(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 805) (Présidence de M. E. Vandenpeereboom, premier vice-président.)
M. Thienpont, secrétaire., procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Thienpont, secrétaire., présente l'analyse suivante des pièces adressées à la Chambre.
« Le conseil communal d'Arquennes demande la construction d'un chemin de fer de Luttre à Bruxelles par Nivelles, Braine-l'Alleud, Waterloo, etc. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la concession de chemins de fer.
« Le conseil communal de Desselghem prie la Chambre d'autoriser la concession d'un chemin de fer de Grammont à Nieuport par Audenarde, Waereghem, Ingelmunster et Roulers, sous la condition que cette ligne passera par Desselghem et qu'il y sera établi une station. »
- Même dépôt.
« L'administration communale de Feluy demande la construction d'un chemin de fer de Luttre vers Bruxelles avec embranchement vers Châtelineau. »
« Même demande des habitants de Feluy et d'Arquennes. »
- Même dépôt.
« Des habitants de Rousbrugge-Haringhe demandent la construction d'un chemin de fer de Poperinghe sur Bergues. »
- Même dépôt.
« Des habitants de Huy demandent que les concessionnaires d'un chemin, de fer de Huy à Landen soient obligés d'élever sur la Meuse, dans le quartier de la rue de Namur et de la Neuve-Voie, un pont suffisamment large et praticable aux voitures.
- Même dépôt.
« L'administration communale de Crombeke prie la Chambre de maintenir, dans le projet de loi autorisant la concession d'un chemin de fer de Poperinghe à Hazebrouck, ces mots : ou d'un point intermédiaire entre cette ville et Dunkerque. »
- Même dépôt.
« Le sieur Demaret, secrétaire de la commune de Bierges, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme suivant la population. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Urbain, ancien employé de l'octroi communal de Wasmes, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir la continuation de son traitement d'attente. »
- Même renvoi.
« Le sieur Daubresse, collateur de deux bourses d'études fondées par Lobez, présente des observations contre le projet de loi relatif aux fondations et prie la Chambre de le rejeter. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Des tanneurs à Laroche demandent égalité de traitement pour les cuirs prussiens et les cuirs belges. »
« Même demande de tanneurs à Gand et à Houffalize. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner l'arrangement commercial avec la Prusse.
« Le sieur Vander Straeten demande que la loi permetye de circuler sur les routes de l'Etat et sur les autres chemins pavés avec voitures à jantes étroites, attelées à deux chevaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur François-Jules Mabaut, demeurant à Mons, né à Paris, demande la naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
« M. Durant, docteur en médecine à Ixelles, adresse à la Chambre douze exemplaires d'une brochure extraite des Annales de la société des sciences médicales et naturelles de Bruxelles et relative au service médical de la commune d'Ixelles. »
- Dépôt à la bibliothèque.
« M. Joseph Lebeau, désirant exercer ses droits électoraux, demande un congé de deux jours. »
- Accordé.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je dépose sur le bureau un tableau relatif à la répartition des bourses universitaires de l'Etat, conférées depuis 1836 jusqu'en 1863. Quant aux bourses conférées par les villes et les provinces, je n'ai pas encore les documents ; je compte les recevoir incessamment,
M. le président. - Il est donné acte à M. le ministre de la justice du dépôt de ce tableau, qui sera imprimé et distribué.
La parole est continuée à M. Nothomb.
M. Nothomb. - Messieurs, je suis resté hier au chapitre du projet de loi qui est intitulé, d'une manière assez anodine, dispositions transitoires ; mais qui n'en contient pas moins, au fond, la mesure capitale, essentielle et la raison d'être du projet tout entier ; car c'est là que se trouve l'application rétroactive et par conséquent la dépossession illégitime dont nous nous plaignons.
Pour nous, comme pour les auteurs du projet et ses partisans, c'est le nœud de la question. M. le ministre l'a lui-même reconnu et il l'a même qualifié ainsi.
Le point principal, culminant est donc de savoir quelle est la nature du droit de conférer des bourses. Nous soutenons, nous, que ce droit est d'essence civile ; vous, vous prétendez qu'il est d'essence politique. La distinction a une portée énorme, car en est d'accord en ceci, que si ce droit est de nature civile, il ne peut pas subir la rétroactivité ; et que, de nature politique, au contraire, il pourrait y rester soumis.
Pour nous, messieurs, la solution est évidente et à ce point manifeste qu'aucun esprit impartial et dégagé de parti pris ne peut s'y refuser.
La question est tranchée par les principes généraux du droit, par les lois spéciales sur la matière et enfin par les faits, c'est-à dire par les monuments de la jurisprudence.
Il me sera facile de vous le démontrer et très rapidement, c'est certainement la partie la plus aisée de la tâche que je me suis imposée. Je n'ai qu'à laisser parler la doctrine, les textes et les arrêts.
Nos contradicteurs disent ceci : Le droit de collation n'est pas un droit civil, et M. le ministre, pour justifier sa thèse, a recours à l'argumentation suivante, la seule à peu près qu'il ait employée, et il paraît y compter beaucoup : « Pour qu'il y ait droit civil, il faut que ce droit entre dans le domaine particulier ; il faut qu'on puisse le transmettre. Cela seul fait un droit acquis. »
Ce sont les paroles textuelles de l'honorable membre. Elles constituent une erreur profonde qui étonne de la part d'un jurisconsulte. Il y a des droits et plusieurs qui sont essentiellement civils, et qui cependant ne peuvent se transmettre ; il suffit de citer la tutelle, la curatelle, le mandat et droit ou la faculté d'être témoin. Pour ne pas trop abuser de l'attention de la Chambre, si longue déjà et si bienveillante et dont je la remercie, pour aller plus vite, j'opposerai immédiatement à l'opinion de M, le ministre celle d'un jurisconsulte éminent, de celui qui, de notre temps, jouit peut-être du plus d'autorité, de M. Demolombe, auteur d'un commentaire sur le Code civil.
La Chambre me permettra d'en lire un passage.
L'auteur, s'occupant de la rétroactivité des lois, s'énonce ainsi : « La loi nouvelle, au contraire, ne devra pas être appliquée si cette application détruit ou change des effets sur lesquels les particuliers ont dû fermement compter (n'est-ce pas le cas pour les collateurs) ; il y aurait alors dans cette réaction, dans le renversement du passé un préjudice grave et inique porté à l'intérêt privé, et par conséquent une perturbation, en désordre dans la société elle-même, à laquelle cette application de la loi nouvelle causerait ainsi plus de mal que de bien.
« Or, ces effets sur lesquels les particuliers ont dû solidement et fermement compter et que la loi nouvelle ne saurait modifier sans rétroactivité, ont reçu dans la doctrine le nom consacré de droit acquis.
« Qu'est-ce donc que le droit acquis ? C'est, pour le définir ici à grands traits et sous la réserve des applications que nous allons faire, le droit bien et dûment devenu nôtre, dont nous sommes investis, appropriés, qu'entiers ne pourrait pas nous enlever.
« Il n'est pas toutefois nécessaire que nous puissions disposer de ce (page 806) droit, le transmettre, l'aliéner (voici la réponse directe à M. le ministre), car il y a des droits, et des mieux acquis et des plus respectables, qui ne font ni aliénables, ni transmissibles... Mais cette circonstance est une considération de plus en faveur de l'application de la loi ancienne, puisque l'application de la loi nouvelle à un droit qui aurait été l'objet de transmissions successives léserait à la fois plusieurs intérêts privés et causerait par cela même dans les relations sociales une plus profonde perturbation. »
Voilà, ce me semble, qui est concluant, direct et péremptoire contre l'argumentation de l'honorable ministre de la justice.
Maintenant reprenons les principes de plus haut. D'où naît le droit d'administration et de collation ? D'un acte de donation ou d'un testament. L'un et l'autre sont de droit naturel, et, de plus, consacrés par toutes les législations comme des actes de la vie civile.
Les effets qui en résultent sont donc civils aussi ; ils ne peuvent être que tels, car ils en sont une conséquence immédiate, nécessaire, invincible, ils suivent la loi de leur origine.
Le collateur est à une fondation ce que l'exécuteur testamentaire est au testament. Il représente, il continue le défunt, il est sa volonté personnifiée et permanente.
Or, que faites-vous au contraire ? Vous scindez les effets de l'acte. Vous en admettez une partie comme politique, l'autre comme civile. D'après vous-mêmes, l'institution resterait civile, mais la collation deviendrait politique.
Cela manque de logique comme de raison.
Ici vous admettez, là vous rejetez ce qui émane de la même source, de la même volonté, de la même puissance.
C'est une nouvelle, une flagrante contradiction à ajouter à toutes celles qu'à notre tour nous vous opposons et que nous signalons au pays.
En définitive, vous ne pouvez pas changer la nature des choses, et vous ne ferez jamais que ce qui est de l'ordre purement civil devienne à votre gré de l'ordre politique.
Si grand que votre pouvoir puisse être, il ne peut aller jusque-là.
Voilà pour les principes généraux.
J'ai dit qu'en second lieu la loi spéciale résolvait la question dans le même sens.
Messieurs, est-il besoin de vous rappeler les arrêtés du roi Guillaume ? D'un bout à l'autre, ils respirent l'intention de maintenir au droit de collation le caractère d'un droit civil.
Il suffit de les parcourir, de jeter un regard sur quelques-uns des articles essentiels.
Voyez d'abord l'article 5 de l'arrêté royal du 26 décembre 1818.
Il y est à la fin... « que les dispositions de ces actes (de fondation) seront, autant que faire se pourra, scrupuleusement observées dans tous les points. »
A l'article 11, même arrêté, il est écrit :
« ... Si néanmoins il survenait quelques contestations relatives aux biens desdites fondations ou sur le droit d'administrer, de conférer ou d'obtenir lesdites bourses, ces contestations seront renvoyées aux tribunaux. »
Le gouvernement du roi Guillaume était tellement convaincu qu'il avait devant lui un droit civil, que la collation de bourses avait essentiellement ce caractère, que lui, si jaloux cependant de son autorité, n'a pas hésité à l'abandonner en cette matière au pouvoir judiciaire, même au cas où le pouvoir royal eût fait usage de la faculté de nommer un collateur provisoire. Cela est bien significatif : Le roi des Pays-Bas laissant discuter un acte de son gouvernement parce qu'il s'agit d'un droit civil !
C'est ce qui résulte de l'article 27 de l'arrêté du 2 décembre, ainsi conçu : » Toutes les contestations et réclamations relatives à des collations de bourses seront... provisoirement décidées par notre ministre, sauf le recours en justice réglée. »
'e m'arrête, messieurs, dans cette analyse : vous connaissez les arrêtés-lois dont il s'agit ; ces extraits disent assez ce qu'a été le droit de collation dans l'intention du roi des Pays-Bas.
Et maintenant, messieurs, examinons la jurisprudence ; c'est à notre tour. Je crois qu'elle apparaîtra un peu autrement que lorsqu'elle vous a été présentée par l'honorable ministre de la justice.
Il répliquait à l'honorable M. Dumortier, qui l'interrompait : J'attends que vous citiez vos arrêts.
Je viens déférer au désir de M. le ministre et je vais citer.
La question a été soumise à la cour de cassation et décidée le 16 juillet 1846 à la suite précisément de cet arrêt de la cour de Liège du 9 avril 1845 dont M. le ministre de la justice a parlé et sur lequel je reviendrai tantôt tout particulièrement.
L'arrêt a été précédé de conclusions prises par un magistrat dont le talent et le mérite hors ligne comme jurisconsulte ont été reconnus partout, même dans cette Chambre, même par l'honorable ministre de la justice. Je veux parler de feu M. l'avocat général Delebecque. Voici comment il s'expliquait sur la nature du droit de collation. Je tiens à faire à la Chambre cette lecture, parce que la théorie, le droit et les conséquences y sont exposés d'une manière claire et saisissante ; Voici les paroles de ce savant et regrettable magistrat :
« Le droit que l'on a à une fondation, le droit que l’on peut avoir de conférer une bourse, constitue un droit civil : les débats qui s'élèvent à raison de prétentions semblables sont aujourd'hui dans le domaine des tribunaux. Cela résultait des principes consignés dans la loi fondamentale, cela résulte encore des deux arrêtés royaux.
« Nous lisons en effet à la fin de l'article 11 de l'arrêté du 26 décembre 1818 : « Si néanmoins il survenait quelques contestations relatives aux biens desdites fondations ou sur le droit d'administrer, de conférer ou d'obtenir lesdites bourses, ces contestations seront renvoyées aux tribunaux. »
« Ainsi trois sortes de contestations renvoyées aux tribunaux :
« 1° Débat relatif aux biens de la fondation, c'est-à-dire contestation entre la fondation et un tiers relativement aux biens affectés à la fondation. C'est à une question de propriété ;
« 2° Débat entre plusieurs prétendants au droit d'administrer ou de conférer la bourse ; le droit d'administration ou de la collation est là assimilé à un droit civil, parce qu'il est individuel et résulte la plupart du temps d'une condition civile, d'une condition de parenté.
« C'est pour ce débat que l'article 24 de l'arrêté du 2 décembre 1823, après une tentative de conciliation administrative, réserve le recours en justice réglée ;
« 3° Débat entre plusieurs individus se prétendant désignés par la fondation pour l'obtention de la bourse. Il s'agit alors de la réclamation d'un droit individuel, personnel, et considéré comme droit civil, et à ce titre comme constitutif d'une propriété pour celui qui a le droit de devenir boursier.
