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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 11 février 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)

(page 519) (Présidence de M. Verhaegen.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Boe procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.

Il donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.

- La rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

Il présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Le sieur J.-F. Van der Sypen, ancien préposé des douanes, ayant dû donner sa démission pour cause de maladie, demande l'intervention de la Chambre pour être réintégré dans ses fonctions. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des débitants et consommateurs de sel raffiné prient la Chambre de n'apporter aucune modification à la loi du 5 janvier 1844. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.

« M. Ed. Romberg fait hommage à Chambre d'un exemplaire du compte rendu des travaux du congrès de la propriété littéraire et artistique. »

- Dépôt à la bibliothèque.

Rapports sur des pétitions

M. Vander Donckt, rapporteur. - Par pétition datée de Langdorp, le 30 octobre 1858, les membres de l'administration communale et des habitants de Langdorp demandent que, depuis le mois de novembre jusqu'au mois d'avril, les eaux du Demer soient tenues entre le barrage d'Aerschot et celui de Testelt, à une hauteur suffisante pour qu'aux moindres pluies elles puissent s'écouler sur les prairies par les tranchées, et prient la Chambre d'inviter le gouvernement à construire un barrage sur cette rivière à la hauteur de Rommelaer.

Même demande des membres de l'administration communale et d'habitants de Rillaer.

Messieurs, vous comprenez que la commission n'a pas eu à sa disposition les éléments d'appréciation nécessaires pour juger de cette question au fond ; elle s'est bornée à vous proposer le renvoi pur et simple à M. le ministre des travaux publics.

M. de Luesemans. - Messieurs, je comptais que l'honorable député de Louvain qui a proposé le renvoi de la pétition à la commission, avec demande d'un prompt rapport, aurait pris la parole ; mais, puisqu'il ne le fait pas, je rappellerai à la Chambre que la pétition se rattache à un objet très important concernant une notable contrée de l'arrondissement de Louvain.

Dans la séance du 16 juin 1858, je me suis permis d'attirer l'attention du gouvernement siir cet objet ; les pétitionnaires se plaignent de ce que, dans les travaux qui ont été faits depuis un grand nombre d'années, on n'a pas suffisamment tenu compte des intérêts agricoles ; ils se plaignent notamment de ce que les prairies qui avoisinent le Démer et qui étaient d'une fertilité extrême avant les travaux, sont aujourd'hui pour ainsi dire frappées de stérilité.

Je crois que les deux moyens que les pétitionnaires indiquent pareraient aux inconvénients signalés, et je me permets d'appeler sur ce point l'attention toute particulière de M. le ministre des travaux publics, en le priant de donner des ordres pour qu'il y soit fait droit le plus promptement possible.

M. Landeloos. - Messieurs, je devrais entrer dans de grands développements pour démontrer l'utilité, et même la nécessité des travaux réclamés par les pétitionnaires ; mais en présence de l'importance de la discussion dont la Chambre s'occupe actuellement, j'aurais mauvaise grâce de vouloir l'empêcher de continuer à discuter le projet de révision du Code pénal avec l'attention soutenue qu'elle a prêtée jusqu'ici à cet objet ; je me bornerai dès lors à prier M. le ministre des travaux publics de vouloir bien examiner avec sollicitude les pétitions que la commission propose à la Chambre de lui renvoyer.

- Personne ne demandant plus la parole, le renvoi pur et simple des pétitions à M. le ministre des travaux publics est ordonné.


M. Vander Donckt, rapporteur : Par pétition datée de Maxenzele, le 29 janvier 1859, les membres du conseil communal de Maxenzele demandent qu'il soit apporté une modification à l'article 2 de la loi du 7 ventôse an XII, concernant les voitures de roulage.

Les pétitionnaires demandent que la loi du 7 ventôse an XII soit modifiée, en ce sens qu'ils pourraient se servir de leurs voitures à jantes très peu larges sur les chemins pavés. La commission des pétitions a cru que, pour le moment, il n'y avait pas lieu d'accueillir la demande des pétitionnaires parce qu'il n'y a rien de si dangereux, de si nuisible que de permettre le parcours des routes pavées, avec des jantes peu larges pour des voitures trop chargées.

