(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1861-1862)
(page ) (Présidence de M. Vervoort.)
M. de Florisone, secrétaire, procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. de Boe, secrétaire, donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Florisone, secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Le sieur Vancauwenbergh, ancien employé au chemin de fer de l'Etat, demande la révision de sa pension et sa mise en activité de service dans la station de Louvain. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Veeckman, atteint d'une infirmité contractée au service militaire, demande qu'on lui continue la pension provisoire dont il a joui jusqu'au 1er juillet dernier. »
- Même renvoi.
« Le sieur Furnimont, blessé de 1830, réclame l'intervention de la Chambre pour obtenir une pension. »
- Même renvoi.
« Le conseil communal de Linckhout demande une loi qui fixe le minimum des traitements des secrétaires communaux. »
- Même renvoi.
« Les commis greffiers près le tribunal de première instance de Louvain demandent une augmentation de traitement. »
- Même renvoi.
« Les facteurs de la poste, à Tournai, demandent une augmentation de traitement. »
« Même demande des facteurs des postes à Malines, Termonde, Rochefort et Warnant-Dreye. »
- Renvoi à la section centrale chargée du budget des travaux publics.
M. de Brouckere. - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre, au nom de la commission des naturalisations, un projet de loi accordant la grande naturalisation à M. Pastor, industriel à Seraing.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce projet de loi et le met à la suite des objets à l'ordre du jour.
M. le président. - L'ordre du jour appelle la suite de la discussion du projet d'adresse en réponse au discours du Trône, La parole est à M. Thibaut.
M. Thibaut. - Je me fais un devoir, messieurs, de joindre ma protestation aux protestations énergiques, nobles, éloquentes et patriotiques, qui sont parties de nos bancs, contre le premier acte posé par l'honorable M. Charles Rogier comme ministre des affaires étrangères.
Les honorables membres du cabinet qui ont pris la parole dans les séances précédentes, n'ont pas caché leurs sympathies personnelles pour le mouvement révolutionnaire italien. Mais ils ont déclaré aussi que, comme gouvernement, ils n'avaient pas et ne pouvaient pas avoir d'opinion sur les faits qui se sont passés en Italie. C'est en invoquant les règles du droit des gens et les devoirs de la neutralité, qu'ils ont essayé de justifier l'acte portant reconnaissance du royaume et du roi d'Italie.
Je ne dissimulerai pas non plus, messieurs, mes sympathies ni mes antipathies. Mes sympathies sont toutes pour les opprimés, et mes antipathies pour les oppresseurs ; je plains et je vénère les victimes de la trahison et j'abhorre les traîtres ; j'honore les martyrs de l'indépendance nationale et je déteste leurs bourreaux.
Mais je veux, moi aussi, faire abstraction de mes sentiments. Je veux rechercher froidement quels sont les principes du droit des gens qui président à la reconnaissance des gouvernements nouveaux, et partant quel est le droit de la Belgique, pays libre, honnête et neutre, quel est son devoir dans les circonstances actuelles. Vous verrez, messieurs, que je serai conduit à juger certains événements, comme le gouvernement, quoi qu'en disent MM. les ministres, doit lui-même les juger. Je ramène ainsi le débat à son point de départ et sur le terrain où l'avait placé mon honorable ami M. Nothomb.
Je tâcherai de dissiper la confusion que les honorables orateurs de la gauche, MM. les ministres surtout se sont complus à jeter dans ce débat.
En droit public, il faut, messieurs, distinguer soigneusement la non-intervention de la neutralité.
Le principe de non-intervention défend à toute puissance de s'immiscer dans les intérêts exclusivement nationaux, dans les affaires intérieures d'un autre Etat. Dans ce sens on dit que tous les peuples, tous les Etats sont neutres les uns à l'égard des autres.
Il est aussi admis en droit de gens, que « l'intervention est licite et obligatoire (sauf pour les Etats soumis à la neutralité comme la Belgique), toutes les fois qu'un pays franchit ses limites, ses droits personnels, ses conventions, ses traités, sa géographie, et porte ainsi atteinte, les armes (page 86) à la main, au droit public, propriété commune de l'Europe et que l'Europe garantit à la civilisation générale. »
Ce sont les termes mêmes dans lesquels s'exprime un homme d'Etat illustre.
Que signifie la neutralité en droit public ? La neutralité est en même temps un droit et un devoir : droit de refuser de prendre parti entre des nations, des peuples qui sont en état d'hostilité ; devoir de s'abstenir de tout acte qui aurait le caractère de parti pris patent ou secret.
La neutralité enlève à un peuple le droit d'intervention dans les cas où il existe pour d'autres peuples ; en retour elle lui assure le respect des belligérants.
Ainsi, en vertu du principe de non-intervention, il n'appartient à aucune nation de juger les changements survenus chez une autre nation, soit dans la forme du gouvernement, soit dans la dynastie. Dans ces hypothèses, on peut reconnaître, et j'ajoute avec M. le ministre des finances, on doit reconnaître les gouvernements établis.
En vertu du droit d'intervention, les nations gardiennes et garantes du droit public européen, loin de reconnaître les usurpations et les annexions violentes faites au nom du principe révolutionnaire des unités de race, d'origine et de langage, doivent les arrêter et les refréner ; car elles sont tenues d'empêcher tout pays d'enfreindre le droit publie, au préjudice d'un autre pays.
Un Etat neutre, au contraire, doit partout et toujours conformer sa conduite au principe de non-intervention ; il reconnaîtra donc les gouvernements établis, quelles qu'en soient l'origine et la forme, des nations chez elles-mêmes, et il s'abstiendra, quant aux gouvernements qui grandissent ou s'élèvent par l'usurpation et la conquête, de prendre parti contre eux, mais surtout de prendre parti pour eux, et de les reconnaître, aussi longtemps qu'ils sont contestés.
Les honorables ministres des affaires étrangères et des finances ont cité à tort, suivant moi, des faits historiques dont ils ont invoqué l'autorité pour justifier l'acte que nous discutons.
Ils ont comparé et assimilé les révolutions intérieures des peuples à une révolution envahissante, conquérante et menaçante pour le repos de l'Europe.
Ils ont proposé pour modèle et pour règle de la conduite d'un Etat neutre vis-à-vis de l'absorption violente de petites nationalités par un Etat ambitieux, la conduite de grands Etats vis-à-vis d'un changement de dynastie.
Il suffit d'exposer cette manière de raisonner pour en faire justice.
Les Provinces-Unies au XVIème siècle, le Portugal au XVIIème, les colonies anglaises de l'Amérique du Nord, les colonies espagnoles, ont été reconnues conformément au principe de non-intervention.
C'est par application du même principe que tous les changements de gouvernement survenus en France depuis la république de la fin du dernier siècle, jusqu'à l'empire actuel, ont été reconnus.
Mais il n'y a rien de commun entre tous ces événements accomplis au sein de nations, libres de leur volonté, et choisissant le mode de gouvernement qu'elles préféraient ou se courbant sous une tyrannie nationale, sans porter atteinte aux droits d'autres peuples, et ce qui s'est passé en Italie.
Que s'cst-il passé en Italie ?
Vous devez avouer que le roi de Piémont a porté les plus graves atteintes au droit des gens. Personne ne le conteste, pas même les hommes d'Etat de ce pays.
Je ne rappellerai pas tous les forfaits commis soit au nom du roi galant homme, soit par les instigations secrètes de son gouvernement avec son aide et sa coopération, alors même qu'il désavouait publiquement ses instruments ; je ne rappellerai pas les complots contre des gouvernements établis, et les trahisons qui s'accomplissaient partout où il se trouvait un agent officiel du Piémont, et qui scandalisaient l'Europe ; mais vous ne pouvez nier que les armées du roi de Piémont sont entrées en ennemies et en conquérantes sur le territoire du royaume de Naples, sans déclaration de guerre, sans rupture de relations diplomatiques et pendant que le roi Victor-Emmanuel assurait le roi François II de son amitié. Je prends ce fait seul, et je dis que vous, gouvernement belge, et nous, députés belges, nous devons le juger et le flétrir comme une violation du droit des gens.
Ce fait, messieurs, nous devons le juger d'autant plus sévèrement qu'il nous rappelle qu'en 1831 nous fûmes sur le point de devenir victimes d'un attentat du même genre.
Je suis loin de vouloir raviver des sentiments hostiles à l'égard de nos voisins du Nord, avec lesquels nous avons heureusement établi les meilleurs rapports. Permettez cependant que je dise un mot des événements de 1831 qui ne sont pas sans analogie avec ce qui s'est passé dans le royaume de Naples.
Le 2 août 1831, le prince d'Orange franchissait notre frontière à la tête d'une armée hollandaise, sans dénonciation préalable de l'armistice conclu entre la Belgique et la Hollande. Le 4 août, le Roi Léopold adressait au peuple une proclamation dans laquelle vous pouvez lire ce passage :
« Sans déclaration préalable, les ennemis ont repris subitement les hostilités, méconnaissant à la fois les engagements qui résultent d'une suspension d'armes, et les principes qui régissent les peuples civilisés.
« Ils n'ont pas reculé devant la plus odieuse violation du droit des gens, et par la surprise, ils ont voulu se ménager quelques avantages momentanés. Ce sont les mêmes hommes que vous avez vaincus en septembre ; ils apparaissent au milieu des populations paisibles, précédés par la dévastation et l'incendie...
« Je me rends à mon poste.
« J'y attends tous les Belges à qui la patrie, l'honneur et la liberté sont chers. »
Eh bien, messieurs, l'invasion piémontaise dans le royaume de Naples s'est accomplie dans des conditions plus odieuses cent fois que l'invasion hollandaise en Belgique. Le roi François II a tenu, avec raison, le même langage que le roi Léopold ; il a protesté, lui aussi, au nom du droit des gens et des principes qui régissent les peuples civilisés.
En 1831, le 2 août, le roi Léopold étant à Liège, chargea l'honorable M. Lebeau de transmettre à M. Lehon, notre représentant à Paris, l'ordre de demander officiellement l'assistance d'une armée française. L'assistance de l'Angleterre fut aussi réclamée. Le roi François II a fait, lui aussi, appel aux puissances européennes. En 1831, le roi Louis-Philippe usa du droit d'intervention et envoya en Belgique une armée française, à la tête de laquelle, comme le rappelait l'honorable M. Lebeau, il avait placé ses deux fils. Cette armée arrêta les progrès du prince d'Orange.
A Naples l'intervention étrangère était licite et obligatoire, comme elle le fut en Belgique à l'époque que je viens de rappeler, et elle était réclamée. Mais l'Angleterre, abandonnant les principes vrais, aidait secrètement le Piémont ; le chef de l'empire français se borna, vous le savez tous, à écrire au roi François II que la présence de sa flotte dans les eaux de Gaëte avait uniquement pour but de prévenir, entre deux princes, une lutte à outrance dans laquelle le droit et la justice devaient succomber.
Mais si l'Angleterre et la France, dans cette occurrence, dévièrent des principes qu'elles avaient elles-mêmes proclamés en 1831, il n'en est pas moins vrai que ces principes subsistent, comme il n'est pas moins vrai que le Piémont, pendant le siège de Gaëte, était en révolte ouverte contre le droit des gens.
