(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)
(page 783) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« Le sieur Bonus, secrétaire de la commune de Sart-Dames-Avelines, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme, selon la population. »
« Même demande des secrétaires communaux de Mellery, Piétrain. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« La veuve Bienfait demande un congé pour son fils Romain, soldat aux carabiniers. »
- Même renvoi.
« Les membres du conseil communal d'Oyghem demandent que le chemin de fer à concéder de Grammont à Nieuport passe par Oyghem, où serait établie une station. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la concession de chemins de fer.
« Les membres du conseil communal de Nivelles prient la Chambre d'autoriser le gouvernement à concéder un chemin de fer de Luttre à Bruxelles, par Nivelles, Braine-l'Alleud et Waterloo avec embranchement de Luttre à Châtelineau. »
- Même décision.
« Le sieur Piers, ancien étudiant de l'université de Bruxelles, prie la Chambre de rejeter toute disposition qui tendrait à amoindrir l'influence provinciale ou communale dans l'instruction à tons ses degrés, et d'affirmer, au besoin, la capacité de la commune pour accepter des libéralités au profit de l'enseignement supérieur. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux fondations.
« M. le ministre des travaux public adresse à la Chambre 122 exemplaires du premier cahier du tome 20 des annales des travaux publics. »
- Distribution et dépôt.
« M. de Ruddere, obligé de s'absenter pour affaires de famille, demande un congé d'un jour. »
- Accordé.
M. de Boe.— J'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, le rapport sur le projet de loi interprétatif de l'article 41 de la loi sur la contrainte par corps.
M. Sabatier. - J'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, le rapport sur la pétition des orfèvres bijoutiers demandant la révision des lois et règlements qui régissent le travail d'or et d'argent en Belgique.
M. Van Humbeeck. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre le rapport de la section centrale qui a examiné le budget des non-valeurs et des remboursements pour 1864.
- Impression et distribution.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, par ordre du Roi, j'ai l'honneur de déposer, sur le bureau de la Chambre, le projet de loi qui accorde la naturalisation ordinaire au sieur Salvador Morhange, consul général de Belgique en Australie.
Comme le sieur Morhange ne se trouve pas dans le pays, il a été nécessaire de proposer un projet de loi spécial, parce qu'il ne pourrait faire sa déclaration dans la forme et dans les délais déterminés par la loi ordinaire.
- Il est donné ace à M. le ministre de la justice du dépôt de ce projet de loi, qui sera imprimé et distribué et renvoyé à la commission des naturalisations.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, il y a quelques jours, l'honorable M. de Theux a demandé un état du nombre et du montant des bourses et de leur répartition entre les divers établissements d'instruction du pays.
Je dépose, messieurs, cet état, en ce qui concerne les bourses de fondation. Quant aux subsides accordés par les provinces et les communes, je me suis adressé à mon collègue de l'intérieur, afin d'obtenir tous les renseignements nécessaires.
Dès que je les aurai, et j'espère que je les aurai prochainement, j'aurai également l'honneur de les déposer sur le bureau.
Je pense que la Chambre désirera que ce tableau soit imprimé et distribué.
- Il est donné acte de ce dépôt à M. le ministre de la justice. Le tableau sera imprimé et distribué.
M. Bara. - J'ai l'honneur de faire connaître à la Chambre la décision prise par la section centrale relativement à l'amendement de M. Orts.
La section centrale a adopté à l'unanimité le principe de cet amendement. Seulement elle en a modifié la rédaction dans les termes suivants :
« Quelles que soient les stipulations de l'acte de fondation, le boursier a la faculté de fréquenter un établissement public ou privé à son choix. »
La fin de l'article 38 reste comme dans le projet de loi.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, si le projet de loi qui est en ce moment soumis à vos délibérations doit être rejeté par la Chambre, s'il doit être condamné par le pays, assurément ce résultat ne sera dû ni aux arguments, ni à la logique de nos adversaires, il périra par des vices cachés que jusqu'à présent on n'a pu découvrir.
En effet, depuis dix jours que dure cette discussion, je n'ai entendu énoncer à l'aide de grands mots et de phrases sonores que les contradictions les plus palpables, les inconséquences les mieux caractérisées.
Que nous dit-on, en effet, depuis dix jours ? On nous dit que ce projet porte atteinte à tous les principes du droit et de la morale ; on nous dit qu'il viole toutes les lois divines et humaines. Et vous avez entendu hier l’honorable M. Dechamps, qui prétend que ce même projet n'a été déposé qu'en vue des élections, qu'il n'a été déposé que parce que nous sommes à la veille d'élections qui doivent décider de l'existence du ministère.
Mais, messieurs, qu'on veuille donc bien nous reconnaître un peu d'intelligence ; qu'on veuille donc bien nous accorder un peu de sens politique. Comment peut-on soutenir que dans un pays comme le nôtre, dont tous les jours on vante à la fois l'esprit religieux et le bon sens, nous voulions, nous, avec un bagage de cette nature, permettez-moi cette expression, comment, dis-je, peut-on soutenir que nous voulions faire des élections, alors qu'on nous répète depuis dix ans que la majorité se forme dans notre pays au moyen d'une certaine fraction flottante qui est l'adversaire de toutes les exagérations et qui se tourne immédiatement contre le parti qui veut s'y livrer ?
Assurément, messieurs, si les accusations dont nous sommes l'objet sont fondées, nous allons tout à fait à l’encontre du but que l'on nous attribue. Nous agissons dans l'intérêt de la droite, nous lui facilitons les voies ; nous lui ouvrons les portes. Pourquoi donc toutes ces accusations ?
II faut, au contraire, nous remercier, car nous aurons préparé votre triomphe.
Ce n'est pas tout, messieurs, on nous dit que nous avons besoin de ce projet pour rallier nos amis, que nous avons en quelque sorte à leur donner des gages. Et l'on constate en même temps que ce projet fait naître des divisions entre nous.
Comment concilier des assertions aussi contradictoires ?
Si notre projet n'a eu pour but que de réunir en un seul faisceau toutes les forces du parti libéral, de concilier toutes les opinions divergentes, (page 784) comment se fait-il alors qu'il ne soit pas accepté précisément par cette fraction de l'opinion libérale que vous supposez être hostile au ministère ? Encore une fois, c'est là une contradiction manifeste.
Ce n'est pas tout encore. Nous venions agiter le pays, et c'est au moyen de cette agitation que nous voulons faire réussir les élections.
Et que se passait-il ici il y a dix jours ? Il y a dix jours, vous nous accusiez de la conspiration du silence. Est-ce avec le silence qu'on agite le pays ? Et de quel côté, je vous prie, sont parties jusqu'à présent les accusations les plus violentes, les plus passionnées ? Est-ce de la gauche ou bien de la droite ? La gauche n'a-t-elle pas opposé une modération excessive à toutes les attaques, à toutes les provocations les plus imméritées ? Et vous prétendez que c'est nous qui voulons agiter le pays !
Encore une fois, les accusations que vous lancez contre le projet de loi ne sont pas fondées, il n'y a rien de vrai dans les buts multiples que vous nous attribuez et dans les moyens à l'aide desquels vous prétendez que nous voulons les atteindre.
Ce n'est pas encore tout pour l'honorable M. Dechamps.
Appréciant le caractère politique de la loi, il nous dit : « Vous aviez deux projets de loi à présenter ; l'un pour les fondations de bourses, l'autre pour le temporel des cultes. Lequel avez-vous choisi ? Vous avez choisi le projet de loi sur les fondations de bourses, parce que ce projet vous fournissait l'occasion de parler de fondations, de parler de mainmorte, de ramener la question des couvents.
Ici encore M. l'honorable membre a versé dans une erreur complète. Le projet de loi sur les bourses n'agite pas du tout le pays et il n'est pas de nature à l'agiter, parce que la question des bourses et des fondations en faveur de l'enseignement ne touche, en définitive, qu'à des intérêts peu nombreux.
Si nous avions voulu agiter le pays, c'est évidemment le projet de loi sur le temporel des cultes que nous eussions choisi ; et l'honorable membre, quand il vient nous dire que ce projet de loi ne prêtait pas à la discussion de la mainmorte et des fondations, qu'il ne nous permettait de parler que de cierges, d'encens, de choses de sacristie, l'honorable membre a oublié pour un instant toutes les prétentions de son parti. Il n'est pas en seul projet de loi qui soit plus que celui sur le temporel des cultes de nature à soulever toutes les questions par lesquelles on nous accuse de vouloir agiter le pays.
N'est-ce pas, en effet, par les fabriques d'église que vous avez voulu confisquer ou remplacer tous les établissements des communes ? N'avez-vous pas la prétention de faire administrer les écoles par les fabriques d'église ? N'avez-vous pas la prétention de faire distribuer les aumônes par les fabriques d'église ? Ne vous rappelez-vous donc plus la question de la fabrique d'église de Mont que vous avez traitée il y a très peu de temps ; et n'est-il pas vrai que par vos prétentions dans cette affaire vous ouvriez à la mainmorte de nouveaux et splendides horizons ? Pourra-t-on fonder pour les missions et les fabriques d'église, pourront-elles disposer de certaines ressources pour les missions ?
Celte question était naturellement ramenée par le projet de loi sur les fabriques. Il n'est pas, je le répète, un seul projet de loi qui fût de nature à passionner le pays au même degré que le projet de loi relatif au temporel des cultes. La question des fabriques d'église, mais elle concerne toutes les localités du pays : il n'est pas un hameau dans le pays qui ne verrait avec la plus grande satisfaction la législature s'en occuper pour introduire l'ordre dans la comptabilité de toutes les fabriques d'église. Par-là précisément nous allions jusqu'au cœur du pays ; et c'était la loi que nous aurions dû choisir si nous avions voulu agiter le pays, agir sur les élections.
Toutes ces appréciations indiquent bien qu'on n'a pas de reproches sérieux à nous faire, ni en ce qui concerne le projet, ni en ce qui concerne les motifs qui ont déterminé sa présentation.
Le projet de loi sur les fondations de bourses a été présentée parce qu'ainsi le voulait la marche naturelle des choses. La question des bourses, dans notre pays, est vivement agitée depuis 1844, elle l'a été surtout en 1848. En 1848 on a nommé une commission qui l'a éclairée de ses lumières, et depuis lors cette question a été ramenée dans toutes les grandes discussions qui ont eu lieu dans les Chambres. Voilà pour quel motif elle vous est actuellement soumise, elle était arrivée à un degré de maturité qui permettait de la discuter en premier lieu.
D'un autre côté il faut bien le dire, il y avait à faire cesser un état de choses anormal, et le projet de loi, au lieu d'être une œuvre de spoliation, est destiné à faire cesser une spoliation.
Il n'en était pas de même du projet de loi sur le temporel des cultes. Aucune commission n'a été nommée ; il était convenable de soumettre ce projet aux personnes intéressées, et si nous étions venus présenter ce projet sans l'avoir soumis aux autorités et aux membres du clergé que la chose concerne, de quelles accusations n'eussions-nous pas été l'objet dans cette Chambre !
On eût parlé du dédain avec lequel nous traitions le clergé, avec lequel nous traitions une matière qui intéresse la religion et ses ministres. On eût aussi crié à la spoliation ! Vous le voyez, messieurs, il est très difficile de contenter nos adversaires ; quoi que nous fassions, nous sommes toujours exposés à des accusations.
L'honorable M. Dechamps a donc été très malheureux dans toutes les appréciations politiques auxquelles il s'est livré, voyons s'il est plus heureux quand il s'occupe du caractère social de la loi.
Le caractère social de la loi, selon l'honorable M. Dechamps, l'idée fondamentale du projet, c'est que le donateur, l'individu ne fonde pas, c'est que la loi seule fonde. Eh bien, messieurs, ce n'est pas seulement l'idée fondamentale du projet, ce n'est pas une idée qui s'applique exclusivement au projet, c'est un principe qui domine toutes les fondations. Non, l'individu ne fonde pas : la loi seule fonde ; l'individu donne ou lègue, mais c'est la loi seule qui imprime à l'œuvre son caractère de perpétuité. L'individu est impuissant à imprimer à une œuvre quelconque un semblable caractère. La société, la société seule peut élever une œuvre à la hauteur d'un établissement d'utilité publique.
Tels sont les principes qui dominent toute la matière des fondations.
Mais si ces principes ne sont pas vrais, que l'on essaye donc de créer sans la loi, en dehors de la puissance sociale, une œuvre perpétuelle, que l'on crée donc des majorats, que l'on crée donc des fidéicommis, quelle sera leur durée, quelle force aura la volonté de l'individu, appliquée à une semblable institution ? Elle sera nulle, et il en doit être ainsi. Vous créez un établissement d'utilité publique et vous voulez que l'établissement d'utilité publique une fois créé, la société n'ait plus sur lui aucune espèce d'action !