Cependant votre commission, sans rien préjuger, a cru devoir vous proposer le renvoi de la pétition à MM. les ministres de l'intérieur et des travaux publics.

- Ces conclusions sont adoptées.


M. Notelteirs, rapporteur. - Par pétition datée de Lierre, le 16 janvier 18S9, le sieur Geens prie la Chambre de lui accorder un secours enu rapport avec les dommages qu'il a soufferts par suite d'une erreur judiciaire. Voici les faits sur lesquels se fonde la supplique de Geens.

Après une année entière d'emprisonnement préventif, passée en grande partie au secret, il a été condamné à la peine capitale. Il a passé plus de trois mois au cachot des condamnés à mort, il a été exposé au carcan, il a fait neuf mois de travaux forcés.

Il fut rendu à la liberté, avec ses deux compagnons d'infortune, après vingt-sept mois de prison.

Ces faits sont prouvés par les registres du parquet. Avant son arrestation, Geens gagnait honnêtement la vie pour sa femme et pour lui ; il évalue à une vingtaine de francs par semaine le produit de son commerce.

Sa moralité ne laisse rien à désirer, il est d'une bonne conduite et il jouit de l'estime de ses concitoyens.

Des certificats de médecin constatent qu'à sa sortie de prison Geens était atteint d'hydropisie et d'étiolement survenus, à la suite d'un long épuisement moral et physique et qu'il n'a jamais pu récupérer assez de force et de santé pour reprendre son travail habituel. Malgré ces infirmités, il s'est toujours efforcé de se suffire à lui-même.

Une attestation du bureau de bienfaisance prouve que jamais Geens ni sa femme n'ont joui d'aucun secours. J'ajoute qu'il n'en a jamais demandé.

Pour toute réparation Geens a reçu de l'Etat le tiers de 4,000 fr., soit 1,333 fr. 33 c. Tout secours a cessé en 1848.

Geens est né le 16 avril 1795 ; sa femme, le 6 juillet 1791. Ils ont donc, l'un 64 ans, l'autre 68. Ils sont accablés d'infirmités.

L'administration des hospices de Lierre leur a accordé, il y a quelques mois une habitation gratuite et un secours hebdomadaire de 3 francs. Ils n'ont pas d'autres ressources, de sorte qu'ils se trouvent réduits à vivre de 21 centimes par jour.

Sur une première supplique, notre honorable collègue M. de Ruddere Te Lokeren a fait un rapport favorable voté par la Chambre le 13 juillet dernier.

Ce rapport, appréciant toute l'étendue des malheurs de l'exposant, constatait que les faibles secours accordés jadis ne sont pas proportionnés aux dommages soufferts.

Votre commission n'a pas partagé un avis unanime sur les conclusions à tirer de ces faits.

La majorité, composée de trois voix, a conclu au renvoi de la pétition à M. le ministre de la justice.

La minorité, composée de deux voix, a été d'avis qu'il importait que la Chambre se prononçât par une conclusion plus pratique.

Elle pense qu'après les malheurs sans exemple en Belgique, subis par le suppliant par le fait de la justice du pays, l'équité ni l'humanité ne permettent pas d'abandonner ces malheureux à la commisération publique, et qu'il appartient soit au gouvernement, soit au pouvoir législatif, de mettre fin aux réclamations sur cette triste affaire, par un secours modéré mais permanent, de nature à préserver dorénavant le suppliant de l'indigence.

Elle croit que le pays peut remplir ce devoir, qu'il peut être équitable et humain sans crainte de poser un antécédent dangereux.

Il s'agit en effet d'un malheur exceptionnel, dont le retour, du moins le retour fréquent, n'est pas à craindre, grâce à la prudence et aux lumières de la justice belge.

L'emprisonnement préventif d'un innocent ou toute autre aberration de la justice, avant l’épuisement des moyens normaux et légaux d'acquittement, n'ont rien de comparable au cas qui nous occupe. Ici il y a eu condamnation maintenue jusqu'en cassation et exécutée sur un innocent par 97 jours passés dans le cachot de condamnés à mort, par le carcan et les travaux forcés. La grâce royale intervenue a seule rendu le malheur réparable.

Par ces considérations la minorité, ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire, aurait voulu une conclusion définitive.

La majorité a cru qu'il suffisait du simple renvoi à M. le ministre de la justice.

