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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 24 janvier 1865

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1864-1865)

(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 354) M. Van Humbeeck, secrétaireµ, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. Thienpont donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la Chambre

M. Van Humbeeck présente l'analyse des pétitions adressées à la Chambre.

« Des habitants de Bierghes-lez-Hal demandent une loi qui modifie le mode de perception des droits d'enregistrement et de succession. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Bernard Klosterhalven, photographe à Liège, né à Maestricht, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Des habitants de Blangies prient la Chambre d'accorder aux sieurs Hoyois et Hondrez la concession d'un chemin de fer de Frameries à Quiévrain. »

« Même demande d'habitants de Wasmes. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les administrations communales de Wyngene et Zwevezeele prient la Chambre d'accorder au sieur Hoyois la concession d'un chemin de fer se dirigeant de Pitthem sur Eeghem, Zwevezeele et Wyngene, pour le raccorder à la station de Ruysselede. »

M. de Muelenaere. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière d'un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Des négociants et industriels, à Roulers, demandent que le gouvernement adopte, pour la fixation du prix de transport des petites marchandises à effectuer par le chemin de fer de l'Etat, le tarif préconisé dans une brochure, intitulée : « Nouveau système de tarification des marchandises transportées par chemin de fer. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport concernant le tarif des marchandises transportées par chemin de fer.


« L'administration communale de Molenbeek-Saint-Jean propose que des congés de faveur accordés périodiquement aux miliciens soient de préférence donnes à ceux qui feront preuves de notions suffisantes d'instruction. »

M. Hymans. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la milice.

- Cette proposition est adoptée.


« Le sieur Beeckman prie la Chambre d'ajourner la discussion du projet de loi relatif aux fraudes électorales, jusqu'au moment où il pourra produire sa machine à voter et demande la somme nécessaire pour la construction de cet appareil. »

- Même renvoi.


« Le sieur J. Moreau fait hommage à la Chambre de deux exemplaires d'un opuscule intitulé : « Suppression des poussières sur les chemins de fer et économie de construction ».

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. Devroede, retenu par des affaires pressantes, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Hayez, retenu chez lui par un deuil de famille, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Composition des bureaux des sections

Les sections de janvier se sont constituées comme suit :

Première section

Président : M. Goblet

Vice-président : M. de Naeyer

Secrétaire : M. de Florisone

Rapporteur de pétitions : M. Jacobs


Deuxième section

Président : M. Vilain XIIII

Vice-président : M. Kervyn de Lettenhove

Secrétaire : M. Couvreur

Rapporteur de pétitions : M. Thibaut


Troisième section

Président : M. Jacquemyns

Vice-président : M. Mouton

Secrétaire : M. de Moor

Rapporteur de pétitions : M. Bouvier


Quatrième section

Président : M. Allard

Vice-président : M. Van Wambeke

Secrétaire : M. Braconier

Rapporteur de pétitions : M. Lippens


Cinquième section

Président : M. Van Iseghem

Vice-président : M. Muller

Secrétaire : M. Warocqué

Rapporteur de pétitions : M. Van Humbeek


Sixième section

Président : M. Vleminckx

Vice-président : M. J. Jouret

Secrétaire : M. Giroult

Rapporteur de pétitions : M. de Macar

Projet de loi portant le budget du ministère de la guerre de l’exercice 1865

Discussion générale

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, quand on examine nos Annales parlementaires, on voit que chaque année, pour ainsi dire, depuis notre régénération politique, des voix peu nombreuses se font entendre pour réclamer des modifications à notre organisation militaire ou des réductions sur les dépenses de l'armée.

Le bon sens, l'esprit pratique, la haute raison de cette Chambre ont fait justice de ces réclamations. Vous avez compris, messieurs, que si elles étaient traduites en fait, si elles étaient acceptées, il en résulterait de très graves conséquences pour le pays, et vous les avez toujours repoussées.

J'espère, messieurs, que cette sagesse de la Chambre ne se démentira, ni aujourd'hui, ni jamais.

Ces réclamations, qui pourraient être si dangereuses si elles étaient accueillies, ne doivent cependant pas trop nous surprendre. On les comprend jusqu'à un certain point de la part de ceux qui n'ont pas eu l’occasion d'acquérir, par la pratique et le maniement des affaires, l'expérience des nécessités de notre situation politique et des exigences de notre existence comme nation libre et indépendante.

On comprend que ceux qui négligent ou qui ignorent ces importantes considérations, et qui ne tiennent pas compte des services incessants que rendent les armées par le fait seul de leur existence et par la sécurité qu'elles donnent, que ceux-là, dis-je, débutent par leur être hostiles.

On comprend encore que ceux qui prennent au sérieux les craintes chimériques, les rêveries et les aspirations irréalisables de certains songe-creux, puissent pendant un certain temps, jusqu'à ce que leur éducation politique soit faite, considérer les armées comme un objet de luxe inutile ou comme un instrument de despotisme dangereux, et le budget de la guerre comme un compte de dépenses superflues qu'on peut continuellement marchander et réduire jusqu'à ce qu'on soit arrivé à le supprimer complètement.

S'il est des esprits naïfs qui ont cet espoir de très bonne foi, il en est d'autres qui savent très bien que les armées sont un élément indispensable de l'existence sociale et qui cependant prêchent et déclament contre elles en vue d'une vaine popularité. Ils seraient certes bien fâchés si on prenait leurs déclamations au sérieux et si on leur accordait les réductions qu'ils demandent.

Malgré ces plaintes et ces réclamations, deux choses doivent nous rassurer sur l'avenir des armées ; la première, c'est que les armées sont l'existence sociale ce que les denrées de première nécessité sont à la vie humaine. On a beau se plaindre de leur cherté, il faut toujours en payer le prix sous peine de mourir d'inanition.

On devra donc se résigner à solder les armées parce qu'elles sont l'élément essentiel, indispensable de notre état de société. Toutes les tentatives qu'on a faites pour se soustraire à cette obligation, et elles ont été nombreuses, n'ont jamais abouti qu'à une déception. On n'a qu'à ouvrir l'histoire pour en avoir la preuve ; on y verra que les expériences malheureuses, au lieu d'une économie qu'on en attendait, ont entraîné une augmentation de dépenses, lorsqu'elles n'ont pas en outre remplacé l'ordre, la prospérité et la sécurité par le désordre, l'anarchie et de longues années de misère. On y verra aussi que les armées, comme le phénix antique, renaissent toujours de leurs cendres, (page 354) plus fortes, plus puissantes, mieux appréciées et souvent bien vengées de l'ingratitude et de l'aveuglement de leurs détracteurs, et que le jour où on les sacrifie est, a été et sera toujours la veille de leur résurrection triomphante. Ce n'est donc pas pour l'armée que j'ai des appréhensions, c'est pour le pays.

Le second motif qui doit nous rassurer sur le sort des armées, c'est que la plupart des hommes d'intelligence et d'avenir qui débutent dans la carrière politique comme adversaires de leur existence deviennent plus tard leur appui et leur soutien déclarés.

Après un examen sérieux et approfondi de la question, et à mesure qu'ils acquièrent l'expérience et la connaissance pratique des affaires, leurs idées se modifient et finissent par subir une transformation complète.

De là vient que tant d'hommes éminents qui, au début de leur carrière, avaient des opinions analogues à celles que vous entendez souvent émettre dans cette enceinte par de nouveaux arrivants, sont aujourd'hui nos soutiens les plus solides et les plus convaincus.

Malheureusement, l'expérience ne se communique ni ne se transmet. L'expérience est personnelle ; on n'hérite, on ne profite même jamais de celle des autres. On n'a que celle qu'on acquiert à ses propres dépens. L'expérience d'une génération ne profite pas à la génération suivante, quoiqu'elle soit souvent achetée au prix des plus grands sacrifices. Si deux ou trois générations avaient hérité successivement de l'expérience accumulée de leurs pères, il y a longtemps que le monde aurait atteint la perfection de nos rêves ; il ne tournerait pas sans cesse dans le même cercle, nous ne recommencerions pas toujours les mêmes discussions et nous ne serions pas condamnés à subir continuellement les mêmes épreuves.