« Ce cas semble rappelé dans l'article 27 de l'arrêté du 2 décembre 1823, qui porte :
« Toutes les contestations et réclamations relatives à des collations de bourses seront, lorsque les collateurs, les proviseurs ou les députations permanentes ne pourront parvenir à concilier les parties provisoirement décidées par notre ministre, sauf le recours en justice réglée. »
« C'est encore là une tentative de conciliation administrative qui a pour but, non de paralyser, mais de différer seulement le recours à la justice ordinaire. »
Ces conclusions ont été adoptées par la cour suprême et l'arrêt constate ceci :
« Et... l'article 11 du même arrêté, ainsi que l'article 27 de l'arrêté du 2 décembre 1823, a déféré aux tribunaux les contestations relatives aux biens des fondations ou sur le droit d'administrer, de conférer ou à obtenir les bourses... »
Cet arrêt n'est pas isolé. Il y en a un second qui est du 26 novembre 1846. Je ne le lirai pas à la Chambre pour ne pas la fatiguer trop longtemps ; Il décide que le pouvoir judiciaire est compétent pour statuer à qui appartient la qualité de collateur d'une bourse d'étude...
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai jamais contesté cela.
M. Nothomb. - Comment ! vous n'avez jamais contesté cela t Mais vous avez mis M. Dumortier en demeure de citer ces arrêts. Eh bien, je les cite, vous devriez être satisfait. (Interruption.)
Une chose est incontestable : le droit de conférer une bourse constitue un droit civil, la cour de cassation l'a déclaré à deux reprises différentes.
Et maintenant, puisque M. le ministre insiste et résiste, je reviens à l'arrêt de la cour de Liège du 9 avril, qu'il a invoqué comme un argument triomphant à propos d'une prétendue substitution.
Or, l'honorable ministre a oublié de lire tout l'arrêt ; à la suite du passage qu'il a invoqué, il en est un qui est très intéressant et que, par distraction sans doute, il a passé sous silence ; je viens la réparer. Après le considérant dont l’honorable ministre a donné lecture et où la cour parle des substitutions, voici ce que l'arrêt ajoute :
« Considérant que les arrêtés organiques précités n'ont déféré à l'autorité judiciaire que les contestations relatives aux biens des fondations et ou droit d'administrer, de conférer ou d'obtenir les bourses d'études ; qu'il ne s'agit dans l'espèce d'aucun de ces cas, mais de la valeur d'actes administratif qui ont réglé le taux des bourses, »
(page 807) Donc l'arrêt du 9 avril, que vous invoquez, s'élève contre vous ; il reconnaît comme un principe incontestable qu'à l'autorité judiciaire appartient le droit de connaître des contestations relatives aux fondations et au droit de conférer les bourses.
Messieurs, je reviens encore sur les travaux de la commission de 1849. J'en ai déjà parlé, mais peu, parce qu'il m'avait paru que la démonstration faite par mon honorable ami M. Dechamps était restée complète. Si j'y reviens, c'est qu'après avoir lu le discours de l'honorable ministre, je crois avoir quelques rectifications à faire.
On a déjà rappelé que la commission de 1849, chargée d'élaborer un projet de loi sur les fondations de bourses, était composée d’hommes dont personne ne conteste le mérite ; il suffit de nommer MM. Liedts, Leclercq, Orts, Paquet, Tielemans, Van Hoogten, de Luesemans et de Closset, secrétaire.
L'honorable ministre a contesté cependant la valeur du travail de cette commission, en nous disant ceci :
« La commission se compose de personnes au talent desquelles on peut rendre hommage, mais elle n'a été, en définitive, instituée que pour donner son avis, et ses délibérations n'ont de valeur que comme opinion. »
C'est faire trop bon marché du travail de la commission. Pour moi, la valeur des opinions de la commission réside précisément dans cette circonstance, qu'elle n'avait rien d'officiel ; cette valeur est morale, elle est juridique, elle est le produit de l'expérience unie à la science la plus incontestable. Et je mettrais le travail de la commission moins haut, si je pouvais le croire moins libre ; je suis parfaitement assuré que le pays ne sera pas de l'opinion de M. le ministre de la justice, et qu'il attachera à ce travail la juste considération qu'il mérite.
Voyons maintenant quelle a été l'opinion de cette commission sur la nature du droit de conférer les bourses.
Répondant à l'honorable M. Dechamps, M. le ministre de la justice a dit, page 793 de son discours :
« J'ai relu très attentivement toute la discussion et je dois avouer que je n'ai trouvé nulle part que le droit d'administration ou de collation constituait un droit civil. »
Si M. le ministre n'a pas vu et lu cela dans les délibérations de la commission, je ne m'explique pas comment il voit ni comment il lit. Cela y est écrit, à maintes pages, de la manière la plus formelle ; force m'est bien de les relire. Rien, d'ailleurs, n'éclairera mieux le pays, et on verra si nous méritons le reproche qu'on nous faisait samedi et qu'on nous fera encore, d'avoir des prétentions envahissantes et des opinions absurdes. Nous ne sommes au moins pas seuls à les avoir et nous nous trouvons en assez bonne compagnie !
Dans la séance du 27 novembre et à laquelle étaient présents MM. Leclercq, Liedts, Paquet, Tielemans et Van Hooghten, un membre dit :
« Le droit de collation a un caractère mixte ; il y a du civil et du public... »
Un autre membre lui répond immédiatement :
« Je ne puis voir dans la collation, l'exercice d'un droit public ; c'est une application d'un véritable droit civil qui reposait sur la tête du fondateur. »
Un troisième ajoute :
« Comme la collation est une espèce de droit civil, je voudrais que la loi stipulât formellement la réciprocité en faveur de l'étranger. »
Ce membre était logique, il demandait pour les étrangers la jouissance d'un droit civil ; il n'aurait pas demandé la jouissance d'un droit politique pour les étrangers, comme le fait le projet.
Ainsi, le caractère civil du droit de collation des bourses a été affirmé à trois ou à quatre reprises dans le sein de la commission. Je viens de lire les textes ; cette fois, M. le ministre de la justice sera convaincu, je l'espère, que l'honorable M. Dechamps a exactement lu et que ses assertions sont inattaquables.
Voilà quant au caractère du droit.
Voyons maintenant, quant à la faculté, pour le fondateur, de conférer la collation, quelle a été l'opinion de la commission ; nous la trouverons formelle, explicite, sans réserve.
Dans la même séance du 27 novembre, la commission discutait cette proposition-ci :
« Le fondateur d'une bourse d'étude peut se réserver le droit de collation ; il peut aussi le déléguer à d'autres ou rattacher à un titre ou à une fondation. »
Un membre disait ;
« La finale me paraît superflue ; il est clair que l’on a tout dit du moment qu'on autorise la délégation. Je proposerais : « Le collateur peut se réserver ou déléguer le droit de collation. »
Un autre membre intervient et ajoute, ceci est très significatif :
« Comme la réserve est essentiellement personnelle ne pourrait-on pas craindre avec une pareille rédaction que la délégation ne fût aussi considérée comme personnelle ? »
Vous voyez, messieurs, jusqu'où ce membre de la commission poussait sa sollicitude pour le maintien du droit de collation dans toute son étendue. Aussi, insiste-t-il de nouveau pour déclarer « qu'il suffirait d'employer le mot désigner dont le sens est beaucoup plus général que le mot déléguer ; et l'on dirait tout simplement : « Le fondateur peut désigner le collateur de la fondation, » Et cela, messieurs, a été adopté.
M. Dechamps. -A l'unanimité.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Certainement.
M. Nothomb. - Certainement, dites-vous. Donc il est impossible de. préciser d'une manière plus nette ce qu'a voulu la commission, quelle étendue elle a voulu donner au droit de collation et quels droits elle a voulu accorder aux fondateurs de bourses d'études.
Ainsi, la commission a admis le droit de collation, tant attaqué aujourd'hui, elle n'y a pas vu cette abdication des idées modernes, dont on a tant parlé ; elle n'y a pas vu ce suicide de la société dont s'effraye notre honorable collègue M. De Fré ; elle n'y a pas vu cette déchéance des droits des générations futures dont s'alarme M. le rapporteur ; elle n'y a pas vu non plus cette incompatibilité avec les principes du droit commun, en ce qui concerne les substitutions, dont M. le ministre a fait si grand bruit.
La commission a cru que le droit de collation dans toute son étendue s'harmonisait parfaitement avec tout notre droit civil.
Ensuite, messieurs, quelle a été l'opinion de la commission quant à la rétroactivité ?
L'honorable M. Tesch nous disait, page 792, 2ème colonne des Annales parlementaires :
« Encore une fois la commission n'a pas du tout décidé que le droit d'administration ou de collation était un droit civil ; elle ne l'a pas maintenu par crainte de donner à la loi un effet rétroactif, mais elle ne l'a pas supprimé afin de ménager des susceptibilités. Voilà la raison, le motif du vote que vous invoquez. Relevez toutes les discussions et vous verrez que telle était, au fond, l'opinion de tous les membres. »
« M. Dechamps. - C'est une erreur.
« M. Tesch, ministre de la justice. - Je vous ai dit déjà quelles considérations personnelles ont guidé les membres de la commission. »
Tout cela est erroné. M. le ministre se trompe du tout au tout. La commission n'a cédé ni à des convenances, ni à des considérations personnelles, ni à aucune espèce de susceptibilité. C'est décidément par trop vouloir l'amoindrir. C'était une question de principe que la commission discutait et la plus grave de toutes.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - J'ai dit qu'elle avait cédé à des susceptibilités.
M. Nothomb. - Voici ce qui s'est passé. Un membre a dit ceci :
« Dans la matière qui nous occupe, il faut soigneusement distinguer : ce qui est de l'essence de la fondation, la loi ne peut sans injustice y porter la main ; mais pour toutes les particularités des actes de fondation, rien ne s'oppose à ce que la loi les régularise ; d'après cela, je ne considérerais pas comme essentiels les points relatifs à la gestion matérielle. »
Un autre membre s'exprimait ainsi :
« Il est bien entendu que tout ce qui touche au droit de collation sera seul maintenu... mais aussi je ne fais à cet égard aucune distinction entre les titres où les collateurs puisent leurs droits. »
Dans la séance du 22 janvier 1850 la question a été de nouveau agitée et un membre disait :
« Il y a, dans les fondations de bourses, deux choses distinctes, savoir : la collation et l'administration, la collation doit être respectée dans son intégrité telle qu'elle est réglée par l'acte constitutif. »
Et, dans la séance du 25 janvier 1850, la commission adopte la résolution suivante :
« Le droit de collation des bourses est maintenu dans son intégrité, tel qu'il est réglé par les actes de fondation, en tant qu'ils sont susceptibles d'exécution. »
Voilà les raisons de la commission, raisons de droit et de justice. Où sont donc les convenances et les susceptibilités dont on a parlé ? Après ce que je viens de lire, après l'exposé ce ces principes si fermement énoncé, (page 808) vous n'oseriez plus révéler que la commission s'est laissé guider par des questions de convenances et de susceptibilités personnelles.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai pas parlé de susceptibilités personnelles.
M. Coomans. - Il ne faisait pas en parler, alors.
M. Nothomb. - Comment ! Messieurs, nous assistons à un spectacle vraiment étrange. L'honorable M. Dechamps et moi nous établissons par pièces authentiques, par documents officiels, que telle a été la pensée de la commission, elle a maintenu le droit de collation par des motifs de droit et de justice, et cependant M. le ministre conteste.
En vérité, c'est un prodige que tout cela ! (Interruption.) C'est exact ment comme lorsque vous dites que votre projet correspond au travail de la commission de 1849, tandis qu'il en est, nous le prouvons, l'antithèse la plus flagrante.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Vous me faites dire le contraire de ce que j'ai dit.
M. Nothomb. - Mais je me borne à vous citer d'après les Annales. Ainsi, messieurs, voici quelle est la situation : il y a un droit civil parfaitement constaté, dérivant des principes généraux ; il est consacré par une législation spéciale et il est reconnu par les tribunaux. Une telle position devrait paraître inattaquable. Pourtant, on veut l'e lever, et, ne le pouvant pas d'une manière régulière, on a recours à la disposition rétroactive qui n'est, en réalité que la violence légale.
.M. Dechamps. - C'est cela.
M. Nothomb. - Voici ce qu'il vous faut faire pour y arriver. En premier lieu, vous devez méconnaître le principe de non-rétroactivité des lois, celle base de tout ordre social, comme dit Toullier ; cette source de toute sécurité et de toute stabilité, comme dit d'Aguesseau, et vous introduirez par-là dans nos lois, comme le disait mon honorable ami, M. Liedekerke, par un mot singulièrement heureux, vous introduirez dans nos lois le germe qui doit en corrompre la sainteté.
