(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1863-1864)
(Présidence de M. E. Vandenpeereboom.)
(page 419) M. Thienpont procède à l'appel nominal à 2 heures cl un quart.
M. de Moorµ donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre :
« La dame Motte réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir l'exécution d'un jugement, passé en force de chose jugée, qui a condamné l'Etat à payer aux héritiers Motte une provision de douze mille francs à valoir sur ce qui leur sera dû. » .
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le conseil communal de Tohogne prie la Chambre d'accorder aux sieurs de Haulleville et Wergifosse la concession d'un chemin de fer d'Anvers à Saint-Vith »
- Même renvoi.
« Des habitants d'Assche demandent l'annulation d'un règlement du conseil communal qui supprime le marché du mardi les jours de fêtes religieuses abolies. »
- Même renvoi.
« M. Le Hardy de Beaulieu, obligé de s'absenter pour affaires urgentes, demande un congé. »
- Ce congé est accordé.
M. le ministre de l'intérieur (M. A. Vandenpeereboom) dépose un rapport sur l'enseignement agricole, en exécution de l'article 10 de la loi du 18 juillet 1860.
- Impression et distribution aux membres de la Chambre.
M. Royer de Behr. - Messieurs, l'exposé des faits qui ont marqué la longue période de la crise ministérielle et la communication du programme tracé en vue de notre entrée au pouvoir, prouvent que mes honorables amis et moi nous avons accompli notre devoir vis-à-vis du pays, de la Chambre et de nous-mêmes. Nous avons exercé un droit incontestable et jusqu'ici incontesté, celui de déterminer les règles que nous entendons suivre dans l'administration de la chose publique.
Comptables vis-à-vis de nos commettants des mesures que nous avions prises, nous ne relevons que d'eux seuls et de l'opinion publique. Si nous acceptons nos adversaires pour juges, il serait impossible que nous les prissions pour guides.
Nous désirions le pouvoir, non pas par amour pour le pouvoir, mais afin d'y faire triompher les principes que nous croyons vrais. Le doute à cet égard n'est pas possible, car la suppression de l'article 2 de notre programme aurait probablement suffi pour nous amener au banc ministériel.
Notre programme a paru inacceptable : nous nous inclinons. Il ne saurait entrer dans notre pensée de discuter à cette tribune une auguste prérogative. Mais nous sommes en présence d'un ministère responsable de la situation. Et puisque notre programme est attaqué, nous devons le défendre et nous ne faillirons pas à ce devoir.
Quelle est l'idée générale qui nous a inspirés et dominés ? En d'autres termes, que demandons-nous ? que voulons-nous ? Nous demandons, nous voulons l'application progressive des principes déposés dans la Constitution. Toute la Constitution, telle est notre devise.
Elle est aussi la vôtre, car, je ne sais pas à l'occasion de quelle lutte électorale, vous répandiez à profusion des exemplaires de la Constitution, déclarant que c'était là votre charte et la seule.
Eh bien, c’est notre charte à nous aussi ; nous voulons marcher d'un pas de plus en plus ferme dans la voie qui nous a été tracée par le Congrès national.
Dans ce but, nous faisons appel à tous les hommes sincères de tous les partis et si vous êtes de ceux qui aiment sincèrement la liberté, et je croirais vous faire injure en en doutant, nous pouvions, non pas solliciter votre confiance ni votre concours, mais les commander en remplissant fidèlement et loyalement toutes nos promesses.
Il est utile, il est nécessaire, il est patriotique, croyons-nous, d'écarter les questions religieuses de nos débats et de faire porter ceux-ci sur des intérêts de faits purement politiques et économiques. Agiter sans cesse les questions religieuses, questions que souvent nous sommes incompétents à résoudre, c'est jeter le trouble et le doute dans les consciences ; c'est montrer l'un des grands pouvoirs de l'Etat se prononçant tantôt pour tantôt contre certaines philosophies religieuses, alors que l'Etat doit rester neutre et que cette neutralité lui est rendue si facile par nos institutions démocratiques.
Mais on a douté de notre sincérité ; et, par une étrange contradiction, on a répété partout que notre programme est non seulement un plagiat et un piège, mais qu'il est, par-dessus tout, une œuvre révolutionnaire.
Permettez-moi, messieurs, de répondre à ces différents accusations, dont M. le ministre des affaires étrangères se faisait hier l'organe.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). – C’est M. Dechamps qui, en 1848, a qualifié de révolutionnaire votre réforme électorale ; ce n'est pas moi. (Interruption.)
M. Royer de Behr. - Messieurs.si l'on fait peser sur nous l'accusation de manquer de sincérité, on nous reproche une insigne mauvaise foi, car nos déclarations ne sont ni vagues, ni indécises, ni indéterminées ; elles sont nettes, elles sont précises, elles sont catégoriques. Ce n'est pas de réticence qu'on nous accuse ; c'est de mensonge. — Cependant, si l'on persiste à nous reprocher notre défaut de sincérité, nous aurons bientôt, grâce à l'initiative parlementaire, l'occasion de montrer que nos promesses ne sont pas de vaines promesses.
Et d'ailleurs, quelques-uns de mes amis et moi nous n'avons pas attendu la publication de notre programme pour donner des gages incontestables de notre sincérité : c'est de nos bancs qu'est parti le dernier projet sur la presse ; c'est nous qui voulons rendre à la presse la juridiction qui lui a été implicitement garantie par la Constitution.
C'est nous enfin qui voulons empêcher qu'on n'écrase la presse sous des perquisitions et sous des visites domiciliaires que ne désavoueraient pas les plus mauvais temps du despotisme ; et cette proposition de loi, dont l'honorable M de Bast vous a donné les développements, nous la discuterons et nous la défendrons.
Mais, M. le ministre des affaires étrangères a cherché à mettre mes amis en contradiction avec leurs antécédents. Il me semble que j'aperçois aussi d'autres honorables adversaires se préparant à dérouler encore devant nous l'histoire du passé.
Messieurs, si l'examen des luttes parlementaires peut servir de texte à d'inutiles récriminations, cet examen présente aussi d'utiles enseignements. Il montre les écueils qu'il faut évite ; il indique la voie qui conduit à la vérité sociale.
Eh bien, l'histoire du passé nous enseigne à nous, que c'est par la liberté qu'on fait prévaloir la vérité sociale. Cette conclusion que nous tirons de l'ensemble des faits sociaux, vous ne pouvez la combattre sous peine de voir le reproche qui nous a été adressé se retourner contre vous-mêmes.
Permettez-moi de vous le demander à vous, messieurs, qui êtes si défiants, croyez-vous que vous inspirez une confiance absolue, générale, qu'il n'y ait pas çà et là quelques voix discordantes sortant de vos rangs ? Ecoutez, vous entendrez d'ici des voix libérales qui vous reprochent de conduire par le statu quo votre parti à sa perte.
Ceux qui naguère se déclaraient vos plus chauds partisans s'écrient : Révisez la loi de 1842, permettez aux communes de recevoir pour l'enseignement à tous les degrés, étendez davantage l'action gouvernementale dans l'enseignement public, décrétez l'enseignement obligatoire ; sur les fraudes électorales, faites une loi qui ne soit pas dérisoire ; réduisez enfin les charges militaires.
En entendant les voix qui s'élèvent contre vous, comment pouvez-vous nous reprocher le défaut de sincérité ? Comment comprendre que ce soient précisément ceux qui inspirent si peu de confiance à leurs amis qui viennent nous reprocher d’exciter la défiance de nos adversaires ?
Nous sommes des plagiaires. M. le ministre des affaires étrangères nous a dit que nous nous étions emparés de ses habits pendant qu'il était au bain. (Interruption.) Nous sommes des plagiaires. Voici le reproche dans sa forme la plus simple. Le parti libéral a proclamé avant nous le principe de la liberté économique.
Admettons que cela soit ; où est le plagiat ? Le parti libéral a-t-il inventé la liberté économique ? En supposant l'affirmative, nous sommes des plagiaires, nous l'avouons volontiers ; nous nous sommes emparés de la propriété d'autrui pour mieux la faire fructifier. Il est au moins étrange que le parti libéral nous répudie, parce que nous sommes en retard de promulguer un principe libéral. S'il faut la liberté économique, (page 420) il est, ce me semble, assez indifférent qu'elle soit réalisée par des catholiques, des libéraux, des doctrinaires ou des radicaux. L'important est que nous soyons en possession de cette liberté. Si ce sont les doctrinaires qui les premiers ont préconisé parmi nous la liberté économique, loin de moi la pensée de leur en contester l’honneur, mais je m'étonne seulement qu'ils semblent regretter d'avoir obtenu notre adhésion.
Ils devrait, au contraire, désirer que nous fussions plus plagiaires encore. Je renverse les rôles. Je déclare que je m'estimerais heureux si toute la gauche se ralliait à nos idées et si les honorables ministres prêtaient à la réalisation de notre programme leur concours et l'autorité de leur parole. Je ne leur dirais pas qu'ils sont des plagiaires. Tout cela, messieurs, n'est que simple hypothèse : la vérité est que les protectionnistes de tous les degrés ont été aussi nombreux dans vos rangs que dans les nôtres, et s'il me fallait en citer un exemple, je rappellerais que l'honorable M. Verhaegen et l'honorable M. Manilius, ainsi que tous les députés libéraux de Gand, étaient des protectionnistes aussi ardents, aussi convaincus et aussi consciencieux que plusieurs de mes honorables amis.
Après tout, avons-nous la prétention ridicule de dire que la liberté économique nous appartient exclusivement ? La vérité appartient à tout le monde et il serait impossible de l'assimiler à une invention industrielle, tombant sous l'application de la loi des brevets.
Messieurs, soyons justes, acceptons la liberté de quelque part qu'elle vienne et repoussons la restriction quelle que soit son origine, quel que soit le cadre plus ou moins riche dans lequel on la renferme, quels que soient les sophismes plus ou moins subtils dont on l'entoure.
Les partis se modifient avec le temps et avec les circonstances. Ne leur en faisons pas un grief si ces modifications sont toutes en faveur du progrès.
J'ai toujours défendu quant à moi le principe de la liberté économique ; mais je suppose qu'en d'autres temps j'aie été protectionniste absolu, plus absolu, si cela est possible, que l'honorable M. Verhaegen lui-même ; croyez-vous que j'hésiterais à reconnaître mon erreur, et cela parce qu'il y a 20 ou 30 ans j'aurais soutenu qu'il faut prohiber, reprohiber, protéger et reprotéger encore ! Allons donc !
Mais si j'agissais ainsi, je me croirais coupable, coupable vis-à-vis de mon pays.
Quoi ! le patriotisme, la conscience, la conviction me diraient que je suis dans l'erreur, et une sorte de respect humain, une vanité niaise m'infligerait l'obligation de persister dans cette erreur ?
Non, messieurs, ce n'est pas ainsi que je comprends la politique. Cette politique-là est celle des hommes qui ont des yeux pour ne point voir, une intelligence pour ne point comprendre et aussi de ceux qui nient le mouvement parce qu'ils ont peur de marcher.
Si les revirements d'opinion sont blâmables lorsqu'ils reposent sur des motifs inavouables, lorsqu’ils sont inspirés par la conscience et par la conviction, ils doivent au contraire être respectés et non traités de plagiats ; à ce compte Robert Peel fut un illustre plagiaire. (Interruption.)
Ici, messieurs-, je dirai toute ma pensée. Je tiens à déclarer tant en mon nom personnel qu'au nom d'un grand nombre de mes amis, que la droite veut bien être le parti frein dont on a parlé dans la séance d'hier, mais c'est à la condition d'enrayer tout gouvernement qui mettrait les intérêts d'un parti au-dessus des intérêts de la nation.
