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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 23 avril 1863

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1862-1863)

(page 761) Présidence de (M. E. Vandenpeereboom, premier vice-président.

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Moor, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor, secrétaire, présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur Prist, combattant de 1830, demande la pension dont jouissent les blessés de septembre. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Mahy, secrétaire des communes de Corbais et de Gentinnes, demande que le traitement des secrétaires communaux soit réglé d'une manière uniforme suivant la population. »

« Même demande du secrétaire communal d'Orp-le-Grand. »

- Même renvoi.


« Le sieur Douthée prie la Chambre de s'opposer à la restitution au gouvernement français du canon pris par les Belges à la bataille de Waterloo. »

- Même renvoi.


c Le sieur Auer, ancien employé de l'octroi, prie la Chambre de statuer sur sa demande ayant pour objet une pension. »

- Même renvoi.


« Les membres du conseil communal d'Erneuville demandent que le chemin de fer de Huy vers le Luxembourg se raccorde à Hotton, au moins par un embranchement aux lignes qui doivent se diriger, d'une part, vers Vielsalm et, d'autre part, vers Bastogne et Wiltz. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à la concession de chemins de fer.


« M. de Bronckaert, retenu par une indisposition, demande un congé. »

- Accordé.

« M. Nélis, retenu par une indisposition, demande un congé de quelques jours. »

- Accordé.


« M. Royer de Behr, retenu à Namur par une maladie grave de son père, demande un congé. »

- Accordé.

Projets de lois de naturalisation

M. de Brouckere dépose deux projets de lois de grande naturalisation et treize projets de lois de naturalisation ordinaire.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ces projets et les met à la suite de l'ordre du jour.

Projet de loi relatif aux fondations de bourses d'études

M. Bara, rapporteur. - Messieurs, le projet de loi et surtout le rapport de la section centrale ont été l'objet des plus vives attaques. Vous me permettrez de venir défendre l'œuvre de la majorité de la section centrale.

Les idées émises dans le rapport n'ont été ni réfutées ni vaincues. Elles ont servi de thème à des imprécations ; elles ont été dénaturées et en quelque sorte outragées.

Nous avons à répondre à beaucoup d'accusations et à bien peu d'arguments. Et cependant, messieurs, nous eussions préféré un autre rôle.

C'est vraiment un étrange spectacle ! le rapport de la section centrale est le renversement de tous les principes, c'est une atteinte à la société, à la propriété et à la famille, et pour anéantir une pareille œuvre, il faut des colères et des passions ! Il me semble qu'il eût suffi des efforts d'une raison calme, qu'il eût suffi d'un langage simple et digne.

Toute la droite aiguise ses armes, des orateurs dont l'éloquence est au repos depuis des années descendent dars l'arène, et nous assistons non pas à une discussion on, mais à un long anathème lancé avec colère contre le projet de loi et contre le rapport de la section centrale. Nous condamnons, nous condamnons, nous repoussons au nom de tous les droits, de tous les principes ! Voilà le langage que nous entendons. Mais quels droits ? quels principes ? Vous ne le dites pas.

Vous nous foudroyez avant de nous avoir démontré quels sont nos torts. C'est là un excellent système d'une origine, nous le savons, orthodoxe.

Toutes ces déclamations produiront leur effet, elles serviront d'aliment aux passions politiques des amis de la droite, mais elles n'éclaireront pas le pays, elles ne produiront pas un effet durable. Eh bien, ce que le pays attend de nous, ce n'est pas des protestations ardentes et enflammées. Le pays ne nous demande pas que nous déployions les ressources d'une éloquence exercée, d’un esprit littéraire ; il veut que nous discutions, que nous prenions chacun notre rôle, que nous examinions le projet de loi ; démontrez-nous qu'il est mauvais ; nous démontrerons, nous, qu'il est bon.

Il est au moins une justice à rendre au rapport de la section centrale, et l'honorable M. Kervyn la lui a rendue complètement, c'est qu'il expose avec franchise les principes sur lesquels repose le projet de loi, les principes qu'il considère comme étant ceux d'après lesquels doit être organisée la société moderne.

Et cette franchise, messieurs, nous a attiré deux sortes d'adversaire ?. D'abord nous sommes attaqué par la droite : ce n'est que justice. Soldat du libéralisme, nous n'ambitionnons pas les lauriers distribués par les mains des catholiques, et lorsque nous nous voyons si violemment attaqué, nous nous en enorgueillissons ; nous nous disons que nous sommes dans notre rôle et que nous servons notre drapeau. La seconde catégorie d'adversaires appartient à notre parti. Elle prétend que nous avons méconnu les libertés communales, et elle s'associe à la droite pour nous écraser sous ce reproche. On va jusqu'à soutenir si pas ici, du moins au dehors de cette enceinte, que cette opinion qui se concilie si vivement les sympathies du parti catholique et de toute la presse catholique dans le pays, est un développement de l'opinion libérale, un progrès de notre parti, qu'elle est l'expression d'un libéralisme plus avancé ! Nous verrons tout à l'heure ce qu'il en est.

Je viens donc défendre le projet de loi et le rapport de la section centrale contre ces deux catégories d'adversaires, en faisant remarquer toutefois que la première catégorie repousse le projet de loi dans son entier, tandis que la seconde l'accepte presque en entier et ne diverge avec nous que sur un seul point.

Dans cet examen je m'efforcerai de ne pas apporter de passions, quelque vives et même quelque personnelles qu'aient été ici et ailleurs les attaques dirigées contre le rapport de la section centrale. Je n'espère pas convaincre mes adversaires de la droite car le débat qui s'agite en ce moment est ancien ; il est jugé même et gagné par le libéralisme. Nos adversaires connaissent toutes nos raisons, comme nous connaissons leurs arguments. Nous parlons pour le pays. Mais j'espère que les amis politiques qui se séparent de nous sur un point déterminé, réfléchiront encore et qu'ils pèseront mûrement les considérations et les arguments que je vais avoir l'honneur de développer.

Je vais essayer d'établir que le projet de loi est marqué au coin de l'utilité publique, que c'est une œuvre sage, et que dans le rapport il n'y a pas une proposition essentielle, pas une proposition de principe qui ne repose sur la Constitution, sur les lois existantes, sur l'opinion des hommes les plus considérables de la science et en tout cas sur tous les précédents du libéralisme.

Qu'est-ce que le projet de loi qui est soumis à vos délibérations ? C'est d'abord la codification des dispositions existantes déjà en matière de libéralités à faire au profit de l'enseignement public. Dans cette première partie, on n'innove pas, on ne touche à aucun principe essentiel, on codifie, on réunit, on complète.

Dans la seconde partie, c'est la réforme d'une législation mauvaise, c'est une réforme désirée et annoncée depuis longtemps ; c'est une promesse que le libéralisme a faite au pays et dont nous attendions impatiemment la réalisation.

Il restait dans notre législation en matière de fondations une tache : c'étaient les arrêtés du roi Guillaume, et si l'opinion politique qui est au pouvoir voulait être logique, elle devait appliquer, en matière de fondations au profit de l'enseignement public, les principes qu'elle avait appliqués, aux applaudissements du pays, en matière de bienfaisance.

Mon discours va donc observer ces deux grandes divisions fondamentales du projet de loi : fondations au profit de l'enseignement public, fondations au profit des boursiers.

Personne, messieurs, ne nie plus aujourd'hui la nécessité d'un enseignement public. Sans doute il est quelques théoriciens qui prétendent que la société peut se passer d'enseignement public. Mais il n'y a, en Belgique, aucun parti politique qui professe ouvertement cette doctrine et surtout qui ose l'appliquer.

(page 702) Dès 1835, l'honorable M. Dechamps, dans son rapport sur la loi relative à l'enseignement supérieur, reconnaissait la nécessité de l'enseignement public, tout en émettant des idées favorables à un système mixte, qui considérerait l'enseignement public comme devant suppléer à l'insuffisance de l’enseignement libre. Et, dans la discussion qui a eu lieu cette année, près de trente années depuis son rapport, l'honorable M. Dechamps n'est pas venu nous proposer la suppression de l'enseignement public ni nous demander la réformation des lois relatives à cette matière importante.

En conséquence, dans tous les partis, à droite comme à gauche, on s'incline devant la nécessité de l'enseignement public et il n'est pas d'hommes politiques qui aient osé soutenir qu'il fallait supprimer les universités de l'Etat, les athénées de l'Etat, les écoles de l'Etat.

Ce n'est donc, messieurs, qu'une question de théorie, et nous ne devons pas nous y arrêter plus longtemps.

Si, maintenant, l'enseignement public est un besoin incontestable et incontesté de la société actuelle, de la société telle qu'elle est organisée, eh bien, il est certain qu'il faut lui faire son budget.

Comment ferez-vous le budget de l'enseignement public ? Deux moyens sont à votre disposition : l'impôt et la fondation.

L'impôt, messieurs, est le meilleur des deux moyens ; la fondation et aussi licite, mais, je le proclame, je n'en suis partisan que dans une certaine mesure. Elle ne vaut pas l'impôt, et il est certain que des deux moyens l'impôt est le meilleur.

Mais, de ce qu'on autorise la fondation au profit de l'enseignement public, pouvez-vous en conclure, comme l'ont fait les orateurs de la droite, qu'on enrichit l’enseignement public au détriment de l'enseignement privé et qu'on ne permet de stabilité qu'à l'enseignement public.

Mais, messieurs, vous oubliez que l'enseignement public, qu'il vive de l'impôt seulement ou qu'il vive à la fois de l'impôt et de la fondation, ne sera jamais plus riche ; car s'il a des fondations, il n'aura pas de l'impôt ce qu'il obtiendra par les fondations ;-d'où il résulte que la fondation ne peut pas enrichir l'enseignement public au détriment de l'enseignement privé.

Quant à la stabilité de l'enseignement public, elle ne dérive pas du tout de la fondation ; elle dérive de la loi elle-même, de la nécessité de cet enseignement reconnue par tous les partis. Ce n'est pas parce qu'il y a des fondations que l'enseignement public subsistera ; car s'il n’existait pas de fondations, ce serait une obligation impérieuse et constitutionnelle pour le pays de pourvoir autrement à l'enseignement public.

Vous voyez donc parfaitement que la stabilité de l'enseignement public ne dépend pas de la fondation, mais dérive de la loi, de la nécessité actuellement reconnue par tous les partis.

Mais, messieurs, la nécessité de l'enseignement public étant démontrée et le droit d'autoriser les libéralités faites à l'enseignement public étant établi, il s'agit de savoir quelle doit être la personne capable de recevoir les libéralités faites à l’enseignement public à tous les degrés. C'est la première question brûlante qui se présente dans ce débat.

Quel est le représentant naturel, constitutionnel et légal de l’instruction publique ? Quel est le pouvoir que la nature et la raison, d'un côté, la Constitution et la loi, de l'autre, désignent comme ayant capacité pour recevoir au profit de l'enseignement public ?

Ici, messieurs, une démonstration est nécessaire.

Il y a, dans toute société, deux sortes d’intérêts : les intérêts individuels et les intérêts publics. On voudra bien reconnaître que les intérêts individuels ne sont nullement en jeu dans la question qui nous occupe.

Quant aux intérêts publics, ils se subdivisent dans notre pays en intérêts généraux, en intérêts provinciaux et en intérêts communaux. Cette division est élémentaire, elle est reconnue par les écrivains, elle est déposée dans la Constitution et dans toutes nos lois politiques. C'est pour ne l'avoir pas bien comprise, pour n'avoir pas su en déduire les conséquences logiques, qu'on est tombé dans les plus étranges erreurs.

Il est des choses dont doit s'occuper la société, qui intéressent avant tout la généralité des citoyens, quoiqu'elles intéressent aussi les communes et les provinces et qui ne peuvent être réglées que par la nation. Je vais prendre deux exemples : la justice et l'armée.

La commune et la province sont intéressées sans doute à ce que la justice soit bien administrée ; osera-t-on prétendre que la province et la commune aient le droit d'intervenir dans l'administration de la justice ?

La province et la commune ont également intérêt à ce qu'il y ait une bonne organisation de la défense nationale, osera-t-on prétendre que la commune et la province peuvent intervenir dans l'organisation de l'armée ? Evidemment personne ne le prétendra ; cela intéresse avant tout l'Etat, la généralité des citoyens, voilà pourquoi quand il s'agit de régler l'administration de la justice et l'organisation de l'armée, la commune et la province ne peuvent pas intervenir, ne peuvent rien décider.

Ainsi le veut la raison, ainsi le veulent la Constitution et la loi.

Si maintenant nous nous occupons de l'élection des conseillers provinciaux et communaux, comme les principaux intéressés sont les habitants de la commune et de la province, l'intérêt communal et provincial primant tous les autres, le représentant de l'autorité centrale ne peut pas intervenir.

Si je prends les impôts communaux et provinciaux, j'arrive aux mêmes conséquences. Les habitants de la province et de la commune sont plus intéressés que la généralité des citoyens, c'est la commune et la province qui doivent régler tout ce qui concerne les impôts provinciaux et communaux.

Il résulte de là que les matières d'intérêt général, bien qu'intéressant les communes et les provinces, doivent être réglées par la généralité des citoyens, par la nation qu'il ne faut pas confondre avec le gouvernement qui n'a que des pouvoirs d'exécution.