Il s'en est agi au Congrès nationam. Voici comment : Dans la séance du 6 février 1831 M. le baron Beyts proposa une disposition formelle sur la non-rétroactivité. J'emprunte la citation à l'ouvrage de M. Huyttens, 2ème vol., p. 480. Voici ce que j'y lis :
« M. le baron Beyts propose une disposition additionnelle à la Constitution, concernant la non-rétroactivité des lois elles cas où il peut être dérogé à cette règle. Quoique le principe, dit-il, soit généralement reconnu, plusieurs pétitions demandent qu'on dispose à cet égard. La non-rétroactivité n'est réglée jusqu'à présent que par l'article 2 du Code civil. Je me suis demandé si la règle en pouvait entrer dans une constitution, j'ai trouvé que cela devait être. II y a quelques exceptions au principe, que je crois avoir prévues dans ma proposition. Je demande qu'elle soit renvoyée aux sections. (J. B., 8 fév.)
« M. Destriveaux propose l'ordre du jour. Ce principe, dit-il, est tellement sacramentel, qu'il y aurait, en quelque sorte, simplicité de notre part de l'insérer dans notre Constitution. Je ne crois pas que la législature qui nous suivra puisse jamais soustraire du Code civil le principe de la non-rétroactivité. (U. B., 8 fév.)
M. Van Innis dit aussi que c'est un principe immuable de législation et de jurisprudence ; déjà il était consacré dans le corps du droit romain en ces termes : Leges novas futuris certum est dure formant negotiis et non ad facta praerita revocari ; que s'il était nécessaire d'insérer ce principe dans la Constitution, il faudrait que tel autre qu'il cite et plusieurs semblables qui se trouvent sous le titre de Legibus du corps du droit romain, fussent également placés dans la Constitution, et ce d'autant plus que ces derniers principes ne se trouvent consacrés par aucune loi nouvelle ; il insiste pour qu'il soit passé à l'ordre du jour sur la proposition. (J. F., 8 fév.)
« M. Legrelle propose que, le gouvernement précédent ayant agi contradictoirement à ce principe hors de toute contestation, il faut appuyer la proposition de M. Beyts. (U. B., 8 fév.)
« M. Raikem parle contre cette proposition. (E, 8 fév.)
« M. Trentesaux : Le principe de la non-rétroactivité est trop clair pour ère mentionné dans la loi ; j'appuie l'ordre du jour. (J. F., 8 fév.)
« M. le baron Beyts : Vous trouvez cela si clair, et une expérience de quinze ans nous a prouvé qu'il n'en était pas ainsi ; au reste, que ma proposition soit adoptée ou non, cela m'est égal : j'ai satisfait à ma conscience ; c'est maintenant votre affaire. Je demande qu'une commission soit nommée pour examiner cette question. (La clôture !) (J. F., 8 fév.)
« M. Van Snick parle au milieu du bruit. (U. B., 8 fév.)
« La clôture de la discussion est mise aux voix et prononcée. (U. B. 8 fév.)
« L'ordre du jour est adopté. (P. V.) »
Je dis qu'en second lieu, pour atteindre au but que vous vous proposez, il vous faut méconnaître les décisions des tribunaux, je l'ai prouvé ; et n'y en eût-il qu'une seule, encore devriez-vous la respecter ; un droit a été reconnue une personne comme administrateur ou collateur, vous ne pouvez rejeter cette décision sans porter atteinte à ce principe admis comme sacré par toutes les nations, « la chose jugée est tenue pour vérité » sans affaiblir la garantie la plus précieuse, surtout. de notre temps, où les vieilles sociétés ne trouvent peut-être plus que dans le respect des décisions du pouvoir judiciaire un dernier et suprême refuge ! Enfin, ou troisième lieu ; vous devez violer la foi des contrats, et manquer ainsi à cette solidarité qui lie les gouvernements successifs d'un pays.
Que s'est-il passé entre le fondateur et le gouvernement ? Le fondateur a proposé, le gouvernement a ratifié, il y a donc eu un pacte librement offert d'un côté, librement accepté de l'autre, il y a convention.
C'est le fait en quelque sorte du gouvernement lui-même, il devait d'autant plus respecter et faire respecter son œuvre ; et c'est lui-mine qui va la méconnaître !
Si un particulier se permettait une conduite semblable, que ne dirait-on pas ? Le mot le plus doux qu'on lui appliquerait serait celui le déloyauté, de félonie, et c'est dans notre Belgique, cet honnête et loyal pays, qu'on ose proposer des mesures pareilles ! Et en les voyant, et en les déplorant, ma pensée se reporte involontairement sur l'Angleterre. Où est le secret de sa force ? Dans son respect du droit, de tous les droits privés, respect scrupuleux, respect religieux, C'est la vraie cause de la grandeur comme de la liberté anglaises.
Qui de vous, messieurs, n'a pas fait plus d'une fois le parallèle de l'Angleterre qui vit dans sa liberté, fière et immuable, appuyée qu'elle est sur le respect du droit, avec cet autre grand pays qui, parce qu'il est oublieux le lendemain de ce qui était le droit la veille, est ballotté, depuis soixante ans, de l'anarchie au despotisme !
Oh ! oui, messieurs, je le déclare, si, en Angleterre, un gouvernement soumettait une proposition semblable à celle que nous discutons, un long cri de protestation s'élèverait d'un bout à l'autre, et il tomberait sous la réprobation unanime.
Je me résume. Pour arriver à vos fins vous devez fouler aux pieds trois choses : la non-rétroactivité, base de toute législation ; le respect dû aux arrêts de la justice, sécurité des citoyens ; la foi des contrats, principe élémentaire de la probité civile.
Tel est le chemin que vous avez parcouru. Que de fois nous vous avons avertis ! Mais en vain, nous vous avons conjurés de vous arrêter, on dirait que vous êtes entraînés par une force implacable vers cette idole nouvelle que vous élevez toujours insatiable, votre Etat-Providence, à laquelle vous sacrifiez tout : le citoyen, ses droits, ses plus nobles aspirations, devant laquelle vous le jetez garrotté comme un esclave ?
Longue est la série de vos envahissements, elle n'est que trop connue, je l'ai souvent décrite ici, et mes honorables amis l'ont rappelée dans ce débat même. Je n'y insiste pas.
Mais je vous demande : Où et quand vous arrêterez-vous ? Ceci emporté, qu'entamerez-vous ? Vous ne pourrez résister au courant fatal qui vous précipite. Que livrerez-vous à votre système, à votre centralité, suivant le mot de l'illustre Royer-Collard ? Je n'en sais rien. Nous n'avons que des conjectures ; mais ce que je sais, ce que j'affirme, c'est que vous êtes condamnés à aller en avant dans la voie où vous êtes engagés. Nous vous l'avons dit dans la grande discussion de 1857 : Le temps viendra où vous franchirez la redoutable limite du respect des droits acquis. Cette victoire prédite sur les droits privés, vous allez l'emporter ! Elle sera funeste à tout le monde, à nous, à vous, au pays !
L'honorable rapporteur a terminé son discours par un appel à la postérité et il s'est écrié en se tournant vers nous : « Vous ne changerez jamais la loi qu'on va faire. » Ce défi à une minorité n'est pas généreux, il s'adresse à des vaincus ; il n'est pas prudent non plus, car en politique les morts reviennent...
- Un membre. - Et 1857 !
M. Nothomb. - Ne rappelez pas ce temps ; il vous condamne ; je réponds volontiers à l'interruption. Que faisions-nous par le projet de 1857 ? Nous avons voulu revenir à la tradition suivie dans le pays depuis plus de cinquante ans, à l'application ancienne et constante des lois, application reconnue juste par la cour de cassation ; nous avons voulu maintenir intact l'article 84 de la loi communale, article que vous avez brisé...
(page 809) - Un membre. - Le pays vous a condamnés !
- Un membre : Les pavés !
M. Nothomb. - Vous dites que nous ne changerons pas la loi. Soit. C'est possible, mais pourquoi ? Je vais vous le dire, et ceci marquera une de nos divergences radicales ; nous savons supporter même les mauvaises lois par esprit de concorde et de paix, nous mettions le calme du pays au-dessus de l'intérêt de parti, et la patience est une des expressions de notre patriotisme.
Mais pour vous, non.
Vous ne pouvez pas aisément supporter les lois, même les bonnes, dès qu'elles vous gênent.
Dès que la passion a parlé, vous agitez, vous renversez, vous bouleversez, et comme ici, dans l'espoir de conserver la domination, vous ne reculez pas même devant une grande iniquité politique.
Voilà une grande différence entre nous.
Il y en a encore une autre que je veux dire aussi et qui est plus générale :
Vous voulez le bien, le progrès du pays. Vous le dites. Je le crois. Seulement vous voulez l'atteindre par la toute-puissance de l'Etat, par la compression des forces individuelles qui sont la sève et le ciment de l'indépendance d'un peuple.
Nous voulons aussi le bien et le progrès du pays, mais par l'expansion de la liberté qui, seule - c'est notre consolation - fait les œuvres durables.
M. Orts. - Messieurs, la discussion à laquelle nous assistons depuis plusieurs jours se distingue entre toutes par un cachet particulier. C'est l'invocation incessante des plus grands intérêts sociaux, des idées morales de l'ordre le plus élevé que l'on prétend, avec une violence extrême de langage, compromis, détruits, renversés par les dispositions du projet de loi soumis à vos délibérations.
S'il fallait en présence d'une réforme utile au pays, lorsqu'on se sent guidé par le sentiment du devoir à accomplir, s'il fallait s'arrêter aux grands mots, aux grandes exclamations, aux grandes phrases, rien de bon n'aurait été fait en aucun temps, en aucun pays, pour le développement du progrès social.
Au siècle où nous vivons, dans les siècles qui nous ont précédés, tous les abus, plus grands, plus invétérés ils étaient, ont été défendus par les mêmes armes, par les mêmes moyens.
Lorsque en 1789, ceux dont nous sommes les héritiers, et dont nous défendons aujourd’hui l'héritage, ont inauguré les libertés civiles, les garanties individuelles, ont ramené au niveau de l'égalité le régime antérieur de violence et de privilège, il n'est pas une mauvaise institution, il n'est pas une mauvaise pratique qui n'ait été défendue comme on défend aujourd'hui les idées que le projet de loi combat.
Vous parlez de la propriété violée, vous parlez du mépris de la conscience, vous parler de l'atteinte portée au droit individuel, à propos de fondations ! Ces arguments que vous produisez aujourd'hui avec fracas, nous les connaissons depuis plus d'un demi-siècle. Ils ont été présentés à l'assemblée constituante lorsqu'elle prenait cette grande, cette juste et utile mesure de la nationalisation des biens du clergé.
Dans les discours de l'abbé Maury, dans les discours des membres du clergé répondant à Mirabeau à qui vous reprochiez à mon honorable ami, le rapporteur de la section centrale, d'emprunter quelques-unes de ses idées dans son discours et dans son rapport, dans tous ces discours, je retrouve vos accusations d'aujourd'hui.
Nos pères ont bien fait de ne pas écouter ces reproches. Ils ont doté la société d'un état de choses que personne dans ce pays n'oserait ou ne voudrait essayer de renverser. Nos pères ont, je le répète, constitué l'héritage que nous défendons aujourd'hui contre les clameurs qui les ont accueillis au moment où ils l'organisaient.
C’est notre devoir comme notre intérêt de conserver ce patrimoine. Il nous a coûté assez cher à nous, hommes sortis de la bourgeoisie et du peuple pour que nous le maintenions intact contre toutes les attaques des privilégiés pour le transmettre intact à nos descendants. (Interruption.)
Du reste, messieurs de la droite, ne remontons pas si loin.
Chaque fois que dans le passé politique qui nous est commun à peu près à tous dans cette enceinte, il s'est agi de réformes qui vous déplaisaient au point de vue des intérêts moraux du grand parti auquel vous appartenez, vous vous êtes posés en victimes comme aujourd'hui.
Je ne citerai qu'un exemple. Je me souviens des discussions de la loi d'enseignement moyen en 1850. Je me souviens des accusations portées à cette époque contre l'esprit envahisseur de l'Etat, contre les tendances de centralisation du gouvernement, du ministère, contre cette même tendance chez la majorité qui l'appuyait.
La liberté communale était sacrifiée ; la liberté de conscience était foulée aux pieds. Il y avait atteinte à l'indépendance du clergé ; il y avait atteinte, en un mot, à tout ce que nous sommes accusés, aujourd'hui encore, de bouleverser.
On faisait mieux à cette époque, on avait réussi à donner le change à l'opinion publique dans une certaine mesure. On trouvait en faveur des déclamations parlementaires en dehors du parlement des appuis qui ne se présentent plus. On faisait des prières publiques pour obtenir du ciel, grâce à l'intercession des fidèles, le rejet d'un projet de loi qui compromettait nos chères institutions. Aujourd'hui je n'ai pas ouï dire que l'on priât dans aucune église pour le rejet du projet de loi soumis à nos délibérations. (Interruption.)
Le fait des prières publiques est exact. Ceux qui siégeaient dans cette Chambre en 1850 se souviendront qu'il a été rappelé plusieurs fois dans la discussion et qu'il n'a point été contredit.
Des pétitions nombreuses venaient de tous les côtés du pays, signées par un grand nombre de personnes appartenant à toutes les classes de la société, à tous les sexes, à tous les âges, et quand je dis « signées », je suis généreux. Pour augmenter le nombre des signatures, beaucoup de pétitionnaires se faisaient représenter par une croix.
Eh bien, malgré cette agitation, le projet de loi sur l'enseignement moyen a été voté, et lorsque la minorité, qui l'avait combattu par tous ces arguments et tout ce tapage, s'est trouvée six années plus tard au pouvoir, l'honorable M. Nothomb doit en savoir quelque chose, il n'est pas venu à la pensée du ministère de proposer au parlement la réforme de cette loi de l'enseignement moyen qui avait tant compromis nos plus chères institutions.