La droite, dans aucun cas, ne veut être une parenthèse vide destinée à être remplie dans des moments donnés.
On cherche à peindre les partis sous de fausses couleurs ; la gauche, dit-on, porte le flambeau de la civilisation et du progrès, elle est le parti initiateur. Animée par une vaillante persévérance, elle marche en avant en excitant les sympathies populaires et les acclamations de la foule. La droite, au contraire, est l'amie de l'absolutisme, elle est en conspiration permanente contre le pouvoir civil qu'elle veut jeter, pieds et poings liés, sous le joug de je ne sais quel fanatisme cruel que M. Verhaegen, dans un de ses beaux jours de doctrinarisme, appelait l'hydre de la civilisation moderne.
Eh bien, notre programme a bouleversé tout cela. Ce tableau s'efface de lui-même. Il serait impossible de le repeindre. Nous avons brisé votre palette et nous vous avons arraché vos pinceaux. Parti national au même titre que la gauche, la droite revendique une part active dans l'administration du pays ; la droite a la conviction que le flot populaire est monté jusqu'à elle et l'a portée à la tête du mouvement politique, réformiste et progressiste.
M. Bouvierµ. - Grâce à la coalition qu'a amenée l'affaire d'Anvers.
M. Royer de Behr. - Mais nous sommes des révolutionnaires.
Nous nous acheminons lentement, il est vrai, mais enfin nous nous acheminons vers le suffrage universel.
Je dirai d'abord, au nom d'un assez grand nombre de mes amis, que l'abaissement modéré du cens électoral n'était nullement recommandé comme un acheminement vers le suffrage universel. C'était le point de départ d'une nouvelle et peut-être d'une très longue expérience.
Cette réserve faite, messieurs, je n'hésite pas à exposer mon opinion personnelle sur cette question.
Au point de vue philosophique absolu, il est, ce me semble, incontestable que tout homme, quel qu'il soit, soumis à une législation déterminée, a le droit de faire connaître sa volonté, en ce qui concerne cette législation. C'est là ce qui constitue la souveraineté nationale. Il ne s'agit pas de distinguer entre le pauvre et le riche, entre le lettré et l'illettré, entre le modéré et l'exalté. Tous ont le même droit.
On ne peut pas dire que le pouvoir a été délégué à l'électeur et que celui-ci reçoit de l'Etat un mandat qu'il doit être capable de remplir. L'homme, en vertu de sa destination providentielle, a le droit de dire son mot dans la gestion des intérêts sociaux.
MfFOµ. - Et les femmes aussi.
M. Royer de Behr. - L'homme a ce droit. Il a ce droit parce qu'il a le pouvoir de se déterminer, de choisir, parce qu'il est libre et qu'il a reçu de Dieu même la divine investiture de membre agissant du corps social.
MfFOµ. - Et les femmes aussi.
M. Royer de Behr. - Eh bien, proposez cela. La forme la plus simple, la plus vraie, la plus juste, selon moi, en fait de système électoral, c'est le suffrage universel vivifié par la liberté de conscience, par la liberté de la presse, par la liberté d'enseignement, par la liberté d'association et de réunion, qui permettent à l'électeur de se prononcer en pleine connaissance de cause, et dans de semblables conditions, bien loin de recevoir un mandat, c'est l'électeur qui délègue ses pouvoirs et qui est la source de tout état légitime.
Voilà la théorie. Tels sont les principes déposés dans la Constitution.
Examinons si ces principes ont été repoussés par la législation positive. Le congrès de 1830 a bien fixé un minimum et un maximum de cens. Mais, est-ce pour tontes les assemblées délibérantes ? A côté de l'exception n'a-t-il pas laissé toute liberté d'action au principe de droit naturel ?
Et si le cens a été prescrit pour la Chambre et pour le Sénat, l'a-t-il été pour les conseils de la province et de la commune ? et même le cens qui est la lettre de la constitution en est-il bien l'esprit ?
« La source de tous les pouvoirs, disait l'honorable M. Le Hon dans la séance du congrès national, du 6 janvier 1831, la source de tous les pouvoirs, réside dans les élections. Or, à qui appartient-il de les constituer ? A ceux qui sont intéressés au maintien, au bon ordre, à la prospérité et à la tranquillité de l'Etat. Personne n'est aussi intéressé à tout cela, que celui qui possède une fortune quelconque et un cens qui la représente. »
Ce n'est donc pas le cens qui est la véritable base de notre système électoral positif, mais la propriété ; et si le signe représentatif de cette propriété a été fixé par un maximum et par un minimum, c'est pour l'élection des Chambres seulement et non pour les élections communales et provinciales.
Qu'y a-t-il donc d'exagéré à demander un abaissement modéré du cens pour les élections de ces assemblées ? Quoi de révolutionnaire à mettre en pratique les principes de la Constitution, à demander l'extension de la souveraineté nationale, à élargir la base sur laquelle reposent nos institutions, à donner la vie politique à un plus grand nombre de citoyens ?
Mais alors, messieurs, vous étiez aussi des révolutionnaires quand, en 1848, vous faisiez décréter l'abaissement du cens pour les Chambres et pour la province ? Et le reproche que vous nous adressez aujourd'hui retombe sur vous de tout son poids.
Savez-vous ce qui serait révolutionnaire, inconstitutionnel et illibéral ? Ce serait l’djonction des citoyens exerçant une profession libérale pour laquelle un brevet de capacité est exigé par la loi.
Eh quoi ! Depuis quand y a-t-il dans notre libre patrie des distinctions de castes et d'ordres ? L'égalité n'est-elle plus un de nos premiers dogmes politiques ? Sommes-nous en Chine, où les lettrés ont le pas sur les profanes, et sous l'empire de notre démocratique Constitution, doit-il y avoir des privilèges en faveur des capacités, à l'exclusion des travailleurs ? En quoi ces capacités sont-elles plus aptes à juger l'opportunité, la justice, le patriotisme d'une mesure législative que les autres (page 421) membres de la société ? En quoi, politiquement parlant, dépassent-elles le niveau d'un cordonnier, d'un charpentier, d'un laboureur, d'un artisan quelconque ? et pourquoi ceux-ci ont-ils moins de droits, parce qu'ils sont dans des positions plus modestes ?
Or, qui a demandé cette chose que j'appellerai inique ? Est-ce la droite ? Non ; ce sont les grandes assises du libéralisme, c'est le congrès de 1846 qui l'a adoptée parmi les mesures d'application immédiate.
Il est vrai qu'il a demandé cela dans les limites de la Constitution. Mais qu'est-ce que cela signifie ? Ou cela est un non sens, ou cela reste un privilège.
C'est un non sens pour l'élection des Chambres, car la capacité la plus illustre ne pourrait, sous l'empire de notre Constitution, être électeur, si elle ne payait au moins 42 fr. 32 c. de contributions directes : cela resterait un privilège, si cette capacité pouvait concourir à l'élection des conseils provinciaux et communaux sans payer d'impôts directs, alors que son voisin, maçon, charbonnier, artiste ou poète, devrait justifier d'un cens électoral quelconque.
Pour moi, je ne demande ni faveur, ni privilège ; je veux le droit commun ; je veux que l'ouvrier, le travailleur participe à la vie publique, au même titre que les savants les plus illustres, à titre de citoyen d'un pays libre, d'enfant de la même patrie. Je repousse l'aristocratie lettrée autant que l'aristocratie armée du moyen âge, que la féodalité industrielle armée des prohibitions et des droits protecteurs.
Je veux, d'après l'esprit de notre pacte fondamental, que tout Belge qui paye l'impôt direct, signe représentatif de la propriété, ait le droit positif de déposer son vote dans l'urne électorale de la commune et de la province ; et pour qu'il ait ce droit, je ne lui demande pas s'il a le diplôme d'élève universitaire ou non, s'il est plus ou moins breveté ; je lui demande s'il est honnête homme et s'il a la dignité nécessaire pour juger les honnêtes gens.
Messieurs, si j'ai accepté une réduction modérée du cens électoral, c'est que je suis de ceux qui préfèrent plutôt réaliser un petit progrès que de ne pas en faire du tout. En définitive, sommes-nous rivés éternellement au cens électoral ? Le cens de 15 francs est-il votre dernier mot ? Si vous répondez affirmativement, je ne crains pas de le dire, vous voulez éterniser le règne d'une véritable oligarchie, l'oligarchie du cens actuel.
Je terminerai par une revue rétrospective. J'ouvre la première page de nos Annales parlementaires ; là il est dit dans le discours d'ouverture du Congrès national : « Nous nous étions insurgés contre le despotisme, pour conquérir nos droits ; nous fûmes traités par la tyrannie comme des rebelles. » Eh bien, sous ce rapport, les temps n'ont guère changé. Une partie de la presse nous dépeint vis-à-vis du public comme des plagiaires ou des révolutionnaires. Pourquoi ? Parce que, comme en 1830, nous avons voulu réaliser ce que nous croyons utile, peut-être patriotique. Eh bien ; nous en assumons la responsabilité. Sur le terrain de la justice et du patriotisme, nous ne craignons ni le jugement de nos commettants, ni la critique de nos adversaires.
Décrétez donc la dissolution des deux Chambres, et nous attendrons avec confiance la réponse du pays.
M. Bara. - Messieurs, vous venez d'entendre la dernière parole d'un des membres du cabinet qui avait été formé par l'honorable M. Dechamps. Cette dernière parole, c'est la demande de la dissolution des Chambres, c'est la revendication immédiate du pouvoir par l'opinion cléricale. (Interruption.) Oui, cléricale ; je ne me servirai pas d'une autre expression.
J'admire le courage de la droite, et, pour ma part, je souscris presque à son désir, et, je puis l'assurer, le libéralisme n'a jamais redouté un seul instant l'avènement du cléricalisme au pouvoir. (Interruption.)
M. Rodenbach. - Si vous dites clérical, on dira libérâtre.
M. Bara. - M. Rodenbach, si vous m'interrompez, mon discours devra durer deux heures, car je compte me servir de cette expression à chaque instant.
Messieurs, le programme de la droite a été refusé par la couronne et le ministère accepte la responsabilité de ce refus quoiqu'il n'y ait point participé. J'approuve, pour ma part, la conduite du ministère et je ne pense pas qu'il s'agisse ici de défendre l'acte qu'il a posé en assumant une responsabilité que la Constitution lui impose. Mais, messieurs, quelle est la cause de ce refus ? C'est le programme de la droite. Ce programme est un acte public, il a été, par la voie de la presse, répandu dans tout le pays ; nous avons le droit de l'examiner et de le discuter.
C'est ce que je vais avoir l'honneur de faire devant la Chambre et devant le pays.
Ce qui me frappe, messieurs, dans ce programme, ce n'est pas tant ce qui s'y trouve, mais c'est ce qui ne s'y trouve pas.
Ce programme, messieurs, a des articles secrets, ou bien c'est une plaisanterie peu digne d'honnies que nous avons l'habitude de considérer comme sérieux.
Je comprends, j'admets même que le parti clérical réclame l'abaissement du cens électoral, qu'il supprime les droits du pouvoir exécutif dans la nomination des échevins, qu'il limite la prérogative royale dans la nomination des bourgmestres. J'expliquerai tout à l'heure pourquoi il demande cette réforme.
Je comprends et j'admets encore qu'il médite d'affaiblir l'armée, de démanteler ou de fortifier davantage à grands renforts de millions la métropole commerciale. J'admets, quoique je n'y comprenne plus rien, qu'à l'aide de systèmes financiers nouveaux, il promette de gouverner pour rien et avec rien, de diminuer le fardeau des impôts, tout en augmentant les dépenses dans l'intérêt public.