Qui est-ce qui dit-cela ? me demande l'honorable M. Dechamps. Mais c'est au fond de tout votre système, et vous ne voulez pas autre chose. Vous voulez, en d'autres termes, qu'une fois l'établissement créé, ce soit l'émanation de la volonté de l'individu qui ait la direction et la haute appréciation de votre fondation. Voilà votre théorie, et c'est en quoi nous différons. Dans notre opinion, aucune fondation ne peut être accueillie qu'autant qu'elle ait un caractère manifeste d'utilité publique, et ce caractère manifeste d'utilité publique, elle doit le conserver, et qui donc a le droit de s'assurer qu'elle l'a conservé, si ce n'est la société elle-même ? Et le jour où le caractère d'utilité publique disparaît, la fondation doit disparaître également.
.M. Dechamps. - Cela est clair.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Qui donc jugera l'utilité publique si ce n'est la société ? Et si c'est la société qui en juge, que signifient vos arguments ? Vous avez dit hier : « Et qui donc fondera s'il n'a pas l'assurance de voir maintenir son œuvre ? Qui fondera avec la perspective que son œuvre peut disparaître tous les jours ? Vous mettez donc en état de suspicion la garantie sociale. La question est là ; il faut bien que vous nous expliquiez si c'est la société qui juge quand l'institution a perdu son caractère d'utilité publique, si c'est la société qui décide quelles modifications il faut faire subir à l'institution ? Si telle est votre théorie, nous sommes d'accord ; mais c'est alors la condamnation de tout ce que vous avez soutenu. »
M. Coomans. - La société n'est souvent qu'un monsieur et voilà le danger.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Vous pouvez trouver ce mot très spirituel, mais à mes yeux il n'a aucun sens. Voudriez-vous bien me dire, s'il vous plaît, quelle autre garantie que la puissance sociale vous avez pour vos institutions, pour votre liberté, pour vos propriétés ? S'il y en d'autres veuillez-les indiquer. Et si vous n'avez pas d'autre garantie que la puissance sociale pour vos institutions, pour votre liberté, pour la propriété, je vous demande si cette garantie ne suffit pas lorsqu'il s'agit, en définitive, d'un corps moral que la société elle-même a édifié ?
Vous semblez faire de l'Etat un être à part, un monsieur comme vous venez de le dire. ; il peut convenir à l'honorable, membre de tourner en ridicule toutes nos institutions, cela peut être dans son rôle, mais, en définitive, je demande ce que nous faisons ici, tous tant que nous sommes, si la société peut n'être qu'un monsieur ; je demande ce qu'est la Constitution, ce qu'est l'institution des Chambres. (Interruption.)
M. le président. - Messieurs, n'interrompez donc pas l'orateur.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Si vous croyez m'embarrasser par vos interruptions, vous êtes dans une erreur profonde. (Nouvelle interruption.)
M. le président. - Veuillez ne pas interrompre vous pourrez répliquer quand vous aurez votre tour de parole. Le ministre emploie la (page 785) forme de l'interrogation. Vous connaissez cette forme et vous savez qu'elle n'a pas pour but de provoquer une réponse immédiate.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Ce n'est pas par des plaisanteries qu'on répond à ce que je disais tantôt. Je disais qu'il n'y a pour toutes nos institutions, notre honneur, nos propriétés, notre liberté, notre vie, d'autre garantie que la société, que la puissance sociale, et cela était, on n'a pas le droit de mettre la société en suspicion quand il s'agit de personnes civiles ; elles doivent se contenter des garanties dont jouissent les institutions et les citoyens.
L'honorable M. Dechamps, se livrant ensuite à d'autres considérations philosophiques, soutient que notre divergence d'opinion sur les fondations tient à des croyances religieuses diverses ; il appartient, dit-il, à l'école religieuse, tandis que nous appartenons à l'école rationaliste.
Je ne suis pas de cet avis.
La différence d'appréciation qui existe entre nous, relativement à la personnification civile et aux fondations, ne provient que de la différence de nos idées et de nos intérêts politiques.
L'honorable membre et son école mettent l'individu au-dessus de la société et sont toujours disposés à arracher à la société ses prérogatives les plus importantes. Nous, au contraire, nous voulons que la société remplisse sa mission, qu'elle conserve ses attributs, ses attributs essentiels, dirai-je. Et ce n'est pas par amour pour l'individu que nos adversaires soutiennent ces théories ; ils n'ont pas de ces faiblesses ; pour eux l'individu n'est jamais qu'une personne interposée ; pour eux la haute direction de la société doit appartenir surtout au clergé. (Interruption.)
Vous me permettrez bien, j'espère, d'exprimer mon opinion ; la tribune n'est pas seulement libre pour vous, elle l'est aussi pour moi.
Je dis donc que c'est là votre idée, je la constate, je ne la blâme pas, je n'en ai pas le droit ; vous tendez toujours à attribuer à l'individu le plus de droits possible, parce que, comme je viens de le dire, l'individu n'est pour vous qu'une personne interposée et qu'en lutte avec l'individu vous n'éprouvez pas les résistances que vous rencontrez quand vous êtes en lutte avec la société. Quand vous êtes en lutte avec la société, avec la puissance sociale, le champ de bataille est à cette tribune, et vous y trouvez des adversaires que vous ne pouvez pas vaincre aussi facilement que ceux que vous rencontrez ailleurs.
J'aborde maintenant de plus près le projet de loi.
La première partie du projet, messieurs, régularise, organise ce qui existe actuellement.
L'instruction publique est réglée par la loi. Tous les services qui y ressortissent ont la capacité nécessaire pour recevoir.
C'est, messieurs, ce qui résulte de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire et de la loi de 1850 sur l'enseignement moyen.
Voici comment ces lois disposent.
La loi du 23 septembre 1842 porte :
« Art. 23. A défaut de fondations, donations ou legs, qui assurent un local et un traitement à l'instituteur, le conseil communal y pourvoira au moyen d'une allocation sur son budget. »
La loi du 1er juin 1850 déclare :
« Art. 18. Les budgets des recettes des athénées et des écoles moyennes comprennent : ... 4° Le produit des donations fondations, et legs affectés spécialement à cet objet. »
La capacité des établissements dont l'existence est réglée par la loi ne peut donc être mise sérieusement en doute. Mais, messieurs, les dispositions testamentaires ou entre-vifs peuvent avoir quelque chose de vague quant au véritable service avantagé. D'un autre côté, les services ne sont pas déterminés d'une manière tellement précise qu'il soit impossible d'avoir des doutes sur ce qui rentre exactement dans les attributions de chacun, et il peut arriver que l'on soit dans l'incertitude sur le point de savoir par qui la donation doit être acceptée.
Eh bien, le projet de loi a précisément pour objet de déterminer d'une manière exacte par qui l'acceptation sera faite dans les divers cas qui peuvent se présenter.
Ces dispositions en elles-mêmes n'ont pas donné lieu à de sérieuses objections. Mais cette partie du projet s'est attiré les reproches de nos adversaires parce qu'elle n'assure pas la personnification civile aux établissements privés.
Et ici messieurs, je rencontre la première objection que l’honorable M. Dechamps a cru devoir faire au projet de loi.
L'honorable M. Dechamps nous a dit : « Vous écartez dans cette partie du projet de loi les propositions de la commission de 1818. Oui, messieurs, nous écartons des propositions de la commission de 1848 et l'honorable M. Dechamps a parfaitement bien compris qu'à l'argument qu'il tirait de la discussion de cette commission il y avait une réponse péremptoire à faire ; il l'a si bien compris qu'il a cherché à l'affaiblir en allant au-devant.
La Chambre sait que la commission de 1848 n'a jamais fait un travail définitif.
La commission elle-même, après avoir siégé pendant quelque temps, a déclaré que sa mission était terminée et elle a communiqué son travail au gouvernement d'une manière officieuse et en le présentant simplement comme un travail provisoire.
Voici, messieurs, ce que la commission de 1848 déclarait dans une délibération qui eut lieu dans la séance du 30 juillet 1850 :
« Que depuis sa dernière réunion, les questions soulevées par l'examen des lois sur les fondations et les réformes à y introduire, ont pris un caractère essentiellement politique ;
« Que, en conséquence, la rédaction d'un projet de loi sur cette matière doit être exclusivement réservée au gouvernement.
« Que la commission doit se borner, en acquit de sa mission, à lui communiquer officieusement les discussions qui ont eu lieu, dans son sein, sur ces diverses questions et dont le résultat d'ailleurs n'a jusqu'à présent rien de définitif. »
La commission a donc déclaré que son travail n'avait absolument rien de définitif, et dans une lettre par laquelle le président de la commission, l'honorable M. Leclercq, communiquait ce travail au ministre de la justice, il répétait la même chose. Voici cette lettre ;
« Bruxelles, le 3 août 1850.
« Monsieur le ministre,
« J'ai l'honneur de vous envoyer copie d'une résolution prise par la commission de révision des lois sur les fondations, dans sa séance du 30 juillet dernier.
« Afin de remplir complètement ses intentions, je vous prie de vouloir bien déclarer sa mission terminée, par la communication qui vous a été faite de ses délibérations sur les diverses questions relatives à la matière,
« Je crois devoir ajouter que, dans l'état actuel des partis politiques en Belgique, elle considère cette communication comme purement confidentielle. destinée exclusivement à fournir au gouvernement tous les renseignements nécessaires pour qu'il puisse prendre une détermination définitive, au milieu des avis divers auxquels chaque question a donné lieu ; ces avis ne sont que provisoires, comme cela résulte des termes de la résolution ; ils auraient pu être modifiés lors de la rédaction du projet de loi, si la commission n'avait jugé convenable de s'abstenir de le faire. Les votes dans lesquels ils se résument doivent être, en conséquence, tenus moins pour des opinions arrêtées que pour le pivot indispensable autour duquel doivent se ranger les raisons en sens inverses émises dans toute discussion. L'on ne peut donner une autre interprétation à la résolution. sans lui enlever toute efficacité, et sans laisser subsister tous les inconvénients auxquels elle a voulu parer en la prenant.
« (Signé) M.-N.-J. Leclercq. »
Ainsi la commission et son président, dans deux documents différents déclarent de la manière la plus expresse et la plus formelle que leur travail n'a rien de définitif, qu'il aurait pu subir des modifications si la commission n'avait pas cru devoir l'interrompre.
- Un membre à droite. - On l'a dit.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - On l'a dit, oui, parce qu'on savait bien que l'objection se produirait. Nous connaissons ce moyen oratoire.
Mais, je suppose que ce travail eût été achevé, définitif. Assurément c'est la première fois que l'on vient soutenir dans cette Chambre, quelque respect du reste que l'on puisse professer pour les lumières et le talent des membres des commissions, que le gouvernement doit servilement accepter toutes leurs opinions.
Si ce système était vrai, on n'oserait plus nommer de commissions, et d'un autre côté, que deviendrait, je vous le demande, la responsabilité des ministres ?
La commission se compose de personnes au talent desquelles, je le répète, on peut rendre hommage, mais elle n'a en définitive été instituée que pour donner son avis et ses délibérations n'ont de valeur que comme opinion.
Et à quelle époque la question a-t-elle été examinée ? C'était, remarquez-le bien, à une époque où elle était à peine connue, où personne n'avait calculé les conséquences des prétentions qui surgissaient, et (page 786) c'est précisément lorsque les objections se sont présentées, lorsque l'on a vu les conséquences qu'entraînait chaque principe, que la commission a suspendu son travail et si les mêmes hommes, la même commission avait à délibérer, en 1863, sur la question qui lui était soumise en 1848, il n'y a pas le moindre doute que sa décision ne fût empreinte d'un tout autre caractère.
Du reste, messieurs, le point au sujet duquel l'honorable membre nous reproche de nous être écartés des décisions de la commission, a été souverainement jugé par le pays.
C'est en définitive la question des administrateurs spéciaux. C'est la question de savoir si vous établirez des fondations que vous ferez régir par des administrateurs que les testateurs ou les donateurs auront désignés.
Je vous demande, si après avoir combattu le principe depuis 1847 jusqu'aujourd'hui, si après les débats de 1857, après les élections qui en ont été la conséquence, si après la condamnation la plus formelle qu'un pays puisse prononcer, nous pouvions venir vous proposer sérieusement le régime des administrateurs spéciaux !
Vous ne le pensez pas. Ce n'est évidemment pas de nous que l'on devait attendre de semblables propositions.
