(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1859-1860)
(page 368) (Présidence de M. Dolez, premier vice-président.)
M. de Moor fait l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Vermeire donne lecture du procès-verbal delà séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. de Moor présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« M. Pire, juge de paix du canton de Couvin, se plaint de l'envoi tardif des Annales parlementaires. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Tack. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission de comptabilité, ayant pour objet d'ouvrir un crédit supplémentaire de 66 mille francs au budget des dotations.
M. le président. - Ce rapport sera imprimé et distribué. La Chambre voudra sans doute en fixer la discussion à sa prochaine séance.
M. Orts. - Si la Chambre pouvait entendre la lecture du rapport et du projet de loi, on pourrait passer au vote ; c'est une régularisation de comptabilité, la commission l'a admis à l'unanimité, il est indispensable qu'il soit voté avant notre séparation, car le crédit est nécessaire pour payer l'indemnité des représentants.
M. Tack, rapporteur, donne lecture de ce rapport.
M. le président. - Le projet de loi est ainsi conçu :
« Art. 1er. Il est ouvert à l'article unique du chapitre III du budget des dotations, pour l'exercice 1859, un crédit supplémentaire de soixante-six mille francs (fr. 66,000), destiné à couvrir les dépenses de la Chambre pendant ledit exercice. »
« Art. 2. La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa publication. »
Il est procédé au vote par appel nominal sur l'article unique du projet.
Le projet de loi est adopté à l'unanimité des 74 membres qui ont répondu à l'appel. Il sera transmis au Sénat.
Ont répondu à l'appel : MM. Crombez, Dautrebande, David, de Baillet-Latour, de Bast, de Boe, de Breyne, de Bronckart H. de Brouckere, Dechentinnes, de Florisone, De Fré, de Gottal, de Haerne, de Liedekerke, Deliége, de Montpellier, de Moor, de Muelenaere, de Naeyer, de Paul, de Pilleurs-Hiegaerts, de Portemont, de Renesse, de Rongé, de Ruddere de Te Lokeren, de Smedt, de Terbecq, de Vrière, H. Dumortier, Faignart, Frison, Goblet, Grosfils, Guillery, Hymans, Jacquemyns, Janssens, J. Jouret, M. Jouret, Julliot, Koeler, Lange, J. Lebeau, Magherman, Moreau, Muller, Nélis, Neyt, Notelteirs, Nothomb, Orban, Orts, Rodenbach, Royer de Behr, Saeyman, Sraart, Snoy, Tack, Tesch, Thibaut, Thienpont, A. Vandenpeereboom, E. Vandenpeereboom, Vander Donckt, Vanderstichelen, Van Iseghem, Van Overloop, Van Volxem, Vermeire, Verwilghen, Vilain XIIII, Wasseige, Allard et Dolez.
M. Hymans. - Messieurs, après le discours si remarquable, si plein de nobles pensées, prononcé dans la séance d'hier par mon honorable ami M. de Boe, j'avais espéré que les orateurs de la droite, sortant enfin du domaine des plaidoiries de simple police, auraient porté le débat dans un sphère plus élevée ; mais non, l’honorable député de Namur avait son siège tout fait ; il a répondu aux considérations si éloquentes de mon honorable ami, par des plaisanteries d'un goût équivoque et des chicanes de procureur.
L'honorable membre a rencontré une seule considération du discours de mon honorable ami et cela pour commettre une erreur historique.
L'honorable député de Namur a parlé de la corruption électorale à Rome. Je suis obligé de dite que l’honorable membre est plus fort sur la gaudriole que sur l’histoire romaine.
D'après l'honorable membre, les excès déplorables qui se passaient dans les élections romaines auraient été le fait des libéraux d'alors. L'honorable membre ne sait pas que ces faits déplorables, qui ont été une des causes de la décadence romaine, se sont produits précisément à cette époque néfaste qui a marqué la transition de la République à l'Empire ; que ceux qui faisaient alors de la corruption électorale étaient, les conservateurs, les futurs courtisans des Césars. Ceux qui faisaient alors de la corruption électorale, ceux qui apportaient les orgies électorales dans l'antique forum de Tarquin, c'étaient ceux qui faisaient de la proscription et de la dictature au profit de l'aristocratie.
Et les libéraux, qui étaient-ils ? Oh étaient-ils ? On en a parlé tout récemment dans la presse catholique.
Les libéraux d'alors, les libéraux qui luttaient contre ce système, s'incarnaient dans un homme qui a laissé après lui une renommée immortelle, dans Cicéron.
Et Cicéron a payé de sa tête, Cicéron a payé de son sang son dévouement aux libertés de la république romaine. Cela a valu à ce grand homme l'honneur tout récent d'être mis au pilori par la presse catholique et d'être traité de doctrinaire par un antre assommeur (car il y en a de tous les genres), je veux parler de M. Veuillot.
Messieurs, j'ai demandé la parole dans la séance d'hier au moment où l'honorable M. Thibaut, avec un accent de colère mal déguisée, récitait des injures à l'adresse du rapport de mon honorable ami M. De Fré, et je me suis rappelé, à propos de ce discours si passionné, une parole qui a été prononcée dans cette enceinte, il n'y a pas bien longtemps» par un honorable orateur de la droite que nous aurons, j'espère, le plaisir d'entendre dans cette discussion, je veux parler de l'honorable M. Nothomb qui disait en parlant d'un membre du cabinet qu'il s'animait souvent, ce qui prouvait qu'il défendait assez souvent aussi de mauvaises causes, et |e m'étais dit que s'il fallait juger la cause que la droite défend dans cette circonstance d'après le degré d'animation et de passion qu'elle apporte dans le débat, cette cause est en vérité bien détestable.
Et puis, messieurs, il y avait encore dans ce discours de l'honorable M. Thibaut une expression qui revient à tout propos et qui m'a choqué, choqué et frappé d’autant plus que je l'ai entendu répéter vingt fois, cinquante fois dans cette enceinte depuis que ce débat a commencé ; c'est cette expression éternelle de propos de cabaret.
Qu'est-ce qu'un cabaret ? Jadis les aïeux du parti conservateur ne dédaignaient pas le cabaret. Les marquis de la régence y allaient volontiers, ils s'y amusaient, ils s'y occupaient quelquefois des affaires de l’Etat qu'ils dirigeaient alors en bonne, joyeuse et gracieuse compagnie.
Nous ne sommes plus sous la régence ; le cabaret s’est modifié. Ce qui s’appelle aujourd’hui le cabaret n’est plus de cabaret d’autrefois, le cabaret en Belgique, c’est le lieu de réunion du petit électeur.
Le cabaret, c'est l'endroit où dans les grandes villes comme dans les petites, les jours de marché, aux moments d'agitation politique, dans les moments d'élection, se traitent les affaires. Le cabaret, c'est le cercle du petit électeur. Le cabaret, c'est le lieu des réunions démocratiques, et si vous voulez que je vous donne uns désignation qui peint mieux ma pensée, c'est le forum du peuple.
Du reste ce mot : « propos de cabaret » est emprunté à un argot qui a cours dans un certain monde, et que je connais depuis longtemps. Ou est très disposé aujourd'hui, dans le parti conservateur, à traiter de propos de cabaret tous les propos qui ressemblent de près ou de loin à des propos libéraux. Dans ce même argot, les associations libérales sont des clubs, les doctrines philosophiques sont des doctrines nées de l'émeute et un libéral est bien près d'être un libertin.
Du reste messieurs, je comprends très peu ce magnifique dédain que l'on affiche, ce ton de grand seigneur que l'on prend à l'égard de ce qu'on appelle le cabaret, alors que dans cette même affaire précisément on a pour escorte, pour garde de sûreté, pour garde d'honneur, des bandes de condamnés libérés.
Il y a 82 p. c. des assommeurs de Louvain, qui ont été condamnés pour toute espèce de délit, quelques-uns même pour des crimes, et je ne puis mieux les caractériser qu'en rappelant à leur propos ces vers de Corneille :
« De tous ces assommeurs vous dirai-je les noms ?
« Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes,
« Que pressent de mes lois les ordres légitimes
« Et qui, désespérant de les plus éviter,
« Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister.»
Quand on vit en si bonne compagnie, on n'a pas le droit de faire ici le procès aux cabarets.
Messieurs, j'ai suivi avec beaucoup d'attention les débats, et jusqu’à présent je dois le dre, je n’ai pas entendu établir par un seul orateur, d’une manière plus ou moins précise, d’une manière quelconque, qu’il n’y avait pas eu corruption dans cette affaire.
On avoue et on a avoué dès les premiers jouis, même avant que l’enquête fût décrétée, que le prêtre a distribué de l’argent. Il a donné 5 fr., 10 fr. ; mais cela n'est pas de la corruption. C'est la première fois depuis 1830, qu'un pareil fait est dénoncé à l'attention de la Chambre et du pays
Mais c'est tout simple, c'est tout naturel ; on dirait qu'il s'agit de la chose la plus ordinaire du monde. Il n'y a pas de corruption ! Il faut en vérité que l'esprit de parti aveugle à un point inouï ; il faut que le sens moral en soit oblitéré pour qu'on puisse aller jusqu'à des affirmations (page 369) aussi extraordinaires. Mon Dieu ! la corruption électorale est une chose tout à fait spéciale, une chose tout à fait à part, et qui doit s’étudier, qui doit s'examiner d'après de tout autres principes que la corruption en général.
C'est une chose très difficile à définir, que la corruption électorale. L'honorable M. Wasseige, hier, s'est chargé de donner de la corruption électorale, une définition juridique.
Mais pour définir la corruption électorale d'une manière plus ou moins raisonnable, il faut tenir compte des mœurs et des habitudes du pays dans lequel le mal se produit. Je ne me charge pas, quant à moi, de définir ce que c'est que la corruption électorale, mais je suis à peu près certain que lorsqu'on fera une loi sir la corruption électorale, on considérera comme corrupteur tout individu qui suri donné une somme d'argent à l'électeur pour aller déposer son vote.
Voilà, quant à présent la seule définition que je donnerai de la corruption.
Maintenant la corruption électorale varie en gravité selon les circonstances, selon les pays où elle se produit. Ainsi en Angleterre la corruption n'est pas du tout envisagée au même point de vue que chez nous et en ce qui concerne la corruption électorale en Angleterre, l’honorable M. de Boe a fait, je crois, une légère erreur. D'après l'honorable membre, la corruption électorale en Angleterre aurait considérablement augmenté, serait aujourd'hui plus forte qu'elle ne l'était jadis ; elle aurait commencé par être très anodine, il y a 3 ou 4 cents ans et par degrés elle se serait élevée à ces brigues scandaleuses qui ont déshonoré le forum romain.