Malheureusement aussi, messieurs, lorsque les hommes ont acquis l'expérience qui donne la sagesse, la prudence, la prévoyance, leur âge, les fatigues et les vicissitudes de la vie ont affaibli leur puissance d'initiative, d'entraînement et de création, ces dons, ce privilège presque exclusif de la jeunesse auquel le monde charmé n'a jamais pu résister. On dit proverbialement qu'on apprend chaque jour quelque chose. Cette vérité n'est vraie que pour les esprits d'élite.

C'est l'expérience qui leur arrive jour par jour, l'expérience, cette plante si lente à croître, stérile pour les esprits ordinaires, mais qui fleurit pour ceux qui savent la cultiver et dont ils recueillent ces fruits, parfois tardifs, mais toujours salutaires : la sagesse, la prudence et la prévoyance.

Je puis donc espérer, messieurs, que la plupart de nos adversaires d'aujourd'hui deviendront à leur tour nos fervents soutiens. Qu'ils ne se hâtent pas de s'engager trop avant dans leur opposition ; le retour sur leurs pas serait plus difficile lorsque l'expérience les aura éclairés. A l'exception de ceux qui tiennent peut-être à honneur de demeurer immuables, je puis donc ajourner la plupart de nos adversaires à quelque temps d'ici et leur prédire, dans leurs opinions sur la question militaire, une transformation analogue à celle dont, pour le bonheur du pays, j'ai vu tant de courageux et d'intelligents exemples. J'espère que mes adversaires ne se formaliseront pas de cette prédiction : elle est une preuve de l'estime que j'ai pour leur caractère et pour leur esprit ; car, je le redis volontiers, il n'y a que les grandes intelligences que l'expérience éclaire, il n'y a que les grands cœurs qu'elle fait revenir de leurs erreurs.

Messieurs, les armées ont eu de tout temps deux espèces d'adversaires bien différents, mais contre lesquels il faut se tenir également en garde. Les uns sont inspirés par des méfiances chimériques, par des haines aveugles ; les autres, au contraire, sont sous le charme d'illusions, de fausses théories, fondées sur une base imaginaire, la perfectibilité humaine.

Les premiers, tout le monde connaît le but qu'ils poursuivent : éternels ennemis de la société, il n'est pas étonnant qu'ils cherchent à renverser l'obstacle qui la préserve le plus efficacement.

Ils ressemblent un peu à ces loups qui conseillaient aux moutons de licencier leurs chiens de garde, ces aboyeurs inutiles, ces satellites improductifs qui vivaient à leurs dépens et qui les empêchaient de brouter librement une herbe délicieuse sous l'ombragé des forêts.

Les moutons, race assez crédule de sa nature, cédèrent un jour à ces conseils, et ils y gagnèrent d'être écorchés vifs au lieu d'être un peu tondus. Messieurs, tout le monde connaît la moralité de cette vieille fable ; elle n'a pas besoin de commentaires.

Mais ce ne sont pas là les adversaires les plus redoutables de l'armée. Ceux qui lui portent les plus rudes coups, qui la menacent le plus dans son existence, ceux-là sont d'une toute autre nature ; ce sont des gens très respectables, animés des meilleurs sentiments, doués du cœur le plus généreux ; mais ce sont, en général, des hommes pleins d'illusions, peu pratiques et d'un esprit faux.

Sans connaissance du cœur humain, ils sont épris d'une tendresse infinie et peut être peu factice pour une humanité idéale.

Ils vivent dans un monde imaginaire, et ne tiennent aucun compte des faits les plus éclatants de l'histoire.

Ils attendent depuis six mille ans le retour de l'âge d'or et de la paix perpétuelle. Les faits les plus évidents, les événements les plus lumineux, même ceux qui éclatent sous leurs yeux, qui renversent toutes leurs théories et font mentir toutes leurs prédictions, passent inaperçus devant eux et ne dissipent aucune de leurs illusions. Les exemples constants de l'histoire, de même que les faits contemporains les plus significatifs ne sont rien pour eux. Ils ne leur apprendront jamais que depuis le commencement du monde, depuis Caïn et Abel, la guerre a toujours existé parce qu'elle est le résultat de nos passions, de nos instincts, de notre organisme ; et qu'elle ne disparaîtra de ce monde qu'avec nous, parce qu'il n'est donné à personne de changer la nature et les destinées de l'homme, ni les lois de la création, qui ont mis partout la guerre et la mort.

Les meilleurs esprits se laissent quelquefois momentanément séduire et troubler par les théories et les utopies décevantes de ces doux apôtres de l'union fraternelle des peuples, par les promesses irréalisables de ces mormons d'une société idéale et impossible.

Je me rappelle que le 28 décembre 1847, remarquez bien la date, messieurs, c'était deux mois jour pour jour avant la révolution de février 1848, un des hommes les plus considérables du parlement, un homme d'un grand cœur, d'un grand caractère, d'un patriotisme éprouvé, d'un esprit distingué, vous disait avec la plus intime conviction :

Je cite textuellement ses paroles, parce que, comme elles étaient un peu à mon adresse, elles sont parfaitement restées gravées dans mon esprit :

« Le rêve de l'abbé de Saint-Pierre qu'on vous représente comme une utopie, est à la veille de se réaliser. Les faits qu'on vous cite pour vous montrer la guerre comme possible, sont précisément ceux sur lesquels je m'appuie, pour conclure que la guerre est devenue impossible, qu'il n'y a plus de question d'où la guerre puisse sortir. »

Messieurs, c'était, comme je viens de le dire, la veille de la révolution de 1848, qui fit éclater la guerre aux quatre coins du monde, qu'un homme dont nous regrettons tous la perte et dont nous honorons tous la mémoire vous tenait ce langage ; c'était la veille du jour où l'armée belge allait contribuer à sauver le pays, en arrêtant la révolution à la frontière, que l'honorable M. Delfosse vous engageait à supprimer votre état militaire. Bien que la liberté n'eût pas besoin de passer par la Belgique pour faire le tour du monde, suivant la belle expression de l'honorable M. Delfosse, la liberté escortée de tous les désordres qui vint heurter à notre frontière, au moment où il prononçait ces nobles paroles, serait entrée chez nous et aurait peut-être fait le tour du monde, si vous aviez suivi le conseil qu'il vous donnait, et si vous aviez licencié cette armée qui l'arrêta à sa première étape.

C'était la veille de la guerre dans toute l'Allemagne, en Bohême, en Hongrie, en Pologne, en Russie, en Crimée, en Italie, en Orient, aux Indes, au Japon, en Chine, en Amérique, en Afrique ; c'était lorsque la terre entière allait être trempée de sang qu'on déclarait que la guerre était désormais impossible. C'était lorsque chaque question allait la faire surgir qu'on vous disait qu'il n'en cétit plus une seule d'où elle pût sortir cl qu'on vous annonçait la réalisation du rêve de l'abbé de Saint-Pierre.

Rappelez-vous encore les discours prononcés à cette époque par les orateurs les plus distingués du congrès de la paix siégeant alors à Bruxelles, et vous aurez une idée de l'empire que certaines illusions peuvent exercer sur de belles et nobles intelligences.

Le lendemain, pour ainsi dire, de ces discours, de ces prophéties pacifiques qui firent une profonde impression dans le pays et dans cette assemblée, et qui faillirent amener la désorganisation de l'armée, un coup de foudre terrible vint ouvrir les yeux de tout le monde et prouver la justesse des avertissements que nous donnions. Au lieu de la réduction qu'on vous demandait sur le budget de la guerre, vous eûtes la sagesse et le courage de voter, à la presque unanimité des voix, une augmentation de plusieurs millions.