En présence de ce précédent, je me rassure et j'examine le projet de loi en lui-même, froidement, avec calme, avant de me décider, avant de prendre un parti définitif sur son ensemble et sur ses détails.
Le projet de loi, messieurs, se résume en un système assez simple, facile à comprendre, et, ce qui le prouve, c'est l'unanimité, c'est l'accord qui se trouve chez tous ses adversaires, pour le combattre toujours au même point de vue, avec les mêmes armes.
Le système est celui-ci. Je le réduis à quatre grands principes, et vous allez voir qu'en simplifiant, je ne cherche pas à esquiver les difficultés.
Les fondations de bourses existent dans notre pays depuis de longs siècles. Elles ont un but d'utilité publique, personne ne le conteste, ni le projet, ni ceux qui le défendent, ni ses adversaires.
Cet objet d'utilité publique mérite l'attention, les soins du gouvernement, c'est encore là une vérité hors de débat.
Pour l'application, voici ce que le gouvernement propose. Les fondations de bourses sont, quant à leur état matériel, administrées par un nombre considérable de petites administrations distinctes. Chaque fondation a son petit ministre des finances, son petit budget des voies et moyens, son petit budget des dépenses.
Le gouvernement croit qu'il y a utilité à diminuer le nombre de ces petites administrations et il substitue à ce système administratif, qui comprend autant d'administrations qu'il y a de bourses à administrer, un système bien simple, système de centralisation si vous voulez.
M. Coomans. - Nous ne le voulons pas.
M. Orts. - Vous voulez le nom, parce qu'il est une arme de combat, mais vous ne voulez pas la chose, qui ne mérite pas ce nom et qui est bonne.
Je trouve assez singulière la prétention d'appeler système de centralisation un système qui consiste à remettre l'administration des bourses aux administrations provinciales. Je ne connais, en effet, rien de moins centralisateur qu'un système qui consiste à faire administrer des institutions par des corps représentant les subdivisions du pays. On crée non pas une administration unique remise entre les mains de l'Etat, mais neuf administrations distinctes remises aux neuf provinces.
Cette première partie du projet, vous la critiquez. Vous n’aimez pas la centralisation ; je ne l'aime pas non plus. C'est une question de plus ou de moins entre nous. La centralisation ici je ne la trouve pas excessive, vous êtes d'un autre avis. Inutile de m'arrêter longtemps à cette partie du projet. Vous l'avez en définitive attaquée avec beaucoup moins d'énergie que le reste. Mais voici le point important.
Les institutions de bourses sent aujourd'hui de fait le patrimoine d'un seul établissement d'instruction publique, qui, par des circonstances dont je ne veux pas juger la légitimité, mais dont je constate l'existence, qui aujourd'hui est réellement en possession de la majeure partie de ces encouragements donnés aux études d'enseignement supérieur.
Nous disons, nous, et vous êtes forcés de nous faire ici une concession : Sous le régime de la liberté d'enseignement, sous le régime d'une liberté d'enseignement sérieuse, cette liberté se compose nécessairement de deux (page 810) éléments : d'abord le droit pour tout le monde d'enseigner. Mais ce droit ne suffit pas pour assurer la liberté de l'enseignement. Si indirectement, soit par l'attraction, soit par la compression, on empêche les élèves d'aller prendre l'enseignement de certaines gens, en les menant plus ou moins volontairement contraints ou séduits à l'enseignement de certains autres, la liberté d'enseignement est inscrite en théorie dans votre Constitution, mais elle n'existe pas en fait ; pas plus que n'existerait la liberté du travail matériel, si, par exemple, en matière industrielle, en matière commerciale, le gouvernement conférait à un industriel ou à un commerçant un privilège, un monopole, des faveurs spéciales dont ne jouiraient pas ses concurrents. Nous disons donc : Il faut, pour que la liberté d'enseignement existe, que chacun ait le droit d'aller puiser l'enseignement à la source qu'il estime la plus pure, et nous n'entendons pas que pour empêcher l'exercice de la liberté, on crée des primes d'importation en faveur d'une université pour les élèves qui veulent s'y rendre, pas plus que nous ne voulons que l'on crée des primes d'importation de matières premières en faveur de certains commerçants à l'exclusion de leurs confrères.
Nous demandons la liberté complète et absolue. Mon amendement, qui tend à assurer cette liberté, est accepté par le ministère et par la section centrale. Il n'a pas jusqu'ici trouvé d'adversaires à droite. Il n'en trouvera pas. S'y opposer serait, pour un établissement que la droite entoure de ses sympathies, un aveu d'impuissance ; dire que du moment où l'on sera libre d'aller étudier à Liège, à Gand, à Bruxelles aussi bien qu'à Louvain il y aura péril pour l'existence de l'université de Louvain.
La liberté du boursier, voilà le principe et la fin du projet.
Mais lorsque nous aurons écrit dans une loi que le boursier pourra aller puiser l'instruction où. il le désire, c'est-à-dire qu'en matière d'instruction supérieure, le vœu des pères de famille sera seul consulté, cela suffira-t-il pour assurer la liberté d'enseignement ? Non, il nous faut une garantie de plus.
Il faut, encore une fois, que l'on ne puisse substituer le fait au droit ; et la substitution du fait au droit se produira et elle se produit lorsque vous laissez entre les mains des collateurs la faculté d'empêcher les boursiers d'user de la liberté théorique.
Voilà pourquoi le droit de collation doit subir des modifications. Il faut que ce droit de collation ne s'exerce plus de manière à constituer une pression sur les boursiers, une pression contraire au principe du libre choix. Quel est le moyen ?
Le moyen le plus certain serait, en définitive, de donner la collation une sorte d'autorité purement passive, dénuée de sympathies, étrangère à toute antipathie, dont la mission se bornerait à constater le droit du pétitionnaire à l'obtention de la bourse. Mais ce remède héroïque n'est pas praticable. Il faut compter, en matière de fondation, avec le fait accompli, avec certaines préoccupations des fondateurs futurs, avec l'esprit de famille.
Nous faisons ce compte et nous le faisons large. Nous disons : Lorsque le fondateur aura adjoint à sa fondation la condition que son bienfait sera dans l'avenir réparti par la main des membres de sa famille, nous voulons que cela soit ainsi.
On nous objecte : Mais vous êtes illogique, vous êtes inconséquent, c'est l'honorable M. Nothomb qui le disait. L'hérédité des collateurs pris dans la famille du fondateur peut exercer les mêmes inconvénients sous le rapport de l'incapacité ou de l'improbité même éventuelle de ses représentants après des siècles que l'hérédité en matière de collation attache à un titre ou à une fonction publique ; et même, le danger est plus grave dans le premier cas que dans le second.
Je le concède volontiers : il serait plus logique de faire table rase et de compléter la garantie de la liberté de l'élève par une mesure empêchant radicalement toute espèce de contrainte. Cela serait logique, mais cela serait-il pratique, cela serait-il convenable, cela serait-il conforme au sentiment du pays ? Je ne le pense pas, et voilà pourquoi je ne le demande pas.
Mais si j'étais convaincu que la liberté du boursier dans le choix de l'établissement où il ira puiser l'enseignement supérieur, est en péril par ma concession, l'intérêt public, l'intérêt de l'enseignement est pour moi tellement haut placé que je n'hésiterais pas à sacrifler les droits des collateurs de famille. Mais cela ne me paraît pas nécessaire et c'est pourquoi je ne le demande pas.
M. Wasseige. - C'est cela. La nécessité C'est leur seul principe.
M. Orts. - La nécessité ! dit l'honorable M. Wasseige qui me fait l'honneur de m'interrompre. Je vous demande si lorsque deux intérêts respectables se trouvent en présence, que l'un froisse nécessairement l'autre, que l'un doit par son existence détruire l'autre, de façon que leur coexistence n'est pas possible, je vous demande si alors il ne faut pas consulter la nécessité et voir lequel de ces deux intérêts, qui ne peuvent vivre l'un à côté de l'autre, il faut sacrifier comme moins nécessaire à la société.
M. Wasseige. - Soyez d'abord justes.
M. Orts. - Il n'y a pas dans ces circonstances, pour l'homme d'Etat, pour l'administrateur, il n'y a pas d'autre expédient, pas d'autre parti à prendre que de consulter ce qui est le plus utile, le plus nécessaire et d'agir en conséquence comme en conscience.
- Un membre. - Et ce qu'il y a de plus juste.
M. Orts. - Et ce qu'il y a de plus juste. Je ne distingue pas le juste du nécessaire ; le nécessaire, c'est ce qui est juste au degré le plus impérieux, tellement juste qu'il est impossible de ne pas s'arrêter devant cette justice pour lui donner immédiatement la satisfaction qu'elle réclame.
Or, messieurs, la justice est ici du côté de l'indépendance des boursiers qui prime de beaucoup le droit des collateurs. Le conflit existe entre un droit constitutionnel d'une part, un droit privé d'autre part.
Nous conservons ainsi la collation dans la famille. Mais nous supprimons la collation attachée à des fonctions : Pourquoi ?
Avant d'examiner si nous avons le droit de le faire, si ce que nous faisons est juste, voyons quelle est notre raison déterminante.
Nous constatons un abus, nous constatons un fait qui doit disparaître et cela dans l'intérêt de la liberté d'enseignement.
Selon nous, la collation attribuée à certains titres, à certaines fonctions, doit avoir pour résultat fatal de faire peser les sentiments que ces titres, que ces fonctions inspirent aux collateurs, sur la volonté du boursier. Cela est incontestable, cela est dans la nature des choses, dans la nature de l'homme. Le collateur de bourses à titre de fonctions publiques inclinera toujours, et à son insu, à préférer comme destination des boursiers les établissements de l'Etat au préjudice des établissements libres.
Les fonctionnaires de l'Etat ont naturellement au fond du cœur un sentiment de préférence pour les établissements de l'Etat qu'ils servent.
Les titulaires non politiques, appartenant à telle religion, à telle secte, à telle opinion, qui trouvent dans leur titre le droit de conférer des bourses, inclineront au contraire pour les établissements privés.
Ces établissements comme leurs propres dignités sont le patrimoine de leur opinion religieuse ou politique ; ces établissements sont fondés par leurs amis, pour la défense de leurs principes. Impossible de le nier de bonne foi, la préférence existera dans le cœur de ces hommes à raison des sentiments qu'ils puisent dans leurs fonctions, et la liberté des boursiers s'inclinera devant la volonté des collateurs.
Il nous faut donc, messieurs, au nom de la justice, il nous faut faire de cela table rase ? Le pouvons-nous ?
L'effet rétroactif ! Vous enlevez des droits privés, des droits civils, des droits acquis ! Vous troublez la société dans ses bases les plus essentielles ! Après avoir enlevé aux dignitaires politiques ou ecclésiastiques les droits de collation qu'ils tiennent de leur titre, - de leur titre et pas autrement - vous irez jusqu'à enlever au particulier sa propriété, la liberté de tester, la liberté de manifester sa préférence pour tel établissement déterminé !
Messieurs, avant de nous placer en face de ces grandes affirmations et de les discuter, reportons-nous un instant vers un horizon plus modeste. Consultons les faits actuels qu'il s'agit de modifier.
Croyez-vous donc que le fait actuel, en ce qui concerne la collation des bourses attribuée à certains titres civils ou religieux, soit encore bien d'accord avec les prévisions du fondateur, qui, au XVIème siècle, par exemple, a créé des bourses d'étude pour l'enseignement supérieur, et qui en a déféré la collation à certains titulaires civils, à certains dignitaires ecclésiastiques ? Croyez-vous que l'autorité d'aujourd'hui ressemble encore si bien à l'autorité d'alors, que si les fondateurs devaient créer leurs fondations à l'heure qu'il est, en présence de ce qui existe, ils les créeraient dans les conditions où ils les ont créées autrefois ? Prenons, par exemple, les fonctions civiles. Avons-nous encore aujourd'hui des fondations civiles correspondant à toutes celles qui ont été désignées au XVIème siècle ? Pour vous en faire juge, je vais vous produire quelques exemples.
Un très grand nombre de fondateurs de bourses anciennes en ont déféré la collation à des doyens de corps de métiers. Le bienfaiteur s'était enrichi dans l'exercice d'une profession industrielle et voulait faire participer les gens de cette profession aux bénéfices qu'il y avait réalisés.
Mus par cette pensée, les fondateurs ont constitué des bourses en faveur des enfants de leur métier et en ont donné la collation au chef de la corporation.
(page 811) Que voulez-vous faire de ce droit de collation, au XIXème siècle, pour rester dans l'esprit de ces fondations ? Où trouverez-vous les corporations industrielles, les travailleurs qui en font partie et les chefs qui les administrent ?
Qu'a fait le roi Guillaume qui ne les trouvait pas, et quels sont les collateurs possédant ces droits acquis que nous ne pouvons pas modifier aujourd'hui ?
Voici comme on a procédé.
Le roi Guillaume trouva, par exemple, un acte de fondation qui accordait la collation au doyen d'un corps de métier de Bruxelles, et il nomma collateur le bourgmestre. C'est-à-dire qu'au lieu du représentant d'un intérêt spécial, d'un intérêt de corporation, de famille en quelque sorte, il nomma le représentant de l'intérêt général, de la commune.