C'est là une erreur : l'électeur anglais, à mesure qu’il s'instruit, à mesure que les lumières se répandent, acquiert de plus en plus la conscience de son droit et en même temps la conscience de son devoir ; et les mœurs électorales de l'Angleterre, au point de vue de la corruption, se sont considérablement modifiées, et, je dois le dire, améliorées. L’Angleterre n’en est plus à cette époque où un ministre, Walpole, pouvait dire qu'il avait dans sa poche le tarif de toutes les consciences ; l’Angleterre n'en est plus à cette époque où, lorsqu'un gouverneur-général des Indes était traduit devant la chambre des lords, une majorité composée d'actionnaires de la compagnie le déclarait innocent des crimes qu'on lui reprochait .L'Angleterre, en un mot, n'en est plus au temps de Pitt, de Fox et de Sheridan.
Que s'est-il passé à cette époque ?
J'ai trouvé dans la Revue Britannique quelques détails sur une élection anglaise qui offre une certaine analogie avec l'élection de Louvain : c'est l'élection de Fox en 1784. La cour combattait l'orateur whig, dont elle craignait l'immense influence.
Elle porta contre lui sir Cecil Wray, auquel elle adjoignit, pour le populariser un peu, lord Hood, célèbre par ses succès maritimes. Le poll fut ouvert pendant plus de six semaines sans interruption (du 1er avril au 17 mai). L'agitation qui en résulta prit les proportions d'une espèce de guerre civile. De prétendus matelots, accourus, disaient-ils, pour soutenir leur ancien commandant, lord Hood (c'étaient, au vrai, des assommeurs gagés par l cour), se présentèrent en masse quand on put craindre que la majorité, d'abord acquise aux ministériels, ne vînt à leur échapper. Ces électeurs d'espèce nouvelle tombaient à coups de bâton sur les votants qui se présentaient en faveur de Fox. Ils allèrent jusqu’à mettre un siège en règle devant la taverne de Shakspeare, où se tenait le comité whig. Il fallut une sortie eu règle des gentlemen qui composaient le comité pour mettre en fuite cette canaille mercenaire.
Voilà comment se faisaient les élections en Angleterre et à Londres même, il y a de cela quelque chose comme 60 ans.
Messieurs, l'Angleterre n'en est plus non plus au temps où Sheridan, par exemple, pour avoir li voix de son barbier, se faisait raser quatre fois par jour, parce que son concurrent se faisait raser trois fois. Nous ne sommes plus au temps où l'on embarquait des électeurs dans un bateau à vapeur, sous prétexte de leur faire passer une rivière, et où on les conduisait en pleine mer jour les empêcher de voter pour un adversaire politique.
Ces temps ne sont plus. La corruption électorale, il est vrai, existe encore en Angleterre, malgré le progrès des lumières ; mais elle s'est considérablement modifiée, depuis et surtout à cause de la loi de 1832.
Messieurs, je trouve à ce sujet un détail intéressant dans une revue, le «Correspondant, qui a une grande autorité dans le monde catholique. Voici ce que je lis dans le numéro du 25 avril 1859 :
« Cependant, le parlement ne s'est pas contenté de se retremper à ses sources vives en épurant le régime électoral par l'acte de 1832 ; il a poursuivi avec la plus grande vigueur toutes les pratiques corruptrices qui pouvaient fausser la sincérité des élections.
« Il n'a jamais eu, il est vrai, à flétrir les plus condamnables de toutes celles qui portent le plus d'atteinte à la considération des assemblées représentatives, les abus de l'autorité administrative : car, en Angleterre, l'administration ne joue aucun rôle dans les élections ; son abstention en pareille matière paraît aux hommes d'Etat anglais la première condition de la liberté des choix,
« Le parlement a condamné, toutes les fois que l'occasion s'en est présentée, les manœuvres des candidats ; il a privé de leurs franchises deux bourgs qui s'étaient laissé corrompre ; dans d'autres bourgs il a retiré l'exercice du droit électoral à des classes entières de citoyens qui avaient trafiqué de leurs suffrages.
« Il s'est montré non moins sévère envers les élus et sans croire pour cela que ses membres, qui ne peuvent pas se nommer, aient le droit de se choisir, il a chassé de son sein de 1832 à 1852 quatre-vingt-deux membres, convaincus d'avoir cherché à s'introduire dans le sanctuaire de la représentation nationale à l'aide de manœuvres frauduleuses.
« Des lois ont été faites pour rendre le retour de pareils actes plus difficile, ou tout au moins pour en assurer la répression, en soumettant à un contrôle sévère toutes les dépenses du candidat. »
L'honorable M. De Fré, dans la séance d'avant-hier, je crois, vous a cité les articles principaux de ces lois anglaises sur la corruption électorale. Ces lois, quelque sévères quelles paraissent, sont restées complètement impuissantes ; je vous dirai tout à l'heure pour quelle raison, elles sont restées impuissantes à tel point que lord Bougham, dans un discours qu'il a prononcé récemment dans un meeting, a déclaré qu'à la prochaine session de la chambre des lords il proposerait d'assimiler les faits de corruption électorale au crime de félonie, ne voyant que ce moyen d'extirper cet abus séculaire de la corruption électorale.
Maintenant, si la corruption électorale existe encore en Angleterre, si le parlement anglais de 1832 à 1832, a chassé de son sein 82 membres convaincus de manœuvres frauduleuses, que conclure de là ? Quelqu'un, dans cette enceinte, ose-t-il prétendre que les institutions de la Grande-Bretagne ont perdu quelque chose de leur prestige ? Cependant, l’honorable comte de Muelenaere a dit, l'autre jour, avec beaucoup d'éloquence, que les institutions constitutionnelles belges perdaient de leur prestige aux yeux de certains esprits timides. La Belgique serait en quelque sorte déconsidérée aux yeux de l'étranger.
Je ne puis prendre au sérieux, même de la part de M. de Muelenaere, de pareilles affirmations. Je veux bien admettre qu'auprès de certains esprits timides et peut-être serviles, les institutions parlementaires ont perdu quelque chose de leur prestige. Cela ne tient pas à ce qu'il y a eu ou non corruption électorale à Louvain ; cela tient à ce qu'il y a quelque part un parti, qui n'est pas la nôtre, qui cherche à jeter le discrédit sur nos institutions parlementaires pour les compromettre et les détruire.
Ce système ne date pas d'aujourd'hui ; il y a longtemps qu'on le met en pratique. Il y a bientôt trente ans que le pape Grégoire XVI lançait sa fameuse encyclique, qui jette l'anathème sur toutes les libertés dont jouit la Belgique ; il y a tantôt dix ans, un membre du congrès, un ancien président de cette assemblée a déclaré, dans un travail qui a été porté aux nues par la presse catholique, que s'il avait encore à donner son suffrage pour des libertés comme celles qu'il voyait fonctionner, il ne le donnerait plus parce qu’il les considère comme antipathiques à nos anciennes traditions nationales.
Voilà pourquoi certains esprits timides croient que les institutions parlementaires en Belgique sont en proie à une espèce de décadence ; sous ce rapport, je remercie mon honorable ami M. de Boe des nobles paroles qu'il a prononcées dans la séance d'hier. Il a dit, mieux que je ne saurais le faire, ce que nous avons tous dans le cœur, nous qui appartenons à cette génération nouvelle que le pays a bien voulu appeler au soin des affaires publiques.
Je le dirai encore après mon honorable ami (des déclarations semblables ne sont pas de trop), nous avons foi dans nos libertés, nous ne les rendons pas responsables des maux qui résultent des faiblesses des hommes.
Quand nous regardons autour de nous, si nous recherchons pourquoi le régime parlementaire s'est écroulé dans les pays voisins, nous sommes obligés de le dire, c'est parce que le peuple à qui il avait été donné n'en était pas digne, parce que ce peuple était moins avancé que les institutions qui lui avaient été données dans un jour de trouble et de passion.
Le régime parlementaire vivra, il vivra quoi qu'en disent quelques esprits impotents, quoi qu'en disent des vieillards blasés, qui ont débuté par être des révolutionnaires, et quoi qu'en dise cette tourbe aveugle et ignorante chez qui les appétits matériels ont pris la place et tué le germe des nobles instincts.
Le régime parlementaire vivra en Belgique, car il vit dans nos cœurs à tous, dans le cœur de toute la jeunesse belge, nourrie des principes de 1830. Le parti conservateur voudrait bien l'attirer dans son sein, cette jeunesse, mais elle refuse ses offres, parce qu'elle sait bien qu'il les appelle comme le bûcheron de la fable appelait la mort, pour lui dire, quand elle arrive : « Aidez-moi à ramasser mes fagots. »
Messieurs, la Belgique, pas plus que l'Angleterre, ne sera déshonorée, ne sera compromise, ne perdra son prestige à l'étranger parce que nous aurions annulé une élection entachée de corruption, au contraire.
Ah ! si nous avions adopté la proposition qui vous a été faite il y a quelques mois par M. Dumortier, et qui tendait à ouvrir une enquête générale, qui mettait en suspicion toute la Belgique, qui tendait à faire croire que toute notre population ne se compose que de corrupteurs et de corrompus ; que notre pays est une halle où les suffrages se vendent à l'encan, c'est alors que nous aurions pu nous exposer à des reproches de la part de l'étranger ; alors on aurait pu dire que la Belgique était en décadence, que nos institutions étaient compromises.
Loin de là, nous aurons bien mérité de la nation, nous aurons (page 370) sauvegardé les libertés du peuple belge quand nous aurons cherché à couper le mal dans sa racine, quand nous aurons frappé la corruptions la première fois qu'elle se sera présentée à nous d'une manière nette, précise, éclatante.
En bravant les injures et les calomnies de toute espèce, nous aurons résolu une question de haute moralité politique. (Interruption.) Oui, nous aurons résolu une question de haute moralité politique, et je vais le prouver.
Dans cette matière, je le déclare ici sans me préoccuper de ce que pourront penser mes amis ou mes adversaires, je suis très large et très indulgent, surtout très désintéressé, car on ne me soupçonnera jamais d'avoir dépensé beaucoup d'argent pour mon élection ; je ne suis pas puritain ; j'ai entendu dire autour de moi, j'ai lu surtout que le parti libéral était plus corrompu que le parti catholique, que des collègues appartenant à la gauche avaient dépensé des sommes fabuleuses pour leur élection.
L'honorable M. Notelteirs, dans son irréfutable discours, a parlé de chocolat distribué et de je ne sais quelles misères dont il aurait pu laisser le monopole à M. Wasseige.
