Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 24 avril 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page ) (Présidence de M. Vervoort.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces suivantes.

« La dame Elisabeth Rothermel, demeurant à Ostende, née à Luxembourg, demande la naturalisation. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Le sieur Michaux, secrétaire des communes de Glimes, Dongelberg, Incourt, Opprebais, Longueville, Pietrebais, Chapelle-Saint-Lambert, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme, suivant la population. »

« Même demande des secrétaires communaux de Rosières-Saint-André, Ittre, Hamme-Mille. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« M. Chicora fait hommage d'un exemplaire de la Jurisprudence du conseil des mines de Belgique, années 1856 à 1862, qu'il vient de publier. »

- Dépôt à la bibliothèque.


« M. de Renesse, obligé de s'absenter pour affaires de famille, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.

Projet de loi relatif aux fondations en faveur de l'enseignement public et au profit des boursiers

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. Royer de Behr.

M. Royer de Behr. - Messieurs, la loi que vous allez voter vous paraît juste, équitable, légitime et par-dessus tout libérale. A nos yeux et aux yeux de nos commettants aussi nombreux que les vôtres, cette loi porte atteinte à des intérêts sacrés, touche aux prérogatives communales, conduit au monopole de l'enseignement dans les mains de l'Etat, et par-dessus tout est illibérale.

Nous nous rencontrons en un seul point, c'est que cette loi touche aux plus graves intérêts de la société.

Et dans quelles circonstances nous obligez-vous à la voter ? Pour ainsi dire à la veille du jour où les comices électoraux vont s'assembler.

Vous prétendez, je le sais, que le pays vous approuve, mais où en est la preuve ? Serait-ce parce que vous comptez en ce moment une vingtaine de voix de majorité ? Mais si cet argument est fondé en ce moment, il l'était pour nous en 1857, et quand nous vous l'opposions, vous le combattiez à outrance. L'argument tiré d'une majorité légale est une arme dont vous avez acéré la pointe et qui se retourne aujourd'hui contre vous.

C'est donc en empruntant, sinon votre langage, du moins la pensée qui vous inspirait que je vous conjure de différer la solution de la grave question soumise au parlement.

Non, le pays n'est pas avec vous, quand vous voulez introduire dans notre législation l'odieux principe de la rétroactivité ; le pays n'est pas avec vous, quand vous créez ce que j'appellerai l'antagonisme entre la loi et la morale.

Discutons, soit ; mais ajournons le vote, c'est une transaction que j'indique. Elle est acceptable. Car il n'en résultera aucun préjudice. Bientôt auront lieu les élections. Le pays sera directement consulté. Il répondra soit affirmativement, soit négativement, mais si le corps électoral renforce la minorité qui siège sur ces bancs, pourrez-vous dire encore que le pays vous approuve ?

Une élection vient d'avoir lieu dans un des principaux centres de ce pays. La lutte nettement caractérisée fut vive, ardente, passionnée. D'un côté, se trouvait un adversaire du projet de loi, de l’autre un candidat ne dissimulant nullement ses sympathies en faveur de ce même projet.

De quel côté a penché la balance ? Ai-je besoin de le rappeler ? et maintenant pouvez-vous prétendre qu'après avoir été condamnés à Louvain, vous ne le serez pas dans les autres arrondissements ? Eh bien, différons notre jugement. Ce n'est pas une suspension d'armes que je propose, vous diriez que soldats timides ou lâches nous fuyons le combat. Ce que je désire, c'est la continuation de la lutte sur un terrain plus large, sur le terrain électoral.

Quand la grande voix du pays aura parlé, vous nous convoquerez en session extraordinaire, si tant est que vous jugiez opportun de maintenir le projet, et la discussion étant épuisée à tous les degrés, vous n'aurez plus qu'un simple appel nominal à réclamer de nous.

Alors aussi nous reconnaîtrons que vous avez rendu un solennel et éclatant hommage, à la souveraineté nationale.

M. De Fré. - C'est la législation directe.

M. Royer de Behr. - A l'appui de l'ajournement du vote, ajournement dont l'initiative, je l'espère, sera prise par la majorité, j'aurai encore une autre considération à émettre. L'honorable rapporteur voudra bien ne pas s'en blesser, je le prie de croire, que je n'ai l'intention de faire ici aucune espèce de personnalité.

Le rapport a, selon moi, un très grand mérite, c'est qu'il ne laisse place à aucun doute sur les principes qui s'y trouvent affirmés ; je ne vais pas jusqu'à dire que ce rapport est habile.

Les honorables chefs de la gauche auraient agi prudemment peut-être en rappelant à l'honorable rapporteur ce mot d'un diplomate célèbre, Talleyrand je pense : « Surtout pas de zèle. »

Quoi qu'il en soit ; le rapport de la section centrale se présente devant cette assemblée, dépourvu du caractère d'autorité que l'on est en droit d'attendre d'un document de cette nature. Je m'explique : 3 membres de la gauche et 3 membres de la droite partagent la section centrale, si le projet n'est pas repoussé par parité de suffrages, c'est que le président, nommé en vertu de l'article 53 du règlement de la Chambre, décide la majorité.

Cela est normal.

Mais ce qui l'est beaucoup moins, c'est que cette majorité de circonstance n'a pas su se mettre d'accord. La note qui, suivant l'expression de l'honorable M. de Liedekerke, se trouve blottie dans un coin du rapport, le démontre à l’évidence.

Voici donc un rapport dont les conclusions sont adoptées et dont les prémisses sont répudiées au moins dans quelques-unes de leurs conséquences les plus importantes. L'auteur de la note nous présentera peut-être un amendement relatif à la capacité des communes, je le désire bien sincèrement, mais cependant il a accepté l'œuvre ministérielle.

Or, la liberté des communes ayant été frappée d'interdit, ce motif seul me semblait devoir déterminer le rejet du projet.

La note a pour moi cette importance qu'elle détruit la valeur d'un document parlementaire qui se distingue, je le répète, par la netteté des opinions qui s'y trouvent exposées, netteté que je suis loin de blâmer, car je ne suis pas de ceux qui veulent dorer la coupe avec soin pour faire accepter plus aisément le breuvage.

Messieurs, je regrette vivement de n'avoir pas pu assister à la séance d'hier, je le regrette d'autant plus que le discours de l'honorable rapporteur ne se trouve pas dans les Annales parlementaires.

- Un membre. - Ce n'était pas possible.

M. Royer de Behr. - Ce n'était pas possible, je le reconnais. Je n'ai donc pu prendre connaissance du discours de l'honorable membre que par l'analyse assez succincte qui s'en trouve dans les journaux, Cette analyse suffit, d'ailleurs, pour démontrer que le discours de l'honorable membre est une affirmation nouvelle des principes du rapport. Je puis donc entrer dans la discussion sans crainte de m'égarer.

« La donation entre-vifs est une suite naturelle du droit de propriété ; elle est, par conséquent, de droit naturel comme le droit de propriété lui-même ; la donation appartenant au droit naturel, la loi n'en peut défendre que les excès. »

Tels sont les principes enseignés par Troplong.

Il en résulte que c'est au gouvernement, auteur de la loi que nous discutons, qu'incombe le devoir de nous dire quels sont les excès ou les abus en matière de donations de bourses d'études et de fondations pour l'enseignement libre.

Où sont-ils ces abus ? Je les cherche vainement ; ainsi que l'honorable M. de Liedekerke, je consulte vainement les rapports des députations permanentes.

Oh ! je le sais, vous aurez peut-être fouillé dans le passé, bien loin dans le passé pour y trouver quelques abus ; mais, en supposant que vous les ayez découverts, suffisent-ils pour légitimer la loi ? Je ne le pense pas ; je crois qu'il n'existe pas d'abus réels. Je pourrais affirmer qu'il n'en existe pas depuis 1823.

Et, du reste, de ce qu'un abus se ferait présenté, faudrait-il pour cela modifier la loi ? Viendrez-vous, par exemple, nous demander des modifications à la loi sur les monts-de-piété, ou à la loi communale, parce qu'un (page 774) abus grave s'est produit dans la ville de Louvain ? Nous demanderez-vous de modifier la loi sur les prisons parce qu'un fait grave s'est produit dans les prisons d'Anvers ? On pourrait signaler une multitude d'abus semblables qui entraîneraient des modifications aux lois existantes, si pour un fait isolé la législation devait être radicalement changée

Cependant examinons à un autre point de vue. L'enseignement libre, favorisé par des bourses d'études, a-t-il abaissé le niveau intellectuel de la Belgique ?

Non certes ; par l'action successive de nos institutions et de nos lois, nous sommes parvenus à un degré assez élevé de lumière et de bien-être, pour considérer la loi comme inopportune et inutile. Arrêtons-nous un instant à cette idée. Quelle est la situation ?

Nous voyons les hommes les plus éminents du pays constater, lors des manifestations nationales de 1860, la grandeur intellectuelle en politique de la nation.

C'est d'abord le prince de Ligne parlant au nom du Sénat et proclamant que le peuple satisfait de son sort est fier, et heureux de jouir des institutions les plus libérales du monde.

C'est ensuite l'honorable M. Orts, président de cette chambre, déclarant que » pendant une période de 30 années (période pendant laquelle, pour le dire en passant, 20 années appartiennent à l'opinion conservatrice) la paix, la civilisation, ont versé abondamment leurs bienfaits sur la Belgique, et que les succès les plus légitimes ont récompensé les plus nobles labeurs. »

Vient alors le recteur de l'université de Liége, s'adressant au Roi, et lui disant : « que l'état florissant de l'université est un des nombreux bienfaits de son règne. »

A Gand, à Bruxelles, à Louvain, même langage.

Vous devez désirer que cette situation florissante se maintienne. Mais se maintiendra-t-elle, quand vous aurez enlevé aux établissements libres ce qu'on a appelé leur liste civile ?