Les matières d'intérêt général sont réglées par le législateur, par la nation, par ses représentants les plus fidèles, les plus vrais, les membres des deux Chambres et le Roi.

Quant aux intérêts principalement provinciaux et communaux, ils doivent être réglés par les conseils provinciaux et communaux. Là où l'intérêt provincial ou communal prime, la compétence appartient au pouvoir communal et provincial. Vous le voyez, les pouvoirs sont bien distincts et bien définis, ils sont complètement indépendants, parce que leur sphère d'action est parfaitement déterminée.

A la nation, le soin des intérêts généraux.

A la province, le soin des intérêts exclusivement ou principalement provinciaux.

A la commune, le soin des intérêts exclusivement ou principalement communaux.

Ceux-là ne savent pas respecter les limites des pouvoirs qui donnent à la commune le doit de régler les intérêts généraux et à la nation celui de régler les intérêts principalement communaux.

Cette doctrine est consacrée par la Constitution, que personne ne peut violer. Au titre « des Pouvoirs » l'article 31 dispose que les intérêts exclusivement provinciaux et communaux sont réglés par les conseils provinciaux et communaux.

Voilà le principe constitutionnel dont vous ne pouvez pas sortir. Les intérêts exclusivement communaux et provinciaux sont réglés par les conseils provinciaux et communaux, qu'est-ce que cela veut dire ? Que quand il ne s'agit plus d'un intérêt exclusivement provincial et communal, c'est la nation qui doit intervenir parce que la commune ne peut pas poser des actes qui peuvent être préjudiciables à la généralité des citoyens.

Et si nous demandons, messieurs, à la science son opinion sur la matière, nous trouvons la pleine confirmation de tout ce que nous venons de dire.

M. Tielemans, savant dont l'opinion ne peut être suspecte dans la question que nous discutons, expose au mot « Compétence » de son Répertoire administratif les principes que nous venons d'invoquer ; il indique quels sont les pouvoirs et les limites de chacun d'eux.

Nous voyons, et ce que je cite est textuel, que l'objet du pouvoir législatif est de régler les choses qui doivent être faites dans l’intérêt commun de la société, que l'objet du pouvoir provincial est de régler les intérêts exclusivement provinciaux et que l'objet du pouvoir communal est de régler les intérêts exclusivement communaux,

Et M. Tielemans prend soin de faire remarquer que chacun de cet pouvoirs est institué pour un objet différent qui le distingue et le sépare des autres.

Donc, selon ce jurisconsulte, distinction et séparation des pouvoirs, impossibilité dès lors que l'un s'occupe des attributions de l'autre, que la commune s'empare des droits de la législature, que la législature s'empare des droits de la commune. Leur objet est différent, donc il ne peut être le même.

Un intérêt général ne peut être confié à la fois à la législature et aux conseils communaux, parce que leurs objets ne seraient plus alors différents, comme le dit M. Tielemans.

Voilà donc les conséquences à tirer des principes déposés dans la Constitution et qui sont reconnus par un magistrat dont l'autorité en matière politique et administrative est incontestable.

La législature et le pouvoir exécutif ont dans leur domaine les intérêts généraux.

(page 763) Mais la commune et la province peuvent-elles intervenir dans ce domaine ? ce domaine leur est-il commun avec la législature ?

Non, messieurs, la commune et la province ne peuvent pas s'occuper d'intérêts généraux en vertu de leurs attributions propres, eu vertu de ce qu'on appelle le pouvoir communal et le pouvoir provincial.

Mais voici ce qui peut arriver. Il se fait que la nation qui ne peut être à la fois sur tous les points du pays, qui ne peut veiller à l'exécution de sa volonté jusque dans les plus petites communes, délègue des pouvoirs d'exécution, délègue certains droits à la commune, et alors la commune agit comme mandataire de la nation. Elle agit à titre de délégation et non pas en vertu de ses pouvoirs propres.

Oh ! messieurs, j'entends les partisans des libertés communales s'émouvoir.

M. B. Dumortier. - Oui, très fort.

M. Bara. - Que l'honorable M. Dumortier se rassure, qu'il se calme ; il va entendre sa propre condamnation signée par lui-même.

M. B. Dumortier. - Ce sera fort curieux.

M. Bara. - Je dis donc, messieurs, qu'en matière d'attributions d'intérêt général, la commune n'a le droit d'agir que comme mandataire de la nation, en vertu d'une délégation formelle de la loi, et que les prérogatives du pouvoir communal lui refusent complètement ce droit, et pour vous prouver cette proposition...

M. B. Dumortier. - Il faudrait commencer par prouver une prémisse qui est fausse.

M. Bara. - M. Dumortier, vous allez vous payer du plaisir d'entendre ma démonstration. Laissez-moi continuer, je la donnerai complète.

Pour vous prouver ma proposition, je vais me servir de la loi elle-même et de ses commentateurs, et parmi ses commentateurs, j'aurai grand soin de prendre des écrivains dont vous ne pourrez pas suspecter l'impartialité dans la matière que je discute.

Voyons d'abord la Constitution, qui nous déclare que la commune ne peut s'occuper que d'intérêts exclusivement communaux. Et si elle s'est servie du mot « exclusivement », apparemment ce n'est pas pour donner à la commune le droit de régler des intérêts généraux.

Voyons l'article 75 de la loi communale. Il dispose ainsi : « Le conseil règle tout ce qui est d'intérêt communal. Il délibère sur tout autre objet qui lui est soumis par l’autorité supérieure. »

Le conseil communal délibère donc sur ce qui est d'intérêt communal, et lorsque vous faisiez le rapport sur la loi communale, M. Dumortier, vous rappeliez l’article 31 de la Constitution.

La commune ne peut donc que délibérer sur les intérêts communaux et pour délibérer sur une autre matière, donc sur un intérêt général, il faut qu'elle lui soit soumise par l'autorité supérieure.

Voilà ce que dit l'article 75 de la loi communale, et cet article est conforme à ce que disait la loi du 14 décembre 1789 dans ses articles 49, 50 et 51, qu'il est excessivement important de rappeler.

Ces articles sont ainsi conçus :

« Art. 49. Les corps municipaux auront deux espèces de fonctions à remplir : les unes propres au pouvoir municipal, les autres propres à l'administration générale de l'Etat et déléguées par elle aux municipalités. »

« Art. 50. Les fonctions propres au pouvoir municipal sous la surveillance et l’inspection des assemblées administratives, sont de régir les biens et revenus communs des villes, bourgs, paroisses et communautés, de régler et d'acquitter celles des dépenses locales qui doivent être payées des deniers communs, de diriger et faire exécuter les travaux publics qui sont à la charge de la communauté, d'administrer les établissements qui appartiennent à la commune, qui sont entretenus de ses deniers ou qui sont particulièrement destinés à l'usage des citoyens dont elle est composée, de faire jouir les habitants d'une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et tranquillité dans les rues, lieux et édifices publics. »

« Art. 51. Les fonctions propres à l’administration générale qui peuvent être déléguées aux corps municipaux et exercées sous l'autorité des assemblées administratives sont la répartition des contributions directes dont la commune est composée, la perception de ces contributions, le versement de ces contributions dans les caisses du district ou du département, la direction immédiate des travaux publics dans le ressort de la municipalité, la régie immédiate des établissements publics destinés à l'utilité générale, la surveillance et l'agence nécessaires à la conservation des propriétés publiques, l'inspection directe des travaux de réparation ou de reconstruction des églises, presbytères et autres objets relatifs au service du culte religieux. »

Vous voyez donc que la loi de 1789 fait cette distinction fondamentale entre les fonctions propres au pouvoir municipal et les fonctions qui lui sont déléguées par la loi ou par le pouvoir exécutif.

Mais, messieurs, on nous dira : C'est une loi française et nous n'avons pas besoin de prendre nos exemples en France. Nous avons déjà entendu cet argument. La loi de 1789, qu'est-ce qu'elle fait à notre régime ? C'est une loi française.

Malheureusement, cette loi de 1789 à pour défenseurs deux hommes qui appartiennent à des partis bien différents et qui ne prétendent pas sacrifier la liberté communale. Le premier, c'est l'honorable M. Tielemans, et le second, c'est l'honorable M. Dumortier.

Voici ce que dit M. Tielemans :

M. Tielemans, verbo « Commune », dans son « Répertoire », ouvrage écrit après la loi de 1836, en 1840, appelle la loi de 1789 la véritable charte des communes. Il dit que toutes les lois qui sont intervenues par la suite en cette matière, n'ont été que le développement ou la restriction des principes qu'elle avait posés.

Et je le répète, M. Tielemans écrivait après la loi de I836.

Ainsi les principes n'ont pas été changés ; les lois qui sont survenues après la loi de 1789 n'en ont été que le développement ou la restriction. Mais les principes sont les mêmes et nous avons vu quels étaient ces principes.

Et que dit l'honorable M. Dumortier ? Obéissant à son tempérament, il manifeste un enthousiasme beaucoup plus chaud. Voici ce qu'on lit dans son rapport sur la loi de 1836 : « Passant le niveau sur toutes les existences communales, la loi de 1789 anéantit d'un trait de plume toutes les anciennes coutumes en réorganisant la commune d'une manière uniforme. Alors pour la première fois on vit apparaître l'unité d'organisation communale combinée avec les principes de la vraie liberté. Cette loi, qui n'a jamais reçu d'exécution en Belgique, conservait les communes telles qu'elles existent, établissait le principe de l'élection directe, même du maire, donnât aux élus du peuple de grandes attributions. »

Eh bien, je crois que quand une loi a reçu un pareil certificat, elle peut passer pour bonne.,

M. B. Dumortier. - Ce n'est pas un certificat cela ! Du tout ! C'est une analyse.

M. Bara. - Eh bien, il vous sera libre de détruire votre œuvre.

M. B. Dumortier. - Ah !

M. Bara - La loi de 1789 contient les véritables principes des institutions communales, et la loi de 1836 et la Constitution ont-elles changé ces principes ? Nous allons consulter la doctrine, nous allons consulter les auteurs et nous allons voir que MM. Tielemans et Giron, professeurs à l'université de Bruxelles et M. Thonissen, professeur à l'université de Louvain, sont absolument du même avis.

Vous voyez, messieurs, que je choisis mes autorités avec la plus grande impartialité.

Que dit M- Tielemans (v° « Conseil communal ») ?

« Les attributions du conseil sont de deux espèces ; les unes ont rapport à l'administration générale du royaume, les autres à l'administration particulière de la commune.

« Quant à celles-ci, le conseil communal les remplit en vertu d'un pouvoir qui lui est propre et que la Constitution lui a spécialement donné pour le règlement et la gestion des intérêts communaux ; il n'a besoin pour agir d'y être autorisé par aucune loi, par aucun arrêté, il puise enfin son droit en lui-même et l'exerce comme il l'entend, sauf le contrôle de ses actes par les autorités centrales ou provinciales dont il sera question ci-après.

« Quant aux attributions d'intérêt général, le conseil n'en a et ne peut en avoir qu'autant qu'une loi ou un arrêté du pouvoir exécutif ou du pouvoir provincial lui en donne expressément ; et alors ce n'est plus comme dépositaire du pouvoir communal qu'il agit, mais comme auxiliaire des autres pouvoirs et particulièrement du pouvoir exécutif.

« Il résulte de cette distinction qu'il agit, au second cas, en une qualité toute différente de celle qu'il a dans le premier. Dans l'un il ne consulte que l'intérêt de la commune et en dispose librement ; dans l'autre, il n'a et ne peut avoir en vue que l'intérêt général ou provincial, et, s'il en dispose, c'est par délégation et à la charge de se conformer aux ordres qu'il reçoit des autorités supérieures. »

Qu'ai-je dit de plus, messieurs ? J’ai soutenu que si l'instruction publique était un intérêt général, la commune ne pouvait avoir des droits et des attributions qu'autant qu'une loi ou un arrêté du pouvoir exécutif lui en ait conféré.

J'ai dit avec M. Tielemans, qu'en l'absence d'une loi ou d'un arrêté du pouvoir exécutif qui donne expressément à la commune des attributions en matière d'intérêt général, elle n'en a pas.

Eh bien, si la foudre doit m'atteindre pour avoir professé de tels (page 764) principes, qu'elle frappe d'abord le maître dans les leçons duquel je les ai puisés.

Ecoutons M. Giron, professeur à l'Université de Bruxelles, dans un ouvrage spécial intitulé : Essai sur le droit communal.

M. Giron dit :

« Le pouvoir communal existe dans son autonomie et son indépendance et il a pour mission de régir les intérêts qui sont exclusivement bornés au territoire des communes et qui peuvent se ramener presque tous à deux catégories : le maintien de la police et l'administration des biens communs.

« Le pouvoir communal est doublement limité.

« En premier lieu, les dépositaires de ce pouvoir sont tenus de respecter les droits des citoyens, droits qui sont écrits dans la Constitution et qui servent de barrière inviolable au domaine des intérêts individuels.

« En second lieu, l'ordre public exige qu'ils soient assujettis dans leur administration au contrôle des grands pouvoirs de l'Etat.