Je le déclare, je ne suis pas ennemi des dépenses électorales ; je ne m'afflige pas de voir un jour d'élection être, plutôt qu'un jour de corvée un jour d'allégresse, un jour de fête, de le voir transformé en un jour de fête pour l'électeur, pour le peuple. Je vais plus loin, je dis que cela est conforme à toutes nos traditions nationales.
Etudiez l'histoire du pays, ou plutôt, vous la connaissez tous, vous savez que depuis son origine la société belge est fondée sur le régime électoral, que de tout temps elle a été fondée sur un contrat : joyeuse-entrée, charte ou constitution, et que chaque fois qu'un souverain, duc ou roi, montait sur le trône, soit dans une province isolée, soit dans les Pays-Bas réunis, il prêtait serment d'observer la constitution, la charte ou la joyeuse-entrée.
C'était un jour de fête ; un jour de liesse et de réjouissance générale. Le peuple était convié à des banquets sur la place publique. On rôtissait des bœufs entiers ; on défonçait des tonneaux de bière ; les fontaines obliques donnaient du vin et de l'hydromel. Bien plus on semait dans les rues des philippes et des carolus d'or que le peuple venait ramasser en criant : « Vive le prince ! »
Croyez-vous que ce peuple qui voyait ainsi une occasion de réjouissante dans une solennité nationale, était un peuple corrompu comme le peuple romain à qui l'on donnait, pour le tenir en paix, du pain et des spectacles ? Nullement.
Voilà ce qui se passait pour l'inauguration de nos souverains. Voulez-vous savoir ce qui se passait aux élections ?
J'ai lu un livre intitulé : Mœurs et usages des corporations des métiers de la Belgique, par un honorable professeur de l’académie de Gand, M. Félix Devigne.
Cet auteur nous apprend que chez les Flamands, et c'était la même chose chez les Brabançons, les banquets étaient une véritable institution politique ; qu'à l'occasion n'une joyeuse entrée, qu'à l'occasion des élections comme à l'occasion des cortèges et des fêtes des patrons des confréries, on donnait des banquets splendides. Cet auteur nous apprend encore que chaque fois qu'il y avait une élection, celui qui aspirait à la présidence du métier donnait un banquet où les honneurs, les démonstrations lui étaient prodigués, il recevait les félicitations de tous les assistants, félicitations qui se manifestaient dans la foule par des acclamations chaleureuses.
Bien plus, je trouve dans cet auteur les comptes d'une corporation de Gand, la corporation des tanneurs, dans lesquels il est dit que le jour des élections, chaque électeur a reçu 12 gros pour dîner, et de plus 12 gros encore le lendemain des élections.
Je demande encore une fois si le peuple qui procédait ainsi à ses élections, qui célébrait ainsi toutes les grandes solennités politiques, était un peuple corrompu.
Je demande si les époques où cela se passait étaient des époques de décadence. Mais au contraire, c'était l'époque de notre plus grande splendeur ; c'était l'époque où la Belgique étonnait l'Europe par l'activité de sa vie politique ; et quant à ces électeurs à qui on payait des dîners, à qui l'on permettait de se réjouir un jour d'élection, mais un historien des plus distingués de notre pays, M. Moke, l'a dit, le sentiment de l'honneur le plus pur les animait. Ils jetaient hors de leur sein le frère qui manquait à un serment ; ils adoptaient ses enfants s'ils mouraient sur le champ de bataille.
Vous voyez, messieurs, que ce citoyen belge d'autrefois qui acceptait un dîner un jour d'élection, n'était pas pour cela un citoyen corrompu, et vous voyez, messieurs de la droite, que je vous fais de très grandes concessions.
Ce qui est vrai pour notre ancienne Belgique est tout aussi vrai pour l'Angleterre.
Eu Angleterre, il y a deux espèces de fêtes nationales : les courses de chevaux et les élections.
Pourquoi les élections sont-elles si coûteuses en Angleterre ? Parce qu’on veut qu'un jour d'élection, tout le monde soit heureux, parce que le candidat qui se met sur les rangs veut que l'électeur voie dans cette grande journée non un sujet de peine, mais un sujet de satisfaction et peut-être même d'agrément.
Et c'est précisément à cause de ce principe invétéré, de ce long usage (et vous savez que les coutumes de l'Angleterre sous ce rapport sont tout à fait les nôtres), que toutes les lois sur la corruption électorale ont été jusqu'ici impuissantes à modifier ce système, du moins à le déraciner d'une manière complète.
Mais voulez-vous savoir comment cela se pratique en Angleterre ? Vous pourrez ainsi comprendre la différence entre ce qui se passe dans ce pays et la corruption. (Je vous demande la permission de citer un fait qui m’est personnel.)
En 1854, à l’époque de l’inauguration du palais de Sydenham, je me trouvais à Londres. Lord John Russell, qui venait d'être nommé membre du cabinet de lord Aberdeen, demandait à la Cité da Londres le renouvellement de son mandat. Naturellement curieux de voir comment se passait une élection anglaise, je me rendis dans la Cité.
J'arrivai à l'hôtel de ville, une heure avant l'ouverture des portes. Je me dis que ce que j'avais de mieux à faire, c'était de me restaurer, en attendant l'ouverture et j’entrai dans une taverne, je montai dans une salle où l'on donnait à dîner. Je trouvai là une table d'hôte parfaitement organisée, et 25 à 30 personnes attablées. J'entrai ; on me fit place comme si j'avais été connu des personnes présentes. Le propriétaire, qui se trouvait au centre de la table, me servit comme il servait tous les convives. Lorsque j'eus finis de dîner, je voulus payer : « Non, me dit l’hôte ; on ne paye pas aujourd’hui ; c'est jour d'élection ; c'est lord John Russell qui paye. »
Messieurs, ce fait, qui peut vous paraître trivial, a une très grande portée.
L'élection de lord John Russell n'était pas contestée ; il n'avait pas de concurrent ; il n'avait pas de défaite à craindre ; son élection était certaine, c'était donc parfaitement inutile, au point de vue du résultat de l'élection, de faire des dépenses ; mais dans toute la Cité de Londres, tons les aubergistes, tous les taverniers avaient l'ordre de donner à manger et à boire gratis à ceux qui venaient à l'élection ; et cela à cause de ce que je vous disais tout à l’heure ; parce qu'on veut qu'un jour d'élection, qu'un jour de devoir politique soit en même temps un jour de fête et de réjouissante.
Eh bien, je dis que ces dépenses, je ne saurais les blâmer ; je dis que personne d'entre vous ne peut les blâmer et je suis bien certain que personne ne les blâmera.
Cependant, et vous aller trouver peut-être que je me mets en contradiction avec moi-même, si j'admets ces dépenses je n'admets pas les frais de voyage quelque minimes qu'ils soient. J'ai entendu ici de grandes doléances sur ces malheureux paysans qui sont obligés de venir à la ville remplir leurs devoirs civiques, qui sont obligés de quitter leurs chaumières, leurs femmes, leurs enfants, leur travail, qui font ainsi un énorme sacrifice à la chose publique. Savez-vous, messieurs, combien de fois, depuis 1830, ces malheureux campagnards se sont dérangés ? Je me suis donné la peine d'en faire le calcul. Je n'entre pas dans les détails, parce que vous me reconnaîtrez, j'espère, la capacité de faire une pareille addition ; mais ces campagnards infortunés se sont dérangés treize fois depuis 1830, c'est-à-dire qu'ils ont sacrifié treize jours à la chose publique.
Et je vous prie de ne pas perdre de vue que ces hommes à qui vous portez tant de sollicitude, sont dispensés de beaucoup d'obligations qui incombent aux électeurs des villes. Je vous en citerai deux : le jury. Ils ne sont pas dispensés par la loi d'en faire partie, mais il est excessivement rare qu'un petit électeur campagnard soit appelé. Une seconde obligation dont ils sont dispensés et qui est beaucoup plus pénible que le service électoral, c'est la garde civique.
Ils sont donc bien à plaindre, ces paysans qui, depuis 1830, sont venus treize fois au chef-lieu d'arrondissement exercer leurs devoirs d'électeurs ! Mais je ne vois pas ce qui prouve, que ce campagnard ait réellement de la répugnance à venir voter ; il n'y a surtout rien qui me prouve qu'il en ait eu depuis le commencement, et à ce propos l'honorable M. de Boe faisait observer avec beaucoup de justesse que ce labeur extraordinaire est beaucoup plus facile aujourd'hui qu'il y a vingt-cinq ans, grâce à l’établissement du chemin de fer.
Mais je soupçonne une chose, c'est que si le campagnard a une très grande répugnance à venir voter, c'est que vous lui avez appris à l'avoir ; c'est qu'au lieu de lui enseigner l'exercice de ses devoirs politiques, de lui apprendre qu'il est citoyen, de lui dire qu'il est tenu d’aller au chef-lieu d'arrondissement, de déposer son bulletin dans l'urne, de prendre sa part à la direction de la chose publique, vous dites : Mes amis, restez chez vous, ne vous occupez pas de cela, la chose n'en vaut pas la peine ; et il est arrivé ainsi, comme fruit de vos leçons et de vos conseils, que vous avez dû recourir à l'indemnité, pour faire venir le campagnard aux élections.
Messieurs, je me permettrai une autre observation.
Il y a dans ce débat une chose assez singulière, le parti conservateur a toujours affiché la prétention, fort peu justifiée, d'être, dans cette enceinte, le défenseur exclusif des campagnes.
Quand il s'agit de candidats conservateurs, l'électeur campagnard, pour être logique, s'il vous était réellement si dévoué, devrait être tout prêt à vous sacrifier un jour de travail, à vous qui êtes dans cette enceinte ses défenseurs absolus.
()page 371) Vous lui avez appris à ne pas se préoccuper de ses droits politiques et même à ne pas se préoccuper des vôtres. Et il ne vous suffit pas, quand vous avez amené cet électeur à la ville, de le ramener chez lui ; il faut encore que vous ne cessiez pas un seul instant de le surveiller. J'en citerai un curieux exemple, que tout le monde connaît, c'est ce qui s'est passé à Ypres.
Voilà des électeurs campagnards amenés à la ville avec un bulletin portant le nom de M. Malou. Ils déposent ce bulletin dans l'urne ; on ne sait pas qu'il y aura un ballottage. Ces électeurs campagnards, si dévoués à ceux qui les ont amenés, se promènent en ville, vont au cabaret, et tout à coup ils deviennent libéraux, si bien qu'au scrutin de ballottage, ils déposent un bulletin pour M. de Florisone, et M. Malou est éliminé.
