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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 23 mars 1860

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)

(page 957) (Présidence de M. Orts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Moor procède à l'appel nominal à deux heures et un quart.

M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Moor présente l'analyse des pétitions suivantes.

« Des habitants de Warneton demandent qu'il soit donné cours légal aux pièces décimales françaises en or, ou que ces monnaies soient reçues pour leur valeur nominale dans les caisses de l'Etat, et proposent subsidiairement que le gouvernement soit autorisé à battre pour son compte et pour compte des particuliers des monnaies d'or belges de même valeur, titre et module que l'or français. »

« Même demande d’habitants d'Olsene. »

- Sur la proposition de M. Rodenbach, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.


« Le conseil communal de Termonde émet le vœu que le projet de loi qui supprime les octrois soit promptement voté. »

« Même demande du conseil communal de Roulers. »

- Sur la proposition de M. Rodenbach, renvoi à la section centrale qui sera chargée de l'examen du projet.

« L'administration communal d'Elouges demande qu'il soit donné cours légal en Belgique à la monnaie d'or de France. »

« Même demande du sieur Moreau. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les sieurs Clercs, Missotten et autres membres du comité agricole de Lille-Saint-Hubert déclarent adhérer à la demande qui a pour objet d'affranchir du droit de barrière tout transport de produits agricoles. »

- Même renvoi.


« Le sieur Goffin demande que les fontes d'affinage ou tout au moins les mitrailles de fer et de fonte soient admises en franchise de droit temporaire aux conditions prévues par l'article 40 de la loi du 4 mars 1846. »

M. Nélis. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission permanente d'industrie. La question soulevée par M. Goffin est très grave et il importe qu'elle fasse l'objet d'un examen très sérieux.

-La proposition de M. Nélis est adoptée.


« M. de Paul, obligé de s'absenter, demande un congé de huit jours. »

- Accordé.

Prompts rapports de pétitions

M. Vander Donckt, rapporteur. - Par pétition datée de Roulers, le 9 mars 1860,d es habitants des deux Flandres demandent qu'il soit donné cours légal en Belgique aux pièces décimales françaises en or, ou que ces monnaies soient reçues pour leur valeur nominale dans les caisses de l'Etat, et proposent subsidiairement que le gouvernement soit autorisé à battre, pour son propre compte et pour compte des particuliers, des monnaies d'or belges de même valeur, titre et module que l'or français.

Même demande d'habitants d'Iseghem, Rumbeke, Wervicq, Ledeghem, Renaix, Bruges, Moorslede, Termonde, Baesrode, Hooglede, Poperinghe, Moerzeke, Vinckt, Bavichove, Bisseghem, Wevelghem, Meulebeke, Sweveghem, Overmeire, Tamise, Berchem, Bassevelde, Lebbeke, Hamme, Emelghem, Vlamerlinghe, Gheluwe, Herseaux, Aeltre, Courtrai, Lichtervelde, Ingelmunster, Leupeghem, Berlaere, Ardoye, Saint-Genois, Mouscron, Merckem, Wetteren, Eenaeme, Audenarde, Gulleghem, Zele, Lokeren, Vive Saint-Eloi, Waereghem, Kerkhove, Dixmude, Coyghem, Staden, Comines, Selzaete, Wercken, Beveren-lez-Roulers, Cuerne, Helchin, Wacken, Lokeren, Schoore, Mannekensvere, Saint-Georges, Harlebeke, Ypres, Nieuport, Beveren, Desselghem, Menin, Wacemunster et Wichelen.

Par pétition datée d'Anvers, le 12 mars 1860, des négociants à Anvers demandent qu'il soiit donné cours légal en Belgique à la monnaie d'or de France.

Même demande d'habitants de Frameries, Hornu, Bruxelles, Dinant, Dour, Philippeville, Quiévrain, Moen et Wasmes.

Par pétition datée de Charleroi, le 11 mars 1860, des industriels et négociants à Charleroi, appellent l'attention de la Chambre sur les embarras et les pertes occasionnés au commerce et à l’industrie par suite de la circulation de l'or français, et demandent qu'il soit pris une mesure pour faire cesser cet état de choses.

Par pétition datée de Hasselt, le 10 mars 1860, des habitants de Hasselt appellent l'attention de la Chambre sur les pertes que le système monétaire actuel fait subir aux industriels de cette ville, et demandent que les agents du trésor soient autorisés à recevoir l’or au taux légal de France, jusqu'à ce qu'une loi permanente ait décidé la question monétaire.

Messieurs, indépendamment de toutes ces pétitions.il en est un grand nombre d'autres qui sont arrivées depuis la date de l’impression des feuilletons et que la commission m'a chargé de comprendre dans ce rapport.

La ville de Warneton, la commune d’Olsene, l'administration d'Elouges, monsieur Moreau, des habitants de Neufchâteau demandent qu'il soit donné cours légal à la monnaie d'or en Belgique.

Même demande d'industriels et de négociants d'Audegem et de Chimay.

Des habitants de Rousbruigge-Haringhe demandent qu'il soit donné cours légal aux pièces décimales françaises en or et que ces monnaies soient reçues pour leur valeur nominale.

Des habitants de Gheluvelt demandent que le gouvernement soit autorisé à battre, pour son compte et pour compte des particuliers, des monnaies d'or de même valeur, même titre et même module que l'or français.

Des habitants de Wancennes demandent qu'il soit donné cours légal à l'or français en Belgique,

Même demande d'habitants de Beauraing, de Bruxelles et de Couin.

Messieurs, il y a de nombreuses pétitions qui nous sont arrivées de la capitale ; ces pétitions sont marquées par les sections dans lesquelles elles ont été signées. Ainsi, vous avez la pétition de la rue des Pierres, celle de la Montagne aux Herbes-Potagères, celle de la rue du Boulet, celle de la rue de Namur, celle de la rue des Poissonniers, celle de la rue de Laeken, celle de la rue des Bateaux, celle du Marché aux Poulets, celle de la rue Royale, etc., etc.

Messieurs, il vous est également arrivé de la ville de Gand de nombreuses pétitions formant aussi des séries ; ces pétitions sont imprimés et contiennent toutes à peu près les mêmes arguments.

Le nombre des pétitions est devenu tellement considérable, qu'à l'heure qu'il, il serait beaucoup plus facile de compter les communes qui n'ont pas pétitionné que de compter celles qui ont adressé des pétitions à la Chambre.

Bientôt nous pourrons dire que la Belgique tout entière demande la réforme de la loi sur le système monétaire actuel.

Il y a encore une pétition d'habitants d'Ooteghem qui demandent qu'il soit donné cours légal en Belgique aux pièces décimales françaises en or, ou que le gouvernement soit autorisé à faire battre pour son compte ou pour le compte des particuliers de la monnaie d'or, de la même valeur et du même module que la monnaie d’or française.

Même demande d'habitants de Beveren et de Calcken.

Mais il serait oiseux d'entrer de nouveau dans tous les détails sur ces nombreuses pétitions. La commission des pétitions se borne, par mon organe, à vous proposer le dépôt de toutes ces requêtes au bureau des renseignements, en attendant que d'honorables membres de la Chambre, usant de leur droit d’initiative, présentent un projet de loi ayant pour but de modifier notre système monétaire.

M. Rodenbach. - Messieurs, je me permettrai d'ajouter à ce que vient de dire l'honorable et infatigable rapporteur, que son rapport est frappé au coin de la vérité. Je rends pleine justice à son zèle, et je saisis avec plaisir cette occasion pour le déclarer.

Messieurs, il n'est plus question maintenant de pétitions qui viennent exclusivement de la frontière, de Roulers, de Rumbeke, d'Iseghem, d'Ardoye, Lichtervelde, Moorslede, Ingelmunster, Ledeghem, Emelghem, Staden, Beveren-lez-Roulers, etc., etc. ; vous avez aujourd'hui des requêtes qui vous sont adressées de presque toutes les localités du royaume. (Interruption.) C'est fort exact. Que conclure de là ? Que la présentation d'un projet de loi est réellement indispensable. Maintenant que des peinions en très grand nombre ont été signées dans toutes les grandes villes, notamment à Bruxelles même, il est possible que le gouvernement, examinant de nouveau la question, trouve un moyen de faire disparaître cette gêne dont souffrent si cruellement le commerce et l'industrie.

Pour le cas où le gouvernement persisterait à ne pas proposer des modifications à notre système monétaire, mon honorable ami M. Dumortier et moi nous présenterons un projet de là lorsque nous le jugerons utile ; soit après, soit avant que la grave question des octrois sera résolue ; mais nous préférons que le gouvernement prenne la responsabilité et l'initiative de la mesure.