Evidemment les commissions ont une certaine importance, mais il me semble que le gouvernement, que les Chambres, que le pays ont aussi la leur, et que nous devions écouter les vœux du pays éclairé sur la question plutôt que suivre l'avis d'une commission qui ne l'avait examinée qu'à une époque où elle surgissait à peine, alors qu'il était impossible d'en apprécier toute l'importance.
Ce régime des administrateurs spéciaux. nous n'en voulons pas et nous avons d'excellentes raisons pour ne pas en vouloir. Je ne recommencerai pas les discussions qui ont eu lieu en 1857 au sujet du rétablissement de la mainmorte, vous m'accuseriez de vouloir passionner le pays ; mais j'indiquerai une raison administrative qui est péremptoire.
Qu'est-ce, en définitive, que ce régime ? Ce n'est autre chose que l'hérédité appliquée aux emplois publics. Eh bien, je ne veux pas de ce système, je ne veux pas du système de l'hérédité pour les emplois publics, pour les emplois administratifs.
Je comprends très bien que ce système ait été introduit à une époque où tout était héréditaire, où l'administration de la justice était héréditaire, où l'administration de la commune était héréditaire. Je comprends ce système à une époque où tous les offices étaient héréditaires.
Mais cet état de choses a disparu et disparu pour toujours, du moins je l'espère, et par cela même que vous faites tout administrer dans le pays par des fonctionnaires révocables, éligibles et rééligibles, vous avez condamné le système des administrateurs héréditaires. Pourquoi n'avez-vous pas de Sénat héréditaire, pourquoi le Sénat est-il rééligible tous les 8 ans ? Pourquoi la Chambre est-elle rééligible tous les 4 ans ?
Pourquoi les conseils provinciaux, les députations permanentes, les conseils communaux, sont-ils soumis à réélection à des époques très rapprochées ? Pourquoi nos bureaux de bienfaisance, nos commissions des hospices, nos conseils de fabrique sont-ils rééligibles ? Il y a, pour cela deux raisons : c'est que l’hérédité exclut et l'appréciation de la capacité et l'appréciation de la moralité et qu'il n'y a pas d'administration possible, qu'il n'y a pas de bonne administration possible là où vous avez exclu l'appréciation de la capacité et l'appréciation de la moralité.
L'hérédité exclut encore les questions de domicile qui importent aussi à la bonne administration. Aujourd'hui l'administrateur délégué par le fondateur peut bien avoir son domicile à l'endroit que réclament les nécessités de son administration, mais son successeur résidera peut-être dans une partie du pays fort éloignée du lieu où il devrait se trouver pour exercer convenablement ses fonctions.
Mais pourquoi donc ne faites-vous pas administrer les bureaux de bienfaisance, les conseils de fabrique, les hospices, par des fonctionnaires héréditaires ? Remarquez bien qu'il s'agit d'établissements d'utilité publique, ne le perdez pas de vue, car ce n'est qu'à cette condition qu'une fondation peut être érigée ; elle ne peut exister qu'à la condition d'avoir et de conserver ce caractère. Eh bien, partout où il se trouve une administration d'un établissement d'utilité publique, elle doit être mise en rapport avec le système de nos institutions qui consacrent l'éligibilité et la rééligibilité à des époques très rapprochées afin de rendre possible et efficace le contrôle que le pays doit toujours exercer sur ceux qui gèrent ses affaires.
Votre système d'administrateurs spéciaux est donc en opposition manifeste avec tout ce que vous faites, avec tout ce que vous avez fait, il est en opposition avec ce qui est consacré pour toutes nos institutions, depuis les Chambres législatives jusqu'aux dernières institutions administratives.
Quant à l'enseignement privé maintenant, je ne puis pas admettre, messieurs, que l'enseignement privé proprement dit puisse obtenir la personnification civile.
L'honorable M. Bara en a déjà dit une raison, c'est que l'appréciation de l'utilité publique, indispensable pour créer une fondation, est impossible ; il y en a une autre, c'est que non seulement il faut que la fondation soit d'utilité publique, présente un caractère incontestable d'utilité publique au moment de sa création, mais il faut, en outre, que ce caractère lui soit toujours maintenu.
Eh bien, la nécessité de lui maintenir ce caractère exige l'intervention du gouvernement, réclame le contrôle du gouvernement, appelle le gouvernement, dans des cas donnés, à modifier la fondation. Cette intervention incessante de l'autorité pour maintenir à l'institution son caractère d'utilité publique, est manifestement inconciliable avec l'idée d'un enseignement privé.
Etablissement d'utilité publique et établissement d'enseignement privé sont deux termes qui ne peuvent pas se concilier. Qui dit établissement d'utilité publique, exclut par cela même l'idée d'établissement privé.
Un autre reproche, messieurs, a été fait à la première partie du projet de loi.
On a dit que nous nous écartions des délibérations de la commission de 1848, en n'admettant pas les délégués des fondateurs à surveiller la marche des fondations. Je ne puis que renvoyer l'honorable M. Dechamps à l'article 15 du projet de loi, qui porte en termes formels :
« Tout fondateur qui aura donné ou légué au profit de l'enseignement une dotation suffisante pour la création d'un établissement complet, pourra se réserver pour lui ou pour un ou deux de ses parents mâles les plus proches, le droit de concourir à la direction de ces établissements, et d'assister avec voix délibérative aux séances de l'administration directrice.
« Il est donné annuellement aux fondateurs ou aux parents, désignés par lui, communication des budgets et des comptes. »
Ainsi, messieurs, voilà bien réservée au fondateur d'un établissement complet l'intervention dans la direction matérielle et morale de l'établissement qu'il aura créé. Je crois que cette garantie est suffisante pour qu'il puisse être assuré que dans l'avenir ses intentions ne seront pas méconnues.
Quant aux fondations de bourses, messieurs, que fait le projet de loi ? Il établit dans chaque province une commission qui sera chargée de gérer toutes les fondations de bourses qui intéresseront les habitants de la province.
L'idée de cette institution émane de la commission qui a été nommée en 1848.
Ici, messieurs, je rencontre de nouveau les objections de l'honorable M. Dechamps. L'honorable membre nous dit : « La commission, dans le projet de 1848, était une commission purement administrative, tandis que vous en faites une commission politique. »
Examinons. Comment la commission, telle qu'elle était proposée dans' le projet de 1848, était-elle organisée ? Elle était composée du président du tribunal, du bourgmestre, du directeur de l'enregistrement, du curé et de trois membres nommés par la députation permanente ; le secrétaire de la commission était le greffier provincial. Les revenus des fondations étaient perçus par les agents du domaine.
Il y avait donc dans cette commission trois fonctionnaires civils, un fonctionnaire ecclésiastique, trois membres nommés par la députation ; le secrétaire, ainsi que les receveurs, étaient des fonctionnaires publics.
Messieurs, je n'hésite pas à dire que si nous étions venus proposer à la Chambre une semblable organisation, nous eussions subi de ce chef des reproches beaucoup plus violents encore que ceux qu'on nous adresse aujourd'hui. On eût dit :
Voilà une commission qui va confisquer inévitablement toutes les bourses au profit de l'Etat ; elle compte dans son sein trois fonctionnaires publics ; il y a le président du tribunal, il y a le bourgmestre, dont vous disposez à certains égards ; il y a le directeur des domaines, dont vous disposez d'une manière absolue ; enfin, le secrétaire qui est ordinairement la cheville ouvrière des travaux d'une commission, est également un fonctionnaire public ; nous devons donc nous attendre à une confiscation complète. » Voilà ce qu'on aurait dit, voilà les reproches qu'on nous eût adressés ; et c'est précisément pour les prévenir, pour donner à la commission l'indépendance la plus complète, la plus absolue, que nous proposons de la faire nommer par une autorité qui prend sa source dans l'élection.
Quelle sera l'action du gouvernement sur la commission que le projet de loi organise ? Le gouvernement a-t-il une autorité quelconque sur les députations permanentes ? Je le demande à tous ceux qui ont occupé le pouvoir, (page 787) quelle est l'action du gouvernement sur les députations permanentes ? Pour ma part, je me reconnais complètement impuissant à exercer une action quelconque sur une députation permanente, ou sur un conseil communal qui puisent leur force et leur indépendance dans l'élection.
Et par qui sera nommé le secrétaire ? Par la commission. Qui nommera le receveur ? Encore la commission.
Où donc sera l'action du gouvernement, l'action de ce que vous appelez le Dieu-Etat ? C'est l'indépendance la plus absolue que nous consacrons ; nous n'avons modifié le projet d'organisation de la commission de 1848 que pour annuler l'action du gouvernement sur la commission, et vous nous en faites un reproche ! et vous nous dites que nous voulons confisquer toutes les bourses au profit de l'Etat.
Messieurs, l'honorable M. Dechamps nous a annoncé qu'il proposerait, comme amendement, toutes les dispositions qui ont été formulées par la commission de 1848 ; je ne sais si l'honorable membre sera très disposé à présenter cette disposition-là. J'en doute fort. Assurément si j'appartenais à son opinion, je ne la présenterais pas.
Voilà donc un reproche auquel nous ne devions pas nous attendre et certes personne dans le pays ni dans cette Chambre, après y avoir réfléchi, ne partagera sur ce point l'opinion de l'honorable M. Dechamps ; au contraire, tout le monde reconnaîtra que nous avons donné à la commission une indépendance beaucoup plus grande que celle qui lui était attribuée dans le projet de 1848 ; la commission que le projet de loi établit, est absolument indépendante du gouvernement ; le gouvernement a voulu se dépouiller complètement même de toute possibilité d'intervenir dans les délibérations de cette commission.
Après la question de l'administration, vient celle de la liberté du boursier.
Je veux à ce sujet m'expliquer d'une manière très franche et très nette.
Il peut y avoir sur la question de la liberté du boursier deux opinions différentes. On peut prétendre avec la droite et avec quelques-uns de nos honorables amis, notamment avec mon honorable ami, M. Orts, on peut prétendre que la liberté du boursier est consacrée par l'article 17 de la Constitution.
J'ai soutenu le contraire, mais si la droite tient à faire triompher son opinion, je ferai fléchir la mienne.
Vous voulez de la liberté du boursier d'une manière absolue, soit ; nous admettons la liberté du boursier la plus absolue, et le gouvernement acceptera l'amendement de l'honorable M. Orts ; mais vous accepterez la liberté du boursier avec toutes ses conséquences que vous n'avez jamais acceptées. Je vous le démontrerai tout à l'heure. Il ne s'agit pas de jouir des profits de la liberté et en même temps des bénéfices de la contrainte ; il s'agit d'accepter la liberté et c'est celle-là que nous consacrerons par le projet de loi. Je n'en dis pas davantage sur ce point en ce moment, j'y reviendrai tout à l'heure.
La question de la collation est réglée également dans le second chapitre.
Nous admettons, à cet égard, le droit, pour le donateur et le testateur, de déléguer un ou plusieurs membres de sa famille qui seront chargés de la collation ; nous admettons le droit de collation renfermé dans la famille. L'honorable M. Dechamps n'en a pas dit un mot hier. Tout son discours, tel que je l'ai entendu et tel que je l'ai relu dans les journaux qui en ont rendu compte, roule sur l'idée que le droit de collation est supprimé par nous de la manière la plus complète ; c'est une erreur ; le droit de collation est accordé et maintenu dans la famille.
Pourquoi n'allons-nous pas plus loin ? Pour une raison bien simple. Du moment que vous admettez le droit de collation attribué à un office, vous entrez évidemment dans des classes d'individus et vous arrivez précisément au système que vous condamnez : au système qui porte atteinte à la liberté du boursier. Lorsqu'un collateur appartiendra à une classe d'individus, fonctionnaires civils, dignitaires ecclésiastiques, il aura des tendances, des intérêts d'opinion, de parti, et ces tendances, ces intérêts, seront précisément un obstacle à la liberté du boursier ; c'est pour ce motif qu'il ne faut admettre la collation que dans les familles.
Je vous disais tantôt : Si vous voulez de la liberté en droit, il faut aussi en vouloir en fait.
Quel est, messieurs, votre principal argument contre les commissaires nommés par un corps qui puise son indépendance dans l'élection même ? Votre argument c'est que l'indépendance du boursier sera compromise. Ce seront, dites-vous, des corps politiques qui auront nécessairement une tendance à faire aller le boursier dans un établissement plutôt que dans un autre.
Mais, messieurs, si votre crainte est fondée lorsque les membres des commissions sont pris dans toutes les classes de la société, voudriez-vous bien me dire si la liberté du boursier ne sera pas autrement compromise quand vous aurez des collateurs qui appartiendront à telle ou telle classe de la société déterminée ?
Evidemment cette liberté n'existera plus, et c'est précisément parce qu'elle n'existera plus que vous ne pouvez pas détruire en fait ce que vous voulez ériger en droit ; que vous ne pouvez pas admettre la collation en faveur d'offices déterminés.