Voilà l'influence que vous exercez sur l'électeur campagnard, et cela vous prouve que quand vous le voiturez vous n'en êtes pas encore le maître. C'est pour cela que vous lui donnez aujourd'hui de l'argent.
Car, messieurs, dans l'espèce, il n'y a ni réjouissances ni régal dans le sens de ce que j'ai indiqué tout à l'heure, ni frais de voyage ; il y a de l'argent distribué, voilà tout, et de l'argent distribué par qui ? Par le prêtre. De l’argent distribue par le prêtre, je tiens beaucoup à ce qu'on ne sépare pas les deux termes de cette proposition : de l'are nt distribué seul, cela peut être des frais de voyage ; l'influence du prêtre seul, cela peut être une influence légitime, une influence constitutionnelle ; mais le prêtre multiplié par l'argent, le prêtre plus l'argent, voilà quel est le vice de l'élection de Louvain, et voilà pour quel motif je voterai l’annulation de cette élection.
Je dois, messieurs, dire quelques mots sur cette question si grave de l'intervention du clergé et je le ferai avec la plus grande modération. Je crois du reste avoir été très modéré dans tout ce que j'ai dit jusqu’à présent.
Cette intervention du clergé est, dit-on, parfaitement légitime, parfaitement constitutionnelle ; l'honorable M. Van Overloop l'a dit en toutes lettres dans son contre-rapport. C'est la première fois que ce prétendu principe est affirmé dans cette enceinte. L'honorable M. De Fré rappelait l'autre jour à l'honorable M. de Theux, à l’honorable M. Dechamps, à l'honorable M. de Decker, les paroles qu'ifs avaient prononcées en 1847 au sujet de l'intervention du clergé dans les luttes électorales, et je dois dire que je suis très curieux d'entendre ces honorables membres expliquer comment ils mettent leur conduite d'aujourd'hui d'accord avec leur opinion d'alors.
M. de Theux. - Cette contradiction n'existe pas.
M. Hymans. - Je veux bien le croire ; j'en suis convaincu, mais j'espère que vous le démontrerez.
En 1847, lorsque ces paroles si dignes furent prononcées par trois des chefs du parti conservateur, ce n'était pas la première fois que la question de l'intervention du clergé se présentait dans cette enceinte ; sept .us auparavant, en 1840, l'honorable M. Delfosse venait d'être nommé représentant par le district de Liège ; il l'avait été malgré des efforts inouïs de la part du clergé qui avait été lancé dans l'arène politique par ses chefs. Dans un ordre du jour signé : Beckers, secrétaire de M. Van Bommel, se trouvaient les phrases suivantes :
« M. le curé, j’ai l’honneur de vous informer que M. Hanquet a été choisi comme candidat à la Chambre des représentants, en opposition avec M. Delfosse, veuillez faire tous vos efforts afin de le faire porter par tous les électeurs ci-après désignés. Il est inutile de vous faire remarquer que cette affaire est pour les catholiques une affaire d’honneur et d’un intérêt immense ; aussi je vous pris de ne rien négliger pour faire triompher notre juste cause, qui doit être celle de tous les hommes de bien. »
Mgr l'évêque de Liège soutenait, à cette époque, une opinion toute différente de celle que, sept ans plus tard, exprimaient ici l'honorable M. de Theux, l'honorable M. Dechamps et l’honorable M. de Decker.
Il est vrai qu'à cette époque aussi, on disait (et je cite les paroles d'un révérend abbé qui siégeait dans cette enceinte, l'honorable M. de Foere) que les prêtres comme les fidèles peuvent désobéir consciencieusement à de tels ordres ; mais c’est exactement ce qu'on dit aujourd'hui quand on soutient que l’électeur qui a reçu une pièce de 5 fr. du comité catholique, est parfaitement libre de voter pour les candidats libéraux.
Messieurs, cette doctrine qu'on peut consciencieusement ne pas obéir au curé, ne pas obéir à l'évêue, cette doctrine nous la connaissons.
C'est vieux comme monde. C'est une doctrine dont l'honorable M. De Fré a déjà dit quelques mots avec beaucoup de justesse ; cette doctrine, Molière l'a résumée en vers immortels quand il a dit :
« ... Je sais l'art de lever les scrupules.
« Il est avec le ciel des accommodements ;
« Selon divers besoins il est une science
« D'étendre les liens de notre conscience
« Et de rectifier le mal de l'action
« Avec la pureté de notre intention. »
C'était en ces termes-là qu'on donnait des instructions en 1840, c'est de cette manière qu'on distribuait les pièces de 5 francs en 1859. On disait, d'un côté : « Vous avez le droit de ne pas obéir, » de l'autre : « Vous avez le droit de ne pas voter ; » mais, en réalité vous ne pouvez pas supposer qu'une Chambre aussi intelligente que la Chambre belge se rende à d'aussi piètres raisons.
Si dans cette circonstance le prêtre est intervenu avec de l'argent, je n'hésite pas à dire que c'est une justice à rendre au clergé belge, que jamais jusqu'à ce jour on n'avait entendu parler de manœuvres de ce genre. Et cela est vrai pour les pays étrangers comme pour la Belgique, considérez le rôle du prêtre catholique dans la société moderne, vous le verrez partout intervenant au nom de ses doctrines, faisant de la propagande morale et politique, mais vous ne le verrez jamais intervenir avec des écus.
Ains', par exemple, en Irlande le prêtre se fait tribun, il prend la parole dans les clubs, il monte à la tribune. Tout récemment encore, il n'y a pas huit jours, un chanoine de l’église catholique est monté à la tribune d'un club et a donné le signal des vociférations contre la reine, souveraine légitime de l’Irlande et contre le parlement.
M. B. Dumortier. - C'est inexact.
M. Hymans. - C’est très exact. Je vous montrerai le texte des discours prononcés.
Je dis que c'est mal, que c'est déplorable, mais je dis aussi que si j’étais catholique, je n’en rougirais pas, attendu que je ne vois ici que l’abus d’une conviction honnête et loyale et que dans cette circonstance, encore une fois, nous n’avons pas affaire au prêtre corrupteur.
Je quitta l'Irlande, je vais en Piémont, encore un pays parlementaire, un pays à institutions représentatives Là, que voyons-nous ? En 1837, les catholiques cherchent à profiter des élections générales pour conquérir le pouvoir. Voici ce que je lis à ce sujet dans la Revue des deux Mondes. (Annuaire 1858, p. 201.)
« Une fois la résolution prise de combattre, le parti se met de cœur et d'âme à la lutte. Les évêques avaient fait jusqu'alors un cas de conscience à leurs ouailles de prendre part au scrutin ; changeant de tactique, ils déclarèrent, dans leurs lettres pastorales, que ne pas voter serait un péché. Une vaste association électorale, dite indépendante, fut fondée à Turin, avec M. Solaro della Margharita, chef de l'extrême droite, pour président, et s'étendit sur tout le royaume. Les plus virulentes attaques, parties des journaux catholiques, déconsidéraient les députés sortants, et les circulaires de M. Solaro, remises discrètement aux électeurs bien-pensants par les commis voyageurs de l'association, représentaient le pays comme gouverné par une « infime minorité de bavards ignorants, de gueux qui votent des impôts qu'ils ne payent pas et à qui l'on ne ferait pas crédit pour cent livres, d'étrangers qui veulent entraîner le Piémont dans de folles guerres, de fous qui se prennent de tendresse pour les voleurs et les assassins, et les protègent. »
Si efficaces que fussent ces invectives auprès des campagnards, la principale espérance du parti était dans la propagande du clergé. « Ecoutez vos curés ! » s écriaient à l'envi les feuilles catholiques. Les lettres pastorales étaient envoyées dans toutes les communes, avec ordre de les lire au prône. La divine Providence, ajoutaient-ils, a placé le pays dans de telles conditions politiques, que nous sommes appelés à exercer une espèce de souveraineté dans l'élection de ceux de qui dépendent en partie nos destinées. Nous devons reconnaître dans cet ordre politique les desseins de cette Providence, et par conséquent accomplir les obligations que comportent ces conditions. »
Les efforts du clergé produisirent le résultat attendu ; la majorité libérale fut considérablement diminuée après les élections ; elle resta cependant majorité, mais trois ministres libéraux restèrent sur le terrain, c'était un immense résultat pour les catholiques.
Le parlement piémontais s'ouvrit ; on demanda une enquête sur l'emploi des moyens spirituels dans les élections. La droite s'opposa naturellement à cette enquête, en disant qu'il n'y avait pas abus à faire usage des moyens spirituels dans les élections.
La gauche, au contraire, répondit que le prêtre ne pouvait pas plus menacer les électeurs des foudres de l'église que le juge ne peut menacer des foudres de la loi l'électeur de son ressort s'il ne vote pas selon ses indications.
L'enquête fut décrétée. Elle fut décrétée malgré un discours d'un honorable chanoine qui siégeait dans l'assemblée et qui disait :
« Le clergé représente la religion, qui est le fondement du statut. Il est donc l’âme de l'Etat ; il est toute lumière. Sans lui, la société périt. Admettez même la liberté des cultes, et vous retournez au paganisme. »
Voilà les doctrines que l'on soutenait à l'époque où l'enquête se discutait.
Elle fut admise, elle eut lieu ; je ne sais pas quel en fut le résultat, mais si l'intervention du clergé, qui du reste n'était pas niée, puisque le clergé lui-même la déclarait légitime, si cette intervention fut constatée, nulle part encore une fois, pas plus en Piémont qu'en Irlande, qu'en Belgique avant 1859, on ne se trouva en présence du prêtre corrupteur.
C'est le côté désolant de cette affaire. L'honorable M. De Fré l'a dit, le côté désolant de cette affaire c'est le prêtre avec l’argent.
Messieurs, je termine. Je porte la tolérance extrêmement loin en matière politique. J'accepte la liberté avec tous ses inconvénients. Je comprends et j'admets le prêtre cherchant à rallier la foule à ses (page 372) doctrines ; je ne le justifie pas ; je ne puis pas me rallier à ses prétentions de propagande ; mais encore une fois, elles n'entraînent pas avec elles le déshonneur.
Certes, j'aimerais mille fois mieux rencontrer partout cet admirable idéal, cette glorieuse abstention qu'un grand écrivain moderne, de Tocqueville, constata en Amérique où, dit-il, « le prêtre travaille à régler l’Etat en réglant les mœurs. » Certes, j'aimerais mieux rencontrer cet idéal partout autour de moi. Mais je sais que l'idéal en politique est une chimère.
