre qui suit, écrite à l'occasion des rassemblements « provoqués par la discussion de la loi sur la charité, lettre d'un honnête soldat qui ne s'est pas fait connaître, peut être considérée comme une réponse à la correspondance qui précède. Nous la livrons sans commentaire à l'appréciation de nos lecteurs. »

« Bruxelles, le 1er juin 1857.

« Mon cher Boniface,

« Je vous ai aperçu l'autre jour dans un groupe de curieux en conversation avec un magistrat. J'eus un moment l'idée de vous faire empoigner pour vous faire siffler pendant vingt-quatre heures au corps de garde. Vous y auriez été à votre aise, mon ami, pour faire de sages réflexions sur l'importance sociale de l'armée, même en Belgique. Vous autres libéraux, vous ne comprenez rien, absolument rien à l'armée. Chacun de vous use sa popularité en criant sur tous les tons que l'armée coûte trop de millions. Je reconnais qu'elle coûta fort cher ; mais aucun des vôtres ne parviendra jamais, malgré les meilleurs arguments du monde, à réduire l'armée aux proportions indiquées par la loi des traités. La question des armées permanentes, mon bon, est une question européenne, liée à l'existence des monarchies héréditaires. Notre Roi et nos Princes le savent et ne souffriront jamais qu'on remplace l'organisation actuelle par une organisation mesquine, économique, bonne seulement pour assurer la tranquillité intérieure. D'ailleurs, comme chef de l'armée, le Roi doit vouloir qu'elle soit aussi belle, et aussi nombreuse que possible. Ses deux fils, notre Duc de Brabant et notre Comte de Flandre, qui sont nos généraux, ne peuvent pas vouloir le contraire de ce que veut leur père. Toujours entourés d'officiers, nos princes montrent suffisamment leurs sympathies.

(page 366) Les catholiques sont plus malins que les libéraux. Ils n'attaquent pas l'armée et soutiennent les forts budgets de la guerre. Ils veulent être bien avec tout ce qui tient à la force armée et la flattent en toute occasion. Il est bon d'avoir les canons pour soi. Un seul canon parle plus haut que vingt Verhaegen, et ce n'est pas peu dire. Vous dites, vous autres, hommes de plume et de parole, que des casernes ne peut sortir qu'un coup d'État, phrase démentie par les événements de ces jours. L'armée s'est admirablement conduite : elle est restée au port d'armes, veillant à la sécurité des personnes et des biens, en vous laissant crier de toute la force de vos poumons : « A bas les calotins, à bas les couvents ! » que nous n'aimons pas plus que vous mais à l'égard desquels nous n'avons pas d'opinion une fois que nous sommes sous les armes et alignés. L'occasion eût été belle, si l'armée rêvait un coup d'Etat, de vous régaler de coups de plat de sabre et de charges de cavalerie ; mais point. L'armée est brave, libérale, aimée de son roi et au service de la constitution que celui-ci aime comme vous ; mais le troupier ne veut pas être vexé. Parce que l'armée mange quelques millions, les bourgeois crient ! Et vos évêques, vos prêtres, vos moines mangent autrement. Dieu ! quel appétit ! et à quoi tout cela est-il bon ! est-ce que ces gens aiment notre roi et la Constitution ? Ils n'aiment que le pape, leur général en chef. Dites donc à vos amis, mon cher Boniface, de ne plus attaquer l'armée, sous prétexte des dépenses trop grandes que son organisation entraîne. Ne mettez pas l'armée contre vous ; ce ne serait pas habile ; et si elle coûte quelques millions de trop, n'oubliez jamais que la liberté dont vous jouissez ne saurait se payer trop cher.

« Agréez, etc.

« (Signé : Un vieux troupier, bon enfant et nullement clérical) »

Cet écrit prouve du moins qu'en 1857, je soutenais, sous la forme épistolaire d'un vieux troupier, l’utilité sociale de l’armée, non seulement pour l'intérieur mais également pour la situation que la Belgique occupe en Europe.

M. Delaetµ. - La lettre est-elle de vous ?

M. De Fré. - Elle est certainement de moi.

M. Delaetµ. - C'est tout ce que je voulais savoir. La lettre n'est donc pas « d'un vieux troupier, bon enfant et nullement clérical. »

M. De Fré. - Ainsi, messieurs, loin qu'on puisse invoquer contre moi des écrits publiés en 1857, j'invoque, moi, ces mêmes écrits. Je disais alors, je faisais dire du moins :

« Si l'armée coûte quelques millions de trop, n'oubliez jamais que la liberté dont vous jouissez, ne saurait se payer trop cher. »

Eh bien, ce que je disais alors, je le dis encore aujourd'hui et je le dis avec une conviction plus profonde encore, j'ajouterai avec une conviction douloureuse, en présence de la situation de l'Europe.

Si en 1857, lorsque l'air était calme, lorsque l'Europe n'était pas troublée, comme elle l’est aujourd'hui, lorsqu’elle n'était point armée, comme elle l'est aujourd'hui, lorsque vous n'aviez pas tous les embarras qui agitent aujourd'hui la diplomatie, je disais : « Ne songez pas aux millions, mais songez à la liberté. » Je puis répéter le même conseil, avec beaucoup plus de force qu'en 1857, parce que si la liberté était menacée en 1857, elle l'est bien davantage en 1865.