La génération actuelle que vous contemplez avec tant de bonheur, est sortie, du moins en grande partie, des universités libres ; et la jeunesse de nos écoles libres est tout aussi attachée aux institutions nationales que peut l'être la jeunesse des écoles officielles. Sans sortir de cette Chambre, sans arriver jusqu'à nos bancs, en ne considérant que les bancs de la gauche, j'aperçois d'honorables collègues qui seraient bien ingrats s'ils reniaient l’Alma mater.

« Nous ne voulons pas, répondrez-vous, atteindre les universités libres. » Pourquoi, dès lors, donnez-vous un effet rétroactif à la loi ? Stipulez donc seulement pour l'avenir, peut-être pourrons-nous nous entendre.

Mais vous ne le ferez pas ; votre loi serait sans but ; c'est le passé qu'il vous faut ; toute la loi se trouve dans l'article 49 qui consacre le principe de la rétroactivité.

- Voix à droite. - C'est cela.

M. Royer de Behr. - Dans l'avenir, les fondations de bourses seront peu nombreuses. Qui donc voudrait fonder au profit de l'Etat qui puise à pleines mains dans le trésor public ? qui voudrait fonder dans un but indéterminé, vague, incertain, douteux ?

Si l’honorable M. Verhaegen pouvait apparaître en ce moment au milieu de nous, peut-être ne désavouerait-il pas ma pensée. Voyons, du reste, ce qui pourrait advenir du legs fait par l'honorable M. Verhaegen en faveur de l'enseignement supérieur, dans l'hypothèse, bien entendu, où les communes auraient capacité de recevoir sans affectation spéciale.

La commune de Bruxelles accepterait le legs et en ferait emploi pour l'enseignement supérieur. C'est fort bien ; mais il est évident que l'honorable M. Verhaegen a voulu favoriser un enseignement spécial, il avait quelque raison pour cela : il était en quelque sorte le père de cet enseignement.

Je suppose que cet établissement venant à disparaître (la chose tet possible bien qu'invraisemblable), un établissement nouveau, fondé sur des doctrines diamétralement opposées s'érige sur les ruines de l'université de Bruxelles. Je me place encore dans cette autre hypothèse que, l'administration communale de Bruxelles, se modifiant, soit favorable à cette nouvelle université. Qu'arrivera-t-il ? ou du moins, que pourrait-il arriver ? C'est que le legs de l'honorable M. Verhaegen, fait en vue de la propagation d'un enseignement déterminé, donnerait la vie à un enseignement diamétralement hostile.

M. Muller. - C'est précisément ce que nous disons.

M. Royer de Behr. - Je dis que cela est absurde ; j'ajoute que cela est odieux ; et c'est pour cela que, dans l'avenir, les fondations, les libéralités de toute nature se réduiront à zéro. Vous le savez, c'est pour ce motif qu'il faut vous emparer du passé, c'est pour cette raison que vous voulez « rajeunir » l'œuvre des fondateurs et confier la collation des bourses à des personnes « intelligentes, capables, honnêtes et impartiales. »

Le projet de loi, telle est ma conviction, est un acheminement vers un enseignement unitaire et gouvernemental ; il accorde à l'Etat une prééminence excessive. Je tiens à justifier mon opinion.

Une commission, constituée dans chaque province, administrera les bourses aujourd'hui régies par des administrations spéciales.

Il ne sera plus permis aux fondateurs de désigner les personnes qui administreront leurs dons ou legs.

Nous nous trouvons donc, dans chaque province, en présence d'une commission légale qui statuera sur la demande des boursiers qui « se rendront là où ils croiront trouver l'enseignement le plus conforme à la vérité et le plus favorable à la science. » Voilà le système.

Je suppose deux ou trois candidats ayant des droits à une bourse d'étude. Ces candidats ont des opinions parfaitement connues, soit qu'ils les aient manifestées, soit que la famille les ait manifestées pour eux. La commission légale décide. Décidera-t-elle en faveur des élèves partisans de Louvain ou en faveur des élèves partisans de Bruxelles ?

Je ne veux rien préjuger, cependant dans l'hypothèse je pense que ces commissions auront une grande tendance à favoriser l'enseignement officiel. Pourquoi ? Parce que le rapport qui tient lieu d'exposé des motifs au projet de loi leur apprendra « que l'enseignement privé représente presque toujours la lutte soit en faveur du passé, soit au profit de l'avenir, et qu'il peut être une source de danger. »

Pourquoi encore ?

Parce que la neutralité, qui, selon le même rapport, distinguera les collateurs légaux, est impossible en face des doctrines de ce même rapport « qu'une loi sur les fondations est une loi politique, et que les droits d'administrateur et de collateur conférés en vertu d'une semblable loi, sont des droits politiques. » (page 21.)

Or, les mots « neutralité » et « politique » sont des expressions qui jurent de se trouver à côté l'une de l'autre.

Vous, messieurs, qui vous trouvez en communauté d'opinion avec l'honorable rapporteur, accepteriez-vous cette neutralité, si vous étiez membres de commissions légales ? Non, car cette neutralité serait la condamnation, la négation de vos opinions.

Comment en effet rester neutre « et vouloir que des établissements créés à certaines époques, sous l'empire de telles ou telles idées, subsistent et se maintiennent à l'aide d'un privilège, dans un temps où les idées qui leur auront donné le jour seraient condamnées par la nation presque tout entière ? Comment peut-on vouloir qu’à l'aide d'un privilège ils essayent de faire rebrousser la société ou de la précipiter dans l'abîme des utopies ? Sans ce privilège ils disparaîtraient, ils mourraient faute de ressources et d'adhérents, et la loi leur conserverait la vie ! » (page 5).

Cette neutralité serait coupable, elle équivaudrait à priver de ressources importantes les établissements de l’Etat qui fécondent le progrès et répandent partout les trésors de la vie intellectuelle et morale pour favoriser quoi ? Des établissements que vous n'êtes pas loin de ranger dans la catégorie des établissements dangereux et insalubres. En effet, ce ne seront pas les boursiers qui choisiront les établissements où ils se rendront ; ce seront les commissions légales qui décideront, d'après leurs sympathies politiques. Voici ce que vous aurez accompli.

Vous aurez confié le patrimoine de l'enseignement libre, suivant l'expression de M. Van Humbeeck, à des comités officiels, peut-être à des comités hostiles à la liberté d'enseignement. Vous aurez agi comme celui qui, ne voulant plus gérer lui-même son patrimoine, choisirait pour gérant celui qui cherche à le dépouiller.

Je n'ai plus à déclarer quelle est l’interprétation que je donne à l'article 17 de la Constitution.

J'ai fait cette déclaration dans une autre circonstance. Quelle que soit l'interprétation à laquelle on se rallie, il faut admettre que le législateur de 1831 a voulu accorder à l'enseignement libre la première place, et ne donner à l'enseignement de l'Etat qu'une place relativement secondaire.

A ce point de vue, déjà, le projet de loi n'est pas dans l'esprit de la Constitution.

Il ne l'est plus du tout quand il pose en principe l'obligation d'un Etat enseignant.

Supposons que par le jeu régulier de nos institutions la majorité venant à changer, se compose d'hommes comme l'honorable M. Charles de Brouckere, qui niait, vous le savez, le dogme constitutionnel de l'enseignement de l'Etat, et qui, ayant été rapporteur de l'article 17, avait pour se prononcer en cette matière une légitime autorité.

Assurément, cette majorité pourrait user de son droit et affranchir l’enseignement de toute intervention gouvernementale. Que (page 775) deviendraient les fondations de bourses faites au profit de l’enseignement public ?

Seraient-elle naturellement reportées sur l’enseignement privé ? Pour moi qui ne suis pas partisan du système des « rajeunissements », si je faisais parti» de cette majorité, je dirais non.

J'offrirais la restitution aux familles, afin qu'une minorité parlementaire ne vînt pas graver le mot « confiscation » au frontispice de ma loi.

Votre système est le dissolvant de l'enseignement libre.

Si vous voulez l'enseignement libre, ne lui enlevez pas les moyens de vivre, vous qui avez les impôts pour faire vivre l'enseignement officiel.

Si la concurrence est la cause du progrès, ne tarissez pas, par des moyens indirects la source où l’on puisse les moyens de faire concurrence à l'Etat.

En réalité, le rapport de la section centrale est une affirmation, au point de vue des intérêts intellectuels et moraux, des principes centralisateurs qui furent, il y a peu d'années, préconisés en France, par M. Louis Blanc.

Je veux, messieurs, vous rendre juges de cette similitude.

Je citerai textuellement l'honorable rapporteur, et je mettrai en regard de son langage celui tenu par M. Louis Blanc. Je trace mon cadre en quelques mots.

D'un côté, « l'Etat providence » de la république française présidant à la formation des produits matériels ; de l'autre côté, « le Dieu Etat belge », régulateur suprême de la création des produits immatériels. Ensuite, l’« Etat providence », modérant, imitant, tempérant la concurrence que se font entre eux les ateliers industriels. Puis, le « Dieu Etat intervenant », pour organiser la concurrence entre les « ateliers nationaux » d'instruction. et les ateliers libres.

Maintenant, je laisse la parole à l'honorable M. Bara.

« C'est donc un devoir, dit-il, pour l'Etat de mettre à la portée de tous une instruction primaire, moyenne et supérieure... On va même jusqu'à croire que l'Etat peut seul enseigner, qu'il est dangereux de laisser s'établir des écoles libres à côté de celles de l’Etat. (page 2)

« Nous l'avons déjà démontré, et nous ne saurions trop le répéter, l'enseignement est un service natoonal... » (page 9)

M. L. Blanc. « Le gouvernement serait considéré comme le régulateur suprême de la production et investi, pour accomplir sa tâche d'une grande force. » (Organisation du travail, page 103, 5ème' édition )

M. Bara. « Pour résister aux associations religieuses qui revendiquent le droit de fonder comme une liberté, les forces de l'Etat tout entier ne sont pas de trop. » (page 12)

« La libéralité individuelle n'est pas entravée dans son essor, elle peut s'exercer librement, elle a même plus que la liberté, elle a la certitude que la loi veillera sur ses bienfaits, et en empêchera, dans la suite des temps, la dilapidation ou le détournement. » (page 14.)