« Les communes ne sauraient, en effet, prétendre à une indépendance absolue sans tenir compte de ce qui se passe autour d'elles. Elles existent à la fois comme associations locales et comme fraction de la grande unité nationale. Elles sont donc soumises à deux régimes distincts, à celui qu'elles se donnent elles-mêmes et à celui qu'elles reçoivent de l'autorité supérieure.

« Ainsi, dans toutes les matières où l'intérêt local se lie étroitement à l'intérêt public, les communes doivent obéir à la direction de l'Etat.

« Dans tout ce qui regarde, au contraire, les intérêts exclusivement locaux, leur indépendance doit être pleine et entière. »

Ainsi, messieurs, cet auteur constate que dans toutes les matières où l'intérêt local se lie intimement à l'intérêt public, les communes doivent obéir à la direction de l'Etat.

Maintenant messieurs, a-t-on une autre doctrine à Louvain qu'à Bruxelles ? M. Thonissen s'exprime ainsi dans son commentaire de la Constitution :

« Les intérêts exclusivement communaux doivent être abandonnés à la direction de l'autorité locale ; mais aussi lorsque cet intérêt exclusif disparaît, en d'autres termes lorsque les intérêts communaux se confondent avec les intérêts généraux, l'action du législateur doit avoir une liberté entière. Tel est le système adopté par la Constitution. »

Ainsi, messieurs, accord complet de tous les jurisconsultes sur la question. Pas un, à l'heure qu'il est, n'a soutenu que la commune ait en matière d'intérêt général, des droits qui ne lui aient pas été conférés par la loi ou par un arrêté du pouvoir exécutif. Pas de délégation, pas d'attributions, voilà ce qui résulte des enseignements de la science.

Et, messieurs, c'est pour avoir rappelé ces principes si simples, ces principes élémentaires de notre droit politique que le rapport de la section centrale a été l'objet des plus violentes attaques, des jugements les plus malveillants, qu'on l'a appelé une atteinte à toutes les prérogatives communales, qu'on l'a accusé de vouloir introduire le régime français en Belgique et de conduire le pays à la centralisation de Louis XIV.

Si nos vieux beffrois doivent s'écrouler par les doctrines de la section centrale, il faut vous en prendre à la Constitution, à la loi de 1836, à l'honorable M. Dumortier, rapporteur de cette loi, à tous les auteurs de droit belge, mais il ne faut pas attaquer un homme qui n'a fait que répéter les enseignements de la science et exposer les doctrines de la Constitution de son pays.

C'est très vite fait que de dire qu'un représentant est imbu d'idées de centralisation, d'idées de pouvoir fort, qu'il est ennemi de la commune ; mais de pareilles accusations, je les déplore quand elles sont profondément fausses et surtout quand elles nous viennent d'amis politiques.

J'ai démontré, messieurs, que la commune n'avait pas le droit de s'occuper d'intérêts généraux sans une délégation formelle de la loi ou du pouvoir exécutif. Il me reste à prouver que l’instruction publique est d'intérêt général, et quand nous aurons fait cette démonstration, nous demanderons avec M. Tielemans, s'il y a une loi ou un arrêté qui autorise les communes à recevoir pour l'instruction supérieure, et nous aurons résolu la question.

Dois-je prouver, messieurs, que l'instruction publique est d'intérêt général ? Mais qui oserait le contester ? Même pour l'enseignement primaire la nation tout entière est intéressée non seulement à ce que dans chaque commune il y ait des écoles, mais à ce qu'il y ait dans chaque commune de bonnes écoles et non pas telle ou telle école, tel ou tel enseignement. C'est là un principe incontestable. Si l'instruction n'était pas un intérêt général, comment la loi aurait-elle le droit de forcer la commune à avoir une école ? Et comment pourrait-on soutenir, comme le font une partie de nos adversaires, que l'enseignement doit être obligatoire ?

Ainsi parce que je n'habite pas telle ou telle commune, il pourrait m'être indifférent qu'il y ait des ignorants, des barbares, comme les appelle l'honorable M. Guillery ! Cela n'est pas possible, messieurs. Tout ce qui intéresse l'instruction publique est d'intérêt général et la nation a le droit de régler l'instruction publique même dans la commune.

Et s'il en est ainsi, messieurs, pour l'instruction primaire, à plus forte raison, vous en conviendrez, en est-il ainsi pour l'enseignement supérieur.

La commune est bien moins intéressée à l'enseignement supérieur qu'à l'instruction primaire. Les notions élémentaires sont indispensables à l'homme vivant en société, mais il peut se passer de connaissances supérieures.

Une école primaire n'est peuplée que d'habitants de la commune, tandis qu'une université, si elle n'avait sur ses bancs que des enfants de la ville où elle se trouve, mais ce serait une université déserte.

Il lui faut la jeunesse de tout le pays. Rien que le mot « université » proteste contre l'idée d'en faire un établissement local, un établissement communal.

Une université est un centre de lumières et de science, qui doit rayonner sur tout le pays et qui intéresse la nation tout entière.

Sans doute, il y a pour une commune, dans l'existence d'une université dans son sein, une source de prospérité matérielle et morale, mais qu'est-ce que ce profit matériel et moral à côté des immenses bienfaits qu'en retirent la science et la nation ? Faire des universités, des établissements communaux, c'est ravaler les universités.

Et même, pour les universités libres, je dis qu'elles ont été créées en vue de grands intérêts nationaux privés. Quand on a fondé l'université de Louvain, état-ce pour procurer un avantage à cette ville ? N'était-ce pas pour créer une citadelle d'où devaient sortir des soldats pour marcher contre le libéralisme ?

Et quand en 1834 on a institué une université à Bruxelles, encore une fois était-ce pour la prospérité de la capitale ?

On n'y songeait pas. C'est l'œuvre du libéralisme de tout le pays. Le libéralisme devait y recruter ses soldats pour combattre ceux que devait former l'université de Louvain. Vous le voyez, messieurs, même les universités libres ne desservent pas des intérêts communaux, mais de grands intérêts nationaux. C'est là leur seule raison d'être, c'est leur force et leur honneur.

Messieurs, nous pouvons conclure de tout ce qui précède que l'instruction publique, à tous ses degrés, et surtout l'enseignement supérieur constitue un intérêt général, c'est, du reste, ce qui résulte des lois sur l'instruction publique.

Rien que l'idée d'une loi sur l'instruction publique, loi déclarée obligatoire par la Constitution, vous prouve que c'est un objet d'intérêt général. Voyons les lois.

La loi de 1835 sur l'enseignement supérieur règle complètement cet enseignement, et elle ne laisse aucune place à l'activité de la commune ; seulement elle impose à la commune l'obligation de mettre les locaux nécessaires à la disposition de l'université et de pourvoir aux frais d'entretien de ces bâtiments. Voilà la seule intervention de la commune que la loi autorise en matière d'enseignement supérieur.

La loi de 1850 considère encore l'enseignement moyen comme un intérêt général ; elle place sous son contrôle tous les établissements d'instruction moyenne. Il y a plus : écoutez : voici la condamnation de votre thèse. L'article 30 dispose comme suit :

« Les provinces et les communes, soit seules, soit aidées de la province et en se conformant aux conditions exigées par les articles 6, 7, 8, 9 et 10 de la présente loi, pourront créer ou entretenir des établissements d'instruction moyenne, soit du premier, soit du second degré, dont elles auront la libre administration. »

Si la commune avait eu le droit de créer des établissements, en vertu de ses attributions propres, pourquoi lui accorder cette faculté ? Et on ne la lui accorde pas d'une manière absolue ; on l'oblige à observer les articles 6, 7, 8 et 9 de la loi.

Ainsi, vous ne pouvez créer une nouvelle école moyenne ou subsidie" une école moyenne privée sans observer les articles 6, 7, 8 et 9 de la loi. Je vous demande ce que c'est que votre liberté de la commune de créer des établissements d'instruction ?

En matière d'instruction moyenne, la délégation de la loi est donc formelle ; la commune ne peut agir qu'en vertu d'un pouvoir qui lui est délégué par l'article 30 de la loi.

Voyons la loi sur l'instruction primaire ; c'est la confirmation la plus complète, la plus décisive, la plus péremptoire de tout ce qui se trouve dans le rapport de la section centrale.

(page 765) En effet, la commune ne peut pas affecter un centime à une école privée sans qu'à l'instant l'école tout entière tombe complètement sous le régime de la loi de 1842.

Je sais que l’honorable M, Dechamps a soutenu un système contraire ; il prétend que sous la loi de 1842 on peut subsidier des écoles privées, tant que ces écoles se soumettent au contrôle de l'autorité.

.M. Dechamps. - Je n'ai pas dit cela.

M. Bara, rapporteur. - Vous avez dit que, dans ce cas, les écoles ne devaient pas se soumettre au contrôle complet, à toutes les obligations delà loi de 1842.

Vous êtes dans votre rôle ; mais je demande si mes honorables amis de la gauche accepteront une pareille solution, s'ils voudraient réformer la loi de 1842 et permettre plus que ne permet l'honorable M. Dechamps lui-même ; s'ils voudraient autoriser la commune à créer des écoles en dehors de la loi de 1842, en dehors de l'autorité centrale, permettre que l'argent des communes aille dans la caisse des petits-frères et des petites-sœurs sans l'intervention de l'autorité supérieure, sans l'observation des garanties de la loi de 1842. Ce ne serait certes pas là un progrès ; ce serait un recul vers des opinions qui sont même condamnées par l'honorable M. Dechamps.

Sans doute la commune a des attributions en matière d'instruction primaire ; ce sont des attributions d'exécution, ce sont des pouvoirs délégué. ; le législateur ne pouvait pas, le pouvoir exécutif ne pouvait pas non plus se transporter dans chaque commune ; il a bien fallu charger la commune de l'exécution ; on lui a attribué la nomination des instituteurs ; mais on ne lui a pas permis de révoquer seule les instituteurs communaux.

Ensuite elle pourvoit à la dépense ; mais toutes ces écoles sont soumises à l'inspection cantonale, à l'inspection provinciale et au contrôle supérieur et définitif de l'autorité centrale.

Ce n'est donc que par délégation que la commune intervient dans l'enseignement primaire, et en dehors de cette délégation, elle n'a pas de droits, elle ne peut créer une école, elle ne peut faire sortir un centime de sa caisse sans qu'immédiatement l'école qu'elle subsidie devienne une école publique et tombe complètement sous le régime de la loi de 1842.

Donc, messieurs, toutes nos lois sur l'instruction publique prouvent que c'est un intérêt général dont le soin ne peut appartenir qu'à la nation.

Et, messieurs, c'est du reste, ce que reconnaît M. Tielemans dans une brochure qui vient de paraître sous le titre : Etude sur le legs de M. Verhaegen, il reconnaît que l'article 17 de la Constitution a fait de l'enseignement public une matière d'intérêt général ; et hâtons-nous de dire qu'il ajoute à cette proposition une thèse dont nous nous occuperons tout à l'heure et qui a été reproduite ici par l'honorable M. Van Humbeeck.

Maintenant puisqu'il est admis que l'instruction supérieure, l'instruction moyenne et l'instruction primaire sont d'intérêt général, nous devons nous demander s'il y a une loi qui autorise la commune à recevoir pour l'enseignement supérieur public ; eh bien, je suis encore à chercher cette loi ; il m'est impossible de trouver une disposition législative qui autorise la commune à recevoir pour l'enseignement supérieur public.

Or, s'il n'y a pas de disposition de loi qui l'autorise formellement, je déclare que la commune n'a pas capacité pour recevoir au profit de l'enseignement supérieur public, parce que, comme le dit M. Tielemans, « quant aux attributions d'intérêt général, le conseil n'en a, ne peut en avoir qu'autant qu'une loi ou un arrêté du pouvoir exécutif ou du pouvoir provincial lui en donne expressément. »

Il n'y a pas de délégation ; donc il n'y a pas d'attribution.

Je pourrais m'arrêter ici, ma démonstration est complète. Je vous ai démontré, la Constitution, la loi et les œuvres de la science à la main, que la commune n'est pas chargée de l'instruction publique et surtout de l'instruction supérieure.

Mais je veux aller plus loin : quoique ma responsabilité soit complètement dégagée, puisque j'ai obéi à la Constitution, je veux établir que les principes de la Constitution et de la loi sur lesquels repose le rapport de la section centrale sont les meilleurs. Je veux vous démontrer qu'on a bien fait de ne pas accorder à la commune l'enseignement public comme faisant partie des attributions communales, qu'en agissant ainsi on n'a porté aucune atteinte aux traditions de nos libertés communales, aux principes du droit philosophique et aux véritables intérêts de la nation.

J'aurai l'honneur de rencontrer ensuite l'argumentation de mon honorable ami M. Van Humbeeck.

Il nous faut, j'ai entendu dire cela quelque part, il nous faut la commune d'Artevelde ; donnez-nous la liberté comme sous Artevelde. Eh bien, je vais vous dire ce qu'était cette liberté de la commune en matière d'instruction publique.

Le comte de Flandre avait le droit exclusif de diriger les écoles de la ville de Gand ; et à qui en laissait-il l’exercice ? Est-ce à la commune ? non, messieurs, aux chanoines de l'église de Sainte-Pharaïde ; ces chanoines, agissant au nom du souverain, pouvaient seuls tenir école à Gand ou autoriser d'autres personnes à en ériger.