Messieurs, les opposants au budget de la guerre, j'ajouterai les opposants à toute organisation de l'armée, invoquent la neutralité de la Belgique. On vient nous dire : « A quoi bon l'armée ? Pourquoi dépenser tous ces millions ? La neutralité garantie dans les traités de 1830 constitue pour la Belgique un bouclier suffisant. »

J'accepte cette opinion comme consciencieuse, et d'autant plus consciencieuse qu'il y a une dizaine d'années j'ai cru moi-même, et de très bonne foi, que la neutralité inscrite dans les traités nous dispensait d'entretenir une forte "armée ; mais depuis longtemps - il y a beaucoup d'écrits qui en témoignent - depuis longtemps je suis convaincu que la neutralité de la Belgique doit être une neutralité armée, surtout à cause de sa situation géographique.

Sans doute, si tout esprit de conquête avait disparu, si toute cause de guerre était dissipée, si le sentiment de la fraternité universelle était inscrit, non dans les livres des poètes, mais dans la conscience de chaque homme et de chaque peuple, les attentats contre l’indépendance des nations seraient impossibles, et personne ne songerait à armer la Belgique libre ; mais aujourd'hui, aujourd'hui encore, malgré l'adoucissement de nos mœurs et le progrès de la civilisation, la force joue encore un grand rôle, un rôle décisif dans l'histoire du monde. C’est toujours la force qui triomphe, tantôt au profit de la réaction, tantôt au profit du progrès.

Il faut donc mettre la force au service des idées généreuses, au service de la liberté et de l'indépendance des peuples. La seule voie ouverte à un peuple opprimé pour sortir de la servitude, c'est la force ; et quand il a conduit son indépendance, le seul moyen de la conserver, c'est la force.

Demandez à la Hongrie, demandez à la Pologne, demandez au Danemark ce qui leur a manqué pour triompher !

C'est par la force qu'en 1830 la Belgique a conquis son indépendante, et ce n'est que par la force qu'elle pourra la conserver.

On nous dit, et je ne comprends pas l'illusion des adversaires : « Il ne faut pas d'armée pour défendre la liberté, la liberté se défend par elle-même. »

L'honorable M. Delaet, l'honorable M. d'Hane, l'honorable M. Debaets nous enseignent que ce n'est pas avec des armées, mais avec la liberté, avec le développement de l'instruction, avec le bien-être que nous nous défendrons contre des soldats ennemis.

Je suppose que l'honorable M. Delaet ou l'honorable M. Debaets vivent dans le voisinage d'un bois et que je m'adresse à l'un d'eux pour lui demander une arme, parce que ce bois est parcouru par des forçats libérés. L'honorable M. Delaet me dira : «Mais, M. De Fré, vous n'avez pas besoin d'une arme, je vous considère comme un homme intelligent, comme un homme instruit, ayant un certain bien-être ; vous vous défendrez avec tout cela ; vous n'avez pas besoin d'armes. » Je passerai le bois sans arme et je serai tué.

Messieurs, cette théorie est démentie par l'histoire. Le peuple le plus libre et en même temps le plus intelligent de la terre, c'était le peuple d'Athènes. Comment le peuple de la Grèce s'cst-il défendu contre Philippe, contre Alexandre ? Est-ce avec les mains vides ?

Lorsque la Constituante eut conquis la liberté et l'égalité dans l'Europe féodale, est-ce qu'elle a dit : Cette constitution nouvelle se défendra par elle-même ? Non, à côté de cette constitution elle a organisé une armée, et lorsque plus tard cette œuvre de 89 fut menacée, les Montagnards superbes de la Convention lancèrent leurs quatorze armées à la frontière.

Voilà des faits qui réfutent votre théorie.

L'histoire nous apprend que quand il y a des peuples qui s'arment pour la conquête, il faut qu'il y ait d'autres peuples qui s'arment pour la défense. L'histoire nous apprend que quand il y a des armées permanentes au profit du despotisme, il faut qu'il y ail des armées permanentes au profit de la liberté.

- Plusieurs membres. - Très bien !

M. De Fré. - Il ne m'est pas permis, pour justifier une organisation militaire forte, d'accuser une seule puissance européenne de rêver la conquête de la Belgique. Mais je constate un ordre de faits d'où peut sortir un conflit européen.

Je suppose qu'une guerre éclate entre deux grands peuples, vous devez être en mesure de faire respect votre neutralité. Il faut que chacun des belligérants ait la conviction que vous avez une organisation militaire sérieuse. Si vous avez une armée faible, l'une des deux armées belligérantes s'empressera de prendre en Belgique une position avantageuse pour y attendre l'ennemi. Si, au contraire, votre armée est forte et si chacune des armées belligérantes peut se dire : Ce petit pays se fera respecter, mon adversaire n'y entrera pas, je n'y entrerai pas non plus, alors votre neutralité armée couvrira l'indépendante du pays.

Au reste, messieurs, jamais un publiciste sérieux n'a soutenu qu'une neutralité devait être désarmée. M. Arendt, professeur à l'université de Louvain, a traité la question de la neutralité de la Belgique et il a développé cette théorie, que, malgré la proclamation de la Belgique comme pays perpétuellement neutre, la Belgique devait être armée. « Il faut, dit il, que le pays neutre possède des forces militaires suffisantes pour être en état de repousser, à main armée, toute tentative de violer son territoire ou de porter atteinte aux droits de différentes espèces qu'il tient de sa neutralité. La défense effective de cette dernière par tous les moyens propres à atteindre ce but, constitue pour l'Etat neutre une obligation stricte et impérieuse, obligation que le droit des gens considère comme inhérente à la neutralité, et que les traités, d'accord avec la théorie, ont consacrée plus d'une fois par des stipulations formelles et explicites. » (Essai sur la neutralité de la Belgique.)