M. L. Blanc. « Dans notre système l’Etat ne serait, à l'égard des ateliers sociaux, que ce qu'il est aujourd'hui à l'égard de la société tout entière, il veillerait sur l'inviolabilité des statuts dont il s'agit, comme il veille aujourd'hui sur l'inviolabilité des lois. »

M. Bara. « L'enseignement privé, non aiguillonné par la concurrence de l'Etat, pourrait dégénérer en une œuvre de spoliation, de parti, et délaisser les véritables intérêts de la science et de la civilisation. » (page 3).

M. L. Blanc. « Le pouvoir que nous voulons..... ne sera-t-il point, par sa nature et sa position, le protecteur-né même de ceux à qui il fera, dans le but de transformer la société, une sainte concurrence. » (page 106).

M. Bara. « La Belgique.....n'a pas cru que la proclamation de la liberté suffisait aux nécessités de l'instruction et qu’elle pouvait décharger l'Etat de l'obligation sociale qui lui incombe d'ouvrir à la jeunesse des établissements d'instruction de tous les degrés. » (page 2).

« M. L. Blanc. Le gouvernement lèverait un emprunt dont le produit serait affecté à la création d'ateliers sociaux dans les branches les plus importantes de l'industrie nationale. »

Je pourrais, messieurs, multiplier ces citations ou plutôt continuer ce dialogue, mais à quoi bon ? Cela suffit pour démontrer combien est grande l'analogie des deux systèmes. Nous marchons droit à la centralisation de l'enseignement, et si les conclusions du rapport étaient logiques, elles seraient analogues à celles de M. L. Blanc, lorsqu'il dit : « Dans toute industrie capitale, il y aurait un atelier social faisant concurrence à l'industrie privée. La lutte serait-elle longue ? Non.... Serait-elle subversive ? Non, parce que le gouvernement serait toujours à même d'en amortir les effets.... » (page 113).

L'on voit par ces rapprochements combien les idées que l'on vient faire prévaloir en Belgique sont analogues à celles qui ont failli bouleverser la France, en 1848.

C'est en montrant sans cesse « le spectre noir » à nos populations, comme l'on fit miroiter constamment « le spectre rouge » en France, qu'en persuade aux Belges qu'il faut réglementer les plus précieuses libertés.

Messieurs, je ne veux pas le méconnaître. On trouve, dans tous les partis, des hommes de résistance et de routine, comme on y trouve aussi des libéraux, c'est-à-dire des amis de la liberté.

Mais je n'appelle pas un libéral celui qui s'inspirant des doctrines de J.-J. Rousseau, l'un des esprits les plus centralisateurs que l'humanité ait produits, renverse toutes les notions du droit naturel et de la justice ; transforme une loi destinée à régler l'usage de la propriété, en une sorte de loi prétendument politique, et cela pour introduire dans nos codes le principe fatal de la rétroactivité.

Je n'appelle pas libéral celui qui prétend que la liberté d'enseignement existe quand l'Etat la monopolise ; que la liberté de la bienfaisance est manifeste quand il est interdit de donner si ce n'est à l'Etat ;

Que la liberté d'association est véritable quand les sociétés anonymes ne sont permises que pour l'aristocratie des capitaux ; que la liberté de la presse est absolue quand la presse est réglementée ;

Que la liberté de la parole est intacte, quand, de par le Code pénal, la parole est violemment arrachée au prêtre, que l'indépendante des communes est entière quand l'Etat absorbe la vie communale, que la liberté de tester est évidente quand on déchire les testaments ;

Que la liberté des cultes enfin brille dans tout son éclat quand les fabriques d'églises sout sécularisées, et que les bourgmestres décident motu proprio que vous, libres penseurs, vous serez enterrés parmi les catholiques, et vous catholiques parmi les libres penseurs ; arrière, la liberté ainsi comprise, frappée de tant de restrictions, elle n'est plus qu'un pâle fantôme de la liberté.

Soumises au creuset de la logique, toutes ces contradictions législatives se heurtent et se brisent avec une telle violence qu'il n'en reste que de la poussière. Je me trompe, rien ne se perd dans ce monde, il ne reste que des contradictions.

En effet, conciliez, si cela vous est possible, la liberté de la presse avec l’enseignement de l'Etat.

Je ne parle pas seulement de la presse dans le sens restreint du journalisme, je parle de la presse dans son acception la plus générale.

La presse est un enseignement, qui exerce une influence sociale incontestable. Pourquoi, dès lors, n'avez-vous pas aussi une presse de l'Etat, une presse qui ferait une sainte et salutaire concurrence à la presse libre ? Ne pouvez-vous pas dire, ne changeant qu'un seul mot à votre rapport la presse « non aiguillonnée par la concurrence de l'Etat peut aussi dégénérer eu une œuvre de spéculation ou de parti, et de hisser les véritables intérêts de la science et de la civilisation ? »

Ayez donc une presse officielle.

Vous dites encore (page 2) que la société ne peut exister et se développer sans enseignement, et que dès lors il faut un enseignement de l’Etat.

Je réponds : Sans religion, point d'existence possible pour la société. Soyez donc conséquents, ayez une religion officielle destinée à faire concurrence aux religions libres ; la religion est d'ailleurs un enseignement, et dans tous les pays civilisés, c'est votre expression, on a considéré l'enseignement comme un devoir et une obligation nationale.

Oh ! sans doute, si l'Etat était infaillible, si le législateur pouvait discerner et déraciner l'erreur partout où elle se trouve, je n'hésiterais pas, je serais de votre avis. Mais jusqu'à ce que vous m'ayez démontré votre infaillibilité, je persisterai à croire que les établissements libres, ayant l'intérêt au succès pour mobile et l'opinion publique pour contrôle, présentent des garanties de progrès plus réelles qu'un enseignement de l'Etat soumis successivement à toutes les influences de partis et à toutes les vicissitudes de la politique.

Mais le but de la société, dit encore le rapport, c'est le progrès.

Qu'est-ce donc que le progrès ? *

Comment l'entendez-vous ?

Veuillez-le définir.

Si pour m'éclairer je jette un regard sur les grandes lignes qui divisent la société actuelle, j'aperçois des rationalistes prenant la raison pour drapeau et des catholiques se rangeant sous la bannière de la foi. Les uns et les autres ont la prétention d'être des hommes de progrès.

Là, une voix éloquente s'écrie que la corruption des mœurs marche de front avec la civilisation des peuples. Une autre voix non moins éloquente répond qu'une telle manière de comprendre le progrès ou la civilisation des peuples revient à dire que le progrès conduit fatalement l'humanité à un vaste suicide.

Ici j’entends des philosophes dénigrer la philosophie allemande, défendue par d'autres philosophes non moins convaincus.

Je vois la réforme protestante préconisée comme un progrès religieux, (page 776) progrès que d'autre part on nie obstinément. Où est la vérité, où est l'erreur, où est le mensonge, où est le progrès ? Nous avons nos opinions individuelles. Mais le professeur officiel qui peut à peine parler pour ou contre ces questions-là ; le professeur officiel, qui selon l'expression de l'honorable M. Devaux, « n'est pas dégagé, envers l'Etat, de toute responsabilité en matière de dogme, de politique ou de morale ; saura-t-il se placer à un point de vue suffisamment mixte, suffisamment éclectique, pour ne froisser aucune croyance ; saura-t-il découvrir le critérium du progrès ? »

Il restera neutre ; singulier progrès que celui consistant dans la neutralité ! Ce progrès-là c'est l'immobilité. Et cependant que faire ?

L'enseignement public étant subventionné par tous les citoyens, il faut que cet enseignement ne blesse la conscience de personne. Suis-je dans l'erreur ?

Mais à défaut de l'immobilité où arrivons-nous ? Le rapport nous le fait connaître : « A un enseignement variable, mobile selon le temps. » Moi j'ajoute :

Variable surtout, mobile spécialement, selon que le vent souffle du nord ou du sud ; stationnaire enfin si les professeurs ne sont pas des hommes politiques et à un enseignement de parti si les professeurs sont des hommes de parti, des hommes politiques. J'ai lu dans je ne sais quel journal, que, pendant la période de 1849 à 1852, les deux universités de l'Etat, fréquentées par une moyenne annuelle de 834 étudiants, ont coûté 2,502,484 fr. soit, en moyenne par année 625,621 fr. ; les contribuables belges ont donc dépensé 750 fr. par étudiant.

Cela est-il juste, équitable, et à défaut de la liberté de conscience, l'égalité devant les impôts, est-elle au moins respectée ?

Mais voici un père de famille qui préfère l'enseignement de Bruxelles à celui de Liège ou de Gand.

En voici un autre dont les sympathies sont portées vers Louvain.

Assurément vous n'avez pas le droit de les blâmer, de discuter ces préférences. Ils ont tort ou raison, cela les regarde.

Ces pères de famille envoient donc leur fils, soit à Bruxelles, soit à Louvain, pour exercer ce droit constitutionnel, ils sont obligés de l'acheter, car indépendamment des inscriptions aux universités libres ils contribuent en outre à acquitter la somme de 750 francs puisée par l'Etat dans la bourse de tous les contribuables, en faveur des étudiants officiels.

M. Muller. - Vous voulez supprimer l'enseignement de l'Etat.

M. Royer de Behr. - Je vais vous répondre.

Depuis que je fais partie de cette Chambre, j'ai toujours défendu la cause de la liberté.

J'ai plaidé cette cause avec la franchise que la nation a le droit d'attendre de celui qui a l'insigne l'honneur de la représenter. Si je combats aujourd'hui le projet de loi et le rapport qui en est la suite, c'est que, dans ma conviction, ce projet et ce rapport contiennent les germes des doctrines à l'aide desquelles on édifie tous les despotismes.

Que l'on me dise qu'il faut temporairement un enseignement de l'Etat, que le moment n'est pas venu de confier ce grave intérêt à l'initiative privée, l'on me trouvera prêt à la conciliation.