Oubliant vos dissentiments politiques, pour vous unir dans un sentiment commun de patriotisme, vous sauvâtes le pays.

Dans ce moment suprême, un heureux revirement se fit dans tous les esprits ; les hommes d'ordre de tous les partis se tendirent la main, comme ils devraient toujours le faire dans les questions d'intérêt (page 355) national, et le pays donna dans ce moment le plus magnifique exemple au monde, Les prophètes de la paix firent silence, trop heureux de trouver une armée pour protéger le pays menacé, et plusieurs d'entre eux félicitèrent le gouvernement de l'énergie avec laquelle il avait défendu notre organisation militaire et l'engagèrent à persévérer dans cette voie.

Mais hélas ! ce retour à la réalité des faits, à la saine raison, à l'union qui devrait toujours exister entre les partis sur certaines questions, ne fut pas de longue durée. Dès qu'ils n'entendirent plus les coups de l'ennemi à la porte de leur propre demeure, les adversaires de l'armée reprirent leur œuvre ; ils ne virent plus de danger nulle part, ils oublièrent celui auquel, grâce à l'armée, ils venaient d'échapper ; ils n'entendirent plus le canon qui grondait partout autour d'eux et ils nièrent de nouveau la guerre.

L'hallucination qui les avait possédés reparut bientôt, et semble, dans ce moment, avoir atteint un nouveau degré d'exaltation.

Je vous avoue, messieurs, que cette recrudescence d'opposition contre l'armée, que ces prédictions pacifiques ravivées me font peur, non pas pour l'armée, au contraire, mais pour le pays.

J'ai remarqué qu'elles étaient souvent l'avant-coureur, le pronostic presque infaillible de grands événements.

Les hommes ne parlent jamais autant de paix et de désarmement qua lorsqu'ils sont à la veille de se combattre. L'abbé de Saint-Pierre faisait son beau rêve pacifique comme M. Delfosse a fait le sien, la veille d'une révolution qui a ensanglanté le monde. La Convention nationale se donnait le fameux baiser Lamourette la veille du jour où elle allait s'entrégorger. Un souverain illustre ne croyait-il pas fermement que l'empire serait la paix, la veille du jour où les événements, plus puissants que ses désirs, que sa volonté, que son génie même, allaient le forcer à faire la guerre ?

Est-il donc un homme sensé qui oserait nous prédire encore aujourd'hui, non pas la paix perpétuelle, comme M. Delfosse, mais seulement la paix à courte échéance, et assumer la responsabilité de sa prédiction ?

Est-il un esprit sérieux qui ne voie pas qu'il s'agite dans ce moment des questions brûlantes, dont la guerre peut sortir à chaque instant, peut-être demain à notre réveil ?

Et n'avons-nous pas d'autres dangers que la guerre à redouter ? Le repos du monde ne dépend-il pas, peut-être, de l'existence de deux ou trois grands individualités ?

Et c'est en présence de la situation tendue, incertaine, troublée du monde entier, qu'on ose venir vous proposer de réduire notre état militaire, c'est-à-dire de diminuer nos chances de sécurité et d'existence !

Messieurs, quelque contagieuses que soient les idées de mes adversaires, je ne puis pas croire que vous les ayez acceptées. Votre haute raison vous préservera de cette contagion.

Messieurs, je ne viens pas combattre ici les adversaires de parti pris des armées ni ceux qui, sous l'empire d'idées préconçues, sont frappés d'un aveuglement incurable.

Je sais, par expérience, qu'à moins d'un danger immédiat, ils ne me feraient aucune concession. Mais je viens protester contre leurs erreurs et contre leurs hérésies politiques et militaires, afin qu'ils ne se targuent pas de mon silence ; et je viens, pour l'acquit de mon devoir, vous avertir, vous prier de vous tenir en garde contre l'entraînement qu'exercent sur les esprits faciles à circonvenir les fausses doctrines, les utopies, tout ce mirage enfin dont ils sont dupes et dont nous serions tous victimes, si vous leur permettiez de faire une nouvelle expérience aux dépens du pays.

Messieurs, je vous ai dit que chaque fois qu'on avait tenté une de ces expérience, que chaque fois qu'on avait réduit les armées au-delà d'une certaine limite, ou laissé affaiblir leur organisation, ou laissé seulement altérer l'esprit militaire, on s'en était bientôt repenti et on n'avait pas tardé à en être puni. Le désordre et l'anarchie succédant à l'ordre et à la sécurité ont toujours été la conséquence de cette mesure qui n'a jamais été prise qu'au détriment des peuples qui l'ont provoquée et qui a été la ruine des gouvernements qui l'ont permise.

Remarquez encore que ceux qui battent en brèche et attaquent avec le plus de véhémence les institutions militaires pour renverser et usurper le pouvoir, sont ceux qui les soutiennent et les renforcent le plus le lendemain de leur avènement.

Si ce n'était donc le danger et les malheurs irréparables auxquels une nouvelle expérience entraînerait le pays, l'armée ne demanderait pas mieux que cette expérience se renouvelât, ne fut-ce que pour démontrer l’aveuglement des uns, l'erreur des autres, et pour prouver à tous la réalité et les services qu'elle rend, et la nécessité absolue, incessante de son action, que chacun apprécierait si elle vinait à cesser un seul jour.

Un seul jour de trouble et d’anarchie causerait une perturbation sociale, qui coûterait plus citer au pays que le budget de la guerre pendant dix ans.

Un des principes fondamentaux de l'économie politique devrait être et sera un jour, que la dépense la plus utile, la plus productive pour un Etat qui veut rester libre, en paix et prospère, est celle qu'il s'impose pour l'entretien d'une armée fortement organisée, parce que cette armée le met à l'abri de l'ambition et de la convoitise des autres, des perturbations sociales et des troubles intérieurs qui arrêtent le développement de la fortune publique, qui ruinent les peuples et qui tuent presque toujours la liberté.

C'est ce principe d'économie politique que les grands hommes d'Etat anglais ont parfaitement compris et pratiqué depuis plus d'un siècle, malgré les déclamations et les sinistres prédictions de quelques économistes à courte vue, dont nous avons la bonhomie d'être trop souvent dupes sur le continent, mais dont les Anglais ne le seront jamais chez eux.

C'est à l'application constante de ce principe et à la manière large et généreuse dont elle récompense les services qu'on lui rend, que l'Angleterre doit sa grandeur et sa richesse. Quels qu'aient été les hommes d'Etat placés à la tête du gouvernement, qu'ils aient été whigs ou torys, l'Angleterre a toujours consacré à son état militaire, malgré sa position insulaire qui la rend presque invulnérable, plus du tiers de son revenu, non compris les dépenses extraordinaire, très considérables qu'elle s'impose chaque année pour perfectionner ses moyens d'attaque et de défense.

Presque toute la dette de l'Angleterre, qui s'élève à plus de 10 milliards de francs, a été contractée pour les dépenses de la guerre, car l'Angleterre n'intervient pas comme nous dans une quantité de dépenses publiques qu'elle laisse à la charge et à l'initiative des particuliers.

Des philanthropes, des économistes, des utopistes et de faux hommes d'Etat anglais prêcheront toujours aux autres nations le désarmement dans un but politique facile à comprendre, ou par sentimentalisme ignorant : mais soyez sûrs que, chez eux, ils prêcheront dans le désert, parce que les véritables hommes d'Etat de ce pays, ceux qui y exercent de l'influence et en dirigent la politique, savent parfaitement que le désarmement serait le signal de la décadence et de la ruine de la nation.