Nous espérons même que l'importance du pétitionnement l'y engagera. Par une foule de requêtes, couvertes de plus de six mille signatures, les pétitionnaires demandent qu'on veuille s'en occuper promptement ; et si je suis bien instruit, la gêne est arrivée à ce point qu'aujourd'hui sur beaucoup de lettres de change ou de traites on écrit : J'accepte de payer en or de France, parce qu'on n'a pas suffisamment d'argent pour payer.

(page 985) J’ajouterai que j'ai appris de plus que quand les négociants d'Anvers, de Bruxelles, de Gand, de Tournai, et de plusieurs autres villes, font des traites sur diverses parties du pays, on refuse de les payer et on envoie de l'or par l'administration Van Gent et Cie.

On expédie de l'or et on ne fait pas honneur aux traites.

Messieurs, vous venez d'entendre que dans tous les quartiers de Bruxelles on signe des pétitions. Les plaintes sont générales ; on ne peut pas dire que c'est un pétitionnement provoqué par un parti, c'est l'extrême besoin qui l'a fait éclater partout, et je forme des vœux pour que le gouvernement prenne de promptes et énergiques mesures dans l'intérêt du pays.

- Plusieurs voix. - Usez de votre initiative.

M. Pirmez. Je me demande à quoi servent ces discussions ; chaque fois qu'on présente une pétition tendante à faire décréter le cours forcé de l'or français, l'honorable M. Rodenbach réclame un prompt rapport ; maïs il s'est engagé à présenter un projet de loi sur le cours de l'or ; il y a longtemps qu'il nous a dit que ce projet était prêt.

Je le répète à l'honorable membre : Déposez ce projet on le discutera ; mais toutes ces discussions à propos de pétitions ne peuvent servir à rien.

M. Rodenbach. - Nous préférions le voir émaner de l'initiative du gouvernement.

M. Pirmez. - Le gouvernement a déclaré vingt fois qu'il ne jugeait pas utile de présenter un projet ; pourquoi hésitez-vous à présenter le vôtre ? Pourquoi venir, chaque vendredi, nous faire perdre un temps considérable par des discussions à propos de ces pétitions, sans aucune issue possible jusqu'au dépôt du projet de l'honorable membre. Il ne faut pas qu'il y ait exploitation de ces pétitions.

M. Magherman. - Le grand nombre de ces pétitions qui émanent de nombreuses localités, je dirai de la presque généralité du pays, et surtout de grands centres de population et d'industrie démontre qu'il y a un grand malaise dans le pays.

Ce malaise devient général ; il ne se borne plus à la frontière, et atteint le cœur du pays. Je demande si, dans ces circonstances, il n'y a rien à faire autre chose que le dépôt de ces pétitions sur le bureau des renseignements, malgré ce que vient de dire l'honorable rapporteur ? Une mesure partie de l'initiative du gouvernement serait préférable à une mesure émanée de l'initiative des membres de la Chambre. Il me semble que le gouvernement doit juger qu'il y a quelque chose à faire quand des plaintes se présentent avec un caractère de généralité comme celles dont nous sommes témoins en ce moment. Je propose le renvoi au ministre des finances.

M. Vander Donckt, rapporteur. - J'ai demandé la parole quand j'ai entendu l'honorable M. Pirmez dire que tous les vendredis nous subissons une perte de temps très considérable..

Je ne puis pas laisser passer cette assertion sous silence.

A mon avis, ce n'est pas une perte de temps, c'est au contraire un temps très utilement employé que celui que nous mettons à rendre justice à ceux qui usent du droit sacré de pétition, à examiner les réclamations qui nous sont adressées par nos commettants.

Dans le cas actuel, il s'agit d'une question au sujet de laquelle toute la Belgique réclame, et je dis que nous, qui sommés les représentants du pays, nous avons ici un devoir sacré à remplir, c'est d'examiner consciencieusement les pétitions et d'y faire droit si nous les trouvons fondées.

Au reste, s'il y a des séances perdues en discussions oiseuses, ce n'est certes pas celle du vendredi.

M. Muller. - Messieurs, il semblerait résulter des paroles prononcées par riionral.de M. Magherman, que les membres qui appuient, dans cette Chambre, les pétitionnaires demandant que l'or ait un cours forcé en Belgique, reculent devant la déclaration qu'ils avaient faite de vouloir user de leur initiative parlementaire. Car, au lieu du dépôt des pétitions au bureau des renseignements, motivé par l'honorable rapporteur de la commission sur l'opposition bien manifeste et persistante que fait le gouvernement au cours forcé de l'or français, M. Magherman vous propose de renvoyer ces pétitions à M. le ministre des finances, pour renouveler encore une tentative inutile, pour engager M. le ministre des finances à changer d'avis et à présenter une loi lui-même.

Eh bien, c'est là tromper l'attente des pétitionnaires auxquels vous portez tant d'intérêt ! Puisque vous êtes partisans de la mesure du cours forcé de l'or, votre devoir est de ne pas retarder la présentation d'un projet de loi dû à votre initiative, projet qu'on nous a annoncé à diverses reprises, et qui ne voit pas jour.

M. Magherman. - Je n'ai jamais pris l’engagement devant la Chambre de déposer un projet de loi tendant à donner le cours légal à l'or Je crois que quand le moment sera venu, les honorables membres qui ont pris cet engagement le rempliront. Mais il est certain que si une proposition quelconque émanait du gouvernement pour porte remède à l'état de gêne signalé par les pétitionnaires, elle aurait plus de chances de succès, elle recevrait un meilleur accueil dans cette Chambre, qu'une proposition émanant de l'initiative de quelques membres. C'est uniquement pour ce motif que j'ai fait mu proportion.

- Le renvoi des pétitions à M. le ministre des finances est mis aux voix ; il n'est pas adopté.

Les conclusions de la commission sont adoptées.


M. Vander Donckt, rapporteur. - Par pétition datée de Stockhem, le 12 mars 1860, les membres du conseil communal de Stockheim demandent la construction d'un chemin de fer de Biisen à Tongres.

Même demande des membres du conseil communal de Lanaeken.

Par pétition datée de Wonck, le 9 mars 1860, les membres du conseil communal et des habitants de Wonck présentent des observations en faveur de la demande en concession d'un chemin de fer de Liège à Tongres.

Mêmes observations des membres du conseil communal et d'habitants de Roclenge et de Bassenge.

Par pétition datée de Neerhaeren, le 14 mars 1860, le conseil communal de Neerhaeren présente des observations contre les tracés de chemin de fer projetés d'Ans, à Tongres ou de Cortessem, et prie la Chambre de décréter soit la ligne entière de Bilsen à Liége, soit la section de cette ligne, de Bilsen jusqu'à Tongres.

D'autres pétitions relatives au même objet nous sont arrivées depuis l'impression du feuilleton.

Des habitants de Glons demandent la construction d'un chemin de fer de Liège à Bilsen par Herstal, Glons et Tongres.

Le conseil communal de Vechmael demande la construction d'un chemin de fer de Tongres à Bilsen, s'embranchant à la ligne de Maastricht à Hasselt et prie la Chambre de rejeter toute autre ligne qui ne le comprendrait pas ou y serait contraire.

Les membres du conseil communal de Leuth prie la Chambre de décréter la construction d'un chemin de fer de Bilsen à Liège.

Messieurs, rien que par le nombre des pétitions qui nous arrivent et qui d'un commun accord demandent le tracé de Bilsen à Tongres, vous pouvez reconnaître que c'est réellement à ce tracé qu'il faudrait que la Chambre et le gouvernement accordassent la préférence.

Comme déjà beaucoup de pétitions de même nature ont été analysées à cette tribune et ont été constamment renvoyées à M. le ministre des travaux publics, je suis chargé par la commission des pétitions de vous présenter les mêmes conclusions.

- Le renvoi à M. le ministre des travaux publics est ordonné.

M. Dolez remplace M. Orts au fauteuil.

Projet de loi aliénant un partie de bois domanial au profit de la commune de Spa

Rapport de la section centrale

M. Orts. - J’ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi concernant l'aliénation d'une partie de bois domanial au profit de la commune de Spa.

- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport, et le met à la suite des objets à l'ordre du jour.

M. Orts remonte au fauteuil.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre V)

Discussion des articles

Titre V. Des crimes et des délits contre l’ordre public, commis par des particuliers

Chapitre VIII. Des infractions relatives à l'industrie, au commerce et aux enchères publiques
Section II
Articles 414 à 416

M. Pirmez, rapporteur. - Il est arrivé à la commission de révision du Code pénal, une grande quantité de pétitions relatives à l'abrogation de la loi actuelle sur les coalitions. La commission vous en propose le dépôt sur le bureau pendant la discussion.

- Cette proposition est adoptée.

M. le président. - La discussion continue sur la section II du chapitre VIII : Des entraves apportées à la liberté de l'industrie.