Et, messieurs, à côté de cette théorie, nous pouvons citer des faits. Lors de la grande guerre de 1813, la Suisse avait proclamé sa neutralité.

(page 367) Au milieu de ce conflit européen, elle s'était proclamés neutre. Les puissances lui ont répondu : Nous traverserons votre territoire, parce que vous ne savez pas défendre votre neutralité.

Voici, messieurs, un passage du document que les grandes puissances ont adressé à l'Europe le 21 décembre 1813 :

« La marche irrésistible d'une guerre sur le caractère et le but de laquelle il ne peut plus exister deux manières de voir parmi tous les contemporains justes et éclairés ; la nécessité de consolider les heureux résultats qu'on a obtenus jusqu'à ce jour, et le désir d’atteindre, par les moyens les plus promets et les plus énergiques, le but qu'on s'est proposé, une paix solide et durable, ont conduit sur les frontières de la Suisse les armées des souverains alliés et les forcent, pour la continuation de leurs opérations, de traverser une partie du territoire suisse. Aux yeux du monde, cette démarche est peut-être suffisamment justifiée par la nécessité qu'impose une entreprise dont la justice est généralement reconnue ; cependant une considération d'une si haute importance ne paraîtrait pas suffisante aux puissances alliées, si la Suisse se trouvait dans une situation qui lui permît d'opposer aux progrès de leurs armes une neutralité légitime et véritable. Mais la Suisse est si peu dans ce cas que tous les principes du droit des gens autorisent à regarder comme nul ce qu'aujourd'hui elle appelle sa neutralité. »

Ainsi donc une neutralité sur le papier ; comme avait la Suisse en 1813, une neutralité inscrite dans les traités comme la nôtre, sans avoir pour base une organisation militaire solide, c'est une neutralité qui n'est point sérieuse et qui n'est point respectée.

En 1796 Bonaparte s'était emparé de la république de Venise. Venise était un pays neutre et la neutralité de Venise n'a pas été respectée par Bonaparte parce que, disait-il, la neutralité n’était point armée. Venise n'avait pas une force armée suffisante pour empêcher l'Autriche d'entrer sur son territoire et voilà pourquoi la France y entra. Voici comment le fait est raconté par l'auteur de la neutralité de la Belgique :

« Lorsque le provéditeur Forcarelli, chargé de réclamer contre cette violation du territoire neutre, arriva au quartier général de Bonaparte, celui-ci s'emporta vivement contre le gouvernement vénitien, qui prétendait être neutre et ne savait pas faire respecter sa neutralité, qui, en laissant les Autrichiens s'emparer de Pescluera, avait exposé l'armée française à perdre un grand nombre de braves devant cette place.

« A une nouvelle démarche faite auprès de lui, il répondit : Je viens d'occuper l'Adige, je l'ai fait parce qu'il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure et que votre gouvernement est incapable de la défendre. Qu'il arme cinquante mille hommes, qu'il les place sur t l'Adige et je lui rends ses places de Vérone et de Porto-Legnano. »

Et l'auteur, messieurs, qui rapporte ce fait, ajoute : « Paroles remarquables et qu'il est permis de rappeler à ceux qui ne croient pas que la neutralité puisse ou doive être défendue. »

Vous voyez donc bien, messieurs, que la théorie de la neutralité désarmée est démentie par les faits et qu'elle ne pourrait jamais sauver le pays, si le pays était attaqué. L'histoire est là pour démontrer que le seul moyen de défendre une neutralité, c'est de l'armer, et il est impossible de maintenir l'intégrité d'un territoire en opposant à des soldats armés des mains vides et des poitrines nues.

Les uns me disent : Nous n'avons pas besoin d'armée, les puissances nous défendront, voyez les traités. D'autres nous disent : Nous n'avons pas besoin d'armée : les puissances ne nous défendront pas, voyez le Danemark.

Mon honorable ami M. Hymans nous a fait voir dans quelle situation s'est trouvé le Danemark, dénué d'une force militaire suffisante pour résister avec succès aux armées ennemies.

Je ne reprendrai pas ce thème, mais je veux faire voir pourquoi les puissances qui n'ont pas aidé le Danemark aideront la Belgique.

On nous dit : Puisque les puissances ne sont pas allées en Danemark, pour défendre le Danemark, elles ne viendront pas en Belgique pour défendre la Belgique. Messieurs, c'est une profonde erreur. Les puissances qui ne sont pas allées en Danemark pour le secourir, viendraient secourir la Belgique par une excellente raison, c'est que la question du Danemark n'était pas une question d'équilibre européen.

Il en est du Danemark, comme il en est d'autres pays que la Pologne soit à la Russie ou qu'elle soit indépendante, que la Hongrie soit à l'Autriche ou qu'elle soit indépendante, qu'une partie du Danemark soit ou ne soit pas à la Prusse ; ce ne sont pas là des questions d'équilibre européen, comme la question de l'indépendance de la Belgique.

Le Belgique est dans une situation spéciale qui oblige les puissances à garantir sa neutralité et à venir au secours de cette neutralité si elle était menacée.

Avant 1830, le royaume des Pays-Bas avait été organisé dans une pensée d'hostilité contre la France. Depuis 1830, le congrès de Londres a voulu que la Belgique ne fût entre les mains d'aucune puissance européenne.