Ce sont les principes que lord Palmerston, qui dirige la politique de son pays depuis plus d'un demi-siècle, a toujours fait prévaloir et qu'il défend encore aujourd'hui avec une ardeur juvénile. Ces principes sont si généralement adoptés par toute la nation, qu'il n'est pas une de ces réunions solennelles si fréquentes en Angleterre, où, après le toast à la Reine, on ne porte un toast à l'armée et à la flotte, qui assurent la grandeur et la puissance du pays,

C'est le sentiment que ce grand ministre a encore récemment exprimé dans un de ces toasts qui ont un retentissement européen et dont il saisit souvent l'occasion pour donner avec tant de verve et de bon sens d'utiles enseignements et de sages conseils à ses concitoyens et aux autres nations, et pour railler avec tant de finesse, de bonne humeur et d'esprit ses adversaires, et même ses amis et ses propres collègues lorsqu'ils s'écartent de ses vues politiques. En buvant à l'armée et à la flotte qui assurent la grandeur de l'Angleterre et à la presse qui assure sa liberté, ce ministre répondait à celui de ses collègues qui s'évertue à prêcher aux autres le désarmement pendant que le ministère dont il fait partie augmente sans cesse les dépenses militaires.

Mais il n'en a pas été toujours ainsi en Angleterre. Il fut un temps où ces idées n'étaient pas comprises par la nation. Il a fallu le génie de plusieurs grands hommes d'Etat pour faire prévaloir cette doctrine Permettez-moi de vous citer à ce sujet un passage de Macaulay, le plus grand historien de l'Angleterre et peut-être des temps modernes, cité dernièrement par un orateur du parlement italien.

« Lorsque l'Angleterre, nous dit Macaulay, entra pour la première fois dans la voie des grandes dépenses pour son état militaire, lorsqu'elle contracta son premier emprunt, tout le monde était à peu près d'accord pour dire que le pays était ruiné, perdu à tout jamais.

« Et notez qu'alors seulement commençait la puissance anglaise : elle fondait en Amérique et aux Indes ses premières colonies et ses premiers comptoirs.

« Dans la chambre des communes de 1692 ce premier emprunt produisit une consternation générale. »

Il donna lieu à des discours dans le genre de ceux que vous venez d\entendre et qui ont le tort d'être arriérés de deux siècles.

« A chaque augmentation de la dette, dit encore Macaulay, les hommes prudents assuraient gravement qu'on était en face de la banqueroute et de la ruine.

(page 356) « Malgré tout cela, la dette allait toujours croissant et la ruine et la banqueroute étaient plus loin que jamais.

« Quand la paix d'Utrecht mit fin à la grande lutte avec Louis XIV, la nation devait 50 millions de livres sterling, 1 milliard 250 millions de francs.

« Ce n'était pas seulement le commun du peuple et les orateurs de taverne, mais des penseurs sagaces et profonds, dit encore cet historien, qui regardaient cette dette comme une charge qui serait toujours fatale à la société.

« Malgré cela le commerce florissait, les richesses augmentaient et la nation devenait de plus en plus prospère.

« Vint ensuite la guerre de la succession d'Autriche, et la dette s'éleva jusqu'à 80 millions de livres (2 milliards de francs).

« Les faiseurs de brochures, les historiens et les orateurs déclarèrent que la situation était désespérée, et cependant la prospérité allait toujours croissant.

« Sur le bruit d'une nouvelle guerre et sous l'administration énergique et prodigue du premier Guillaume Pitt, la dette monta rapidement à 140 millions de livres (4 milliards 500 millions de francs).

« Les hommes de théorie et les hommes d'affaires proclamèrent de nouveau à l'envi que le jour fatal était arrivé. Edouard Burke fut le seul homme de théorie qui ne partagea pas ces illusions.

« David Hume, un des plus profonds économistes politiques de son temps, déclarait que la folie des Anglais dépassait celle des croisés. Il annonçait que tout était fini, il prédisait la ruine de l'Angleterre et il ne craignait pas de dire qu'il valait mieux être envahi par l'étranger que de payer l'intérêt d'une pareille dette !

« Cependant ce grand philosophe n'avait qu'à ouvrir les yeux pour voir que tout prospérait autour de lui. Les villes s'agrandissaient, l'agriculture se développait, les marchés devenaient trop petits pour la multitude des vendeurs et des acheteurs, les ports trop étroits pour les navires ; on construisait des routes, des canaux, on creusait des ports, on élevait de somptueuses habitations, etc. »

Ne dirait-on pas une description de ce qui se passe chez nous ?

« Les prédictions de David Hume ont passé à la postérité comme un exemple mémorable de la faiblesse et de l'erreur dont ne sont pas exempts les esprits les plus solides. *

Puissent y passer de même les discours de nos économistes et surtout puissent-ils ne pas produire sur vous, messieurs, plus d'effet que n'en ont fait ceux des orateurs de cette époque !

« Adam Smith vit un peu plus loin, mais seulement un peu. Il reconnut que la nation pouvait supporter cette dette de 4 1/2 milliards, mais il déclarait qu'on avait atteint la limite extrême, et que le moindre pas en avant deviendrait fatal. »

On a fait des milliards de pas en avant puisque de 4 1/2 milliards la dette s'est élevée à plus de 19 milliards de francs, et je vous le demande, l'Angleterre est-elle près de sa ruine ?

Si elle est la plus endettée des nations européennes, n'est-elle pas aussi une des plus riches et des plus puissantes nations du monde ?

Je n'hésite donc pas, messieurs, à le répéter, les dépenses les plus productives, les plus utiles, les plus économiques pour un Etat qui veut rester libre, indépendant et prospère, sont celles qu'il s'impose pour avoir un bon état militaire. Je sais bien qu'on pourra traiter cette opinion de paradoxale ; mais peu importe, j'en assume volontiers la responsabilité et je suis persuadé que c'est une vérité qui fera son chemin comme bien d'autres et qu'on sera peut-être très surpris un jour de ne l'avoir pas comprise et peut-être au regret de ne l'avoir pas mise en pratique plus tôt ; non pas que je craigne, comme quelques orateurs l'ont donné à entendre dans cette enceinte, que nous puissions être exposés à chaque instant aux envahissements de la France par exemple, ou que je croie que la France songe à nous annexer.

Non, messieurs, je n'ai pas cette crainte ; tous les gouvernements réguliers qui ont existé en France depuis la fondation de notre nationalité ne nous ont donné que des preuves de bienveillance, et le souverain illustre qui gouverne aujourd’hui cet empire nous a toujours témoigné la plus grande amitié. Il y aurait autant d'injustice que d'ingratitude à ne pas le reconnaître.

Aussi, je le dis bien franchement, je fais des vœux ardents dans l'intérêt de la paix et de la sécurité du monde, pour que ce grand souverain, ainsi que le monarque qui nous gouverne depuis 34 ans avec tant de sagesse et tant d'habileté président pendant bien longtemps encore aux destinées de la France et de la Belgique !

Personne ne devrait plus ignorer aujourd'hui que la civilisation n'existe et n'a fait de progrès réels et continus que depuis la création des armées permanentes ; que l'ordre et la sécurité n'ont régné en Europe, que la prospérité générale ne s’est développée et que la liberté n'a pris naissance que sous leur égide protectrice.

Personne ne devrait mettre en doute aujourd'hui que les armées régulières sont l'élément et la garantie les plus essentiels de l’existence des Etats libres, de la sécurité des citoyens, et du développement constant et progressif de la richesse et de la grandeur nationales.

Il n'existe pas une puissance ancienne ou moderne, petite ou grande, qui se soit appauvrie, ou qui ait été arrêtée dans sa marche ascendante et ses progrès, quoiqu'on en dise, par le développement, même exagéré, de sa force militaire, tandis qu'il en est beaucoup qui ont été ruinées ou qui sont déchues pour avoir laissé tomber leur état militaire.