Il est vrai que les bourgeois de Gand ont réclamé la liberté de l'enseignement et ils l'ont obtenue. Mais quand ils la réclamaient, ce n'était pas pour la commune mais pour eux-mêmes ; et, du reste, l'histoire nous apprend qu'ils n'ont jamais fait usage de cette liberté.

Dans le Brabant, qu'en était-il ? Mais les écoles de Bruxelles ont toujours été réglementées par le souverain.

Ainsi, on rencontre un édit de 1381 de Wenceslas et Jeanne qui règle l'instruction primaire, et toutes ces écoles se trouvaient sous la surintendance de l'écolat de Sainte-Gudule. Et là où le souverain ne s'occupait pas de l'instruction, elle était toute aux mains du clergé séculier et régulier.

Voilà des faits que je signale en passant à l'honorable comte de Liedekerke. Je l'engage vivement à les expliquer et à les mettre en rapport avec le passage de son discours où il affirme sans hésitation, mais aussi sans preuves, que « j'ai mutilé la liberté communale par des assertions extrêmes. »

Ainsi, messieurs, trêve à toutes ces accusations. Aux plus beaux jours de la liberté communale, on n'a jamais revendiqué l'enseignement public tomme étant du domaine des communes : toujours dans le Brabant comme dans les Flandres, l'instruction primaire et surtout l'enseignement supérieur ont été abandonnés au souverain et ont été réglementés par lui. Il n'y a de nos jours qu'une différence : c'est qu'autrefois le souverain s'en remettait au prêtre, se déchargeait de ses obligations sur le clergé, tandis qu'aujourd'hui l'enseignement public appartient à la nation qui en matière d'instruction primaire donne des attributions importantes à la commune. Voilà la différence entre la commune d'Artevelde et la commune de nos jours.

Et cependant, messieurs, la commune avait alors un beau rôle à jouer : son intervention dans l'enseignement eût été des plus utiles, si elle avait cru réellement que le droit de s'occuper de l'enseignement lui appartenait. Mais non, on disait alors que c'était affaire du clerc. Et à l'avènement de Marie-Thérèse, qu'était, en Belgique, l'enseignement public ? Vous allez l'apprendre, messieurs, par un mémoire couronné par l'Académie royale de Belgique.

« On comptait, dit l'auteur, dans les diverses villes de la Belgique environ 60 collèges dont un tiers était dirigé par des jésuites, un deuxième tiers par des prêtres réguliers et le reste par des religieux de différents ordres, principalement des augustins, des oratoriens et des récollets. Bien loin qu'il en résultât la moindre émulation, on ne rencontrait partout qu'un esprit d'inertie qui rappelait les siècles de l'ignorance.

Les jésuites étaient en possession de la vogue, et ils la devaient bien moins à leurs talents personnels qu'à la réputation de la société à laquelle ils appartenaient, aux intrigues qu'ils savaient mettre en œuvre pour se concilier la bienveillance publique et aux amusements de toute espèce qu'ils cherchaient à procurer aux élèves.

Les écoles primaires, à quelques exceptions près, n'étaient que les écoles préparatoires des collèges ou des établissements dépendants des chapitres et des monastères. Il y avait bien en quelque endroit des institutions civiles sous la surveillance des magistrats, mais elles étaient peu nombreuses et la plupart des écoles étaient confiées à des vicaires ou à des clercs de paroisse qui s'attachaient beaucoup plus à l'enseignement du catéchisme qu'à tout autre objet. »

Dans ces collèges, messieurs, on avait la prétention d'enseigner le grec, et savez-vous en quoi consistait cet enseignement ? A écrire les mots latins en grec. (Interruption.)

Ainsi, messieurs, vous le voyez, à cette époque la commune avait un beau rôle à jouer : elle aurait pu intervenir dans l'enseignement public et elle ne l'a pas fait. Voilà notre passé, voilà les traditions de l'histoire ; voilà ce que la commune a fait en matière d'instruction publique.

Arrive la révolution de 1789. La nation, qui avait abandonné ses devoirs, veut reprendre une de ses plus imposantes obligations, on décrète la nécessité d'un enseignement public, et un décret du 30 vendémiaire an II, ordonne à la commune d'avoir des écoles primaires en nombre proportionné à la population.

L'Etat, messieurs, était impuissant alors à satisfaire à de pareilles charges.

Eh bien, qu'arriva-t-il ? La commune va agir sans doute ; la commune va créer des écoles. Eh bien, non, messieurs, pas une des écoles ordonnées ne fut créée. Et M. Renouard n'hésite pas à proclamer qu'il en fut ainsi parce que le gouvernement, au lieu d'organiser lui-même les écoles, (page 766) avait laissé ce soin à l'initiative des communes. Et qu'arriva-t-il dans notre pays ? Qu'arriva-t-il sous le régime français ? Voici ce qui est dit dans un rapport présenté en 1829 par la commission d'instruction du grand-duché de Luxembourg.

« En vain cherche-t-on le remède dans la loi du 11 floréal an X. Cette loi renfermait encore en elle-même la cause de sa stérilité, elle abandonnait le premier degré d'instruction à l'exercice d'une simple faculté, elle supposait ou que les habitants d'une commune s'adresseraient à leur conseil municipal pour lui demander un instituteur ; ou que le conseil suppléerait à leur indifférence en formant l'établissement d'office. Mais ni l'une ni l'autre supposition n'était dans la nature des choses, la masse du peuple avait des habitudes qui l'éloignaient d'un tel soin, et la plupart des conseils communaux, tirés de son sein, ne s'y livraient pas davantage. Si quelquefois ils y étaient poussés par la force des circonstances, ce n'était guère que le chef-lieu de la mairie qui s'en ressentait ; les autres communautés d'habitants restaient abandonnées à leurs propres vues, ou plutôt à leur cruelle insouciance.

« Qu'arriva-t-il sous l'empire d'une loi si favorable au relâchement de tous les ressorts ? Les imperfections reprochées au régime autrichien ne firent que s'enraciner, et nous eûmes les nouveaux abus de plus avec les anciens freins de moins. Aussi l'anarchie était-elle complète. ici c'étaient quelques pères de famille qui se choisissaient une espèce de pédagogue, pour se débarrasser de leurs enfants pendant les travaux domestiques de l’hiver ; là c'était le pasteur qui faisait le choix exclusivement ; ailleurs c'était le curé avec quelques membres de l'administration communale, voire même avec une espèce d'agent de l'ancien régime, qui s'ingérait des intérêts communaux, sous le titre illégal et aboli de centenier. »

Voilà, messieurs, ce que les communes ont fait lorsqu'on leur a confié le soin de s'occuper de l'enseignement primaire.

Vous savez ce qui s'est passé sous le roi Guillaume.

Messieurs, après la révolution de 1830, les communes eurent des établissements, mais comment ? La Constitution de 1830 n'avait rien changé aux principes, nous l'avons vu, l'Etat était toujours chargé du soin de l'instruction publique ; l'Etat devait toujours régler cette instruction ; mais, préoccupé par d'autres soins, il ne remplit pas son devoir.

On attendit bien longtemps avant d'avoir un régime sur l'instruction publique ; nous n'avons eu qu'en 1835 une loi sur l'instruction supérieure, en 1842 une loi sur l'enseignement moyen et en 1850 une loi sur l'enseignement moyen. Qu'arriva-t-il ? Que des communes créèrent des écoles et des collèges. C'était un état de choses irrégulier. Pouvait-on se plaindre de ce que la commune usurpait les droits de la nation quand la nation désertait ses devoirs ?

De 1830 aux lois organiques d'instruction publique la commune eut des écoles ; mais dans quel état de décadence n'était pas tombée l'instruction publique ! Vous en jugerez quand vous saurez qu'en 1838 la ville de Bruxelles n'avait que deux écoles communales, que sur quatre enfants trois étaient plongés dans l'ignorance la plus complète. Cet état de choses était si fort, que si nous prenons les rapports des députations permanentes de cette époque nous les voyons toutes demander que l'Etat s'empare de l'instruction nationale. Lisez l'exposé des provinces de Namur, de Luxembourg, de Hainaut, vous y verrez des vœux uniformes pour demander qu'une législation unique soit établie sur l'instruction primaire.

L'exposé de la province de Hainaut dit :

« Pour combler les dernières lacunes que l'enseignement primaire présente dans la province, des efforts ont été tentés auprès des communes qui ne possédaient ni écoles, ni instituteurs, pour les rappeler à l'accomplissement d'un devoir qui imposé déjà par la justice, la morale et la prudence, le sera bientôt, nous l'espérons, par la loi elle-même. Ces efforts, quelque actifs qu'ils aient été, n'ont malheureusement rencontré jusqu'ici que de stériles sympathies. Les administrations communales auxquelles on s'est adressé avec insistance, reconnaissent les avantages de l'instruction populaire, elles annoncent le désir de seconder nos projets d'améliorations ; mais faibles, isolées, sans population, sans territoire et sans ressource, elles allèguent l'impossibilité de supporter en ce moment un supplément de charges. »

Vous le voyez donc, la commune n'a rien fait, elle ne pouvait rien faire, je ne l'accuse pas, elle se trouvait dans un état de force insuffisante pour s'acquitter au lieu et place de l'Etat, d'une manière satisfaisante, de l'instruction primaire.

Quand on parle de Bruxelles, il faut se souvenir que sur près de trois mille communes existant dans notre pays, il y en a qui sont loin d'avoir l'importance et les ressources de la ville de Bruxelles.

Messieurs, la nation a cédé aux vœux du pays, elle a cessé d'abdiquer. Désormais les principes ont repris leur empire. A un état de fait a été substitué un état de droit par les lois de 1835, de 1842 et de 1850. La commune n'intervient plus dans l'instruction publique que comme les veulent la raison et la Constitution, que par une délégation formelle de la loi.

Ainsi, messieurs, ni l'histoire, ni nos anciennes libertés communales, ni la Constitution belge, ni les lois sur l'instruction publique n'ont mis dans les attributions des communes l'enseignement moyen et surtout l'enseignement supérieur. Il devait en être ainsi, comme je viens de le démontrer. Je crois donc avoir fait justice des reproches adressés au rapport d'avoir porté atteinte aux libertés provinciales et communales. Je puis au reste me rassurer quand je vois que les conseils provinciaux et communaux qui sont certes les meilleurs gardiens des prérogatives de ces corps publics, ne réclament pas contre un projet de loi qui, dit-on, mutile leurs libertés.

Il me reste à combattre une doctrine nouvelle produite par M. Van Humbeeck, doctrine qu'il a prise dans une brochure de M. Tielemans sur le legs de M. Verhaegen.

M. Tielemans se demande si une commune, après avoir rempli les obligations qui lui sont imposées par la loi, après avoir concouru dans la mesure de ces obligations à réaliser le système d'enseignement réglé et ordonné par la loi, ne peut rien faire de plus pour étendre et multiplier les bienfaits de l'instruction dans l'intérêt de ses habitants.

MM. Tielemans et Van Humbeeck répondent oui ; je réponds non, et, pour répondre non, je m'appuie sur le Répertoire de M. Tielemans, sur la Constitution, sur les lois, sur l'instruction publique et sur les véritables intérêts de la société, de la science et de la liberté.

L'instruction publique est d'intérêt général ; M. Tielemans le reconnaît, M. Van Humbeeck aussi.

Or en matière d'attributions d'intérêt général, la commune n'en a qu'autant que la loi ou un arrêté royal lui en ont conféré, ce n'est que par délégation que la commune a des attributions d'intérêt général ; pas de délégation, pas d'attribution. Or la loi en matière d'instruction primaire défend formellement à la commune de faire plus que ce qu'elle prescrit. Dès que la commune a accordé un centime pour une école, cette école devient publique, elle tombe sous le régime de la loi.

Ce système a triomphé même sous M. de Decker. Mais, s'écrie M. Van Humbeeck, je ne pourrais pas moi, commune, ajouter, par exemple, une chaire d'économie politique à l'enseignement primaire ? Non, sans le consentement de l'autorité supérieure ; et si le gouvernement autorisait l'établissement de cette chaire d'économie politique, cet enseignement deviendrait public et serait régi par toutes les dispositions delà loi de 1842.

Si une commune pouvait à son gré créer un enseignement public, ouvrir un cours d'économie politique, une autre commune pourrait instituer une chaire d'histoire d'après le père Loriquet, une autre une chaire d'organisation sociale selon Proudhon, une autre une école supplémentaire, dirigée par M. le curé. Que pourrait-on leur dire ? La commune se servirait du système de M. Van Humbeeck, elle dirait : J'ai rempli mes obligations, j'ai des écoles en nombre suffisant, j'ai des instituteurs bien payés, il est de l'intérêt des habitants de la commune de connaître l'histoire d'après le père Loriquet, d'êr e initiée à la science sociale de Proudhon. : J'ai le droit d'ajouter de pareils cours à ceux établis par la loi.

Je comprends ce droit pour les citoyens, je ne le comprends pas pour les corps publics.