Et parce que François II, après une héroïque défense, a succombé, s'ensuit-il que le roi Victor-Emmanuel est rentré dans le droit public ? Non sans doute ; le droit reste violé et, suivant les expressions d'un publiciste célèbre : « celui qui le viole est hors la loi ; c'est le grand anarchiste de la société internationale, c'est l'insurgé contre la civilisation ; car le droit public, c'est la civilisation. »
Le même publiciste dit encore : « Anathème sur le roi, le peuple ou le conquérant qui ne reconnaît pas le droit public ; qu'il soit l'excommunié de la civilisation ! »
Donc, aussi longtemps que le roi Victor-Emmanuel ne sera pas rentré dans le droit public, et il ne s'y trouve pas plus aujourd'hui que pendant le siège de Gaëte, la Belgique ne peut reconnaître le royaume d'Italie sans enfreindre le droit des gens, puisque le droit des gens commande au roi de Piémont de renoncer au royaume d'Italie ; aussi longtemps que les droits de l'indépendance nationale napolitaine sont soutenus par la guerre, un pays neutre ne peut les reconnaître sans violer sa neutralité.
Comme Etat neutre, nous n'avons pas le droit d'intervenir contre l'invasion étrangère, droit qui appartient à d'autres Etats ; mais le devoir nous incombe de nous abstenir de tout acte qui ressemblerait à une intervention pour elle.
Ah ! si la révolution s'était faite à Naples par les Napolitains, si le peuple de Naples avait renversé le gouvernement de François II, et, en possession de lui-même, s'il avait choisi une nouvelle forme de gouvernement ou une nouvelle dynastie, je comprends que, restant fidèles à la neutralité, nous eussions dû reconnaître le nouveau gouvernement établi.
La question se serait alors présentée dans les termes posés par l'honorable M. Frère : Nos relations continueront-elles avec un peuple qui a trouvé bon, légitimement ou non, avec ou sans droit, de se donner telle ou telle forme de gouvernement ?
(page 87 C'eût été le cas de dire avec l'honorable ministre : Nous n'avons pas le droit d'avoir une opinion sur les actes qui s'accomplissent chez une autre nation.
C'eût été enfin le cas d'appliquer le principe que j'ai expliqué, à savoir que l'on est tenu de reconnaître les gouvernements établis.
Evidemment nous ne sommes pas placés en face d'une telle situation. Nous avons devant nous, non pas une révolution intérieure, mais la conquête d'un pays indépendant par un souverain étranger.
Mais, a-t-on objecté, il n'y a plus de belligérants.
Je n'ai pas parlé, messieurs, des Etats romains. Tout ce qu'il y avait à dire sur nos obligations de pays honnête et neutre, en présence des prétentions du roi de Piémont sur les provinces de l'Etat de l'Église usurpées et de l'attitude si noble, si ferme, si courageuse du souverain pontife, a été dit éloquemment par un savant et nouveau collègue, l'honorable M. Kervyn. Mais s'il est vrai et cela a été parfaitement établi par l'honorable député d'Eccloo, que la guerre n'a pas cessé entre les Etats romains et le Piémont, il est vrai aussi qu'il y a guerre, guerre affreuse et barbare, nous en avons des preuves récentes, entre les Napolitains ou du moins une partie notable des Napolitains et le Piémont. Et il est encore permis d'espérer que, dans ce beau et malheureux pays, même en l'absence d'intervention des puissances, la force au service du droit et de l'indépendance nationale, finira par triompher de la force au service de l'insatiable ambition piémontaise.
Je vais plus loin ; supposons même qu'il n'y ait plus de belligérants. Est-ce que par hasard un succès, qui peut n'être que momentané, a droit à nos hommages empressés ? Vous nous avez souvent demandé si, pour nous, le temps justifiait la spoliation ; je vous demande, à mon tour, si la victoire seule a replacé le roi Victor-Emmanuel dans le droit public de l'Europe ?
Je vous demande si, aujourd'hui comme pendant-le siège de Gaëte, il n'est pas hors de ses droits, de ses conventions, de ses traités ? Et Belges, n'avons-nous pas plus d'intérêt, puisque c'est l'intérêt de la Belgique que vous alléguez aussi, n'avons-nous pas plus d'intérêt que tout autre Etat à respecter le droit des gens, afin qu'on le respecte envers nous ? Notre situation de pays neutre ne nous oblige-t-elle pas aussi à considérer comme existant tout Etat dont l'acte de mort n'a pas été signé par les grandes puissances ? Ce n'est pas nous, si l'honneur nous est cher, qui devons dire des premiers vae victis !
Si vous reconnaissez maintenant le royaume d'Italie, c'est que vous approuvez la politique du Piémont. Et personne ne s'y trompe. Vous l'approuvez lorsque vous prétendez que le roi Victor-Emmanuel est généralement et librement obéi dans les Etats qu'il a annexés au Piémont ; car jusqu'ici ceux-là seuls vous félicitent qui applaudissent aussi à l'unité de l'Italie, n'importe par quels procédés elle se réalise.
N'avez-vous pas aussi, vous, M. le ministre des affaires étrangères, jugé dans cette enceinte la cause de François II, et ne l'avez-vous pas trouvée mauvaise ? N'avez-vous pas, imitant les rédacteurs du Siècle et de l’opinion nationale de Paris, loué, exalté un chef de condottieri, intrépide, je le veux bien, ardent patriote, soit, mais un homme qui cependant est avant tout un grand criminel, Garibaldi, l'un des principaux instruments du roi de Piémont. N'avez-vous pas enfin obtenu, dans la séance d'hier, l'appui compromettant d'un député qui ne cache pas ses aspirations révolutionnaires, ni son admiration pour le chef de la révolution sociale en Europe, M. Mazzini ? Tandis qu'hier, l'honorable M. Henri de Brouckere, ancien ministre des affaires étrangères, libéral de cœur et d'âme, improuvait votre conduite.
On me dira peut-être que c'est la liberté que je veux proscrire. Dieu m'en garde, messieurs ! Je comprendrais bien mal le respect du droit, si je le confondais avec le mépris de la liberté. Je ne veux pas même descendre jusqu'à réfuter un pareil reproche. Je me borne à citer ces paroles que j'emprunte à l'homme d'Etat éminent dont j'ai plusieurs fois invoqué l'autorité :
« La liberté que les peuples se font à eux-mêmes, dit-il, cette liberté est légitime et sacrée. La liberté que les peuples reçoivent de l'invasion étrangère, à la pointe des baïonnettes du roi du Piémont, ou avec les bombes de Gaëte, n'est qu'une ignominieuse servitude. »
Un mot encore, messieurs, et je finis.
Je ne me dissimule pas le résultat du vote ; mais les orateurs de la gauche ont souvent allégué, pour amoindrir l'importance de l'acte posé par le gouvernement, les réserves qu'il a faites. Hier encore l'honorable M. de Brouckere y a trouvé une raison suffisante pour promettre son vote au gouvernement dont il n'approuve pas la conduite. L'honorable M. d'Hoffschmidt a, de son côté, invoqué ces réserves. En reconnaissant les faits, a-t-on dit, le gouvernement entend ne rien approuver et ne rien désapprouver.
J'ai démontré, je pense, qu'il est un fait au moins que le gouvernement belge est tenu de désapprouver hautement, c'est l'invasion étrangère accomplie au mépris du droit des gens. Je demande que le gouvernement s'explique. Je demande s'il ne désapprouve pas formellement l'invasion du royaume de Naples, l'invasion des Etats pontificaux. Je demande si ses réserves ont, quant aux Etats romains spécialement, la même signification que les réserves de la France. L'honorable M. Dumortier a posé la question et on n'a pas répondu. L'honorable M. Dumortier a lu la lettre du 15 juin, de M. Thouvenel, il a attiré votre attention sur ce passage notamment : « En nouant des relations officielles avec le gouvernement italien, nous n'entendons nullement affaiblir la valeur dis protestations formulées par la cour de Rome contre l’invasion de plusieurs provinces des Etats pontificaux. » Je demande et c'est par là que je termine, une explication franche et catégorique sur ce point.
M. Nothomb. - Messieurs, hier j'ai suivi avec la plus grande attention le discours de l'honorable membre de la gauche qui a parlé le premier ; et qu'il me permette de le lui dire franchement, l'impression que j'ai éprouvée et dans laquelle la lecture des Annales parlementaires m'a confirmé, c'est que la seconde partie de son discours en réfute la première.
L'honorable M. de Brouckere, et après lui l'honorable M. d'Hoffschmidt, ont adopté une tactique déjà essayée dans cette assemblée et déjà réfutée, la tactique que j'appelle le système de l'amoindrissement de cette grande question italienne. L'on veut rapetisser un fait immense.
Je ne puis comprendre une pareille voie et je ne veux pas m'y engager. Le mouvement italien s'est emparé puissamment, on ne peut le méconnaître, de la pensée du monde entier. Publicistes, philosophes, hommes d'Etat, la presse de tous les pays, l'univers s'en sont occupé, tout l'univers s'en occupe. Les gouvernements en sont vivement frappés ; c'est l'objet de leurs préoccupations, de leurs inquiétudes incessantes. Les chambres françaises le discutaient au commencement de l'année ; la chambre prussienne s'en est occupée ; elle va demain s'en occuper ; l'Espagne aussi. L'imagination, la conscience de tous les hommes, je le répète, en sont profondément émues. Et ici même, parmi nous, la question italienne n'excite-t-elle pas l'attention la plus soutenue ? N'a-t-elle pas fait hésiter le gouvernement, qui s'est abstenu si longtemps de reconnaître le royaume d'Italie ? N'a-t-elle pas amené la retraite même d'un membre du cabinet, de qui le pays attend des explications inévitables ?
Tout le monde sent d'instinct, et d'un instinct profond, que dans cette formidable question italienne se trouve aussi renfermée celle de l'équilibre européen.
La question italienne, telle qu'elle se pose, on vous l'a déjà dit et je le redis, telle qu'elle se dresse devant nous implique l'entreprise contre Venise, c'est-à-dire la guerre générale ; elle implique l'usurpation de Rome, c'est-à-dire la suppression de la liberté de conscience de 200 millions d'hommes.
Cette question, ne l'amoindrissez donc pas, car elle s'impose à tous. Et qu'il me soit permis de reprendre ici une comparaison que faisait hier l'honorable M. Lebeau, et qu'il empruntait au général en chef Bonaparte : La question italienne est grave, sa gravité frappe tous les yeux ; malheur, malheur à qui ne le voit pas !
Ne vous étonnez donc pas de notre vive insistance.
L'honorable député de Mons, auquel je réponds en ce moment, nous disait que mieux eût valu nous abstenir que de discuter ; qu'il eût fallu ne pas aborder ce thème devant le parlement, que nous effaçant il eût fallu ne pas nous mêler à la politique étrangère et ne pas la juger. Messieurs, l'initiative ne vient pas de nous, elle vient du gouvernement ; c'est lui-même qui a jugé la politique étrangère, c'est lui-même qui est sorti, selon nous, de la neutralité ; c'est lui-même qui a posé la question devant le pays, devant la Chambre, devant l'opinion publique, et je ne pense pas que le gouvernement, je croirais lui faire injure, recule devant cette discussion.