D'un autre côté, messieurs, il n'est pas admissible qu'un donateur ou un fondateur puisse attacher à des fonctions publiques le droit de conférer des bourses.
Les fonctions et les attributions des fonctionnaires sont déterminées par la loi, et l'attribution accordée à certaines fonctions n'a absolument rien de sérieux. Vous attribuerez les collations à des bourgmestres, à des procureurs du roi, à des commissaires d'arrondissement, mais cette disposition aurait-elle quelque chose de sérieux quand le gouvernement ne voudra pas qu'il en soit ainsi ? Un bourgmestre a le droit de collation ; mais il appartient au gouvernement de déterminer ses attributions ; et quelle sera encore dans ce cas l'indépendance du collateur, quelle sera la liberté du boursier ? Elle n'existera plus.
Il faut, au contraire, adopter un système qui attribue la collation à l'autorité qui offrira le plus d'indépendance, si vous ne voulez pas rendre possibles les influences que précisément vous voulez écarter. Les dispositions de toute cette partie du projet de loi sont donc parfaitement justifiées.
J'ai à m'occuper maintenant du chapitre qui a donné lieu aux accusations les plus nombreuses et les plus véhémentes ; je veux parler du chapitre relatif au régime transitoire à appliquer aux bourses d'études actuellement existantes. On a prononcé les mots de spoliation. Voyons ce qui en est. Je ne veux pas discuter la question de savoir si ces anciennes fondations ont été ou n'ont pas été nationalisées.
Pour moi, messieurs, elles l'ont été ; mais la question est assez peu importante pour le débat actuel.
En 1814 et 1815, lors de notre séparation d'avec la France, les fondations formaient la dotation de l'université de France ; tout ce qui restait des biens non aliénés se trouvait dans le patrimoine de l'université de France : l'université ne pouvant plus exercer ses attributions en Belgique, ces biens sent évidemment tombés dans le domaine national. Le roi Guillaume a rétabli des fondations. Mais voyons dans quelles conditions.
Le premier arrêté qui régit la matière, date de 1818 ; mais, dès 1816, voici la mesure qui était prise quant au lieu des études :
« Art. 158. Les bourses provenant de quelque contrat ou disposition testamentaire de particuliers seront administrées, pour autant que cela peut se concilier avec l'organisation nouvelle, conformément aux contrats et dispositions du fondateur, et celles qu'on pourrait découvrir de nouveau seront rendues, sous la première condition, à leur première destination.
« En conséquence, toutes ces bourses seront partagées entre les trois universités. Les villes auront, eu outre, la faculté ‘ accorder des bourses à des jeunes gens méritants, mais peu aisés. »
Cette disposition est très claire : toutes les bourses étaient réparties entre les trois universités. Et dans les arrêtés de rétablissement, quelle était la clause qui était à peu près généralement insérée ? Cette clause la voici ; remarquez que c'étaient des arrêtés de rétablissement et qu'elle était une condition du rétablissement :
« Les boursiers devront faire les études voulues par le fondateur dans un des établissements d'instruction publique du royaume reconnut par le gouvernement. »
Enfin vient l'arrêté de 1823 qui porte :
« Aucun payement fait à ceux auxquels les bourses ont été conférées ne sera alloué en compte qu'autant que le receveur se sera fait remettre et produira, avec la quittance du boursier, un certificat constatant que celui-ci s'applique effectivement dans un des établissements d'instruction du royaume reconnu par le gouvernement, à l'espèce d'études pour lesquelles la bourse lui a été conférée. Ces certificats sont délivrés par les chefs de ces établissements. »
Voilà, me semble-t-il, qui est extrêmement clair : Les arrêtés de 1816 et de 1823 ordonnent successivement que les études devront se faire dans les établissements reconnus par le gouvernement. Telle était, messieurs, la situation lors de la révolution de 1830. Quelle modification nos institutions ont-elles apportée à ces dispositions du roi Guillaume, dispositions dont les unes ont un caractère général, dont les autres font partie de l'acte de fondation même, (page 788) font corps avec cet acte, et constituent la condition même du rétablissement.
Messieurs, le premier document qui nous apprenne quelle doit être l'influence de l'article 17 de la Constitution sur les dispositions qui ont été prises sous le royaume des Pays-Bas, ce premier document est une circulaire de 1833 ; mon honorable prédécesseur, M. Nothomb, nous l'a déjà citée dans le débat de 1857 et nous allons voir bientôt si ce document est en rapport avec la situation qui, depuis, a été faite à l'université de Louvain. Voici ce que porte cette circulaire :
« Je dois appeler votre attention sur des changements essentiels que la Constitution a apportés aux règles établies par le gouvernement précédent, relativement aux établissements d'instruction publique où les jeunes gens pourvus de bourses doivent faire leurs études.
« Par suite du principe qu'avait adopté ce gouvernement relativement à l'instruction publique, les arrêtés de rétablissement de bourses portent que : Les boursiers devront faire les études voulues par les fondations dans un des établissements publics du royaume reconnu par le gouvernement.
« Comme conséquence de cette règle, l'article 15 de l'arrêté réglementaire du 2 décembre 1823 défend aux receveurs de fondations de faire aucun payement au titulaire d'une bourse, s'il ne produit avec sa quittance, un certificat constatant qu'il s'applique effectivement, dans un des établissements publics du royaume, reconnu par le gouvernement, à l'espèce d'étude pour laquelle la bourse lui a été conférée. Ces certificats doivent être délivrés par les chefs de ces établissements.
« La Constitution du peuple belge a proclamé, au contraire, par son article 17, la liberté absolue de l'enseignement, sans aucune mesure préventive, sauf la répression des délits.
« Aucune exclusion quelconque ne doit plus être prononcée pour ceux qui auraient préféré faire leurs études ailleurs que dans les établissements où l'instruction publique est donnée aux frais de l'Etat ; aucune contrainte directe, ou indirecte ne doit plus être imposée.
« L'obligation absolue, imposée par les arrêtés de rétablissement et par l'article 15 de l'arrêté du 2 décembre 1823, d'étudier dans un des établissements publics du pays, paraît enfin en opposition formelle avec l'article 17 de la Constitution, et il est nécessaire d'apporter, à ces dispositions antérieures, les modifications propres à les mettre en harmonie avec le principe constitutionnel.
« Toutefois, je dois vous faire à cet égard quelques observations :
« Beaucoup d'actes de fondation déterminent expressément l’établissement d'instruction publique et le lieu où le boursier doit faire ses études.
« Tantôt c'est l'université de Louvain ou de Douai, tantôt c'est le collège de telle localité, etc., etc.
« Dans ce cas, la règle fondamentale est que l'on doit observer scrupuleusement la volonté du fondateur ou s'y conformer par équivalent, autant que possible, lorsque des changements, amenés par le temps ou les révolutions, sont survenus ; ainsi, par exemple, lorsque le fondateur a désigné l'université de Louvain, le boursier peut être autorisé à suivre les cours des universités de Gand ou de Liège, s'il le préfère, parce qu'il est présumable que s'il eût existé trois universités au lieu d'une seule, à l'époque où le fondateur vivait, il aurait étendu sa disposition aux trois universités du pays, et que, d'ailleurs, l'ancienne université de Louvain ayant été supprimée, elle est remplacée maintenant par les trois nouvelles.
« Il en est de même de 'a désignation de l'université de Douai ; il est évident que le fondateur ne l'a désignée que parce que cette ville faisait partie des provinces belges : de là, présomption naturelle que s'il eût vécu de nos jours, il eût préféré les universités du pays à une université étrangère.
« La faculté de faire les études voulues par la fondation, dans un institut quelconque, ne doit donc être accordée au boursier, en conséquence de l'article 17 de la Constitution, qu'autant que l'établissement ou le lieu où il doit faire ses études n'ait pas été expressément déterminé par l'acte de fondation, ou bien que le fondateur n'ait pas dîi que les études se feraient dans un établissement public d'instruction. »
« Quelle est la pratique constante de l'administration depuis 1831 ? Non seulement elle est conforme à l'opinion émise par l'honorable M. Rogier en 1833, mais le comité de fondation, consulté par le ministre, n'a jamais élevé le moindre doute ; cette opinion n'a jamais été abandonnée, jamais l'administration n'a varié ; en 1848 le comité émettait la même opinion ; en 1852 le comité a eu à s'occuper de la même question, il a maintenu l'opinion qu'il a toujours soutenue. Je crois devoir donner à la Chambre connaissance d'un extrait d'un avis émis le 10 octobre 1852 sur la question. »
Voilà, messieurs, ce que disait l'honorable ministre de l'intérieur de 1833, aujourd'hui mon collègue ; la pratique introduite depuis par les collateurs de l'université de Louvain, n'est assurément pas conforme aux prescriptions de cette époque.
Que se passe-t-il aujourd'hui ? Lorsque l'université de Louvain est indiquée dans l'acte de fondation, on exige que les boursiers aillent à l'université de Louvain. Or, je le demande, est-ce là ce que prescrivait la circulaire de l'honorable M. Rogier de 1833 ?
L'honorable M. Nothomb, dans la discussion de 1857, nous disait que l'administration se conformait à cette circulaire. Eh bien, telle n'est pas du tout la pratique de l'administration.
La pratique de l'administration et des collateurs est, lorsque l'université de Louvain a été indiqué, de considérer la disposition comme ayant en quelque sorte été faite en faveur de la ville de Louvain, et l'on force le boursier à se rendre à l'université de Louvain.
Or, je demande si ce n'est pas là une pratique contraire à ce que prescrivait la circulaire de 1833 ?
En 1833, il y avait trois universités de l'Etat ; il n'y avait pas encore d'université catholique, et en 1833 bien qu'il y eût à Louvain une université qui par son origine se rapprochait beaucoup plus de l'ancienne université que l'université catholique, on interprétait l'article 17 de la Constitution, en ce sens qu'alors même que le fondateur avait désigné l’université de Louvain comme le lieu où l'on devait faire ses études, le boursier était autorisé à aller dans les trois universités du pays.
L'université de Louvain est supprimée en 1835, et cette université à peine supprimée, surgissent les prétentions les plus exorbitantes, et l'on a fini par les faire entrer dans la pratique malgré l'opinion des magistrats les plus éminents, malgré la décision de l'honorable M. de Theux, malgré la jurisprudence la plus positive.
Je le répète, malgré l'opinion des jurisconsultes les plus éminents du pays, malgré l'opinion de l'honorable M. de Theux, malgré des arrêts, on a dépouillé tous les établissements publics et privés du pays au profit de l'université de Louvain.
L'université de Louvain, comme je viens de le dire, est à peine supprimée et l'université catholique organisée, que se présente la question de savoir si l'université nouvelle remplace l'ancienne université, si elle est son héritière, si elle lui succède dans tous ses droits, si les professeurs nouveaux ont mêmes droits que les anciens professeurs qui, d'après les actes, étaient investis des fonctions d'administrateurs ou de collateurs.
Le ministère de l'intérieur, qui avait pour chef à cette époque l'honorable comte de Theux, consulte le comité de fondations, et le comité de fondations répond sans hésiter que l'université actuelle ne remplace sous aucun rapport l'ancienne université et que par conséquent les professeurs actuels n'ont pas le droit de revendiquer les fonctions de collateur, d'administrateur, de proviseur, qui avaient été accordées par les titres de fondation aux professeurs de l'ancienne université.
L'honorable M. de Theux adopte cet avis et nomme, en remplacement des professeurs de l'université supprimée, le bourgmestre de Louvain, M. Van Bockel et le président du tribunal M. Dauw ; M. Van Bockel et M. Daux étaient très dévoués à l'université de Louvain, je ne leur en fais pas un reproche ; M. Van Bockel surtout était bourgmestre et il croyait devoir défendre cet intérêt ; M. Van Bockel et le conseil communal de Louvain réclament auprès du ministre et la question est examinée de nouveau.
Je tiens l'avis du comité consultatif, et je vais vous donner lecture du passage qui traite la question dans toute son étendue, non seulement en ce qui concerne les fonctions d'administrateur et les fonctions de collateur qui étaient revendiquées par les professeurs de l'université, mais encore en ce qui concerne le lieu où les études doivent être faites.
Voici d'abord ce que disait la ville de Louvain, dans une réclamation, qu'elle adressait au Roi contre l'arrêté qui avait nommé M. Van Bockel et M. Dauw :
« Cet arrêté, Sire, (celui du 19 août 1837), qu'il nous soit permis de l'exposer respectueusement à Votre Majesté, est en opposition à la fois avec les actes de fondations de bourses, les droits que les professeurs dépossédés tiennent de ces actes, les droits et les intérêts de l'université et de la ville de Louvain et les besoins des études.