Je comprends que des citoyens fassent ce que veut M. Van Humbeeck, mais non des corps publics, c'est contraire à tout ce qui s'est vu, en matière d'instruction publique. Ce serait introduire l'anarchie dans l'instruction publique.

Et, messieurs, je ne coupe pas les ailes aux communes ; si une d'elles croit que des branches d'enseignement doivent être ajoutées à celles prescrites par la loi, elle a son droit, c'est de s'adresser au pouvoir central qui l'autorisera, et la loi de 1842 sera appliquée entièrement au cours dont elle aura augmenté l'enseignement primaire. Je ne veux pas et la loi ne veut pas qu'un centime soit dépensé par la commune sans contrôle du pouvoir central, sinon nous retournons aux petits frères et aux petites sœurs.

La loi de 1842 ne vous donne donc pas de droit, vous n'en avez pas non plus en vertu de la loi de 1850.

J'ai cité l'article 30 de cette loi ; il autorise la commune à créer des écoles à la condition d'observer certaines règles, et notamment elle défend à la commune de déléguer ses droits à des tiers sur les établissements qu'elle créerait, et elle veut que ces établissements soient soumis à la surveillance du gouvernement. La loi défend donc de créer un enseignement moyen en dehors de la loi de 1850.

En matière d'enseignement supérieur, la loi se tait, elle a raison de se taire. M. Tielemans veut échapper à la force du principe consacré par une pratique constante en citant des faits, Les écoles des mines de Mons (page 767) et des arts et métiers de Tournai sont l'une un établissement provincial, l'autre un établissement communal.

Vous le voyez, dit-il, la commune fait de l'enseignement.

Mais, messieurs, il s'agit ici d'un enseignement professionnel, qui n'est pas réglé par la loi.

Les provinces et les communes, je vous l'ai dit, se sont, dès 1830, substituées à l'Etat parce que l'Etat n'a pas rempli ses obligations, parce que la nation n'a pas satisfait à ses devoirs.

Mais dès que la nation a repris ses droits, on est rentré dans la légalité.

C'était un état de fait, et la loi actuelle a eu pour but de régulariser cette situation, car l'article 35de la loi va régulariser la position de l'école des mines et de l'école des arts et métiers de Tournai. Elle va consacrer par une délégation formelle le droit qu'ont pris les communes et les provinces de créer certains établissements d'une nature tout à fait particulière.

Les deux exemples cités par l'honorable M. Tielemans n'ont donc aucune importance, pas plus que l'on ne pourrait déduire d'une série d'arrêtés illégaux du roi Guillaume qu'il avait toutes les prérogatives qu'il lui a plu de prendre.

Maintenant la commune donne des subventions à des établissements privés. La commune de Bruxelles subsidie l'université libre. Donc, dit-on, elle s'occupe d'enseignement supérieur. C'est une erreur complète, une erreur de droit et de fait, c'est une erreur contre laquelle je ne saurais assez protester à cause du dévouement que je porte à l'université de Bruxelles dont je suis sorti.

Si la thèse était vraie, l'université de Bruxelles aurait bientôt perdu toute sa force, elle tomberait dans le domaine de la commune, elle tomberait sous le contrôle et sous la surveillance de l'Etat.

Déjà nous avons lu l'expression d'un pareil système. Mais, je le demande, est-ce là ce que veulent nos amis politiques ? Veulent-ils qu'on prétende que la commune en donnant un subside fait de l'instruction publique ? Alors ils ont tué l'université libre.

Quand la commune donne un subside, elle ne s'occupe pas de l'enseignement supérieur, elle n'a pas le droit de s'en occuper, car elle devrait alors contrôler l'emploi de ses fonds. Il ne lui serait pas permis de se décharger de ce qui serait un service public même facultatif, sur des personnes irresponsables.

Quand la commune donne un subside, elle donne une marque de sa faveur à un établissement qui contribue à la prospérité matérielle et morale de la ville, mais elle n'a pas le droit de s'ingérer dans l'administration de cet établissement pas plus qu'elle n'a le droit de s'ingérer dans l'administration d'une société de musique à laquelle elle aurait donné un subside.

Mais, dit-on, le bourgmestre de Bruxelles fait partie du conseil d'administration de l'université. Mais ce n'est pas à titre officiel, à titre de ses fonctions qu'il en fait partie. Il y est parce qu'il a plu au conseil d'administration de l'y appeler.

La commune fait donc une dépense en vue de sa prospérité. C'est une dépense de luxe.

On s'est récrié contre cette expression et l'on a dit que l'on ne connaissait pas en droit administratif les mots de « dépenses de luxe. »

Mais je demande si l'on connaît il mainmorte au profit des services publics facultatifs, avec affectation facultative. C'est bien plus difficile à comprendre encore.

« Dépense de luxe » est un terme qui est expliqué par le développement des communes, par le développement de nos grandes villes.

Toutes les communes n'ont pas la prospérité de Bruxelles. Elles ne peuvent pas toutes se permettre des dépenses de luxe.

Mais les communes ont, comme les particuliers, certaines dépenses qui excèdent le service de la communauté.

Ainsi qu'un particulier achète des tableaux, qu'il achète des carrosses, des chevaux, ce sont des dépenses de luxe.

Quand la commune donne des subsides pour des jeux, pour des fêtes publiques, pour des établissements de beaux-arts, elle ne fait que des dépenses de luxe et elle ne remplit par un service public.

Mais, messieurs, M. Tielemans reconnaît loyalement que le système qu'il propose est une innovation. Et si c'est une innovation, nous nous demandons comment on peut s'en prendre au rapport de la section centrale qui a dû en un mot exposer la jurisprudence telle qu'elle se trouve actuellement, qui en une matière spéciale de fondations de bourses ne pouvait pas découvrir des horizons nouveaux pour la capacité de l'Etat, de la province, de la commune.

Ce que nous avons dit n'est donc pas une monstruosité, comme je l'ai lu dans certains journaux. C'est ce qui existe jusqu'à présent.

M. Tielemans pense que c'est um innovation et sans doute un progrès. Eh bien, l'honorable M. Van Humbeeck conviendra que le rapport de la section centrale n'était pas chargé d'innover en matière d'attributions communales 'dns une loi qui concerne les fondations de bourses au profit de l'enseignement. MM. Van Humbeeck et Tielemans veulent que l'Etat, la province et la commune aient la faculté de recevoir pour leurs dépenses facultatives.

Eh bien, messieurs, quelque respect que j'aie pour le savoir de M. Tielemans, quelque forts que soient les liens de reconnaissance qui m'attachent à lui, je repousse cette théorie de toutes les forces de mes convictions, et je connais assez le savant magistrat pour être convaincu qu'il comprendra que l'opposition que je lui fais sur un point déterminé n'altère en rien l’attachement que je lui porte, l'admiration que j'ai pour son talent.

En combattant celui que j'appelle mon maître, et dont je suis fier d'être l'élève, je crois encore servir ses doctrines et appliquer ses enseignements.

Le système de M. Tielemans ouvre une nouvelle mine de mainmortes.

Oh ! sans doute, l'honorable M. Tielemans les centralise aux mains de la commune, de la province, de l'Etat, mais il n'étend pas moins la mainmorte dans des proportions désormais incalculables.

Pour moi, je n'aime pas la mainmorte, même au profit des pouvoirs publics. Je pense que le dernier progrès de la société sera de la faire vivre de ses propres ressources, de ses ressources actuelles.

Qu'on le sache bien, messieurs, la mainmorte n'augmente pas les forces d'une nation, elle ne crée pas une richesse de plus ; au contraire, elle diminue les ressources et les instrument de travail. Elle retire de la circulation les capitaux et la terre ; elle affaiblit leur valeur productive.

Aussi, messieurs, la mainmorte, si je suis obligé de l'admettre pour les services publics, je ne l'admets que pour des besoins incontestés et incontestables de la société.

Je l'admets pour des objets sur l'utilité desquels le doute n'est pas possible et pour lesquels, eu égard à l’imperfection de notre civilisation, il est impossible d'avoir de tout temps des ressources suffisantes au moyen de l'impôt. Je la comprends pour la bienfaisance et pour l'instruction, je comprends qu'on lègue à l'Etat, à la province, à la commune des collections, des terrains pour la construction de plus d’écoles, pour des pavés ; mais je ne la comprends pas pour satisfaire aux besoins du budget de l'Etat, de la province et de la commune. Quoique cela puisse se faire en droit strict, je vois avec plaisir qu’on ne lègue pas à l'Etat, à la province, à la commune, pour satisfaire aux dépenses de leur budget.

Et comment est-il possible de demander qu'on puisse faire des libéralités pour des dépenses facultatives, pour des dépenses non obligatoires ?

Mais voyez la multitude de libéralités qui vont recevoir une pareille destination ! En fait de dépenses facultative, sauriez-vous me dire où elles cessent, qui pourrait en limiter le champ ?

On donne a à l'Etat pour la pisciculture, pour la publication d'ouvrages, pour la description géographique de chaque commune, qui d'après l'honorable M. Pirmez doit durer 4 siècles, pour les concours de bétail, pour la distribution de chaux, dans le Luxembourg, pour les sociétés dé plaisir, pour les courses, pour les jeux de beaupré, etc.

Voilà le régime que l'on propose et que l'on voudrait faire considérer comme favorable au développement de nos libertés. Je dis que la mainmorte, nous ne pouvons l'admettre que pour des besoins incontestés et incontestables de la société.

Nous n'avons pas le droit, pour des dépenses facultatives, nous n'avons pas le droit, comme le disait l'autre jour l'honorable M. Van Humbeeck, pour des fêtes publiques, d'arracher un bien à la circulation, et de diminuer sa force productive.

Les dépenses facultatives varient selon les temps, varient selon les circonstances, varient selon les impressions du moment. Les dépenses facultatives doivent être payées avec l'argent de ceux qui en profitent. Quand vous donnez de l'argent pour une dépense facultative, ce sont les électeurs, ce sont les élus qui les consentent. Elles n'existent que pour une année, et elles disparaissent quand on veut. La mainmorte est immuable ; elle rend perpétuel, elle donne à ce qui est facultatif le caractère obligatoire.

Eh bien, c'est ce que nous ne pouvons vouloir. C'est parce que l'opinion libérale n'a jamais voulu grever l’avenir, parce que nous voulons que les biens restent dans la circulation et produisent le plus possible, que nous sommes populaires, que nous avons l'avenir pour nous, que nous sommes au pouvoir et que le parti catholique est dans la minorité.

(page 768) Et puis, messieurs, quelle garantie donne-t-on aux bienfaiteurs et aux testateurs ? On leur dit : Donnez-nous de l'argent pour nos dépenses facultatives ; et du jour au lendemain, selon les impressions du moment, selon les passions du jour, on nationalisera ces biens, on les emploiera à d'autres objets. Et vous donnez à la commune les droits que le parti catholique ne donne pas même à l'Etat. Il ne veut pas que la nation nationalise les biens.

Eh bien, ce sera la nationalisation en permanence dans les conseils communaux. A tout instant on pourra changer la destination des biens donnés pour des dépenses facultatives. Que devient donc la garantie des citoyens ? Que devient le respect pour les testateurs et]pour les fondateurs ? Vous ne pourriez vous, membres de la droite, soutenir ce système dans cette Chambre.

L'honorable M. Van Humbeeck nous disait : Comment ! moi, ville de Bruxelles, j'ai le droit de prendre à un habitant 5 fr. pour l'université de Bruxelles et si ce même habitant se présente à la caisse communale et me donne 5 francs pour l'université de Bruxelles, je n'ai pas le droit de les accepter ?

Non, vous n'avez pas le droit de les accepter. Non, vous n'avez pas ce droit, et c'est précisément toute la différence qu'il y a entre notre parti et le parti catholique. Quand vous dépensez 5 fr. que vous prenez par l'impôt, ce sont les électeurs qui y consentent par la voix de leurs élus. Si vous n'êtes pas content de cette dépense, vous renvoyez vos conseillers communaux, et il n'y a plus rien. Tandis que si vous recevez 5 fr. d'un particulier, l'avenir est grevé ; vous êtes lié. Vous êtes lié moralement, malgré le système des dépenses facultatives qui, avouez-le, est repoussé par nos mœurs.

Voilà, messieurs, quels doivent être les vrais principes et ce sont ceux du reste, de l'avis de M. Tielemans, qui ont été complétement appliqués jusqu'à ce jour.

Et maintenant pour terminer avec la capacité des communes de recevoir pour l'enseignement supérieur, soit en vertu de leur prérogative propre, soit en vertu de la doctrine des dépenses facultatives, voyons ce que c'est que cette théorie dont nous avons démontré l'erreur complète au point de vue du fait et du droit. Voyons si réellement elle peut faire partie du programme du libéralisme avancé.

D'abord elle permettrait à chaque commune d'avoir une université. Nous verrions naître,, comme cela existait dans plusieurs villes, en vertu de décrets du pouvoir central, des écoles de médecine, des écoles de droit. On créerait des facultés de philosophie. Dernièrement, un journal de Mons publiait un article communiqué dans lequel on réclamait la création, sous les auspices de la commune, de chaires d'enseignement supérieur. Qu'on soit convaincu qu'il ne manquera pas de personnes qui pèseront sur les autorités communales et obtiendront des nominations de professeurs.