Qu'étaient la Russie et la Prusse avant le développement, exagéré par rapport aux autres puissances, que donnèrent à leur état militaire Pierre Ier et Frédéric II, auxquels l'histoire équitable a décerné le titre de Grands ?

Quel degré de splendeur n'a pas atteint l'Angleterre par le développement de sa force maritime qui, en ce moment, est à peu près égale à celle de toutes les nations continentales réunies ! Rappelez-vous ce qu'étaient ces trois puissances il y a deux siècles et voyez ce qu'elles sont devenues. De puissances de second ordre, elles sont devenues puissances de premier ordre et puissances prépondérantes. Dans ce court laps de temps, la Russie, qu'on nous représente comme si amoindrie par l'accroissement de sa force militaire, est non seulement sortie de la barbarie et a complètement changé de face ; mais cric ire elle s'est accrue démesurément ; elle a ajouté à son empire la Pologne, la Courlande, la Finlande, la Sibérie, jusqu'aux frontières de la Chine et jusqu'à l'Amérique septentrionale ; au sud elle a conquis la Bessarabie, la Crimée, le Caucase, les antiques royaumes de Géorgie et d'Arménie, et ces provinces bibliques de la Perse et de l'Asie Mineure, où la tradition de tous les peuples a placé le berceau du monde, d'eu est sortie la race humaine et où Dieu avait placé le Paradis terrestre.

La Prusse, de simple duché, s'est faite royaume de premier ordre, en s'allongeant aux dépens de tous ses voisins.

L'Angleterre, faisant taire ses principes au profit de sa grandeur, a étendu ses conquêtes sur toutes les parties du globe.

Est-il une meilleure preuve des avantages que procure un état militaire largement développé ?

D'un autre côté, quelle était la situation de l’Europe et de la civilisation avant la création des armées permanentes ?

La guerre, le désordre, l'anarchie et la misère étaient partout. On se battait, non seulement de peuple à peuple, mais de province à province, de commune à commune, de simple château à simple château.

Chacun était obligé de se fortifier chez soi, et d'être toujours sur la défensive. Les villes, les villages, les simples habitations s'entouraient de remparts. Personne n'osait s'aventurer hors des murs, sans escorte, ou sans être sur ses gardes. Chacun était obligé de consacrer la majeure partie de son temps au métier des armes, le seul en honneur, sans qu'on sût l'utiliser au profit de tous. Partant pas de commerce, pas d'industrie, pas de bien-être, une existence passée dans les alarmes, et partout des exactions, des actes de violence et des catastrophes effrayantes.

Ouvrez, à n'importe quelle page, l'histoire réelle de ces temps lamentables, même celle de notre pays, celui de tous où la civilisation était la plus avancée peut-être, et qu'y voyez-vous ?

Nos communes, nos villes en guerre les unes avec les autres, nos populations s'entrégorgeant lorsqu'elles n'avaient pas à lutter contre l'étranger, des villes entières mises à sac et passées au fil de l'épée.

Ce n'est qu'après que Charles VII en France (1445) et Charles le Téméraire dans notre pays (1471) eurent jeté les bases de la formation des armées permanentes, et fait paraître les fameuses ordonnances qui en sont l'origine et dont les principales dispositions sont encore en vigueur, que l'on vit un peu d'ordre et de sécurité renaître en Europe, le droit et la justice prévaloir et la tyrannie féodale disparaître.

Voyez, avant cette époque, avec quelle lenteur avaient marché les progrès de la civilisation ; voyez quels pas de géant ils ont fait depuis que la création des armées permanentes a donné plus de force aux gouvernements et plus de sécurité aux peuples.

Voyez encore se qui se passe, de nos jours, dans les pays privés de cet élément civilisateur.

Presque tout l'Orient n'a-t-il pas été arrêté dans ses aspirations vers la civilisation, aussi longtemps qu'il n'est pas parvenu à constituer une force régulière, et quelques-uns de ces antiques royaumes, plongés dans la barbarie depuis des siècles, n'en sortent-ils pas depuis que l'Europe les aide à organiser un état militaire analogue au sien ?

(page 357) A mesure que les armées de ces pays si longtemps stationnaires se forment, s'organisent, se disciplinent, on les voit sortir de leurs limbes et se relever de leur abaissement séculaire.

C'est une transformation qui se fait sous nos yeux et dont nous suivons, pour ainsi dire, suivre jour par jour le développement et les progrès

Aussi voyons-nous toutes les nations qui ouvrent les yeux à la lumière, demander avant tout à l'Europe, comme premier élément de civilisation, son organisation et ses instructeurs militaires, et voyons-nous également que celles qui négligent de s'appuyer sur cette base fondamentale lors même qu'elles sont arrivées à une civilisation avancée, retombent dans la barbarie, ou sont menacées dans leur existence.

Croyez-vous que les Etats-Unis d'Amérique eussent éprouvé cet immense déchirement qui depuis des années fait couler des flots de leur sang le plus pur, s'ils avaient eu une armée régulière suffisante pour faire respecter les décisions des pouvoirs légitimes, et pour prévenir ou étouffer la rébellion dès sa naissance ?

Les regrets qu'ils éprouvent de s'être laissé tromper par de fausses doctrines économiques, et par des méfiances chimériques, se révèlent aujourd'hui par les efforts qu'ils font pour revenir sur leurs pas et pour réparer les erreurs de leur imprévoyance et de leurs préjugés.

Voyez quels sacrifices ils s'imposent, à quelles mesures extrêmes ils se résignent pour organiser l'armée, dont ils avaient cru pouvoir se passer ; pour établir la conscription qu'ils avaient toujours repoussée, pour former des cadres qu'ils s'étaient imaginé pouvoir improviser au moment du danger et qu'ils ne peuvent ni former ni compléter après trois ans de guerre ; pour implanter enfin chez eux toutes les institutions militaires dont ils avaient cru pouvoir faire la ruineuse économie.

Ils ne sont menacés d'aucun danger extérieur, et pour continuer la guerre fratricide qu'ils se font entre eux et qu'aurait prévenue l’existence d'une bonne armée, ils sont obligés de recourir déjà aux mesures des plus tristes temps révolutionnaires, aux contributions exagérées, aux emprunts les plus immoraux, au papier-monnaie, à la conscription la plus oppressive, à la suspension de plusieurs libertés, aux répressions sanglantes et de déployer une sévérité terrible pour plier à la discipline leurs milices et les soldats qu'ils sont obligés d'aller recruter à grands frais, sur tous les points du monde, par suite de l'épuisement du sang national.

Savez-vous ce que cette, guerre déplorable a déjà coûté d'argent aux Etats de la confédération américaine ?

On vous dira peut-être tout à l'heure, comme on vous le disait dernièrement à propos de la citation que je vous faisais de la guerre du Danemark, si instructive pour nous, que j'ai toujours une petite histoire à raconter.

On aura raison. J'en aurais en effet indéfiniment de ces histoires à raconter si je voulais réfuter par des faits et par des preuves historiques toutes les erreurs de certains de mes adversaires.

J'admets volontiers que mes petites histoires sont importunes pour eux, et gênantes pour les fausses thèses qu'ils soutiennent, parce qu'elles mettent en lumière des vérités qu'on voudrait cacher et qu'on ne peut pas nier, et parce qu'elles sont une page authentique et irréfutable de la grande histoire des peuples.

Quelque ennui que mes histoires puissent donc leur causer, j'engage cependant mes adversaires à méditer celle que je vais vous dire au sujet des Etats-Unis. Ceux qui m'en fournissent le sujet et qui en payent les frais trouveront, je crois, que cette petite histoire est une bien grosse histoire pour eux.

Dieu fasse que mon pays et toutes les autres nations profitent de la leçon que nous donne la république américaine et de la cruelle expérience qu'elle fait à ses dépens !