« Il est, dans l'administration des institutions établies par des actes de libéralité, une obligation à laquelle on n'a jamais pu déroger, sans méconnaître les notions les plus simples d'équité et de justice, celle de respecter religieusement l'intention des fondateurs, de se conformer en tout point à ce que leur volonté a prescrit, de ne porter atteinte à aucun des droits que l'expression de cette volonté a fait naître.
« Ce principe a été reconnu bien récemment encore dans l'article 84, (page 789) n°*2, de la loi communale, qui, en attribuant aux conseils communaux la nomination membres des administrations de bienfaisance, ajoute que cette disposition ne déroge pas aux actes de fondations qui établissent des administrateurs spéciaux.
« Le même principe qui existe pour toutes les institutions existe aussi pour les fondations de bourses d’études. Obligation de suivre la volonté et l'intention des fondateurs dans toutes leurs dispositions, dans la spécialité des études et l'établissement où celles-ci doivent avoir lieu, comme dans la collation des bourses et l'administration des fondations.
« L'arrêté du 19 août 1837 ne remplit pas cette obligation ; il enlève la qualité d'administrateur à ceux que les fondateurs avaient institués ; il la transporte à des personnes que les fondateurs n'en ont pas investies.
« L'arrêté du 19 août ne respecte pas l'intention des fondateurs, tandis que rien ne rend nécessaire, que rien n'autorise d'y déroger. Les professeurs désignés par les statuts pour administrer les fondations existent à Louvain ; on ne peut pas, sans fouler aux pieds la volonté des fondateurs, les priver des droits et des prérogatives que ceux-ci ont voulu leur attribuer. La volonté des fondateurs est la loi suprême pour tous, pour le gouvernement, les administrateurs et les boursiers. »
Voici ce que répondait le rapporteur du comité consultatif, dont l'opinion a été adoptée à l'unanimité par le comité :
« Je reconnais que la volonté des fondateurs est la loi suprême pour tous, pour le gouvernement, les administrateurs et les boursiers. Je reconnais que tout ce que vient de dire la régence de Louvain serait vrai, si elle pouvait, au cas actuel, invoquer avec fondement la volonté des fondateurs ; mais il n'en est pas ainsi. Certes ce n'est pas pour avantager et enrichir la ville de Louvain que les bourses ont été créées et les appelés à leur jouissance astreints à étudier à l'université de Louvain ; c'est évidemment l'université qui s'y trouvait alors établie que les fondateurs ont prise en considération. La volonté, l'intention des fondateurs n'est exprimée, n'est manifestée qu'à l'égard de l'ancienne université de Louvain, la seule qu'il y eût alors en Belgique, la seule qu'ils aient eu et pu avoir en vue. On ne prétendra pas qu'ils aient prévu sa suppression l'existence en Belgique de quatre universités, l'existence à Louvain d'une université privée et libre, l'ordre actuel des choses ; n'ayant rien de réglé pour ce cas imprévu, leur volonté en ce qui concerne le lieu des études et l'appel de certains membres de l'université aux fonctions de proviseurs s'est donc éteinte avec la suppression de l'université, et aucune des universités d'aujourd'hui ne se trouvant dans les mêmes conditions que l'ancienne, ni la ville de Louvain, ni aucune des universités de l'époque ne peut prétendre à des droits exclusifs en vertu de la volonté des fondateurs. »
Savez-vous de qui était composé à cette époque le comité des fondations ? Des magistrats les plus éminents du pays : MM. Van Hooghten, premier président de la cour d'appel, de Guchteneere, conseiller à la cour de cassation. Van Laeken, conseiller à la cour de cassation. Levieux, conseiller à la cour d'appel.
Voilà les quatre magistrats qui décidaient que la ville de Louvain ni aucune des universités de l'époque ne peut prétendre à un droit exclusif aux bourses, en vertu de la volonté des fondateurs.
Après cette consultation, après cet avis donné au gouvernement, que fait M. de Theux ? Il persiste dans sa jurisprudence, il écrit à la députation permanente du conseil provincial du Brabant le 16 février, la lettre que voici :
« La régence de Louvain a, par sa requête, dont ci-joint une copie, demandé la révocation de l'arrêté royal que je vous ai communiqué le 23 août dernier et par lequel des proviseurs ont été nommés aux fondations annexées aux anciens collèges de ladite ville.
« Quoique l'arrêté précité ait été pris à la suite d'une longue instruction dans laquelle j'ai entendu toute les autorités dont l'avis pouvait m'éclairer et pesé mûrement toutes les raisons alléguées de part et d'autre, je n'ai pas voulu que l'administration pût être soupçonnée, même à tort, de partialité ou de légèreté dans la décision de cette affaire et j'ai soumis une seconde fois cette question à la commission des fondations d’instruction publique.
« Cette commission a donc examiné de nouveau l'objet du litige et après mûre délibération, elle a persisté dans le premier jugement qu'elle en avait porté et émis l'avis que la réclamation formée par le conseil communal de Louvain contre l'arrêté du 19 août dernier n'était pas fondée.
« J'ai fait, messieurs, tout ce que la justice pouvait réclamer en faveur de la ville de Louvain en soumettant l'objet de sa requête au plus sérieux examen, Au fond, il m'est impossible de ne pas adopter un avis émis après double délibération et, par conséquent, en parfaite connaissance de cause par des juges aussi habiles qu'impartiaux. Si donc la ville de Louvain croit devoir persister dans son soutènement, elle aura à faire valoir ses droit par telles voies qu'il appartiendra. »
L'honorable M. de Theux partage donc l'opinion des hommes qu'il a consultés et qui sont les plus habiles et les plus impartiaux ; dans le rapport que M. de Theux soumet au Roi pour la nomination des collateurs en remplacement de M. Van Bockel et Dauw qui avaient refusé, voici ce qu'il dit :
« J'ai consulté de nouveau, Sire, la commission des fondations sur ces prétentions. Elle persiste, et je partage son opinion, à les regarder comme non fondées. »
En présence de ces documents émanés de l'honorable M. de Theux et d'une commission dont personne ne suspectera les intentions, je vous demande si vous pouvez prétendre encore que vous avez un droit exclusif aux fondations de Louvain et soutenir que par le projet de loi nous volons les bourses de Louvain, selon l'expression qui traîne dans tous les journaux depuis quelque temps.
M. de Theux. - En maintenant les collateurs spéciaux.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Il s'agit de savoir s'il y a des bourses qui appartiennent à la ville de Louvain. (Interruption.) - Je traiterai toutes les questions je ne vous ferai grâce d'aucune. Je ne constate qu'une chose ; c'est que quand vous prétendez que l'université de Louvain a un droit spécial à une bourse, votre prétention est condamnée par des magistrats que M. de Theux a proclamés habiles et impartiaux et par M. de Theux lui-même, qui s'est rangé à leur avis, et quand, au mépris de ce qui a été décidé, vous forcez les élèves à étudier à Louvain, vous violez l'article 17 de la Constitution, la liberté du boursier en faveur de laquelle vous réclamez tous les jours et vous spoliez les autres établissements.
Ce débat a eu nécessairement une suite, l'honorable M. de Theux indiquait la voie ; il disait : Si la ville de Louvain n'est pas satisfaite, elle doit se pourvoir par telles voies qu'il appartiendra.
On s'est pourvu en justice, et voici quelle a été la décision.
L’arrêt du 13 juillet 1844, est conçu en ces termes :
« Attendu que Godefroid de Gompel, en instituant les bourses dont s'agit en 1457 a désigné comme proviseur de cette fondation le doyen de la faculté des arts près de l'université de Louvain ;
« Attendu que cette université instituée par une bulle papale, de concert avec l'autorité, formait un corps souverain connu dans l'Etat, ayant différentes attributions dont plusieurs même lui étaient délégués par le pouvoir civil ;
« Attendu que ce corps a été supprimé par les lois de la république française ;
« Attendu que l'université existant actuellement à Louvain ne peut être considérée comme continuant celle qui existait en 1457, ces deux établissements ayant un caractère i:en distinct, puisque l'université actuelle, non reconnue comme personne civile, n'est qu'un établissement tout à fait privé, résultat de la liberté d'enseignement en dehors de toute action et sans autorité dans l'Etat ;
« Attendu qu'il suit de ce qui précède, etc. »
Ainsi donc après l'autorité administrative, l'autorité judiciaire reconnaît également que l'université actuelle ne remplace pas l'université ancienne, que l'université actuelle n'a aucun droit particulier, et malgré ces décisions solennelles, on continue à porter atteinte à la liberté des boursiers ; toutes les fois que l'université de Louvain se trouve indiquée dans un acte comme le lieu où doivent se faire les études, on force l'élève à venir à l'université de Louvain.
Voilà la liberté, voilà la loyauté !
Mais faites bien attention, messieurs, que la doctrine de Louvain n'est pas absolue.
Lorsqu'il s'agit d'établissements laïques, on applique la doctrine dans toute sa rigueur.
Aussitôt que Louvain est indiqué comme lieu des études, alors le boursier sous peine d'être privé des revenus fondés en sa faveur, le boursier doit faire violence à sa conviction et venir sur les bancs de l'université de Louvain. Mais s'agit-il d'un établissement ami, s'agit-il d'une bourse de théologie, oh ! les collateurs ne sont plus aussi difficiles ; ils invoquent le même principe que nous, ils disent alors :
Le boursier peut parfaitement faire ses études dans nos séminaires.
Ainsi pour la fondation Tieghem, de Gand, l'acte crée des bourses en faveur de quelques étudiants à l'université de Louvain, le lieu est indiqué tout au long ; l'acte désigne le collège où ils devront étudier la théologie, où ils devront étudier la dialectique ; mais quand il s'agit de conférer ces bourses, les collateurs qui appartiennent aussi au (page 790) clergé, ne soutiennent pas du tout la théorie de l'université de Louvain. Voici ce qu'on dit alors :
« Quant aux conditions relatives aux collèges de l'université de Louvain, elles ne peuvent plus être invoquées, depuis la suppression de cette ancienne université. »
Ce que je viens de vous lire, messieurs, est extrait d'une lettre datée de Gand, le 15 septembre 1841 et signée de M. le vicaire général Pycke de ten Aerden et de M. Van Crombrugghe.
Ainsi donc, le principe varie selon les études, selon les intérêts ; s'agit-il d'établissements laïques autres que l'université de Louvain, les actes de fondation doivent être observés même pour une situation à laquelle jamais le testateur n'a songé. S'agit-il, au contraire, d'études à faire dans des établissements ecclésiastiques, alors le principe fléchit, les dispositions faites pour le collège de Louvain ne peuvent plus être exécutées depuis la suppression de l'ancienne université de Louvain.
Maintenant, je vous le demande, que deviennent les reproches que vous adressez au projet de loi que nous vous avons soumis ?
Mais, messieurs, il est pour moi une autre raison plus péremptoire encore que celle qui résulte du changement apporté à l'université de Louvain, des modifications apportées à l'institution, pour qu'il vous soit impossible de soutenir que les boursiers peuvent encore être tenus aujourd'hui de faire leurs études à l'université de Louvain, alors même que la ville de Louvain est indiquée dans les actes comme lieu des études.
Je vous disais tantôt : On peut interpréter l'article 17 de la Constitution de deux manières différentes. On peut prétendre que la liberté d'enseignement est complètement indépendante de la liberté du boursier ; on peut prétendre que la liberté d'enseignement existerait parfaitement, alors qu'il n'y aurait pas de bourses du tout, alors qu'un seul établissement les absorberait toutes, alors que les bourses se répartiraient d'une manière inégale.
C'est, messieurs, ce que j'ai soutenu, et j'ai été combattu précisément par la droite. J'avais soutenu que les arrêtés de Guillaume ne se trouvaient pas abrogés par l'article 17 de la Constitution.
La droite et surtout l'honorable M. Nothomb a posé comme principe constitutionnel absolu que l'article 17 de la Constitution proclamait la liberté du boursier. Voici ce que me répondait l'honorable M. Nothomb :
« Je ne puis me rallier à la doctrine de l’honorable membre, en ce qui concerne l'abrogation des lois. Il y a deux modes d'abroger les lois ; l'honorable membre le reconnaît : c'est le mode exprès et le mode tacite ou implicite. Eh bien, je dis qu'ici il y a plus qu'une abrogation de fait en quelque sorte ; il n'y a pas seulement opposition, mais incompatibilité d'existence entre les dispositions de l'article 13 de l'arrêté de 1823 et la Constitution. » L'honorable membre le reconnaîtra sans doute encore.
M. Nothomb. - Certainement.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Très bien ! Nous allons voir s'il acceptera les conséquences de son principe.