Je n'apporterai jamais dans cette Chambre un esprit absolu, se refusant à toute concession.

Mais lorsque l'on prétendra qu'il est du devoir de l'Etat de se constituer professeur, que l’enseignement est un service national ; quand on soutiendra que l’Etat est par sa nature appelé à former les consciences et à diriger les intelligences. Je répondrai qu'un abîme nous sépare et que je ne crois pas pouvoir transiger avec une erreur aussi manifeste.

Maintenant on allègue que la loi actuelle est une loi politique, et qu'à ce titre elle peut et doit même rétroagir.

A toutes les lois de confiscations on a donné ce caractère. Je n'en rappellerai qu'un seul exemple, d'abord parce qu'il est récent, ensuite parce qu'il me permet de citer, sur la rétroactivité des lois, l'opinion d'un jurisconsulte célèbre.

Le 5 juillet 1848, M. Jules Favre avait proposé à l'assemblée nationale française de confisquer les biens de la famille d'Orléans, c'est-à-dire de déclarer acquis au domaine de l'Etat le domaine privé du roi Louis-Philippe.

M. Berryer, rapporteur de ce projet de loi politique, se leva et fit entendre ces graves paroles :

« Que nous proposez-vous ? Un acte législatif ? Mais la première condition d'un acte législatif est inscrite dans le Code civil, c'est de n'avoir pas d'effets rétroactifs...

« En nos jours plus qu'en aucun temps, l'oubli des droits, le mépris des contrats sont des actes pleins de périls pour la sécurité de toutes les conditions sociales, et tout gouvernement doit être convaincu que sa dignité, sa force, son influence sur les intérêts de tous, seront jugées et mesurées dans l'esprit des peuples, par le respect qu'il saura garder pour le droit, la justice et l'honnêteté publique. »

M. Berryer fut écouté par l'assemblée nationale, et la proposition de M. Jules Favre fut écartée...

M. Orts. - Elle a été reprise par l'empereur.

M. Royer de Behr. - Quelques années après, comme le dit l'honorable M. Orts, un pouvoir plus radical que la République française, s'inspirant de cette doctrine invoquée par l'honorable M. Van Humbeeck, l'utilité sociale, reprit en sous-œuvre la proposition de M. Favre. La question alors fut portée devant le pouvoir judiciaire, et M. Berryer encore vint défendre le droit de propriété méconnu, au nom de l'utilité sociale ou de la raison d'Etat.

Voici ses paroles :

« Une confiscation ! C'est ce mot que j'ai entendu retentir dans le comité des finances de l'assemblée constituante en 1848 ; adversaire politique du gouvernement qui venait de tomber, je me suis levé et j'ai dit : Vous n'aurez pas de prétexte, vous ne trouverez pas de passions, de haines, de rancunes qui vous protègent dans les moyens de violence et de spoliation que vous voulez employer : ce n'est pas ceux que vous voulez frapper que je défends ici, c'est moi, c'est la société ; car lorsque vous aurez fait le premier pas, lorsque vous vous serez mis au-dessus du droit, lorsque vous aurez rétabli la confiscation, soit d'une manière hypocrite, soit d'une manière sincère, comme le voulait le représentant qui demandait la dépossession, quand vous l'aurez pratiquée à l'égard des princes, en abusant de tout ce que les pouvoirs politiques peuvent susciter de rancune, vous vous en servirez bientôt contre leurs serviteurs, contre ceux qui vous seront importuns, et dès lors, il n'y aura plus personne, il n'y aura plus de famille dont la propriété soit en sécurité. »

Je livre ces paroles à vos méditations. Puisse la loi que nous discutons être repoussée par la législature. Si cette loi est votée, que la majorité ne se le dissimule pas, elle aura, non pas élevé un monument législatif, mais creusé une tombe pour l'une de nos plus chères libertés, en même temps qu'elle aura forgé l'arme avec laquelle on tentera, dans l'avenir, de frapper nos droits les plus précieux, et de justifier toutes les spoliations légales.

.M. Dechamps. - Messieurs, mon intention est d'examiner le projet de loi dans ses deux caractères essentiels : le caractère politique, le but politique que le gouvernement veut atteindre en le proposant ; le caractère social, les principes de justice qu'il méconnaît, les règles les plus certaines du droit qu'il renverse, la liberté individuelle du fondateur qu'il supprime, la liberté d'enseignement que de nouveau il altère, au profit des idées de centralisation et d'omnipotence de l'Etat.

Le but politique a déjà été indiqué par un de mes honorables amis, dans des termes assurément plus vifs que ceux que je veux employer moi-même. Mais il doit être permis à l'opposition de dire à la Chambre et au pays quelle est la pensée politique qu'elle découvre et qui s'abrite derrière le projet de loi.

Nous sommes, messieurs, à la veille des élections générales de 1863 : Ces élections, vous le savez, doivent être décisives pour le maintien du ministère au pouvoir. Un déplacement de quelques voix peut changer la majorité, ou du moins rétablir l'équilibre entre les partis, dans les deux Chambres.

Dans le camp ministériel, bien des dévouements se sont attiédis ; j'aperçois des hostilités ouvertes sur des questions irritantes que je n'ai pas à apprécier ; je ne juge pas, je constate. Le ministère a vécu ce que vivent les longs ministères. Le mouvement de l'opinion, les signes du temps, nous paraissent se prononcer contre lui.

Dans le camp conservateur, les griefs se sont accumulés ; ils ont produit de vifs mécontentements et fait naître des résistances énergiques pour la défense de ces libertés religieuses, sans cesse mises en cause, sans cesse attaquées ou menacées.

Dans cette situation, il a fallu tenter le réveil de l'esprit public ou plutôt de la passion politique. Le ministère a besoin de lois politiques pour vivre. Le jour où les lois politiques lui manqueraient, sa raison d'être disparaît comme gouvernement de parti ; et ces lois politiques, il doit sans cesse les puiser dans l'éternel arsenal de l'enseignement, de la charité, du temporel des cultes, pour lui servir d'armes dans la lutte engagée (page 777) contre nos libertés religieuses que le Congrès national avait placées sous la sauvegarde et l'honneur des partis parlementaires.

Messieurs, le ministère avait en portefeuille deux projets de loi à but politique, l'un relatif au temporel du culte, la loi sur les fabriques d'église ; l'autre relatif aux fondations en faveur de l'enseignement public ou au profit des boursiers. Lequel fallait-il choisir ? Ce choix n'était pas douteux. La loi sur les fabriques d'église présentait bien certains avantages : on plaçait la main prépondérante de l'Etat dans l'église, dans la sacristie, pour y compter les cierges, pour y marchander le prix des ornements d'autel, pour y allumer ou y éteindre les encensoirs, pour contrarier le prêtre par des conflits quotidiens. Cela peut faire la joie des bourgmestres ennemis de leurs curés, mais on a compris bientôt que ce projet de loi offre peu de chances pour émouvoir suffisamment le pays. La loi sur les fondations en faveur de l'enseignement public ou au profit de boursiers a cet avantage de soulever à la fois les deux questions d'enseignement et de fondations, qui ont souvent passionné nos débats. Ce projet de loi permettait de discourir sur la personnification civile, sur la mainmorte, sur le moyen âge et sur les idées modernes. A la vérité, il était difficile de découvrir derrière les bourses d'études le moindre couvent ; et encore qui sait ? avec un peu de cette habileté qui ne manque pas à nos adversaires, peut-être trouvera-t-on moyen, et on l'a déjà essayé, d'évoquer cette ombre redoutée.

En tout cas, on a l'université catholique de Louvain à dépouiller des bourses dont elle jouit de temps immémorial, et cet assaut donné à l'université catholique peut promettre certains lauriers.

Et puis on se retrouve sur le terrain de 1857 où les émotions contagieuses ont jailli. M. Frère disait un jour que cette question des fondations avait pour privilège de toujours faire tressaillir profondément l'opinion.

Eh bien, messieurs, permettez-moi de vous le dire, on s'est complètement trompé, et je vais vous en dire la raison. J'ai eu occasion déjà d'exposer une pensée sur laquelle il est bon de revenir, parce qu'elle est vraie.

Messieurs, il y a dans le pays une partie flottante, intermédiaire de l'opinion, que tient à n'être pas enrégimentée sous la bannière des partis militants, qui penche tour à tour vers la droite et vers la gauche, selon ses craintes, ses espérances, et, si vous voulez, ses préjugés. Lorsque nous sommes au pouvoir, la crainte de cette fraction politique de l'opinion, c'est que les droits et les prérogatives du pouvoir civil ne soient pas maintenus d'une main assez ferme, c'est de voir renaître les idées vieillies d'un passé enseveli, dont nous sommes plus les adversaires que vous-mêmes, puisque c'est dans ce passé, dans l'ancien régime, selon la remarque judicieuse de Tocqueville, que le parti de la doctrine d Etat et de la centralisation, dont M. Bara s'est fait hier l'ardent défenseur, a puisé ses traditions et son système, ce que j'appellerai le droit révolutionnaire moderne.

Mais quand nos adversaires viennent au pouvoir, les craintes de cette partie intermédiaire de l'opinion changent d'objet, elles se transforment : sa crainte est de voir les libertés religieuses compromises et les intérêts religieux menacés. Vous êtes dans cette position difficile d'avoir besoin de lois politiques pour satisfaire aux exigences de la partie ardente de votre opinion, et lorsque vous cédez à ces exigences, la partie modérée vous abandonne et vous laisse dans l'isolement.