L'acte est trop important, nous avons dit pourquoi, nous le dirons encore, l'acte est trop sérieux pour que la Chambre se soit tue, car, au fond, l'existence du pays y est engagée.
Notre devoir nous commandait donc de l'examiner. Il est de la dignité de la Chambre, il y va de l'honneur des gouvernements parlementaires et libres, de discuter largement, complètement, de pareilles situations.
L'honorable M. de Brouckere nous disait encore : Moi je n'aurais pas reconnu l'Italie en ce moment, et c'est ici qu'il m'offre déjà la réfutation de son propre discours, je n'eusse pas reconnu actuellement, j'eusse attendu le plus longtemps possible. Mais, messieurs, nous n'avons pas dit autre chose dès le commencement des débats ; nous avons bien précisé notre opinion sur ce point.
Que disions-nous ? Qu'il fallait attendre, pour reconnaître le royaume d'Italie, d'abord qu'il fût fait, ensuite que les puissances européennes, (page 88) les grandes puissances surtout, garantes de la Belgique, l'eussent reconnu, en un mot, que le fait fût entré dans le concert européen. Apparemment les expressions de l'honorable M. de Brouckere : « Attendre le plus longtemps possible, » ne peuvent pas avoir d'autre signification ou elles n'en ont pas.
L'honorable membre est donc d'accord avec nous, nous, dont il critiquait hier les discours comme âpres et véhéments. Que veut l'honorable membre ? Il veut ce que voulait un homme éminent dans les rangs du libéralisme français, que j'ai eu parfois l'honneur d'approcher ; if veut ce que voulait M. Odilon Barrot dont il a rappelé l'opinion dans la constituante de 1849. M. Odilon Barrot voulait, avec la conservation de Rome, le maintien absolu, intégral de la souveraineté temporelle du souverain pontife.
Voilà l'opinion de M. Odilon Barrot. Ce grand et noble esprit voulait Rome respectée, Rome tout entière, le pape dans toute son indépendance de souverain temporel. Et que veulent les partisans de la reconnaissance du royaume d'Italie ? Le pape hors de Rome, le pape hors de la souveraineté temporelle, Venise absorbée, Rome conquise, l'Italie avec Rome, Rome aussi tout entière !
Si l'honorable M. de Brouckere veut ce que voulait M. Odilon Barrot, il veut ce que nous voulons ; il est donc encore sur ce point avec nous.
L'honorable député de Mons ajoutait : « Le gouvernement a fait ses réserves, il n'a pas reconnu le royaume d'Italie d'une manière absolue. »
On a déjà répondu à cette allégation. Il n'y a pas de réserves sérieuses dans l'acte du gouvernement ; de réserves, je n'en vois nulle part ; et l'adhésion, je la vois partout.
Pour qu'il y eût des réserves efficaces, dignes de ce nom, que fallait-il faire ? Mon honorable ami, M. Thibaut, vient de le rappeler : il fallait poser l'acte, tel que la France l'a posé ; il fallait reproduire les réserves de la France.
La France a protesté contre l'invasion des Romagnes ; elle a protesté contre l'invasion des Marches ; elle a protesté contre le siège d'Ancône ; elle a rappelé son ministre ; elle est allée jusqu'à l'extrême limite qui sépare de l'état d'hostilité ; elle a rompu diplomatiquement ; et plus tard quand elle a reconnu, au mois de juin dernier, n'a-t-elle pas formellement réservé la question romaine ? N'a-t-elle pas reproduit toutes ses protestations antérieures, entendant n'y rien affaiblir, rien, absolument rien ?
Voilà quelles ont été les réserves du gouvernement français ; ces réserves, je les cherche en vain dans les actes du gouvernement belge.
Ah ! si vous nous donniez ces réserves, si vous entriez dans cette voie-là, nous pourrions discuter et peut-être nous entendre.
L'honorable M. de Brouckere, après avoir ainsi exposé les meilleures raisons en faveur de l'opinion que nous soutenons, a fini par dire qu'il votait contre cette opinion, qu'il approuvait l'acte du gouvernement. Je lui laisse la responsabilité de cette logique. J'ai cependant à le remercier d'une chose : si j'avais hésité, douté dans mon opinion, son discours m'eût fait sortir d'incertitude, m'eût raffermi dans ma conviction et eût décidé mon vote.
Dans une séance précédente, l'honorable M. J. Lebeau parlant de faits qui remontent à 1831, à l'époque où l'Angleterre bloquait les ports hollandais et où la France faisait le siège d'Anvers, nous accusait d'ingratitude. Si le reproche était aussi fondé qu'il l'est peu, je devais au moins m'attendre à voir l'honorable membre se lever, dans la même séance, contre un de ses amis politiques, contre l'honorable M. De Fré, qui, lui, bien certainement, s'est rendu coupable d'ingratitude.
L'honorable M. De Fré, parlant des événements de l'Italie, a fait honneur de l'unification de ce pays à un triumvirat qu'il appelle une trinité, triumvirat composé de M. de Cavour, de S. M. le roi Victor-Emmanuel II et du général Garibaldi.
Il y a ici une lacune que je veux combler. Je veux nommer l'auteur de l'unité de l'Italie.
Cet homme que je n'ai, moi, jamais ni admiré, ni glorifié, mais que je n'ai jamais insulté non plus, l'auteur de l'unité italienne, c'est M. Mazzini. Et nous savons au profit de qui M. Mazzini poursuit cette idée ! Elle lui appartient, à lui seul.
Il la porte avec lui depuis 30 ans dans les fers, dans l'exil, dans les cachots ; c'est son côté élevé, je le reconnais ; l'unité italienne, c'est Mazzini.
Laissez-la-lui, et ne soyez pas ingrat, vous M. De Fré, en cachant ici le nom de Mazzini. Pourquoi cet oubli étrange de votre part ? Osez donc le nommer !
Vous avez nommé vos libérateurs. L'histoire en nommera d'autres. Je la devance. Le libérateur de l'Italie, c'est la France qui a versé pour elle à flots et son sang et son or ; le libérateur de l'Italie, c'est Napoléon III. (Interruption.)
L'honorable M. Lebeau invoque contre nous, comme je le disais, le blocus des côtes hollandaises et le siège d'Anvers, comme des exemples d'immixtion des puissances étrangères.
Il me semble, messieurs, que la comparaison est peu heureuse. Les actes dont parle l'honorable membre n'ont pas été une violation du droit des gens. Ils ont été posés en vertu du droit des gens, conformément au droit public admis par l'Europe et de concert avec l'Europe entière.
La différence est énorme. L'Angleterre et la France, je le répète, en 1831, sont intervenues de l'accord sinon explicite au moins implicite de l'Europe et surtout des grandes puissances représentées aux conférences de Londres, et pour le compte de l'Europe.
C'est le contraire qui a lieu en Italie. Ai-je besoin de le rappeler ? Le Piémont a envahi les Etats voisins sans déclaration de guerre, sans motifs, sans raisons, pour satisfaire une grande, mais aussi une bien coupable et aveugle ambition.
L'honorable M. Lebeau a invoqué encore un autre fait et je me demande si vraiment je dois relever l'argument, tellement il m'a paru avoir peu de portée dans la bouche d'un homme tel que lui ; il a cité comme un précédent l'admission au service de la Belgique d'un célèbre général polonais.
Je ne sais quelle valeur peut avoir un pareil argument. Est-ce que le gouvernement en 1839 ne pouvait pas recevoir n'importe quel militaire dans les rangs de son armée ? Tout au plus y aurait-il une ombre, une apparence de raison dans cette allégation, si à cette époque le pays de ce général et la Russie se fussent trouvés en état de guerre. Mais en 1839 la Pologne et la Russie vivaient en parfaite intelligence.
L'argument, je le répète, n'a pas de force et je m'étonne vraiment que l'honorable M. Lebeau l'ait produit.
Il faut qu'une cause soit bien pauvre pour que l'on se voie obligé d'invoquer de pareilles misères.
On nous reproche, et ces reproches nous viennent de différents côtés, des ministres comme d'autres honorables membres, on nous reproche nos craintes d'annexion ; et l'on nous impute encore de manquer aux convenances dues à des souverains voisins et alliés.
Nous repoussons ces reproches ; je les repousse au nom de nous tous, je les repousse particulièrement au nom de mon honorable ami M. B. Dumortier à qui on les a si injustement appliqués naguère ; je les repousse surtout pour moi.
J'ai toujours témoigné, ici comme ailleurs, de ma reconnaissance sympathique envers la France ; j'ai toujours témoigné de mon respect envers son illustre chef. J'ai à chaque occasion, dans cette enceinte, défendu l'un et l'autre contre d'injustes attaques, et, dans d'autres temps, il m'en souvient, cela m'a valu d'amers reproches.
Pourrions-nous croire que la nation qui est descendue naguère en Italie, au nom de l'affranchissement des nations, pourrions-nous croire que le monarque qui a vaincu à Magenta et à Solferino nourrissent contre nous des projets hostiles ? Pour moi, je ne le crois pas, je ne l'ai jamais cru, je n'ai jamais dissimulé ma pensée à cet égard. La politique entière de ce souverain dément ces suppositions et le récent traité avec la France est la meilleure preuve qu'il pût donner de ses sentiments envers la Belgique.
Conquérir la Belgique, messieurs ! Mais ce serait un crime, un crime et une faute. C'est d'un tel attentat qu'on pourrait dire, comme jadis Chateaubriand d'une autre absorption, c'est l'assassinat d'un peuple. Une faute, car ce serait s'attacher une autre Lombardie.
Mais enfin, messieurs, l'histoire a ses enseignements ; nous ne pouvons les méconnaître. Pouvons-nous oublier les vicissitudes des dernières soixante années ? Les gouvernements, comme le disait hier un de mes amis, les gouvernements ne sont pas éternels, et les hommes non plus.
A un gouvernement sage, modéré, vivant dans le droit public, peut succéder un gouvernement révolutionnaire déchirant les traités à la pointe de l'épée. Un autre Risquons-Tout est-il donc impossible ? Et un Risquons-Tout doublé cette fois de l'immixtion étrangère. Voilà nos craintes, et ces craintes sont justifiées par les traditions séculaires, sans cesse caressées par les livres, par les brochures qui sont publiées ailleurs.
Pouvons-nous oublier que, dans un livre que vous avez tous lu, dans un impérissable monument qu'élève à la gloire de son pays un homme éminent, un des hommes les plus sages et les plus modérés de sa nation ; pouvons-nous oublier, dis-je, que dans ce livre on parle en termes de regret de la France, « de la vraie France, celle qu’enferment et protègent si puissamment le Rhin et les Alpes » ? Pouvons-nous oublier tout cela ?
Voilà ce qui effraye notre patriotisme susceptible et jaloux ; ces (page 89) inquiétudes, ce sont aussi les vôtres, n'allez donc pas nous les reprocher et ne dites pas, ne dites plus qu'elles sont fantastiques !
L'honorable M. De Fré m'a reproché d'avoir commis une erreur d'histoire ; il a prétendu que l'Italie, en s'unifiant, ne fait que rejoindre les membres épars, que les réintégrer, et qu'ainsi se coordonner à la vérité historique.