On vous citait il y a quelques jours, dans un autre ordre d'idées, un précédent judiciaire et administratif postérieur à 1830 et qui offre un exemple curieux de collation par à peu près, car la collation n'est plus que cela aujourd'hui. Le voici.
L'ancienne université de Louvain avait le droit de conférer des bourses ; d'après certains actes de fondations, des bourses étaient conférées par les chefs des facultés.
On a d'abord prétendu et la justice a condamné cette prétention, on a d'abord prétendu que l'administration de l'université actuelle de Louvain devait jouir du droit de collation ; les tribunaux ont dit non, et on n'est pas revenu devant les tribunaux.
Le gouvernement, l'honorable M. de Theux en particulier, avaient commencé par dire non avant les tribunaux. Mais, il fallait pourtant des collateurs. Qu'a-t-on fait pour se tirer d'affaire et qu'a fait M. de Theux ? Il a nommé d'abord deux membres de l'administration communale de Louvain au lieu du doyen de la faculté des arts ! C'est-à-dire, une autorité politique et administrative au lieu d'une autorité scientifique indépendante.
Notre honorable ancien collègue, M. Van Bockel, ayant refusé la succession du doyen de la faculté des arts, M. de Theux le remplace, et par qui ?
Par le commissaire d'arrondissement de Louvain, par un fonctionnaire de l'Etat cette fois, par l'agent du pouvoir, directeur des universités rivales !
Voilà où nous réduit le maintien du droit de collation attaché, il y a des siècles, à certains offices civils.
Il est presque impossible aujourd'hui de les retrouver tels qu'ils existaient ou de retrouver même leurs équivalents.
En réalité, s'il y a quelque chose de maintenu en cette matière, c'est la collation attachée aux titres ecclésiastiques. Un très grand nombre de dignités ecclésiastiques, grâce à l'organisation immuable de l'église catholique, se retrouvent encore telles qu'elles existaient au seizième siècle.
Il existe aujourd'hui des évêques, des curés, des vicaires comme il en existait alors.
Cependant des dignitaires ecclésiastiques ont disparu, les uns parce que la hiérarchie religieuse a été modifiée, les autres parce qu'aujourd'hui certaines dignités ecclésiastiques, jadis reconnues de l'autorité civile, ne sont plus qu'honorifiques dans l'Etat depuis le régime inauguré par le concordat et les articles organiques ; d'autres encore, par la suppression civile de tout le clergé régulier.
Pour ceux-là, force a été de substituer des dignités ecclésiastiques reconnues par l'autorité civile aux dignités ecclésiastiques civilement disparues. La situation est la même que pour les collateurs civils. Le droit qu'ils exercent, loin d'être fondé en titre, dépend du plus ou moins d'analogie que veut bien reconnaître l'Etat entre certaines dignités, certaines positions.
Il y a eu même autre chose et plus curieux. La collation d'une foule de bourses à Louvain était attribuée à l'évêque d'Utrecht.
Aujourd'hui il y a à Utrecht un évêque qui se prétend catholique. On dit à Rome que cet évêque est schismatique ; l'autorité civile, en Belgique, n'a pas compétence pour trancher la controverse. Elle serait fort embarrassée à décider, d'ailleurs, lequel des deux pontifes est le vrai croyant. Voudriez-vous, au nom des principes de la non-rétroactivité que vous invoquez, au nom des droits acquis, restituer à l'évêque qu'on appelle l'évêque schismatique d'Utrecht, le droit de conférer des bourses de théologie à des élèves de l'université de Louvain ?
Vous voyez donc qu'en réalité, sauf les curés et les évêques, il n'y a aucune autre dignité, soit civile, soit ecclésiastique, qui soit sérieusement en cause par la mesure que nous proposons.
Maintenant qui vous dit que les fondateurs, comme je le faisais remarquer tout à l'heure pour les offices civils, en fondant ces bourses, eussent conféré le droit de collation aux autorités ecclésiastiques, telles qu'elles existent et fonctionnent aujourd’hui sous notre régime de liberté et d'indépendance religieuse complète ? On a dit dans une interruption qui s'est produite plusieurs fois : « Les fondateurs étaient des catholiques ; ils ont voulu que l'instruction qu'ils avaient en vue de favoriser par leurs fondations restât une instruction catholique. » Cela est vrai ; mais croyez-vous que tous les catholiques belges qui ont fondé au XVème, au XVIème siècle, avaient une complète foi dans l'indépendance absolue de l'Eglise vis-à-vis de l'Etat ? Ne croyez-vous pas possible de supposer qu'ils ont attribué le droit de collation à des dignités ecclésiastiques de cette époque avec la conviction que, grâce à l'alliance existant alors entre l'Eglise et l'Etat, les principes de la liberté de l'Eglise qu'on appelait alors les libertés de l'Eglise belgique, comme on avait ailleurs les libertés de l'Eglise gallicane ; que ces principes seraient toujours maintenus dans l'enseignement théologique de Louvain ?
Cette garantie, ils ne l'ont plus.
Si les fondateurs ont eu en vue, par exemple, un enseignement théologique conforme aux règles de l'Eglise belgique du temps, n'iriez-vous pas contre leurs intentions, si vous confériez les bourses au profit d'un enseignement théologique ultramontain ?
Tout le monde sait que l'ancienne université de Louvain a soutenu une lutte longue et persévérante contre les empiétements de la cour de Rome et contre les ordres religieux qui voulaient introduire l'enseignement ultramontain. Rien ne prouve que l'enseignement théologique, donné sous un régime de parfaite indépendance religieuse, est bien l'enseignement catholique que les testateurs du XVIème siècle avait eu en vue de propager et de défendre.
M. de Haerne. - La doctrine n'a pas changé.
M. Orts. - L'honorable membre me permettra de lui rappeler que l'université de Louvain, pendant plus de 150 ans, a été représentée comme professant des doctrines qui ne convenaient ni à la cour de Rome, ni aux ordres religieux ; que les jésuites ont demandé l'autorisation de créer dans le pays des collèges pour l'enseignement de la philosophie à côté de la faculté de Louvain et à Louvain ; que leur illustre chef et fondateur, Ignace de Loyola, a demandé cette autorisation dès le milieu du XVIème siècle, à la gouvernante des Pays-Bas, reine de Hongrie, et que la gouvernante, sur les plaintes et les craintes exprimées par l'université de Louvain, a refusé pendant trente-trois ans aux jésuites l'autorisation d'établir librement des chaires en Belgique ; qu'enfin l'enseignement théologique de Louvain fut longtemps accusé de baïanisme et de jansénisme par les mêmes adversaires, les ordres religieux et la cour de Rome.
Voilà le passé catholique de l'ancienne université de Louvain, et si aujourd'hui son héritière vit en bonne intelligence théologique avec Rome et les jésuites qui ne changent jamais, je puis supposer que ce qui s'enseignait alors n'a pas toujours été d'accord avec ce qu'on y enseigne aujourd'hui.
Maintenant, devant ces faits sommes-nous arrêtés ici par une de ces barrières de justice et de morale infranchissables, le respect des droits acquis ? Le' respect des droits acquis !... certes, une chose essentielle et grave.
Le jour où ce qui constitue véritablement un droit acquis pourrait être mis en question par une volonté quelconque, capricieuse, arbitraire, il n'y aurait plus de société possible.
Je vous fais sous ce rapport les concessions les plus larges en principe ; mais voyons l'application ; il ne suffit pas de poser de grandes maximes avec de grandes paroles et avec de grands gestes pour obtenir immédiatement raison ; il faut justifier l'application qu'on veut faire de toutes ces belles choses à de très petits faits.
Qu'appelez-vous un droit acquis aux collateurs qui en jouissent à titre de fonction ?
La faculté qu'ils ont obtenue, parce qu'ils étaient fonctionnaires religieux ou civils, et pour aussi longtemps qu'ils seraient revêtus de cette fonction, d'exercer une prérogative. En définitive, ce n'est que cela. Pas un des collateurs de cette catégorie n'est collateur aujourd'hui, à raison de ses qualités personnelles, mais à raison simplement des fonctions civiles et religieuses dont il est revêtu, il a une prérogative de plus que celle qu'attache la loi civile ou la loi religieuse qui a créé la fonction : la suppression de cette prérogative, en supposant qu'on la supprime, n'est pas la violation d'un droit personnel au collateur.
Il appartient à la loi, à la volonté nationale, au pouvoir supérieur qui crée la fonctions d'étendre, d'amoindrir et de supprimer cette prérogative.
Avec le système des droits acquis autrement compris, vous arriveriez à déclarer tout aussi injuste, absurde, contraire à l'ordre social que le (page 812) projet actuel, une loi qui demain viendrait restreindre la durée des fondions électives dont sont aujourd'hui revêtus les Belges, en vertu de nos lois.
Le mandat des conseillers communaux est aujourd'hui de six ans ; si une loi venait le réduire à quatre ans, crieriez-vous à la violation d'un droit acquis dans le chef des conseillers en exercice ? Evidemment, non.
Touche-t-on au droit acquis en supprimant une prérogative honorifique qui n'existe pas pour l'intérêt privé de qui l'exerce, mais pour l'utilité générale, comme cela est de raison, et comme cela est reconnu de tout le monde.
On crie bien haut à la spoliation sur les bancs catholiques.
Messieurs, ou oublie là tout ce qu'on a fait soi-même en cette matière, tout ce qu'on a accepté, tout ce qu'on a toléré. Vous ne voyez que les fondations d'instruction publique ; mais on oublie que tout ce qui avait été fait par les fondateurs anciens en matière de collation de fondations religieuses, de bénéfices a été supprimé et remplacé depuis la loi organique de 1803, et cela d'accord avec vous, avec le pape, de votre propre consentement comme du nôtre et de celui de la cour de Rome.
N'existait-il pas, en matière de bénéfices et de cures créés dans les temps anciens, une foule de droits de collation qui ne s'exercent plus aujourd'hui et dont vous ne demandez pas le rétablissement.
L'université de Louvain, dont on s'occupe particulièrement, avait jadis le droit de conférer des cures dans le diocèse de Liège et ailleurs, je ne dirai pas à la grande colère (un tel sentiment n'entre pas dans le cœur de pareils hommes), mais au grand déplaisir de l'épiscopat, et cependant l'université maintenait son privilège et le faisait respecter même par des décisions judiciaires. Irez-vous rétablir, au profit de l'université de Louvain, le droit de nommer des curés dans la province de Liège ? Vous n'y songez évidemment pas.
Et cependant c'était un droit de collation bien sacré ; c'était un droit acquis au même titre que les collations de bourses d'études, car les bénéfices avaient été fondés par des libéralités comme les bourses ; et le droit de collation avait été expressément réservé. Cependant vous n'en demandez pas le rétablissement.
Cette collation de bénéfices, messieurs, n'était pas créé seulement au profit du clergé ou de ses institutions ; il y avait des particuliers, des laïques qui en possédaient.
Notre honorable collègue M. le comte de Renesse avait dans le patrimoine de sa famille le droit de nommer un curé dans le diocèse de Liège.
Voudrez-vous, au nom du respect des droits acquis, rétablir pour M. le comte de Renesse, que nous aimons tous, le droit de nommer un curé ? (Interruption.) Vous voyez donc bien que, dans cette question de collation, il y a un devoir social et incontestable, pour ceux qui organisent, qui surveillent, qui sont les représentants des intérêts au profit desquels des libéralités sont faites, d'assurer l'exécution des vœux du fondateur, en les conciliant avec les transformations qu'amène nécessairement et partout le progrès dans l'ordre religieux comme dans l'ordre civil.
Ce droit n'a, du reste, jamais été contesté à l'autorité civile dans notre pays ; et sans vouloir augmenter la gerbe déjà très forte des citations judiciaires produites dans ce débat, je me permettrai de constater, avec l'autorité de la cour d'appel de Bruxelles, par quelques lignes seulement, l'existence de l'exercice de ce pouvoir séculaire de réglementation en matière de fondation de bourses. Je me permettrai de vous montrer cette cour disant que réglementer la matière des bourses, réglementer même le droit de collation, c'est maintenir et pratiquer nos traditions nationales en matière d'instruction et d'établissements de bienfaisance.
« Dans tous les temps, dit la cour d'appel dans son arrêt du 7 janvier 1856, de pareilles fondations ont été considérées comme des établissements de mainmorte ; à ce titre et à titre également d'institution des bourses, la fondation de Hauport se trouvait soumise, comme toutes les autres de même n-ture, à l'intervention et à la surveillance de l'Etat ;
« Attendu que cette action tutélaire de l'Etat, qui était un des attributs du gouvernement sous les régimes précédents, formait également une de ses prérogatives et un de ses devoirs sous le régime de la loi fondamentale des Pays-Bas...
« Attendu que le roi Guillaume en portant les arrêtés de 1818 et 1823 qui n'avaient d’autre but que de réaliser cette pensée et de tracer des règles à suivre pour la nomination et le remplacement des proviseurs et collateurs de fondations de bourse, leur administration et leur collation, n'a fait qu'user d'un droit constitutionnel et en harmonie avec nos lois et nos traditions nationales., »
Mais, objecte l'honorable M. Nothomb, le roi Guillaume, dont vous vous autorisez, s'est borné par ses arrêtés de 1818 et 1823 à réglementer le droit de collation en respectant la volonté des fondateurs, et vous, vous faites litière de la volonté des fondateurs, différence capitale entre les systèmes.