(page 961) M. Royer de Behr. - Messieurs, des orateurs plus habiles, plus expérimentés que moi, viendront défendre, sans doute, la thèse que je me propose de soutenir. Aussi, aurais-je hésité à réclamer la parole, si je n'avais été soutenu par le désir et par le devoir de motiver mon vote, ou d'exposer ma manière de voir, dam une des questions économiques les plus importantes que nous aurons à résoudre pendant la session actuelle.

Je n'abuserai pas de la parole, je serai aussi bref que possible.

El d'abord, messieurs, je le déclare en toute franchise, chaque fois que dans cette Chambre, on nous propose une loi destinée à sauvegarder ou à développer le principe fécond et bienfaisant de la liberté, cette loi recevra mon vote approbatif.

Plusieurs systèmes, messieurs, sont possibles pour résoudre la question qui nous occupe.

Le premier serait de ne rien innover, de conserver intacte la législation de 1810.

Le second consisterait à admettre le projet du gouvernement.

Le troisième, à accepter les propositions de la commission.

Le quatrième, enfin, serait la liberté absolue, c'est à-dire l'absence de toute loi pénale contre les violations d'engagements.

Je vais examiner rapidement es quatre moyens de solution.

Le Code de 1810 en matière de coalition, cela est presque unanimement reconnu, consacre les injustices les plus flagrantes, et porte une grave atteinte à nos principes constitutionnels, en même temps qu'il est restrictif de la liberté du travail.

Les articles 414, 415 et 416 établissent les inégalités les plus choquantes entre les maîtres et les ouvriers.

Les mots « injustement » et « abusivement », introduits dans l'article 414, donnent aux maîtres la possibilité d'échapper toujours aux peines comminées par cet article. Les maîtres peuvent, en effet, soutenir quand bon leur semble, qu'en abaissant les salaires ils subissent une nécessité impérieuse que la concurrence, par exemple, les oblige à user de tous moyens pour réduire leurs frais de production, et que, dès lors, l'abaissement des salaires n'est, dans une telle circonstance, ni injuste, ni abusif.

L'absence de ces mêmes mots dans l'article 415 livre les ouvriers à toutes tes peines de la loi. Dix ouvriers se coalisent, il ne s'agit plus d'examiner s'ils ont tort ou raison, s'ils poursuivent un but légitime ou illégitime, le fait même de la coalition est un délit.

Quoi ! par suite d'une entente des patrons, les salaires seront descendus au-dessous de leur taux naturel, au-dessous de ce qui est indispensable à l'ouvrier pour pourvoir à ses besoins les plus impérieux et à ceux de sa famille, et pendant que les patrons se trouveront en présence d'une loi qui ne peut les atteindre, les ouvriers se verront poursuivis et traqués par la gendarmerie !

L'honorable M. Pirmez, dans son rapport, a dit que c'était là une criante iniquité, moi j'ajoute qu'un tel fait est monstrueux et je m'étonne qu'il ait, pendant plus d'un quart de siècle, pu se maintenir dans un pays libre comme la Belgique.

Et cependant, messieurs, les enseignements n'ont pas manqué aux membres de cette Chambre qui conserveraient encore quelques sympathies pour la législation surannée de 1810. je me permettrai de citer plusieurs exemples très éloquents qui plaident contre cette législation.

Au mois de novembre ou de décembre 1857 l’ Indépendance belge annonçait que les médecins de l'arrondissement de Waremme réunis en association avaient voulu fixer leurs honoraires à un taux en rapport avec le prix des denrées et des objets de première nécessité, et qu'en conséquence, ils venaient d'adopter un nouveau tarif de leurs honoraires.

C'était là une belle et bonne coalition, elle n'était pas de date récente, puisque, en parlant d'un nouveau tarif, les médecins constataient l'existence d'un ancien tarif.

Or, supposons que le même journal eût annoncé que les ouvriers de l'arrondissement de Waremme, voulant suivre l'exemple qui leur avait été donné par les médecins, venaient d'adopter un tarif de leur travail en le déterminant en proportion du prix des denrées et des objets de première nécessité. Que serait-il advenu de cette coalition ? Ce qui arriva à certains ouvriers fileurs qui à la même époque, je crois, furent condamnés à la prison parce qu'ils s'étaient entendus et avaient réclamé une augmentation de salaire.

Un autre fait, messieurs.

Le 13 août 1857, une grève d'ouvriers de la manufacture royale de tapis, à Tournai, se produisit à la suite d'une demande d'augmentation de salaires ; aucun désordre ne fut signalé ; cependant les ouvriers étaient qualifiés de mutins ; si j'ajoute foi aux journaux, la cause de cette grève était très légitime.

Plusieurs fabricants de tapis avaient spontanément augmenté le salaire de leurs ouvriers, les ouvriers de la manufacture royale demandaient, eux aussi, une augmentation qui répondît à la réduction qu'ils avaient subie 2 ans auparavant.

Leur réclamation n'ayant pas été écoutée, on leur refusa leurs livrets ; ils se mirent en grève.

C'était là un acte de mutinerie, et ces mutins fort paisibles furent conduits en prison ; j'ignore si la justice leur a infligé un châtiment.

Nos honorables collègues de Gand pourront nous dire si le fait suivant, rapporté dans un meeting tenu à Anvers en 1859, pour l’abrogation des lois sur les coalitions, est un fait vrai.

C'est la contrepartie de la coalition de Tournai.

Je laisse parler l'orateur de ce meeting, M. Moyson, que je ne connais pas, du reste.

Voici ses paroles d'après le Journal d'Anvers.

« Les fabricants de,1a ville de Gand ont formé une société, s'engageant sous peine d'une amende de 300 tr. à ne pas donner d'ouvrage aux ouvriers qui, pour insuffisance de salaire, auraient quitté leurs anciens maîtres. Profitant de cette convention, quelques fabricants auraient fait travailler du fil plus fin et fabriquer des pièces plus longues. Par suite de cela, les ouvriers qui auparavant gagnaient 7 fr. ne pouvaient plus gagner que 4 fr.

« Lorsqu'ils venaient s'en plaindre, disant qu'avec 4 fr. ils ne pouvaient nourrir leur famille, le maître leur répondait : « Si cela ne vous convient pis, vous n'avez qu’à vous en aller. »

« Et lorsque les ouvriers, par suite de cette espèce de congé, allaient présenter leurs services à d'autres fabricants, ceux-ci les refusaient, disant qu'ils ne voulaient pas s’exposer à devoir payer l'amende. Pour comble de malheur, ces ouvriers ainsi congédiés furent poursuivis et condamnés judiciairement. »

Je pourrais encore, messieurs, citer d'autres faits, celui des Ecaussinnes notamment. Les maîtres se coalisant pour réglementer le travail et les ouvriers refusant de se soumettre au règlement adopté.

Les ouvriers poursuivis alors et les maîtres agissant librement.

Mais les exemples que j'ai cités parlent assez haut pour démontrer que les articles 414, 415 et 416 du Code de 1810 doivent être remplacés par des dispositions basées sur les principes de nos institutions constitutionnelles.

Le gouvernement, je ne sais pas s'il se rallie au projet de la commission, mais je rends justice aux intentions généreuses qui l'ont inspiré, le gouvernement a rétabli, par les dispositions de son projet, l'égalité qui doit exister entre le maître et l'ouvrier.

En effet, que fait-il ? Il stipule dans le nouveau Code que les coalitions d'ouvriers ne seront punies que quand les suspensions et empêchements de travaux sont » injustes et arbitraires ». C'est-à-dire que le gouvernement propose à la Chambre de permettre aux ouvriers d'échapper à la loi pénale comme les maîtres ont déjà actuellement le moyen de s'y soustraire.

Je rends encore justice aux intentions du gouvernement, mais son projet, c'est la liberté absolue, moins la franchise.

Un tel projet ne se soutient pas. S’il est vrai que l'article 414 du Code de 1810 reste lettre morte à cause du mot « injustement et abusivement qu'on y trouve inscrits. N'est-il pas évident qu'en introduisant ces mêmes mots, ou d'autres mots synonymes dans l'article relatif aux ouvriers, on rend le dernier article aussi lettre morte que le premier ?

Il serait mieux de supprimer toute loi ; car mieux vaut l'absence d'une loi, que l'existence d'une loi pratiquement inexécutable.

J'examinerai tantôt, messieurs, le système de la liberté absolue préconisé dans ces derniers temps par une partie de la presse. Maintenant, messieurs, les modifications proposées par la commission dont l'honorable M. Pirmez s'est rendu l'éloquent et habile interprète, donnent-elles satisfaction aux intérêts ici en jeu ? Ne portent-elles aucune atteinte au principe de libetré ?