Vous soutenez donc qu'il y a une incompatibilité absolue entre les prescriptions de la Constitution et les dispositions des arrêtés de 1816 et de 1823.
Si cela est, vous considérez aussi qu'il est impossible au législateur de rétablir des mesures semblables à celles qui se trouvent dans ces arrêtés.
Ainsi donc, voilà les actes du pouvoir législatif dans le passé qui sont abolis et voilà le pouvoir législatif dans l'avenir condamné à l'impuissance en vertu de l'article 17 de la Constitution.
Eh bien, veuillez m'expliquer, s'il vous plaît, comment ces dispositions législatives, car les arrêtés de 1816 et de 1823 avaient ce caractère, comment l'obligation de fréquenter les cours d'un établissement de l'Etat qui était insérée dans les actes de rétablissement des fondations, qui était une condition du rétablissement, comment tout cela a disparu, et comment la volonté des fondateurs a pu persister. Quoi ! la volonté sociale disparaît devant l'acte du pouvoir constituant, vous reconnaissez que la liberté de l'enseignement, que la liberté des boursiers est une chose tellement précieuse, que vous en faites un dogme constitutionnel ; et la volonté du fondateur restera, la volonté du fondateur persistera, la volonté du fondateur sera plus puissante que la Constitution. Mais si vos fondations ont ce caractère d'irrévocabilité, à aucun prix n'en créons plus.
Quoi ! vous faites des révolutions, vous bouleversez tout votre pays, vous modifiez toutes vos institutions, vous introduisez partout des principes nouveaux et la volonté des fondateurs persistera malgré tout !
M. de Haerne. - Comme la propriété.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Comme la propriété ! Et vous oubliez qu'il s'agit d'un établissement public !
M. B. Dumortier. - D'une propriété privée.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Comment ! mais il est admis dans tous les pays et par tout le monde, qu'il s'agit là d'un établissement public. Du reste, je vous prouverai tantôt, signé par vous, signé par des hommes que ne désavouerez pas, que tel est le caractère d'une fondation et je vous prierai de me dire si vous persistez à soutenir que c'est une propriété privée. Chaque chose viendra en son temps.
Vous voulez encore aujourd'hui que l'on puisse créer des bourses près de certaines universités, et vous contestez au législateur même le droit de prendre une mesure qui aurait le même effet. Le fondateur pourra donc faire ce que ne peut le législateur ?
Ainsi donc, messieurs, si vous voulez soutenir votre système, si vous voulez soutenir que, depuis près de trente ans, vous n'avez pas dépouillé tous les établissements du pays, vous devez soutenir cette double absurdité : la première, que vous êtes les continuateurs d'une université à laquelle vous n'avez pas succédé ; la seconde, que la volonté du pouvoir législatif, que la volonté du pouvoir constituant devra fléchir devant la volonté d'un testateur qui a vécu dans les siècles passés.
Messieurs, pourquoi avons-nous modifié ce régime ? Nous l'avons modifié parce qu'il faut toujours vouloir en fait ce que l'on veut en droit. Il ne suffit pas de proclamer une liberté en droit, il faut encore qu'elle ne puisse pas être confisquée en fait. Or, c'est précisément à quoi l'on aboutit. En voulez-vous avoir la preuve. Voyez comment se répartissent les bourses de fondations.
L'honorable M. Landeloos a fait de la statistique l'un de ces jours ; je ne sais pas quel était son but, mais ce n'était pas assurément en vue d'éclairer la discussion.
Je vais faire de la statistique d'une manière fort simple et qui défiera toute contradiction.
Je prends l'année scolaire 1858-1859. Je ne la choisis pas ; c'est la dernière année dont tous les comptes soient au département de la justice.
Les fonds dépensés en bourses pour la philosophie, les sciences, le droit, la médecine, sont de 110,070 fr. 86 c. Ce sont les bourses de fondation, et cette somme est répartie en 518 bourses.
J'écarte complètement la théologie ; elle n'entre pour rien dans ce chiffre.
Or, voici, comment, pendant cette année, les bourses se sont réparties entre les divers établissements.
Les étudiants en philosophie, qui se trouvent dans les séminaires, ont d'abord pris 37,924 fr. 99 c, représentés par 195 bourses.
Voilà l'avant-part, le préciput pour les étudiants qui suivent les cours de philosophie aux séminaires. Ils prennent d'abord pour eux plus du tiers de la somme.
Mais passons ; retranchons cette somme des 110,070 fr. 80 c, il reste pour les quatre facultés, en dehors des élèves qui sont au séminaire, la somme de 72,145 fr. 89.
Comment, pendant cet exercice, cette somme de 72,145 fr. 87, qui est représentée par 323 bourses, va-t-elle se répartir entre les quatre établissements de Gand, de Bruxelles, de Liège et de Louvain ?
Je vais mettre en regard le nombre des élèves pour que vous puissiez bien comparer.
Pour écarter à l'avance toute objection, dans le nombre des élèves que je donne pour Gand et Liège ne se trouvent pas compris ceux qui fréquentent les écoles spéciales.
Bruxelles, avec 414 élèves, obtient 22 bourses représentant 5,207 fr. 66 cent.
L'université de Gand a 218 élèves ; elle a 15 bourses s'élevant en total à 4,691 fr. 91.
L'université de Liège a 420 élèves ; elle a 42 bourses avec 10,956 fr. 42 cent.
En tout, ces trois universités ont 1,052 élèves. Elles ont 79 bourses représentant 20,856 francs.
Voici maintenant la part de Louvain. Louvain a 672 élèves, et elle à 244 bourses et 51,289 fr. 99 c.
M. B. Dumortier. - Ce sont les catholiques qui ont fondé les bourses.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Si vous deviez aujourd'hui nous dire quelles étaient les opinions de ceux qui fondaient à cette époque, je crois que vous seriez fort embarrassé et je crois que le plus grand nombre les fondateurs s'ils voyaient des transformations qu'a (page 791) subies l’université de Louvain, seraient très peu disposés aujourd'hui à fonder des bourses en faveur de cet établissement.
Voilà ce qui se passe pour l'enseignement supérieur, pour l'enseignement dans les universités. Pour les branches d'enseignement moyen, nous allons trouver le même résultat. Les bourses de fondation pour les branches de l'enseignement moyen sont au nombre de 464 et représentent une somme de 89,732 fr. 12 c.
Dans cette somme, les établissements laïques, les athénées, les collèges communaux, les institutions privées, y compris même les établissements étrangers, obtiennent 145 bourses représentant 27,556 fr. 43 c.
Ainsi, sur une somme de 89,732 fr. 12 c., tous les établissements laïques du pays et de l'étranger ne prennent que 27,556 fr. 45 c. tandis que les établissements du clergé, les collèges des jésuites, des congrégations religieuses et de l'épiscopat, les petits séminaires, ont 319 bourses, représentant 62,175 fr. 67 c.
Voilà, messieurs, les chiffes. Voilà, messieurs, ce que produit le système des collateurs tel qu'il est organisé aujourd'hui : vous voyez, qu'il respecte à un haut degré la liberté des boursiers, cette liberté que vous élevez, je le répète, à la hauteur d'un dogme constitutionnel.
Il y a donc, messieurs, une indispensable nécessité de modifier la situation actuelle, il faut mettre tout ce qui concerne les bourses en rapport avec 'el institutions, en rapport avec les principes que vous ne cessez de soutenir.
J'arrive maintenant à un autre grief que vous avez articulé contre le projet de loi j'aborde la question de la rétroactivité.
Messieurs, je demanderai, comme l'a fait l'honorable M. Kervyn, comme l'a fait l'honorable M. de Liedekerke, ce que c'est qu'une fondation. Pour l'honorable M. Kervyn une fondation c'est un contrat, pour l'honorable comte de Liedekerke la fondation c’est une manifestation de la liberté dans le droit civil appliqué aux grands intérêts sociaux.
Ce sont un peu, que les honorables membres me permettent de le leur dire, ce sont un peu des définitions de fantaisie et je doute qu'ils trouvent beaucoup d'autorité à l'appui de leurs définitions.
J'ai lu partout au contraire qu'une fondation était un établissement d'utilité publique et c'est ce que, dans cette discussion, nos adversaires ne cessent d'oublier.
Qu'y a-t-il dans une fondation ? Il y a ce qu'on appelle les choses essentielles, et il y a les choses accessoires. La chose essentielle, c'est l'affectation au service que l'on a eu en vue.
- Un membre. - La volonté du donateur.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Mais : « la volonté du donateur, » c'est résoudre la question par la question ; la volonté du fondateur s'applique à des choses diverses.
M. B. Dumortier. - Votre système est condamné par la cour de cassation.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - J'attendrai que vous citiez vos arrêts. Jusqu'à présent vous en avez cité très peu. J'attends que l'honorable M. Dumortier veuille bien montrer l'arrêt qu'il a à m'opposer (lnterruption.) Dans l’affaire De Rare, dites-vous ! Mais il ne s'est pas agi du caractère des fondations. Je vous montrerai tout à l'heure comment la cour de. cassation a défini la fondation.
La chose essentielle, c'est, dis-je, l'affectation au service donné et les choses accessoires comprennent tout ce qui se rattache à l'administration.
Voyons donc en quoi nous modifions, comme vous le dites, la volonté du testateur.
L'affectation au service donné, nous la respectons complètement puisque nous ne voulons pas le moins du monde détourner les biens du service de l'enseignement.
Les droits des institués, nous les respectons encore complètement.
Tous les institués continueront à jouir du revenu des biens. L'obje1 même des études, est également respecté. Que modifions-nous donc ? Nous modifions simplement le mode d'administration et la collation en tant qu'elle sort de la famille et qu'elle est attribuée à des titulaires d'offices. Toute la difficulté réside dans cette question : Est-ce que l'administration des bourses d'études, la collation donnée en dehors de la famille et à des titulaires d'offices constitue un droit civil, constitue un droit qui soit entré dans le patrimoine particulier des individus ?
L'honorable M. Kervyn vous a cité Merlin, mais il aurait très bien fait de nous dire de quels droits parle ce jurisconsulte, il aurait dû nous dire que Merlin parle de droits qui entrent dans le patrimoine particulier des individus. Or il s'agît de savoir si le droit d'administration, si un droit de collation entrent dans le patrimoine particulier des individus ?
Là est la question, car si le droit n'entre pas dans le patrimoine de l’individu, s'il ne devient pas une propriété privée, il ne constitue pas un droit acquis. Il n'y a que des droits de cette espèce qui puissent être acquis. Il ne faut pas ici interpréter le mot « rétroactivité » dans le sens vulgaire du mot ; il n'y a pas rétroactivité dans le sens juridique du mot, parce que vous touchez à un fait quelconque du passé, il faut pour cela que vous touchiez à des droits qui constituent une propriété particulière ; mais lorsqu'il s'agit de droits politiques, lorsqu'il s'agit de droits administratifs, lorsqu'il s’agit d'emplois, lorsqu'il s'agit de fonctions, lorsque même il s'agit de l'état des personnes, vous pouvez toucher au passé sans qu'il y ait rétroactivité.
Ainsi on a cité souvent comme exemple le cas où la loi fixe la majorité à 21 ans. Une loi postérieure la fixe à 25 ans ; celui qui était devenu majeur à 21 ans sous la loi ancienne, redevient mineur sous la loi nouvelle. Prétendra-t-on qu'il y a là un effet rétroactif ?
Il faut donc toujours distinguer ce qui est droit politique, de ce qui est droit privé, ce qui entre dans le domaine de l'individu ; et ce qui ne peut y entrer.
Voyons maintenant, messieurs, comment la cour de cassation définit la fondation de bourses d'études ; nous verrons ensuite quel caractère lui attribuait le roi Guillaume.
Voici ce que décide la cour de cassation :
« Attendu que les fondations de bourses d'études ne peuvent être envisagées que comme des établissements d'utilité publique, qui, placés sous la haute tutelle du gouvernement qui leur donne l'existence légale demeurent soumis à toutes les mesures qu'il croit devoir prescrire, dans l'intérêt général, pour leur administration, et pour atteindre le but même de la fondation ; que les moyens d'atteindre ce but selon les circonstances et dans un intérêt d'ordre public, appartiennent entièrement à l'autorité administrative, et ne peuvent être soumis à l'appréciation de l'autorité judiciaire appelée à statuer sur des droits civils et sur les contestations relatives à l'intérêt privé des parties et non à prescrire les mesures que réclame l'intérêt général. »
Voilà la définition et la théorie de la cour de cassation.
Quel caractère le roi Guillaume leur attribuait-il lui-même ?
Lisons les articles 17 et 29 de l'arrêté royal de 1823 :
« Art. 17. Les receveurs des fondations sont soumis aux dispositions des lois et arrêtés qui concernent les comptables des deniers d'établissements publics.