J'accepte donc la liberté avec ses inconvénients. Le législateur de 1830 a admis la séparation absolue de l'Eglise et de l'Etat ; il faut que nous l'acceptions. Peut-être que si j'avais eu l'honneur de siéger au Congrès, je me serais joint à l'honorable M. Defacqz pour voter l’amendement dans lequel était inscrite la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir religieux. (Interruption).
J'espère qu'on a le droit d'avoir des opinions en matière de doctrine. Je dis que j'accepte la Constitution, telle qu'elle est, avec toutes ses conséquences ; mais j'ai bien le droit de dire qu'elle n'est pas le typa de l'idéal. (Oui ! Oui !)
Mais je dis aussi que dès l'instant où je vois le prêtre sur le seuil de l'église, un sac d'écus à la main, je n'ai plus de tolérance, je deviens impitoyable ; je ne discute plus. Je i s que ce prêtre n'est plus un ministère de Dieu ; c'est un courtier, c'est un entremetteur électoral. Je dis que le prêtre qui apporte de l’argent dans l'église pour s'en servir dans des desseins politiques, je dis que ce prêtre, c'est le marchand que le Christ a chassé du temple.
M. B. Dumortier. - Ce sont les juifs qui l'ont tué.
M. Hymans. - Je dis que c'est le marchand que le Christ a chassé du temple ; je dis que c'est le moine qui au XVIème siècle vendait les indulgences aux portes des églises et qui a rendu inévitable cette révolte de la raison humaine dont nous sommes, tous, les fils et les héritiers.
Il me suffit, à moi, de ce hideux spectacle, pour annuler l'élection de Louvain ; et en agissant ainsi, j'ai la certitude que j'accomplis un devoir de haute moralité politique. Si le parti conservateur était véritablement digne de ce nom, il se joindrait à nous pour cette œuvre de justice ; il flétrirait ces manœuvres, comme nous les flétrissons ; il craindrait qu'on pût l'accuser un seul instant d'en être le complice, et il vengerait la dignité du clergé belge, en répudiant toute solidarité avec ceux de ses membres qui ont trahi leur devoir sacré.
Mais nous savons, hélas ! ce que veut dire aujourd'hui le mot conservateur. Conservateur, cela veut dire aujourd'hui, au pouvoir comme dans l'opposition, conserver tous les vieux abus, toutes les vieilles passions, toutes les vieilles rancunes ; conserver l'ignorance.
- Des membres. - Non ! non ! la liberté.
M. Hymans. - Oui, la liberté, mais à la condition qu'elle favorise l’ignorance, qu'elle favorise les desseins du clergé. Conservateur, cela veut dire aujourd'hui : conserver la foi aveugle, en proscrivant l'intelligence, et la raison éclairée.
Et c'est pour cela qu'une révolution éclate dans tous les pays du monde moderne où les conservateurs occupent le pouvoir. Je suis tenté de croire que, pour les historiens futurs, ce mot deviendra une ironie sanglante par laquelle on désignera les plus dangereux des anarchistes et les pires des révolutionnaires.
(page 377) M. de Haerne. - Messieurs, quand je rapproche les dernières paroles que vient de prononcer l'honorable préopinant de celles qu'il a proférées dans cette enceinte, il n'y a guère que quelques semaines, j'y remarque, je ne dirai pas l'ignorance qu’il reproche à d'autres, mais j’y remarque deux idées, dont la liaison aurait des conséquences fatales pour le pays.
Vous vous rappelez, messieurs, qu'à l'occasion de la discussion qui a eu lieu, dans cette Chambre, relativement aux fortifications d'Anvers, l'honorable préopinant a fait entendre que, dans certaines circonstances, la Constitution belge pouvait être suspendue. Et aujourd'hui, il vient déclarer qu'il trouve dans cette Constitution des libertés contre lesquelles il aurait protesté au Congrès.
Eh bien, messieurs, rapprochez ces deux idées l'une de l'autre, et je vous demande ce que nous avons à attendre de ceux qui viennent ici proclamer la raison contre nous et qui ne semblent l’invoquer que pour comprimer la liberté ! Et ce sont eux qui prétendent nous rendre suspects d'inconstitutionnalité !
Nous aussi, messieurs, nous admettons la raison, sans exclure ce que nous avons de plus sacré, sans exclure ce que nos ancêtres ont considéré comme une des bases fondamentales de la société, de l’ordre politique, sans exclure, en un mot, la religion, la religion qui marche d'accord avec la raison, en la soutenant ; et c’est sur ces deux bases que nous avons édifié le bel édifice de nos institutions, de nos libertés constitutionnelles.
Messieurs, on vient nous parler d'ignorance, comme si à toutes les époques que je ne vous rappellerai pas, quoique l'honorable membre ait fait beaucoup de digressions dans le domaine historique ; comme si, à toutes les époques, dis-je, le christianisme, l'Eglise n'avait pas porté le flambeau pour éclairer les classes les plus infimes comme les plus élevées de la société ; comme si le christianisme n'avait pas sauvé la civilisation, en répandant les lumières de la foi. C'est l'Eglise qui a arrêté le flot de la barbarie, à commencer par les invasions des barbares du Nord qu'elle a convertis en les éclairant, et à finir par celles des barbares du Midi et de l'Orient qu'elle a refoulés.
Je demande pardon à la Chambre d'entrer dans ces considérations qui nous éloignent, malgré moi, du débat qui nous occupe.
L'honorable orateur a fait une excursion dans tons les pays ; nous l'avons vu voyager en Angleterre, en Sardaigne, revenir en Belgique, y entrer au cabaret, retourner en Angleterre, y entrer dans la taverne et dîner à la table dressée par lord John Russell : il nous a donné les détails les p ls circonstanciés sur une foule de choses qui n'ont guère de rapport avec le débat.
Il nous a surtout longuement entretenus des élections de l'ancienne Rome et tout cela pour étayer sa thèse que je viens combattre, concernant les élections de Louvain. Je ne saurais suivre l'honorable M. Hymans dans les digressions dans lesquelles il est entré. Je crois, toutefois, pouvoir relever quelques points. Je dirai d'abord un mot des élections romaines, dont vous a parlé aussi hier l'honorable M. de Boe dans un discours qui m'a paru remarquable, quoiqu'il fût dirigé contre mon opinion. L'honorable député de Bruxelles a pensé que la corruption romaine en matière d'élection ne devait pas être attribuée au parti démocratique, auquel l'avait attribué un membre qui siège sur mon banc.
Par moi, je ne ferai pas une grande distinction entre les deux partis qui se disputaient la souveraineté à Rome, à l'époque dont on a parlé. C'étaient deux partis qui ressemblaient quelque peu, l'un au parti de nos vieux libéraux, l'autre à celui des jeunes ; César était du parti des jeunes qui, dans le principe, voulaient des changements ; Pompée était du parti des vieux, qui voulaient le statu quo. Ils se disputaient le pouvoir souverain, dans la république qui succombait non sous la corruption électorale, mais sous la corruption des mœurs, qui était effrayante ; les moyens qu'on employait é aient à peu près égaux, de part et d'autre ; il ne s'agissait pas de corruption électorale dans le sens dans lequel nous l'entendons.
Sous ce rapport, le rapprochement me paraît absolument sans application au débat. Je vous rappellerai que les électeurs n'étaient pas en grand nombre ; Cicéron, qu’on vient de citer, disait qu'il y avait à peine deux mille Romains qui eussent quelque chose ! vix duo millia hominum qui rem habent. Le reste c’étaient ces vauriens dont on vous parlait hier, et dont le nombre a été évalué à douze cent mille.
C'étaient des esclaves, des indigents, de malheureux plébéiens, qu’enviaient parfois le sort des esclaves. S'ils se rassemblaient quelquefois en tumulte dans le Forum, faut-il s'en étonner ?
Le cri : panem et circenses ne se produisait pas seulement dans les comices, mais à toute autre occasion.
Parmi ces citoyens si peu nombreux quel était le système électoral ? Les élections se faisaient de différentes manières, par curies, par centuries ou par tribus ; les élections par curies, c'est-à-dire les seules qui étaient à peu près générales, n'embrassaient que les petites magistratures, tandis que les élections des consuls, des tribuns et de toutes les grandes dignités se faisaient par les centuries ou les tribus.
Le droit électoral était un droit insignifiant, un régime qui n'avait de l'élection que le nom, au point de vue de la souveraineté du peuple, laquelle se concentrait de fait dans le Sénat, c'est-à-dire dans les mains d'une aristocratie peu nombreuse, jalouse et despotique. Pour vous montrer messieurs, jusqu'à quel point on se disputait, au temps de César, la souveraineté déjà déchirée en lambeaux par les proscriptions sanglantes, suite de l'ambition des patriciens, je vous rappellerai que César, après s'être élevé par les mains du peuple, avait réduit la durée du consulat à deux ou trois ans, tant il était persuadé que l’élection était devenue un jeu qu'il fallait renouveler le plus souvent possible pour amuser le peuple et le conduire, tant il était persuadé que le droit électoral avait expiré dans la débauche et que la liberté avait été noyée dans le sang.
Quant à Cicéron qu'on a fait intervenir ici, Cicéron que j'admire comme orateur, et qui joua, comme tel, un rôle majestueux, Cicéron que j'admire comme un des plus grands écrivains de l'antiquité, Cicéron, après avoir porté aux nues l’armée, après l'avoir défendu contre César, ne vint-il pas se mettre à genoux devant celui-ci et adorer l'astre triomphant qui venait d'apparaître ? On peut excuser ces faiblesses à l'époque où se trouvait Cicéron, on peut les expliquer par des intentons patriotiques, mais ce n’est pas là un homme qu’on doive présenter comme modèle à des peuples chrétiens.
Je comprends qu'on ait cité l'Angleterre ; il y a beaucoup de rapport entre les élections qui se passent en Angleterre et les nôtres, quoi qu'il faille bien reconnaître qu’il y a aussi de grandes différences entre les deux systèmes, notamment en ce qui concerne le secret du vote, qui n’existe pas en Angleterre. On peut y contrôler les votes, ce qui conduit à la corruption électorale.
L'honorable député de Bruxelles et plusieurs autres orateurs, dans les séances précédentes, particulièrement M. de Boe, dans la séance d'hier, ont beaucoup parlé de la corruption électorale en Angleterre. L’honorable M. Hymans vient de convenir que jusqu'à présent les lois ont été impuissantes pour réprimer les fraudes en matière d'élection.