Toutes ces questions d'enseignement, de charité, de culte, de liberté de la chaire, de fabriques d'église, de bourses d'études, de sépulture chrétienne que vous soulevez sans relâche, sèment de profonds mécontentements dans la partie catholique du pays, fatiguent les hommes modérés, alarment le patriotisme des hommes éclairés que le spectacle de nos divisions, de jour en jour plus irrémédiables, devant les dangers extérieurs si évidents, étonne et inquiète, toutes ces questions ont produit la réaction naturelle qu'elles devaient produire, et vous devez vous apercevoir que l'opposition la plus vive que rencontre le projet de loi, celle soulevée à l'occasion du legs de M. Verhaegen et contre laquelle l'honorable M. Bara a dépensé hier la plus grande partie de son discours, vous devez vous apercevoir que cette vive opposition vient précisément du côté où vous receviez autrefois des applaudissements. (Interruption.)

Le projet de loi est donc, à mes yeux, un projet de loi d'agression politique. J’ai le droit de le penser et j'ai le devoir de le dire.

Je vais examiner maintenant, messieurs, le caractère social de la loi, les principes essentiels sur lesquels le projet de loi repose, les limites qu'il assigne au droit de fondation, au droit de collation, et la question si grave de la rétroactivité.

La pensée fondamentale de la loi, commentée, expliquée par le rapport de la section centrale, cette pensée est celle-ci : ce n'est pas le fondateur qui fonde. (Je demande pardon à la Chambre de la contradiction de ces termes dont je dois restituer toute la responsabilité à l'honorable rapporteur de la section centrale.) Ce n'est donc pas le fondateur qui fonde, c'est la loi.

La loi n'intervient pas pour autoriser la fondation, pour déclarer l'utilité publique, pour organiser la surveillance et le contrôle de l'Etat ; non, c'est la loi qui fonde, c'est l'Etat qui imprime sa pensée tout entière sur la fondation, qui substitue sa volonté à la volonté du fondateur, pour la transformer, pour la rajeunir perpétuellement, selon l'expression du rapporteur, à travers les évolutions de l'humanité. Le fondateur n'a qu'un seul droit, le rapport le déclare nettement, le droit de confier ses libéralités à l'Etat qui en dispose souverainement.

Le fondateur lègue et il paye ; il lui est formellement interdit de manifester aucune pensée et aucune volonté ; il lui est interdit d'imprimer la moindre empreinte ou religieuse ou philosophique à sa fondation ; l'Etat seul a ce droit ; il pense et il veut, il administre, il dirige l'Etat, ce Protée aux mille formes qui s'appelle aujourd'hui Louis XVI et demain la Convention.

Eh bien, je dis que c'est la négation absolue du droit de fonder. (Interruption.)

L'honorable M. Bara ne fait un signe affirmatif.

M. Bara. - Pour les particuliers, certainement ; il n'y a que la loi qui fonde. (Interruption.)

.M. Dechamps. - Il n'y a que la loi qui autorise, mais il n'y a que le fondateur qui fonde, et si cela n'était pas, il faudrait rayer de votre projet de loi ce mot de « fondateur » que chaque article renferme et que vous appliquez aux citoyens ; c'est donc par erreur et par mégarde que vous l'y avez maintenu ; il faut l'effacer. (Interruption.)

En présence d'un pareil principe, qui voudra désormais créer une fondation ? Qui voudra léguer une partie de sa fortune, dans une pensées religieuse, dans la prévision, dans la certitude, selon M. Bara, que cette pensée religieuse sera changée et méconnue, que ma fondation créée pour assurer une instruction religieuse, catholique ou protestante, à mes petits-enfants, servira à leur faire donner par l'Etat un enseignement rationaliste contraire à ma conviction, à ma foi et à ma volonté ? C'est pour cela, sans doute, que l'honorable M. Bara a cru pouvoir nous prédire que nos petits-enfants seraient des libres penseurs comme lui.

Mieux vaut assurément admettre le vœu exprimé par un honorable magistrat que M. Bara a appelé son maître, M. Tielemans, le vœu de voir abolir le droit de fonder, d'une manière absolue, soit en faveur de l'Etat, soit en faveur des institutions libres, plutôt que d'accepter un système de privilège en faveur de l'Etat.

L'honorable M. Bara veut remplacer par l'impôt ces libéralités fécondes qui ont donné naissance à des œuvres si admirables pour le soulagement des misères intellectuelles, morales et matérielles de l'humanité ; l'impôt obligatoire au lieu de la liberté et de la spontanéité des dons, l'impôt payé plus encore par le pauvre que par le riche, en un mot, au lieu de la solidarité volontaire, la solidarité forcée. Voilà tout le système. (Interruption.)

Le second principe, en ce qui concerne les fondations d'enseignement, c'est l'exclusion d'une manière absolue de l'enseignement privé des libéralités réservées au seul enseignement public. J'aurai tantôt à apprécier la valeur apparente de l'article 15 du projet de loi, qui donne au fondateur, pour un établissement complet, le droit de concourir, par lui ou par quelques-uns de ses plus proches parents, à la direction de cet établissement.

Voilà donc, pour les fondations d'enseignement, les principes du projet de loi.

Pour les bourses d'études, voici le résumé du système : la loi centralise dans les mains d'une commission provinciale toutes les fondations de bourses.

Pour l'institué, le bénéficiaire de la bourse, il ne jouit pas de la liberté d'enseignement ; le fondateur peut diriger l'établissement d'enseignement public où le boursier sera forcé de faire ses études, mais il ne peut pas désigner des établissements privés. Le libre choix lui est interdit ; la liberté d'enseignement est enlevé à l'institué, au boursier.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - A l'institué ?

.M. Dechamps. - C'est pour empêcher cet abus que l'honorable M. Orts a présenté son amendement.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne comprends plus.

.M. Dechamps. - Pour le droit de collation, on le supprime en dehors de la famille.

En dernier lieu, la loi sera applicable aux fondations anciennes de bourses d'études, non seulement en ce qui concerne la gestion des biens, mais en ce qui concerne la collation et la direction morale de la fondation, c'est-à-dire que la loi a le caractère le plus manifeste de rétroactivité.

(page 778) Messieurs, je n'avais pour combattre le projet de loi, au point de vue des questions nombreuses et délicates de droit qu'il soulève, que mon autorité personnelle, si je n'avais même que celle de mes amis politiques contre laquelle vous êtes armés d'une défiance injustifiée, mais que je comprends, j'hésiterais à m'engager dans ce débat et à lutter de de science juridique avec M. le ministre de la justice.

Mais heureusement j'ai à invoquer une autorité que vous avez vingt fois invoquée vous-mêmes et que vous ne pourrez pas, que vous n'oserez pas récuser : c'est l'autorité de la commission spéciale de 1849 et de 1850, nommée par le ministère libéral de 1847 pour préparer un projet de loi de réforme du régime des fondations. Vous connaissez les noms des membres qui composaient cette commission ; deux anciens ministres des cabinets libéraux, M. Leclercq et M. Liedts, des notabilités libérales, comme MM. Tielemans, Orts et de Luesemans, des magistrats comme MM. Paquet, Van Hoogten et Closset ; leur opinion doit peser d'un grand poids, à vos yeux plus encore qu'aux nôtres, dans la discussion actuelle.

Voici comment M. Frère-Orban parlait de cette commission, dans la séance du 6 février 1857 :

« Cette commission, disait-il, a fait son travail. C'est cette même commission qui a été investie de l'attribution d'examiner les fondations charitables, lorsque les questions que vous connaissez ont été soulevées, et l'on a jugé à propos de détacher du projet qui avait été préparé, les dispositions relatives aux fondations charitables, en se gardant bien de produire les propositions de la commission relativement aux fondations d'instruction. C'est que cette commission avait formulé un système à l'aide duquel les abus manifestes dont nous nous plaignons auraient été évités. »

Vous l'entendez, messieurs, l'honorable ministre des finances adhérait au système de la commission relatif aux fondations d'enseignement et de bourses d'études ; il reprochait au ministère de M. de Decker de ne pas l'avoir produit. J'aurai à demander tout à l'heure au ministère pourquoi il s'est bien gardé de le produire à son tour. C'est tout simplement parce qu'il est opposé à tous les principes du projet actuel.

M. Tesch disait, après M. Frère :

« Voyons maintenant ce qu'a fait la commission spéciale. Comme le disait mon honorable ami M. Frère, cette commission était composée de magistrats dont on ne respectera certainement pas les intentions : du procureur général à la cour de cassation, M. Leclercq, de M. Liedts, gouverneur du Brabant, ministre d Etat, de M. Paquet, d'un de nos honorables collègues M. Orts, de M. de Luesemans, de M. Tielemans. Eh bien que proposait cette commission ? De ramener toutes les fondations à une administration unique. »

J'établirai tantôt la confusion complète dans laquelle M. Tesch est tombé dans cette analyse inexacte.

Il continuait ainsi :. « Voilà ce qui a été reconnu par des magistrats les plus élevés de la Belgique ; voilà ce qui a été reconnu par des hommes dont les sentiments et les opinions conservatrices - il aurait dû dire : libérales - sont à l'abri de toute espèce de suspicion. »

Ceci est formel ; l'éloge est brillant, complet, mérité ; l'adhésion de MM. Tesch et Frère au système de la commission est éclatante ; nous verrons tout à l'heure si MM. les ministres maintiendront leurs éloges et leur adhésion de 1857.

Messieurs, j'ai rappelé ces paroles parce que je m'attends tout à l'heure, quand j'aurai mis le projet de la commission de 1849 en regard du projet ministériel, je m'attends qu'on reculera, qu'on équivoquera sur l'autorité ou sur l'importance des travaux de la commission spéciale. Pour y échapper, on rappellera la lettre de M. Leclercq du 5 août 1850, qui déclare, en remettant le travail de la commission au ministre, que ce travail est resté inachevé, que les résolutions ne doivent avoir qu'un caractère provisoire et non définitif.

Mais M. Tesch et M. Frère savaient cela quand ils invoquaient l'autorité de la commission.