M. Thiers décrit ainsi la situation exceptionnelle de la Belgique, à la tranquillité de laquelle l'Europe entière est intéressée :

« La Belgique est gardienne des embouchures des grands fleuves, qu'aucune des grandes puissances de l'Europe n'aurait voulu céder. On a mis ce dépôt dans les mains d'un petit peuple, sans qu'aucun roi voisin pût y toucher. Voilà la neutralité de la Belgique. Nous ne pouvons pas faire de traité avec la Belgique, cela est vrai, mais si nous pouvions faire un traité (d'alliance) avec la Belgique, mettre nos soldats dans ses forteresses, ce serait la réunion complète de la Belgique à la France et personne ne voulait que cette portion importante des frontières de l'Europe fût entre les mains d'une des grandes puissances.

« Ce que nous gagnons à la neutralité de la Belgique, le voici. Les Anglais ne peuvent plus y entrer par l'Escaut, ni les puissances y porter leurs armées, sans que nous ayous le droit de courir au Rhin, et comme nous sommes plus près, l'avantage est à nous. Les avantages de la neutralité sont tous de notre côté. Surtout comparez cet état à celui dans lequel la Belgique se trouvait. C’était un Etat ennemi, hérissé de forteresses, confié à la garde du généralissime de la Sainte-Alliance, un Etal dans lequel tout le monde pouvait entrer excepté nous. Je demande si la situation actuelle n'est pas mille fois meilleur qu'auparavant. »

Telle fut la pensée du congrès de Londres ; personne ne voulait que ce territoire fût entre les mains d'une des grandes puissances européennes ; de sorte que si la Belgique, par suite d'une guerre quelconque, pouvait tomber entre les mains de l'une d’elles, toutes les puissances qui sont intéressées à ce qu'elle reste neutre, viendraient à son secours et il n'arriverait pas à la Belgique ce qui est arrivé au Danemark, à l'égard duquel le même intérêt n'existait pas.

Vous ne pouvez donc pas comparer la situation du Danemark à la situation de la Belgique. Il y a un fait que je vais vous citer à l'appui de cette pensée qui a été exprimée par le congrès de Londres et qui a inspiré la déclaration de neutralité.

En 1831, le Congrès de Belgique choisit, comme Roi des Belges, le duc de Nemours.

Le congrès de Londres considérait la couronne de Belgique sur la tête du duc de Nemours comme une réunion, par personne interposée, de la Belgique à la France ; et il imposa à la France le refis de cette couronne. Les puissances voulaient que le peuple belge restât indépendant et Louis-Philippe dut finir par refuser la couronne offerte à son fils.

Voici, messieurs, l'appréciation que fait de cet acte M. J.-B. Nothomb dans son Essai sur la révolution belge.

« Il est sorti, dit-il, de cet épisode, un grand enseignement qui n'a été perdu ni pour la Belgique, ni pour la France : Louis-Philippe, en proclamant à la face du monde l'impossibilité où. il était, comme roi et comme père, d'accepter la Belgique pour son fils, apprenait à la France qu'aucun peuple n'est assez puissant pour se mettre au-dessus des lois générales de l'Europe. »

Les lois générales de l'Europe, messieurs, ce sont les questions d'équilibre européen qui veulent que la Belgique ne soit entre les mains d'aucune puissance.

M. J.-B. Nothomb continue ainsi :

« On avait offert à la France la réunion par personne interposée. L'Europe lui dit : Ne touchez pas à cette couronne, il y va de la vie ! Et la a France n'y toucha point. Cette expérience était peut-être nécessaire pour convaincre certaines opinions d'impuissance. »

Comme vous le voyez, messieurs, la Belgique est entre l'Allemagne, l'Angleterre et la France, un petit pays ayant une action qui lui est propre. Elle n'est ni allemande, ni anglais, ni française, elle est belge, elle est indépendante, elle est neutre. Elle n'est plus, comme autrefois, une menace, contre la France ; elle n'est une menace pour personne. (page 368) Elle est entre la France et l'Allemagne, entre la Gaule et la Germanie, entre deux peuples de races différentes, une condition d'équilibre européen ; que les grandes puissances nous aideront à maintenir, si l'une d'elles voulait le rompre.

M. Thiers a dit encore : « Si la neutralité belge est sérieuse, si elle est convenablement et énergiquement défendue, l'intérêt de la France n'est plus d'étendre ses frontières au Nord. Si la neutralité belge peut être défendue en tout temps, de manière qu'une agression quelconque n'y puisse aisément porter atteinte, que cette agression vienne du Nord ou vienne du Midi, le grand intérêt qui pouvait exiger que la France étendît ses limites vers le Nord, est sauvegardé. » (Discours prononcé par M. J. Lebeau, séance de la Chambre des représentants du 30 mars 1843).

Je disais, messieurs, en commençant, que la situation géographique avait fait à la Belgique un poste d'honneur. J'ajoute que les puissances alliées qui ont reconnu l'indépendance de la Belgique nous ont imposé comme condition de ce bienfait une défense efficace non seulement dans notre intérêt, mais dans l'intérêt de l'équilibre européen qu'elles veulent toutes maintenir pour empêcher des guerres désastreuses.

Il ne faut pas - et c'est la politique qui a été suivie sous Louis XIV et sous Napoléon Ier, - il ne faut pas que la Belgique devienne la proie d'une des grandes puissances de l'Europe ; il ne faut pas que la race gauloise absorbe la race germanique, ou que la race germanique absorbe la race gauloise. Il n'y aurait plus d'équilibre, il y aurait étouffement en Europe.

Donc, pour maintenir l'équilibre européen, les puissances ont créé la neutralité de la Belgique non seulement dans l'intérêt de la Belgique, mais surtout dans leur propre intérêt.

Voilà pourquoi si cette neutralité était menacée les puissances viendraient nous aider ; mais il faut qui nous nous aidions aussi nous-mêmes. Aidons-nous et les puissances nous aideront.