Mais ce qui m'étonne au plus haut degré, c'est que le programme de la droite est d'un mutisme désespérant sur les différents points qui, depuis trente ans, divisent les partis.
Il est vrai qu'un jour de confidence, l'honorable M. Dechamps nous a dit qu'il avait cesser de parler de clérical et de libéral, qu'il ferait tout son possible pour ne pas raviver ces anciennes luttes ; mais que vaut la parole de l'honorable M. Dechamps ? On m'accordera volontiers que ce n'est qu'un agréable jeu d'esprit, si je démontre que cette parole n'est pas l'expression de la situation de son parti, si je démontre qu'il est impossible que l'honorable M. Dechamps réalise ses promesses, que son programme est de pure fantaisie, qu'il n'est pas celui de l'opinion qu'il a l'honneur de représenter à la Chambre.
Vous n'allez plus parler du clérical et du libéral ! Mais alors nous avons raison contre vous ! Mais alors vous confessez tous vos torts ! Voilà dix-sept ans que l'opinion libérale est au pouvoir, sauf un interrègne de deux ou trois ans ; vous l'avez attaquée de toutes les manières ; presque toutes les lois organiques de nos services publics portent le cachet du libéralisme. Vous avez protesté contre toutes ces lois ; c'est malgré vous, malgré vos attaques violentes, que nous avons organisé l'enseignement moyen et l'enseignement supérieur. C'est malgré vous qu'on a sécularisé le service public de la charité. Vous avez protesté, vous avez menacé, vous avez dit : Ces lois sont impopulaires, et leur durée sera courte !
Eh bien, messieurs, que ferez-vous, revenus au pouvoir ? Allez-vous vous incliner devant ces lois, n'aurez-vous que des éloges à donner à l'œuvre de ceux que vous avez tant combattus ; allez-vous être ici les imitateurs et les plagiaires de ce cabinet que vous avez tant attaqué, alors que vous aurez en main la pioche de la démolition ?
Eh bien, je vous pose ce dilemme : Ou vous ferez ce que depuis 17 ans d'opposition vous déclarez seul juste, vrai, constitutionnel, et alors pourquoi votre programme n’en dit-il pas un seul mot ; pourquoi n’y a-t-il rien dans votre programme de toutes ces réformes qui sont la conséquence nécessaire, inévitable et loyale de tous vos actes au sein de l’opposition ? Ou bien vous ne voulez point faire ces réformes, et alors pourquoi renverser le cabinet ; pourquoi vouloir sa retraire, si vous n’apportez pas un programme qui soit le contre-pied de celui qu’il exécute ?
Vous prétendez que nous défaisons et que nous refaisons les testaments. Le pays est las de vous entendre crier à la spoliation et au vol ! Vous avez, avec la dernière violence, flétri l'interprétation de l'article 84 de la loi communale ; vous avez presque troublé la tranquillité publique par votre loi de 1857 sur les couvents. (Interruption.) Vous l'avez troublée, et vous n'oseriez plus la représenter. Mais, je vous le demande, à vous qui avez attaqué cette interprétation de l'article 84 de la loi communale, qu'allez-vous faire ? Allez-vous être encore nos plagiaires, nos imitateurs ? Est-ce que vous acceptez les faits accomplis ? Est-ce que vous proclamez à la face du pays que nous avons eu raison de séculariser la charité publique ; que nous avons bien fait ; que vos attaques étaient injustes, qu’elles étaient même déloyales ?
Le prêtre est un paria, vous l'avez dit cent fois, Quelles attaques n'avez-vous pas dirigées contre l'opinion libérale lorsqu'on reproduisit dans le projet de Code pénal les articles de l'ancien Code qui défendaient au prêtre, qui ne peut pas être interrompu dans sa chaire, d'attaquer les lois et les fonctionnaires publics !
Qu'allez-vous donc faire quand vous serez au pouvoir ? Allez-vous abroger ces lois que vous avez tant attaquées ? Est-ce que votre ministre de la justice donnera aux. fonctionnaires du parquet l'ordre de poursuivre ces prêtres qui, au lieu d'avoir commis un délit, n'ont, d'après un grand nombre d'entre vous, qu'accompli un grand, un pieux devoir ? Qu’allez-vous faire ? Venez donc dire au pays si, quand vous serez au banc ministériel, (page 422) vous défendrez aux membres du parquet de poursuivre le prêtre qui violera le Code pénal ; ou bien dites-nous si vous apporterez un projet de loi qui abrogera les articles du Code pénal relatifs aux délits de la chaire ! Votre programme est muet sur tous ces points.
Les cimetières, messieurs, sont tous les jours violés ! c'est votre thème favori. L'époux protestant repose à côté de l'épouse catholique, avec laquelle il lui a été permis de vivre toute sa vie d'après les lois mêmes de l'Eglise ;lJe père, libre penseur ou catholique, brouillé avec son curé, est enterré à côté de sa fille catholique qu'il a chérie, qu'il a élevée et avec laquelle il a désiré être unis dans la tombe ! Qu'allez-vous faires ? Arrivés au pouvoir, allez-vous permettre cette infâme promiscuité des tombes ? Allez-vous laisser enterrer un honnête homme, mais en désaccord avec son curé, à côté d'un vicaire, d'un carme ou d'un capucin ? Et les 750,000 pétitionnaires, qu'allez-vous faire de leur réclamation ? Ah ! je le sais, il n'y a rien d'indiqué, à cet égard, dans le programme ; mais un journal officieux a comblé cette lacune ; il a dit : On arrangera cela par circulaire ministérielle ! (Interruption.)
Nous enverrons aux bourgmestres une pette circulaire qui leur dira : Vous appliquerez la loi de prairial an XII, de telle ou telle manière, conformément aux prétentions de l'épiscopat.
Mais, messieurs, vous oubliez une chose : il n'y avait donc pas de jurisconsulte dans les conseils du cabinet avorté pour vous dire que si vos circulaires sont contraires à la loi, les bourgmestres libéraux ne les observeront pas ; ils prendront votre circulaire et la déchireront en morceaux. Que ferez-vous alors ? Les 750,000 pétitionnaires ont les yeux sur vous. Ce n'est pas pour rien qu'ils ont noirci des ballots de papier ; ce n'est pas pour avoir seulement des noms nouveaux au banc ministériel, qu'ils se sont donné tant de peines. Savez-vous ce que vous ferez ? Vous destituerez les bourgmestres de grandes villes qui auront enterré dans le cimetière commun les catholiques qui ne plairont pas à leur curé. Vous serez obligés de les révoquer, vous qui prétendez avoir tant de ménagements et d'amour pour les élus de la commune, pour ces excellents bourgmestres, pour les attributions et les prérogatives desquels vous témoignez une affection si jalouse.
Voilà ce que vous ferez ; mais encore une fois pourquoi votre programme n'en dit-il pas un mot ; pourquoi votre programme ne révèle-t-il pas cette pensée de destitution ? Et si vous n'avez pas cette pensée, pourquoi attaquez-vous l'interprétation que les libéraux donnent du décret de prairial ?
Supposons un instant que, condamnant votre passé, vous vous rangiez parmi nous ; supposons que vous veniez dire : Toutes vos idées, toutes vos opinions sont bonnes. Mais, je le demande, pourrez-vous appliquer, comme ministres, les idées du libéralisme ? Combien de temps vivra votre ministère libéral ? J'ai bien entendu parler d'une jeune droite dont l'honorable M. Coomans serait le général en chef... (Interruption.) Mais cette jeune droite, j'en cherche en vain les membres ; je cherche en vain leurs discours dans nos Annales parlementaires. Cette jeune droite, elle n'existe pas, ou bien c'est une société d'amateurs enrôlés volontaires de l'honorable M. Coomans, qui a pour but de s'amuser le plus agréablement possible des choses parlementaires. Mais elle ne peut pas exister parce qu'il est impossible qu'elle existe et je vais vous le démontrer.
Le système de l'honorable M. Dechamps consisterait à dire que les chefs de parti peuvent, quand ils veulent, changer les opinions de leur parti, qu'il leur est facile de substituer la souveraineté des élus à la souveraineté des électeurs. Quelle erreur et quelle illusion ! De par qui, s'il vous plaît, êtes-vous ici ? De par les électeurs des campagnes flamandes qui dépendent du clergé. (Interruption.) Je ne saurais trop le répéter, je l'ai déjà dit, si le clergé n'était pas avec vous, vous ne seriez pas dix ici, pas cinq, et s'il était contre vous, vous ne seriez pas même un. (Interruption.) Votre unique force sérieuse est donc le clergé. Supprimer l'influence électorale du clergé, c'est déchirer votre mandat, vous licencier, vous renvoyer à tout jamais dans vos foyers. Or, le clergé, lui, a un programme sérieux, un programme bien connu éternel, reposant sur une doctrine infaillible, poursuivi avec unité, persévérance et avec obéissance passive de la part de ses membres.
M. Dechamps nous a dit que ce programme lui est étranger, qu'il ne revivrait pas.
Mais que proposez-vous au clergé pour avoir son appui ? Vous allez faire des modifications à la citadelle d'Anvers. Mais en quoi cela l'intéresse-t-il ? Le clergé envoie des soldats à Rome, il envoie de l'argent pour défendre Gaëte, il dit des messes pour la purification de Gand après le congrès des sciences sociales, mais a t-il jamais fait dire une messe pour la chute de la citadelle du Nord ? (Interruption.)
Vous proposez des réductions : je suis d'accord avec vous ; les évêques, le clergé, les corporations religieuses surtout qui n'aiment pas à payer d'impôt et réussissent souvent à n'en pas payer, ne verront pas avec déplaisir cette partie de votre programme, mais ce n'est pas là ce qu'ils réclament avant tout, ce n'est qu'un article accessoire.
Le ministère libéral a augmenté les traitements du clergé et lui a donné plus par cette augmentation qu'il n'obtiendrait par vos projets de réduction d'impôt imaginaires et en tous cas inconnus. Ainsi donc les réformes économiques, les modifications aux fortifications d'Anvers, tout cela n'intéresse en aucune manière le clergé.
Dans le gâteau que vous vouliez manger, il n'y a rien pour lui ; et vous prétendez que votre grand électeur sera satisfait et vous continuera son appui ! Cela n'est pas possible.
Voyons maintenant quel est le programme des évêques et du clergé ? Je n'examinerai que les articles sur lesquels il n'y a pas de doute possible.
Les deux points principaux de ce programme sont les questions d'instruction et de charité.
Prenons l'instruction : l'épiscopat veut bien de l'instruction publique, mais à condition qu'elle ne fasse pas concurrence à l'instruction du clergé et des congrégations religieuses et il faut qu'il ait la tutelle de l'enseignement public.
Ainsi cette pauvre loi de 1842, c'est à peine s'il la trouve bonne depuis que M. de Decker a émis l'opinion dans des circulaires que du moment qu'un conseil communal ne pouvait donner un centime à une école de petits frères, sans que cette école fût soumise à la loi de 1842, et depuis que l'on a vu à Ostende persécuter les petits frères à cause de leur ignorance ; comment, a-t-on dit, vous prétendez faire venir les petits frères aux concours et aux conférences ! (Interruption de M. Dechamps.)
M. Dechamps a protesté contre les circulaires de M. de Decker qui déclarent que tout établissement recevant un centime de la commune tombe sous le régime complet de la loi de 1842.
.M. Dechamps. - Je suis de cet avis.
M. Bara. - Non, car vous avez soutenu que les petits frères subsidiés ne devaient pas assister aux conférences, aux termes de la loi de 1842.
.M. Dechamps. - C'est une autre question.
M. Bara. - C'est cela ; vous admettez de la loi de 1842 ce qui vous plaît et vous n'admettez pas ce qui ne vous plaît pas. (Interruption.) Vous ne voulez pas de l'obligation d'assister aux conférences, probablement parce que le petit frère se serait corrompu au contact des instituteurs laïques. (Interruption.)