Voilà l'histoire de M. De Fré ; j'en sais, moi, une autre. L'Italie n'a été unifiée qu'une fois, c'est sous la domination de Rome, de la Rome antique.
Quand Rome apparut dans le monde, l'Italie était partagée entre des nationalités vieilles, civilisées, illustres ; il s'est agi pour l'avide ambition romaine de les détruire, comme aujourd'hui, il s'agit pour une autre ambition qui essaye de se grandir à la taille de Rome, de détruire d'antiques et célèbres nations. La lutte dura cinq siècles, et ce n'est que dans le siècle qui précède l'ère chrétienne, que l'unité de l'Italie fut faite ou à peu près. La lutte avait été effroyable, elle a fait jeter des cris de douleur même aux historiens romains ; la dernière guerre coûta la la vie, dit-on, à 300,000 Italiens.
Rome y rencontra bien un jour les fourches Caudines, mais enfin elle triompha et exerça dès lors le despotisme le plus effrayant dont les annales historiques aient gardé le souvenir. Cela dura quatre siècles. Mais quand Rome fut tombée sous les colères réunies du genre humain, ces nationalités reprirent leur essor, ces membres réunis violemment se détendirent et l'Italie fut divisée de nouveau en plusieurs nationalités. Cela dure depuis treize siècles. Voilà l'histoire.
Au fond de la doctrine du député de Bruxelles il y a l'unité de la langue, l'analogie de langage. Eh bien, c'est là une théorie funeste, qui peut devenir fatale à la Belgique. Je n'ai besoin que de l'indiquer pour vous en faire sentir les périls.
Le gouvernement, dans une séance qui remonte déjà à quelques jours, a contredit notre opinion sur les devoirs de la neutralité, il l'a combattue par un expédient très simple et très commode. L'honorable ministre des finances, qui pratique si bien l'axiome de l'écolesemper nega, nous a cependant fait une concession, lui qui en fait si rarement, et il s'est écrié : Ah ! s'il y avait un état de guerre, vous auriez raison ; s'il y avait un état de guerre, la neutralité nous eût commandé l'abstention.
Et puis que fait l'honorable ministre ? Il nie positivement l'état de guerre.
Je n'ai pas, messieurs, à revenir sur ce point. Je l'avais indiqué dès l'origine du débat ; j'avais dit qu'il y avait un état de guerre positif, manifeste, en Italie, entre le souverain du Piémont et d'autres souverains italiens.
Cette thèse a été mise en éclatante lumière par un honorable collègue, dont le début marquera, et à l'instant même encore, mon honorable ami» M. Thibaut, vient de la développer d'une manière qui ne laisse place à aucune réplique. Il y a guerre et positivement guerre ; guerre en fait, guerre selon le droit des gens. Il y a si bien guerre que si aujourd'hui, soit le souverain pontife, soit le roi de Naples, pouvait avoir une armée sous la main, une armée suffisante, l'un et l'autre seraient en droit, sans déclaration préalable, de reprendre au roi de Piémont toutes les conquêtes que celui-ci a faites sur eux.
Voilà bien un état de guerre incontestable.
Faut-il, messieurs, comme on a paru l'insinuer, que le souverain soit sur son territoire ? J'ai entendu dire que le souverain de Naples ayant quitté son territoire, il n'avait plus, vis-à-vis du roi de Piémont, le rôle de partie belligérante. C'est une erreur, car son drapeau y est, et ici, à ce propos, je rappelle un fait contemporain, la guerre d'Espagne de 1808, qui fut aussi, elle, une violation du droit des gens, et la cause réelle de la chute de Napoléon Ier. Eh bien, à cette époque le souverain d'Espagne dépossédé déloyalement n'était plus en Espagne ; il était enfermé, emprisonné presque, et l'on ne prétendra certes pas qu'il n'y eût alors un état de guerre en Espagne.
On a cherché, pour justifier l'acte du gouvernement, des exemples dans l'histoire. Mais elle ne servira pas les partisans de la doctrine du gouvernement. On aura beau y puiser, on aura beau y fouiller, l'on ne trouvera rien qui s'applique, rien qui soit comparable ; car, on l'a dit avant nous, les annales du monde ne présentent pas de spectacle pareil à celui qui nous effraye en Italie. Ne consultez donc pas l'histoire, car elle vous condamnerait.
Qu'ont de commun les exemples qu'on a cités ? Y voyez-vous l'intervention d'une puissance étrangère ?
On a parlé de la reconnaissance de Cromwell ; je ne sache pas que la dictature de Cromwell se fût établie par le secours de l'étranger.
La reconnaissance de Guillaume III ? Où est l'étranger dans la révolution de 1688 ? On a invoqué la reconnaissance de la république française, la reconnaissance de l’empire, que sais-je ? On a parlé surtout des colonies espagnoles, exemple sur lequel l'honorable M. Frère s'est complaisamment étendu.
Eh bien, nulle part nous n'avons vu l'intervention de l'étranger. Les colonies espagnoles, après quinze ans d'une lutte acharnée, s'étaient affranchies, seules sans le secours de l'étranger, et c'est dans ces conditions que l'on a reconnu leur gouvernement.
II n'y a donc, je le répète, dans ces exemples, rien d'analogue, rien qui puisse vous servir.
Le gouvernement allègue l'intérêt commercial de nos nationaux en Italie.
Je ne nie pas, messieurs, l'importance de l'intérêt commercial, mais cet intérêt était-il tel qu'il fallût immédiatement passer à la reconnaissance du royaume d'Italie ? On a déjà réfuté cet argument.
L'honorable comte Vilain XIIII l'a fait péremptoirement, et la position des Belges eût été la même que celle des Espagnols, des Russes, des Prussiens, de tous les Allemands de la Confédération, car la Confédération n'a pas reconnu non plus.
En quoi la position des Belges fût-elle donc devenue pire ? Comme le disait hier très bien l'honorable M. de Haerne, il y avait d'ailleurs pour le Piémont à redouter les représailles.
Mais je me demande, messieurs, s'il faut uniquement ne considérer ici que l'intérêt commercial, l'intérêt positif. N'y a-t-il pas dans la vie des nations des moments graves, solennels, où des sacrifices sont nécessaires, où l'affirmation du droit, le respect des principes doivent avoir le pas sur les intérêts matériels, si respectables qu'ils puissent être ? Ne peut-on pas dire et ne doit-on pas dire que le matérialisme est aussi funeste aux nations qu'il l'est aux individus ?
Et puisque je parle ici de l'intérêt de nos nationaux en Italie, je saisis l'occasion pour faire à M. le ministre des affaires étrangères une interpellation particulière et directe.
Le bruit est parvenu jusqu'à nous qu'un de nos compatriotes servant dans les rangs des combattants napolitains, aurait été fait prisonnier par les troupes de S. M. Victor-Emmanuel, et fusillé. Il avait invoqué sa qualité de Belge. Si le fait était vrai, ce serait une criante et scandaleuse violation nouvelle du droit des gens. Dans le droit des gens, le prisonnier est sacré. Il n'y a que les peuplades sauvages qui massacrent les prisonniers.
Je demande que M. le ministre des affaires étrangères veuille bien nous dire s'il connaît quelque chose relativement à ce bruit ; s'il n'en sait rien, de vouloir prendre des informations, et, dans tous les cas, de nous dire quelles sont les mesures qu'il compte prendre pour protéger en Italie nos compatriotes.
La Chambre se rappellera une circonstance qui s'est passée il y a peu de temps. Trois Français avaient été arrêtés, si je ne me trompe, à Messine ; ils se rendaient dans les rangs de l'armée napolitaine, à la citadelle ; ils ont été relâchés sur la simple réclamation du consul français.
Devrions-nous, messieurs, être moins bien traités, nous, une nation si amie, si empressée à reconnaître les annexions piémontaises sans réserve aucune ?
Messieurs, je quitte cette partie du débat et désire répondre quelques mots à un honorable collègue de Bruxelles qui a parlé dans une des premières séances.
L'honorable M. Orts a soutenu la reconnaissance du royaume d'Italie à un tout autre point de vue que les orateurs du gouvernement, et comme s'il avait senti que le terrain du droit des neutres, que celui du droit des gens n'était pas solide, qu'il fuyait sous les pieds des partisans du Piémont, il a cherché ailleurs des motifs pour justifier la formation de l'Italie. Je tiens particulièrement à lui répondre.
J'ai eu plus d'une fois, dans cette enceinte, l'avantage de me rencontrer avec l'honorable membre et ce sont pour moi d'agréables souvenirs. J'ai défendu avec lui les grands principes de la liberté de la presse, de la liberté d'association ; j'ai défendu avec lui les faibles contre les forts ; aujourd'hui je m'éloigne de lui absolument, radicalement ; je veux dire pourquoi.
L'honorable M. Orts nous a dit : Vous devez reconnaître l'Italie au nom de la souveraineté nationale, au nom de la volonté nationale, qui est votre souveraine ici et ailleurs. Messieurs, il faut s'entendre ; il ne faut rien exagérer : sans doute la souveraineté nationale peut changer les formes intérieures d'un pays, la constitution, les institutions, voire même le pouvoir, la dynastie ; à cet égard nous sommes d'accord et à ce point de vue nous sommes autant que vous les partisans, les serviteurs de la souveraineté nationale. Mais n'allez-vous pas plus loin ? Ne faites-vous pas un pas de plus ? Je le crains, et ce pas je ne le fais pas avec vous. S'agit-il uniquement, pour l'Italie, de changer la forme du gouvernement, de (page 90) changer les institutions, la dynastie ? Il s'agit de bien autre chose, il s'agit d'aliéner les nationalités, il s'agit de n'être plus soi-même, il s'agit de changer la patrie. Jusque-là, je ne vais pas avec vous.
M. Orts. -Et la Savoie ?
M. Nothomb. - Que m'importe la Savoie ? Je traite une question bien plus élevée, je parle de la Belgique. Que me fait le reste ?
Je dis que la nationalité n'est pas un bien viager. appartenant seulement à la génération vivante ; c'est aussi le patrimoine des générations éteintes, c'est le fruit de leurs sueurs, de leur sang, de leurs travaux, de leurs souffrances séculaires. La nationalité ! mais c'est la légitime (je puis m'exprimer ainsi, je suis docteur en droit comme tout le monde, comme l'honorable M. Rogier), c'est la légitime des générations à venir, c'est un dépôt sacré, confié à la génération vivante. Je n'admets pas que l'on puisse ni la laisser prescrire, ni la céder, ni s'en défaire comme d'un vieux meuble usé.
Que diriez-vous de la prétention d'une de vos provinces de se donner à un autre pays sous prétexte de volonté nationale ? Vous en ririez, vous vous en moqueriez et vous auriez mille fois raison. Les nationalités sont ce que Dieu et le temps les ont faites. Elles peuvent disparaître par la force ; elles ne peuvent, elles ne doivent pas se suicider. Pas plus qu'un homme ne peut vendre sa liberté, pas plus qu'il ne peut consentir à devenir volontairement l'esclave, la chose d'un autre homme, pas plus une nation ne peut voter sa propre déchéance.