Pardon, messieurs, la différence n'est pas si grande qu'on veut bien le croire.
Le roi Guillaume a respecté beaucoup de choses, mais il a touché à beaucoup d'autres aussi. Il a touché notamment à des choses qui intéressaient autant les collateurs que peut les intéresser le droit, purement honorifique aujourd'hui, de collation.
Une foule d'anciennes fondations de bourses conféraient aux collateurs en retour des bons soins qu'ils donnaient aux bourses, en les conférant dignement, des avantages pécuniaires assez importants ; d'autres avantages étaient attachés aux fonctions d'administrateur, de proviseur et de receveur. Eh bien, le rei Guillaume a enlevé ou réduit tous ces bénéfices matériels et il ne s'est pas cru arrêté un seul instant par les droits acquis ou par le respect de la volonté du fondateur.
Or, s'il est des droits qui commandent particulièrement le respect et qui constituent entre tous des droits acquis, ce sont ceux qui se traduisent, pour qui les exerce, en avantages matériels.
Et, messieurs, j'ajoute un dernier exemple que me suggère l'arrêt auquel je viens d'emprunter une proclamation du principe. Voici ce qui s'est fait par un ministre appartenant à l'opinion de la droite, au mépris évident des droits acquis, à la droite a raison aujourd'hui.
Une fondation de bourses due à la générosité d'un prêtre du diocèse de Cambrai, le chanoine de Hauport, avait été créée à Ath dans des conditions marquant évidemment le but d'établir une sorte d'institution libre et de famille. Le fondateur voulait essentiellement soustraire son œuvre à tout contrôle, à toute action gouvernementale tant sous le rapport de l'administration que de la collation. C'était pour des membres de sa famille que la bourse était instituée ; c'était à des administrateurs pris dans sa famille à toujours que devaient appartenir et le droit d'administration et le droit de collation.
Aucune autorité, aucun particulier, au nom de l'intérêt privé ne pouvait (c'était une disposition formelle de l'acte de fondation) demander compte aux administrateurs ou porter la moindre entrave à la libre disposition de la bourse.
Cette fondation ainsi indépendante, et, grâce à son indépendance, échappe à la mainmise nationale et à toute action de l'autorité pendant la durée du régime français chez nous.
Lors des arrêtés du roi Guillaume, on songe à rendre l'existence légale à ces fondations, supprimées après le régime français ; on s'adresse à l'autorité, à la commission des bourses, et le ministre de l'instruction publique répond : « Cette indépendance, sous prétexte d'une organisation de famille, est incompatible avec les devoirs de surveillance que la loi fondamentale impose au gouvernement sur les institutions d'utilité publique, de bienfaisance ou d'instruction. »
Il proposa au roi de ramener la fondation au régime régulier des arrêtés de 1818.
L'avis du ministre était aussi l'avis des autorités inférieures.
Le conseil d'Etat seul pensa autrement, il conseilla au roi de rétablir la fondation avec ses privilèges et son indépendance en dehors du régime des bourses, comme elle avait existé avant 1789. Voilà donc des administrateurs et collateurs placés en dehors du contrôle du gouvernement par un acte du gouvernement lui-même. Cela a marché ainsi de 1821 à 1846.
En 1846 le ministre de la justice de l'époque, M. d'Anethan, croit que la roi Guillaume a commis un abus ; l'intérêt public exige qu'on fasse rentrer cet établissement privilégié dans le régime légal, et M. d'Anethan prend un arrêté à cet effet. Les administrateurs et collateurs anciens contestent. Ils veulent rester libres ; on les remplace. Les titulaires évincés tentent de mettre dehors à leur tour les administrateurs et collateurs légaux ; ils s'adressent aux tribunaux, et les tribunaux malgré les termes de la fondation, malgré la possession séculaire, malgré la décision royale de 1821, décident que M. d'Anethan a raison, qu'il n'y avait aucun droit acquis pour la fondation de se soustraire au régime régulier de surveillance et de contrôle institué de droit commun pour ces sortes de fondations. L'arrêt dont je viens de vous lire un passage, juge ce conflit.
J'ai donc raison de l'affirmer. Le projet fait ce qui s'est fait à toutes les. époques en Belgique.
Aussi, s'il ne s'agissait que de violation de droits acquis, au détriment des administrateurs et des collateurs, la discussion ne pourrait pas être (page 813) longue, entre gens de bonne foi et qui comprennent les devoirs gouvernementaux et les nécessités sociales.
Y a-t-il autre chose encore ? L'effet rétroactif, la centralisation de l'administration, la suppression du droit de collation en dehors de la famille, voilà les trois grands griefs de la droite, mais ce n'est point tout. L'opposition, après avoir établi pourquoi, selon elle, nous devrions nous arrêter, ne pas suivre le gouvernement dans la voie où il nous convie d'aller, reproche au ministre de s'être écarté des propositions d'une commission qui avait organisé un autre système en 1849.
On a répété, avec beaucoup de complaisance, que j'étais membre de cette commission. C'est là, de la part de MM. Dechamps et Nothomb, une petite malice de très bonne guerre, faite en très bons termes, dont je ne me plains pas. Je la constate.
Ces honorables membres se sont imaginé qu'en mettant mon nom ainsi en avant, on allait m'embarrasser énormément et empêcher peut-être l'émission d'un vote favorable au projet.
Quant à moi, il m'est singulièrement facile de tirer d'embarras ma personnalité.
Mais je tiens un peu à répondre d'abord pour mes honorables collègues de 1849, absents.
Je répondrai franchement et nettement aussi pour moi et nul ne perdra pour attendre.
Quel a été le caractère des actes de la commission instituée en 1849 ?
M. le ministre de la justice a déjà dit et prouvé une chose parfaitement vraie, la commission de 1849 n'a jamais attaché à ses votes qu'un caractère essentiellement provisoire ; il a ajouté officieux. Quand on a répondu au ministre, on s'est borné à parler du caractère officieux, on s'est tu sur le caractère provisoire ; on a contesté le premier ; c'est un détail et je n'y tiens pas ; ce qu'il y a d'essentiel, ce que je maintiens pour mes anciens collègues, c'est qu'ils n'ont entendu prendre que des décisions provisoires ; ils ont dit eux-mêmes que donner à leurs décisions un autre caractère, ce serait commettre à leur égard un véritable abus de confiance. La lettre de M. Leclercq, président de la commission, dont a donné lecture M. le ministre de la justice, et qui est aux Annales parlementaires, le prouve suffisamment.
La commission est d'accord avec le président ; le membre qui lui proposa de renoncer à son mandat, s'est exprimé en ces termes, consignés dans le procès-verbal de la séance du 30 juillet 1850 : « La commission doit se borner en acquit de sa mission, à communiquer officieusement les discussions qui ont eu lieu dans son sein et dont le résultat d'ailleurs n'a jusqu'à présent rien de définitif. »
(page 827) Vous le voyez, messieurs, la commission insiste sur le caractère provisoire de ses décisions, comme si elle prévoyait l'abus qu'on pourrait en faire plus tard.
Le nom placé au bas de la lettre qui vous a été lue est une garantie suffisante pour que je n'aie rien à ajouter. Je ne discuterai pas avec ceux qui révoqueraient en doute l'affirmation de l'honorable procureur général près la cour de cassation.
Maintenant, de quoi s'agit-il au fond ? Le travail de la commission de 1849 s'écarte du projet actuel en trois points capitaux.
La commission de 1849, c'est ici que M. le ministre de la justice a invoqué la conformité des deux projets, la commission a inventé l'administration par province ; le système est aussi le même ; seulement, les administrations provinciales de la commission de 1849 étaient composées d'éléments différents de ceux qu'admet le projet.
Au lieu de personnes choisies par une autorité élective, émanation du suffrage des citoyens, la commission n'avait demandé à cette source que la moitié de la composition de ces corps. Elle formait l'autre moitié en ajoutant aux délégués de la députation trois fonctionnaires publics et un membre du clergé.
La différence est toute de détail.
Je le répète cependant, quand j'ai pris la parole à la commission, je m'étais provisoirement, comme tous mes collègues, rallié à ce mode d'organisation ; maintenant je me demande si la composition nouvelle ne présente pas plus de garantie que celle que nous avions proposée en 1849.
L'élément électif domine dans la composition nouvelle. Il y figure seul.
(page 813) Ce projet écarte les représentants de l'intérêt officiel de l'Etat, de ce dieu, de ce mauvais génie qui vous effraye tant.
Il s'y trouvait un prêtre. Soit, si l'on voulait l'y mettre aujourd'hui je n'y verrais guère d'inconvénient. Seulement à ceux d'entre vous qui le proposeraient, je ferais observer qu'ils se mettraient en contradiction avec un vote bien important que vos amis politiques et beaucoup d'autres ont émis il y a quelques années. Lorsque l'honorable M. Faider est venu proposer de mettre un curé dans les administrations de bienfaisance, la gauche s'y est quelque peu opposée, mais la droite a répondu qu'elle ne le voulait pas, et l'honorable M. Nothomb n'a rien reproduit de semblable dans son projet de 1857.
La section centrale dont l'honorable M. de Theux et moi faisions partie, à une majorité qui n'aurait pas existé, si l'honorable M. de Theux ou quelques-uns de ses amis et moi n'avions été d'accord sur la question, a effacé cette disposition du projet de loi primitif.
M. de Theux. - J'étais favorable à ce point du projet et contraire à la décision de la section centrale.
M. Orts. - Nous étions trois membres de l'opposition et trois membres appartenant à la gauche. La suppression du curé parmi les membres de droit de la commission administrative a été votée à une majorité impossible si vous n'y mettez pas un membre de la droite.
M. de Theux. - J'étais tout à fait contraire au projet de la section centrale. Voilà la vérité.
M. Orts. - Ainsi donc vous avez voté spécialement sur cette question déterminée parce que vous ne vouliez pas du projet en général.
M. de Theux. - Non, mais parce qu'on avait altéré le sens du projet de loi.
M. Orts. - La suppression du curé a été votée à une majorité dont le chiffre dépasse le nombre des membres de la gauche.
Du reste propose-t-on ou ne propose-t-on pas la présence d'un ecclésiastique au sein de la commission provinciale ? Est-ce là un des amendements de l'honorable M. Dechamps ? Oui ou non ?
J'attendrai la production de l'amendement annoncé et lorsqu'il se produira, je verrai comment je voterai.
Passons au point important. La collation attachée à un titre ou à un office a été maintenue en 1849. C'est vrai.
Le régime delà loi proposée en 1849 était restreint aux fondations à venir. Le projet de loi actuel s'écarte en ces deux points de la commission dont M. Orts faisait partie.
Ici, j'entre en scène et je m'empresse, pour vider le débat personnel, de déclarer aux membres qui m'ont nommé, que je suis fort à mon aise. A la discussion relative aux fondations de bourses j'ai pris une très mince part. Je n'ai assisté qu'à deux séances.
L'honorable M. Dechamps, qui a cité les procès-verbaux, aurait bienfait de s'assurer en tête de ces procès-verbaux si mon nom se trouvait imprimé parmi ceux des membres présents.
Je n'ai pas assisté à la séance du 27 novembre 1849, que citait tout à l'heure l'honorable M. Nothomb.
M. Nothomb. - Je ne vous ai pas nommé.
M. Orts. - Non, mais l'honorable M. Dechamps a dit que le principe qu'il défendait se présentait avec l'appui de beaucoup de noms importants auxquels il a bien voulu, par politesse pure sans doute, adjoindre le mien. Le vote était l'œuvre de la commission composée de MM. tel et tel, et il n'a pas excepté les noms des membres absents.
M. Nothomb. - Il ne vous a pas nommé.
M. Orts. - On m'a nommé sept ou huit fois, évidemment pour me présenter comme caution des membres de la gauche.
A propos des bourses, puisqu'il faut le redire, j'ai pris part à deux votes. L'un d'eux, je le maintiens. Je serais fort étonné, si je viens proposer ce que j'avais accepté par l'autre, d'être appuyé par l'honorable M. Dechamps.
J'ai fait passer en 1849, le principe de mon amendement, la liberté absolue du boursier, au nom de l'article 17 de la Constitution. L'honorable M. Dechamps trouve que c'est bien, il votera dans ce sens. Tant mieux. Mais voici ma seconde proposition.
Il s'agissait de la nature des biens que l'on permettrait aux fondations d'acquérir et de posséder.
J'ai demandé qu'il fût interdit aux fondations de bourses comme aux fondations de bienfaisance et religieuses de posséder autre chose que des rentes sur l'Etat.
Je demande si l'honorable M. Dechamps voudra appuyer cela aujourd'hui.
M. Vilain XIIII. - Je partage cette opinion.
M. Orts. - L'honorable M. Vilain XIIII me soutiendra, je le sais bien. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il a cette manière de voir. Je me plais à le reconnaître.
Voilà, messieurs, ma personnalité écartée de ce débat. Le travail de la commission de 1849.est d'ailleurs ramené à sa véritable valeur et, en définitive, dans ces termes, je pourrais en accepter la responsabilité si la vérité l'exigeait.
Vient une dernière objection ; l’atteinte énorme que le projet porte à la liberté communale ; et ici je tiens à m'expliquer nettement.