La révolution de 1830 fut un acte de grand courage. Nous devons bénir ceux qui, par leur audace et par leur énergie, nous ont créé une patrie indépendante ; mais cela ne suffit pas, il fout conserver leur œuvre. Au milieu de l'Europe armée préoccupée, tourmentée par des idées de remaniement et par la théorie des nationalités, il faut que la Belgique ait une attitude ferme et digne ; il faut que par un état militaire sérieux et efficace, elle donne à tout le monde la conviction qu'elle veut et sait faire son devoir. Si votre armée est faible, si elle est à bon marché, économique mais insuffisante, elle sera comme un paratonnerre qui attirera la foudre ; si, au contraire, l'armée est forte et bien organisée, s'appuyant sur un gouvernement national, et secondé par notre milice citoyenne, elle sera comme un vent frais qui chassera le mauvais nuage. La foudre éclatera plus loin et ce temple dans lequel nous délibérons sur les destinées de la patrie, restera debout et respecté.

Messieurs, je termine.

Chaque fois que le gouvernement nous a demandé des fonds pour la défense du pays, je les ai votés. Ma responsabilité comme député et comme Belge est dégagée. Je n'aurai jamais concouru par mon vote à rendre la Belgique désarmée et impuissante.

MpVµ. - La parole est à M. Jacquemyns.

- Une voix. - Entendons un orateur contre.

MpVµ. - Il n'y en a pas d inscrit.

M. Le Hardy de Beaulieuµ. - J'aurais une réponse à faire aux discours que nous venons d'entendre. Mais je crois que l'heure est un peu avancée...

- Des voix. - A demain !

- Voix nombreuses. - Non, non !

M. Jacquemyns. - Je suis prêt à prendre la parole.

MpVµ. - Vous avez la parole.

M. Jacquemyns. - Je suis peut-être jusqu'à un certain point parmi les convertis dont l'honorable ministre de la guerre a parlé. Sans être devenu un zélé partisan des dépenses militaires, je voterai le budget de la guerre, sauf les changements qui pourraient y être introduits lors de la discussion des articles ; je le voterai avec la plus entière conviction, parce que j'ai reconnu que ce n'est pas le budget de la guerre qui ruine les nations. Ce sont les frais de la guerre qui les ruinent. L'honorable M. Le Hardy, en nous parlant des dépenses militaires, me semble avoir confondu les dépenses qu'entraîne la guerre, les désastres qu'elle traîne à sa suite, avec le budget de la guerre lui-même.

Si l'Espagne a décliné ce n'est pas à cause de son budget de la guerre, mais par suite d'une série d'entreprises guerrières. Or, le meilleur moyen d'éviter les guerres c'est de se préparer à une bonne défense : si vis pacem, para bellum.

Si le budget de la guerre en temps de paix était une cause de ruine pour les nations, évidemment les Etats les plus riches de l'Europe, seraient ceux du souverain pontife et du Grand Sultan, car ce sont le deux Etats qui ont les armées les plus faibles et qui font le moins de dépenses militaires.

J'ai examiné les dépenses militaires dans les divers pays de l'Europe.

La Turquie ne lève que 6 hommes par 1,000 habitants ; l'Espagne, 15 sur 1,000.

L'honorable M. Le Hardy nous a représenté la Russie comme une puissance essentiellement guerrière. Mais la Russie figure parmi les puissances qui ont, relativement à leur population, l'armée la plus faible.

Ainsi l'armée russe ne compte que 15 hommes sur 1,000 habitants ; en temps de guerre, 8 hommes sur 1,000 habitants en temps de paix. A peu près comme l'armée belge, qui se compose de 17 hommes sur 1,000 habitants en temps de guerre et de 8 en temps de paix ; les Pays-Bas prennent 17 hommes sur 1,000 habitants. L'Autricbe, qu'on nous a encore représentée comme ruinée par son budget de la guerre, 18 sur 1,000 habitants en temps de guerre et 8 1/2 habitants en temps de paix.

Si la France est ruinée, ce qui ne me paraît pas, ce n'est certes pas à cause de son budget de la guerre ; en France on prend 20 hommes sur 1,000 habitants en temps de guerre et 11 6/10 en temps de paix. La Prusse en prend 40 sur 1,000 habitants en temps de guerre et 11 en temps de paix. Or la Prusse est certainement parmi les nations de l'Europe qui ont le plus prospéré depuis un demi-siècle.

La cause du mauvais état des finances de certains pays ne réside pas dans leur budget de la guerre ; elle réside bien plus dans le désordre intérieur et dans la mauvaise administration.

Si l'on veut connaître les raisons pour lesquelles les finances de l'Autriche sont obérées, il faut les chercher, à part les guerres dont elle cherche à se relever en ce moment, dans les vices de son administration. En voici un que je me permettrai de vous signaler : en Autriche, la perception des impôts enlève au contribuable précisément ce que lui enlève l'armée, 1/4 de la recette, alors qu'en France la perception n'enlève que 1/8, en Belgique 1/13, en Angleterre 1/15.

II en résulte que la moitié des recettes en Autriche est consacrée à l'entretien de l'armée et aux frais de la perception. C'est beaucoup plus qu'en France, en Belgique et même qu'en Angleterre.

Est-il bien vrai, messieurs, que le budget de la guerre ruine la Belgique ? Mais nous avons tous les jours la preuve de la prospérité croissante de notre pays.

Le produit de tous les impôts de consommation, le produit des droits de succession, qui sont en proportion avec la valeur qu'acquièrent les immeubles, ce produit augmente tous les jours ; et on nous soutient que a Belgique se ruine par son budget de la guerre !