Enfin, la commission ne nous propose-t-elle pas des dispositions dangereuses au point de vue du développement de l’industrie ? Ne verrons-nous pas, par exemple, la lutte du travail contre le capital ?

Cela ne sera-t-il pas nuisible à tous, et la situation industrielle ne se verra-t-elle pas gravement compromise par cet antagonisme d'autant plus redoutable, qu'il s'appuiera sur l'union de forces jusqu'aujourd'hui éparpillées ?

Enfin, ne pourra-t-il pas se faire que le travail représenté par la classe ouvrière, et le capital représente par les entrepreneurs d'industries, décidés à ne plus se faire concurrence, amoindrissent la loi naturelle de l'offre et de la demande qui régit les salaires ? Si je pouvais croire un seul instant à la possibilité de tels résultats, je repousserais le système de la commission. Mais je suis complètement rassuré, et sans entrer dans l'examen des considérations qui motivent ma conviction, je me bornerai à dire que l'exemple des pays où sont permises les coalitions suffit pour nous tranquilliser entièrement.

En principe la coalition est licite.

Ce qu'il faut punir, c'est la violation des conventions faites respectivement entre ceux qui travaillent et ceux qui font travailler, et d'autre part, c'est la violence, c'est la contrainte, soit contre ceux qui travaillent, soit contre ceux qui font travailler.

Réprimer des actes semblables, messieurs, c'est réprimer l'abus de la liberté, c'est refouler la licence en dehors du Code et laisser aux tribunaux civils le sein de régler les contestations entre les maîtres et les ouvriers. C'est, comme je le démontrerai tantôt, exposer, actuellement du (page 962) moins, l'industrie et le travail sous toutes ses formes aux plus grands périls.

Qu'il me soit permis maintenant de m'arrêter un instant au côté économique de la question.

Je crois, messieurs, qu'on s'est tellement habitué depuis quelque temps à professer l'idée de la légitimité des coalitions simples, qu'on en est venu, en dehors de cette Chambre, à voir dans ces coalitions des institutions très utiles et presque nécessaires.

Or, je dis que si la coalition est quelquefois utile, son but est souvent aussi d'exercer une influence artificielle sur la loi naturelle qui règle le taux des salaires. A ce point de vue, la coalition est un mal.

Si c'est un mal, objecte-t-on à l'instant, réprimez-la. Non, messieurs, je ne veux pas la répression en cette circonstance. Je ne la veux pas, parce que je la crois inconstitutionnelle, parce que j'ai la conviction que les abus possibles résultant de la coalition simple, ne seront jamais que très momentanés ; je pense qu'il faut avoir confiance dans le bon sens de nos populations pour les éviter entièrement.

Mais s'il fallait porter atteinte à nos libertés politiques, parce qu'elles produisent quelquefois le mal, où cela nous nous conduirait-il ?

La liberté, la liberté économique, comme la liberté politique, est une arme qui parfois blesse ceux qui en font usage, mais ses blessures ne sont jamais mortelles, elles se cicatrisent promptement. Serions-nous, sous le rapport politique, placés au premier rang des nations, si les législateurs de 183, discutant les libertés de la presse, d'association, des cultes, s'étaient préoccupés surtout des dangers que ces libertés peuvent faire naître ?

Non. Eh bien, messieurs, suivons dans l'ordre économique la marche qu'a suivie le Congrès dans l'ordre politique. Seulement suivons cette marche en nous entourant de toutes les garanties possibles, et ne compromettons rien, en passant, sans transition aucune, d'un régime restrictif à une liberté complète.

Du reste, messieurs, il existe, dans l'organisation actuelle de l'industrie, de puissants correctifs contre les abus possibles des coalitions.

Je passe sous silence tous ceux signalés déjà tant de fois, tels que celui de la puissance du capital luttant contre le travail ; et je me borne à citer l'obstacle, selon moi, le plus efficace, pour parer aux dangers auxquels je fais allusion.

L'expérience le démontre, plus l'industrie progresse, plus on voit s'étendre l'emploi des moteurs mécaniques et plus alors la tâche de l'ouvrier devient simple, facile à exécuter.

Or, il est certain que le nombre d'ouvriers s'offrant pour remplir une tâche sera d'autant plus considérable qu'il aura fallu moins d'apprentissage pour être à même d'exécuter cette tâche.

Or je dis, messieurs, que le progrès de l'industrie est le meilleur remède contre l'abus de la liberté des coalitions.

Car lorsque les ouvriers, exécutant un travail simple et facile, se coaliseront pour influencer la loi de l'offre et de la demande, les maîtres se procureront facilement, pour les remplacer, d'autres ouvriers moins exigeants.

Le raisonnement que je présente s'applique aux maîtres.

Mais, en ce qui les concerne, j'ajouterai que leurs intérêts leur commandent de rétribuer toujours leurs ouvriers d'une manière large et équitable ; attendu que les bonnes relations existant entre maîtres et ouvriers sont les conditions vitales d'une bonne situation industrielle.

L'on m'a assuré que, dans le Borinage, les coalitions ne sont plus du tout à redouter par suite de l'application soutenue de l'idée que j'émets en ce moment.

Messieurs, certains adversaires du projet de la commission font ce raisonnement, qui conduit droit à la liberté absolue des coalitions.

Si les ouvriers quittent leur travail avant l'expiration du délai fixé par leurs conventions avec les patrons, l'article 346 du projet permet de les punir d'une amende de 26 à 1,000 francs et d'un emprisonnement de 8 jours à 3 mois.

Cela est contraire, dit-on, aux principes d'égalité. Pourquoi remplacer la sanction normale des conventions par l'amende et la prison ? Voilà l'objection, voici ma réponse.

Je quitte un instant les sphères élevées des principes, et je descends dans les ateliers d'un établissement d'industrie.

Que trouvé-je dans ces ateliers ? J'y trouverai un maître, un directeur, ou un administrateur, et 300 ou 400 ouvriers.

Ces ouvriers louent l'emploi de leurs forces physiques et l’intelligence, l'habileté qu'ils ont acquises.

Pour émigrer de l'usine, chacun d'eux doit prévenir un mois d'avance. L'usage le veut ainsi. Eh bien, supposons que, par suite d'une grève, ces 300 ou 400 ouvriers désertent l'usine sans avoir donné renon un mois d'avance.

L'usine chômera, car on ne remplace pas en un jour 300 ou 400 ouvriers, eût-on même retenu leurs livrets.

L'usine sera ruinée peut-être, mais il restera au maître la faculté de faire 300 ou 400 assignations qui exigeront beaucoup de frais et auxquelles il renoncera à l'instant.

Changeons les rôles, le maître manque à ses engagements. Il ferme brusquement ses ateliers, congédie ses ouvriers sans observer les délais d’usage,

Mais le maître est solvable, l'ouvrier reçoit la réparation du dommage qu'il a éprouvé s'il le demande à la justice civile.

Voilà les faits possibles sous l'empire de la liberté absolue. La liberté absolue ! actuellement on ne l'obtient qu'en sacrifiant le principe de l'égalité.

L'ouvrier peut toujours transgresser son contrat de louage. La loi civile n'est pour lui qu'un frein inefficace et dérisoire. L'ouvrier peut fuir avec son travail qui est son capital.

Le maître peut également manquer à ses engagements, mais la loi civile le frappe inévitablement.

Ces considérations justifient la sanction pénale proposée par la commission.

Je finis, messieurs. Peut-être aurai-je déjà abusé des instants de la Chambre, je termine par une dernière considération :

Lors de la discussion de la loi française du 10 avril 1834, sur les associations, un homme d'Etat éminent, M. Guizot, s'exprimait en ces termes :

« J'ai dit que l'article 291 du Code pénal ne figurerait pas éternellement dans les lois d'uu peuple libre. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd'hui ? Il viendra, je l'espère, un jour où la France pourra voir l'abolition de cet article, comme un nouveau développement de liberté. Mais jusque-là il est de la prudence de tous les grands pouvoirs publics de maintenir cet article. »

Je dis à mon tour, messieurs, que les articles 346 et 347 dont on vous propose l'adoption ne figureront pas éternellement non plus dans nos Codes.

Il viendra, je l'espère, un jour où nous pourrons voter l'abolition de ces articles et dire aux populations ouvrières :

« Vous êtes l'une des forces productives les plus essentielles de la nation. Vous avez été jusqu'à ce jour sous l'empire d'un système de liberté tempérée par des nécessités d'ordre public. Toute inquiétude a disparu et nous supprimons, en matière de coalition, la sanction pénale inscrite dans nos Codes. »

J'ajoute enfin, messieurs, que le progrès en toute chose, surtout en matière de libertés économiques, doit être lent pour être réel et durable ; je crois donc faire acte de courage, de prudence et de patriotisme, en votant, dans les circonstances actuelles, l'adoption des articles tels qu'ils sont énoncés dans le rapport de l'honorable M. Pirmez.