Quand la circulaire de M. de Haussy sur les fondations charitables a paru, la commission se trouvant en désaccord avec le ministère, sur le principe fondamental des administrateurs spéciaux, et voyant que la question prenait un caractère politique, suspendit ses séances et mit fin à son travail. Ce travail, en effet, était resté inachevé en ce qui concernait le régime des fondations charitables ; trois séances seulement avaient été employées à le discuter ; c'est pour cela que M. Leclercq déclarait que les résolutions de la commission n'avaient pas un caractère définitif ; mais en ce qui concerne le régime des fondations d'instruction et des bourses d’études, le travail était achevé ; la commission avait mis près de six mois à le discuter ; il présente un ensemble logique et complet et le projet a été entièrement élaboré.

J'ai lu avec une attention minutieuse les procès-verbaux de la commission ; j'ai mis le plus grand soin à suivre le fil souvent brisé de ces discussions souvent interrompues et reprises, et qui se sont prolongées pendant huit mois.

J'ai reconstitué article par article le projet adopté par la commission, presque toujours à l'unanimité, et j'espère vous convaincre que si le ministère a conservé le cadre apparent du projet de 1849, il en a repoussé tous les principes essentiels en formelle opposition avec les siens.

La pensée fondamentale du projet élaboré par la commission de 1849 est celle-ci : la régie des biens, l'administration matérielle de la fondation est remise aux mains des administrations légales, les communes ou la commission provinciale ; encore la commission a-t-elle cru devoir permettre aux fondateurs, pour cette gestion matérielle des biens, d'adjoindre aux administrations légales des administrateurs spéciaux pour veiller aux intérêt de la fondation, porter leurs réclamations devant l'autorité supérieure et au besoin le litige devant les tribunaux.

Ainsi, pour la régie des biens, c'est la commune et la commission provinciale qui ont la saisine et l'administration des fondations d'instruction, mais avec l'adjonction d'administrateurs spéciaux désignés par le fondateur, soit dans sa famille, soit parmi les titulaires de fonctions ecclésiastiques ou civiles, à sa volonté.

Mais pour la direction morale, ce que la commission appelle l'administration directrice des établissements d'instruction fondés à l'aide d'une dotation suffisante, la liberté du fondateur domine et il conserve le droit de nommer une administration spéciale, dont les pouvoirs sont indépendants des administrations légales.

Voici ce que disait un des membres de la commission :

« La pensée qui domine les propositions du quatrième membre, c'est de ramener à l'organisation nouvelle tout ce qui concerne la gestion des biens ; hors de là, elle assure la fidèle exécution de la volonté du testateur. »

Nous voilà donc bien loin du projet ministériel qui repose sur un principe tout opposé.

C'est en partant de cette idée que la commission donnait la saisine, l'administration matérielle à l'autorité, mais elle laissait au choix du testateur la nomination d'administrateurs spéciaux, de collateurs spéciaux pour les bourses d'études.

Voici les articles 12 et 14 du projet de la commission qui ont été adoptés à l'unanimité de tous ses membres.

« Art. 12. Nulle fondation n'a d'effet qu'autant que la commission provinciale ou l’administration communale intéressée aura été autorisée, par arrêté royal, à l'accepter en tout ou en partie.

« Les legs et donations en faveur des fondations légalement autorisées, continuent à être régis par l'article 937 du Code civil. »

« Art. 14. Tout fondateur peut néanmoins désigner un, deux ou trois administrateurs spéciaux dans le chef du chapitre premier (quand il s'agit de fondations à administrer par la commission provinciale) et un seul dans le cas du chapitre II quand il s'agit d'une fondation à gérer par l'administration communale). Ces administrateurs auront le droit d'assister, avec voix délibérative, aux séances de la commission, et réclamer auprès de l'autorité supérieure pour empêcher ou pour faire redresser toute atteinte à la volonté du fondateur. Ils peuvent même, lorsque la réclamation a pour objet un droit civil porter le litige devant les tribunaux. »

Mais la commission va beaucoup plus loin, lorsqu'il s'agit de la direction morale des établissements d'instruction fondés ; elle a admis que pour les établissements d'enseignement primaire, d'enseignement professionnel, et à certains égards de l'enseignement moyen, que les fondateurs avaient le droit de désigner une commission spéciale qui aurait les mêmes droits, les mêmes pouvoirs pour diriger l'école primaire fondée que ceux réservés à la commune par la loi de 1842, sur les écoles communales, c'est à dire que l’administration spéciale, désignée par le fondateur, soit dans sa famille, son en dehors, aurait le droit de créer l'école, de l'administrer, d’en diriger l'enseignement, de nommer les instituteurs comme la commune le fait en ce qui concerne l’école communale ; la surveillance, le contrôle, l'inspection est seule réservée au gouvernement, dans les limites de la loi de 1842.

Veuillez remarquer, messieurs, que cette école fondée, avec administration spéciale, se trouvait dans une position d'indépendance plus grande que celle faite à l'école adoptée par la loi de 1842. En effet, l'adoption peut être révoquée chaque année par la députation provinciale, tandis que l’école fondée en vertu de l'article 16 du projet de la commission n'était pas soumise à cette restriction.

Nous voilà à cent lieues du projet ministériel, et si M. le ministre des finances était ici, je lui demanderais s’il croit encore que le système de la commission de 1849 devait empêcher les abus dont il se plaignait. Son honorable collègue M. Tesch, qui élevait si haut, en 1857, faut l’autorité de la commission, pourra répondre pour lui.

(page 779) Avant de lire à la Chambre l'article 16 du projet de la commission qui consacre ce principe important, il faut que je rappelle un incident qui indiquera bien la pensée qui dominait, avant les émotions de 1857, parmi les hommes modérés de l'opinion libérale.

Un membre, je soupçonne fort que c'était l'honorable M. Tielemans, avait fait la proposition suivante : « Ne peuvent être autorisées les fondations destinées à créer ou à salarier des établissements, écoles ou chaires indépendants de l'autorité publique, sous le rapport de l'enseignement, de la nomination ou de la révocation des professeurs, instituteurs, etc. »

C'était le système du projet actuel : exclusion de l'enseignement privé des libéralités fondées. Eh bien, l'auteur de la proposition fut obligé de reculer devant l’opposition de ses collègues. Ma proposition, dit-il, est conçue en termes absolus. Peut-être y aurait-il lieu à la mitiger et de dire, par exemple : Ne pourront être autorisées que pour un terme à 30, 40 ou 50 ans, les fondations destinées à créer des écoles, chaires, indépendantes, etc.

Que dit l'honorable M.. Bara de cet ajournement à 50 ans de l'application du système qu'il défend, proposé par le seul membre de la commission dont les idées se rapprochent des siennes ?

Mais la commission ne s'arrêta pas à cet atermoiement, elle adopta l'article 16 dont je vous ai expliqué le système, que je vais lire à la Chambre et qui a été adopté par tous les membres de la commission, à l'unanimité, y compris M. Tielemans, le maître de M. Bara, et M. Orts, qui pourrait l'être.

Voici cet article 16 :

« Les fondations d'établissements d'enseignement primaire (le même système a été appliqué aux écoles professionnelles et, à certains égards à l’enseignement moyen), ou d'une branche de cet enseignement sont autorisées par arrêté royal.

« A défunt de stipulations dans l'acte de fondation, ces établissements sont soumis aux règles fixées par la loi sur l'instruction primaire pour les écoles communales.

« Dans le cas où les biens sont suffisants pour assurer à la fondation une existence indépendante de la commune, le fondateur peut conférer à une ou plusieurs personnes, quant à la surveillance, à l’instruction et à l'administration, les mêmes pouvoirs qu'exerce l'autorité locale sur l'école communale. Toute clause qui aurait pour objet d'accorder aux administrations des pouvoirs plus étendus, est réputée non écrite. Dans le cas contraire, les dons et legs sont censés faits à la commune, et les conditions contraires à la loi de 1842 sont réputées non écrites.

« Les legs et les donations en faveur de fondations constituées comme au paragraphe précédent, pourront être faits aux mêmes conditions que celles-ci. »

Cette disposition a été insérée pour assurer le droit de faire, des libéralités aux écoles privées.

« Les autres legs en donation en faveur d'une école communale existante, ne peuvent être soumis à aucune condition contraire à la loi sur 1 instruction primaire. »

Voilà l'article 16 voté à l'unanimité par la commission Ne proclame-t-il pas manifestement le principe opposé à celui sur lequel repose le projet ministériel : l'autorisation de faire des libéralités en faveur des établissements privés, et la constitution d'une administration spéciale nommée par le fondateur, non seulement dans sa famille, mais parmi les titulaires des fonctions civiles et ecclésiastiques ? C'est l’antithèse du projet de loi.

Ainsi donc, messieurs, le système de la commission était celui-ci.

La gestion des biens était laissée aux mains des administrations légales et encore le fondateur avait-il le droit d'adjoindre à ces commissions spéciales, pour la gestion des biens, des administrateurs spéciaux.

Mais, lorsqu'il s'agissait de la fondation d'une école, de la direction morale ou religieuses de l'école, la liberté, la volonté du testateur était religieusement respectée ; il avait le droit de nommer une commission spéciale ayant tous les mêmes droits sur l'écolde fondée que ceux que possède la commune sur l'école communale en vertu de la loi de 1842.

Voilà donc bien la contradiction la plus manifeste, établie entre le projet libéral de la commission de 1849 et le projet réactionnaire qui est soumis à nos délibérations. Non seulement les libéralités pour l'enseignement primaire, professionnel et moyen, mais encore la fondation d'établissements libres d'instruction étaient autorisées.

Mais, messieurs, le dissentiment entre le projet ministériel et le projet de 1849 est bien plus radical encore en ce qui concerne les fondations de bourses.

Le projet du ministère a emprunté, il est vrai, au projet de 1849 l'idée d’une commission provinciale pour régir les bourses d'études,

Mais, messieurs, veuillez remarquer une première différence importante.

Dans le projet ministériel, la commission provinciale a un caractère politique, puisqu'elle émane d'un corps politique électif lui-même, la députation permanente du conseil provincial. Mais la commission provinciale instituée par le projet de loi de 1849 a un caractère non politique. Elle était composée du président du tribunal, du bourgmestre du chef-lieu, du curé primaire désigné par l'évêque, du directeur de l'enregistrement et des domaines et de trois membres, en minorité, choisis par la députation permanente du conseil provincial.