Quant à la loi sur l'enseignement moyen, cette loi est tellement mauvaise aux yeux des évêques, que l'application de la convention d'Anvers est considérée par eux comme un remède inutile, inefficace, et pour ce qui concerne l'enseignement supérieur et la liberté des professeurs en chaire, les mandements épiscopaux et M. Dechamps nous ont appris ce qu'il fallait en penser.
Le clergé veut la multiplication des établissements dirigés par les prêtres ou les congrégations religieuses ; et il veut la haute tutelle sur l'enseignement public.
Il veut que cet enseignement repose exclusivement sur les maximes de la religion catholique, qu'il soit empreint de ses principes, exclusivement catholique.
Le professeur qui, dans l'enseignement supérieur, s'en écarte, est admonesté, réprimandé par le ministre.
Telle est la prétention des évêques, et vous devez la respecter ; nous ne sommes pas assez crédules pour penser que vous allez, étant au pouvoir, vous mettre en hostilité avec cette partie du programme de l'épiscopat.
Ce n'est pas tout. Les évêques veulent la multiplication des couvents.
Vous savez, en effet, messieurs, que c'est d'eux qu'est venue la loi de 1857, et récemment une des plus hautes sommités du parti clérical disait, comme président du congrès de Malines : Il nous faut des couvents ! Probablement la plupart des membres de la droite, devant qui j'ai l'honneur de parler, applaudissaient à ces paroles de M. de Gerlache.
Eh bien, messieurs, allez-vous vous opposer aux désirs du clergé ? Vous serez impuissants.
Voyez comme les couvents sont nombreux ! Nous avons aujourd'hui en Belgique plus de 1,200 couvents, plus d'un par deux communes.
M. Coomans. - Il faut les supprimer.
M. Bara. - Attendez ! ils se supprimeront peut-être eux-mêmes. (Interruption.)
(page 423) La proportion, messieurs, dans laquelle les couvents s'accroissent depuis 1838 devient effrayante et mérite l'attention de tous les hommes qui s'occupent des affaires publiques.
Un procès récent... (Interruption.)
Si cela vous est agréable, messieurs, laissez-moi parler. (Interruption.)
Un procès récent a ravivé, et selon moi non sans motifs, les instincts d'hostilité qui existent dans le peuple contre certaines corporations religieuses.
Et en effet, messieurs, le peuple qui travaille s'étonne de voir tant de richesses aux mains de certaines congrégations qui ne travaillent pas ou qui travaillent peu.
Vous me direz que quelques-unes de ces congrégations donnent l'instruction, qu'elles en retirent des profits et des bénéfices.
Mais je vous répondrai : Que gagne-t-on en Belgique à donner l'instruction ?
L'instituteur privé est malheureux, et quant à l'instruction publique c'est une charge et une lourde charge pour le trésor.
Or, messieurs, les corporations religieuses parviennent avec les fruits de l'enseignement à se bâtir des hôtels somptueux, les plus beaux, les plus remarquables sous tous les rapports dans les localités où elles se trouvent.
Dans la ville que je représente, le couvent des jésuites domine toute la cité et occupe tout un quartier.
Quand on arrive de la campagne c'est le premier palais qui frappe les yeux, c'est celui qui commande le plus par son aspect grandiose.
On se demande, messieurs, d’où vient tout cela ? Et la foule, qui ne réfléchit pas, assigne à ces fortunes subites et rapides des origines suspectes. Elle dit : C'est le résultat de la donation, c'est le résultat de la succession.
Je ne vais pas jusqu'à prétendre que c'est à l'aide de captations et de suggestions que les corporations religieuses obtiennent de pareilles fortunes. Je ne parle que de ce que je sais ; mas, messieurs, il est un point sur lequel je veux appeler votre attention tout entière parce qu'il présente une question qui peut être dangereuse pour l'avenir du pays.
Je ne sais ce qu'il faudra faire, mais je déclare que nos lois sont impuissantes à réprimer certaines fraudes que je vais vous indiquer.
Les personnes civiles n'existent et ne peuvent exister qu'en vertu de la loi.
Les couvents qui ne jouissent pas de la personnification civile ne peuvent ni recevoir, ni posséder.
C'est le droit, c'est la sauvegarde de la société moderne, c'est l'obstacle au retour de l'ancienne mainmorte.
Sous ce rapport notre législation est irréprochable. Mais voici qu'une doctrine pénètre dans la pratique d'une manière effrayante, c'est l'usage des personnes interposées.
Les couvents obtiennent des successions et des donations, et les mesures sont si habilement prises qu'il est impossible à la justice de découvrir quel est le véritable donataire, quel est le véritable héritier.
La foule sait parfaitement que l'héritier institué n'est pas celui qui va de nom posséder les biens.
Les tribunaux en sont convaincus eux-mêmes, lorsque les faits sont portés devant la justice ; mais, messieurs, les armes légales se brisent dans les mains des juges devant les ruses et les moyens employés pour cacher la fraude. La loi est surtout impuissante, depuis qu'on pratique et qu'on enseigne cette doctrine que la loi divine doit l'emporter sur la loi humaine.
Les personnes interposées qui servent de prête-nom aux couvents, s'arrangent de telle manière qu'à tous les interrogatoires qu'on leur fait subir, elhs répondent que les biens dont on soutient qu'elles sont les propriétaires fictifs sont bien réellement à eux.
A cet égard, je vais vous citer un fait que je puis prouver par des pièces irrécusables.
Il n'y a pas bien longtemps, messieurs, un grand seigneur du pays, président d'une société de Saint-Vincent-de-Paul, acquiert deux maisons, par un acte de vente, d'une personne qu'il n'avoue n'avoir jamais vue ni connue avant l'acte.
Après la mort de cette personne, la famille lui intente un procès et soutient qu'il a acquis ces deux maisons pour un ordre religieux, pour un établissement de mainmorte quelconque. On appuie ce procès sur des lettres émanées de prêtres qui ont entouré cette personne dans les derniers moments de sa vie et qui attestent qu'elle avait fait la libéralité pour l'établissement d'une école à perpétuité, précisément dans la paroisse où se trouvaient les maisons acquises. On disait, avec raison, que dan cette maison allait s'établir un couvent.
Le seigneur dont je vous parle fut interrogé sur faits et articles. Il reconnut que la vente était simulée, que c'était une donation ; il avoua qu'il ne connaissait pas sa bienfaitrice et qu'il ne se rappelait pas l'avoir jamais vue avant l'acte de donation, mais il soutint qu'il était seul et unique propriétaire des deux maisons, qu'en âme et conscience il pouvait en disposer à son gré, qu'il ne devait pas les affecter à un couvent, à un ordre religieux, à un établissement quelconque de mainmorte.
Le seigneur gagna son procès en première instance et en appel, mais l'arrêt de la cour ne fut pas plus tôt rendu qu'un couvent s'installa dans la maison donnée et ce couvent y restera à perpétuité. (Interruption.)
Moralement, avouons-le, messieurs, il est évident que le seigneur dont je vous parle, plusieurs fois millionnaire, homme honorable, n'avait pas été au lit de mort d'une personne qu'il ne connaissait pas, pour recevoir une donation d'immeubles.
Il est donc certain qu'il n'avait pas reçu cet immeuble pour lui et que s'il l'avait reçu c'était sous une promesse quelconque, mais jamais avec l'intention, chez lui ou chez la donatrice, qu'il en profitât.
Ce point n'a pas besoin de démonstration. Ce serait faire injure à l'homme dont je parle que de supposer qu'il soit allé dépouiller, à son profit, la famille d'une inconnue.
Mais comment se fait-il cependant qu'il ait déclaré à la justice qu'il a reçu ces biens pour en être seul et unique propriétaire ; qu'il ne devait pas les affecter à un couvent, à une école, alors que quelques mois ont suffi pour établir cette destination ? Il est probable qu'il existe des moyens honnêtes d'échapper à des aveux compromettants et de subir les interrogatoires les plus scabreux, sans s'y laisser prendre.
Existe-t-il une morale à l'usage des personnes interposées, et qui l'a inventée ? Comment est-il possible de voir, sans protester, sans crier à la violation de la loi, un grand seigneur recevoir deux maisons d'une inconnue, ces maisons plus tard servir de couvent et le même grand seigneur, sous la foi du serment, venir déclarer : Je suis bien propriétaire, je suis réellement propriétaire de ces biens ? Je ne prétends pas qu'il ait prêté un faux serment. Mais il y a les restrictions mentales, il y a probablement un système, une façon de dire des oui et des non qui en changent la portée, et il y a sans doute des buts pour lesquels l'on peut ne pas respecter la vérité. (Interruption.)
Eh bien, ne croyez-vous pas qu'il existe là un danger très grave ? J'appelle sur ce point toute l'attention du pays. Car la première sauvegarde d'une nation, c'est le respect de la loi et d'un autre côté rien n'est plus dangereux pour la tranquillité publique que l'absence de sécurité pour les fortunes particulières.
Jugez de ce que nous prépare l'avenir, si l'accroissement des couvents continue, si la plus petite commune va avoir son couvent, et si les localités d e 20 à 30 mille âmes en vont avoir jusqu'à quinze !
L'avénement du ministère clérical, c'est là l'extension du monachisme, c'est une cause puissante d'accroissement des corporations religieuses.
Le clergé va être le distributeur des fonctions et des places ; il va être l'agent du ministère dans chaque commune, et les couvents vont recommencer leur œuvre, la poursuivre avec plus de persévérance que jamais.
Voilà un des dangers de votre ministère ; il n'est pas non plus signalé dans votre programme.
Oh ! il y a un grand nombre de vous qui blâment, j'en suis sûr, cet envahissement du pays par les congrégations religieuses. Vous ne pouvez voir avec plaisir que, de 1838 à maintenant, le nombre des couvents se soit augmenté de plus de mille. Vous devez regretter cela, le clergé régulier le regrette, car c'est aux dépens du véritable prêtre que s'installent partout les couvents de moines et de capucins.
Eh bien, que ferez-vous ? Arrêterez-vous ce mouvement ou le favoriserez-vous ? N'entendez-vous pas la voix publique s'élever contre les couvents ? Elle les accuse de spoliation. Je ne sais ce qu'il en est, mais je dis qu'une chose que je ne comprends pas, c'est leur fortune, c'est leur richesse, c'est leur somptuosité, ce sont leurs palais et leur luxe insolent. (Interruption.)
En matière de charité, messieurs, comme en matière d'instruction, le ministère clérical sera donc forcé, à peine de mort, d'exécuter les volontés du clergé.
Il en sera de même pour l'application de la loi sur les cimetières. Les ministres du culte n'entendront pas raison sur ce point et je demande à l'honorable M. Dechamps ce qu'il aurait fait de la réclamation de l'évêque de Tournai contre l'autorité communale, qui demandait l'exhumation d'un cadavre et l'accomplissement d'une cérémonie expiatoire ! (page 424) Evidemment, pour être logique, pour être fidèle à ses principes, il aurait dû se rendre aux désirs de l'évêque.
L'honorable M. Dechamps a donc versé dans une incontestable erreur, en prétendant qu'il pouvait avoir un autre programme que celui du clergé, et je dis que s'il a cru qu'il pouvait avoir un autre programme, il a mal calculé, il a méconnu l'histoire et la loi des partis, et il se méprend singulièrement sur l'influence des chefs, sur leur position. Contrairement à ce qui se passe aux armées, les chefs de parti, au lieu de diriger, sont dirigés. Ils peuvent bien temporiser, bien éloigner, attendre, mais le drapeau est là ; il faut qu'il ait sa gloire et qu'il aille au feu, et si les chefs refusent de marcher à l'ennemi, le parti y court de lui-même en passant sur le cadavre de son général. L'honorable M. de Decker en a su quelque chose en 1857. (Interruption.)