Il a relevé une opinion émise par M. de Boe, il a dit que l'honorable député d'Anvers avait commis une erreur en avançant que la corruption électorale était devenue plus fréquente en Angleterre qu'elle ne l'était autrefois. M. Hymans soutient le contraire. Je crois qu'il y a un milieu à prendre entre ces deux propositions. Je crois qu'aujourd'hui on fait mieux ressortir les cas de corruption électorale ; on les recherche avec plus de soin à cause de l'opinion libérale qui veut étendre le suffrage, on cherche à constater que plus le cens électoral est bas, plus le droit électoral se généralise et plus aussi la corruption menace de s'étendre dans le corps électoral.
De là les lois de 1832, de 1842, de 1854, qu'on a portées pour remédier à un mal qu'on représente comme allant toujours croissant et comme devant encore s'accroître par l'extension du cens aux électeurs des classes dépendantes. Telle est la tendance des mesures prises contre la corruption électorale, telle est la cause des recherches constantes que l'on fait pour découvrir les cas de corruption.
En Belgique, où le cens est plus bas, on ne peut songer à l'abaisser encore. Nous n'avons donc pas à consulter la Grande-Bretagne sous ce rapport. Du reste l'expérience de ce pays nous fait comprendre que les lois répressives de la fraude, qui ont un but utile, n'ont de sanction réelle que dans les mœurs.
Mais faut-il citer l'Angleterre, comme nous donnant de grands exemples, en matière de répression de fraude politique ?
Que fit l'Angleterre après avoir décimé, traqué pendant des siècles les catholiques d'Irlande ? Elle admit le parlement irlandais en 1780, et de 1780 jusqu'à 1800, elle n'a fait que le dominer par la corruption, organisée dans les régions gouvernementales.
C'est ainsi que ce parlement a trahi toutes les espérances de l'Irlande.
Ce n'est que grâce aux efforts du grand patriote O'Connell, aidé du clergé, qu'elle a commencé à s'affranchir de l'oppression sous laquelle elle a gémi pendant des siècles. Comment peut-on supprimer la corruption par les lois, lorsque les législateurs en donnent es premiers le plus scandaleux exemple ? Le remède est avant tout dans l'opinion, dans les mœurs de la nation.
Mais, messieurs, il est temps que j'entre plus avant dans le débat, dont je ne me suis éloigné que pour rencontrer les idées de mes adversaires et pour réfuter des objectons qui pourraient nuire à l'opinion que j'ai à exposer devant vous. Je désire écarter tout ce qui a été suffisamment prouvé dans les séances précédentes. Mais il y a certaines choses qui n'ont pas été rencontrées et qui méritent de l'être.
Je demande à la Chambre quelques moments d'attention. Je dirai d'abord que pour ce qui regarde le district que j'ai l’honneur de représenter plus spécialement dans cette enceinte, les choses se sont passées de la manière la plus simple. Avant qu'il n'y eût de lutte, il n'avait pas été question d'indemnités de dîners et de frais de route. Plus tard, quand il y eut conflit et lutte, des frais de route ou des indemnités ont été accordés, mais rien au-delà.
Cela s'est fait par les deux partis, mais jamais en argent, que je sache, parce que probablement on n'y avait pas songé, ou qu'on préférait faire de l'élection une de ces réjouissances publiques, qui rappellent, comme l'a très bien dit l'honorable M. Hymans, nos anciennes fêtes flamandes. (page 378) C’est pour rendre ces solennités patriotiques plus attrayantes, plus brillantes, dans le sens du préopinant, qu'on procurait aux électeurs éloignés, outre le dîner, des moyens de transport, afin que tous les électeurs fussent égaux devant la table électorale. Nous n'avons jamais fait, je l'avoue, les choses aussi grandement que lord John Russell, à Lombes et pour cause, pas même aussi largement que les libéraux les ont faites à Namur ; mais enfin, nous les avons faites assez bien pour que tout le monde y trouvât une réjouissance publique. En tout cela, personne ne se sentait ni corrupteur ni corrompu.
Je me rappelle, toutefois, qu'un jour une tentative de corruption fut faite contre celui qui a l'honneur de vous parler. Au nom d'un candidat qui se présentait contre moi, en 1845, on vint offrir 50,000 francs à dépenser dans le district au profit des pauvres tisserands. Cette proposition fut accueillie par un cri d'indignation, tellement on repoussait e principe de la corruption, et quoiqu'il eût été dit que c'était en faveur des pauvres que ces 50,000 francs seraient dépensés.
Ou comprenait bien que cette dépense pour les pauvres était une faveur déguisée pour les électeurs, en ce qu'il y aurait moins de dépense à faire par eux pour les pauvres, si 50,000 francs étaient dépensés pour les tisserands.
Messieurs, nous condamnons les fraudes, et nous condamnons tout ce qui ressemble à la corruption électorale. Mais il faut que cette corruption soit réelle. Et puis, lorsqu'il s'agit de valider ou d'invalider une élection, il ne suffît pas de constater quelques cas de fraude. Il faudrait prouver que ces cas ont été assez nombreux pour altérer l'élection, pour déplacer la majorité.
Aussi longtemps que vous ne prouvez pas cela, les faits que vous alléguez pour établir la corruption ne sont pas suffisants.
Or, le rapport qui nous a été présenté et qui conclut à l'annulation de l'élection ne tient pas compte de ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire ; il ne fait pas voir qu'alors qu'il y aurait eu corruption, ce qu'il entend établir, cette corruption aurait été assez étendue pour vicier l'élection. C'était là cependant toute la question.
Il suffira, d'après l'honorable rapporteur, de quelques propos de cabaret ; il suffira que quelques individus aillent rapporter ce qu'ils prétendront avoir entendu au confessionnal pour qu'une élection puisse être annulée. Mais, messieurs, si de tels arguments sont admis, je soutiens que vous annulez le régime parlementaire.
Ainsi, pour ce qui regarde l'argument tiré du confessionnal, vous savez qu'ici la défense est impossible et qu'il serait toujours facultatif à un adversaire d'organiser ainsi d'avance des cas de corruption, des cas d'influence, de fraude, afin de faire annuler une élection qui ne lui serait pas favorable.
On nous a demandé pourquoi nous combattons l'enquête. Je viens de vous le dire. Nous la combattons, parce que nous la croyons dangereuse dans son principe, dans sa tendance, dans l'application qu'on veut en faire. Si on l'avait généralisée, on aurait peut-être pu constater quelques faits, qui auraient conduit à des conclusions utiles. Alors, il y aurait eu de l'impartialité, de la justice dans l'enquête.
A ce sujet, je dois dire encore un mot du régime anglais, qui diffère essentiellement, en cette matière ; de celui qu'on vient d'essayer chez nous.
En effet, d'après la loi anglaise, le comité qui est institué pour examiner s’il y a corruption dans les élections, est un véritable tribunal, prononçant des peines contre ceux qui se sont rendus coupables de corruption électorale. La loi a donc une sanction et on réprime ainsi le mal. Mais ici ce n'est pas le cas ; on ne frappe que les élus ; on veut invalider les élections qui ont eu lieu, sans réprimer la corruption elle-même, contre laquelle ou ne porte aucune peine. En Angleterre, on fait l'inverse ; ou admet provisoirement les élus et l'on sévit contre la corruption. Puis, en Belgique on ne veut pas généraliser l'enquête, et, par-là, on fausse évidemment le régime électoral, le système parlementaire, qu'on prétend néanmoins mieux défendre que nous. C’est une dérision !
C'est dans ce sens que vous nous reprochez de ne pas être jeunes comme vous. Vous prétendez nous devancer sous ce rapport. Eh bien, je vous accorde cet honneur. Mais je vous dirai que nous sommes constitutionnels et que nous tenons à nos institutions, c'est dans ce sens que nous sommes conservateurs.
Mais nous voulons que ces institutions soient respectées et appliquées également dans tous les cas et à l'égard de tout le monde, et si nous sommes moins jeunes que vous, nous ne sommes pas assez enfant pour nous laisser conduire par des mots, nous ne voulons pas seulement le mot de liberté, nous voulons la chose ; car nous savons qu'on peut abuser de toutes les formes de gouvernement. Nous savons que dans tous les temps, l’histoire nous l'enseigne, on a fait du despotisme sous toutes les formes de gouvernement. Il suffit pour cela d'organiser deux partis, de les exciter l'un contre l'autre, de leur faire croire qu'il n'y a autre chose à faire qu'à se combattre mutuellement, et profitant de ces malheureux conflits, de ces funestes divisions, de faire ce qu'on veut et d'établir subrepticement le despotisme.
Voilà, messieurs, comment nous entendons la liberté. Pour répond e à ce que disait tout à l'heure l'honorable membre, en citant l'encyclique de S.S. Grégoire XVI, je devrais répéter tout ce que j'ai dit dans une séance antérieure, dans une discussion solennelle qui eut lieu en 1856. Je ne le ferai pas, ce serait évidemment m'écarter du débat. Mais je me bornerai à dire ce que j'ai longuement expliqué alors que la doctrine que le saint-siège a proclamé dans ce document, a été comprise dans le sens dogmatique et non dans le sens politique.
M. Hymans. - Je ne comprends pas cette distinction.
M. de Haerne. - Le saint-siège n'a pas dû distinguer, à cette époque, entre la tolérance dogmatique et la tolérance civile (pour me servir des termes employés par tous les controversistes), parce qu'il y a dans le monde dix gouvernements absolus contre un seul constitutionnel et que si l'on établissait la distinction entre les deux ordres d'idées si l'on s'écartait du point de vue dogmatique pour entrer dans le domaine politique ; en favorisant les Etats constitutionnels, on risquerait de bouleverser les autres et réciproquement. Voilà pourquoi il faut comprendre ces doctrines au point de vue dogmatique et non au point de vue politique. Au point de vue dogmatique, on ne peut tolérer les erreurs qu'on peut tolérer au point de vue politique ; et là où la religion est unie à l'Etat, le gouvernement ne peut pas non plus admettre la liberté de l'erreur d'une manière aussi étendue, qu'il peut le faire là où il y a séparation entre l'Etat et la religion, comme en Belgique.
Tel est le sens dans lequel je me suis expliqué précédemment et je maintiens ce que j’ai dit.
On crie à la fraude électorale, à la pression exercée sur les élections.
Messieurs, j'ose le dire, par les discours passionnés par les rapports violents, par les injures adressées au parti conservateur, par les attaques injustes dirigées contre lui, on exerce une pression illégitime et corruptrice bien autrement significative, bien plus réelle que tout ce qu'on veut trouver dans les élections de Louvain. Ces attaques qui partent du haut de la tribune et qui se répètent par les mille voix de la presse, exercent une pression bien plus forte, bien plus injuste, bien plus contraire à la véritable opinion publique, et par suite on dénature les élections, bien plus qu'en donnant quelques francs d'indemnité.