Que deviendra la science ? Déjà la Belgique est trop petite pour fournir le personnel des quatre universités. Eh bien, l'enseignement supérieur tombera dans la plus profonde décadence. Vous aurez des chaires partout, vous n'aurez des professeurs nulle part. Nous aurons des marchands d'enseignement ; et l'on aura rapetissé la science ; les établissements seront incomplets, seront mauvais seront défectueux.

Qu'y gagneraient les universités libres et surtout l'université de Bruxelles ? Et que ses amis, parmi lesquels je me place, veuillent bien y songer. Elles y gagneraient la diminution de leurs élèves. Car quel que soit l'enseignement que l'on donnera sous l'empire du système que l'on veut instaurer, cet enseignement aura des élèves, parce qu'on ne voudra pas se déplacer, parce qu'on aura des bourses communales, parce que la famille aimera mieux avoir ses enfants sous ses yeux. Eh bien, tous ces établissements particuliers auront pour résultat d’enlever des élèves à nos universités.

Et qu'est-ce que cette nouvelle théorie ? Est-ce là le programme de l'avenir ? Est-ce là le complément du programme libéral ?

S'il pouvait en être ainsi, et s'il n'y avait pas dans cette question une déplorable confusion, qui cessera, nous l'espérons, il ne nous resterait qu'à déposer les armes, à abdiquer le pouvoir, à nous frapper la poitrine et à confesser nos torts. Si cette doctrine doit être admise, le parti catholique a raison, nous avons joué en 1857 une indigne comédie, et vous êtes largement vengés.

En 1857, l'honorable M. Nothomb n'allait pas aussi loin. Il ne demandait pas la personnification civile par l'intermédiaire des bureaux de bienfaisance. Il ne demandait la personnification par l’intermédiaire du bureau de bienfaisance que pour les écoles gratuites. Et voici que nos amis politiques veulent la donner, par l'intermédiaire des communes, à tous les établissements d'instruction quelconques. L'université de Louvain va obtenir ce que la proposition Du Bus et Brabant n'a pu lui faire avoir, ce qu'un ministère catholique n'a pu lui donner.

Vous direz que les legs ne peuvent pas désigner un établissement déterminé. Mais, en fait, soyons francs, à qui doit profiter une libéralité faite à Bruxelles pour l'enseignement supérieur ? L'honorable M. Tielemans le reconnaît, la loyauté l'oblige à le dire, cette libéralité profitera à l'université de Bruxelles.

A qui profitera un legs fait à la ville de Louvain dans le même but ? Evidemment à l'université de Louvain. Si le conseil communal était libéral, il devrait refuser d'accepter la libéralité, mais il n'osera le faire. Il sera forcé d'accepter la libéralité par la pression locale, par l'immense intérêt matériel qu'ont les habitants à ce que l’université catholique se maintienne. Et n'en avons-nous pas eu la preuve dans la dernière élection ? La ville de Louvain si libérale n'a-t-elle pas donné cette fois beaucoup plus de voix que dans les précédentes élections, au candidat catholique, précisément à cause du projet que nous discutons ?

Vous voyez jusqu'où va l'intérêt local, l'intérêt matériel. Et si le conseil communal accepte la libéralité, loyalement, et l'opinion locale l'y forcera au besoin, il devra l'appliquer à l'université de Louvain sans contrôle, sans examen. Elle acquerra ainsi les 300,000 fr. de revenus, les 15 à 20 millions qu'elle demandait autrefois.

Et que fera l'université libre devant une concurrente aussi puissamment dotée, devant une concurrente qui non seulement donnera à ses professeurs des traitements considérables, mais qui achètera les élèves, qui distribuera des bourses à pleines mains avec les fonds donnés à la commune ?

Vous le voyez, ceux qui défendent la capacité des communes pour l'instruction supérieure n'ont pas sondé l'abîme qu'on creuse sous les pieds du libéralisme. C'est la ruine des universités publiques à qui l'on ne donnera rien, et de l'université de Bruxelles, à qui l'on donnera peu et je m'honore de combattre avec acharnement cette proposition.

Je suis convaincu que je sers grandement l'université dont je suis sorti et j'en ai la preuve péremptoire quand je vois les violentes attaques dont le rapport de la section centrale est l'objet de la part des membres de la droite et de la presse catholique et l'empressement avec lequel nos adversaires accueillent les quelques amis qui se séparent de nous sur cette question.

Tous les établissements de jésuites auront des facultés de philosophie et recevront de larges subsides. Et la faculté de philosophie de Bruxelles, si attaquée, si décriée, que deviendra-t-elle ? Pour lutter contre l'enseignement des jésuites et empêcher les communes de donner les libéralités à eux faites pour l'enseignement de la philosophie, la nation devra peut-être rétablir des facultés de philosophie auprès de chaque collège et de chaque école moyenne. Que deviendra alors la faculté de philosophie de Bruxelles ?

Et les pensionnats de femmes ! Je suppose un legs à la commune de Jette pour l'enseignement supérieur, à qui voulez-vous que cette commune donne le revenu de son legs sinon au célèbre couvent qui s'y trouve ?

Et il en sera de même dans toutes les localités où l'enseignement des jeunes filles est aux mains des congrégations religieuses. Vous direz : Les communes n'accepteront pas. C'est impossible. Les conseillers communaux qui refuseraient de pareilles libéralités au profit d'un établissement qui est la richesse d'une petite commune, seraient renvoyés par leurs électeurs.

La théorie des dépenses facultatives permettra de l'employer à un autre usage ! C'est impossible. A quel autre usage voulez-vous qu'une petite commune emploie une large dotation en faveur de l'enseignement supérieur des jeunes filles ?

Le gouvernement est là pour refuser l'autorisation.

C'est impossible. Le gouvernement ne peut avoir deux poids et deux mesures. S'il autorise pour Bruxelles, il doit autoriser pour toutes les localités où il y aura un établissement d'instruction ayant des élèves, peu importe les doctrines de cet établissement.

Voilà, messieurs, ce que l'on nous offre. Si c'est là le libéralisme avancé, je ne puis, pour ma part, l'accepter.

L'honorable M. de Liedekerke, dans des termes éloquents, nous a parlé de ce qu'il appelle le magnifique et fécond principe de la solidarité des générations qui se succèdent. C'est son préambule à la justification de la liberté de fonder.

Soit, j'admets, avec l'honorable membre, la solidarité, mais il voudra bien reconnaître que c'est pour les bonnes choses et non pour les mauvaises. Autrefois nos pères brûlaient les hérétiques ; je ne sache pas que nous ayons mal fait de supprimer le bûcher et que nous eussions dû le conserver en vertu du grand principe de la solidarité des générations.

Nos pères ont eu, il y a bien longtemps, le droit illimité de fonder, (page 769) nous ne l'avons plus et nous ne devons plus l'avoir parce que ce droit engendre des conséquences déplorables et nuisibles à la société.

Voyons comment mon honorable adversaire justifie le droit de fonder.

Je croyais que nous en avions fini avec la liberté de fonder. Nous avons passé récemment un grand nombre de séances à la discuter, pendant plus d'un mois la question a été agitée en 1857 et voici que le parti catholique nous revient encore avec sa liberté de fonder. C'est la toile de Pénélope.

M. de Liedekerke trouve que le droit de fonder est une des plus respectables manifestations de la liberté dans le droit civil appliqué aux grands intérêts sociaux. Le droit de fonder dérive de la liberté et de l'intérêt social.

Avec une pareille prémisse, il faut conclure, et c'est dans la pensée de l'honorable comte, que jamais la société ne peut défendre aux citoyens de créer des fondations. Eh bien, ce n'est pas cela, et la vérité échappe elle-même des lèvres de M. de Liedekerke, tant elle est puissante, M. de Liedekerke dit :

« Pour autoriser les personnes civiles, les fondations, elles doivent évidemment présenter un caractère d'utilité publique, et n'étant formées qu'au point de vue d'un besoin social, elles sont placées sous le regard du gouvernement qui doit veiller non seulement à leur conservation, mais aussi à leur police. »

J'engage vivement toute la presse catholique et les membres de la droite à lancer leurs anathèmes contre l'honorable comte de Liedekerke, car le passage de son discours que je viens de citer contient toute la doctrine du parti libéral, et tous les principes exposés dans le rapport de la section centrale en matière de fondations.

Nous n'avons rien à y ajouter, rien à en retrancher. Nous acceptons votre formule, et nous nous demandons de vouloir bien la traduire en loi.

Pour autoriser une fondation, dit M. de Liedekerke, il faut qu'elle présente évidemment un caractère public, en d'autres termes une fondation n'est possible que quand elle dessert un besoin incontesté et incontestable de la société. Or prétendrez-vous qu'une école de petits frères, qu'un collège de jésuites, et même l'université de Louvain présentent un caractère évident d'utilité publique ?

Mais que M. de Liedekerke demande à son ami M. de Decker si une école dirigée selon les principes du père Boone serait un établissement d'utilité publique. Il vous répondra que c'est une école qui fera des crétins. (Interruption.)

Mais je vous conteste cela, je vous le conteste au nom de la science et du progrès. Je vous soutiens que ces établissements ne m'offrent aucune garantie, de même que vous et nosseigneurs les évêques condamnez les établissements créés par les libéraux et entre autres l'université de Bruxelles.

L'honorable M. de Liedekerke dit qu'il faut que ce soit un caractère évident d'utilité publique. Eh bien ce qui est évident, c'est ce qui frappe tout le monde, c'est ce qui est certain pour tout le monde.

M. de Liedekerke. - Alors il n'y aurait rien de moins évident que votre discours.

M. Bara, rapporteur. - Je n'ai pas la prétention de soutenir que mon discours soit évident, ainsi que le dit l'honorable M. de Liedekerke ; j'ai déjà déclaré en commençant que je n'espérais pas convaincre l'honorable membre ; que le débat entre la droite et le libéralisme est ancien ; que nous parlions pour le pays ; mais de ce que mon discours n'est pas évident, il n'en résulte pas que l'utilité des établissements des petits frères soit quelque chose d'évident. Je ne demande, pas au surplus, la personnification civile pour mon discours.

L'épiscopat a créé une université à Louvain, et dans son manifeste il déclare formellement que cet établissement est institué pour avoir un enseignement étranger aux nouveautés profanes. Eh bien, si quelqu'un est partisan des idées modernes, des découvertes de la science, fussent-elles contraires à n'importe quelle religion, vous voulez que la loi qui doit respecter toutes les croyances proclame votre université un établissement d'utilité publique ! Avouez que ce serait la plus injustifiable des violences faites à la conscience des citoyens ; avouez que nos principes de liberté d'opinions ne seraient qu'une lettre morte.

Il y a plus : un établissement peut être bon aujourd'hui et mauvais demain. Prenons un exemple célèbre entre tous : l'ancienne université de Louvain. A la fin du XVIIIème siècle quel était l'état de l'ancienne université de Louvain qui avait une été gloire pour la Belgique ? Quelle était l'éducation des élèves ?

Voici ce que dit M. Juste :

« Des documents authentiques attestent que dans les collèges où les philosophes étaient casernes, on ne recevait pas des notions de goût, d'urbanité, de savoir-vivre. Suivant la tradition et d'après les usages des quatre pédagogies, il fallait qu'un extérieur philosophique s'annonçât par la malpropreté de l'accoutrement, la rusticité des manières, la grossièreté et l'incorrection du langage. Tout philosophe singeait Diogène. Le costume classique se composait d'un habit en lambeaux, mis à découvert par un manteau qui, en sortant des mains mêmes du tailleur devait être déchiré et troué d'une part, maladroitement rapiécé de l'autre, et le tout couvert d'encre, d'huile et de boue.

« Le gouvernement proscrivit en 1766 cette toilette quasi cynique ; mais on jeta les hauts cris, et il fallut recourir aux voies de fait pour mettre le décret à exécution. »

Une pareille citation n'a pas besoin de commentaire.

Qu'apprenait-on en physique ? On expliquait tout par l'horreur du vide.

En droit, l'élève sortait de l'université dans la plus profonde ignorance des statuts coutumiers de la Belgique, de son régime administratif, de toute sa législation moderne tant civile que criminelle.

L'étude de l'histoire et des belles-lettres y était entièrement négligée, pour ne pas dire tombée, affirme le prince Charles de Lorraine.

Voici comment deux personnages publics appréciaient l'état de l'université de Louvain.

M. Leclercq, membre du conseil d'Etat, disait : « L'université est arriérée de deux siècles en comparaison de celles qui sont bien constituées, et il y manque des leçons sur presque tous les objets d'enseignement les plus importants et les plus utiles. »

Et le comte de Cobenzl écrivait : « Il est honteux que nous ayons dans notre université des gens si peu faits pour maintenir le bon goût et entièrement livrés à la barbarie pour les sciences et à la rusticité pour les mœurs. »

Ici se place un triomphe de l'honorable M. Kervyn de Lettenhove. Pourquoi donner capacité aux établissements publics ? Vous dites dans votre rapport qu' « ils ne peuvent devenir une entrave pour le progrès », et vous reconnaissez qu' « aux époques de l'intolérance l'enseignement public était empreint des farouches principes de l'inquisition, » et vous venez de dire que l'université de Louvain, université publique, était au XVIIIème siècle tombée dans la barbarie.