Que penser maintenant de ce projet de l'honorable M. Dechamps, d'écarter les animosités parlementaires, de faire cesser les passions politiques ?
Comment, messieurs, nous les défenseurs de la liberté civile et de la tolérance religieuse, nous allons nous taire, lorsqu'un culte déterminé, lorsqu'une religion arrivera au pouvoir ?
Comment, lorsque nous verrons l'instruction publique négligée, lorsque nous verrons fleurir les couvents et l'instruction des couvents, nous n'aurons que des éloges à adresser à l'honorable M. Dechamps ! Nous lui tresserons des couronnes et nous lui dirons avec le poète :
« 0 Melibœe, deus nobis haec otia fecit. »
Mais il y a plus. Nous verrons nos pères, nos enfants, nos amis les plus chers enterrés dans un coin obscur du cimetière par le caprice du curé, comme vengeance politique, et nous nous tairons ! Oh ! si cela était vrai, la Belgique serait bien prête à subir le joug théocratique, et j'aimerais mieux voir les portes du parlement se fermer avant que fût donné le spectacle d'un pareil avilissement. (Interruption.)
Je viens messieurs, de vous analyser les points les plus importants du programme clérical, tel qu'il ressort des prétentions de l'épiscopat, tel qu'il s'est manifesté à cette Chambre depuis que le parti clérical y existe, tel qu'il se produisait encore hier, avant la révélation du rénovateur qui a nom l'honorable. M. Dechamps.
Voilà le véritable programme de ce parti. Peu importent maintenant les réclames ministérielles, les habiletés des chefs de parti. Un programme ne s'improvise pas ; on ne le crée pas ; on le constate. Or, celui que j'indique est le seul qui soit imposé à la droite, qu'elle doive réaliser ; sinon, elle ne serait plus le parti clérical, elle n'aurait plus de raison d'être.
J’ai examiné, messieurs, ce qui ne se trouve pas dans le programme de l'honorable M. Dechamps ; voyons maintenant ce qui s'y trouve.
Il nous promet, dans l'ordre administratif et économique beaucoup de choses. Mais je crois que l'honorable M. Dechamps aurait bien fart de supprimer cette partie de son programme, attendu que je n'admets de programme que pour des points sur lesquels ou diffère d'opinion avec ses adversaires.
L'honorable M. Royer de Behr soutient qu'il est très partisan, que son parti est maintenant très partisan de la liberté économique, de la liberté en matière de transports, etc. ; mais alors pourquoi en faire une arme contre l'opinion libérale ? Accusez-vous le ministère actuel de ne pas avoir fait en matière de réformes douanières et économiques tout ce qu'il pouvait faire ? Ne lui devons-nous pas les progrès faits vers le libre échange, la suppression des octrois, un grand nombre de mesures en matière de rapidité de transport et de bon marché ? Le ministère libéral est sous ce rapport aux ministères cléricaux défunts comme la locomotive est à la meilleure patache.
Vous n'avez donc rien à offrir au pays en ce qui concerne les progrès matériels et économiques. A ce point de vue rien ne milite en faveur de votre entrée aux affaires.
Mais l'honorable M. Dechamps va diminuer les impôts ! Seulement il ne dit pas comment. Pour moi je pense que la réforme de la loi de milice, telle que la droite paraît l'entendre, va les augmenter. Je suis persuadé que si elle se laisse guider par le chef de la jeune droite, M. Coomans, elle va nous entraîner à des dépenses très grandes, en même temps qu'à l'affaiblissement de l'armée.
Comment donc ferez-vous des diminutions d'impôts ? Par les excédants ? Mais nous avons autre chose à faire des excédants ! Moi je demande que l'opinion libérale emploie les excédants pour l'instruction publique ; je demande que l'argent que nous avons de trop soit employé à éclairer les masses, à éclairer la foule afin de pouvoir lui donner dans l'avenir les droits électoraux que vous réclamez pour elle.
Je demande que les excédants servent à la création de bonnes écoles normales, à l'organisation de l'enseignement moyen pour les jeunes filles.
Si M. Gladstone a proposé en Angleterre une diminution d'impôts, c'est qu'ils y sont très onéreux. L'Angleterre est sortie de la voie normale en matière d'impôts, elle veut y revenir. Mais il s'agit de savoir si la Belgique paye trop d'impôts. Ce qui n'est nullement démontré.
Donc lorsque vous parlez de diminuer les impôts, c'est tout uniment un appât électoral, une manœuvre de parti que vous employez au détriment des véritables intérêts publics, parce que vous savez bien que le pays n'a pas fait tout ce qu'il devait faire en matière d'instruction publique et que nous avons besoin de beaucoup d'argent pour accomplir en cette matière les devoirs de l'Etat.
Mais si les impôts sont si onéreux, pourquoi donc votre parti fait-il tant de collectes pour les petits Chinois, pour les confréries, pour le denier de Saint-Pierre ? Il n'y a donc jamais d'excédant dans les budgets du clergé ? (Interruption.)
Savez-vous ce que vous faites ? C'est un point sur lequel j'appelle l'attention des autorités. Dans toutes les écoles adoptées dirigées par des corporations religieuses et même dans des écoles primaires communales, dans les asiles qui reçoivent des subsides des bureaux de bienfaisance, on impose tous les lundis aux jeunes enfants de 4 ou 5 ans une contribution d'un centime pour les petits Chinois. On a calculé que dans la ville de Tournai cette contribution rapporte annuellement mille francs au clergé et le bureau de bienfaisance de cette ville, qui est composé en majorité de membres de votre parti, a dû prendre des mesures pour faire cesser cet abus.
Voilà comment on procède : on ne se contente pas de l'héritage du riche, mais le centime que l'enfant pauvre a reçu de sa mère pour une friandise, on le lui fait donner pour les petits Chinois qui n'ont pas besoin de notre argent. (Interruption.)
Messieurs, le parti clérical s'est épris d'un grand amour pour les libertés communales. Quant au parti libéral, c'est convenu, il ne vise qu'à la chute des prérogatives locales. Que voulez-vous ? On le dit sur tous les tons et principalement dans cette cité d'Anvers, jadis libérale, que je regrette de ne pas voir avec nous et où il me semble que les magistrats communaux n'ont pas l'air d'être peu libres, et prennent, ce dont je me réjouis du reste, de la liberté tant qu'ils peuvent.
Il est vraiment curieux de voir le cléricalisme se déguiser aujourd'hui en Van Artevelde. Il lui faut d'abord la nomination des bourgmestres par le Roi, mais dans le sein du collège ; il lui faut en outre la nomination des échevins par le conseil communal. M. Dechamps qui, je crois, se serait peut-être rallié à l'idée de faire nommer le bourgmestre par le conseil communal et n'a admis la nomination royale que comme transaction, comme conciliation, M. Dechamps a vanté naguère les bons effets du double baptême de l'élection populaire et de la sanction royale. Quant à l'honorable M. Malou, en 1842, il allait beaucoup plus loin, il demandait la nomination du bourgmestre tout à fait en dehors du conseil communal, et cet amendement de M. Malou n'a été rejeté que par 45 voix contre 45, à parité de suffrages.
C'est vraiment, messieurs, à ne plus s'y reconnaître ! Vous étudiez l'histoire d'un parti, vous étudiez les discours de ses chefs, et vous croyez savoir ce que veut ce parti ; vous dites : Il veut ceci, et ce parti vous répond : Mais pas du tout, cela est changé ; nous voulons le contraire. Le parti clérical veut aujourd'hui tout le contraire de tout ce qu'il a vanté jadis. Ainsi l'honorable M. Dechamps demande la nomination des bourgmestres dans le sein du collège et il oublie que c’est le ministère De Decker qui a fait la nomination de M. Lor comme bourgmestre d'Ath en dehors du conseil. Je ne discute pas les motifs qui ont amené l'honorable M. De Decker à poser cet acte, je constate seulement que le parti clérical applaudissait à la nomination, de M. Lor comme bourgmestre en dehors du conseil, et qu'aujourd'hui il professe .des opinions tout à fait contraires.
M. Coomans. – Ce système existe encore aujourd'hui.
M. Bara. - Si l'honorable M. Coomans le désire, je suis prêt à voter avec lui toute disposition de loi qui empêchera le pouvoir exécutif de prendre le bourgmestre en dehors du conseil, et remarquez le bien, messieurs, c'est notre parti qui a ajouté à la loi qu'il fallait l'avis conforme de la députation permanente pour pouvoir nommer en dehors du conseil.
Mais ce n'est pas là le seul antécédent du parti clérical. La loi du fractionnement, qui l'a faite ? Vous avez divisé la commune par quartiers et vous avez forcé les quartiers à se battre entre eux. La loi du fractionnement, c'est la négation de l'unité communale, c'est la destruction de la commune. Cette loi vous l'avez faite à cause de l'hostilité des grandes villes contre un ministère clérical.
Ainsi donc quand dans votre programme vous vous flattez d'étendre la liberté des communes, c'est tout bonnement une tactique, car vous avez (page 425) brisé l’unité communale lorsque vous avez trouvé qu'elle vous gênait, et aujourd'hui, je vais vous dire pourquoi vous demandez la nomination des bourgmestres dans le sein du collége : vous avez vu que dans toutes les communes de quelque importance l'opinion vous est hostile, que partout où il y a un peu de vitalité dans les populations, que dans toutes les villes et les bourgs, la majorité est acquise au parti libéral ; vous avez dit : Soit ! Nous ne reviendrons plus là-dessus ; laissons à nos adversaires les bourgs et les villes, et tâchons de nous fortifier dans les populations rurales ; là, nous allons rétablir à jamais la domination du clergé ; l'électeur rural, conduit par son curé, nommera pour bourgmestre son grand seigneur ou l'intendant de son grand seigneur.
Et voilà pourquoi vous avez élevé cette prétention ; et si elle pouvait prévaloir, savez-vous ce qui arriverait ? La mutilation des droits du bourgmestre.
Les bourgmestres ne sont pas seulement des fonctionnaires locaux ; mais ils représentent le pouvoir central dans la commune ; le pouvoir central a la responsabilité de l'exécution des lois dans les communes, et s'il a la responsabilité de ce service, ne doit-il pas avoir le droit de choisir l'agent chargé de présider à l'exécution des lois dans la commune ? Si donc les bourgmestres sont les agents du pouvoir central, ils doivent recevoir l'investiture du pouvoir central.
Dans votre système, il faudrait dépouiller les bourgmestres de leurs fonctions de police ; il faudrait les empêcher d'être les représentants des intérêts généraux dans les communes. Votre système conduit donc à la mutilation des droits des bourgmestres.
Je demande, en outre, quelle sera l'autorité, la force du bourgmestre qui va dépendre de son conseil communal, de son curé, de son seigneur ; mais à la moindre velléité d'indépendance, cet homme sera brisé ; lui qui est chargé de la police, il sera obligé, pour avoir les suffrages des électeurs, de se montrer excessivement timide et faible dans la répression des délits et des contraventions. Vous allez donc rompre dans ses mains l'autorité ; vous allez l’empêcher de remplir les fonctions pour lesquelles il a été institué.
Ainsi, la réforme proposée par l'honorable M. Dechamps mutile les attributions du chef de la commune ; et, en outre, sous l'apparence d'une démocratie trompeuse, elle ne sert que le principe clérical et aristocratique.
Passons à l’extension du droit électoral. La droite demande une diminution du cens électoral pour les élections à la province et à la commune.