M. Hymans. - Vous avez vos journaux pour répondre.
M. de Haerne. - Les journaux s'adressent les uns à telle opinion, les autres à telle autre, et je dis que vous exercez une pression de ce genre sur un grand nombre d'électeurs.
M. Hymans. - Et vous aussi.
M. de Haerne. - Ce n’est pas nous qui avons provoqué ces débats ; et je dis que cela va beaucoup plus loin que tout ce que vous reprochez aux élections de Louvain C'est là un système de dénigrement de tout ce qu'il y a de plus respectable, et ce système tend à éloigner les conservateurs du scrutin pour maintenir la majorité libérale dans cette Chambre.
C'est ainsi, messieurs, que l'on fait apparaître dans la presse, que l'on fait apparaître dans le pays ce qu'on appelle la grande figure de Mazzini, qu’on représente comme le type de la vertu politique, qu'on admire, qu'on idolâtre.
Oui, c'est dans ce sens qu'au-dehors de cette enceinte surtout on influence les élections par des moyens contraires à la vérité, comme on peut s’en convaincre en lisant les discours qui ont été prononcés dans cette Chambre et particulièrement celui de l'honorable M. De Fré.
Messieurs, j'ai quelques observations à vous présenter relativement au discours de cet honorable membre. Je suivrai ce discours tel que je l'ai trouvé dans les journaux ; je n'ai pas eu le temps de le lire dans les Annales parlementaires que je n'ai reçues que très tard ce matin. Si je ne suis pas exact dans mes citations, je prierai l'honorable membre de vouloir les rectifier.
L'honorable membre a fait des excursions dans le domaine politico-théologique et l'honorable M. Hymans est venu à son secours aujourd'hui en vous donnant des citations politico-poétiques. Je tiens à relever les opinions émises dans ce sens par l’honorable M. De Fré et j'y tiens d'autant plus, que j'ai remarqué que ce sont précisément ces idées qui sont le plus caressées par la presse libérale et qu'on répand avec autorité dans le pays, on comprend très bien pourquoi.
Pour prouver sa thèse, l'honorable M. De Fré nous cite un auteur fameux, je dois le reconnaître, mais qui est loin d'avoir nos sympathies ; il vous cite Escobar. Messieurs, je me garderais bien d'entrer dans ces détails, s'ils ne formaient les deux tiers du discours de l'honorable M. De Fré dans la plupart des journaux qui soutiennent son opinion.
Vous comprenez que cela présente de la gravité, puisque c'est par là qu'on veut frapper notre opinion et exercer sur les élections cette pression dont je parlais tout à l'heure et que j'appelle illégitime, corruptrice, parce qu'elle n'est pas basée sur la vérité.
On dit donc, d'après Escobar :
« Les juges peuvent recevoir des présents des justiciables, quand ils les leur donnent par amitié ou par reconnaissance de la justice qu’ils ont rendue ou pour les porter à la rendre. Le juge qui prendra quelque chose d'un plaideur, à la condition de l'expédier le premier, péchera-t-il ? Non certainement. » C'est une citation faite par l'honorable M. De Fré.
M. De Fré. - Ce n'est pas une phrase de mon discours ; c'est une citation d'Escobar.
(page 379) M. de Haerne. - Je le sais, c'est ce que je viens de dire. Evidemment c'est une citation d'Escobar, qui a passé par la plume de l'honorable M. De Fré.
Alors vient Sanchez, « Le père Sanchez, dit encore le rapport de votre commission d'enquête. Le père Sanchez explique qu'on peut jurer qu'on n'a pas fait une chose, bien qu'on l'ait faite, et qu'il suffit de penser, à part soi, qu'on ne l'a pas faite, tel ou tel jour ou avant qu'on soit né. Il ajoute que cela est très commode et toujours justifiable, quand on le fait pour son honneur ou pour son bien. »
Ce sont toujours les citations faites par l'honorable M. De Fré.
Après cela, il en tire des conclusions et ce sont ces conclusions que je viens combattre, non seulement au nom de la vérité, mais encore au nom de l'honneur.
« Eh bien, dit M. De Fré, voici l'application de cette théorie : on ne fait aucune injure aux candidats libéraux, mais on vote en faveur des candidats catholiques, à cause des présents qu'on a reçus.
« Le vicaire de Léau, dit le rapporteur, a dit à Janquin : Votez pour les catholiques et dites que vous avez voté pour les libéraux. Il en résulte que Janquin, ayant subi 1'influence cléricale, a dû dire : Je mentirai. Voilà, continue l'honorable M. De Fré, l'enseignement qu'il a reçu. »
Remarquez, je vous prie, ce mot a dû dire. Il sent quelque peu Escobar, et s'il était sorti de ma bouche on me le reprocherait bien certainement comme une escobarderie. Mais ce n'est pas tout.
Messieurs, je ne puis qualifier le langage de l'honorable rapporteur de votre commission comme il le mériterait, car je devrais m’écarter des convenances parlementaires. Malheureusement, le rapporteur s'est placé dans une position où il est difficile de le réfuter sans sortir de ces convenances.
Je me bornerai donc à dire que M. De Fré cite quelques docteurs extravagants et qu'il impute leurs doctrines aux catholiques en général. Il fulmine contre les restrictions mentales, que nous condamnons aussi lorsqu'elles ne s'expliquent pas par les circonstances comme lorsqu'on dit qu'on n'est pas chez soi pour dire qu'on ne reçoit pas.
M. De Fré s'appuie, sans les nommer, sur les Lettres provinciales de Pascal ; car tout ce qu'il cite sur ce point se trouve dans ces lettres. Si je me plaçais, sans y être provoqué, sur le terrain théologique de Pascal, je me ferais siffler dans le pays, et vous fermeriez la bouche ici. Mais il fait que je m’explique à cet égard, puisqu’on m’y force. Ne sait-on pas que les Provinciales, à part leur mérite littéraire qui est incontestable, sont une œuvre très passionnée et qu’elles sont presque toujours à côté de la véroté ! Vous en jugerez, messieurs, par une autorité qui ne vous paraîtra point suspecte dans cette matière. Vous allez voir comment le grand pascal, qui, comme on le sait, étant janséniste, a été jugé par Voltaire. Voici ce que dit Voltaire dans les Provinciales :
« Tout le livre porte à faux. On attribuait adroitement à toute la société de Jésus, des opinions extravagantes de quelques jésuites espagnols et flamands... On tâchait, dans ces lettres, de prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les hommes, dessein qu'aucune société n'a jamais eu et ne peut avoir. »
Telles sont les paroles de Voltaire, tel est le jugement qu'il porte sur les Lettres provinciales invoquées ici par M. De Fré.
On nous parle toujours de restrictions mentales, mais, messieurs, les omissions, les lacunes, les réticences qui fourmillent dans le rapport de M. De Fré, si tout cela émanait de nous, encore une fois, ne les attribuerait-on pas à la doctrine d'Escobar, qu'on invoque si mal à propos, que je ne sais comment ce nom n'a pas brûlé la langue à l'honorable rapporteur.
Messieurs, j'ai à vous prouver que ces doctrines, nous les réprouvons aussi, qu'elles ont été condamnées par l'autorité compétente, par le saint-siège.
Puisque M. De Fré a pu lire des propositions entières extraites d'Escobar, qu'il citait d'après Pascal, je me permettrai de lire des propositions dans le même sens, mais qui ont été condamnées par l'autorité suprême de l'Eglise.
Voici, messieurs, la première de ces propositions :
« Si quelqu'un, soit seul, soit en présence d'autres personnes, interrogé par d'autres ou de son propre mouvement, soit par récréation, soit dans quelque autre but (sive quocumque alto fine), jure qu'il n'a pas fait une chose qu’il a réellement faite, sous-entendant, à part soi (intelligendo inter se), quelque autre chose qu'il n'a pas faite ; ou sous-entendant une autre voie (vel aliam viam) que celle où il s'est trouvé, ou quelque autre circonstance vraie, il ne ment pas réellement et il n'est pas parjure. »
Telle est la première proposition dont la condamnation a été prononcée par le pape Innocent XI et précisément à propos de la discussion qui avait été soulevée en France au sujet des restrictions mentales.
La deuxième proposition condamnée est conçue dans ces termes :
« Il existe une cause juste de recourir à ces amphibologies (c'est-à-dire aux restrictions qui ne peuvent être comprises ni par l'usage ni par les circonstances et qui de ce chef s'appellent purement mentales) chaque fois que cela est nécessaire pour sauvegarder le salut du corps, son honneur, sa fortune ; ou pour un autre acte quelconque de vertu, de sorte qu'il semble convenable et opportun de cacher la vérité (ita ut veritatis occultatio videatur tunc expediens et studiosa). »
Voici la troisième proposition, également condamnée par le pape Innocent XI :
« Celui qui, moyennant une recommandation ou un présent, a été promu à une magistrature ou à une place publique, pourra, avec restriction mentale, prêter le serment qui est requis d'ordinaire par le roi (quod de mandato régis exigi solet sans avoir égard à l'intention de ce lui qui l’exige, parce qu'il n'est pas tenu de déclarer un crime caché. »
Eh bien, messieurs, comment est-il possible que le rapporteur d'une commission vienne ici, au nom de la majorité de cette commission, présenter comme doctrines admises par les catholiques, ce qui a été formellement condamné par l'autorité que tous les catholiques respectent ?
Pascal lui-même avertit assez le lecteur, lorsqu'il avoue, à la fin de sa onzième lettre, qu'on l'a accusé d'imposture sur six maximes qu'il avait attribuées à ses adversaires.
Voulez-vous savoir, messieurs, ce que les encyclopédistes disent à ce sujet ? Voici leur opinion sur les casuistes :
« Vainement, les prédicateurs de l'irréligion voudraient-ils s'autoriser des doctrines des casuistes pour innocenter leurs propres égarements, pour rendre odieux les théologiens qui les fout remarquer et les réfutent. Les erreurs qu'ils publient eux-mêmes sont d'une tout autre conséquence que celles des casuistes ; on ne peut excuser les premiers par un but louable ; les ouvrages des incrédules ont fait plus de mal en dix asn que tous les casuistes de l'univers n'en ont fait en un siècle. (Voir Encyclop. méthod., au mot Casuistes).
Mes*-sieurs, j'eus un jour l’occasion de rencontrer un puritain libéral qui déclamait aussi beaucoup contre les casuistes ; une discussion s'engagea naturellement entre lui et moi sur ce point, et il finit par me demander en plaisantant quel était le moraliste que je lui conseillais de lire ; je lui répondis sur le même ton : Lisez Escobar, il est encore trop sévère pour vous.