L'honorable M. Orts est venu ensuite nous dire ceci : Si la formation du royaume d'Italie ne s'est pas faite du consentement des peuples, expliquez-nous donc comment sont tombées, fragiles comme une feuille au vent, cette vieille monarchie de Naples, cette forte armée ? Expliquez-nous comment quatre ou cinq millions d'étrangers (et vous-même vous les nommez étrangers)...
M. Orts. - Du tout, du tout ; les Piémontais sont Italiens.
M. Nothomb. - Revoyez vos paroles au Moniteur. Vous me demandez de vous expliquer comment, en présence de ce consentement que vous appelez général, une poignée d'étrangers aurait raison d'une population de huit à douze millions d'hommes ?
Eh bien, messieurs, cet argument n'est que spécieux. Consultons les enseignements des temps passés. Est-ce donc la première fois que l'on voit, dans l'histoire, des situations pareilles ? Et si j'invoque si souvent l'histoire, c'est parce que l'on nous en a donné l'exemple, c'est un livre qu'on a ouvert devant nous, et nous y savons lire aussi.
Est-ce que l'histoire, dis-je, à chaque page n'a pas son catalogue des tyrannies longtemps heureuses, des servitudes longtemps subies ?
Ce n'est pas la première fois et hélas ! ce ne sera pas la dernière qu'une minorité asservisse la majorité !
Est-ce que vous en inférerez que ces nations ont consenti à leur anéantissement ?
Lisez donc l'histoire contemporaine, admettez-vous que la France de 93 ait consenti au régime qu'on lui a fait, pensez-vous que 25 millions de Français aient consenti à être asservis, spoliés, assassinés par quelques centaines de forcenés ? Croirez-vous que tout Paris ait été complice du massacre du 2 septembre ? Et cependant ce régime de la terreur a duré 18 mois ! Direz-vous qu'en 1848, la France ait voulu ce qui s'est fait alors, et cependant, ce régime a duré deux ans !
Je pourrais multiplier les exemples, mais ceux-ci suffisent. Votre argument n'est donc pas sérieux, il n'est que superficiel, il ne prouve rien, car il prouverait trop, il prouverait la bonté de tous les mauvais gouvernements.
Justifiera-t-on la formation du royaume d'Italie par l'adhésion du suffrage universel ? On a la bonne foi d'avouer que non. Le suffrage universel, tel qu'il est pratiqué là-bas, c'est un odieux mensonge, un leurre, une menace. C'est la parodie, je dirai plus, c'est la honte d'un grand principe, ouï, d'un grand principe ; je comprends, et beaucoup d'entre nous admettent le suffrage universel. Sous une forme ou l'autre, qu'on l'aime ou qu'on le déteste, nous pensons que c'est la formule de l'avenir des sociétés démocratiques ; mais le suffrage universel, loyalement, honnêtement, sincèrement pratiqué.
Si aujourd'hui en Italie le peuple était rendu à lui-même, à la liberté, si la sincérité était rendue au suffrage, si les soldats étrangers se retiraient, croyez-vous que le résultat fût encore le même ?
M. Orts. - Oui ! à Rome et à Venise.
M. Nothomb. - Si le tableau si saisissant que vous en a tracé mon honorable ami, M. de Decker, était remplacé par la loyauté, la probité, admettriez-vous que le résultat fût encore le même ? Nul d'entre vous n'oserait l'affirmer. Qu'on essaye donc à Naples du suffrage universel vrai et sincère, et nous verrons....
- Des membres. - Et à Rome ?
M. Nothomb. - Qu'on l'essaye partout. C'est un grand principe mais qu'on ne le falsifie pas, qu'on ne le déshonore pas...
M. Devaux. - C'est un principe mauvais dans tous les cas.
M. Nothomb. - L'honorable M. Orts a terminé son discours en nous disant d'une voix émue : « La révolution est votre mère, ne la répudiez pas. Fils de la révolution belge de 1830, ne reniez donc pas votre mère. Vous commettriez une lâcheté et une bassesse de parvenu. »
Je lui réponds : C'est aux fils de la révolution belge de 1830 de répudier ce qui se passe au-delà des monts. La révolution belge de 1830 et celle de l'Italie sont le contre-pied l'une de l'autre.
La nôtre fut pure, légitime, honnête, œuvre exclusive de nos propres mains, mouvement spontané, magnifique de tout un peuple se levant comme un seul homme et dont je dirais volontiers, empruntant cette fois aussi une métaphore impériale :
Quand sonna l'heure de l'émancipation nationale, tous les cœurs battirent à l'unisson et, en moins de vingt jours, la liberté belge, partie des tours de Sainte-Gudule, vola de clocher en clocher jusque dans les plus obscurs hameaux. Elan admirable, dont les siècles n'avaient pas vu le pareil ! Ce fut une œuvre avouable devant Dieu, devant la conscience du genre humain, devant l'histoire ; une œuvre glorieuse, que la Providence a bénie !
M. Guillery. - Et l'Encyclique ?
M. B. Dumortier. -Vous ne l'avez jamais lue.
- Des membres. - Nous la lirons.
M. Nothomb. - L'autre, celle qu'on nous montre là-bas, est une œuvre ténébreuse, faite contre le droit et la justice, où la main de l'étranger s'allie à la main des traîtres ; une œuvre qui ne dure que par la violence, par la compression, par la guerre et l'appui de l'étranger !
M. Dolez. - Voilà de la neutralité.
M. Nothomb. - Renier sa mère, c'est une lâcheté : oui, certes, vous avez mille fois raison. Mais exalter, au lieu de se taire, glorifier, au lieu de plaindre une mère qui serait couverte d'attentats et d'excès, c'est là une abdication, j'allais dire une complicité morale que nul fils, même le plus respectueux, ne peut ni ne doit accepter.
Non, non. Je n'admets pas le parallèle, je le repousse pour la révolution de mon pays ; nous sommes pour la révolution honnête et légitime, nous sommes pour 89 contre 95, nous sommes pour la révolution qui fonde et non pour celle qui détruit. Nous sommes pour celle des Washington, des Franklin, des Mounier, des Lafayette, des Barnave, nous ne sommes pas, nous ne pouvons pas être pour la révolution de M. de Cavour et moins encore pour celle de M. Mazzini.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Messieurs, ayant déjà pris trois fois la parole dans cette discussion, fort longue, j'aurais voulu m'abstenir de parler de nouveau, si l'honorable préopinant n'avait pas cru à propos de m'interpeller à l'occasion d'un fait qui s'est passé récemment dans l'ancien royaume de Naples.
Un Belge aurait été pris les armes à la main parmi les combattants et aurait été fusillé. L'honorable membre me demande si ce pénible incident est parvenu à la connaissance du gouvernement, et ce que le gouvernement a fait ou compte faire en présence de cet attentat ; c'est ainsi, je pense, qu'il a qualifié le fait.
Il existe, je crois, dans la guerre civile, si l'on peut appeler guerre civile une guerre dans laquelle se trouvent, d'un côté, un très grand nombre d'étrangers ; il existe, dis-je, un usage que je suis le premier à déplorer, à condamner.
Il arrive que, de part et d'autre, on se livre à des actes de cruauté et de barbarie ; que, de part et d'autre, on ne fait pas de quartier, qu'on fusille les prisonniers.
Voilà la loi cruelle qui est, je pense, en vigueur aujourd'hui dans quelques parties du royaume de Naples. Il y a des rencontres, des combats partiels. Les versions qui me sont parvenues ne concordent pas entièrement. D'après une des relations, le jeune Belge dont on parle aurait été pris les armes à la main, commandant, je pense, un détachement ; il aurait été fusillé, n'ayant que le temps de laisser, écrits au crayon, son nom et celui de la ville qu'il habite.
Suivant d'autres, il aurait été tué dans le combat.
Messieurs, je n'ai pas besoin de renouveler ici les professions de foi que j'ai faites devant la Chambre dans une autre circonstance, alors que j'ai défendu les hommes de cœur qui, dans tous les partis, ne craignent pas de sacrifier leur propre vie à leurs convictions.
Je ne viens pas blâmer le jeune Belge qui est allé servir en Italie contre la cause italienne ; mais il devait savoir à quel danger il s'exposait ; il savait que là où il allait combattre, les lois de la guerre étaient barbares, cruelles ; loin de moi de vouloir en aucune manière approuver (page 91) ces lois cruelles ; je les déplore profondément. Mais si l'on vient demander ai gouvernement quelles mesures il a prises ou prendra pour protéger en Italie les Belges qui, de part ou d'autre, voudront aller prendre les armes, je dois déclarer que le gouvernement ne s'en est pas occupé et ne s'en occupera pas.
Les Belges iront en Italie, comme ils ont été en Espagne et en Portugal ; ils iront à leurs risques et périls.
M. De Fré. - Ils ne sont plus Belges.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Nous avons eu de pareils exemples dans d'autres pays ; en Espagne, par exemple, après même que nous avions reconnu la reine Isabelle, la guerre civile a continué.
Des Belges ont été combattre pour ou contre le gouvernement de la reine Isabelle. Là aussi on ne faisait pas de quartier.
Dans beaucoup de rencontres, les prisonniers, les hommes pris les armes à la main étaient fusillés, et jamais on n'est venu demander au gouvernement belge quelles mesures il avait prises ou prendrait pour protéger contre de pareils excès les Belges qui avaient abandonné leur pays et qui avaient abandonné en même temps leur qualité de Belge.
Je suis, messieurs, je n'ai pas besoin de le dire, le grand adversaire de toutes ces barbaries et ce n'est pas moi qui rappellerai de ce ton triomphant que nous avons entendu dans une de nos dernières séances, ce mot attribué à je ne sais quel homme d'Etat anglais qui s'était écrié que des ministres comme ceux du roi de Naples, on devrait les pendre à la porte du palais.
Cela a été dit dans cette enceinte, aux applaudissements de la droite.
Je ne suis ni pour les pendaisons ni pour les fusillades.
Messieurs, puisque j'ai été amené à prendre de nouveau la parole, si la Chambre n'est pas fatiguée, je demanderai à continuer.
J'ai été provoqué encore à parler par l'honorable membre qui prétend qu'il aime mieux être réfuté qu'interrompu.
Je ne l'ai pas interrompu. Je tâcherai de le réfuter en quelques points.
L'honorable membre nous a dit, et l'honorable M. Thibaut également, que le gouvernement belge avait eu tort de reconnaître, sans réserve suffisante, le gouvernement italien ; qu'au moins il aurait dû le reconnaître avec les réserves faites par le gouvernement français.
On a souvent, messieurs, invoqué les réserves du gouvernement français.
Mais en quoi consistent ces réserves ? Elles se trouvent dans la lettre écrite par M. Thouvenel à M. de Rayneval. Or, si le gouvernement belge avait écrit une pareille lettre, je me demande comment elle aurait été accueillie de la part de la droite.
Dès le début, messieurs, M. Thouvenel exprime les sentiments de sympathie de la France pour le roi d'Italie et pour le royaume d'Italie.
Quant au passé, il admet tout.
Quant à l'avenir, il réserve sa liberté d'appréciation, absolument dans les mêmes termes que l'a fait le gouvernement belge.