M. De Fré. - Messieurs, l'orateur qui vient de s'asseoir vous a dit qu'entre le système de la commission et le système de la liberté absolue il n'y avait pas de différence, parce que, dans le système de la liberté absolue, le maître obtient, par un jugement qui condamne l'ouvrier à des dommages-intérêts, exécutoire par la prison, le même résultat que l'Etat obtient en faisant condamner directement à la prison les ouvriers coalisés.

Il y a, messieurs, cette différence, c'est que quand 300 ou 400 ouvriers sont condamnés en vertu d'une loi pénale, c'est l'Etat qui les entretient, tandis que dans le système de la liberté absolue (lorsque l'Etat n'intervient pas dans les contrats), lorsque les maîtres et les ouvriers agissent, de part et d'autre, en vertu du droit commun, c'est le maître qui a obtenu le jugement qui paye les frais du procès et les frais d'incarcération.

Mais, messieurs, la question n'est pas là. Vous êtes législateurs, et dans la loi que vous faites, vous avez à tenir compte de la liberté et de l'égalité. Vous ne pouvez pas tout empêcher. Vous ne pouvez pas empêcher toutes les conséquences de la liberté.

La question est de savoir si le principe de la commission est un principe qui est conforme aux grands principes qui doivent éclairer nos lois. Quel est le système de la commission ? C'est l'intervention de l'Etat dans le règlement des salaires entre les ouvriers et les maîtres.

M. Pirmez, rapporteur. - Pas du tout.

M. De Fré. - Messieurs, la coalition est permise, dit-on ; mais lorsque les ouvriers n'exécutent pas leur contrat, il y a délit et l'Etat punit. Lorsque les maîtres, ayant fait un contrat avec les ouvriers, se coalisent pour ne pas exécuter leur contrat, pour obtenir, par exemple, un abaissement des salaires, la loi intervient. Voilà ce que stipule l'article proposé par la commission. Je demanderai si la loi intervient dans l'exercice de toutes les autres libertés ? Que fait la loi ? Après avoir proclamé les libertés de la vie morale, la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement, la loi dit : Je punis les délits commis à l'occasion de l'exercice de ces libertés. D'après le projet, la loi punit l'usage même de la liberté. Voilà la différence ! (Interruption.) Je vais l'établir.

Vous avez la liberté d'enseignement. En vertu de cette liberté il existe à Louvain une université catholique, à Bruxelles une université libre. Je suppose que les professeurs de l'université libre se coalisent et viennent dire au recteur (si le fait était possible) : Dès lundi prochain nous ne donnons plus de cours si nos traitements ne sont pas augmentés d'un tiers, et qu'au jour annoncé, ils se retirent.

Je demande si l'Etat va punir les professeurs de l'université libre ? Je demande s'il existe dans le Code pénal une disposition qui punisse ce fait ? Maintenant que dit l'article 346 ?

L'article 346 dit aux ouvriers : « Lorsque, par suite d'un contrat, vous vous êtes engagés à travailler à autant par jour ; si vous vous coalisez à l'effet d'augmenter ce salaire, vous commettez un délit et vous êtes punis. »

(page 963) M. le ministre de la justice (M. Tesch). - La loi ne dit pas cela.

M. De Fré. - Je la lis ainsi, n'est-ce pas la même chose que dans l'exemple que je viens de citer pour l'enseignement ? C'est absolument la même chose.

Vient la liberté de la presse. Je ne parle pas des ouvriers typographes, mais il y a des rédacteurs attachés à un journal, chargés de travaux divers ; il y a un contrat ; chacun a des appointements fixes ; eh bien, ils se coalisent, ils vont trouver le directeur du journal et lui disent : « A dater du 1er avril prochain nous ne travaillons plus si vous n'augmentez pas nos appointements. »

Je demande si l'Etat intervient ? C'est cependant une coalition, c'est-à-dire un concert dans le but d'élever le traitement de ces messieurs.

Pourquoi donc ce qui ne se fait pas lorsqu'il s'agit de la liberté d'enseignement, lorsqu'il s'agit de la liberté de la presse, pourquoi le faites-vous lorsqu'il s'agit de la liberté du travail ?

Direz-vous que le travail, c'est tout autre chose, que cela appartient à l'ordre matériel ? Mais qu'avez-vous fait pour l'usure ? Vous avez dit : L'homme est maître de son argent, il peut le donner à tel taux qu'il juge convenable ; et vous ne voulez pas que l'homme donne son travail aux conditions qui lui conviennent. (Interruption.) Il y avait une loi de 1807 qui disait au particulier : Si vous donnez de l'argent à plus de 5 p. c. d'intérêt, vous commettez un délit ; une loi qui disait au négociant : Si vous prêtez de l'argent à plus de 6 p. c. vous commettez un délit. Qu'avez-vous fait ? Vous avez dit : L'homme qui a de l'argent peut le prêter au taux qu'il veut. C'est un contrat dans lequel l'Etat ne doit pas intervenir. Cela ne regarde pas l'Etat.

Et vous avez proposé l'abolition de la loi de 1807 ; mais en même temps, vous avez puni les délits commis à l'occasion du prêt à intérêt. Comme pour la presse, comme pour les cultes, comme pour l'enseignement, comme pour toutes les libertés, vous mettez à côté de la liberté le délit commis à l'occasion de cette liberté.

Maintenant, messieurs, voici la question que je pose : Comment se fait-il que ce qui ne constitue pas un délit lorsqu'il s'agit de professeurs se coalisant et sortant d'un établissement à l'effet d'obtenir une augmentation de salaire, lorsqu'il s'agit de journalistes se coalisant et sortant d'un bureau pour obtenir une augmentation de traitement, qu'il n'y ait pas délit, et qu'il y ait délit et emprisonnement lorsque des ouvriers font la même chose ?

Messieurs, la commission n'a pas même établi l'égalité.

Pour que le maître soit puni, il faut qu'il s'entende avec d'autres maîtres.

Je suppose un propriétaire d'usine qui a 400 ouvriers ; il y a un contrat. Aux termes de ce contrat, le patron doit payer à ses ouvriers un salaire de... ; il leur dit :

« Je ne vous paye plus que les trois quarts de ce salaire. » Le patron est seul ; il ne s'est coalisé avec personne : il n'est pas punissable ; il se trouve devant 400 ouvriers, les 400 ouvriers sont obligés de laisser réduire leur salaire. S'ils sortent de l'atelier, ils ne sont pas même excusables.

- Un membre. - Vous êtes dans l'erreur.

M. De Fré. - Je demande à l'honorable rapporteur de la commission si le maître qui dit à ses ouvriers : « Vous n'avez plus que les trois quarts de votre salaire, » et qui ne s'est entendu avec aucun autre maître, comment le délit de coalition...

M. Pirmez, rapporteur. - Non !

M. De Fré. - Mais pour les 400 ouvriers, il faut bien qu'ils se coalisent contre ce maître.

M. Pirmez, rapporteur. - Ils peuvent se coaliser, si on abaisse leur salaire contrairement au contrat.

M. De Fré. - Ils disent aux maîtres qu'ils ne peuvent pas accepter, et ils sortent de l'atelier...

- Un membre. - Ils en ont le droit.

M. De Fré. - Et vous les punissez.

- Des membres. - Non ! non !

M. De Fré. - Ce « non » n'est pas dans la loi.

Je dis qu'il n'y a pas égalité entre le patron et les ouvriers. Un seul ouvrier s'adresse au maître, il demande une augmentation de salaire, et il s'en va ; cela ne fait rien au maître ; quaud le maître agit sur la masse des ouvriers, il faut bien que les ouvriers puissent se défendre. Ils ont leur contrat ; ils sortent de l'atelier et ils se coalisent afin de maintenir le taux de leur salaire.

- Un membre. - Ils en ont le droit.

M. De Fré. - Le maître ne sera pas puni. Les 400 ouvriers constituent une unité, le maître est une autre unité. C'est le travail, d'un côté, c'est le capital de l'autre. Le travail se coalise contre le capital.

Messieurs, je me demande comment l'inexécution de contrats entre patrons et ouvriers peut devenir un délit. Si l'on me dit que les ouvriers doivent être traités autrement que les autres citoyens, qu'il y a pour cela des raisons de sécurité sociale, alors je demande qu'on nous les fasse connaître, je les accueillerai peut-être, mais qu'on vienne invoquer le principe de la liberté de travail et qu'à côté de ce principe proclamé sur le papier on le viole dans un texte de loi, c'est ce que je ne comprends pas.

La seule chose que la loi punisse, ce sont les délits commis à l'occasion de la liberté du travail, les délits commis à l'occasion des conventions qui sont intervenues entre patrons et ouvriers.