Vous voyez donc, messieurs, que cette commission n'avait pas un caractère politique comme la commission provinciale dont il s'agit actuellement. Un des membres de la commission de 1849 disait : Nous ne pouvons pas faire de cette commission un instrument politique.

Pourquoi le ministère n'a-t-il pas admis au moins cette composition plus impartiale de la commission provinciale dont il empruntait l'idée au projet de 1849 ? Probablement parce qu'il y a trouvé le curé primaire désigné par l'évêque, et qui lui a fait peur.

Pour les bénéficiaires, pour les boursiers, quel est le projet du gouvernement et quel était le projet de la commission ?

Le projet du gouvernement, c'est que le boursier n'a pas le libre choix de l'établissement où il fera ses études.

Le fondateur a le droit de désigner un établissement de l'Etat. L'honorable M. Orts a proposé un amendement qui, je l'espère, sera admis pour rétablir dans sa plénitude la liberté du choix des boursiers. Eh bien, messieurs, la commission de 1849 avait admis ce libre choix d'une manière complète ; le système du gouvernement, l'obligation de fréquenter un établissement de l'Etat lorsqu'il était désigné, ce principe a été mis aux voix et repoussé à l'unanimité des membres de la commission.

M. Orts. - Moins une voix.

.M. Dechamps. - Non, c'est votre système qui a été admis par cinq voix contre une.

Pour le droit de collation, qui est le principal de tous, qui représente la pensée même du fondateur, qui, selon le mot heureux de l'honorable comte de Liedekerke, est l’âme de la fondation, la volonté du testateur est complètement et religieusement respectée. J'ai lu toutes les discussions de la commission sur cette question de collation. Eh bien, j'affirme que pas un membre, y compris le maître de M. Bara, l'honorable M. Tielemans, dont les idées en fait de fondations sont parfaitement connues, n'a jamais osé contester le droit du fondateur de désigner des collateurs spéciaux, mémo en dehors de la famille.

Pas un n'a osé soutenir que c'était là un droit politique qui ne donnait aucuns droits acquis. Tous ont au contraire on constamment reconnu que c'était un droit civil qui consacrait des droits acquis.

Je vais reproduire, messieurs, quelques citations qui démontreront à l'évidence quelle était la pensée de la commission sur le droit de collation.

Un membre : « Je ne puis voir dans la collation l'exercice d'un droit public, c'est une application d'un véritable droit civil qui reposait sur la tête du fondateur. »

Un deuxième membre : « Nous avons reconnu que dans les fondations il y avait du droit civil et du droit public ; quant au droit civil, je veux bien maintenir le passé ; quant au droit public, je pense qu'il est dans le domaine de la loi. Je verrais du droit public dans tous les points qui se réfèrent à l'administration (gestion des biens) ; ce qui touche à la propriété des biens ou aux droits de ceux qui doivent en jouir, à titre de boursiers ou de toute autre manière (la collation), constituerait du droit civil. »

Un quatrième membre : « Il y a deux choses bien distinctes dans la fondation des bourses : la collation et l'administration, la collation doit être respectée dans son intégrité, telle qu'elle est réglée par l'acte constitutif, ou bien telle qu'elle s'exerce aujourd'hui en vertu des dispositions prises à cet égard par le gouvernement ; au contraire, je considérerais comme rentrant dans le domaine de la loi tout ce qui concerne l'administration. »

Un autre meuble : « Il est bien entendu que tout ce qui touche au droit de collation sera seul maintenu ; mais aussi je ne fais à cet égard aucune distinction entre les titres où les collateurs puisent leurs droits. »

La commission adopte donc à l'unanimité l'article suivant : « Le fondateur peut désigner les collateurs de la fondation. »

Voilà donc le droit de collation parfaitement consacré, comme nous le voulons. Je fais appel à la loyauté de l’honorable rapporteur de la section centrale ; lui qui nous disait hier que son système reposât sur l'opinion des hommes les plus considérables de la science, je lui demande s'il ne considère pas comme les hommes les plus considérables de la science du (page 780) droit en Belgique, M. Leclercq, M. Liedts, M. Tielemans, M. Orts. M. Paquet, J'oppose cette autorité à la sienne et à celle de M. le ministre de la justice ; il est évident que sur la question du droit de collation comme sur toutes les autres, la commission professait des principes diamétralement opposés à ceux qui triomphent aujourd'hui. Pour la commission, le droit de collation était un droit civil, il n'était pas un droit politique. Par conséquent, tout l'échafaudage de votre système vient à s'écrouler.

Pour la rétroactivité, il est clair qu'après l'exposé des principes que je viens d'analyser, la commission ne pouvait admettre le principe de la rétroactivité que mon honorable ami, le comte de Liedekerke, a eu raison d'appeler exécrable.

La commission a distingué deux choses dans la fondation des bourses : la gestion des biens, la régie et la collation.

Pour la gestion des biens, elle a admis que, dans un délai de cinq ans, la régie des biens serait remise aux mains des administrations légales. Mais pour l'administration morale, pour la direction de la fondation des bourses, pour la collation, quel a été son principe ? Je vais lire les deux articles qui consacrent le principe de la non-rétroactivité aussi bien à l'égard des anciennes fondations d'instruction, qu'à l'égard des fondations anciennes de bourses.

« Art... S'il s'agit d'un établissement d'instruction, les administrateur actuels exerceront, quant à la direction et l'enseignement de l'école, tous les droits que leur confèrent les actes de fondation, et en cas de silence de ces actes, tous ceux qui sont conférés à des administrateurs spéciaux par l'article 16 de la présente loi.

« Art... Le droit de collation des bourses est maintenu dans son intégrité, tel qu'il est réglé par les actes de fondation, en tant qu'ils sont susceptibles d'exécution sous ce rapport. Si quelques-uns des collateurs désignés font défaut, ils seront remplacés par un ou plusieurs membres de l'administration communale, délégués par elle. Dans le même cas, s'il s'agit d'études théologiques, les défaillants seront remplacés par l'évêque ou par son grand vicaire. Si tous les collateurs font défaut, on se conformera au prescrit de l'article 21. »

Ainsi, pour l'administration des fondations d'enseignement, le droit des fondateurs était intégralement maintenu ; et en l'absence de stipulation dans l'acte, on ne la remettait pas même aux administrations légales, on la remettait à une administration spéciale, créée selon le système de l'article 16 du projet.

Cela est-il clair ? Y a-t-il quelque chose de commun entre le projet de 1849 et celui que nous discutons ? Tous les principes ne se heurtent-ils pas, ne se combattent-ils pas ? Est-ce du côté du ministère que penche l'autorité de la commission ou bien n'est-ce pas de notre côté ?

Messieurs, j'ai été, je vous l'avoue, excessivement étonné en lisant dans l'exposé des motifs la phrase suivante pour défendre le principe de la rétroactivité : « C'est dans la même intention, dit le ministre, pour parer aux inconvénients du système actuel, que le gouvernement propose d'étendre aux fondations anciennes le régime qui sera admis pour les fondations nouvelles. Les intérêts que le projet règle sont de ceux qui restent toujours dans le domaine du législateur. C'est ce qu'a formellement reconnu la commission de 1849, en adoptant une disposition en vertu de laquelle la gestion de toutes les fondations d'instruction constituées en personnes civiles distinctes, serait, dans un délai de cinq ans, remise aux administrations que son projet organisait, et comme nous l'avons dit plus haut, c'est à ce projet qu'est emprunté le système d'une commission par province, gérant toutes les fondations de bourses qui intéressent la province. »

En lisant ce passage de l'exposé des motifs, j'en appelle à votre loyauté et à votre bonne foi, tout le monde n'a-t-il pas dû croire et comprendre que la commission de 1849 admettait, comme le ministère actuel, que les anciennes bourses, comme les anciennes administrations spéciales d'enseignement, devaient être soumises au régime de la loi nouvelle pour leur administration ou leur collation ? M. le ministre laissait croire à la Chambre qu'il empruntait la disposition de son projet de loi à la commission de 1849, qu'il était d'accord avec elle sur cette question si grave et qui excite l'opposition la plus vive ; or, c'est le contraire qui est vrai ; les anciennes administrations, les collateurs conservaient leurs droits et leurs fonctions dans leur intégrité.

Je demande à l'honorable M. Tesch comment il s'est fait qu'il ait oublié de dire que sur le point essentiel de cette question, la commission de 1849 professait une opinion opposée à la sienne.

Je n'ai ni l'intention ni le droit de mettre en doute la bonne foi de M. le ministre. Mais j'ai le droit de demander comment il s'est fait qu'il ait caché à la Chambre la moitié de la vérité.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je n'ai pas cette habitude,

.M. Dechamps. - Messieurs, je pourrais m'arrêter ici. Il est clair, pour la Chambre, que le projet préparé par la commission de 1849 nommée par le ministère de 1847, dont l'honorable M. Frère et l'honorable M. Tesch ont fait un éloge si brillant, dont l'honorable M. Frère adoptait le système et approuvait le projet en 1857, qu'il reprochait à l'honorable M. Nothomb de n'avoir pas osé reproduire, il est clair que ce projet est en contradiction formelle, permanente, avec les principes du projet actuel.

Or, je le demande à l'honorable rapporteur, devant cette autorité qu'il ne peut récuser ni amoindrir, oserait-il encore soutenir le principe qu'il a défendu hier, avec la même assurance ?

Je n'ai pas besoin de remonter avec lui au Directoire, à la Convention, à 1789, à Marie-Thérèse, à d'Artevelde, à Albert et Isabelle, en plein moyen âge. Non, je reste dans la Belgique libérale de 1830. Je cite des autorités devant lesquelles vous devez vous incliner, l'opinion officielle des hommes les plus éminents de la magistrature, de vos ministres, de vos députés qui honorent votre parti ; vous avez contre vous l'opinion de M. Leclercq, de M. Liedts, de M. Orts, de M. Tielemans, de M. Paquet ; vous avez contre vous l'autorité des hommes les plus considérables de la science dans notre pays, comme vous avez contre vous l'autorité de presque tous les peuples civilisés, et l'autorité de l'histoire.