II n'encourage pas le gouvernement italien dans ses aspirations. Il n'accepte pas la solidarité des moyens par lesquels le gouvernement italien pourrait mettre à exécution ses projets d'avenir. Cette solidarité, il la repousse.
Avons-nous accepté la solidarité des moyens que le gouvernement italien peut avoir dans son programme pour arriver à ses plans d'avenir ? Sur quel point le gouvernement français fait-il des réserves et dans quels termes ?
Voici, messieurs, les paroles de M. Thouvenel.
« En reconnaissant le gouvernement italien, le gouvernement n'entend pas affaiblir la valeur des protestations formulées par la cour de Rome. »
Eh bien, nous n'entendons pas non plus affaiblir la valeur des protestations formulées par la cour de Rome. Nous faisons la même déclaration.
Et le gouvernement français reste à Rome. Il y reste parce que probablement s'il quittait Rome, et que l'on voulût pratiquer dans cette capitale, honnêtement, librement, suivant le vœu de l'honorable M. Nothomb, ce grand principe dont il est si chaud partisan, le suffrage universel, il est possible qu'il se produirait dans Rome de grands changements.
Voilà, messieurs, les réserves du gouvernement français. Il n'entend pas contester la valeur des protestations de la cour de Rome. Mais, messieurs, il n'y a pas que Rome en Italie. Il y a Naples, Modène, la Toscane, Parme ; et de tous ces pays le gouvernement français ne parle pas. Il n’y a pas l’ombre de réserve, même en ce qui concerne les protestations des souverains de ces pays.
Ici, messieurs, ou semble faire pareillement très bon marché de ces pays ; l’on porte exclusivement sa sollicitude sur Rome, je n'ai pas besoin d'en dire la raison ; mais il y a d'autres Etats, et il faut, pour être conséquent, que le même intérêt de voire part s'attache à tous ces Etats.
Eh bien, messieurs, ces réserves du cabinet de Paris que vous nous proposez comme modèle, laissent entièrement à l'écart et dans l'ombre tous ces divers Etats. Elles ne s'occupent que de la cour de Rome.
Si des réserves ainsi restreintes avaient été faites par le gouvernement belge, eussent-elles été l'objet de critiques moins acerbes que celles qui nous sont lancées aujourd'hui ?
Quant à la Suisse, on avait soutenu d'abord qu'elle n'avait pas reconnu ; puisqu'elle avait fait au moins des réserves. Quant au Portugal, on voulait voir ses réserves, parce qu'on les considérait comme importantes ; on a réclamé ces réserves.
Eh bien, messieurs, la Suisse a reconnu et elle n'a pas fait de réserves ; le Portugal a reconnu et il n'a pas fait de réserves. Et s'il y avait un pays qui eût dû faire les premières réserves et les plus fortes, c'était la Suisse.
La Suisse est en effet dans une position toute particulière à l'égard du royaume d'Italie, Elle est pays frontière. Elle possède un Etat de langue italienne, le Tessin. Mais la Suisse n'a pas fait de réserves. Pourquoi ? Parce que la Suisse s'est applaudie de voir naître à côté d'elle un nouveau pays indépendant, un nouveau gouvernement libre qui saurait la défendre au besoin ; parce que la Suisse a confiance en elle-même.
Messieurs, la Suisse nous a tracé d'avance l'exemple que nous avions à suivre ; la Suisse est une vieille nation, elle est jalouse, comme nous, de son indépendance ; mais elle ne s'alarme pas. à chaque instant ; elle ne s'écrie pas, en présence d'ombres qui l'effrayent : mon indépendance est sacrifiée, ma liberté est perdue ; c'en est fait de moi. Faites comme la Suisse. Ne venez pas exprimer toutes ces craintes puériles, parce que la Belgique a posé un acte dont l'exemple lui a été donné par sept ou huit autres puissances.
Ainsi, la Suisse n'a pas craint qu'un jour, parce qu'elle a reconnu le roi et le royaume d'Italie, on viendrait lui prendre le Tessin en lui disant : Vous avez d'avance livré, condamné cette partie de votre territoire.
Il y a, messieurs, beaucoup à dire sur cette question dos annexions. Je connais des provinces qui ont été annexées, véritablement annexées à l'empire français. L'honorable M. Nothomb, qui vient de parler en termes si élogieux du chef de l'empire français, est-il conséquent avec lui-même quand il condamne le roi de Piémont ? L'un est un empereur puissant auquel il rend, dans cette enceinte, un hommage auquel je m'associe, et l'autre est un roi que, du chef des annexions que vous lui reprochez d'avoir faites, vous traitez d'une manière outrageante.
M. Nothomb. - Je n'ai rien dit d'outrageant pour le roi Victor-Emmanuel.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Mais vous applaudissez aux discours de vos amis qui l’ont outragé de toutes les manières.
M. B. Dumortier. - Qui donc ? Citez-les !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Voulez-vous retirer vos outrages, je ne demande pas mieux, j'en serai charmé.
M. B. Dumortier. - Quels sont les outrages dont vous parlez ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Si la droite soutient qu'elle n'a rien dit d'outrageant pour le roi d'Italie, je m'empresserai de prendre acte de sa déclaration et je n'insisterai pas davantage. Mais il est évident que la plupart des discours partis des bancs de la droite sont pleins de malveillance pour le roi d'Italie ; vous ne pouvez le nier. Qu'on retire l'appréciation qu'on a faite des événements qui se sont passés en Italie, et cette discussion n'a plus de raison d'être.
Eh bien, messieurs, ces annexions violentes dont on parle, cette oppression, ces conquêtes, je me demande où elles sont ? II y a des pays où quinze millions d'habitants à la suite de mouvements révolutionnaires si vous le voulez, se sont déclarés affranchis de leurs gouvernements ; la nation piémontaise, qui est bien une nation italienne, je pense, est venue à leur aide.
Ces pays se sont associés ; ils ont nommé leurs représentants, ils ont formé un parlement national, ils se sont rangés et soumis sous la même loi. Où sont les conquérants, où sont les vaincus, où sont les opprimés, où sont les oppresseurs ? Mais, s'il y a un peuple, une nationalité (page 92) qui a disparu dans tout ceci, s’il est un pays qui a été annexé, je le nommerai, messieurs, c'est le Piémont. (Interruption.)
C'est le Piémont, plutôt que d'autres provinces, qui a été annexé. Ou bien voudriez-vous dire que ce petit pays a été plus fort, à lui seul, que l'Italie entière ?
Mais le Piémont aujourd'hui ne s'appelle plus le Piémont, il et confondu dans l'Italie comme les autres pays. Il n'a plus son autonomie, il n'a plus son individualité, il n'a plus sa constitution.
Il vit associé à d'autres provinces, sous un même roi, sous une même constitution, sous les mêmes lois.
Voilà sa position.
Et quand on vient parler de pays opprimés, violentés, conquis, je ne puis m'empêcher de faire un retour sur notre propre histoire et de remonter à la composition politique de la Belgique.
De quoi se compose la Belgique ? De provinces qui, autrefois, ont été parfaitement séparées, qui vivant à l'état d'antagonisme, et qui ont eu beaucoup de peine à se réunir. Est-ce que, lorsque cette union s'est faite, la Flandre s'est considérée comme subjuguée par le Brabant ? Est-ce que le Brabant est devenu le conquérant et l'oppresseur de la province de Namur ? Mais non : toutes ces provinces qui avaient leur autonomie, leur vie propre, ont fini, et c'est un des grands progrès de l'époque moderne, ont fini par se marier, par s'allier, par s'unir.
II y a plus, et j'appelle votre attention spéciale sur ce fait : la Belgique actuelle se compose-t-elle uniquement des anciennes provinces belges ? Non, messieurs, elle comprend encore un Etat qui n'avait jamais fait partie de la Belgique ; c'est la principauté de Liège.
Jamais, dans notre histoire, vous ne voyez figurer cette principauté parmi les provinces belgiques. C'était un Etat entièrement distinct, c'était un évêque souverain exerçant le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.
Eh bien, en 1814, l'Etat de Liège, a été annexé aux provinces belgiques.
Le niez-vous ? Il a été annexé par le congrès de Vienne, et si je ne me trompe, l'évêché de Liège a été compris dans les protestations que le pape a fait entendre à la suite du traité de Vienne du chef de la dépossession des Etats ecclésiastiques de l'Allemagne.
Vous savez, messieurs, je l'ai déjà dit, que Rome a protesté contre le traité de Vienne, à cause des Etats ecclésiastiques dont les titulaires se trouvaient dépossédés par des princes séculiers.
Eh bien, en 1814, il y a eu annexion de cet ancien Etat indépendant avec les provinces belgiques pour être livrées avec elles à la Hollande. En 1830, c'était le moment pour l'Etat de Liège de se séparer. Il a trouvé mieux de rester uni avec les provinces belgiques.
Qu'avons-nous fait en 1830 ? Nous avons convoqué les habitants du pays insurgé, non pas pour les faire participer à un suffrage universel, nous n'étions pas encore assez avancés pour cela ; c'est une question d'avenir et je suis bien persuadé que si, un jour, le suffrage universel est établi sous le ministère de l'honorable M. Nothomb (interruption) il sera pratiqué avec la plus grande loyauté, avec la plus parfaite sincérité, avec la plus irréprochable honnêteté ; nous avons convoqué un congrès, à la nomination duquel ont été appelés plus grand nombre possible d'électeurs. Ce congrès, qu'a-t-il fait ? Il a proclamé l'indépendance de la Belgique en ajoutant aux anciennes provinces belges le pays de Liège, il a décrété une charte commune, comme le congrès italien, il a décrété des lois communes, comme l'a fait le congrès italien pour les pays unis de l’Italie. Tous ces Belges réunis avaient longtemps vécu à l'état d'hostilité et de servitude, i'l ont fini par s'affranchir de commun accord et par s'unir. Mais quand les Liégeois sont venus seconder le mouvement des Brabançons à Bruxelles, ils n'étaient pas des Belges, ils étaient des étrangers et on mettait à prix la tête des étrangers qui venaient secourir les Brabançons.
Voilà comment on peut assimiler les deux révolutions.
Pour moi, je ne vois pas ces oppressions, ces annexions violentes, ces tyrannies dont on nous parle, je ne les vois pas plus en Italie qu'en Belgique.
Il y a eu en Italie plus de cruautés, plus de trahisons, je le concède, mais à qui faut-il en faire remonter la responsabilité, qui est coupable de la corruption, qui a empoisonné les mœurs publiques, à qui la faute ?
On a blâmé la reconnaissance de l'Italie dans sa forme ; j'ai constaté que les réserves qu'on invoquait contre nous étaient moins significatives que les nôtres.
On est revenu sur la question de temps, on nous a reproché d'avoir reconnu trop tôt le royaume d'Italie : il fallait aller jusqu'au bout, et, comme l'a dit un de vos amis dans un discours éloquent, il fallait attendre que le pape, descendant de son trône, fût errant, mendiant et suppliant à travers l'Europe !
- Un membre. - Suppliant, jamais !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - C'est l'expression dont on s'est servi.
M. Kervyn de Lettenhove. - Elle est de M. Guizot !
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Voilà le moment propice qu'on signale à la Belgique, pour reconnaître le royaume d'Italie. On voulait qu'elle attendît, cette nation catholique, que le chef de la religion eût subi les dernières humiliations pour reconnaître le gouvernement qui les lui aurait infligées.