Cette nouvelle velléité d'apparence démocratique n'est encore qu'un calcul ; mais ce projet de réforme, tel qu'il est présenté, n'intéresse en rien la liberté et le progrès.
Il est vraiment étrange que ce soit la droite qui se fasse l'apologiste du principe du suffrage universel. Je crois que si on voulait jeter les yeux sur le passé, faire même un tour d'Europe, on trouverait que le parti clérical ne soutient qu'en Belgique ce principe du suffrage universel. Il est vrai que la droite belge, récemment convertie, déploie toute l'ardeur, tout le zèle d un néophyte. Quint aux libéraux, ils sont distancés et de beaucoup.
Pourquoi le parti clérical veut-il abaisser le cens communal et le cens provincial ? Est-ce par respect pour les droits individuels ? Est-ce pour faire progresser la nation ? Il n'y pense pas le moins du monde. Le parti clérical a remarqué que les conseils communaux dans presque toutes les villes et dans presque tous les bourgs sont acquis au parti libéral ; par les mesures qu'il propose, il espère changer cette situation, comme il l'a essayé jadis par la loi sur le fractionnement.
C'est une question qu’il suscite, en vue d'établir sa domination, et rien de plus.
Du reste, vous allez le voir de plus près, et l'honorable M. Royer de Behr a pris la précaution de vous le démontrer.
Je suis - c'est mon opinion personnelle - partisan du principe du suffrage universel.
Le droit de voter, de participer à la conduite des affaires du pays, doit appartenir à tout citoyen. Mais le vote peut-il être utile, s'il n'est pas éclairé ? Puisque la droite est si amoureuse de la liberté, qu'elle admette avec nous que la capacité électorale n'est possible que lorsqu'elle est fondée sur la capacité morale et intellectuelle.
La Constitution belge, pour les élections aux Chambres, a fixé un cens minimum de 20 florins ; si l’on ne paye pas ce cens, on n'est pas admis à prendre part aux opérations électorales ; c'est la condition indispensable de l'électorat que la Constitution a voulu régler elle-même ; mais la Constitution s'empresse d'ajouter qu'elle laisse à la législature le soin de déterminer les autres conditions requises pour être électeur.
C'est ainsi que la législature a fixé l'âge de 25 nus, quoiqu'il n'en fût rien dit dans la Constitution ; c'est ainsi qu'elle a fixé encore des conditions de domicile, etc. ; j'ai relu attentivement les discussions du Congrès, et nulle part je n'ai vu qu'il fût interdit d'ajouter de nouvelles conditions aux conditions électorales fixées par la Constitution. Le législateur a donc parfaitement le droit de changer les dispositions des lois électorales en dehors du cens.
Mais les lois électorales sont tellement importantes dans un pays, qu’on ne peut y toucher qu'avec la plus grande prudence.
Et, à cet égard, je ferai bien, comme je l'ai déjà fait souvent de prendre encore pour guide l'honorable M. Dechamps qui, dans sa vie passée, a toujours d'excellents enseignements pour les nouveaux qui entrent dans cette Chambre. Voici ce que disait l'honorable M. Dechamps dans un rapport :
« Par tout ce qui précède il vous a été démontré, nous l'espérons du moins, messieurs, que toute réforme électorale contient en germe un changement de Constitution, ou pour nous servir des paroles de M. Royer-Collard, porte une révolution dans son sein.
« Un homme sérieux et qui mesure la portée de son opinion, en appuyant une réforme de cette nature, doit donc, de deux choses l'une, ou bien méditer un coup d'Etat, une révolution, ou bien être convaincu que le pays est dans une situation tellement périlleuse, que la plaie sociale est tellement gangrenée, qu'il ne reste d’autre moyen, comme Fox le prétendait en 1797 à l’égard de l’Angleterre, que de reconstituer l’Etat dans sa base. »
.M. Dechamps. - Il s'agissait de l'abaissement du cens électoral pour les Chambres.
M. Bara. - Votre objection ne doit pas m'arrêter. Oui, il s'agissait de pétitions qui demandaient l'abaissement du cens électoral pour les Chambres, mais dans les limites de la Constitution. Eh bien, je vous soutiens que quand vous aurez donné le droit électoral pour la commune et pour la province, vous l'aurez donné pour les Chambres ; pourquoi l'électeur provincial, l'électeur communal ne ferait-il pas électeur pour les Chambres ?
Il n'admettra pas cette distinction ; pour moi, je ne l'admets pas non plus ; Celui qui a le droit de choisir les hommes qui régissent la province et la commune, doit être apte aussi à choisir ceux qui font les lois.
D'ailleurs, dans le passage que j'ai cité, vous parlez d'une manière générale, vous ne faites pas de distinction.
Eh bien, à cette époque, l'honorable M. Dechamps repoussait l'abaissement du cens dans les limites de la Constitution, et la Chambre était saisie de nombreuses pétitions, et la question était agitée dans le public.
Aujourd'hui l'honorable M. Dechamps, alors qu'on ne demande rien, s'en va tout tranquillement chez le Roi avec un programme dans sa poche, et demande une réforme électorale dont personne n'a entendu parler. (Interruption.)
Voilà, messieurs, la véritable situation ; et je pose en fait que si l'honorable M. Dechamps n'avait pas publié sou programme, nous ne nous serions jamais doutés de la magnifique chose qu'il contenait.
Mais, messieurs, je vous le demande, est-ce que M, Dechamps médite un coup d'Etat ? Est-ce qu'il se propose de faire une révolution ? Est-ce qu'il est bien convaincu, je le lui demande sérieusement, que la plaie est tellement gangrenée, que la position est tellement périlleuse que si les citoyens qui ne payent pas dix francs d'impôts directs ne sont pas électeurs communaux, nous allons périr ? Et puisque toute réforme électorale contient une révolution dans son sein, voilà donc l'honorable M. Dechamps révolutionnaire de par lui-même. Vraiment, messieurs, c'est par trop fort ! (Interruption.)
Messieurs, je considère, moi, selon les enseignements de l'honorable M. Dechamps, une loi électorale comme une chose très importante ; et, malgré toutes mes aspirations vers la liberté, malgré l'idée grande que j'ai de l'importance et des droits du peuple, je vous avoue franchement que je n'aurais pas osé proposer cette réforme, de crainte d'être traité de démagogue par les membres de la droite. Mais puisqu'on nous ouvre la voie, puisqu'on pose devant le pays la question électorale ; puisqu'on nous convie à discuter cette question, il nous sera bien permis d'exprimer nos idées et nous verrons si cette droite si progressiste, si radicale, si amie de la liberté, consentira à nous suivre.
Il est certain et incontestable que l'homme qui a le droit de voter et qui ne sait pas la valeur du vote qu'il émet, est un homme nuisible à là société.
L'honorable M. Royer de Behr a beau faire des théories où il prétend que l'homme instruit est moins capable d'émettre un vote que celui qui ne l'est pas ; personne ne le croira jamais. Moi, je soutiens que l'homme ignorant, qui ne connaît pas la valeur d'un vote, qui ne connaît pas (page 426) les questions sur lesquelles le vote a lieu, qui n'a jamais lu un journal, qui ne sait pas même son a b c, je dis que cet homme est incapable de remplir les fonctions importantes de l'électeur.
Qu'est ce, en effet, qu'un tel électeur ? Mais c'est l'instrument du fanatisme ou de la passion. Il est à celui qui le menace ou le paye ; et, s'il est à lui-même, il ne connaît ni les besoins ni les intérêts du pays, et il vote aveuglément au risque de tout compromettre.
Eh bien, puisque la Constitution ne nous permet pas de faire pour les chambres des électeurs qui ne payent pas vingt florins d'impôts, proclamez, si le pays veut une réforme électorale, ce dont je ne suis pas pour le moment convaincu, que les électeurs actuels et même, si vous le voulez, les électeurs à venir, ne jouiront du droit de voter, que s'ils donnent des preuves de leurs capacités intellectuelles, s'ils prouvent qu'ils savent tout au moins lire ou écrire. Proclamez que, pour les élections communales et provinciales, les conditions que je viens d'indiquer seront exigées de tous les citoyens ; proclamez que les capacités, c'est-à-dire les citoyens porteurs d'un diplôme auront le droit de voter à la commune et à la province. Dépensez des millions pour éclairer le peuple, pour dissiper les ténèbres du fanatisme, des préjugés et de l'ignorance, et vous pourrez alors marcher avec confiance, mais sûrement, à la conquête du suffrage universel. (Interruption.)
Mais non, vous reculez, et l'honorable M. Royer de Behr avait déjà senti où le bât le blessait, il avait compris où était le défaut de la cuirasse ; il recule ; et que fait-il ? Il cherche à nous démontrer que l'intelligence n'est rien, que le pauvre travailleur, que l'homme qui manie la pioche et le marteau, c'est là le véritable électeur. Quant aux savants, ce sont des bouillons, et les avocats, des révolutionnaires.
Mais alors, qu'est-ce donc que ce semblant de libéralisme et de radicalisme ? Vous ne voulez qu'augmenter le nombre des électeurs ignorants ! On vous propose de suite comme auxiliaires dans les élections communales et provinciales, des hommes possédant de l'instruction, des hommes capables d'émettre un vote raisonné, et que faites-vous ? Vous répondez : « J'ai peur des lumières ! Les hommes instruits ! Mais ce sont eux qui ont produit le siècle de Voltaire et fait la révolution de 1789 ! Les hommes instruits, mais ils sont encore debout devant nous, comme nos redoutables ennemis, ce qu'il nous faut, c'est le bataillon de l'ignorance, c'est la foule crédule que le fanatisme conduit et que l'argent corrompt. »
Vous savez bien que la grande masse de la population intelligente condamne les prétentions du régime clérical ; mais vous savez aussi qu'il est des couches de la société où la lumière n'a pas encore pénétré, où le fanatisme règne en maître, et c'est jusque dans ces couches que vous voulez implanter le droit électoral.
Mais, messieurs, si vous voulez être des libéraux sincères, voyez donc à travers les siècles ce qu'a produit le suffrage universel comme vous l'entendez, c'est-à-dire basé sur l'ignorance.
Vous verrez que le suffrage ainsi pratiqué n'a jamais favorisé que le despotisme ; qu'il n'a jamais proclamé la liberté que pour la livrer dès le lendemain au premier despote venu. Vous verrez que le suprême intérêt des nations, le moyen pour elles de progresser, c'est de ne confier l'arme redoutable du suffrage qu'au citoyen capable de la manier.
Oui, je le proclame, tous les citoyens sont égaux, tous selon moi ont le droit d'être électeurs. Mais je dis que l'ignorance n'a aucun droit dans un pays libre et raisonnable ; je dis qu'avant de faire des électeurs, il faut faire des hommes libres et raisonnables. Voilà ce que veut la véritable démocratie, celle qui fonde les œuvres durables. La vôtre n'est qu'une déplorable tactique de parti, une caresse intéressée aux mauvaises passions populaires.
Votre œuvre, si elle réussit, ne produira que des mécomptes et des douleurs pour le peuple comme pour vous ; et vraiment, messieurs, il faut que votre parti soit bien aux abois pour recourir à de pareils moyens. (Interruption.)
Vous le parti modéré, le parti conservateur ! Vous les évêques ! vous les seigneurs et les grands propriétaires voilà ce qui vous demandez ! Mais l'électeur ignorant trouvera d'autres exploiteurs que vous et vous serez ses premières victimes.
Allez maintenant parler au peuple des ordres religieux ; causez avec la petite bourgeoisie du procès qui vient de se dérouler devant la cour d'assises. (Interruption.) Ecoutez-moi jusqu'au bout, messieurs, et vous verrez combien vos calculs sont faits à la légère, combien vos espérances sont mal fondées et sur quel sable motivant vous voulez bâtir l'édifice de la domination cléricale. Accordez aux citoyens ignorants le droit de voter ; et le jour où vous croirez les tenir, d'autres spéculateurs que vous parviendront à les conquérir et vous succomberez sous le poids de la faute que vous aurez commise.