Je tiens beaucoup à dire mon mot sur cette question, parce que les objections se présentent avec un caractère de gravité et d'importance tout particulier.
Je ne trouve pas seulement le reproche dans la bouche des adversaires politiques qui ont, au nom de la liberté communale, attaqué beaucoup d'autres mesures encore que j'ai votées et qu'ils n'ont pas osé défaire quand ils avaient le pouvoir en main, témoin la loi de 1850 sur l’enseignement moyen.
Mais je compte parmi mes amis des hommes qui voient également dans le projet de loi une menace pour la liberté d'enseignement et pour la part que doit prendre la commune à l'exercice de cette liberté.
Quant aux premiers de ces défenseurs de la liberté communale, je leur déclare en toute sincérité me défier quelque peu de l'importance de leurs accusations et du dévouement qu'ils étalent. La liberté communale' est une de nos libertés politiques les plus précieuses. A mon point de vue elle est la base et la garantie de toutes les autres. Ici nous sommes d'accord. Mais je me défie un peu de cet amour si grand du parti catholique pour la liberté communale en matière générale et en matière d'enseignement spécialement, j'ai de bonnes raisons pour me défier, j'ai l'expérience acquise à mes propres dépens.
En matière politique, j'ai remarqué depuis longtemps que la droite aime passionnément la liberté communale aussi longtemps que la commune use de la liberté conformément aux intérêts de la droite, conformément à ce que désire son opinion.
Pareil amour est peu désintéressé, mais il est légitime ; il est le droit des partis qui ne sont ni poètes, ni théoriciens. Jamais je n'ai constaté lorsqu'il s'agissait d'élargir le cercle d'action de la liberté communale au (page 814) détriment des intérêts ou des idées de nos adversaires, qu'ils soient venus, pour l’amour et la beauté des principes, parler de liberté communale.
J'ai vu la liberté communale atteinte plusieurs fois par des lois qui depuis l'organisation de la commune sont venues restreindre son indépendance politique.
J'ai vu nos adversaires parler chaudement de la liberté communale, exalter la commune contre l'Etat et le gouvernement aussi longtemps que les villes, les grandes villes surtout, donnaient la majorité à la droite dans cette enceinte. Mais lorsque cette majorité a échappé à nos adversaires politiques dans les villes, lorsque les élections, après la loi communale de 1836, sont venues instituer des conseils communaux libéraux, oh ! alors nous avons vu la droite voter le choix des bourgmestres en dehors du conseil, nous avons vu arriver la loi de fractionnement qui au lieu de profiter à nos adversaires, par parenthèse, a ouvert la porte à des hommes avec lesquels il leur sera peut-être plus difficile de compter qu'avec nous.
J'ai vu élargir le mandat des conseillers communaux, parce qu'on espérait que l’élu de la commune, en possession d'un mandat plus long, plus éloigné de l'époque où il devrait rendre compte de son mandat aux électeurs, deviendrait un instrument de parti plus facile à manier. (Interruption.)
J'ai vu également que lorsque la première, la plus grande commune du pays a eu besoin du concours de l'Etat dans des circonstances que l'on connaît, nos adversaires étaient au pouvoir. Et la première chose qu'ils ont faite, c'est, en venant au secours de la capitale, de lui faire abdiquer à elle exceptionnellement, la capitale, la plus grande commune du pays, la majeure partie de ses prérogatives communales. Vous avez à prix d'argent rogné la liberté communale à Bruxelles (Interruption.)
M. de Theux. - On peut y renoncer.
M. Orts. - Comme je n'ai pas eu l’honneur d'être ministre, je n'ai pas eu à proposer le retrait de cette mesure exceptionnelle contre la capitale. Mais si j'avais le bonheur de posséder le pouvoir et de disposer d'une majorité, je ne vous dis pas ce que je ferais.
Venons à l'enseignement, voyons si votre attachement à la liberté communale, à ce point de vue spécial, est moins suspect que votre dévouement aux libertés communales en général.
En matière d'enseignement j'ai un principe, et tout à l'heure, répondant à mes honorables amis sur le même terrain, je le reprendrai et j'en déduirai les conséquences. J'ai un principe qui n'est pas celui des lois que nous avons faites.
Je voudrais, pour ma part, que les communes, en matière d'enseignement, lorsqu'elles ne demandent aucun concours financier à l'Etat ni aux provinces, lorsqu'elles agissent de leurs propres forces, jouissent de la liberté individuelle des particuliers.
- Un membre. - C'est cela.
M. Orts. - Un instant. Je vais vous montrer ce que vous avez fait de mon vœu et de mon principe.
Un premier projet sur l'enseignement a été présenté par l'honorable M. Rogier en 1834. II s'y trouvait écrit un article 5 conçu pour rendre hommage dans les termes les plus larges et les plus complets au principe qui est le mien. Les communes fondaient les écoles primaires, et lorsqu'elles ne demandaient pas de concours financier à une autre autorité, à l'Etat ou à la province, elles étaient libres comme le citoyen.
C'étaient les termes mêmes du projet de loi de 1834.
Le même système se reproduisait pour l'enseignement moyen. Les communes créaient des collèges. Elles le faisaient comme elles le voulaient ; elles enseignaient ce que bon leur semblait ; elles nommaient les professeurs, les destituaient dans le plein exercice du pouvoir communal.
Ce projet avait été préparé par une commission composée d'hommes appartenant en grande partie à la droite. L'honorable M. de Theux en était ; et dans l'exposé des motifs de 1834, le gouvernement d'alors se vantait d'avoir obtenu l'unanimité dans la commission pour son projet. L'honorable M. de Theux ou l'honorable M. Rogier pourront dire si cela est exact, oui ou non.
Ainsi donc, tout le monde, même les hommes les plus éminents dans l'opinion de la droite comme le gouvernement qui appartenait à l'opinion libérale, tout le monde était d'accord pour proclamer par la loi la liberté, l'indépendance de la commune en matière d'enseignement.
Mais on avait compté sans une autre autorité.
De 1834 à la discussion de la loi de 1842 sur l'instruction primaire, les communes avaient été organisées. Les élections communales avaient eu lieu. Dans la plupart de nos villes, elles avaient amené au conseil communal une majorité libérale. Et lorsqu'il s'agit d'organiser l'enseignement primaire où l'application de l'article 5, allait devenir immédiate, fréquente, il s'est élevé une voix pour s'écrier ; L'indépendance de la commune ! cela va permettre aux communes de ne pas enseigner le catéchisme dans les écoles primaires. Impossible ! Il faut absolument que l'école primaire soit organisée par la loi, de manière que les communes ne pussent pas se soustraire au devoir de l'instruction religieuse.
Qui est venu dire cela et porter cette première atteinte à l'indépendance de la commune ? M. l'évêque de Liège dans sa publication Des vrais principes sur l'enseignement en 1840.
Ainsi donc du jour où l'on s'est défié, à droite, du libéralisme des grandes villes dans l'organisation de l'enseignement, on a rogué l'indépendance absolue de la commune, dans la pratique de cette liberté, sur le mot d'ordre des évêques.
Ce n'est pas tout ; la comédie a deux actes.
En 1850, j'étais assez neuf dans la vie parlementaire. Je crus naïvement qu'à l'occasion de l'organisation de l'enseignement moyen, à l'égard duquel n'existaient pas les motifs impérieux qui militent pour le maintien d'une instruction religieuse dans l'enseignement primaire, c'était le moment de faire triompher mon principe. J'avais appris ce dogme en 1834 et j'avais conservé la foi. Je proposai de soustraire les communes, en matière d’enseignement moyen, à toute espèce d'obligations légales du moment qu'elles organisaient cet enseignement à leurs frais, sans demander le concours de personne. Je me dis : Puisque, à cette époque, on parlait tant à droite d'atteintes potées par la loi à la liberté communale, la droite m'appuiera. La droite, en effet, en parlait continuellement et même davantage qu'aujourd'hui.
Je proposai donc un amendement.
Mais cet amendement, combattu par la majeure partie de mes honorables amis de la gauche, avait trouvé un adversaire très habile dans un des hommes qui ont particulièrement illustré le parlement belge, dans l'honorable M. Delfosse.
L'honorable M. Delfosse m'attaqua sur le terrain de la droite même. On vient de voter un programme d'études pour l'enseignement moyen, dit-il, et l'on a eu soin d'y inscrire l'enseignement religieux. Prenez donc garde, ajoutait l'honorable M. Delfosse s'adressant aux membres de la droite sur lesquels je comptais. Si vous donnez aux communes la liberté de faire des établissements d'enseignement moyen comme il leur plaît, du moment qu'elles ne demandent d'argent à personne, vous allez permettre que l'on supprime dans ces établissements communaux l'enseignement religieux.
Le coup avait porté en pleine poitrine. J'étais mort, mes alliés disparurent comme par enchantement. Je me trouvai à peu près seul.
On m'interpella. La chose se passa dans les règles. Un orateur de la droite me posa catégoriquement la question qu'avait indiquée l'honorable M. Delfosse ; et moi de répondre : Mais si la commune est indépendante, elle fait ses affaires comme elle l'entend ; elle n'a rien à démêler avec des programmes officiels d'enseignement. Elle enseignera ce qu'elle voudra, elle n'enseignera pas ce qu'elle ne voudra pas enseigner, du moment qu'elle ne demandera pas d'argent ; ainsi le veut la liberté. Donc, l'enseignement religieux ne sera pas plus obligatoire que l'enseignement de l'anglais ou de l'allemand. Si les conseils communaux en décident ainsi, insista mon interlocuteur. Je répondis, inflexible comme un principe : Les conseils sont indépendants, seigneurs et maîtres chez eux.
Aussitôt le membre de la droite qui m'avait interpellé, répliqua : Je ne vote plus votre amendement et je demande à mes honorables amis de ne pas le voter. La question de l'enseignement religieux dans les établissements communaux, disait cet honorable membre, est une question tellement supérieure, tellement nationale, qu'il est impossible d'en abandonner la solution à la majorité d'un conseil communal.
« ... Il est de ces garanties d'ordre public auxquelles les communes comme l'Etat doivent se soumettre. Toute loi communale repose sur ce principe.
« Nous avons dans la loi communale donné la plus grande liberté aux communes en les soumettant toujours aux garanties supérieures, d'ordre public sans lesquelles il y aurait anarchie dans l'Etat. »
Et l'honorable membre qui me répondit ces paroles textuelles concluait en disant qu'il ne voulait pas que 16 conseillers communaux de Bruxelles pussent par leur vote priver d'enseignement religieux une population de 180,000 âmes. Cet honorable membre, c'était le rapporteur de la loi communale elle-même, l'honorable M. Dumortier. Pris ainsi entre la droite et la gauche, je devais succomber et je succombai. Je n'oserai jamais dire à quelle majorité !
Vous le voyez, messieurs, je suis un peu payé par expérience personnelle pour ne plus prendre au sérieux les protestations de la droite en faveur de la liberté communale, même et surtout en matière d'enseignement.
Oui, messieurs de la droite, vous voulez la liberté communale, mais à (page 815) une condition c'est qu'elle ne froisse ni vos intérêts ni vos sympathies.
M. B. Dumortier. - C'est qu'elle ne renverse pas la religion du peuple.
M. Orts. - Si la commune est indépendante, elle doit être comme le père de famille qui, dans sa maison, est libre d'enseigner ce qui lui plaît, d'aller à la messe ou de ne pas y aller, de prie r ou de ne point prier, selon qu'il le juge convenable.
M. B. Dumortier. - Avec l'argent des contribuables ?
M. Orts. - Si la majorité des contribuables juge que la commune, dans la pratique de sa liberté, fait mauvais emploi des deniers communaux, les contribuables vont au scrutin et mettent les conseillers communaux à la porte. Voilà le remède. (Interruption.)
- Un membre. - Proposez encore ce système.
M. Orts. - Merci ; je suis un peu le chat échaudé qui craint l'eau froide. Vous ne me suivriez pas.
Pourquoi donc n'avez-vous pas proposé en 1856, lorsque vous étiez en majorité, le retrait de la loi de 1850 et de la loi de 1842, laquelle, par parenthèse je ne veux pas abroger.
Pourquoi M. de Decker, votre ministre de l'intérieur, ne l'a-1-il pas proposé, lui qui l'avait combattue ?
Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire à mes adversaires ; voyons ce que j'ai à dire à mes amis.
La liberté communale en matière d'enseignement, telle que je la comprends est une chose qu'il n'est plus besoin de définir.
Je viens de vous indiquer mon point de départ, le projet de loi de 1834. Je crois, en principe, en théorie, que la commune peut user de la liberté d'enseignement comme en userait en particulier.
Seulement il y a une restriction de fait et ce n'est pas moi qui l'ai établie. La loi peut dire à la commune : Je ne veux pas que vous fassiez telle chose en matière d'enseignement, je vous le défends. Bonne ou mauvaise, cette loi doit être obéie.
On l'a fait en 1842 pour l'instruction primaire, on l'a répété en 1850 pour l'enseignement moyen, en rejetant mon amendement. On ne l'a pas fait pour l'enseignement supérieur. Voici par conséquent la situation telle que je la comprends, telle que je la déduis des principes mis en rapport avec les actes législatifs.
Je ne suis pas de ceux qui voient dans la commune un simple démembrement de l'Etat, une délégation de l'Etat. La commune est pour moi un être à existence propre. Je ne connais en définitive que trois êtres dans cette situation : l'Etat, la commune et l'homme.