Lorsque la guerre a éclaté en Amérique au mois d'août 1861, la dette des Etats-Unis s'élevait, d'après le rapport présenté au congrès par le secrétaire du trésor, à 74,178,895 dollars, soit 402,019,610 francs en évaluant le dollar à 5 fr. 42 c.

C'était une dette bien minime, une dette inférieure à celle de presque toutes les monarchies européennes ; mais les Etats-Unis n'ont eu qu'une existence beaucoup moins longue que ces monarchies. Depuis lors, dans l'espace de trois ans, cette dette de 402 millions est devenue 36 fois plus forte ; elle s'élevait au mois de juin à 14,473,785,960 fr.

Ainsi donc, messieurs, dans l'espace de trois ans, la dette des Etats-Unis est devenue plus forte que celle des monarchies de l'Europe les plus obérées, à l'exception de l'Angleterre. Depuis le mois de juin dernier, époque à laquelle on a fait connaître la situation financière des Etats-Unis, la guerre a continué ; et elle ne coûte pas, comme le disait l'honorable M. Le Hardy de Beaulieu, deux millions de dollars par jour ; elle coûte beaucoup plus cher et, d'après l'estimation des journaux mêmes des Etats-Unis, elle coûte vingt millions de francs par jour. Cela vous paraîtra sans doute exorbitant.

M. Coomans. - Non ! non !

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Eh bien, la manière dont on fait la guerre aux Etats-Unis me fait croire qu'elle coûte beaucoup plus cher.

M. Coomans. - Je dis seulement que cette guerre est absurde ; voilà tout.

M. de Moorµ. - Absurde ou non, cela n'empêche pas puisqu'elle existe.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Elle est précisément le résultat du système militaire des Etats-Unis et je dis que si nous adoptions le système que vous voulez faire prévaloir, nous ne tarderions pas à voir éclater la même guerre en Europe.

M. Delaetµ. - Nous aurions absolument la même guerre avec votre système.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - On peut voir dans les journaux américains, et par un simple calcul de ce qu'elle a coûté par jour, que si la guerre des Etats-Unis dure encore jusqu'au mois de mars, c'est-à-dire encore un mois, la dette s'élèvera à plus de 17 milliards.

Mais dans ce calcul on ne fait pas entrer les sommes immenses qu'il faudra payer comme indemnité aux citoyens loyaux dont on a ravagé les propriétés dans un intérêt de guerre, ni ce qu'on devra payer aux étrangers dent les gouvernements ont déjà appuyé les réclamations ; car dans ce pays où l'en avait négligé tous les moyens de défense, où il n'y avait pas d'établissement militaire, il a fallu faire des sacrifices énormes pour se procurer ce qui convenait aux troupes et pour détruire les obstacles qui s'opposaient à leurs opérations stratégiques. Comme c'est surtout une guerre de dévastation, on a dû faire comme au moyen âge : se fortifier partout. Il a donc fallu raser les environs des villes pour y élever des fortifications ; il a fallu s'emparer de toutes les propriétés, et les journaux des Etats-Unis évaluent déjà à un milliard deux cents millions de livres sterling, c’est-à-dire à vingt-sept milliards de francs le montant des indemnités qu'il y aura lieu de payer aux propriétaires lésés. Si vous ajoutez cela à la dette actuelle des Etats-Unis, vous arriverez à un chiffre qui dispense de tout commentaire.

D'après les statistiques officielles, on voit que la totalité de la propriété mobilière et immobilière des Etats-Unis, avant la guerre, en y comprenant une partie des Etats douteux, tels que le Kentucky, le Missouri et le Maryland, s'élevait à 52,700,000,000. Or, la dette des Etats-Unis dépassera de beaucoup la moitié de la valeur de toutes les propriétés mobilières et immobilières, de sorte que chaque citoyen peut déjà reconnaître qu'il doit au grand créancier publie la moitié de tout ce qu'il possède ; et c'est un calcul très avantageux pour lui que je fais en ce moment-ci.

Et remarquez, messieurs, que quand je cite l'évaluation de la propriété mobilière et immobilière, je la prends à une époque de grande prospérité pour les Etats-Unis, à l'année qui a précédé la guerre. Depuis lors, presque tous les Etats ont plus ou moins perdu par la guerre et quelques-uns même ont été complètement dévastés.

Je vous l'ai dit, messieurs, la guerre qui se fait aux Etals-Unis est une véritable guerre de dévastation, et il en eût été autrement s'il y avait eu une armée régulière.

Que vois-je, en effet, si je consulte le bulletin des résultats de quelques expéditions ? Je vois, par exemple, que le général Sherman, dans sa campagne en Géorgie, a détruit cent milles de chemin de fer, brûlé 60,000 balles de coton, ravagé le pays à dix milles à droite et à gauche de sa marche. Je vois que le général Stoneinan, en Virginie, annonce qu'il a détruit également cent milles de chemin de fer, cinquante fonderies, toutes les mines de plomb, les salines, plusieurs hauts fourneaux, pour dix millions de propriétés particulières, brûlé 15 locomotives, 200 waggons et trois villes entières, Bristol, Abingdon et Whitville.

Voilà donc, messieurs, comment on fait la guerre dans les pays où il n'y a pas d'armée régulière et où l'on a un système militaire analogue à celui qu'on préconise.

(page 358) Messieurs, je vous disais que les dépenses de cette guerre étaient évaluées à 20 millions par jour et que c'était une évaluation bien modérée. Eh bien, voyons, de l'aveu des Etats-Unis eux-mêmes, ce que vient de coûter, en vingt-quatre heures, une seule expédition, celle de Wilmington.

Les Etats-Unis avaient réuni pour cette expédition des forces navales considérables, une véritable armada, peut-être la plus considérable qui ait été rassemblée dans les temps modernes ; elle se composait d'abord d'une flotte de 46 navires de guerre, 33 de premier rang, et 15 de second rang ; dans le nombre se trouvaient plusieurs de ces fameux monitors ; tous étaient armés de la plus formidable artillerie. A cette flotte en était jointe une autre qui portait une armée de débarquement.

Ces deux flottes sont parties pour attaquer la ville de Wilmington. Cette ville est défendue par une citadelle qu'on appelle le fort Fisher, dans le genre de la fameuse citadelle du Nord d'Anvers qu'on croit inutile.

Toute la flotte est venue s'embosser devant cette forteresse qui défend la rade de Wilmington, ce que jamais une flotte ne pourra faire devant la citadelle du Nord à Anvers, puisqu'elle est située à 20 lieues de la rade et sur le bord d'un fleuve, tandis que le fort Fisher est sur le bord de la mer à l'entrée du cap Fear.

L'amiral Porter a tiré, avec les plus formidables calibres, 150 coups par minute, pendant 5 heures le premier jour, et pendant 7 heures le second jour. Outre cela, on avait préparé une machine infernale des plus colossales. C'était un navire de guerre chargé de 430,000 kilo. de poudre. Vous allez voir l'effet de cette machine et le résultat de ce bombardement.

M. Delaetµ. - Comment ! l'année passée, on ne faisait plus de bombardement ; d'après vous ils coûtaient trop cher.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Cette machine de guerre a été amarrée à 500 mètres du fort ; elle a fait explosion, et à 13 milles en mer les navires ont roulé sur leurs câbles. Après l'explosion de ce volcan et après ce terrible feu contre le fort, on a fait débarquer l'armée commandée par le général Butler. On croyait que dans la citadelle tout était bouleversé, détruit ; or tout le monde était à son poste, L'armée assaillante a été repoussée, et obligée de se rembarquer ; elle a perdu 1,000 hommes ; elle a été obligée de jeter à la mer toute son artillerie, tous ses chevaux ; et la flotte a eu six navires détruits, et 15 désemparés. Plusieurs des canons Parrot, tant vantés, ont éclaté en tuant 45 officiers et marins de la flotte ; ces canons ont été reconnus tellement défectueux et dangereux pour ceux qui s'en servent, qu'il faudra changer l'armement de la marine américaine.