M. Coomans. - C'est vraiment trop d'éloquence pour une pièce de cinq francs.
M. Bara. - Comment ! vous avez fait tant de bruit, vous êtes allés chez le Roi, vous avez alarmé le pays, entravé l'administration pendant cinq mois pour une pièce de 5 francs ! Il ne fallait pas agiter le pays, comme vous l'avez fait, pour une pièce de 5 francs ; votre parole a donné la mesure de votre conduite.
Je croyais que vous défendriez au moins avec dignité la position que vous vous êtes faite, que vous soutiendriez que votre programme est sérieux, mais non vous réduisez tous vos efforts, toutes vos idées, tous vos projets à une mesquine question d'argent, à une pièce de 5 francs. (Interruption.)
Je crois donc, j'espère que les honorables membres de la droite ne persisteront pas dans leur programme de fantaisie, qui disparaîtra pour faire place au véritable ; on ne peut pas plus longtemps se jouer de l'opinion publique.
Après avoir depuis tant d'années défendu une doctrine, croyez-vous pouvoir en défendre une diamétralement opposée ?
Le tricorne nous faisait du tort, a dit M. Dechamps ; prenons le bonnet phrygien. Est-ce que vous croyez sérieusement vous rendre populaires à l'aide de ce déguisement ? Je vois avec plaisir que jusqu'à présent l'honorable chef de la droite n'a pas pris part à cette œuvre fantaisiste ; il bénira peut-être le tout, mais jusqu'à présent il n'a pas paru parmi les acteurs. (Interruption.)
Il a fallu, pour l'élaboration du nouveau programme, un nouveau chef de la droite, l'honorable M. Dechamps.
On vient donc faire appel aux passions populaires, agiter les convoitises des ignorants. Il y a plus, pour ressaisir le pouvoir on découvre la royauté. Est-ce qu'un membre de la droite ne disait pas dernièrement qu'il s'élèvera contre la prérogative royale, qu'à la prérogative de la Couronne il opposera la prérogative du peuple flamand ? Paroles imprudentes qui attaquent un monarque qui a toujours fait de ses droits l'usage le plus loyal et le plus constitutionnel, et qui vont jusqu'à nous diviser en deux peuples, les Flamands cl les Wallons, et détruire notre unité nationale.
On ne se contente pas d'attaquer la Constitution, on va jusqu'à injurier la Couronne ; on la découvre, on la menace si elle ne cède pas aux présentions de l'épiscopat.
Votre conduite est injustifiable ; si vous persistez dans cette voie, vous ne serez plus le parti conservateur, mais le parti révolutionnaire, et toutes les forces de la société se coaliseront contre vous.
Nous avons peur, dites-vous, de la dissolution et de votre programme ; mais votre programme écrit c'est un fantôme, un paravent ; mais vous avez un programme secret, celui de l'épiscopat, le triomphe du système clérical.
Vous voulez le pouvoir. Eh bien, venez-y ! Vous avez dans vos mains les moyens d'obliger le ministère à prononcer la dissolution de la chambre, nous verrons comment vous en userez.
Je ne pense pas que le gouvernement puisse éviter la dissolution ; il sera obligé d'y recourir, si vous l'y provoquez. Vous l'aurez voulu, vous en aurez la responsabilité. Nous céderons à vos désirs, le pays jugera s'il ne préfère pas le parti libéral modéré mais ferme, attaché aux principes de 1789, à un parti de brouillons, qui, pour arriver au pouvoir, n'hésite pas à se souffleter sur les deux joues et à condamner tout son passé.
M. Soenensµ. - Messieurs, le discours que vous venez d'entendre, était connu à l'avance ; la situation nouvelle de la droite, vis-à-vis du pays, et le succès éclatant qui vient d'accueillir son programme, désespéraient nos adversaires.
Le stérile et dangereux terrain de nos anciennes luttes politiques est abandonné par le corps électoral, et désormais, ceux qui ne vivent que de la guerre au clérical, peuvent compter les jours qui leur restent.
Ils ont voulu tenter un dernier et suprême effort pour retenir misérablement le pouvoir, qui leur échappe ; et aujourd'hui qu'il s'agit de dire au pays pourquoi ils restent au gouvernement, quand le pays les condamne, ils n'ont, comme toujours, qu'une seule réponse, c'est le fanatisme clérical à combattre, l’hydre monacale à tuer.
Nous savions donc d'avance, et avant de l'avoir entendu, tout ce que devait dire M. Bara. Mais ce que nous ne devions pas prévoir, c'est le débordement de violences dont nous venons d'être témoins : ce que nous n'attendions pas, c'est que dans un discours froidement préparé, écrit à froid, on vînt pousser cette violence d'idées et de langage, jusqu'à ces bornes qui confinent à la bouffonnerie.
Eh bien, ces excès mêmes ont démasqué, s'il en était besoin, la tactique qui est au fond de ce discours. Je viens y répondre par une protestation qui n'a pu être préparée, mais que les circonstances me commandent. (page 427) Rapporteur de la commission sur la question des cimetières, je ne peux laisser passer vos audacieuses provocations ; et puisque ces accusations de captations religieuses, sur lesquelles on compte tant pour fanatiser une certaine classe d'électeurs, se sont retrouvées sur vos lèvres, je veux montrer à quelles misérables ressources vous en êtes réduit, lorsque vous osez vous présenter avec un fait et des noms propres. Vous avez cité un fait qui est à votre connaissance personnelle, qui s'est passé chez vous, et à propos duquel vous avez insinué l'intervention d'une captation morale : eh bien, le fait, je crois le connaître et je mettrai les noms propres là où vous ne les avez pas mis.
Je vais donc bénévolement quitter le terrain que vous-même vous fuyez avec adresse, le vrai et seul terrain du débat, le terrain du programme ? Non, sans doute : et avant de répondre à ce que j'appelle vos diatribes, vos évocations désespérées de ce fantôme clérical qui vous échappe, je veux commencer par opposer à tous vos discours une fin de non-recevoir, et vous porter un défi. Qu'avez-vous dît ? Le programme est un mensonge ; nous ne sommes-ici que par la grâce du clergé ; le clergé est notre seul soutien et la jeune droite et le programme sont condamnés à l'avance, parce que le programme n'intéresse pas le clergé. Nous ne promettons pas la violence politique par le retrait violent de toutes les mesures que vous avez prises contre nous, catholiques ; nous ne promettons pas au clergé dans notre programme la domination qu'il recherche par les lois d'enseignement, la domination qu'il recherche par les lois de couvents, présentées snus l'étiquette de la charité libre. Si nous persistons dans cette voie, nous sommes perdus, le clergé nous abandonnera, et si le clergé nous abandonne, nous ne sommes pas un dans cette chambre.
Voilà toute la première partie de votre discours. Voici ma réponse : elle est simple, et nous verrons qui de nous a le courage de ce qu'il affirme. Eh bien oui, nous voulons faire les affaires du pays, et non pas celles du clergé et des couvents ; oui, nous affirmons le programme, en maintenant dans l'ordre des intérêts moraux la liberté de tout le monde et excluant tout privilège pour qui que ce soit ; nous ne voulons que le programme, et nous vous répondons : Faites la dissolution, que vous méditez pour plus tard, faites-la maintenant, si vous l'osez, et sur le programme, et le pays et le clergé vous répondront ! Je suis dans cette Chambre le représentant d'un arrondissement...
M. de Moorµ. - De l'évêque de Bruges...
M. Soenensµ. - Je m'attendais à cette niaiserie, qui a trop traîné dans vos journaux, pour n'avoir pas les honneurs d'une reproduction dans cette enceinte. Mais y songez-vous ? Depuis que la tombe de l'illustre évêque que vous avez si misérablement attaqué, s'est ouverte pour lui, la grande voix du corps électoral s'est fait entendre ; et le 23 mai, le corps électoral, qui n'entendait plus la voix d'un évêque, a renversé d'un coup toute une députation provinciale, patronnée par les vôtres, pour y substituer ceux qui se présentaient, non pas au nom d'un évêque qui n'était plus, mais au nom des idées qui ont inspiré notre programme.
Je suis donc ici le représentant d'un arrondissement qui, au dire de nos adversaires, m'a élu, avec mes honorables collègues, sur un mandement d'évêque.
Eh bien, cet évêque n'est plus. Mon adhésion aux principes qui ont inspiré le programme est franche et entière. De toutes parts vous entendez dans la droite l'expression de ce sentiment d'adhésion : nous ne promettons pas la plus petite loi au clergé ni aux couvents : faites la dissolution sur ce programme et nos déclarations formelles, et nous verrons à qui le pays répondra.
C'est toute ma réponse à cette partie du discours de M. Bara.
M. Goblet. - C'est facile.
M. Soenensµ. - Ce n'est pas plus difficile, en effet, que de lire un discours sur le clérical, et qui était écrit pour hier, aujourd'hui et demain.
Mais dans la situation actuelle du ministère, dont nous combattons le maintien, en combattant M. Bara, c'est tout ce que nous avons à répondre.
Mais vous avez tort de croire que si cette réponse est facile, je me bornerai à celle-là.
Nous l'avons dit et nous le répétons : le maintien de la lutte politique en Belgique sur le terrain des opinions religieuses, est un danger pour le pays. C'est un danger pour la patrie, un danger pour la dynastie ; les luttes les plus violentes sont celles qui ont leur source dans les intérêts religieux ; par là même qu'elles sont les plus violentes, ce soit celles où les partis commettent les plus grandes injustices vis-à-vis de leurs adversaires ; et il n'y a pas d'injustice qu'un parti ou un peuple pardonne moins que celle qui est commise contre les intérêts de sa conscience. Alors commencent les désaffections, qui finissent un jour, notre histoire en fournit des exemples, par la révolution même.
Il est temps d'arrêter les luttes politiques de notre pays dans cette voie funeste ; nous le voulons. Et si, pour accomplir cette grande œuvre, nous ne vous menaçons pas du retrait violent de toutes les lois réactionnaires, ce n'est pas une preuve que notre programme ment par ce qu’il cache ; oui, nous avons, comme vous prétendiez en avoir en 1846, nos griefs contre la liberté ; mais nous voulons franchement travailler à la transformation des partis et subir, par amour pour notre patrie, la dure condition que vous loi nous ont faite en bien des matières.
Manquons-nous à notre dignité, en parlant de la sorte ? N'est-il pas d'une politique sage de tolérer un mal dont on n'est point le complice en le souffrant, lorsque, pour le combattre et le détruire, il faut maintenir un mal plus grand encore ? Et vous, qui venez si fièrement nous sommer d'inscrire dans notre programme, comme vous inscriviez dans le vôtre, «le retrait des lois réactionnaires », qu'avez-vous fait des lois réactionnaires ? et malgré tous vos désirs, où en est le retrait de la loi de 1842 et l'exclusion du prêtre enseignant à titre d'autorité le catéchisme aux enfants, ce qui vous semblait une horreur ?
Est-ce à dire que si cette modération du programme Dechamps n'est pas un mensonge, nous abandonnons dès lors nos antécédents, nos principes et nos convictions ? A Dieu ne plaise, messieurs, et puis qu'on a rappelé la lutte que nous avons soutenue pour la liberté des cultes et la liberté de la charité, disons donc ce que nous n'abandonnerons jamais.
C'est en entendant l'honorable M. Bara aller jusqu'à rappeler audacieusement la question des cimetières que j'ai pris la plume pour prendre des notes et lui répondre...
- A gauche. - Allons donc !