Eh bien, messieurs, je ne crains pas de le répéter, un rapport semblable à celui qui nous a été présenté par l’honorable M. De Fré, ne passerait pas par la manche d'Escobar, si large qu’elle soit. Pour innocenter le rapport et le discours de M. De Fré, il faut recourir à un autre probabilisme, qui est sans doute le sien.
Je vous demande pardon, messieurs, de l'excursion que je viens de me permettre sur un terrain où l’on ne se place guère ici ; mais je ne pouvais m'en dispenser, en présence des attaques qui ont été dirigées contre l'opinion à laquelle j’appartiens et auxquelles il n'avait pas été répondu, au point de vue qui domine tout le discours du rapporteur de la commission d’enquête.
Ces attaques d’ailleurs, je le répète, ont défrayé une grande partie de la presse libérale, et ce n'est pas sans dessein qu'on s'attache à ces accusations : on sait tout le mal qu'elles font, surtout à cause de la haute position de celui qui les a lancées.
Il est une autre considération qu'on ne peut pas négliger, relativement à ce qui s'est passé au sein du Sénat : Si l'élection de Louvain est annulée par la Chambre, il en résultera un dangereux antagonisme entre les deux assemblées ; certains votes du Sénat pourront même être considérés comme étant entaches de nullité.
Puisqu'on a tant parlé de l'Angleterre à l'occasion de l'enquête, je ferai remarquer que dans ce pays un semblable inconvénient est impossible, vu que la chambre des lords n'est pas élective. C'est là une différence notable entre les deux régimes, et qui nous prescrit évidemment des précautions particulières à prendre par la loi, avant de nous lancer dans la voie de la Grande-Bretagne.
Ainsi des conflits peuvent résulter chez nous de l'enquête et avoir des conséquences graves.
Messieurs, l'honorable M. de Boe, en nous parlant hier de l'Angleterre, nous a reproché une contradiction ; l'honorable M. Hymans est revenu encore aujourd’hui sur cette prétendue contradiction, relativement à l'inégalité des distances qui existe pour l'électeur campagnard et pour l'électeur citadin, quant à l’exercice du droit électoral ; on nous dit : Autrefois vous ne vous éleviez pas contre cette inégalité ; vous l'avez approuvée ; l'honorable M. de Theux l'a approuvée de la manière la plus formelle ; mais vous vous plaignez de cette inégalité, depuis que vous voyez que votre influence diminue dans les campagnes.
Je réponds qu'il n'y a pas ici la moindre contradiction ; car on s'est élevé contre cette inégalité, du moment où l'inégalité du cens a été rompue ; avant 1848, il y avait un cens électoral pour les villes et un autre cens électoral plus bas, pour les campagnes. L'inégalité des distances trouvait une compensation dans l'inégalité du cens électoral, qui assurait un nombre relativement plus considérable d'électeurs aux campagnes.
On nous a beaucoup parlé, et même encore aujourd'hui, de ce qu'on a appelé la bande des assommeurs organisée à Louvain. Ce qu'on critique surtout dans cette garde de sûreté, comme nous l'appelons, c'est qu'il s'y est glissé quelques repris de justice.
Mais, messieurs, je m'étonne qu'on n'ait pas parlé d'un certain repris de justice qu'on a placé à la tête d'un journal, jouissant d’une grande influence. (Interruption.) Nie-t-on le fait ? La presse belge s’en est occupée ; elle a signalé un repris de justice mis à la tête d'un journal libéral, el c'était sciemment, car on connaissait sa position, tandis qu’il n'est pas prouvé que ceux qui ont employé des repris de justice à (page 386) Louvain, connussent d'avance la position qu'ils occupaient dans la société. (Interruption.)
Je vais plus loin ; je dis que de semblables gardes de sûreté ont été organisées ailleurs, toujours à la suite des événements déplorables du mois de mai 1857. Si ces événements devaient se reproduire, j'ose prédire que les gardes de sûreté s'organiseraient partout où le besoin s'en ferait sentir. (Interruption.) Je déplore la chose ; mais je déplore avant tout les événements qui y donnent lieu.
M. Manilius. - Nous aurons donc à nous battre un jour contre vos ignobles bandes soudoyées ?
M. de Haerne. - Pas plus qu'à Louvain ; à moins que vous ne commenciez la lutte. Qu'est-il arrivé en Amérique ? On y a vu un parti soi-disant des jeunes, des démocrates, parti connu sous le nom de Knowv-nothings, parti destructeur qui, lui aussi, attaquait les catholiques, les attaquait à coups de pierre, à coups de poignard, à coups de revolver. Comment cette faction a-t-elle été vaincue dans beaucoup d'endroits ? Par l'altitude ferme des conservateurs qui se sont organisés aussi en gardes de sûreté. Grâce à cette attitude ferme, les Know-nothing ont été réduits à l'impuissance dans la plupart des villes.
Vous nous appelez des assommeurs ! Le mot est dur ; nous répondrons par un mot moins dur, mais plus vrai, nous répondrons par le mot « agresseurs. » Et alors l'histoire nous dira que le nom de « gueux » n'a pas porte malheur à ceux à qui il a été infligé.
On dit que le clergé, ne doit pas intervenir dans les élections. J'admets qu'il vaut mieux qu'il n'intervienne pas comme clergé, el c'est dans ce sens que d'honorables membres se sont prononcés dans le temps.
Mais que les membres du clergé interviennent comme électeurs, comme citoyens, personne ne peut leur dénier ce droit ; à cet égard, ils exercent l'influence légitime que peuvent exercer tous les autres citoyens. Voilà la véritable question.
Si des membres du clergé s'écartent, sous ce rapport, des règles de la prudence, comme cela peut arriver, et comme cela est arrivé, je l'admets, s'ils font tort à la religion, ils en assument la responsabilité vis-à-vis de Dieu, vis-à-vis de leur conscience et vis-à-vis de la nation.
Le meilleur moyen d'éviter cet inconvénient, c'est de ne pas prendre, dans des journaux et dans d'autres publications, une attitude exclusive à l'égard de la religion, c'est de ne pas proclamer par exemple, qu'on veut traîner ou noyer le catholicisme dans la boue !
Vous dites que l'intervention du clergé dans la politique le discrédite aux yeux des populations.
Oui, jusqu'à un certain point, lorsqu'il intervient sans nécessité ; mais du moment que les circonstances motivent son intervention, cette intervention, croyez-moi, devient populaire.
Voyez ce qui se passe en Irlande. On a cité tout à l'heure un membre du cierge irlandais qui a été peut-être un peu loin ; mais je dois dire cependant que le compte rendu que j'ai lu des débats de ces assemblées n'est pas d'accord avec celui qui a été mis sous vos yeux par l’honorable M. Hymans et que s'il y a eu un acte d'extravagance commis par un membre du clergé envers la reine d'Angleterre, ç'a été une exception.
Si cela a eu lieu, je dis que ce n'a été qu'un acte individuel, isolé ; les évêques qui ont présidé les meetings convoqués pour sauvegarder les droits sacrés du saint-siège, ont tenu un tout autre langage. Là sans doute le clergé n'a pas l’habitude de ménager ses expressions, maltraité qu'il est depuis des siècles par le gouvernement, mais il a dit : Respect à l'autorité souveraine, respect à la reine. C'est là ce qu'on a dit dans tous ces meetings.
Est-ce que ces prélats ont perdu de leur popularité, comme on l'a dit ici ? Au contraire, ils ont été portés sur les bras du peuple ; ils ont été applaudis, entourés de la vénération publique, parce que des motifs sérieux autorisaient ces démonstrations politico-religieuses ; quand elles ne sont pas justifiées par les circonstances, elles peuvent nuire à la religion et à ses ministres, mais quand elles sont provoquées par des agressions, elles deviennent populaires.
Rappelez-vous ce qu'a fait le clergé belge avant 1830 et à la suite de la révolution ; et dites-nous, la main sur la conscience, si le despotisme hollandais et la crainte de son retour n'a pas rendu l'action politique du clergé belge populaire.
On dit : Le clergé doit s'abstenir. Mais s'il s'abstient et que les catholiques laïques interviennent, que dit-on ? Mais on dit que ce sont les instruments du clergé. Par conséquent la thèse que soutiennent nos honorables adversaires tend à cette conclusion : Les catholiques hors la loi électorale !
L'honorable M. De Fré nous dit : Vous tuez le sentiment religieux par l'intervention de l’élément religieux dans l'arène politique, et il se livre à ce propos à de touchantes, onctueuses et pathétiques exhortations sur le rôle du clergé en général et dans les élections en particulier.
Il va sans dire que c’est par pur intérêt pour la religion que l'honorable membre nous fait ces recommandations !
M. De Fré, qui aime tant à citer des fables, m'en rappelle une malgré moi, et à laquelle je ferai une légère allusion. Il me rappelle la fable du Chêne et du Roseau. Or, le chêne libéral dit un jour au roseau catholique : J'ai compassion de vous, je vous porte le plus vif intérêt, je vous protégerai désormais contre tous les orages qui pourraient vous menacer. Vous serez garanti par le feuillage libéral dont je couvre tout le voisinage. Mais le roseau ne l'entend pas ainsi. Il reconnaît toutefois que ces paroles peuvent partir d'un bon naturel. Mais quittez, dit-il, ce souci, les tempêtes me sont moins redoutables qu'à vous.
En effet, ce roseau date de plus de dix-huit cents ans, il a triomphé d'autres orages que ceux dont on le menace.
Il peut défier ceux de l'avenir et dédaigner les conseils suspects et l'orgueilleuse protection du chêne qui ne date que d'hier !
Oui, messieurs, les institutions politiques, j'en ai la conviction profonde, sont beaucoup plus menacées que les institutions religieuses, par les guerres, par les révolutions, par les orages qui s'annoncent à l'horizon. Aujourd'hui on fait des traités, demain on les déchire, et cependant c'est en vertu des traités que vous existez.
Notre indépendance qui nous est chère à tous, que nous portons au fond du cœur, nos belles institutions que nous chérissons, que nous défendrions par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, reposent sur le grand principe proclamé en 1830, l'union ! Si vous voulez les conserver, revenez au principe de l’union. Les nationalités périssent, par l'abandon des principes qui leur ont servi de base. L'union sur laquelle a été fondée notre indépendance est le seul moyen de la garantir contre les vicissitudes des événements et de la politique européenne, contre les dangers de l'avenir.
(page 372) - La séance est levée à 4 heures.