Et c'est ce qui a été fait en Angleterre. La loi de 1825 porte ce qui suit :

« Sera puni d'un emprisonnement et d'une amende quiconque par intimidation, menace ou violence aura... »

La liberté du travail n'est point garantie par le projet de la commission comme le sont nos libertés politiques. L'article 109 du Code pénal porte :

« Lorsque, par attroupement, voies de fait ou menaces on aura empêché un ou plusieurs citoyens d'exercer leurs droits civiques, chacun des coupables sera puni d'un emprisonnement de six mois au moins et de deux ans au plus, et de l'interdiction du droit de voter et d'être éligible pendant cinq ans au moins et de dix ans au plus. »

De sorte donc que l'Etat n'intervient que quand le droit de suffrage aura été violé, aura été empêché par des attroupements, par des voies de fait, par des menaces.

Mais pour l'industrie, l'Etat intervient sans qu'un délit ait été commis ; lorsqu'il y a purement et simplement violation de contrat.

Maintenant prenez l'article260 et vous verrez encore le même système.

« Tout particulier qui, par des voies de fait, ou des menaces, aura contraint ou empêché une ou plusieurs personnes d'exercer l'un des cultes autorisés, d'assister à l'exercice de ce culte, de célébrer certaines fêtes, d’observer certains jours de repos, et, en conséquence, d'ouvrir ou de fermer les ateliers, boutiques ou magasins, et de faire ou quitter certains travaux, sera puni pour ce seul fait d'une amende de seize francs et d'un emprisonnement de six jours à deux mois. »

Ainsi, lorsqu'il s'agit de garantir une liberté politique, la loi n'intervient que lorsqu’il y a attroupement, menaces, voies de fait, actes d'intimidation, à l'effet de garantir le droit de chacun.

Messieurs, l'honorable M. Pirmez reconnaît, dans son remarquable rapport, qu'un homme isolé qui refuse d'exécuter un contrat ne peut pas être puni du chef de coalition. C'est une question de droit civil. Mais quand il y en a plusieurs qui s'entendent pour violer un contrat, alors nécessairement le fait devient un délit, et il faut que la loi pénale intervienne.

Je demande comment la multiplication d'un fait innocent par dix ou par vingt puisse en faire un fait coupable ; c'est comme si vous preniez un insolvable et que vous le multipliiez par vingt, vous aurez toujours un insolvable ; messieurs, le grand nombre ne change point la nature du fait : le refus d'exécuter un contrat. C'est un fait civil ; un ouvrier vis-à-vis d'un maître se refuse à exécuter un contrat ; c'est un fait de l'ordre civil, si vingt ouvriers se refusent à exécuter leur contrat, ce sont vingt questions de l'ordre civil ; la nature du fait ne change pas.

L'honorable rapporteur a dit : Mais une circonstance grave peut se présenter. Voici le cas qu'il supposait :

« Vingt ouvriers sont, je suppose, employés à entretenir la marche d'un haut fourneau, ils se sont engagés pour un terme fixe, ils s'entendent pour aller trouver le propriétaire de l'usine et le menacer de quitter à l'instant le travail si leur salaire n'est augmenté. Le maître, fort de ses contrats, refuse ; les ouvriers l'abandonnent. Les conséquences de ce fait sont graves. Quels sacrifices le maître pris à l'improviste devra-t-il s'imposer, et qui ne sait l'énorme préjudice qui peut être causé, si les lenteurs surviennent ? »

Messieurs, je demanderai à l'honorable rapporteur si une signature donnée d'après un engagement pris dans certaines circonstances ne rend pas l'engagement nul ; je demanderai si lorsqu'on a usé de violence sur quelqu'un qui a passé un acte, ce quelqu'un ne peut pas exciper de la violence et demander l'annulation de l'acte ?

Il est certain que si dans une usine un maître voyant que s'il n'accède pas à la demande de ses ouvriers va perdre 10, 20, 30 mille francs, leur disait : J'augmenterai votre salaire, ne serait pas tenu de remplir son engagement aux termes de la loi civile ; voici ce que porte l'article 1112 du Code :

Il n'y a point de consentement valable si le consentement n'a été donné que par erreur ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par dol.

Mais dans le cas que vous supposez, le maître ne serait pas lié. (Interruption.)

Il y a violence lorsqu'elle est de nature à faire impression sur une personne raisonnable et qu'elle peut lui inspirer la crainte d'exposer sa personne ou sa fortune à un mal considérable et présent.

Voilà donc le haut fourneau qui marche, le maître va être abandonné par ses ouvriers ; les ouvriers disent au maître : Si vous n'augmentez pas notre salaire, nous vous abandonnons. Le maître est sous la crainte de faite une perte considérable de sa fortune ; pour l'éviter il promet l'augmentation, Je dis que l'engagement est nul. Le danger passé, il (page 964) pourrait dire à ses ouvriers : Je ne payerai pas. On ira devant la justice qui déclarera la nullité du contrat.

Puisqu'on a cité un exemple, je vais en citer un autre : je suppose que quelqu'un soit obligé de livrer quatre mille chevaux à un gouvernement qui est en guerre ; le fournisseur a dû s'adresser à vingt personnes pour les avoir au jour indiqué ; elles le savent, il y a un engagement avec le gouvernement que, si les chevaux na sont pas livrés tel jour, le contractant est passible d'une peine ; les sous-traitants vont trouver celui qui a fait l'engagement avec le gouvernement, ils lui disent : Nous ne vous livrerons les chevaux que pour autant que vous nous promettiez vingt mille francs.

Je demande si un engagement pris en pareilles circonstances (la crainte de perdre une partie de sa fortune) n'est pas de nature à vicier l'obligation ? Oui, sans doute. Et j'ajoute que la loi ne punit point du chef de coalition ceux qui se sont entendus pour soustraire à l'entrepreneur une somme considérable. Je comprends qu'on raisonne au point de vue utilitaire...

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Il ne faut pas raisonner au point de vue imaginaire.

M. De Fré. - Il y a beaucoup plus d'imagination chez ceux qui imaginent des délits, que chez ceux qui veulent rester dans le droit commun. La thèse que je défends est conforme au droit commun. Si j'ai créé une hypothèse, c'est pour l'opposer à l'hypothèse créée par la commission.

Il n'y a pas dans le Code pénal, il n'y a pas dans nos lois une seule intervention de la part de l'Etat, lorsqu’il s'agit de violation de contrats à l'occasion de l'usage des libertés politiques.

M. Pirmez. - Vous venez d'en citer vous-même une.

M. De Fré. - Je dis, messieurs, que lorsqu'il s'agit de liberté des cultes, de liberté de la presse, de liberté de l'enseignement, vous n'avez pas dans nos lois un seul délit pour violation de contrats. Je ne parle pas d'autres cas ; je parle de ceux-là.

On a toujours mis sur la même ligne et les libertés politiques et les libertés industrielles. C'est de là qu'on est parti pour modifier la loi pénale de 1810 ; on a dit que si l'on maintenait la loi de 1810, la liberté du travail ne serait pas garantie. Voilà, votre point de départ, et partant de là, vous avez dit : L'usure n'est pas un délit, à moins qu'à l'occasion du prêt, il n'y ait délit commis. Vous êtes dans la vérité, dans la logique. Mais vous êtes sorti de la logique, lorsque, arrivant à la liberté du travail, vous avez puni la simple violation d'un contrat.

Lorsqu'il s'est agi de l'usure, vous avez dit : C'est une question d'intérêt civil, la loi de 1807 est allée sur un terrain où elle ne pouvait pas aller. L'homme peut donner son argent comme il l'entend. Et vous avez dit que le prêt à intérêt, lorsqu'il allait au-delà de 5 p. c, de 6 p. c, ne constituait pas un délit ; vous avez dit : C'est un contrat entre celui qui reçoit de l'argent et celui qui le donne.

Mais lorsqu'il s'agit du travail, il s'agit également d'un contrat. Pourquoi intervenez-vous dans l'un et n'intervenez-vous pas dans l'autre ? Pourquoi changez-vous la législation antérieure en ce qui concerne l'argent, et pourquoi ne la changez-vous pas en ce qui concerne le travail ?

Si vous me parlez des conséquences, si vous me dites : il est utile, dans l'intérêt de la société, qu'on fasse une exception à ce principe, alors expliquez-vous, dirai-je à l'honorable rapporteur, donnez-nous les motifs, nous les examinerons. Mais ne venez pas invoquer les principes. Dites-nous pourquoi vous abolissez le délit d'usure et pourquoi vous maintenez le délit de la coalition, je demande le droit commun. Vous ne pouvez punir que le délit commis à l'occasion de la liberté du travail, s'il y a menaces, s'il y a attroupement, s'il y a d'autres violences et d'autres moyens d'intimidation, alors, vous êtes dans le droit commun. Vous sortez du droit commun, jusqu'ici nous ne connaissons pis encore les motifs qui aient justifié cette exception au droit commun, et ces motifs, je les attendrai de M. le rapporteur.