Cela prouverait tout au plus qu'il ne faut pas donner la personnification civile même aux établissements publics ; mais en saine logique, cela n'établira jamais qu'il faille la donner aux établissements privés. Mais je ferai remarquer à l'honorable M. Kervyn de Lettenhove qu'il s'est donné un facile plaisir de me mettre en contradiction. Pour cela, l'honorable orateur a tout simplement supprimé quatre mots dans la phrase qu'il cite.

Voici ce que je dis : « Les fondations en faveur de l'enseignement ne peuvent arrêter le progrès dans un pays libre. » M. Kervyn a habilement passé les mots » dans un pays libre », de telle sorte qu'il me fait dire que tout établissement d'instruction publique même dans un pays barbare n'arrête pas le progrès.

Je ne suis pas historien, mais je ferai remarquer à l'honorable M. Kervyn que sous Philippe II nous n'étions pas libres, et que par conséquent j'ai pu très bien dire que l'enseignement public n'entrave pas le progrès dans un pays libre et constater que l'enseignement public au XVIème siècle prêchait la haine et l'intolérance.

Je fais à la Chambre cette seule rectification, pour qu'elle juge elle-même de la manière dont le rapport de la section centrale est arrangé. Les contradictions rares qu'on s'efforce d'y trouver proviennent toujours de ce qu'on fait dans le texte des coupures utiles et convenables aux besoins de la cause.

Voyez, nous sommes parfaitement d'accord sur les principes, mais l'honorable M. de Liedekerke soutient que le premier venu, fût-il un utopiste, peut fonder un établissement, et que cet établissement doit être déclaré d'utilité publique ; nous ne pouvons admettre et avec nous le pays ne peut admettre que le premier venu puisse créer un établissement public.

Echouant sur ce point, l'honorable M. de Liedekerke, et il se rencontre avec l'honorable M. Kervyn de Lettenhove, nous dit : Vous ne permettez pas de fonder au profit d'un établissement privé ; eh bien, c'est une atteinte à la liberté de l'enseignement. Vous voulez implanter en Belgique le système de l'université de France, le déplorable monopole de l'Etat en matière d'instruction publique.

Comment qualifierai-je cette accusation ? Nos adversaires le savent, les honorables MM. Kervyn de Lettenhove et de Liedekerke doivent en être convaincus : le projet de loi ne change rien à la législation existante, il ne fait que consacrer les principes déposés dans nos lois et appliqués depuis longtemps.

(page 770) Dites donc au pays, si vous voulez être justes, que nous n'innovons pas, que nous ne faisons que maintenir ce qui existe...

M. B. Dumortier. - Allons donc ! restons dans le vrai.

M. Bara, rapporteur. - C'est exact. Avez-vous, depuis trois quarts de siècle, la personnalité civile pour vos établissements d'instruction privée ?

L'avez-vous aujourd'hui et surtout depuis notre régénération politique ? Vous avez essayé une seule fois de l'obtenir pour l'université catholique de Louvain et vous avez vous-mêmes reculé, un ministère catholique a reculé devant cette prétention.

En 1857, vous l'avez réclamée pour les écoles primaires gratuites ; et aujourd'hui vous criez à la violation de la liberté de l'enseignement, parce qu'on ne vous donne pas ce que vous n'avez jamais eu, parce qu'un ministère libéral ne vient pas humblement vous offrir ce que vous n'avez pas osé ou plutôt ce que vous n'avez pas su prendre.

Avouez, messieurs, que c'est un peu trop fort. Si vous étiez au pouvoir, j'en appelle à votre loyauté, oseriez-vous présenter une loi qui autorisât à fonder en faveur d'établissements d'instruction privée ? Non, je l'affirme, car vous avez promis vous-mêmes, après les événements de 1857, de ne pas le faire. L'un de vous l'a écrit ; l'un de vous a dit qu'il n'en serait plus question. Eh bien, ce que vous ne pourriez pas faire, ce que vous avez déclaré que vous ne feriez pas, comment pouvez-vous, de bonne foi, exiger que la politique libérale le fasse, elle qui est hostile à toutes vos idées, à toutes vos aspirations ?

Répondez à cette question, et le débat sera vite terminé, le pays sera vite éclairé !

En quoi, messieurs, la liberté de l'enseignement est-elle engagée dans cette question ? Est-elle compromise ? Mais alors elle l'est depuis 30 ans ; vous n'avez pas eu la liberté de fonder ; et cependant je vois partout de vos écoles ; le sol de mon pays en est couvert. Partout je vois des petits frères pour l'enseignement primaire, des jésuites pour l'enseignement moyen, et enfin l'université de Louvain pour l'enseignement supérieur. Vous avez le monopole de l'instruction des jeunes filles. Et vous prétendez que la liberté n'est pas complète ! Mais que l'honorable M. Kervyn, qui nous accuse de défendre les doctrines de l'université de France, veuille donc expliquer l'existence de tous ces établissements d'instruction, qui resteront ce qu'ils étaient avant, qui n'auront ni plus ni moins de droits avant qu'après le projet de loi, s'il est voté.

Voilà ce qu'il faut dire au pays.

La liberté d'enseigner et la liberté de fonder sont deux choses complètement distinctes, qui n'ont aucun rapport entre elles. De ce que l'enseignement est libre, on ne peut pas déduire ce droit de fonder en faveur de l'enseignement, pas plus que de la liberté de la presse, on ne pourrait déduire le droit de fonder en faveur des journaux. Personne ne prétendu sans doute qu'on puisse fonder en faveur des journaux parce que la presse est libre en Belgique ; et cependant les journaux comme les écoles sont un moyen de répandre l'instruction et de porter partout la civilisation et les idées.

M. B. Dumortier. - Parlez-nous des bourses d'études.

M. Bara. - J'en parlerai, M. Dumortier.

L'honorable M. Kervyn a fait un retour vers le passé pour démontrer que les principes de la section centrale n'étaient pas neufs ; qu'ils avaient été proclamés déjà par Mirabeau.

Nous remercions vivement notre honorable adversaire de cette démonstration. C'est précisément là le mérite auquel nous prétendons : nous nous sommes bien gardés d'innover ; nous nous sommes bien gardés d'affirmer des principes qui n'étaient pas déposés dans nos lois et affirmés par les hommes les plus considérables dans la science et reconnus complètement par la civilisation moderne. Ces principes sont ceux de la législation existante.

M. Kervyn de Lettenhove. - Du décret de 1811.

M. Bara, rapporteur. - On n'a rien produit depuis lors en matière d'enseignement. Je ne crois pas que les écoles primaires des petits frères, les collèges des jésuites et l'université catholique de Louvain aient la personnification civile. En conséquence, le décret de 1811 proclame les principes qui ont subsisté jusqu'à présent. Vous avez été souvent au pouvoir et vous n'y avez jamais porté atteinte.

Ainsi, voilà trois quarts de siècle, que ces principes existent et parce qu'on les affirme de nouveau aujourd'hui, on affirme une monstruosité ; et parce qu'on se prévaut d'un état de choses qui dure depuis trois quarts de siècle, on est accusé de despotisme, on est accusé de porter atteinte à tous les droits de la famille, de la propriété et de la religion. N'espérez pas, messieurs, que le pays croie un seul mot de toutes ces accusations.

Le rapport de la section centrale repose donc sur des principes affirmés par Mirabeau, selon l'honorable M. Kervyn.

Il y a plus, selon l'honorable M. de Liedekerke, le rapporteur s'est inspiré des idées de Robespierre ! (Interruption.) En vérité, messieurs, je ne sais plus à qui l'honorable M. Dumortier pourra me comparer, quelque grandes que soient les richesses de son imagination.

M. B. Dumortier. - Vous n'avez besoin d'être comparé à personne ; vous êtes parfaitement vous-même.

M. le président. - N'interrompez pas.

M. B. Dumortier. - On me met en cause.

M. le président. - Vous répondrez.

M. Bara, rapporteur. - Et savez-vous, messieurs, pourquoi je me suis inspiré des idées de Robespierre ? Parce que j'ai émis les deux propositions suivantes :

« 1° Les droits de l'homme sur la propriété sont exclusivement viagers. »

« 2° Le législateur a toujours le droit d'introduire dans un service public les changements dont l'utilité est démontrée. »

Quant à la première proposition, messieurs, elle n'est pas de moi ; je la tire du Code civil qui certes n'est pas une œuvre révolutionnaire, et je la tire de toutes les lois existantes en matière de fondations, soit au profit du culte, soit au profit de la bienfaisance publique.

En effet, messieurs, l'article 893 dispose : « Les substitutions sont prohibées » et il n'admet qu'une exception à ce principe. Prohiber la substitution, c'est proclamer que les droits de l'homme sur la propriété sont exclusivement viagers. Car, je l’ai démontré dans mon rapport, et l'honorable M. de Liedekerke ne m'a pas réfuté, la succession testamentaire ne constitue qu'un droit de transmission au dernier instant de la vie et non un droit postérieur à la mort sur la propriété.

Voici d'autres dispositions du Code civil :

Article 893. On ne pourra disposer de ses biens à titre gratuit que par donations entre-vifs ou par testaments dans les formes ci-après établies...

Article 910. Les dispositions entre vifs ou par testament au profit des hospices, des pauvres d'une commune ou d'établissements d'utilité publique n'auront leur effet qu'autant qu'elles seront autorisées par un décret impérial.

Article 911. Toute disposition au profit d'un incapable sera nulle.

Or, que signifient toutes ces dispositions ? Que les droits de l'homme sur la propriété sont viagers, et que, par exception, il est permis à l'homme de donner à ses biens une destination perpétuelle au profit d'établissements d'utilité publique. Maintenant qui va déterminer l'utilité publique ? L'honorable M. de Liedekerke veut que ce soit le premier venu, un moribond obsédé de conseils, un ignorant. Nous, au contraire, nous prétendons que la nation seule a ce droit.

L'honorable M. de Liedekerke veut que le premier venu puisse déclarer que tel ou tel enseignement est d'utilité publique. Nous, nous prétendons que ce droit n'appartient qu'à la nation et je crois intimement que, sur ce point, le parti libéral a raison contre le parti catholique. Vous le voyez donc, messieurs, ma première proposition si monstrueuse, si robespierrienne, n'est autre chose que l'expression de la doctrine du code civil. Napoléon, sous le règne de qui ce code a été fait, s'est peut-être inspiré lui aussi des idées de Robespierre.

Dans tous les cas si les principes émis dans mon rapport sont condamnables, l'honorable M. de Liedekerke doit s'empresser de demander immédiatement la révision du Code civil, œuvre qu'il doit qualifier de détestable, d'attentatoire à la liberté et à la propriété des citoyens.

Pour prouver que l'homme n'avait pas sur la propriété des droits perpétuels, le rapport cite un exemple ; il prétend que l'homme ne pourrait pas se réserver six pieds de terre, pour son cadavre. Six pieds de terre, c'est bien peu, et l'inviolabilité de la tombe quelle magnifique chose ! Je pose la question à M. de Liedekerke et je le prie de vouloir y répondre ; je l'enferme dans ce dilemme.

Ou bien vous accorderez ce droit à l'homme, et dans un temps donné il ne restera plus un pouce de terre pour les générations futures, ou vous le lui refuserez et vous vous serez déclaré vaincu : vous aurez reconnu que l'homme n'a pas de droit éternel sur la propriété, même pour conserver son cadavre : vous aurez déclaré avec moi, avec Robespierre si vous croyez qu'il l'a fait, que les droits sur la propriété sont exclusivement viagers.

J'arrive à la deuxième proposition condamnée par M. de Liedekerke, celle par laquelle le rapport soutient que le législateur a toujours le droit d'introduire dans des services publics les changements dont la nécessité est démontrée, cette proposition nous fait entrer dans la partie du projet relative aux bourses d'études :

La fondation ne peut être autorisée qu'en vue d'un besoin social et au profit d'établissements d'utilité publique.

(page 771) C'est l'honorable comte de Liedekerke qui parle. Je l'ai pris pour guide Je ne le quitterai pas. Eh bien, messieurs, il est certain que de pareilles fondations lorsque par leur administration, leur organisation, elles ne répondent plus à un besoin social, ne sont plus d'utilité publique, il est certain que c'est un devoir de la loi de changer cette administration, et cette organisation pour que le bien-être social, seul but de la fondation, seule cause légitime de son existence, soit réalisé. Nous ne comprenons pas comment l'honorable MH. de Liedekerke puisse échapper à ces conséquences qui découlent naturellement des prémisses qu'il a lui-même posées.

Ainsi, de par son essence, de par sa nature, l'organisation et l'administration de la fondation sont essentiellement susceptibles de transformation selon les progrès de la société.

On va même plus loin ; on prétend que lorsque le but que s'est proposé le fondateur ne peut plus être poursuivi ou est nuisible à la société, les biens de la fondation appartiennent à la nation qui en a la libre disposition. Et ce dernier principe ainsi que le premier ont été appliqués de tous temps chez tous les peuples du monde et ont reçu l'approbation même de l'Eglise catholique.

Ainsi, les biens du clergé ont été nationalisés en 1789, il en est de même des propriétés des corporations civiles et religieuses. Quelqu'un sur les bancs de la droite oserait-il dire que cela a été un vol ?