Dans le pays, parmi ceux qui se plaignent de nos dépenses militaires, les uns nous conseillent d'adopter l'organisation suisse ; les autres ne veulent pas d'armée du tout. Ces deux idées ont été portées à cette tribune, l'une par l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, l'autre par l'honorable M. Delaet. (Interruption.) L'honorable M. Le Hardy me fait remarquer qu'il n'a pas dit un mot de l'organisation suisse ; je me permettrai, toutefois, de faire remarquer que l'honorable membre nous a signalé ce fait qui dispose beaucoup de personnes en faveur de l'organisation suisse, c'est que la Suisse fut menacée deux fois d'être attaquée par la Prusse et que deux fois la Prusse s'est retirée parce qu'elle apercevait 200,000 carabines suisses prêtes à défendre le Neuchâtel. Voilà ce que je crois avoir lu dans le discours de l’honorable membre.

Messieurs, si avec cela l'armée suisse coûtait moins que l'armée belge, je dois reconnaître que je serais très grand partisan de l'organisation suisse ; ce serait pour moi un très grand argument, surtout s'il était vrai, comme je l'ai entendu affirmer de divers côtés, que l'organisation suisse coûte très peu de chose.

En effet, si l'on examine le budget de la confédération suisse, il n'y est porté que 3,300,000 fr. pour les dépenses militaires. Mais il est à remarquer, messieurs, que d'après la constitution fédérale, la confédération même n'est chargée que des dépenses qui ont trait à l'enseignement de l'art militaire et aux armes savantes.

Or, si l'on suppute ce que coûtent ces mêmes services en Belgique, il se trouve qu'ils coûtent environ six millions, c'est-à-dire que ces dépenses sont, proportionnellement à la population, les mêmes qu'en Belgique.

(page 369) Sans doute, ce n'est point là tout ce qui se trouve dans notre budget de la guerre ; mais ce n'est pas non plus tout ce qui se trouve dans le budget de la guerre en Suisse.

Ainsi chaque canton doit fournir un nombre déterminé d'hommes et il doit les fournir à l'entière satisfaction de la Confédération qui est chargée de les inspecter. La Confédération a un droit d'inspection sur la cavalerie, sur l'infanterie et même sur les chevaux de l'artillerie qui doivent être fournis par les communes.

Pour donner une idée de la rigueur du système militaire suisse, il me suffira de vous citer un seul exemple ; c'est que l'exemption du service militaire entraîne une dépense qui peut s'élever jusqu'à 3,700 fr.

L'honorable M. Le Hardy nous a donné une idée très favorable de l'organisation suisse (sans en parler directement toutefois, je le reconnais), en rappelant les deux tentatives avortées de la Prusse sur le Neuchâtel.

D'abord, messieurs, il se pourrait très bien que l'organisation suisse fût très satisfaisante pour ce pays et qu'elle ne le fût pas du tout pour le nôtre. Eu voici la raison : Je comprends, au besoin, que les Etats-Unis alors qu'ils n'avaient aucune guerre extérieure à redouter, n'eussent pas d'armée permanente ; avant qu'une armée étrangère pût envahir cet immense territoire, les Etats-Unis eussent eu devant eux des mois pour préparer leur défense.

Avant qu'une armée étrangère ait pu envahir la Suisse, il s'écoulera des semaines et la Suisse aura le temps de prendre des mesures de défense. Mais la Belgique n'est pas du tout dans cette position : il faut qu'elle soit sur la défensive le jour même de l'invasion ; quelques heures suffisent pour l'envahir et il n'y a qu'une armée permanente qui puisse convenir à une telle situation.

Mais, à part cela, est-ce que ce sont bien les 200,000 carabines suisses qui ont fait reculer la Prusse ? Franchement, messieurs, je ne le pense pas.

La Prusse, avant de songer à attaquer le Neuchâtel, connaissait assez la constitution fédérale et la statistique, pour savoir parfaitement qui la Suisse pourrait disposer ,000 carabiniers ; par conséquent, je puis à bon droit en conclure que ce n'est point cette considération qui l'a fait renoncer à ses projets. Ce qui a fait reculer la Prusse, c'est quelque chose qui ne se trouve, ni dans la constitution suisse, ni dans la statistique : c'était l'attitude menaçante de la France.

Du reste, quand on suppose des dépenses militaires, il ne faut pas se borner à constater ce que l'Etat paye ; il faut ajouter aux charges de l'Etat, les charges des communes et celles des particuliers.

A la vérité, on m'objectera que les particuliers fournissent les hommes, et c'est bien le cas dans tous les pays du monde ; mais il est à remarquer qu'en Belgique l'Etat fournit tout l'argent et que les communes, les particuliers n'y ajoutent rien. Par conséquent, notre budget de la guerre comprend, avec les dépenses extraordinaires, la totalité de nos dépenses militaires.

J'admettrai pour un moment qu'elles s'élèvent à 40 millions par an, cela représente l'intérêt d'un capital de 800 millions.

Si on additionne toutes les sommes dépensées pour l'armée depuis l'établissement de notre nationalité, on arrive, dit l'honorable M. L Hardy, à un total de près de 3 milliards.

J'accepte ce calcul : mais les 1,200 millions dont l'honorable M. Van Overloop nous parlait l'autre jour, j'ai calculé combien ils auraient produit, s'ils avaient été placés pendant tout le temps qui s'est écoulé depuis que nous les avons perdus pour avoir manqué d'armée ; le calcul est simple, et il ne faut pas être un fort mathématicien pour le faire ; eh bien, ces 1,200 millions vaudraient aujourd'hui trente-huit milliards et demi.