« Art. 29. Les cas qui pourront se présenter et qui ne sont pas prévus par le présent règlement seront décidés, d'après les règles générales et les dispositions qui régissent les autres établissements publics. »
D'après l'arrêté de 1823, les bourses d'études sont donc aussi de véritables établissements publics.
Eh bien, si les bourses d'études sont de véritables établissements publics, il en résulte inévitablement cette conséquence, que ceux qui administrent les bourses gèrent une affaire publique. Or gérer une affaire publique, est-ce un droit privé, un droit qui entre dans le patrimoine des particuliers ? Evidemment non ; c'est un droit d'administration.
Mais, messieurs, ce qui prouve, plus même que les termes exprès que je viens de lire, que tout ce qui se rapporte aux bourses d'études constitue véritablement un droit politique, un droit d'administration, ce sont les diverses dispositions que renferment les arrêtés du roi Guillaume.
Ces arrêtés consacrent le droit de destitution par le gouvernement. Ce droit de destitution est-il compatible avec l'idée d'un droit privé ?
Voici d'autres exemples.
Des fondations instituaient des administrateurs, avec dispense de rendre compte : cette disposition a été supprimée par le roi Guillaume ; et quand les administrateurs ont voulu prétendre devant les tribunaux que les actes de fondation les dispensaient de rendre compte, ils ont été chaque fois condamnés, et l'on a toujours décidé que les fondations étant des établissements d'utilité publique, l'administration supérieure avait le droit de prendre telles mesures qu'elle jugeait convenables.
Des actes de fondation accordaient des indemnités à ceux qui recevaient les comptes ou à ceux qui administraient. Il a été décidé que cette disposition des actes de fondation a été abrogée par l'arrêté de 1823 ; les administrateurs ont réclamé, il ont soutenu qu'il s'agissait là d'un droit civil, d'une indemnité qui leur était attribuée par le testateur, qu'ils avaient le droit de continuer à toucher une indemnité. Leur prétention a toujours été écartée. Et vous affirmez que le droit d'administrer, de conférer entre dans le patrimoine des particuliers ! Cela est condamné par toutes les autorités judiciaires et administratives.
Pour la fondation Hauport, dont les administrateurs avaient été dispensés de rendre compte, qu'a décidé la cour d'appel ? Vous allez voir (page 792) en quels termes exprès elle apprécie le caractère des fondations de bourses :
« Attendu que, dans tous les temps, de pareilles fondations basées sur un titre très ancien produit, ou dont l'existence n'est pas contestée, ont été considérés comme des établissements de mainmorte ; » qu'à ce titre, et à titre également d'institution de bourses pour les études, la fondation de Hauport se trouvait soumise, t comme toutes les autres de même nature, à l'intervention et à la surveillance du gouvernement ;
« Attendu, etc.
« Attendu que la fondation dont il s'agit étant, comme il a été dit plus haut, de celles sur lesquelles l'Etat n'a jamais perdu son droit d'intervention et de tutelle, on ne saurait admettre comme valable et pouvant produire un effet utile et sérieux, une clause qui viendrait paralyser ce droit et transformer de simples administrateurs de mainmorte en juges absolus et en dispensateurs sans contrôle de biens et de revenus qui, de par la loi et de par la volonté du fondateur, devaient demeurer exclusivement affectés à un service d'intérêt public et de bienfaisance ; »
« Attendu qu'une semblable dispense de rendre à tout jamais compte établirait dans le chef de simples administrateurs de la chose d'autrui une indépendance qu'ont toujours repoussée les véritables principes en matière de mandat... »
Je vous disais tout à l'heure que dans tous les cas où le fondateur avait attaché une indemnité aux fonctions de proviseur ou d'administrateur, on avait décidé que le roi Guillaume avait aboli cette indemnité.
Dans la fondation Duchambge, il était dit :
« Il (le receveur) payera au jour de la reddition de ses comptes à chacun des maîtres pour la récompense de leur travail 24 livres et encore à chacun autres six livres pour le droit de l'audition au lieu du dîner. »
Les administrateurs ont réclamé l'indemnité qui leur était accordée par l'acte de fondation. Il a été décidé que cela était légalement abrogé. La décision émane de la commission des fondations dont l'avis est inséré dans les annexes.
Voici, messieurs ce que j'y lis :
« On dit que le testament est formel et que les intentions du testateur doivent être respectées. En ce qui concerne l'objet même de l'institution, les dispositions des actes de fondation doivent être, en effet, autant que possible, scrupuleusement observées ; mais la gestion des fondations est du domaine du gouvernement. Les fondations de bourses sont des établissements d’utilité publique, soumis pour leur administration aux règles que le gouvernement prescrit dans l'intérêt général. Ces règles sont tracées par les arrêtés des 26 décembre 1818 et 2 décembre 1823, qui organisent, pour les fondations de bourses, un régime commun d'administration. Le rétablissement des fondations a été subordonné à l'application de ce régime. »
Comme je disais tantôt que le rétablissement des fondations était subordonné à la fréquentation par l'élève d'un établissement de l'Etat.
« Les actes de fondations, ajoute-t-on, ne peuvent dès lors être exécutés en ce qu'ils ont d'incompatible avec les mesures d'administration que le gouvernement a prescrites. »
M. Kervyn de Lettenhove. - Mesures d'administration.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Mais je viens de vous dire que la gestion des fondations est du domaine du gouvernement. Il s'agit de savoir de quelle nature est le droit d'administrer ; or, il est bien certain que si la fondation est du domaine du gouvernement, elle n'est pas du domaine privé ; par conséquent ce n'est pas un droit civil et par conséquent aussi il n'y a pas effet rétroactif.
L'honorable M. D champs, dans son discours d'hier, invoquait la commission de 1848 comme ayant décidé, de la manière la plus formelle, la plus péremptoire, la plus explicite, que les fondations constituaient un droit civil.
J'ai relu très attentivement toute la discussion et je dois avouer que je n'y ai rien trouvé de semblable, que je n'ai trouvé nulle part que le droit d'administration ou le droit de collation constituaient un droit civil.
.M. Dechamps. - Je vous ai cité les passages.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne les sais pas par cœur et je n'ai pas votre discours, mais je doute fort, dans tous les cas, que ces passages contiennent ce que vous croyez y avoir découvert. J'ai sous les yeux la copie des passages qui ont trait à la question et j'affirme qu'il n'y est dit nulle part que la fondation constitue un droit civil. Voici ce qu'il y a de plus explicite sur ce sujet :
« Un deuxième, membre. Nous avons reconnu que dans les fondations il y a du droit civil et du droit public ; quant au droit civil, je veux bien maintenir le passé ; quant au droit public, je pense qu'il est dans le domaine de la loi. Dès lors, nous pouvons modifier les arrêtés du roi Guillaume comme nous l'entendons.
« Mais une pareille mesure sera-t-elle utile ? Oui, d'abord pour légaliser le passé ; nous le légaliserons en le modifiant et nous ne porterons par-là aucun préjudice aux droits acquis, car, en matière de droit public, ces expressions sont vides de sens. » Si nous ne faisons rien, nous aurons une foule de fondations régies par une législation spéciale, et avec ce système autant de régimes différents qu'il y aura de fondations différentes.
« Pour compléter ma pensée, je dirai que tout ce qui touche à la propriété des biens ou aux droits de ceux qui doivent jouir des biens, à t tre de boursiers ou de toute autre manière, constituerait du droit civil ; mais je verrais du droit public dans tous les points qui se réfèrent à l'administration. »
.M. Dechamps. - Ou de toute autre matière.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Jouir des biens ! Mais je ne sache pas que les administrateurs ou les collateurs jouissent de biens ; ils en jouissent si peu, que les arrêtés leur défendent même de toucher aucune indemnité.
Ainsi, il n'y a de droits civils que là où il y a jouissance de biens, et il n'y a pas de droits civils là où il n'y a qu’un droit d'administration à un degré quelconque. Voilà ce qu'on déclare. Et si l’on a maintenu le droit de collation, c'est afin de ne pas éveiller de susceptibilités.
Si l’honorable M. Dechamps a tout lu, il aura pu voir que c'était là le sentiment qui dominait dans la commission. On a dit : Les lois ou les arrêtés ont conféré le droit de collation à telle ou telle personne ; eh bien, si vous les supprimez, vous aller éveiller des susceptibilités.
Voilà quel était le sentiment dominant au sein de la commission et l'honorable M. Dechamps ne nous citera pas un seul passage où l'on ait dit ou discuté la question de savoir s'il y a ici rétroactivité.
.M. Dechamps. - J'en ai cité cinq.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Mais si vous les citez tous de cette manière, cela devient fort facile. Voulez-vous, au surplus, qu'à mon tour je vous cite des passages tout à fait contraires à votre opinion ?
Voici, par exemple, un passage que je vous recommande : « Ainsi, je suppose que le gouvernement, agissant dans la sphère de ses attributions, ait confié à l'archevêque de Malines les fonctions de collateur ; je respecterais entièrement ce choix, non que j'entende contester au gouvernement le droit de défaire son propre ouvrage, mais parce que je craindrais qu'on ne vît un acte d'hostilité dans l'adoption d'un système contraire. II est d'ailleurs à noter que, dans le règlement de la collation, le gouvernement a toujours pris pour base de se rapprocher, autant que possible, des intentions du fondateur. »
Vous trouverez beaucoup d'autres passages encore où le même sentiment est exprimé. Mais vous ne trouverez nulle part, encore une fois, dans toute cette discussion que le droit de collation est un droit civil. Cela n'est pas et ne pouvait pas être : le droit de collation n'est pas le droit de jouir des biens.
.M. Dechamps. - Voici l'un des passages que j'ai cités :
« Je ne puis voir dans la collation l'exercice d'un droit public ; c'est une application de véritables droits civils qui reposaient sur la tête du fondateur. »
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai pas rencontré ce passage-là. (Interruption.) Dans tous les cas, je puis vous répondre immédiatement par d'autres passages diamétralement contraires. Mais prenez l'ensemble des opinions qui ont été exprimées et je vous certifie que votre thème s'y trouve condamné.
.M. Dechamps. - Mais voyez le vote émis par la commission à l'unanimité sur la question de rétroactivité.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Encore une fois, la commission n'a pas du tout décidé que le droit d'administration ou de collation était un droit civil ; elle ne l'a pas maintenu par crainte de donner à la loi un effet rétroactif, mais elle ne l'a pas supprimé afin de ménager des susceptibilités. Voilà la raison, le motif du vote que vous invoquez. Relevez toutes le discussions et vous verrez que telle était, au fond, l'opinion de tous les membres.
.M. Dechamps. - C'est une erreur.
M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je vous ai dit déjà quelles considérations personnelles ont guidé les membres de la commission.
Du reste, j'irai plus loin. J'ai déjà démontré que si même le droit de fondation était un droit civil, il devrait fléchir devant les principes constitutionnels que vous proclamez vous-mêmes ; et je vous démontrerai (page 793) avec l'autorité de décisions judiciaires, que si c'était un droit civil, il devrait encore disparaître Mais un peu de patience, je vous prie.
En ce qui concerne l'administration et la collation, les principes que nous soutenons ont été consacrés par le gouvernement, alors qu'il y avait au ministère des hommes appartenant à la droite ; ils ont été consacrés de la manière la plus expresse, la plus explicite par l'honorable M. Nothomb et voici dans quelles circonstances.
En 1836 ou 1837, le sieur Thémon, d'Ath, avait été condamné pour calomnie et privé, par suite de cette condamnation, de certains droits énumérés dans l'article 42, paragraphe 3, du Code pénal. Cet article porte :
« Les tribunaux, jugeant correctionnellement, pourront dans certains cas interdire en tout ou en partie l'exercice des droits civiques, civils et de famille suivants :
« 3* D'être appelé ou nommé aux fonctions de juré ou autres fonctions publiques, ou aux emplois de l'administration, ou d'exercer ces fonctions ou emplois. »
Cette disposition de l'article 42 avait été appliquée au sieur Thémon : il s'agissait de savoir si le sieur Thémon pouvait encore ou ne pouvait plus être administrateur d'une fondation.
Si c'est un droit civil, il ne tombait pas sous l'application de cet article à moins de rétablir la mort civile ou la confiscation. Cela est évident.
Le sieur Thémon était en même temps receveur de la fondation ; on demandait s'il n'était pas déchu de la fonction de receveur qui était une fonction publique, mais maintenu dans celle d'administrateur qu'on prétendait aussi ne constituer qu'un droit de famille. Mon honorable prédécesseur fut consulté ; voici sa décision, j'appelle votre attention sur cette pièce.