(page 958) M. E. Vandenpeereboom. - Je ne veux pas interrompre l'ordre des orateurs inscrits. J'ai seulement demandé la parole, avec l'autorisation de mon honorable ami M. Jacquemyns, le premier inscrit, pour rectifier un fait.

L'honorable M. Royer, dans le discours remarquable qu'il vient de prononcer et dont je partage presque toutes les idées, a cependant cité des faits que je ne puis laisser sans une réponse immédiate. Il y a, de la part de l’honorable M. Royer, parfaite bonne foi ; il a trouvé cette pièce, il en a fait usage ; il a cité l’auteur, il n’en est donc pas responsable. Il a même provoqué le contrôle des députes de Gand. En cette qualité je ne puis laisser passer cette accusation dans cette Chambre. Elle a été produite dans une enceinte où les patrons n'avaient pas de représentants ; où il n'y avait que des ouvriers, et par un orateur étranger à la localité ; il doit m'être permis de rectifier les faits. Le débat y gagnera en vérité.

Il a été dit : (je cite l'extrait produit par l'honorable M. Royer) : « Les fabricants de la ville de Gand ont formé une société, s’engageant, sous peine d'une amende de 300 fr., à ne pas donner d'ouvrage aux ouvriers qui, par insuffisance de salaire, avaient quitté leurs anciens maîtres. » Cela est parfaitement inexact, pour ne pas employer un autre mot (page 959) plus dur. Il n'y a pas eu entente entre les maîtres sous peine de 300 fr. d'amende, pour ne pas prendre ces ouvriers. On a été jusqu'à attribuer ce fait à un excellent patron, connu par ses généreux procédés envers ses ouvriers.

On dit ensuite : « Profitant de cette convention, quelques fabricants auraient fait travailler du fil plus fin et fabriquer des pièces plus longues. Par suite de cela, les ouvriers qui auparavant gagnaient 7 francs, ne pouvaient plus gagner que 4 fr. »

Cela est encore inexact ; comme aussi est inexacte la conséquence qu'on en tire, en disant : « Lorsqu'ils venaient se plaindre qu'avec 4 fr. ils ne pouvaient nourrir leur famille, le maître leur répondait : Si cela ne vous convient pas, vous n'avez qu'à vous en aller. »

Ou ajoute : « Lorsque ces ouvriers, par suite de cette espèce de congé, allaient présenter leurs services à d'autres fabricants, ceux-ci les refusaient, disant : qu'ils ne voulaient pas s'exposer à payer l'amende. »

Comme il n'y avait pas eu d'amende stipulée, les maîtres n'ont pas pu répondre qu'ils s'exposaient à cette pénalité en employant ces ouvriers.

Enfin on dit : « Pout comble de malheur, les ouvriers, ainsi congédiés, furent poursuivis et condamnés judiciairement, »

Cette dernière partie de l'acte d'accusation n'est pas plus fondée que le reste. Je ne pense pas qu'ils aient pu être condamnés, pour s'être présentés à un maître nouveau. S'ils ont été condamnés, ils ont dû l'être pour d'autres faits qui, aux termes des lois existantes, auront paru punissables.

Je viens de dire ce qui n'était pas vrai ; je vais dire à présent ce qui vrai.

Ce qui est vrai, c'est que des patrons se sont entendus, en présence de cette coalition, pour indemniser les maîtres de fabriques fermées par suite de la grève des ouvriers.

Lus maîtres ont trouvé que cette contre-coalition était juste ; et ils ont dit : Nous allons nous entendre, pour indemniser les fabricants qui sont victimes de cette grève. Nous verrons dans la discussion, quand j'aurai mon tour de parole, si c'est un fait coupable.

Ce qui est vrai encore, c'est que les maîtres sont convenus, sans amende, sans pénalité, de ne pas employer les ouvriers coalisés, qui s'étaient mis en grève.

Voilà les deux faits exacts, mis en présence des faits inexacts, en présence des accusations mal fondées qui ont été articulées, dans le journal, cité par l’honorable M. Royer de Behr.

Je n'insiste pas, je désirais seulement ne pas laisser la Chambre sous l’impression de cette accusation qui n'était fondée en aucun point. J'ai dit ce qui n'était pas vrai et j'ai dit ce qui était vrai. La Chambre jugera.

Par ce peu de mots, j'ai eu un double but : d'abord, empêcher le débat de s'égarer ; ensuite, ne pas laisser peser une accusation aussi odieuse sur les fabricants de Gand, qui se distinguent, au contraire, par des vues généreuses à l'égard des classes ouvrières, et dont un grand nombre adopte la réforme libérale, en matière de coalitions.

M. Royer de Behr. - Je remercie l'honorable M. Vandenpeereboom d'avoir rendu justice à ma bonne foi. J'ai extrait ce fait d'un journal extrêmement sérieux ; l’Economiste beleg l'a cité d'après le Journal d'Anvers.

Ce fait a été signalé, par quelqu'un que je ne connais pas, dans un meeting public. Je ne sais pas s'il a été démenti. Je rappellerai que dans mon discours j'ai d'abord dit que nos honorables collègues de Gand pourraient nous renseigner à et égard et nous dire si le fait qui avait été produit publiquement dans les journaux était vrai, ce que je n'ai nullement affirmé.

M. E. Vandenpeereboom. - J'ai commencé par reconnaître moi-même, que l’honorable M. Royer n'avait pas pris son dire sous sa responsabilité, ey avait appelé sur ce point la contradiction. C’est pour cela que je me suis permis de rectifier les faits, mais ce que j’ai dit, relativement à ce qui s’est passé, est vrai. Je suis à même de l’attester par la signature des plus honorables fabricants de Gand, et en aussi grand nombre qu’on le voudra.

Je tiens les faits de source tellement certaine, que je suis prêt à recueillit des signatures qui ne laisseront plus aucun doute à cet égard, si l'on voulait s'appesantir sur cette accusation, dont l'honorable M. Royer n'a pas voulu prendre la responsabilité. Discours de meeting ne sont pas toujours Evangile ! Si je prends la parole, j'espère prouver qu'on peut servir les ouvriers autrement qu'en calomniant les patrons ; et que, pour défendre une bonne cause, la vérité et la justice seules sont nécessaires.

M. Jacquemyns. - Les orateurs qui se sont prononcés contre le système de la commission n'ont fait que me confirmer dans l'utilité de ce système. L'honorable M. De Fré vous citait tout à l'heure un fait comme exemple. Je reprends cet exemple.

Admettons qu'un industriel se trouve à la tête de 400 ouvriers, et que tout à coup cet industriel dise à ses ouvriers qu'il cessera de leur donner de l'ouvrage, à moins qu'ils ne consentent à une réduction de salaire. Dans ce cas, je pense que l'industriel est tout au plus passible de quelque pénalité qui serait appliquée par le conseil des prud'hommes. Mais que ce fait soit punissable ou non, il est évidemment répréhensible ; évidemment, c'est un fait que tout le monde blâmera et regrettera.

Maintenant, admettons que les ouvriers, de leur côté, quittent l'atelier. Seront-ils punissables du chef de coalition ? Evidemment non. La punition du chef de coalition simple est complètement effacée de notre Code, dans le système de la commission. Seulement lorsque, le maître tenant ses engagements, les ouvriers quittent leur travail en n'observant pas les conventions, les délais d'usage, et lorsque en même temps ils le font en vertu d'une coalition, ils sont punissables.

Ainsi il faut, dans le système de la commission, deux conditions pour qu'il y ait répression, suivant l'article 346 ; il faut que le travail ait cessé en violation des conventions, ou sans que le délai fixé par l'usage ait été observé, et il faut de plus coalition.

Il est clair que dans le cas spécial cité par l'honorable M. De Fré, les ouvriers ne se trouvaient nullement engagés à travailler au salaire réduit qu'on leur offrait et par conséquent ils étaient parfaitement libres de se coaliser et de quitter à l'instant même l'atelier. Quant au patron, je le répète, si, en cas pareil, il n'est pas punissable en vertu de cet article, évidemment il pose un fait regrettable, un fait répréhensible, et pour ma part je regrette qu'on ne trouve pas dans la législation actuelle des moyens suffisants pour consacrer la validité des contrats entre maîtres et ouvriers. Je pense que, dans les mesures ultérieures qu'on prendra à cet égard, on aura soin de stipuler des pénalités pour le cas d'infraction à des obligations de ce genre.

La question principale, la question dominante, c'est, si je ne me trompe, celle-ci : Faut-il que cette infraction aux contrats, aux usages établis, soit élevée à la hauteur d'un délit ?