Trouvez-vous que le moment eût été bien choisi, eût été plus opportun ?
Croyez-vous que si, dans de pareilles circonstances, notre ministère, ou tout autre, fût venu proposer la reconnaissance du royaume d'Italie, il n'eût pas été accueilli par des mouvements de colère ou par des outrages plus sanglants que ceux que nous recevons, je ne dis pas dans cette enceinte, mais en dehors, quoique dans cette enceinte nous ne soyons pas très ménagés.
Est-ce que notre système, en ce qui concerne les reconnaissances, est une innovation ? Est-ce une nouveauté, introduite par le ministère actuel ?
Nous sommes, je le déclare, parfaitement conséquents avec les traditions gouvernementales depuis 1830 ; depuis que la Belgique est en relations avec les nations étrangères, elle n'a jamais autrement procédé ; seulement, on s'est montré en d'autres temps beaucoup plus pressé.
A la suite de la révolution dynastique espagnole, la reine Dona Isabelle a été reconnue par la Belgique longtemps avant que la Prusse, la Russie et d'autres Etats l'eussent reconnue.
Il en a été de même du Portugal ; non seulement nous avons reconnu Dona Maria, mais une légion belge a été soutenir sa cause et personne n'a protesté ; on a cité souvent le nom du major belge qui commandait cette légion. La Belgique a donné un concours matériel, un concours militaire à un régime nouveau et après avoir aidé à l'établir, nous l'avons reconnu avant d'autres.
M. de Theux. - Le gouvernement belge n’a pas pris part au concours donné.
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Pas plus que le gouvernement piémontais n'a pris part à la révolution de Sicile et de Naples... (Interruption.)
Bien ; je suis charmé de vous voir rire, cela adoucira un peu l'amertume qui règne dans vos esprits et vos discours.
Mais ce serait volontairement fermer les yeux à la lumière que de dire que la Belgique est restée complètement indifférente à l'expédition de Portugal.
C'est au vu et au su du gouvernement que le fameux major a organisé une légion belge, composée de tous Belges, qui a été combattre, aux applaudissements de la Belgique, pour la cause de Dona Maria.
M. de Theux. - Jamais le gouvernement...
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Le gouvernement sarde a fait les mêmes déclarations.
L'embarquement du major dont je parle et de sa légion s'est fait à Ostende, l'honorable député d'Ostende pourrait en dire quelque chose.
L'embarquement pour la Sicile s'est fait à Gênes.
Je continue l'histoire des traditions belges en ce qui concerne les reconnaissances.
En 1848 il arriva en France un grand événement. Une dynastie amie et alliée de la dynastie belge disparut dans une catastrophe ; un gouvernement sorti des barricades s'installa à l'hôtel de ville de Paris. Qui figure parmi les premières nations qui reconnaissent ce gouvernement républicain, qui venait de renverser une dynastie amie et alliée de la nôtre ?
Ce fut la nation belge ; et à cette époque, l'on ne vint pas nous dire : Vous reconnaissez la république, vous allez donc devenir républicains ; on invoquera contre vous cette reconnaissance sans réserve, et un beau jour on viendra proclamer la république chez vous.
D'autres gouvernements se succédèrent en France, et toujours la Belgique, comme c'était son devoir, comme c'était son intérêt, comme le simple bon sens le lui indiquait, la Belgique eut soin de ne pas rester en arrière pour la reconnaissance de ces divers gouvernements.
J'ajoute cependant que pour l'empire, il est un état qui, non seulement, précéda la Belgique, mais qui se mit à la tête de tous les autres pour reconnaître l'empire. Ce fut le royaume de Naples.
Il est un autre fait que mon honorable ami M. d'Hoffschmidt vous a indiqué hier, et celui-ci a une très haute signification.
(page 93) On nous a dit ou nous avons lu ce qu'on devait nous dire dans cette enceinte, on nous a dit d'un ton prophétique et doctoral : l'Italie ne vivra pas, l'unité italienne ne se fera pas, mais l'unité germanique se fera.
Messieurs, l'unité germanique, je ne sais pas si elle se fera, on nous l'annonce d'un ton bien absolu.
- Plusieurs membres. - Qui ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - On nous le dit dans un discours qui devait être prononcé ici, et qui nous a été communiqué en brochure, j'y réponds.
L'unité germanique, je ne sais pas si elle se fera. Mais je sais qu'elle a cherché à se faire, et que de plus elle a été très solennellement proclamée par un congrès très solennellement élu.
Nous avons vu le congrès de Francfort décréter l'unité germanique, et ne pas se borner à une déclaration théorique, mais donner une constitution à l'unité germanique ; ne pas se borner à lui donner une constitution, mais lui donner un chef, le vicaire de l'empire. Et ce chef, prenant son rôle très au sérieux, envoya aux divers gouvernements des représentants. Nous eûmes l'avantage d'avoir ici un honorable général qui remit à S. M. le Roi des Belges les lettres de créance de son bon frère et cousin, le vicaire de l'empire. J'ai sous la main ces lettres de créance.
L'envoyé du vicaire de l'empire, du représentant de l'unité germanique, fut donc accrédité à la cour de Bruxelles, et M. le comte de Brie qui était accrédité près la confédération germanique que le vicaire venait de remplacer en vertu d'un vote de l'assemblée, présenta de nouvelles lettres de créance au vicaire de l'empire.
Voilà bien l'unité germanique proclamée et reconnue par la Belgique, reconnue de la manière la plus complète, reconnue par le fait de la double représentation diplomatique et à Bruxelles et à Francfort.
Messieurs, ce fait s'est passé au vu et au su de tout le monde, et je ne sache pas qu'à cette époque, on soit venu nous dire : Prenez garde ; c'est sacrifier l'indépendance de votre pays ; c'est la déchéance de la Belgique ! Vous posez un précédent des plus dangereux qui pourrait être retourné contre vous. Prenez garde de courir le sort de ces petites nationalités allemandes qui vont se confondre dans une grande unité.
Toutes les puissances de l'Allemagne n'approuvèrent pas cette unité. Il y eut une protestation. Mais nous, nous n'y regardâmes pas de si près. Nous dîmes : Voici un fait reconnu, patent, que nous ne pouvons nier. Une grande assemblée a proclamé un état de choses nouveau que nous ne jugeons pas, que nous n'approuvons ni ne désapprouvons ; mais nous le constatons et nous le reconnaissons.
Eh bien, nous ne nous sommes pas mal trouvés d'avoir suivi une pareille politique, et si, à cette époque, on eût été animé des mêmes passions qu'aujourd'hui, on eût paru ridicule à venir invoquer les arguments qu'on fait valoir aujourd'hui contre nous.
Voilà, messieurs, les traditions diplomatiques de la Belgique en ce qui concerne les reconnaissances.
Ces traditions d'ailleurs ne sont pas particulières à la Belgique ; elles sont en quelque sorte le droit commun : c'est un lieu commun du droit public, du droit des gens, que de reconnaître, dans une circonstance donnée, l'état de fait ni plus ni moins, sans entendre juger les événements ni s'en rendre solidaire. C'est de droit purement élémentaire.
Messieurs, on a dit de l'Italie des choses qui m'ont été très pénibles à entendre. On traite le peuple italien avec une dureté peu évangélique. On n'a que des paroles pleines d'amertume et des reproches à adresser à ces populations intéressantes qui cherchent aussi à conquérir ce que nous avons conquis, leur indépendance, leur nationalité, et procèdent, quoi qu'on en dise et à part des excès exceptionnels que, pour ma part, je regrette autant que vous d'une manière modérée et raisonnable. Il n'est pas vrai que le gouvernement italien actuel soit le complice de ces excès. Il a eu le courage même de se séparer des hommes excessifs, des hommes qui voulaient le mener trop loin.
- Un membre. - De Garibaldi ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. Rogier). - Et Garibaldi, puisque vous le nommez encore, a fait preuve sous ce rapport de patriotisme. Sa grande, sa légitimité importance pouvait créer de graves embarras au gouvernement italien. Eh bien, ses amis lui ont dit : Effacez-vous, éloignez-vous ; ne soyez pas un embarras pour le gouvernement ; aidez-le à constituer cette unité italienne à laquelle vous avez si merveilleusement concouru par vos armes. Et qu'a fait Garibaldi ? II s'est effacé. Et que fait le gouvernement italien ? Il s'attache à conserver, à améliorer par la modération et par la patience ce qu'il a conquis, et vous êtes injustes vis-à-vis des Italiens.
Ils ne nous traitent pas, eux, avec cette rigueur. Ils ont été étonnés de ce qu'ils ont appelé la froideur des Belges, l'antipathie de quelques Belges pour leur cause. Mais ils ne nous ont jamais rendu injure pour injure, dédain pour dédain. Et qu'il me soit permis, messieurs, pour vous donner une idée des impressions ressenties par les Italiens, de vous lire un passage d'une lettre sans caractère officiel, écrite sans prétention à la publicité ; elle émane d'un des hommes les plus considérables de l'Italie, d'un homme qui a connu beaucoup de Belges et qui en est aimé et estimé, d'un homme qui a été l'ami particulier du ministre Cavour et qui a joué un rôle important dans les affaires de son pays. (Interruption.) Je ne parle pas du noble comte Arrivabene, que vous connaissez tous et qui, lui aussi, applaudit, tout ami qu'il est de beaucoup d'hommes de la droite, applaudit au mouvement italien et s'y associe si honorablement.
Voici, messieurs, un extrait de cette lettre particulière que la Chambre voudra bien me permettre de lui communiquer. C'est par là que je terminerai mon discours.
« Je ne sais pas résister au besoin de vous exprimer combien je suis heureux de voir le royaume d'Italie reconnu officiellement par la Belgique. J'ai eu tant d'occasions d'étudier et d'apprécier votre pays ; depuis son auguste souverain jusqu'aux plus basses classes, on y a été constamment si bon et si bienveillant pour moi, que je suis franchement attaché et dévoué à la Belgique.
« Or je souffrais d'autant plus du refroidissement des relations officielles entre les deux pays, que dans le mien j'entendais accuser le vôtre avec certaines apparences de vérité par ceux-là même qui étaient précédemment le plus portés pour la Belgique, et que je ne pouvais pas le défendre.
« Comme toujours dans les sentiments froissés, comprimés, mais non éteints, l'opinion était devenue injuste envers vous, et vos amis n'avaient nul moyen de la redresser. Or, par cela même que je souffrais de cette froideur entre nos deux pays, je suis heureux à présent de voir revenir à flot des sentiments longtemps comprimés, et de revoir la Belgique reprendre sa place dans notre affection et dans notre estime.
« Je dois avouer qu'un autre intérêt purement italien contribue puissamment à me faire attacher un très haut prix à l'acte politique que vous venez de consommer : cet intérêt est que la Belgique, reprenant son empire sur nos esprits et sur nos cœurs, pourra exercer une salutaire et précieuse influence en Italie, soit par les bons exemples de sagesse et d'organisation intérieure qu'elle nous donne, soit par ses conseils qui seront d'autant plus aisément fructueux que les institutions des deux pays reposent sur les mêmes bases et que la liberté y est également aimée.