Vous verrez qu'elle consacre les vrais principes. M. Dechamps y verra la condamnation de sa doctrine :
« J'ai reçu votre lettre en date du 14 mars dernier, première division, n°8651, relative à la question de savoir si le sieur J.-B. Thémon, d'Ath, condamné par la cour d'appel de Bruxelles, le 4 octobre 1856, à la privation des droits civiques, civils et de famille, énumérés à l'article 42 du Code pénal, peut continuer à remplir les fonctions d'administrateur-collateur et de receveur de la fondation de bourses de Casteillon.
« Le sieur Thémon remplit de fait, à titre de parent, ces fonctions dans lesquelles il n'a jamais été confirmé, comme le prescrit l'article 24, deuxième alinéa de l'arrêté royal du 2 décembre 1823, et il exerce celle de receveur en vertu d'une nomination des administrateurs.
« Ces doubles fonctions sont, à mes yeux, l'une comme l'autre, un emploi de l'administration, et aux termes de l'article 42, paragraphe 3 du code pénal, un condamné privé de l'exercice des droits énumérés par cet article ne peut plus les conserver.
« En effet, les fondations d'études sont reconnues comme des établissements d'utilité publique. Elles sont, dans une certaine mesure, assimilées aux bureaux de bienfaisance, aux commissions administratives des hospices civils et aux fabriques d'église.
« Par suite les administrateurs-collateurs de ces fondations, bien qu'ils ne puissent nullement être assimilés à des fonctionnaires publics, sont néanmoins chargés d'une sorte de service public et leurs attributions forment un emploi de l’administration. » Ce terme « emploi de l'administration » comporte un sens large ; car si le condamné peut être privé du droit d'être tuteur ou curateur (article 42, paragraphe 6) bien qu'il ne s'agisse que d'intérêts particuliers, à plus forte raison doit-il être privé du droit de s'immiscer dans un service d'utilité publique. »
Ce caractère « d'administration publique,» qui appartient aux fondations de bourses, résulte à l'évidence des dispositions de l'arrêté organique du 2 décembre 1823, qui établit pour les fondations un régime uniforme et les soumet à la surveillance et à l'autorité des proviseurs, de la députation permanente du conseil provincial et du gouvernement : c'est ainsi que le ministre nomme ou confirme les administrateurs (articles 1 et 24 dudit arrêté), ceux-ci nomment le receveur (article 2) ; les administrateurs et les receveurs peuvent être destitués, etc.
« Il est donc positif que les administrateurs et les receveurs remplissent des emplois de l’administration, quand même les titulaires sont désignés par le fondateur.
« Dans ce dernier cas, en effet, le fondateur ne désigne les titulaires qu'en vertu d’une délégation de l'autorité publique, » et il est impossible d'admettre que ce choix puisse tomber sur un individu frappé d'incapacité légale par une sentence judiciaire.
« En conséquence, je vous prie, M. le gouverneur, de faire connaître aux administrateurs-collateurs et proviseurs de la fondation du Casteillon que le sieur Thémon ne peut plus exercer les fonctions ni d'administrateur ni de receveur de cette fondation. »
Cela est donc parfaitement reconnu.
« Il est donc positif qu'alors même que les titulaires sont désignés par le fondateur les administrateurs collateurs remplissent des emplois publics parce que le fondateur n'agit que comme délégué de l'autorité publique. »
C'est ce qui vous concerne, M. Dechamps :
Ainsi, M. Nothomb reconnaît trois choses : la première, c'est que les fondations de bourses sont des établissements d'utilité publique ; la seconde, que les fonctions d'administrateurs et de collateurs sont des emplois de l'administration ; la troisième, c'est que lors même que ces fonctions sont conférées par le fondateur, celui-ci n'agit que comme délégué de l'autorité publique. Veuillez bien me chercher encore une place pour un droit privé.
Est-ce que du moment qu'il s'agit d'un établissement d'utilité publique il peut encore être question d'un droit privé ; si c'est un emploi de l'administration, cela n'exclut-il pas encore la propriété privée, ce qui tombe dans le patrimoine privé ? Vous ne pouvez pas dire emploi de l'administration pour un droit qui tombe dans le patrimoine de l'individu.
Le fondateur, quant à ces emplois, n'agit que comme délégué de l'autorité publique. Alors comment aurait-il pu conférer des droits civils ?
C'est d'une impossibilité absolue, puisque le collateur ne tire pas son droit du fondateur en nom propre, mais du fondateur agissant comme délégué de l'autorité publique.
MM. Kervyn et de Liedekerke ont soutenu que, par cela même que les tribunaux étaient appelés à décider de ces droits, c'étaient des droits civils. Voici le passage du discours de l'honorable M. Kervyn :
« Mais sous la garantie de cette approbation et de cette protection, il restait un acte régulier constatant un droit sui generis soumis à la juridiction civile, et rien n'est plus simple, et il suffirait peut-être, pour le démontrer, de mettre en regard de l'article 92 de la Constitution qui déclare que les tribunaux ne connaissent que des droits civils, le nouvel article 48, introduit par la section centrale qui défère aux tribunaux les différends entre les bénéficiaires et les collateurs. »
Ainsi, selon l'honorable M. Kervyn, l'article 92 de la Constitution déclare que les tribunaux ne connaissent que des droits civils.
L'honorable M. de Liedekerke nous dit :
« Dès lors si le droit de collation est une partie essentielle, vitale, organique de la fondation, si les conflits qui peuvent naître entre les institués et les collateurs, entre les collateurs et les administrateurs sont soumis à la justice, c'est que ce droit a la caractère et la portée d'en droit civil. »
Que ces messieurs me pardonnent de le leur dire, il ne faut cependant pas nous accuser de violer la Constitution sans se donner la peine de la lire.
Que porte donc l'article 92 de la Constitution ? Porte-t-il que les tribunaux ne s'occupent que de droits civils ? Pas du tout. Il place les droits civils dans les attributions des tribunaux à l'exclusion de toutes autres autorités, et quant aux droits politiques, les tribunaux sont encore compétents, mais d'autres corps peuvent être appelés à en connaître.
Voici ce que porte l’article 92.
« Les contestations qui ont pour objet des droits civils sont exclusivement du ressort des tribunaux. »
Et l'article 93 :
« Les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi. »
Ainsi, pour les droits civils les tribunaux sont compétents à l'exclusion de toute autre autorité, et les Chambres ne pourraient établir d'autres juridictions pour le jugement des droits civils. Quant aux droits politiques, les tribunaux sont encore compétents, mais il peut être fait des exceptions, tandis qu'il ne peut y en avoir quand il s'agit de droits civils.
Il est facile de nous accuser de violer la Constitution lorsque vous lui faites dire précisément le contraire de ce qu'elle dit.
Je veux aller plus loin.
Je veux admettre un instant que le droit d'administration ou de collation soit un droit civil.
Mais alors ce droit serait tombé sous l'application des lois qui ont aboli les fidéicommis et les substitutions, et vous ne pourriez plus l'invoquer aujourd'hui.
C'est ce qui a été décidé par les tribunaux et par le comité consultatif des fondations.
Voici ce que la cour de Liège a décidé par arrêt du 9 avril 1845 :
« Considérant que les bourses d'études ont été rendues à leur destination par l'arrêté royal du 26 décembre 1818, mais qu'elles sont restées sous la tutelle et la surveillance de l'administration publique, ainsi qu'il résulte entre autres de l'article 4 de l'arrêté complémentaire du 2 décembre (page 794) 1823 ; que ces fondations ont été assimilées à des établissements d'utilité publique, qui repoussent l'idée d'une propriété privée ; que, s'il en était autrement, elles auraient été atteintes par les dispositions législatives qui ont aboli les substitutions fidéicommissaires. »
Le comité consultatif a émis la même opinion.
Dans un avis dont je vous citais tout à l'heure un passage, voici ce qu'il dit :
« Les administrateurs voudraient en vain faire considérer la disposition dont il s'agit comme un legs, une libéralité qui leur est acquise de par la volonté du testateur. Ce legs fait à perpétuité à des personnes successives et incertaines, fussent-elles ou non de la famille du testateur, serait évidemment nul. »
Ainsi, de deux choses l'une.
Si vous voulez considérer les droits d'administration et de collation comme des droits politiques, évidemment il n'y a pas de rétroactivité. Ils sont toujours dans le domaine de la loi. Si vous voulez les considérer comme des droits civils, ils se trouvent abolis par la loi qui a frappé de nullité les substitutions et les fidéicommis.
Ainsi donc, à quelque point de vue que l'on se place, l'on ne peut pas soutenir que la loi porte atteinte à un droit acquis.
Voyons, messieurs, quelques autres objections que l'on élève contre le projet.
La base de notre projet, dit-on, c'est l'intérêt général. Or cela ne doit pas constituer le guide absolu du législateur.
De quoi nous occupons-nous donc en ce moment ?
Nous nous occupons, je ne saurais trop le répéter, d'un établissement public. Je comprends parfaitement que lorsqu'il s'agit de droit privé, lorsqu'il s'agit de la liberté d'un individu, de la propriété d'un individu, l'on vienne dire : Vous n'avez pas seulement à consulter l'intérêt général pour le dépouiller.
Mais encore une fois il s'agit d'un établissement d'intérêt public qui doit se régler d'après l'intérêt général et ne peut être réglé par aucun autre principe.
Vous versez dans une confusion absolue lorsque vous prétendez que ce n'est pas l'intérêt général qui doit être consulté, tandis que pour régler les conditions d'existence des bureaux de bienfaisance, des fabriques d'église, des commissions des hospices, vous consultez évidemment l'intérêt général. Puisqu'il s'agit d'un établissement du même ordre, vous ne pouvez que consulter l'intérêt général et vous' ne portez atteinte à aucun droit privé.
On dit encore : Vous établissez le monopole de l'Etat.
D'abord qu'est-ce en Belgique que l'Etat ? Mais c'est la société tout entière. Le Dieu-Etat n'existe que dans vos pays de prédilection, là où les pouvoirs émanent d'une toute autre source que celle de la nation. Là il y a un Dieu-Etat.
Mais dans notre pays, où tous les pouvoirs émanent de la nation, sont exercés au nom de la nation, que signifient ces mots de « monopole de l'Etat » ? Est-ce que l'Etat est autre chose que la nation ? Est-ce que les droits confiés à l'Etat sont transférés à des pouvoirs rivaux ou hostiles à la nation, qui ont une origine indépendante de la nation ?
Est-ce que l'Etat peut argumenter d'un droit qui lui est propre et qu'il ne tire pas de la nation ? Est-ce que l'Etat, le gouvernement peut quoi que ce soit sans le concours de la nation, concours qui s'exprime par votre organe ? Quand vous dites monopole de l'Etat, c'est comme si vont disiez monopole de la nation, quand vous dites Dieu-Etat, c'est en réalité comme si vous disiez Dieu-nation.
Les termes que vous employez n'ont dore rien de sérieux ; mais je comprends que la nation, représentée par l'Etat, ne fasse pas tout, n'absorbe pas toutes les branches de l'activité humaine, et quand on a parlé ; du monopole de l'Etat, et quand on a combattu le monopole de l'Etat, c'est quand l'Etat envahissait des sphères où son intervention, son concours n'était ni utile ni nécessaire.
Je comprends que quand il s'agit d'industrie, de commerce, de choses analogues, vous veniez dire que ce n'est pas là la mission de. l'Etat. Mais est-ce de cela qu'il s'agit ici ? Ne l'oubliez pas, il s'agit d'établissements publics ; et où donc l'Etat, la société, interviendra-t-il, si ce n'est pour déterminer les règles d'administration des établissements publics ! N'est-ce pas là qu'il doit apporter tous ses soins, exercer toute sa vigilance ; n'est-ce pas là précisément son domaine ?
Ah ! je sais bien que vous voudriez l'en expulser, je sais bien que vous traitez d'usurpation son intervention dans tous les grands intérêts moraux du pays et c'est bien plus dans votre désir de voir le clergé régner en maître absolu dans ces matières que dans vos discours qu'il faut chercher les raisons de l'opposition que vous faites au projet de loi.
Ce n'est pas en effet sérieusement que vous parlez de spoliation.
Je vous ai montré où elle était.
Ce n'est pas sérieusement que vous venez parler de liberté, car il n'y a que vous qui l'ayez méconnue dans cette question.
Ce n'est pas sérieusement que vous venez parler de despotisme, car ce n'est que vous qui avez exercé la contrainte.
La vérité est que les dispositions qui vous sont soumises ont pour objet de faire cesser la spoliation, d'établir la liberté des études, de mettre fin au despotisme. Et c'est pour cela que vous n'en voulez pas.
- La séance est levée à quatre heures et un quart.