Que nous faut-il de plus ? Que valent vos arguments en présence de ceux-là ? Que reste-t-il de votre projet et du rapport de la section centrale ? Rien, absolument rien.

J'avertis nos adversaires, pour que le pays puisse juger entre nous, pour qu'il comprenne enfin clairement de quel côté sont les défenseurs des idées modernes et des saines règles du droit et de la justice, je les avertis que je déposerai sur le bureau les articles essentiels votés à l'unanimité par la commission de 1849.

Je vous forcerai à voter contre ces articles, afin que le pays sache bien que ce n'est pas contre des amendements rédigés par la droite aveugle et rétrograde, mais contre un projet rédigé par les hommes les plus éminents de l'opinion libérale, que vous aurez voté. (Interruption.)

Messieurs, je pourrais donc m'arrêter ici, mais je vous demande la permission de revenir un moment encore, et pour finir, sur la pensée fondamentale du projet de loi et du rapport de la section centrale, pensée que l'honorable rapporteur a pris soin de développer hier de nouveau avec une grande persistance.

Il y a deux choses, selon moi, à distinguer dans une fondation. Il y a la liberté individuelle du fondateur, sa volonté, l'intention qui a dicté sa fondation, la pensée religieuse, catholique, protestante, juive, ou la pensée philosophique qu'il a voulu graver au frontispice de son œuvre. Voilà, selon nous, le premier droit, celui qu'avant tout il faut respecter et pour lequel il faut des garanties sérieuses.

Il y a, en second lieu, la loi, l'Etat ; la loi qui autorise la fondation, l'Etat sous le regard duquel, comme le dit M. de Liedekerke, la fondation doit rester ; j'ajouterai : l'Etat qui, dans certaines limites, doit avoir la main dans l'administration, la gestion matérielle des biens, la surveiller et la contrôler. Or, la première, la plus essentielle de ces deux choses, la volonté, la pensée du fondateur, le projet de loi la supprime, et la seconde, le droit de l'Etat, il l'exagère démesurément.

Le fondateur, le passé, a dit l'honorable rapporteur, n'a pas le droit de peser sur l'avenir ; c'est-à-dire, il n'a pas le droit d'avoir une pensée qu'il puisse perpétuer, il n'a pas le droit de donner une empreinte quelconque à sa fondation, il n'a pas le droit de vouloir ; sa volonté, sa pensée sont éphémères, l'Etat seul hérite de sa pensée et de sa volonté, pour leur faire subir ces transformations et ces rajeunissements successifs, selon les circonstances, les temps et les révolutions, il lègue et il paye ; l'Etat administre, régit, dirige la fondation, suivant sa volonté variable, mais souveraine.

Messieurs, ne nous attribuez pas une autre pensée que celle qui est la nôtre.

Vous nous parlez souvent de personnes civiles, de biens de mainmorte, permettez-moi de vous faire remarquer que vous voulez des personnes civiles et des biens de mainmorte, en aussi grand nombre et autant que nous, à moins que vous n'avouiez que votre système tend à tarir la source des libéralités.

L'honorable M. Tesch se vantait un jour, que, pendant cinq années, il avait autorisé pour 14 millions de fondations.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Je ne m'en vantais pas, je constatais le fait.

.M. Dechamps. - Oh ! si, vous vous en vantiez, et vous ajoutiez que le ministère de M. d'Anethan n'en avait pas accordé autant pendant la même période de temps. Vous voulez donc comme nous, autant que nous, des personnes civiles et des biens de mainmorte, seulement vous en (page 781) donnez le monopole à l'Etat, en supprimant la pensée et la volonté des fondateurs.

Ainsi, je ne veux pas plus que l'honorable rapporteur que l'on puisse fonder des écoles d'athéisme, des écoles de socialisme, des écoles ayant un but immoral ; mais lorsque j'entends l'honorable M. Bara assimiler, placer sur la même ligne, au point de vue de la prohibition de la loi, ces écoles d'athéisme, d'impiété ou d'immoralité et les écoles chrétiennes, celles que tous les peuples civilisés ont placées à la base de leur enseignement public, celles que tout les hommes d'Etat dignes de ce nom veulent protéger, multiplier, pour la régénération des classes inférieures, pour retremper les caractères et les âmes, pour assurer la civilisation et empêcher les décadences, lorsque j'entends de telles énormités, j'avoue que la parole me manque, ou plutôt que je n'en trouve plus que pour exprimer mon étonnement, je n'ose pas dire ma pitié. (Interruption.)

Je me suis demandé d'où venait la différence de nos appréciations sur le droit de fonder et sur les limites dans lesquelles il faut l'enfermer.

Veuillez réfléchir, et vous trouverez que cette différence provient du fond même des croyances religieuses et des doctrines rationalistes qui divisent le monde.

Pour l'école rationaliste moderne, il n'y a pas de vérité absolue, permanente, il n'y a que des vérités relatives, c'est-à-dire des erreurs qui se succèdent pour se détruire. La vérité d'hier devient nécessairement l'erreur du lendemain ; il n'existe aucun lien entre les générations, aucune unité dans la famille humaine.

Le progrès consiste dans la marche haletante de l'humanité, sans point de départ et sans point d'arrivée ; c'est un changement continuel dans lequel les doctrines et les religions, aussi bien que les institutions et les régimes, vivent un jour pour mourir demain ; c'est Saturne dévorant ses enfants, c'est l'homme et la société condamnés à chercher toujours sans trouver jamais.

A ce point de vue, non seulement les droits de l'homme sur la propriété sont viagers, mais ses droits sur sa pensée, sa conscience et sa volonté doivent être viagers aussi ; cette pensée vit et meurt avec lui ; il ne peut fonder une œuvre inspirée par une pensée de charité, de philosophie ou de religion, parce que cette pensée est éphémère, est viagère, destinée à périr, parce que, bonne aujourd'hui, elle deviendra une erreur et un mal le jour où d'autres doctrines, d'autres religions auront condamné celles du passé.

Il n'y a dès lors qu'un seul être vivant, qu'une seule institution vivante, c'est le Dieu-Etat qui préside aux transformations successives et éternelles de l'humanité.

L'individu, la famille, les communes, les sociétés religieuses, n'ont qu'une vie d'emprunt, une vie de délégation ; leurs droits ne sont que des concessions de la loi et du souverain, comme dit l'école légiste dont tous les despotismes ont toujours demandé et obtenu l'appui, que ce despotisme s'appelât Philippe II, Louis XIII ou la Convention.

A ce point de vue, le droit de fonder est une absurdité, mais je crois que le droit de tester et le droit d'héritage pourraient bien l'être aussi ; le droit de fondation est une exception au droit de propriété, c'est un droit exorbitant et, comme on l'a dit, une monstruosité.

Ce sont les religions, a dit M. Tielemans, qui ont inventé le droit de fonder, parce que, voulant être éternelles, elles ont senti le besoin d'un principe qui perpétuât leurs institutions.

Il y a dans cette exagération une vérité. Celui qui fonde, dans une pensée religieuse, croit aux choses permanentes, croit à la vérité qui dure, à des principes primordiaux, à des droits antérieurs contre lesquels il n'y a pas de droit, dit Bossuet.

Pour les croyants, pour le chrétien, il y a des vérités et une certitude dans le monde ; le progrès doit avoir un point départ et un but ; ce n'est pas ce progrès révolutionnaire qui brise le passé à mesure qu'il avance, c'est un développement dans l'unité.

Il consiste dans l'intelligence, l'examen, la compréhension sans cesse plus large de ces vérités primordiales, à la lumière de la raison et de la science ; il consiste dans leurs applications sociales chaque jour plus fécondes et plus magnifiques et que nous entrevoyons à peine aujourd'hui dans la voie infinie des progrès humains.

Mais nous croyons qu'il y a dans l'ordre religieux et intellectuel, comme dans la nature, des bases, un centre de gravité sans lequel nous tomberions inévitablement dans le chaos.

Le célèbre historien protestant Macaulay a dit qu'un jour, dans quelques siècles, lorsqu'un voyageur égaré, s'appuyant sur les arches brisées du pont de Londres, contemplerait les ruines de Saint-Paul, il y aurait encore ce jour-là un pape catholique debout au Vatican. Cette conviction de l'historien protestant est notre foi. Le fondateur chrétien, qui lègue une part de sa fortune pour que l'instruction religieuse soit donnée, par des mains sûres, aux petits enfants du village où il est né ; ce fondateur croit et sait avec certitude que cet évangile, ce catéchisme qu'il charge un prêtre, un religieux obscur, d'expliquer à ces petits enfants, sera aussi vrai, aussi conforme au progrès, après cette succession de siècles dont parle Macaulay qu'au lendemain du Calvaire.

Oui, M. Tielemans a raison, c'est la pensée religieuse qui, à toute époque et dans tous les pays qui ensemble protestent contre vos théories, c'est la pensée religieuse qui a fécondé le droit de fonder, parce qu'elle repose sur la foi dans la vérité, dans les choses permanentes, dans ce qui dure et ce qui reste, au milieu du mouvement et des transformations des opinions et des institutions.

C'est parce que l'école rationaliste nie qu'il y ait une vérité immuable, des idées permanentes dans le monde intellectuel et religieux, c'est pour cela que le droit de fonder lui paraît une erreur et un mal qu'il faut restreindre dans d'étroites limites, en attendant de l'abolir.

C'est pour cela que le rationalisme, dans sa lutte contre le christianisme qui était avant lui et qui vivra après lui, sentant par un instinct sûr son impuissance dans cette lutte, se réfugie dans les bras de l'Etat, en balbutiant des mots de liberté, mais pour lui demander de primer et d'absorber la société religieuse. (Interruption.)

- La suite de la discussion est remise à demain, à une heure.

La séance est levée à quatre heures et demie.