M. Delaetµ. - C'est le calcul du Juif errant.

M. Jacquemyns. - C'est le calcul du panier aux œufs, si vous voulez.

Autre calcul. Si notre armée doit un jour - il n'y a pas grand danger pour le moment, mais le jour peut se présenter -si notre armée doit un jour nous préserver d'une annexion du côté de la Hollande ou de la France, elle nous préservera d'un événement qui, en peu d'années, nous enlèverait les 800 millions en capital et intérêts.

En effet, si nous appartenions à la Hollande, notre budget s'élèverait à 175 millions au lieu de 130 millions. Je déduis de notre budget le produit du chemin de fer, et j'admets pour le produit des impôts en Belgique le chiffre de 130 millions ; or, en cas d'annexion à la Hollande, nous payerions, dans la proportion de la population, une somme de 175 millions ; en cas d'annexion à la France, et, en proportion de notre population, nous payerions 272 millions. La différence annuelle est quelque chose comme 140 millions, si bien qu'au bout de six ans nous pourrions avoir perdu le capital de 800 millions dont nous dépensons aujourd'hui les intérêts.

Mais, messieurs, la réduction de nos dépenses militaires ne suffit pas à nos adversaires ; il faudrait supprimer complètement ces dépenses et opposer à l'ennemi les idées libérales. Ainsi on s'imagine que nous serions à l'abri de toute invasion, par la raison que les peuples voisins se défieraient de nous, à cause des idées libérales que nous répandrions dans les Etats du conquérant. L'honorable M. Delaet compte sur cette armée de lendemain que nous fourniraient les idées libérales. D'après l'honorable membre, derrière chaque buisson se trouverait un tirailleur qui lancerait des balles libérales.

Messieurs, lorsque nous étions annexés à la France pendant les années 1792 à 1815, je ne pense pas que ces balles libérales aient fort effrayé l'empereur Napoléon Ier ; je pense qu'il s'en est assez peu préoccupé ; et lorsqu'il était consul, il a rencontré à Bruxelles deux journalistes qui s'étaient avisés de lancer, non pas des balles libérales, nuis des épingles libérales...

M. Delaetµ. - J'ai dit des idées et non pas des balles.

M. Coomans. - Les Campinois, aidés d'autres Belges, ont lancé beaucoup de balles catholiques et libérales aux Français envahisseurs.

M. Jacquemyns. - L'histoire constate que ces balles n'ont pas empêché les envahisseurs d'aller en avant, et savez-vous ce qui arriva de ces épingles libérales ? C'est que les deux journalises qui les avaient lancées furent mis en prison. On ne parla plus de l'un d'eux ; au moment de la restauration, l'autre sortit des prisons de Magdebourg, au grand étonnement de ses amis et de ses parents.

L'honorable M. Delaet s'imagine probablement que nous n'avons aucune chance d'être attaqués par une puissance libérale. Mais depuis que la Belgique est indépendante, elle n'a eu à se défendre que contre des puissances libérales ; elle a été attaquée par la Hollande, et je ne pense pas que les Pays-Bas aient quelque chose à nous envier sous le rapport des institutions libérales ; elle a été attaquée deux fois par la république française ou du moins avec le consentement de la république française ; et le prétexte c'était précisément de nous apporter la liberté.

Messieurs, cette armée du lendemain, ces buissons qui lancent des idées libérales, que font-ils aujourd'hui pour la Pologne ? On me dira que depuis 1830 ils y ont fait éclater des tentatives de révolution. Mais est-ce bien heureux pour la Pologne ? Est-elle plus près aujourd'hui qu'avant 1830 de recouvrer son indépendance ? N'a-t-elle pas vu étouffer ces deux révolutions dans son sang ?

Et l'Irlande ! Elle lance à chaque instant à l'Angleterre des idées d'indépendance. J'admets que ce soient des idées libérales dans le sens de l'honorable M. Delaet ; mais l'Irlande est-elle près de conquérir son indépendance ? L'Angleterre est-elle disposée à émanciper l'Irlande ?

M. Delaetµ. - Elle a émancipé les catholiques.

M. Jacquemyns. - Oui, elle a émancipé les catholiques, mais elle n'a pas émancipé l'Irlande. La Suisse est parfaitement libre.

Nous allons souvent puiser chez elle des exemples de liberté ; or, elle a une armée plus nombreuse que la nôtre. Si les idées libérales doivent inspirer quelques craintes à l'ennemi, la ville de Genève est pleine d'idées de liberté ; c'est la ville d'Europe où règnent le plus d'idées libérales, peut-être trop ; et cependant elle a une armée double de l'armée belge, bien que la population soit beaucoup moindre.

On a beaucoup parlé d'annexion dans cette discussion. Une nouvelle annexion se fera peut-être encore, celle du Schleswig-Holstein.

Est ce que les libéraux prussiens se sont montrés fort hostiles, se montrent-ils aujourd'hui fort hostiles à cette annexion ? et la Prusse hésite-t-elle à s'annexer le Schleswig dans la crainte des idées libérales que viendraient répandre chez elle les provinces annexées ?

M. Coomans. - Ils ont travaillé pour le roi de Prusse, messieurs les libéraux.

M. Jacquemyns. - Certainement, ils ont travaillé pour le roi de Prusse, et je crois qu'après notre annexion, l'armée du lendemain travaillerait aussi pour lui.