Le concile de Trente a posé le principe de la possibilité d'affecter à d'autres usages des biens destinés à certains objets lorsque la nécessité et l'utilité le commandaient, et nous voyons dans les synodes de Cambrai qu'on peut, avec l'approbation de l'évêque ou du saint-siége, changer l'affectation des établissements pieux.

Et l'exemple vient à l'appui de la règle. L'ordre de Malte hérite des biens de l'ordre du Temple dont la dotation était destinée à un tout autre but que celui que poursuivait l'ordre du Temple,

Au XVIème siècle, comme vous l'a dit mon honorable ami M. De Fré, lorsqu'on créa de nouveaux évêchés, on leur donna des biens de monastères qui avaient une affectation toute particulière.

C'est ainsi que l'évêché de Bruges a eu les biens de l'abbaye de Terdoest.

Quant au premier principe, aux changements dans l'administration et l'organisation des fondations, les exemples abondent et les lois sont là pour le prouver.

En matière de culte, toutes les anciennes administrations ont été changées. Prétendrez-vous qu'il faille en revenir à l'organisation ancienne ?

En matière de bienfaisance, il y avait autrefois une quantité d'hôpitaux, d'établissements soumis à des administrations spéciales. On a fait disparaître tous ces corps, on a réuni toutes ces administrations dans une administration locale qui s'appelle le bureau de bienfaisance ou les hospices. Prétendrez-vous faire revivre tous ces anciens corps publics, rétablir toutes ces administrations spéciales qui ont fait naufrage dans la grande révolution de 1789 ?

En matière d'instruction et de bourses d'études, en supposant constitutionnels les arrêtés du roi Guillaume, l'on voudra bien admettre que le roi Guillaume a modifié la législation sur les bourses d'études. L'honorable comte de Liedekerke, qui considère comme une attaque à la propriété, de modifier l'organisation des fondations de bourses, devrait diriger ces reproches également contre le roi Guillaume.

En effet, l'arrêté de 1823 modifie l'arrêté de 1818. Il impose aux administrateurs et aux collateurs des obligations qu'ils n'avaient pas précédemment. Guillaume est donc un Robespierre !

Messieurs, a-t-on bien fait de réviser le régime sous lequel sont placées les fondations de bourses ? L'organisation actuelle est-elle mauvaise, celle que l'on propose sera-t-elle meilleure ? Voilà toute la question à résoudre.

D'abord, messieurs, il n'était plus convenable, eu égard à nos progrès politiques, d'exécuter les volontés du fondateur, et en fait les collateurs de bourses la violaient tous les jours, et violaient même les arrêtes du roi Guillaume.

En effet, les fondateurs avaient créé leurs bourses pour l'ancienne université de Louvain avec laquelle la nouvelle n'a rien de commun, ainsi que l'a décidé la jurisprudence de notre pays, c'e qui vaut mieux que l'opinion de l'honorable M. Landeloos.

Les bourses étaient donc créées pour une université publique et les arrêtés du roi Guillaume les avaient données aux universités publiques.

Or voilà qu'en 1830 nous proclamons la liberté de l'enseignement. Le parti catholique qui prétend respecter les volontés des fondateurs, s'empresse de détourner les bourses des universités publiques et de les attribuer à l'université de Louvain.

Voilà, ce me semble, bel et bien une violation de la volonté des fondateurs avec rétroactivité. Les catholiques l'acceptent parce qu'ils en tirent profit.

Le gouvernement aurait pu soutenir que les collations de bourses faites aux élèves de l'université de Louvain étaient illégales, que la liberté de l'enseignement n'était pas incompatible avec l'attribution des bourses aux universités publiques.

Il ne l'a pas fait, et nous ne nous en plaignons pas.

Mais il n'en est pas moins vrai que cet état de choses était irrégulier et qu'une loi était nécessaire. C'est cette loi que nous discutons aujourd'hui.

Elle a pour but de mettre les fondations de bourses en harmonie avec le grand principe de la liberté de l'enseignement, ce que les catholiques ont fait depuis 30 ans au profit de leur enseignement. Au monopole pour l'enseignement public, ils avaient substitué le monopole pour l'enseignement par les prêtres et les couvents.

Sous ce rapport donc, messieurs, une réforme était nécessaire. Elle l'était encore sous un autre rapport, c'est qu'on contestait la constitutionnalité des arrêtés du roi Guillaume.

De plus, messieurs, à un autre titre encore, les volontés des fondateurs ne pouvaient être exécutées. La plupart des collateurs sont des titulaires de fonctions civiles et ecclésiastiques. Quant aux fonctions civiles auxquelles les collations étaient attachées, il en est de disparues, il est d'autres qui ont été modifiées. Quant aux fonctions ecclésiastiques, elles ne sont plus ce qu'elles étaient autrefois.

Lorsque la plupart des fondations de bourses d'études ont été faites, le clergé dépendait dans une certaine limite de l'autorité civile, et cette considération a dû avoir son influence dans la désignation des collateurs ecclésiastiques par les fondateurs, car les collateurs sont, à notre connaissance, pris toujours parmi le clergé proprement dit et non parmi les membres des congrégations religieuses.

Or, d'après notre Constitution le clergé et complètement indépendant du pouvoir. Les titulaires ecclésiastiques ne sont donc plus dans les conditions où ils étaient lorsque les fondations ont été créées.

Enfin, messieurs, l'administration et l'organisation existant d'après les arrêtés du roi Guillaume étaient vicieuses, avaient donné lieu à de graves abus. D’abord on constate que le patrimoine des bourses n'est pas affecté à sa destination.

Le gouvernement, messieurs, pourra vous donner des chiffres à cet égard. Il est des fondations où l'on thésaurise, où l'on n'accorde pas les bourses fondées en vue de l'instruction.

Le grand nombre de fondations éparpillées sur tout le territoire empêchaient un contrôle suffisant, de telle sorte qu'il est arrivé que les administrateurs ont laissé disparaître ou amoindrir les ressources de certaines fondations, et que dans d'autres, il était impossible de savoir ce qui se passait.

C'est ainsi que nous voyons dans l'exposé annuel de la situation des provinces que la députation permanente de Liège déclare ne pas pouvoir s'expliquer sur la situation des bourses parce qu'on ne lui rend pas de comptes, parce qu'on ne veut pas lui donner les renseignements qu'elle réclame.

Ces administrations spéciales rendaient en outre les dépenses plus considérables, et à ce point de vue une réorganisation était désirable. Mais le plus grave des abus, celui qui réclamait impérieusement et depuis longtemps la révision de la législation sur les bourses d'études, c'est l'application que les collateurs des bourses, presque tous ecclésiastiques, faisaient de nos principes constitutionnels en matière de liberté de conscience et d'enseignement. Ils ont accaparé toutes les bourses au profit des établissements religieux. Ce système était évidemment la négation de nos grandes libertés en même temps que la violation la plus formelle et la plus audacieuse de la volonté des testateurs.

Nous avons, messieurs, qualifié avec le plus grand calme, dans le rapport de la section centrale, le système admis par les collateurs ecclésiastiques. Nous avons dit que la liberté des familles et des élèves n'était pas entière, que l'on exerçait sur le pays une pression fâcheuse.

Nous nous sommes attiré les colères de l'honorable comte de Liedekerke : « Nos accusations, dit-il dans son langage dédaigneux, sont indignes de documents publics. »

Très bien, nous allons voir.

Je pourrais, messieurs, vous présenter le tableau de distribution des bourses pour tout le pays et vous faire voir avec quelle impartialité et quel respect des actes de fondation, cette distribution est faite, mais j'espère que le gouvernement fera cet exposé. Il le fera avec une autorité beaucoup plus grande que la mienne. Je vais me borner à vous donner le tableau de répartition des bourses qui ont leur siège au chef-lieu de l’arrondissement que j'ai l'honneur de représenter. Je prie l'honorable comte de Liedekerke de me prêter une oreille attentive, afin qu'il juge si ce que je vais dire est plus digne des documents publics.

Tournai est une des villes où les fondations de bourses sont les plus nombreuses.

(page 772) Or, en 1861, messieurs, les collateurs des fondations de Tournai ont conféré 132 bourses, et savez-vous comment elles se répartissent :

39 au séminaire de Tournai.

34 au séminaire de Bonne-Espérance.

1 au séminaire de Roulers.

82 au collège des jésuites de Tournai.

17 à des collèges de prêtres, à des couvents et autres.

7 à l'université de Louvain.

5 à l'université de Liège.

5 à l'athénée de Tournai,

2 à un pensionnat de jeunes filles..

Voilà le système de vos collateurs. Les voilà pris en flagrant délit.

M. de Liedekerke. - Lisez les actes de fondation.

M. Bara. - Vous me réfuterez, si vous le pouvez.

Ainsi, messieurs, sur 132 bourses l'enseignement par les prêtres en a 120, et l'enseignement laïque 10, deux sont données à un pensionnat de jeunes filles.

Et sur ces 10 bourses, je constate, et il y en a peut-être plus, que 2 appartiennent à des parents de fondateurs que les collateurs n'ont pu empêcher d'aller étudier à Liège. La part de l'enseignement laïque sur 132 bourses est donc de 5 bourses pour l'université de Liège et 5 bourses de 100 francs, je crois, pour l'athénée de Tournai.

C'est une véritable spoliation, une confiscation au profit d'un parti politique. Et vous nous accusez de réformer un pareil régime, vous nous empêchez de changer des administrations qui agissent de cette manière ? Vous demandez des faits, en voilà ! Et prétendez-vous que les collateurs tournaisiens suivent la volonté des fondateurs ? Non, ils détournent les bourses de leur destination.

En effet, messieurs, autant que le dépouillement que j'ai fait est exact, je vois que plus de 114 bourses sont affectées, non pas exclusivement pour la théologie, mais pour les humanités, la théologie et les études universitaires. Or, sur ces 114 bourses vous en prenez 74 au moins pour la théologie ; au moins, dis-je, car beaucoup des élèves des jésuites entrent au séminaire à l'expiration de leurs études.

Eh bien, c'est là violer la volonté des testateurs, puisque vous affectez presque uniquement à l'étude de la théologie ce qu'ils ont destiné à différentes sortes d'études.

Il y a plus, il y a des établissements que vous excluez à jamais ; et vous ne pouvez pas faire autrement après les solennelles condamnations des évêques. L'université de Bruxelles ne peut avoir aucune bourse.

Voici un fait que je livre au pays et qui s'est passé dans mon arrondissement.

Un ancien bourgmestre d'une ville de mon arrondissement avait droit à une bourse de famille pour son fils. Il a été trouver les administrateurs de la fondation et il leur a dit : Mon fils veut aller étudier à l'université de Bruxelles. On lui a répondu : Allez à Liège, allez à Louvain, mais pour Bruxelles vous n'aurez pas de bourse.

Du reste, messieurs, l'honorable M. Landeloos reconnaît sans difficulté qu'il en est ainsi, et il affirme que les collateurs ne peuvent faire autrement que d'envoyer les élèves à l'université de Louvain. C'est l'aveu le plus complet que vous exercez une pression sur le pays.

Nous prétendons que l'université actuelle de Louvain n'est pas l'ancienne université, nous le prétendons, la jurisprudence de notre pays à la main.

Eh bien, messieurs, en présence de pareils faits, pouvez-vous soutenir que nous n'avons pas le droit de réformer cette législation, pouvez-vous soutenir que c'est une œuvre de parti et de passion que celle à laquelle nous vouons en ce moment nos efforts ?

Non, messieurs, si vous aimez la liberté d'enseignement, acceptez la loi, les élèves iront où ils voudront.

Si l'université de Louvain est la première du pays, si elle ne doit pas sa vogue à une pression, mais à ses doctrines, à la supériorité de l'enseignement qui s'y donne, le pays y enverra les jeunes gens. Vous n'avez rien à craindre, ayez confiance dans la bonté de votre cause comme nous avons confiance dans la bonté de la nôtre.

Laissez faire les collateurs ; ils seront impartiaux puisqu'ils seront nommés par les députations permanentes qui sont le fruit de l'élection libre. Et si jamais quelqu'un exerce une pression, vous serez là, l'honorable M. Dumortier sera là pour protester à la tribune.

Je termine, messieurs. Je ne dirai rien quant à la rétroactivité. Mes. honorables amis, MM. Van Humbeeck et De Fré ont déjà traité cette question d'une manière approfondie, et n'ont pas été réfutés.

Je termine en disant que la loi est une œuvre sage, qu'elle aura l'assentiment du pays, et que quoi que vous disiez, quoi que vous fassiez pour passionner l'opinion publique, vous ne sauriez faire croire que ce que nous faisons en matière d'instruction n'est pas conforme aux principes, de la civilisation moderne.

Cette loi, vous l'avez anathématisée et vous n'avez pas démontré qu'elle est mauvaise.

Savez-vous ce qui arrivera ? Si elle est votée, vous n'y porterez jamais la main et vos enfants, s'ils ont d'autres idées que vous, la béniront, car ils ne seront plus obligés d'aller étudier à d'autres universités que celles que leur désignera leur conscience.

- La séance est levée a quatre heures trois quarts.