Cette expédition a coûté aux Etats-Unis 162 millions en 12 heures de temps et la flotte a consommé pour plus de 13 millions de munitions.

Or, savez-vous quel résultat on a obtenu de cette imnense dépense, de ce formidable bombardement et de cette terrible machine infernale ? Le fort Fisher u'a pas éprouvé le plus petit dommage ; la garnison a perdu 3 hommes et a eu 2 canons démontés ! Dans son rapport au président Davis, le général Bragg déclare que le fort est intact et la garnison prête à repousser toute nouvelle attaque.

Voilà l'effet de ces fameux bombardements, le prix qu'ils coûtent et les résultats qu'ils obtiennent lorsqu'on est défendu par de bonnes citadelles !

Messieurs, si nous examinons maintenant ce qui se passe du côté du Sud, nous trouvons que de ce côté on se livre à des dépenses aussi énormes, et qu'on fait la guerre avec le même acharnement.

M. Coomans. - C'est une ruineuse folie des deux côtés.

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je prie l'honorable M. Coomans de me permettre d'achever de dire ce que je désire apprendre à la Chambre. En effet, MM. les représentants n'ont pas recueilli sans doute tous les documents que je me suis donné la peine de rassembler afin de prouver à toute évidence que si vos idées prévalaient, nous aurions en Europe les mêmes exemples et les mêmes catastrophes.

D'après le message du général Davis, nous voyons que la dette du Sud, de ce petit Etat qui n'a qu’une population de 4.500,000 habitants, s'est élevée, depuis la guerre, à une somme de 5,739,851,000 francs, sans compter les emprunts dont on ne dit pas le chiffre et pour lesquels on a donné en garantie les récoltes de coton.

Il faut donc également tenir compte de cette dette du Sud, qui est considérablement augmentée aujourd'hui, d'autant plus que la guerre se fait sur son territoire, et qu'il est ravagé dans tous les sens, et obligé à des efforts suprêmes pour se défendre.

Examinons maintenant les ressources que possédaient les Etats-Unis avant la guerre, et comment ils pourront faire face à leur situation financière, lorsque le pénible quart d'heure de Rabelais arrivera.

Les ressources du Nord et du Sud réunies s'élevaient à une somme de 545 millions, 350 millions produit des douanes et 195 millions produit des recettes intérieures. Avec cette somme, il faudra fiare face à une dette qu'on peut évaluer pour les deux Etats, si la guerre finit cette année, à au moins 40 milliards.

Voilà la situation financière des Etats-Unis, telle qu'ils l'avouent eux-mêmes. Mais que serait-ce donc si l'on pouvait faire l'évaluation des propriétés particulières, des villes, des provinces entières saccagées, ruinées de fond en comble ?

L'entretien, pendant des siècles, d'un bon état militaire ne leur aurait pas coûté aussi cher et les eût préservés de ces désastres et de ces massacres.

Rappelez-vous avec quelle pitié les Etats-Unis, il y a à peine trois ans, parlaient des dépenses des vieilles monarchies d'Europe et comme ils s'enorgueillissaient de leur situation.

Aujourd'hui la dette des Etats-Unis, la dette qu'ils ont contractés en trois ans est supérieure à la dette contractée pendant des siècles par ces monarchies ont le plus de sécurité et de prospérité.

La dette de la France s'élève à 10 milliards, de la Prusse à 953 millions, de l’Autriche à 6,3 milliards, de l’Italie à 3 milliards, de la Bavière à 733 millions, des Pays-Bas à 2,172 millions, de la Russie à 6,650 millions, de la Belgique à 640 millions, de l’Espagne à 3,796 millions.

Cela fait un total d'environ 34 milliards pour toutes les puissance continentales européennes ; or, il est incontestable que la dette des Etats du Nord et de ceux du Sud s'élèveront à une somme beaucoup supérieure, quand même la paix se ferait rapidement, ce que je souhaite de tout mon cœur.

Mais si la guerre continue, quelle sera, en définitive, la situation des Etats-Unis ? Les journaux de ce pays la font pressentir ; ils semblent s'y préparer.

C'est une guerre de ruine et d'extermination, et elle finira, disent les journaux américains, par la banqueroute. Je n'accepte pas leur prédiction et j'espère qu'elle ne se réalisera pas.

Durs ce gouvernement qu'on a tant vanté, savez-vous, messieurs, quels impôts on est obligé de payer, malgré toutes les dettes que l'on contracte, car il ne faut pas croire que les emprunts ont été suffisants pour payer les frais de la guerre ?

On est accablé d'impôts et je vais vous en donner une idée, si mes citations ne vous fatiguent pas.

- Plusieurs membres. - Non ! non !

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - D'abord on vient d'établir une nouvelle taxe de 5 p. c. qui frappe tous les revenus de 600 dollars, mais qui n'exclut pas celle qu'on avait établie précédemment. On a établi une taxe de 7 1/2 p. c. sur tous les revenus de 5,000 dollars et de 10 p. c. sur les revenus au-dessus de 10,000 dollars. Aussi, disent encore les journaux américains, tout le monde cherche à dissimuler sa fortune.

Et savez-vous comment on fait rentrer l'impôt ? Le collecteur fait annoncer dans le journal qu'à telle heure de tel jour, on doit porter la somme d'argent déterminée par lui ; si cette somme n'est pas portée à l'heure dite, il y a une amende de 10 p. c. de la somme qu'on doit payer et le collecteur a le droit d'envoyer immédiatement le shérif chez vous, saisir tout ce que vous possédez sans autre forme de procès.

Maintenant, quand on voit le nombre d'agents collecteurs nommés par le président et l'argent qu'ils coûtent, on peut faire un petit calcul des dépenses qu'entraîne la rentrée des contributions. Les appointements des commissaires, des collecteurs, des assesseurs sont de 4,000 dollars. (page 359) C'est ce que je trouve de plus séduisant dans le self-government. Des appointements de 21,600 fr. à des collecteurs des contributions, cela me parait assez beau. Les appointements de ceux qui sont le moins payés sont de 1,500 dollars, c'est-à-dire de 8,000 fr.

D'après ce que disent encore les journaux américains, on compte une trentaine de mille collecteurs. Ils sont tous nommés par le gouvernement, et pour vous faire bien apprécier les avantages du self-government, je vous dirai qu'au moment de la réélection du président Lincoln, ils ont tous reçu l'ordre de voter pour lui, sous peine de destitution immédiate. Ils ont voté naturellement comme un seul homme. On a fait le calcul qu'en supposant même qu'il n'y eût que 15,000 collecteurs, et qu'au lieu de 4,000 dollars, ils reçussent seulement 2,000 dollars, les appointements des seuls collecteurs s'élèveraient à 30 millions de dollars, ce qui, à 5 fr. le dollar, fait 150 millions.

Messieurs, outre cette taxe sur le revenu, pour pouvoir faire les dépenses de la guerre, il a fallu tout imposer aux Etats-Unis. Voici des objets qui viennent encore d'être imposés : les habits, les gilets, les paletots, les pantalons, les chapeaux, les gants, les portraits photographiques, les cartes de visite, les épingles, les montres, les bijoux, les parapluies, les ombrelles, les pierres à bâtir, le charbon, les chandelles, le gaz, l'huile, le fer, le cuivre, l'étain, les pianos, les instruments de musiques de salon, tels que flûtes et clarinettes, ce qui n'est pas un grand mal, etc. ; tout cela a été frappé de contributions.

Cette guerre d'Amérique n'est-elle pas un enseignement qui devrait ouvrir les yeux aux plus aveugles, et leur prouver la nécessité, pour tous les pays, du maintien d'un bon état militaire ?