En dehors, il n'y a plus que des créations artificielles, des fonctions, des délégations de pouvoirs ; l'individu, la commune et l'Etat ont des droits propres, des droits naturels, ils sont par essence sujets du droit.
Mais la commune n'est pas, comme l'individu, uniquement une personne privée. A côté de ses droits elle a une mission d'autorité que la loi qui l'organise lui confie. De cette doublé situation quelle conséquence faut-il tirer ? Elle est simple. Les droits de l'individu, la commune peut les exercer à moins qu'une loi ne le lui interdise. Le législateur est souverain et le plus fort. Qu'il commande à tort ou à raison, la commune doit obéir.
De même l'individu doit s'incliner quand la loi lui défend de poser quelque acte que la liberté naturelle l'autorise cependant à poser.
Donc une commune qui trouve de son intérêt communal de faire enseigner quelque chose peut organiser cet enseignement à ses frais tout comme un particulier lorsque la loi ne le lui a pas interdit formellement. Ainsi que la commune de Bruxelles use de son droit lorsqu'elle crée des cours publics se rattachant à l'enseignement supérieur, à l'enseignement artistique, à l'enseignement professionnel.
Elle use encore de son droit lorsqu'elle donne des subsides à des particuliers qui, en vertu de la liberté d'enseignement, enseignent ce qu'elle pourrait enseigner elle-même.
A mon sens, il y aurait une atteinte portée aux droits de la commune de Bruxelles, si l'on venait, sous prétexte d'incompétence, l'empêcher de subsidier, comme elle le fait, un établissement d'enseignement public.
Ce qui se pratique à cet égard depuis 30 ans, d'accord avec le gouvernement, d'accord avec les hommes de toutes les opinions qui se sont succédé au pouvoir, est une chose parfaitement légale, l'exercice d'un droit et non pas l'effet d'une simple tolérance.
Il y a là un droit parfaitement reconnu, et les ministères les plus antipathiques aux doctrines de l'université de Bruxelles n'ont jamais fait obstacle aux subsides accordés à cet établissement par la ville et par la province de Brabant.
Le gouvernement actuel n'a pas et ne peut pas avoir sous ce rapport une autre manière de voir. Au sein d'un cabinet parfaitement homogène siège l'honorable M. Rogier et je me souviens d'avoir entendu l'honorable Rogier, le 6 février 1857, s'exprimer en ces termes ;
« J'espère que l'université de Bruxelles continuera de trouver dans la sympathie des pères de famille et dans l'appui des administrations publique de la capitale et de la province, le concours qui lui est dû. »
Un gouvernement parmi les membres duquel siège un homme qui appelait lui-même les libéralités de la province et de la ville de Bruxelles en faveur de l'université, ne peut pas songer à et contester la légalité.
Voilà, messieurs, ce qui est. Deux mots sur ce qui pourrait être.
On veut des explications, on les a provoquées, à l'égard d'un fait que tout le monde connaît, et je doute fort que ce soit par un sentiment bien sympathique soit pour l'université de Bruxelles, soit pour la capitale, soit même pour l'enseignement en général ou pour l'illustre fondateur de l'université que certains honorables membres ont agité cette question.
Je veux parler du legs de M. Verhaegen, et très franchement.
Tout en reconnaissant que la commune exerce un droit lorsqu'elle pratique la liberté d'enseignement comme un simple particulier la pratiquerait, je crois cependant qu’elle n'a pas la capacité civile pour représenter l'enseignement supérieur et recueillir des libéralités en son nom. La question est réglée pour l'enseignement primaire par la loi de 1842 et pour l'enseignement moyen par la loi de 1850.
Pourquoi fais-je une différence entre les subsides, les rémunérations annuelles et budgétaires et l'acceptation des legs ou des fondations ?
Voici ma raison :
S'il me plaît à moi de fonder tout seul à Bruxelles, à l'exemple d'un professeur hollandais d'Amsterdam qui, par parenthèse, a réussi où je ne réussirais pas, s'il me plaisait de fonder une université, une faculté et d'y donner tous les cours, je le pourrais, en droit. Mais si, mon université fondée, je voulais laisser à cet établissement ma fortune, je ne le pourrais pas, il me manque la puissance publique nécessaire pour créer une personne civile ou fictive capable de recevoir.
La loi seule peut donner ce pouvoir ou cette capacité.
Quand maintenant la commune peut-elle recevoir au nom d'un intérêt public, comme représentant d'un service public ? Tout comme l'individu ; lorsque la loi l'aura dit et non autrement.
La position est ici renversée. S'agit-il d'exercer un droit de tous les citoyens, la commune le peut si l'intérêt communal le commande et si la loi ne le défend pas. S'agit-il de recueillir des biens destinés à un service public, à une idée, à un besoin, à quelque chose d'immatériel, la commune n'a le droit de représenter ce service public que si elle en est chargée par la loi, la loi seule a la puissance de créer un être de fiction destiné à être le représentant d'une idée, d'un besoin, d'un service, de ce qui n'a ni corps ni âme.
La loi n'a pas donné aux communes le droit de représenter l'enseignement supérieur, donc elles ne peuvent recueillir en son nom. Je me résume et je distingue.
Les communes ont le droit de pratiquer la liberté d'enseignement comme un simple particulier, mais ce droit ne va pas au-delà du droit individuel, sans délégation de la loi.
Maintenant, quant au fait spécial dont on a parlé, est-ce à dire qu'en vertu de mes principes, Bruxelles et l'enseignement doivent renoncer complètement à l'acte de générosité dont il est question, qu'il en faille faire son deuil ? Je ne le crois pas.
Mais je demanderai la permission de traiter cette question purement administrative et nullement législative, non pas avec mes honorables adversaires, mais avec mes amis politiques, et là où il le faudra. Je n'aime pas à traiter les questions en conseil de guerre, comme le disait un jour M. le ministre des finances, lorsque dans un conseil je trouve, avec voix délibérative, des assesseurs quelque peu douteux, que j'ai l'habitude de rencontrer plus souvent en face de moi qu'à mes côtés, dans les rangs de mes adversaires.
Je veux traiter cela en conseil de famille, et j'ai l'espoir ainsi d'aboutir. Mais quoi qu'il advienne, mon opinion, quant au principe, est bien claire : je ne veux pas d'équivoque.
La commune a le droit de faire usage de la liberté de l'enseignement comme un simple particulier. Elle n'a pas de droit au-delà.
Messieurs, j'allais oublier, devant cette grave question, un dernier reproche adressé au projet de loi.
Il porte atteinte au droit de tester, mieux même au droit de propriété ! L'honorable M. Nothomb a insisté particulièrement sur ce grief.
Messieurs, on confond toujours dans ces sortes de discussions le droit de fonder et le droit de disposer, la liberté du testateur et la liberté du fondateur.
(page 816) La différence est immense ; pour tester il ne faut exactement rien que la volonté du testateur ; pour fonder il faut au testateur le concours de l'autorité publique.
On a beau chercher dans Leibnitz l'origine du droit de tester et le rattacher avec ce juriste à l'immortalité de l'âme.
C'est là une très belle phrase et rien de plus. Et si l'honorable M. Nothomb, jurisconsulte autant qu'homme d'Etat, avait suivi les conséquences tirées par Leibnitz, il eût reculé devant le principe, si magnifique qu'en soit la formule.
Rapportant en effet le testament à l'immortalité de l'âme du testateur, Leibnitz en conclut que les héritiers institués sont les administrateurs, les fidéicommissaires des biens légués. Le propriétaire, c'est toujours l'âme immortelle du testateur.
Les publicistes, les légistes les plus éminents ont appelé cette doctrine l'aberration d'un grand génie, et ils ont eu raison.
Il résulterait de cette opinion singulière, en effet, que le droit de tester aurait été quelque chose d'inattaquable entre les mains du premier testateur depuis l'invention du testament et que, depuis, les institués, simples administrateurs pour compte d'une âme immortelle, n'auraient plus eu à aucune époque la libre disposition, la propriété des choses léguées.
En réalité, tester c'est disposer de son bien pour le temps où on ne sera plus, faire acte de propriétaire, aliéner en reculant au décès de celui qui aliène la jouissance de celui qui acquiert. Rien de plus, rien de moins.
Le droit de tester et de disposer de ses biens est un droit essentiellement respectable, comme toute manifestation du droit de propriété. Mais cela n'empêche que, quand l'intérêt social l'a exigé, on n'ait mis des limites à l'exercice de ce droit, on n'ait pris des mesures restrictives que commandait l'intérêt de la société.
La loi n'a-t-elle pas interdit au testateur les substitutions et les majorats qui tendent à perpétuer pour la famille la jouissance des biens du disposant ?
La loi permet-elle d'avantager d'une manière indirecte ou directe certains enfants au détriment de certains autres et au-delà de certaine limite ?
Enfin la réserve légale proteste contre votre système de liberté indéfinie. J'estime, moi, la réserve légale une idée socialiste faisant tache dans le code. Je voudrais la liberté absolue de tester pour le père de famille, je considère la succession testamentaire comme seule de droit naturel et la succession légale comme une simple présomption de volonté du défunt. Mais, si je proposais quelque réforme de nos lois civiles en ce sens, vous tous, les idolâtres de la liberté de tester, vous m'abandonneriez.
Mais, objecte l'honorable M. Nothomb, lorsqu'un fondateur a disposé et que l'autorité du temps a accepté, il y a contrat. Autre erreur juridique qu'il faut détruire.
Il n'y a pas de contrat entre le fondateur et la société quant au règlement de la fondation que l'Etat autorise.
Le fondateur sait en fondant qu'il est impuissant pour fonder seul ; qu'il lui faut le concours perpétuel de l'autorité afin d'assurer la vie à son œuvre. Il a dû compter dès lors avec le droit de l'Etat de subordonner son concours dans la suite des siècles, avec ce que commanderait et l'intérêt de l'œuvre et l'intérêt de la société.
La doctrine que je formule ici est la doctrine défendue dans un rapport soumis à la commission des bourses elle-même par un de nos plus éminents et plus respectables magistrats, par M. le conseiller Peteau.
Ce rapport est du 29 juillet 1845, et j'y lis :
« Les dispositions des lois plaçant les établissements publics et de bienfaisance sous la protection et surveillance de l'autorité diocésaine ont toujours été considérées comme des lois d'ordre public auxquelles les particuliers ne peuvent pas déroger. Tout individu qui a la libre disposition de ses biens est certes le maître de les employer à des établissements de bienfaisance ; mais, lorsqu'il s'y détermine, il ne peut soustraire les fondations qu'il institue à l'action des lois, ni à la surveillance et à la tutelle de l'autorité souveraine, ni enfin à l'empire des dispositions réglementaires établies en cette matière par l'autorité compétente, sauf dans les points où la loi lui en laissait la faculté. »
Ainsi donc pas de convention contre l'ordre public et les droits de l'autorité ; du moment que vous faites quelque chose, vous ne pouvez le faire qu'à la condition de vous mettre d'accord avec l'autorité !
Vous vous soumettez à ses exigences pour prix de cet accord.
Vous le voyez, messieurs, l'atteint au droit de tester n'est, encore une fois, qu'une confusion de principes parfaitement étrangers les uns aux autres, une confusion du droit privé avec une matière qui pour une partie au moins, est de droit public.
Voilà, messieurs, les principales objections auxquelles j'ai cru devoir répondre ; j'en ai négligé plusieurs, j'en suis convaincu, parce que, au point où est arrivée la discussion, il m'était impossible de les rencontrer toutes ; je désirais abréger.
Pour terminer, je me bornerai à rappeler à la Chambre et au pays, qu'en tout temps, sous tous les régimes, la matière des fondations d'instruction publique a été considérée en Belgique comme devant attirer l'attention et le contrôle du gouvernement.
Depuis Albert et Isabelle jusqu'au roi Guillaume, qui a donné les derniers monuments de la législation en cette matière, la tendance constante a toujours été d'augmenter le droit de contrôle ét de surveillance de l'Etat sur toute cette matière des fondations de bourses, depuis la collation jusque l'administration. Mais aussi, chaque fois qu'on l'a fait, les clameurs qui se produisent aujourd'hui se sont fait entendre ; chaque fois on a dit : Vous touchez à la famille, à la propriété ; vous méconnaissez le vœu des fondateurs. L'un des hommes les plus respectables du dernier siècle, l'un des plus beaux noms de notre histoire, un homme dont les principes religieux ne seront suspects à aucun de vous, l'un des plus grands et des plus fidèles ministres de l’illustre Marie-Thérèse, M. de Neny préparant un édit pour rétablir l'ordre dans l'administration des fondations à Louvain, écrivait les paroles que voici, le 1er juin 1761, au recteur de l'université ; je les soumets aux méditations des adversaires du projet ; ce sera ma seule péroraison.
« Je prévois que notre projet excitera encore des murmures ; quelques intéressés invoqueront la volonté des fondateurs : mais, outre qu'il y a des occasions où il faut savoir se mettre au-dessus des clameurs, on agit dans l’esprit même des fondateurs lorsque l'on ne s'éloigne des termes de la fondation que dans la vue d'en assurer et d'en perpétuer les effets. »
C'est ce que fait le projet en discussion ; c'est ce que j'entends faire avec lui et c'est pourquoi je le voterai.
- La séance est levée à cinq heures.