Messieurs, nous n'avons aujourd'hui, semble t-il, qu'une seule crainte ; elle nous domine. Nous redoutons la France. Pourquoi ? La chose est simple ; tant que la France est grande et forte, nous n'avons qu'elle à redouter, parce qu'elle nous protégerait contre toute autre invasion. Mais si demain la France venait à s'affaiblir, nos craintes de ce côté devraient peut-être augmenter considérablement. Car c'est lorsque la France était affaiblie que deux tentatives d'invasion partirent de sa frontière, elles partirent vers la même époque où elle permit que son drapeau fût humilié sous les murs de Rome.

(page 370) Je dis donc : Tant que la France est forte, nous n'avons qu'elle à redouter. Et devons-nous sérieusement la redouter ? Si nous sommes décidés à nous défendre, je suis persuadé que non, parce que, avant de nous attaquer, elle calculera le prix que peut coûter la victoire.

D'ailleurs, par notre organisation même, nous constituons un véritable allié pour la France dans le cas de guerre. Les traités qui ont établi notre nationalité nous ont fait aussi un devoir de couvrir la frontière du Nord de la France, en cas de revers ; et jamais on n'entreprendra une guerre sans faire entrer en ligne de compte les revers même momentanés qu'on pourrait éprouver.

Si la Belgique avait été neutre et forte en 1815, ce n'est pas sur le champ de Waterloo que les destinées de l'Europe se seraient dénouées et le Nord de la France aurait échappé à d'innombrables désastres.

Et alors que nous avons des devoirs impérieux à remplir, on nous propose de nous désarmer complètement, de nous effacer nous-mêmes de la carte de l'Europe, en proclamant à la face du monde que nous sommes disposés à nous livrer sans coup férir au premier venu qui tentera de s'emparer de la Belgique. Si quelqu'un de nos voisins tentait, soit demain, soit dans quelques années, de s'emparer de la Belgique, aurions-nous alors le droit de nous plaindre à tel autre voisin ? Mais il nous répondrait : J'aime mieux m'emparer moi-même de la Belgique ; c'est plutôt fait. Au lieu de la défendre contre une autre puissance étrangère, il serait beaucoup plus simple de s'en emparer, dans le cas où elle ne serait nullement disposée à se défendre elle-même.

L'envahisseur ne rencontrerait sur son chemin que l'idée. On vit très longtemps avec une idée ; cela n'est pas mortel. La Belgique fournirait 100,000 hommes qui ne seraient pas sous les armes ; mais on pourrait en quelques mois, en trois mois, leur enseigner le maniement des armes.

Il faut beaucoup de temps pour former un simple officier, il faut plus de temps encore pour former un général. Il ne faut que quelques semaines pour former de simples soldats. Du moment que l'on a des jeunes gens, on a vite des soldats.

On trouverait donc 100,000 hommes à dresser ; on trouverait un pays dont on pourrait doubler les impositions sans le ruiner ; car je pense que la Belgique pourrait fort bien supporter les mêmes impositions que les pays voisins ; on trouverait de plus la clef de toute l'Europe centrale.

J'admets pour un moment que M. Delaet ait été satisfait jusqu'au bout, que les fortifications d'Anvers aient été démolies, rasées. Mais Anvers n'en serait pas moins la clef de toute l'Europe centrale, et le siège de Sébastopol nous a appris qu'il suffirait de quelques jours, tout au plus de quelques semaines, pour établir des fortifications provisoires autour d'Anvers.

Parlerai-je de fortifications définitives ?

Mais il ne faudrait qu'une mince part, qu’un trimestre de l'augmentation de revenu que la Belgique apporterait à l'envahisseur pour reconstruire les fortifications d'Anvers dans le même temps qu'il a fallu pour les exécuter.

Messieurs, en terminant, je répondrai à l'argument auquel l'honorable M. Delaet m'a paru attacher le p'us d'importance.

L'esprit militaire, dit l'honorable M. Delaet, est dangereux, « parce que le pouvoir, dit-il, - si ce n'est celui d'aujourd'hui, ce sera celui de demain ou celui d'après-demain, - parce qu'un pouvoir quelconque, s'il trouve par hasard (c'est une simple supposition) un parlement assez complaisant pour qu'il dispose d'une armée bien disciplinée, sera le maitre. »

Ce pouvoir en Belgique ne serait pas le maître, malgré l'armée. L'honorable M. Delaet se défie de l'armée belge, quand il s'agit de nos libertés. Il craint que l'armée belge ne soit hostile à nos libertés ; et il ne craint pas qu'une armée étrangère, qui viendrait envahir le pays, fût contraire à nos libertés.

Pour ma part, je ne crains pas l'armée belge, et je craindrais une armée étrangère. Mais je dis que, le voulût-elle, l'armée belge serait impuissante contre nos libertés. Continuons la supposition de l'honorable M. Delaet, supposons qu'il y ait dans cette Chambre un ministère qui voulût nous faire rétrograder vers le moyen Age, admettons qu'il y ait une majorité complaisante, d'autant plus zélée même qu'elle se composerait en partie de néophytes. Eh bien, je dis encore que, dans ce cas, l'armée serait impuissante à soutenir les vues du ministère, par la raison qu'à côté de la Chambre, il y a un nombre considérable de pouvoirs électifs, communaux et provinciaux, dans lesquels réside autant de force que dans le parlement.

Projet de loi accordant un crédit supplémentaire au budget du ministère des finances

Dépôt

MfFOµ dépose un projet de loi ayant pour objet d'ouvrir au département de l'intérieur un crédit de 15,400 francs pour l'acquisition d'un terrain situé à Ixelles.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet et le renvoie à l'examen des sections.

La séance est levée à cinq heures.