Messieurs, je crois que, dans certains cas, cela est nécessaire dans l'intérêt de l'ouvrier lui-même, et je crois de plus que cela est parfaitement équitable et juste.

Cela est nécessaire, dis-je, dans l'intérêt de l'ouvrier. Ainsi, reprenons l'exemple de l'honorable M. De Fré. Je suppose que plusieurs industriels se coalisent et qu'ils décident que tous ils réduiront les salaires du jour au lendemain, que tous décident de fermer simultanément leurs ateliers.

Nous avens entendu cette menace de divers industriels : Nous fermerons nos ateliers dans telles conditions. C'était là une coalition pour faire cesser le travail sans donner un délai quelconque aux ouvriers pour s'en procurer ailleurs. Eh bien, ce fait est évidemment répréhensible, il serait éminemment regrettable pour l'ordre public. Et l'on n'accorderait à l'ouvrier, dans ce cas, qu'une action civile pour redemander un délai ! Cette action civile que vous lui accordez, est évidemment une ressource complètement illusoire.

Comment veut-on qu'un ouvrier congédié sans motifs, congédié sur-le-champ par son maître, et de la manière la plus injuste, intente une action civile à son patron ? L'ouvrier sera en proie à la misère, il n'ira pas augmenter par des dépenses les privations auxquelles il est déjà exposé par suite de son renvoi de l'usine.

L'intérêt de l'ouvrier demande donc instamment que dans ce cas, vous lui disiez : Vous avez votre recours auprès de l'autorité ; votre maître a abusé de votre position ; allez trouver l'autorité et elle poursuivra le maître, elle lui infligera une amende, elle lui infligera même la prison, s'il a mal agi, et vous pourrez réellement faire valoir vos droits sans aucune dépense pour vous.

Mais comment veut-on que l’ouvrier, qui aurait pu gagner, par exemple, 20 à 30 francs, si l'on avait observé les délais d'usage, aille, pour récupérer cette somme de 20 ou 30 francs en compensation de laquelle il devrait encore travailler pendant un temps donné, s'adresser à la justice civile et réclamer ce qui lui est dû ?

Ajoutons à cela la lenteur des procès : l'ouvrier mourra de faim avant d'avoir obtenu justice.

Dans le cas de l'article 346, les ouvriers iront trouver l'autorité et lui diront : Nous avons à nous plaindre d'une contravention à l'article 346 du Code.

Mais si vous accordez à l'ouvrier l'action publique pour le protéger contre le maître, il serait injuste de ne pas accorder au maître l'action publique pour le protéger contre l'ouvrier. On demande l'égalité de position ; et lorsque vous prouvez qu'il faut accorder la protection de l'autorité à l'ouvrier, vous établissez en même temps, en vertu du principe d'égalité, qu'il faut accorder cette protection au maître, lorsqu'il demande l'appui de l'autorité contre l'ouvrier.

D'un autre côté, messieurs, est-ce que nous faisons ici une position injuste aux ouvriers ? Est-il nouveau dans nos lois d'ajouter l'action publique à l'action civile ? Je ne le crois pas du tout. Que se passe-t-il dans la plupart des coalitions ? Nous avons très bien vu cela à Gand.

Ainsi, un certain nombre d'ouvriers s'adressent au patron ; ils disent : Nous demandons telle augmentation de salaire ; si vous ne l'accordez pas, nous quitterons. Le maître accorde ou n'accorde pas ; s'il n'accorde pas l'augmentation, les ouvriers quittent et tout est dit ; si le maître accorde l'augmentation, on lui dit : c'est très bien, mas nous avons encore telle demande à formuler, et on formule les demandes les unes après les autres, si bien que l'on trouve toujours un prétexte pour s'en aller. Et de la fabrique où va-t-on ? On va au cabaret, on va s'amuser, on va faire du socialisme.

(page 960) L'ouvrier s'est constitué débiteur envers l'industriel parce qu'il a manqué à un engagement. Il avait contracté l'engagement formel ou tacite d'observer certains délais avant de renoncer à son ouvrage ; il ne remplit pas cet engagement ; de plus se trouvant peu solvable déjà, alors qu'il travaille, il se met dans une condition absolue d'insolvabilité en ne travaillant pas.

Admettons un instant que le patron fasse la même chose, que le patron quitte également son travail, qu'il abandonne son usine, qu'il aille s'amuser, courir les lieux publics ; et quand on viendra lui demander ce qu'il doit, il ne payera pas.

Mais dans ce cas, la loi sévira bien autrement contre l'industriel que contre l'ouvrier. Contre l'industriel cela deviendra une affaire criminelle.

L'industriel qui se met volontairement en état d'insolvabilité devient banqueroutier frauduleux.

Et l'on dira que l'ouvrier qui de propos délibéré, en dissipant le seul capital qu'il possède, sa force et son intelligence, et qui, se met ainsi volontairement dans l'impossibilité de remplir ses engagements, on dira que cet ouvrier ne peut être puni sans qu'il y ait atteinte à la liberté individuelle !

On voudrait proscrire dans ce cas l'action publique et ne laisser subsister que l'action civile. Mais que ferait-on de l'action civile contre l'ouvrier ? L'ouvrier à qui l'on intentera une action civile quittera le pays ; il ira travailler en France et de cette manière il se trouvera débarrassé de toute réclamation.

Cet acte de l'ouvrier serait répréhensible, étant commis isolément. Ainsi un ouvrier quittant seul son atelier sans observer les délais d'usage, commettrait certes un acte répréhensible, et je doute fort qu'on ne sente quelque jour la nécessité de réprimer les actes de ce genre, qui ne se présentent que trop fréquemment.

Et que fait le projet de loi ? Il punit cet acte alors qu'il prend plus de gravité parce qu'il est combiné avec la coalition.

Mais à part cela, toute coalition, eu vertu de l'article346 du Code, est permise, pourvu qu'on ait soin d'observer les contrats, qu'on ait soin, en un mot, de remplir ses engagements.

On objectera peut-être que les contrats peuvent être injustes, que ces contrats sont faits entre une partie intelligente et une partie qui l'est moins.et qu'il pourrait se faire qu'ils fussent avantageux au maître et nuisibles aux ouvriers.

D'abord, messieurs, je ne verrais pas de difficulté du tout à ce que l'autorité intervînt jusqu'à un certain point dans les stipulations des contrats de ce genre. De plus quand le manufacturier viendrait se plaindre que ses ouvriers ont quitté l'atelier en violation du contrat stipulé entre eux et lui, si le juge s'apercevait que dans ce contrat l'industriel a abusé de sa position, mais évidemment il donnerait tort au maître et absoudrait l'ouvrier.

Ce serait le cas d'une créance obtenue par surprise, obtenue d'une manière déloyale.

Le système de la commission ainsi expliqué me semble rentrer exactement dans les idées exprimées hier par l'honorable M. Jamar. L'honorable M. Jamar disait notamment :

« Imposez aux maîtres et aux ouvriers l'obligation de se prévenir 15 jours à l'avance de leur intention de suspendre le travail d'une manière générale. »

Eh, messieurs, c'est là l'article 346 du projet. Les ouvriers ne seront punissables que lorsqu'ils auront, par suite de coalition, quitté l'atelier alors qu'ils étaient encore liés par un contrat de ce genre.

On a cité l'exemple de 20 ouvriers quittant un établissement typographique ; mais avec l'article346, ces ouvriers pourront parfaitement quitter l'atelier ; seulement ils auront à prévenir le patron quelques jours d'avance, ils auront à observer le délai d'usage, le délai de quinzaine, par exemple.

L'avantage qui en résultera, c'est que pendant ces 15 jours le patron pourra se procurer d'autres ouvriers, qu'il pourra donner des conseils à ceux qui veulent quitter et les engager peut-être, dans leur propre intérêt, à continuer leur travail ; c'est qu'ils auront eux-mêmes le temps de la réflexion.

Si l'on veut dans ce cas se borner à l'action civile, il me paraît évident que les maîtres auront toujours l'avantage sur leurs ouvriers.

Ainsi dans une coalition de 20 ouvriers contre un imprimeur, évidemment l'imprimeur, qui est à la tête d'un établissement plus ou moins important, poursuivra l'un ou l'autre de ses ouvriers, par exemple celui qui s'est mis à la tête de la coalition.

Quant aux ouvriers, il arrivera très rarement qu'ils se liguent entre eux, de manière à intenter une action civile contre le patron.

Je réclame donc l'action publique en faveur des ouvriers, et je crois qu'en l'accordant en faveur des ouvriers, il faut nécessairement l'accorder en faveur des maîtres.

Par ces considérations je voterai pour le projet de la commission.

- La suite de la discussion est remise à demain à 1 heure.

La séance est levée à 4 heures 3/4.