M. Soenensµ. - Je vous affirme que je ne songeais pas à parler dans cette discussion : je comptais, par motion d'ordre, interpeller aujourd'hui le gouvernement sur la promesse qu'il a faite, au Sénat, à M. Jules Malou, de communiquer au parlement les procès-verbaux de la commission instituée par M. de Haussy pour la révision de la législation des cimetières. Parmi les documents où je plaçais le discours de M. Malou, à qui l'honorable M. Frère-Orban a promis cette communication, je tenais un autre document émané de M. de Haussy, et que j'espérais bien produire un jour. La provocation de M. Bara m'en donne l'occasion immédiate et je la saisis.
Comment ! c'est vous qui osez réveiller la question des cimetières ! Vous qui, en 1846, aviez promis, dans un programme, la réforme de tous les abus d'un autre âge, et qui n'aviez pas songé à ce que vous appelez aujourd'hui cette violation de l'égalité sociale ? Vous qui nous accusez aujourd'hui de diviser le père et la mère, de séparer le frère et la sœur, vous n'avez songé à cette barbarie qu'en 1862, alors que le décret de l'an XII qui la consacre, appliqué par vous comme par nous depuis cinquante-huit années, avait vu le jour après et malgré votre illustre année 1789 ? Vous, les prétendus continuateurs de 1789, vous ne vous en étiez pas doutés ? Vraiment, ce n'est pas seulement de l'audace, que de rappeler la question des cimetières, c'est une dérision. Et c'est l'honorable M. Bara, un homme d'une intelligence aussi perspicace, qui se laisse entraîner jusque-là !
Eh bien, reparlons-en un instant de cette question des cimetières, et que vos aveux et vos actes, je parle des aveux et des actes du ministère de 1847, qui se représente encore à nous aujourd'hui avec sa vieille armure, comme dit M. Rogier, achèvent votre honte aux yeux du pays.
Comment est née la question des cimetières ? Un honorable officier pensionné, décédé à Uccle, en 1862, refuse le secours de la religion et renvoie le prêtre, le vénérable M. Verbist, qui veut lui porter les secours de la religion. Le curé de la paroisse refuse de recevoir ses dépouilles mortelles dans la partie bénite du cimetière. Le bourgmestre les y placer de force, après avoir consulté l'autorité supérieure. Plusieurs faits semblables se sont passés depuis.
Le pays catholique s'est levé, et a crié à la violation de la liberté des cultes.
Ce cri a été porté à cette tribune, et vous avez répondu qu'il n'était pas question de liberté des cultes dans tout cela.
Eh bien, écoutez : Vous, ministère de 1847 comme vous vous appelez aujourd'hui, voici vos actes formels, votre opinion formelle en 1849 ; vous, le ministère homogène de cette époque de votre plein triomphe, lorsque vous n'aviez pas besoin de violer, au cimetière catholique, la liberté des cultes pour vous accrocher au pouvoir, voici ce que vous disiez, il y a quinze ans.
L'honorable M. de Haussy se trouvait interpellé par une personne (page 428) dont la famille avait obtenu une concession de caveau funéraire. Un arrêté royal, daté du 1er août 1847, portait à son article 2 « qu'il ne pourra être déposé dans le terrain concédé que des personnes auxquelles la sépulture ecclésiastique aura été accordée selon les lois de l'Église catholique. »
Le réclamant dont je parle demande la suppression de cette restriction, et M. de Haussy lui répond :
« Je ne puis... consentir à modifier cet arrêté émané de mon prédécesseur. En effet, si je considère cette clause comme inutile, c'est que la réserve qu'elle contient est de droit, et que sans faire violence aux exigences du culte catholique, l'on ne pourrait obliger les ministres du culte à admettre dans la partie bénite du cimetière catholique des personnes qui ne professent pas ce culte, ou qui, l'ayant professé, ne sont pas mortes dans la communion de l'Église catholique.
« Mais revenir sur ce qui a été fait, et réformer l'arrêté royal qui contient une semblable clause, ce serait décider, non plus que la clause est inutile, parce qu'elle est de droit, mais qu'elle est contraire à la législation existante, et au principe constitutionnel de la liberté des cultes. Or, c'est là ce qui n'existe pas : loin de là, ce serait violer cette liberté que d'obliger les ministres du culte catholique à recevoir dans la partie du cimetière affectée aux catholiques des individus d'autre religion, ou d'aucune religion. » (Longue interruption.)
Et aujourd'hui, chose inouïe, ces mêmes hommes, qui professaient, quoique ministres libéraux homogènes, les mêmes principes, ils nient ces principes ! Dans une matière aussi grave, et qui touche aux traditions et aux affections religieuses les plus chères de la Belgique catholique, ils rient de nous, et se disent le pays ! En face de 900,000 pétitionnaires qui crient à la violation de la liberté de leur culte, ils nient qu'il soit ici question de liberté des cultes, et ils osent insolemment nous provoquer à dire si le programme Dechamps fait bon marché de cette liberté-là !
Eh bien, non, il n'en fait pas bon marché, et au jour de la grande lutte électorale qui approche, le pays se souviendra de cette palinodie, qui serait misérable, si elle n'était odieuse à cause du caractère sacré de ce qui en a été le sujet. (Interruption.)
Et quoi qu'il vous en paraisse, il suffira du principe de la liberté, - que le programme ne devait pas répéter, parce que la Constitution est notre grand programme, - pour réparer vos abus ! Il suffira d'envoyer aux bourgmestres les circulaires de M. de Haussy, l'opinion de M. de Brouckere et Tielemans, et la circulaire de M. Liedts, tous non suspects de cléricalisme, pour enjoindre à ces magistrats communaux de respecter l'article 15 du décret de l'an XII, et l'article 14 de la Constitution belge. (Interruption.)
On vous a dit, messieurs, que le programme n'était pas sincère, parce qu'il ne disait pas ce que nous aurions fait pour les couvents. C'était l'introduction du thème que tous ici nous devions nous attendre à rencontrer dans la bouche de M. Bara.
Après les scandales de la rue, on accuse calomnieusement des hommes qui ne peuvent se défendre contre la publication de vos imprimés sur le « procès des jésuites », et non plus du « procès de Buck », la tactique devait être complète, et les accusations vagues, les captations insaisissables, tout cela devait reparaître ici.
Comme adversaires politiques, nous vous dénions le droit de nous accuser de sympathies pour des captations quelconques.
Et à ceux qui s'avoueraient nos adversaires religieux, nous portons le défi de justifier cette attaque, que nos opinions religieuses nous rendraient solidaires d'un système de captation.
Mais quoique produite pour distraire le pays de l'attention qu'il a portée sur le programme de la droite, il y aurait de la lâcheté à ne pas considérer l'accusation en face, et cette lâcheté, je ne veux pas l'avoir.
Vous avez osé dire que vous connaissez un fait où (votre insinuation est claire) il a dû y avoir captation, pour qu'un grand seigneur dans votre ville de Tournai pût recevoir ce qu'il a reçu par testament, d'une personne mourante ; pour qu'il ait pu affirmer sous serment qu'il était propriétaire, quoique les maisons qui lui ont été léguées aient été transformées en couvent : outre vos précautions de formes et vos protestations que ce grand seigneur est un homme très honorable, vous avez pris soin de ne pas le nommer, ni lui, ni la testatrice.
M. Bara. - Je les nommerai.
M. Soenensµ. - Je le ferai moi-même, car j'ai lieu de croire qu'il est question de M. le comte de Nédonchel et de la dame Vifquin.
M. Bara. - Parfaitement.
M. Soenensµ. - Je suis heureux de l'avoir deviné. Eh bien, l'honorable M. Bara a donc cette fois-ci un fait de captation.....Et bien, moi, je le mets au défi d'en tenter sérieusement la preuve.
Un homme dont la charité est connue, dont la vie, ainsi que celle de sa respectable famille, est une série d'actes de dévouement ; un homme dont la fortune est considérable et dont le nom est sans tache, reçoit d'un notaire l'avis qu'une vieille personne mourante lui a légué deux misérables maisons en ruine ; qu'il est et restera propriétaire libre de ce bien, mais qu'on sait qu'il comprendra l'intention de celle qui s'adresse à lui.
Depuis que votre beau système libéral ne permet plus l'application de l'article 84 de la loi communale, depuis que votre circulaire de M. de Haussy du 31 décembre 1849 (une vraie circulaire libérale dans vos idées d'aujourd'hui), a supprimé la distribution, par certaines personnes d'aumônes fondées, c'est la dernière ressource de beaucoup de mourants, qui veulent fonder une œuvre spéciale, qui demande des soins spéciaux et un religieux dévouement. C'est vous qui l'avez voulu.
Eh bien, tel est le fait qui s'est passé à Tournai. Mais pour comprendre tout l'odieux de la conduite de M. Bara, rappelant ceci à propos de captations, il faut vous dire ce que sont aujourd'hui ces vieilles masures ; ce sont des écoles d'enfants pauvres, de jeunes gens ouvriers, des réunions du soir pour des enfants pauvres, et pour des ouvriers d'un âge avancé qu'on veut arracher à l'ivrognerie. Et savez-vous qui préside à tout cela ? Ce ne sont pas des petits frères, ni des religieux, ce sont d'affreux cléricaux, dont la fortune et la jeunesse les convieraient à tous les plaisirs du monde, si leur dévouement, que la religion seule inspire, ne les y arrachait. J'ai le droit d'en parler, car je connais, ce que M. Bara ignore sans doute, quel est le dévouement, pour l'avoir vu de mes yeux.
M. Bara. - Je n'ai pas dit qu'on y faisait du mal.
M. Goblet. - Ce n'est pas la question.
M. Soenensµ. - Ah ! ce n'est pas la question ! Et où est donc la captation, je vous prie ? A-t-on du moins soustrait à l'Etat quelque impôt dans le présent et dans l'avenir ?
Mais ces mesquines propriétés dans les mains d'un homme comme M. le comte de Nédonchel ont été rebâties en partie, et leur destination sera de passer, par des testaments payant plus de droits que la succession légitime n'en aurait payé, d'une main dévouée à une autre main dévouée ; votre déplorable système, et l'honorable M. Nothomb vous l'a prédit dans cette discussion de la loi que vous avez si odieusement appelée la loi des couvents, votre déplorable système mène droit à faire ce qu'a fait la demoiselle Vifquin. La liberté de la charité vous a fait peur. Eh bien, si au point de vue politique et économique ce qui arrive aujourd'hui peut avoir ses dangers, prenez-vous en à vous-mêmes. Mais sachez-le, vous serez impuissants, comme vous l'avez avoué tout à l'heure, à empêcher jamais ce bien ou ce mal.
Le seul moyen de revenir à la vérité sociale, ce n'est pas de repousser toute œuvre qui ne s'adresse pas au bureau de bienfaisance ; ce n'est pas d'interpréter, comme vous le faites, la loi du 5 frimaire an V sur les bureaux de bienfaisance, et de mutiler l'article 84 de la loi communale : c'est de régler, en admettant sa liberté, les manifestations, sous quelques formes qu'elles se présentent, de la charité chrétienne.
Ici encore, c'est vrai, nous sommes adversaires ; la liberté de la charité vous offusque. Pour nous, quoique nous soyons décidés, dans l'intérêt de la paix, de la patrie et de la dynastie, à ne pas revenir à ces discussions d'autrefois, nous vous répondons : Avec le programme à réaliser, nous conservons les sympathies que nous avons montrées pour la charité libre ; le programme et ces sympathies marchent de pair, c'est l'amour du peuple qui les inspire tous deux !
J ai fini, messieurs, je termine comme M. Bara. J'invoque la dissolution : qu'on dissolve sur le programme, et le pays répondra. (Interruption.)
- La séance est levée à 5 heures.