« Cette influence morale que la Belgique a déjà exercée chez nous, et qu'elle va reprendre, a contribué à rendre ici plus pénible la froideur entre les deux pays, parce que, lorsque cette influence perdit son empire, on se crut humilié de l'avoir subie, et on devint aigre et injuste envers vous. Ce douloureux passé n'est plus, les liens entre les deux pays vont se resserrer.
« Je n'ai plus de caractère officiel, j'ai perdu hélas ! mon cher et puissant ami Cavour, mais si je ne suis plus rien, je suis encore et serai toujours l'ami franc et dévoué de la Belgique, »
M. J. Lebeau. - Je dois déclarer que, quoique j'aie été fort souvent nommé dans le discours de l'honorable M. Nothomb, je croirais peu convenable d'occuper la Chambre d'un fait personnel au milieu d'une discussion de cette gravité. Je déclare, en outre, que, ayant déjà occupé votre attention, si un membre de cette Chambre qui n'ait pas encore pris la parole veut se faire entendre, je lui céderai volontiers mon tour.
- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !
M. J. Lebeau. - Messieurs, j'ai été quelque peu surpris quand j'ai entendu M. Nothomb présenter le débat qui nous occupe comme une question de moralité politique.
Je le dis bien sérieusement ; si une question de moralité politique était posée dans cette Chambre avec l'évidence qu'on lui attribue, croyez-vous qu'il y aurait ici une droite, une gauche et un centre ? Non, messieurs, il n'y aurait parmi les représentants de cette Belgique, de ce pays si éminemment moral, de ce pays dont la réputation de probité privée et politique est le moins contestée, il n'y aurait, je le répète, qu'une seule opinion.
C'est donc là un pur artifice oratoire que je comprends bien comme étant naturel dans la solennelle discussion à laquelle nous assistons.
J'éprouve une grande surprise en nous voyant accuser de manquer à l'une des premières obligations de notre droit public, à la neutralité ; car c'est spécialement sur la neutralité que s'appuient la plupart des honorables membres de la droite.
(page 94) Eh bien, messieurs, je puis tout d'abord invoquer, abstraction faite d'autres arguments, l'exemple d'un des peuples les plus moraux et les plus éclairés de l'Europe, et qui pratique le mieux la neutralité politique depuis des siècles.
Ce peuple, entouré de grands Etats, a bien plus que nous à se plaindre des événements issus du succès de la guerre d'Italie, je veux parler de la Suisse.
Eh bien, la Suisse, qui nous donne aujourd'hui le spectacle d'une vigoureuse défense de ce qu'elle croit son droit, contre un des plus puissants empires de l'Europe ; la Suisse qui, après plusieurs siècles de liberté, a appris à résister à d'autres grandes nations, la Suisse n'a pas hésité un seul instant à reconnaître le roi d'Italie.
Je comprends, comme homme privé, même en les condamnant comme homme public au nom du droit des gens, des actes politiques contraires à nos lois et à mon opinion. Mais, comme homme politique, avez-vous bien le droit de parler de neutralité après vos apologies pour certaines levées de boucliers ?
Qu'on ne se trompe pas sur ma pensée ; tout en blâmant comme législateur, je ne saurais, comme homme, refuser mon estime à ceux qui savent mourir pour défendre des opinions, des croyances.
On conviendra toutefois que ce n'était point la neutralité que vous invoquez aujourd'hui qu'on pratiquait à Castelfidardo.
On a répété aujourd'hui que le fait reconnu par nous n'est pas l'expression libre des vœux de l'Italie ; que c'est l'œuvre de la contrainte et de l'oppression.
Ah ! messieurs, cet argument est bien irréfléchi. Il est peu prudent, de la part de nos honorables contradicteurs, de parler de contrainte, de compression. On vous l'a déjà dit : si certaines populations de l'Italie, celles des Etats romains, n'avaient à faire qu'à leur gouvernement, si la compression, qui est aussi celle de l'étranger, ne pesait pas sur elles, la question italienne recevrait peut-être une solution très prompte, vous le savez bien.
Messieurs, je ne veux pas abuser plus longtemps des moments de la Chambre, en répondant à une espèce de fait personnel. Je ne puis cependant laisser passer sans protestation le langage violent, méprisant en quelque sorte dont on a accablé un homme qui, quoi qu'on en dise, aura une belle page dans l'histoire. Je veux parler de Garibaldi. Je prononce ce nom sans avoir abaissé les yeux.
Je le dis bien haut : Si Garibaldi reste fidèle à ses antécédents héroïques, si Garibaldi continue à donner l'exemple du désintéressement, s'il finit comme il a commencé, il deviendra dans l'histoire un personnage légendaire et sera pour l'Italie ce que Guillaume Tell est devenu pour la Suisse.
M. Orts. - Messieurs, l'honorable M. Nothomb au début de son discours m'a rendu justice.
Oh ! oui, je n'ai pas demandé pardon au nom de la Belgique en face de la reconnaissance du royaume d'Italie. La reconnaissance du royaume d'Italie, pour moi, est un acte de profonde sympathie, et je suis heureux de l'avoir vu poser par le gouvernement, je l'en remercie de tout cœur.
Mais l'honorable membre n'a pas été juste pour moi, quand il a cru qu'en demandant à la Belgique de respecter l'expression de la souveraineté nationale au-delà de ses frontières, comme elle respecte la souveraineté nationale chez elle, j'avais soutenu que le pouvoir souverain pouvait aller jusqu'à décréter légalement le suicide, jusqu'à voter l'abdication de la nationalité. Non, messieurs, je reconnais avec l'honorable membre que la nationalité est le patrimoine des générations à venir et qu'il n'appartient pas à la génération présente, au nom de sa souveraineté, d'abdiquer la nationalité, de la sacrifier, de la vendre. Mais ce principe je n'ai pas attendu pour l'affirmer qu'il se soit agi de l'Italie. J'ai maudit les abdications de la nationalité, toujours, partout, sous quelque forme qu'elles se présentent, quel que soit le temps, quel que soit surtout le souverain auquel l'acte odieux profite.
On me jette à la face ces mots de suicide national, d'abdication volontaire, de gens qui ont vendu la patrie.... Ah ! messieurs, laissez-moi vous dire mes sentiments intimes, vous ouvrir mon cœur.
Si j'avais eu à m'exprimer sur d'aussi solennelles questions dans cette enceinte, si j'y avais siégé en 1839, si j'avais eu l'honneur de siéger comme député du Limbourg ou député du Luxembourg, je n'aurais jamais abdiqué ma patrie, jamais ! à aucun prix ! (Applaudissements à gauche.)
M. le président. - Les applaudissements sont interdits.
M. Orts. - L'honorable M. Nothomb n'a pas été plus juste ensuite, lorsqu'il a cru que j'avais reconnu l'immixtion d'une intervention étrangère dans l'intervention du Piémont en Italie.
J'ai dit, en ma phrase nette et claire, j'ai dit que je voyais l'étranger à Rome et à Venise, mais qu'à Turin, à Naples, à Florence, à Milan, je ne voyais que des frères et des compatriotes. Et j'étais dans le vrai.
A Naples, à Turin, à Milan, il n'y a là qu'une grande communauté, la grande famille italienne. Naples, Turin, Milan, Rome, Venise, sont des sœurs.
La tyrannie, la domination étrangère seules les ont séparées. Comme le disait dans une séance précédente l'honorable M. De Fré, l'idée de l'unité nationale n'a cessé d'être le rêve, l'aspiration de l'Italie. Poètes, historiens, politiques, guerriers, tous ont apporté leur humble pierre à l'édifice de la constitution d'une patrie commune, de la patrie italienne. Vous parlez de divisions territoriales, de nationalités factices, œuvres de la diplomatie ou du despotisme. Disons plutôt de la nationalité italienne ce qu'a dit le plus national, le plus populaire de nos poètes :
« Flamands, Wallons,
« Sont nos prénoms,
« Belge est notre nom de famille ! »
Naples, Toscane, Romagnes, Marches, Ombrie, sont aussi des prénoms. Le nom de famille, est Italie. Mais l'étranger ! Vous en osez parler !
J'ai vu la main de l'étranger comprimer séculairement en Italie, l'expression des idées auxquelles je rends hommage, des idées d'unité et de nationalité ; j'ai vu la main de l'étranger appuyer les gouvernements despotiques qui réprimeraient les manifestations libérales depuis 1815 jusqu'en 1860. Je me souviens ! lorsque les patriotes italiens se réveillaient et demandaient à ces gouvernements que vous regrettez, la liberté qu'on leur refusait, et sans laquelle nous, Belges, nous ne pourrions pas vivre, on leur répondait par des troupes étrangères, par des baïonnettes autrichiennes.
Je vois dans ces actes si longs des martyrs de l'indépendance et de la liberté italienne, des supplices nombreux. Les princes au nom desquels se rend la justice sont étrangers à Modène, à Florence, les juges sont étrangers. La force armée qui entoure l'échafaud est étrangère. Il n'y a de national dans ces drames lugubres que la victime et le bourreau payé par le prince étranger.
L'unité italienne, en définitive, que vous blasphémez, qu'est-ce après tout ?
L'apothéose méritée après un long martyre ; c'est une œuvre de justice, une œuvre d'équité. L'honorable M. Nothomb l'a dit : La révolution belge fut bénie de Dieu, parce que cette révolution était juste ; eh bien, la révolution italienne est dans la même situation. Si le vœu sorti de toutes les poitrines libérales, je ne dis pas dans la seule Belgique, mais dans le monde entier, peut peser de quelque poids dans la balance céleste, ah ! M. Nothomb, ne vous y trompez pas, malgré vos clameurs et celles de vos amis, la révolution italienne sera bénie de Dieu comme la révolution belge. La main de Dieu fera l'Italie, elle l'a déjà faite !
- La discussion du projet d'adresse est close.
Sur la proposition de M. le président, la Chambre décide que, pour ne pas interrompre la discussion du projet d'adresse, elle ne s'occupera pas demain, vendredi, de prmapts rapports de pétitions.
M. Pirmez. - Je proposerai à la Chambre de voter le paragraphe de l'adresse qui traite des rapports internationaux et qui a été discuté par les débats qui ont eu lieu jusqu'ici.
- Plusieurs membres. - Non ! non !
- Plusieurs autres. - Si ! si !
M. le président. - Il est donc convenu qu'on n'interrompt pas la discussion.
La Chambre veut-elle maintenant voter le premier paragraphe de l'adresse ?
M. Rodenbach. - Beaucoup de membres sont sortis. Il est donc impossible de procéder au vote.
M. B. Dumortier. - Qu'est-ce que c'est que le premier paragraphe ?
M. Rodenbach. - On ne peut s'occuper de cela maintenant.
M. le président. - Voici le premier paragraphe :
« Sire, la présence de Votre Majesté au milieu de nous rappelle qu'au Roi la patrie doit, après des souffrances séculaires, trente années d'indépendance, de paix et de liberté. »
M. de Theux. - Je demanderai que le vote soit remis à l'ouverture de la séance de demain.
- Plusieurs voix : Oui ! oui ! à demain !
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.