Cette grande république américaine qui a les sympathies de tant de milliers d'hommes, dont le système de gouvernement était l'idéal qu'ils préconisaient, n'est-elle pas menacée dans son existence et obligée, pour conjurer les dangers, d'abandonner les principes et les doctrines militaires que mes adversaires veulent faire prévaloir, précisément alors que le seul peuple qui les avait adoptés est obligé de les abandonner après la plus désastreuse expérience ?

Si les Etats-Unis avaient eu, comme les Etats européens, une armée permanente proportionnée à leur population, à leur étendue territoriale, en rapport avec leur richesse et leurs besoins, la ruine et la dévastation ne désoleraient pas leurs plus belles provinces ; leur sang ne coulerait pas à flot, et leurs libertés ne seraient pas menacées par les exigences du salut public.

Si les Etats-Unis avaient eu une bonne armée permanente, la révolte du Sud n'eût pas éclaté ou eût été étouffée en naissant.

Là où il existe une force matérielle suffisante pour mettre un frein aux passions violentes, on ne songe pas à se faire justice à soi-même.

Supprimez cette force, n'importe où, même dans les pays les plus sages, les plus modérés, et la paix ne sera qu'éphémère ; la guerre éclatera au premier dissentiment un peu prononcé.

Il est encore à remarquer, messieurs, que si les Etats du Sud, qui n'ont qu'une population à peu près égale à celle de la Belgique, ont pu tenir tête au Nord, qui a une population d'environ cinq millions d'habitants, luttent avec succès contre les Etats du Nord qui ont une population et des ressources cinq ou six fois plus grandes, c'est que le Sud a été plus prévoyant que le Nord, c'est qu'il a su, par une habile préméditation, réunir et organiser des éléments militaires que le Nord n'avait pas préparés de longue main comme lui.

Presque toute la petite et insuffisante armée permanente et régulière de la confédération américaine, qui ne se composait que de 10 régiments d'infanterie, de 5 régiments de cavalerie, de 4 régiments d'artillerie et d'un corps du génie et d'ingénieurs topographes, était presque exclusivement recrutée dans le Sud.

Tous les cadres de cette armée, qui n'avait pas un effectif de paix de plus de 10 à 12 mille hommes, étaient formés d'officiers sortis de l'école militaire de West-Point, située dans le Sud, comme la plupart des autres établissements militaires.

C'est là, en grande partie, le secret de la résistance héroïque des Etats du Sud, malgré leur infériorité numérique, et d leurs nombreux succès contre les armées du Nord, sans cesse renouvelées, et dix fois plus fortes et mieux pourvues que la leur.

C'est là encore une preuve de la supériorité de l'organisation préparée de longue main, de l'instruction et de la discipline sur le nombre, quel que sort le courage, quellc que soit l'exaltation patriotique des armées improvisées.

Masl on n'obtient ces bonnes armées, ces armées capables de faire de grandes choses qu'à la longue, que par des soins constants et par des sacrifices persévérants.

On n'improvise jamais une bonne armée. L'instruction plus indispensable que jamais, la discipline qui doit devenir une habitude et en quelque sorte une seconde nature, l'esprit militaire qui est une force morale nécessaire, la tradition qui en est une autre ne se créent pas en un jour.

Remarquez encore que là où il existe des armées permanentes bien organisées, les guerres sont plus courtes, moins sanglantes qu'ailleurs et ne couvrent pas un pays de ruines.

Si les Etats du Nord et ceux du Sud de l'Amérique, comme le disait si judicieusement l'honorable M. de Brouckere dans le remarquable discours qu'il a prononcé et dont chaque parole est frappée au coin du bon sens, eussent formé deux nations séparées, rivales, ayant chacune une bonne armée permanente, instruite, pourvue du matériel nécessaire pour agir, la guerre entre elles ne se fût pas prolongée indéfiniment comme aujourd’hui sans autre résultat que des dévastations, des ruines et d'immenses massacres.

Les dernières guerres européennes en sont la preuve. La guerre du Danemark a duré peu de temps ; la guerre d'Italie n'a duré que quelques jours ; et pour obtenir des résultats considérables, n'a coûté qu'un petit nombre de victimes et des sommes insignifiantes, comparativement à ce qui se passe en Amérique.

Cela provient de ce qu'on ne peut obtenir de résultat décisif à la guerre, et tirer parti d'une victoire que par d'habiles et rapides manœuvres, et qu'on ne peut les exécuter qu'avec des armées fortement organisées, rompues à tous les exercices et à la discipline la plus sévère, pourvues de tout le matériel nécessaire pour les rendre mobiles et maniables, et où il existe, pour les diriger, un état-major nombreux, instruit, savant même et habitué à tous les travaux de la guerre.

Si l'on remplaçait partout en Europe, les armées régulières et permanentes par l'armement des citoyens, nous en reviendrions forcément à la situation du moyen âge ; la rivalité entre les communes et les villes renaîtrait, et les guerres futures ne se termineraient, comme celles de cette rude époque, ou comme celle qui a lieu aujourd'hui en Amérique, que par l'anéantissement ou l'asservissement de l'un des deux partis.

Lorsqu'on est fort, lorsqu'on est bien armé, on n'a pas besoin d'écraser, d'achever son adversaire vaincu. Après la victoire, ou peut lui tendre la main, le relever et traiter avec lui.

Lorsqu'on est faible, au contraire, lorsqu'on sait qu'on sera obligé de désarmer après la lutte et qu'on craint qu'un ennemi épargné puisse revenir à la charge et vous surprendre sans défense, l'instinct de la conservation rend cruel et impitoyable. C'est ce qui explique la férocité des guerres de l'antiquité, du moyen âge et des peuples qui n'ont pas d'armées permanentes. C'est la création de ces armées qui a produit l'adoucissement des mœurs et qui a permis à l'humanité de reprendre ses droits.

Malheur donc aux peuples qui croiraient pouvoir remplacer les armées régulières, uniquement vouées à leur état, par le patriotisme de citoyens inexpérimentés au métier des armes, non habitués à ses exigences, à ses fatigues, à ses privations, insoumis aux rigueurs nécessaires de la discipline et placés par leur situation personnelle, dans l'impossibilité de sacrifier à leur pays et au métier des armes tout leur temps et leur indépendance individuelle.

Cependant sans ce renoncement à son libre arbitre, sans cette abnégation, sans ce sacrifice de ce que l'homme et le citoyen ont de plus cher, sans cette instruction spéciale, sans cette aptitude acquise par une longue habitude, il n'y a pas de véritable armée ; il n'y a que des simulacres d'armée dont le courage, le bon vouloir et le patriotisme sont impuissants, et paralysés quand la guerre éclate.

Ces vérités ne sont pas admises par tout le monde, je ne le sais que trop.

Il existe à ce sujet, comme sur presque tout ce qui tient aux choses militaires, des erreurs enracinées, de vieux préjugés, non seulement dans le public, mais encore dans la portion la moins éclairée des armées elles-mêmes, et c'est malheureusement à cette partie des armées que le public accorde le plus de confiance parce qu'elle partage son ignorance, ses erreurs et ses préjugés.

On pourra, par conséquent, donner à mes paroles, comme on l'a déjà si souvent fait, la plus fausse interprétation ; elles pourront exciter contre moi de nouvelles colères et des haines passionnées, mais qu'importe, si elles ramènent quelques personnes égarées, si elles peuvent, en l'éclairant, préserver le pays de la faute qu'on veut lui faire commettre !

(page 360) Si, au contraire, je n'atteins pas le but que je poursuis, j'aurai rempli mon devoir, mis ma responsabilité à couvert, et ma conscience satisfaite consolera mon cœur alarmé et attristé des malheurs que je pressens.

Messieurs, je vous demande un peu de repos.

- Plusieurs membres. - A demain !

MpVµ. - Monsieur le ministre, êtes-vous d'avis qu'on remette la séance à demain ?

M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Je le veux bien, monsieur le président.

- La séance est levée à 4 heures.