M. Vanden Branden de Reeth. - Messieurs, il est impossible, à la lecture de la pétition du nommé Geens qui vient d'être donnée et à la pensée des tortures morales qu'il a dû endurer, de ne pas se sentir profondément ému. Je crois être l'interprète des sentiments de cette Chambre en disant que tous nous éprouvons des sentiments de sympathie pour le pétitionnaire et désirons que le gouvernement fasse quelque chose pour venir en aide à sa position malheureuse.

(page 520) La commission propose le renvoi pur et simple, mais la minorité voudrait une conclusion plus pratique ; ce ne pourrait être qu'un renvoi avec demande d'explications. Comme, dans une séance précédente, M. le ministre de la justice a déjà donné des explications, je pense que cette demande ne serait pas admise. Aussi je n'insisterai pas, j'appuierai simplement le renvoi au ministre de la justice, mais en émettant le vœu que le gouvernement, dans sa sollicitude, puisse faire quelque chose pour le malheureux Geens et trouver moyen de lui accorder un secours.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, ainsi que vient de le dire l'honorable représentant de Malines, j'ai eu l'honneur de donner au sujet de cette affaire, dans une séance antérieure, quelques explications à la Chambre.

J'ai déclaré que, dans mon opinion, il n'y avait pas lieu de proposer de nouvelles mesures en faveur du pétitionnaire.

Quand on dispose de son argent, on peut être très généreux, on peut n'écouter que ses sentiments ; mais quand on dispose des fonds de l'Etat, quand on dispose des deniers publics, je crois qu’il faut y mettre plus de circonspection.

Je vais du reste prouver à la Chambre qu'en prenant la position que j'ai prise, je n'ai fait que me conformer à l'opinion, aux précédents de la Chambre elle-même.

Il ne faut pas l’oublier, cette affaire ne date pas d’aujourd’hui ; elle est très ancienne, et à de nombreuses reprises la Chambre a dû s'en occuper ; Geens a été condamné, je pense, en 1842 ; le concours de circonstances très malheureuses, je le reconnais, a déterminé le verdict de culpabilité vis-à-vis d'un homme qui ultérieurement a été reconnu innocent, mais il ne faut pas que la Chambre ignore qu'une de ces circonstances qui a dû influer puissamment sur le jury et a probablement été la cause de la condamnation prononcée, c'est que les sieurs Bonne et Geens avaient déjà subi une condamnation pour un vol commis de complicité qui avait entraîné contre eux une peine de 15 mois d'emprisonnement. Ce vol, commis antérieurement de complicité par les sieurs Bonne et Geens, n'a pu manquer d'exercer sur le jury une influence des plus défavorables, et l'on peut dire que leurs antécédents ne sont pas étrangers à la condamnation qu'ils ont encourue.

Quoi qu'il en soit, je suis bien loin de vouloir amoindrir les regrets que peut inspirer la condamnation injuste dont ils ont été l'objet, mais je constate que leur conduite antérieure, leur fait propre à eux, n'est pas étranger au malheur qui les a atteints.

Messieurs, après cette condamnation et la proclamation de leur innocence, la Chambre a été saisie d'une demande en indemnité. La proposition en a été faite par notre honorable président actuel ; il a proposé comme mesure provisoire, de leur allouer une somme de 1,000 francs pour les indemniser des dommages qu'ils avaient éprouvés. Voici, messieurs, la déclaration que fit à cette époque M. le baron d'Anethan, alors ministre de la justice.

« Un mot seulement relativement à l'amendement de M. Verhaegen. Cet honorable membre m'engage à proposer un projet de loi. Messieurs, si l'amendement était adopté, si je pouvais disposer d'une somme de 1,500 fr., je pense qu'il ne faudrait rien faire de plus, que cela suffirait amplement pour dédommager Bonne et Geens de la perte de leur travail, pendant leur détention.

« Quant à la réparation morale, elle est obtenue. Il faut s'occuper uniquement de la réparation matérielle. »

Voilà ce que disait l'honorable baron d'Anethan dans la séance du 12 janvier 1844. A cette époque, il considérait la somme de 1,500 francs, que la Chambre mettait à sa disposition, comme étant suffisante pour réparer le dommage que Geens et Bonne avaient subi par suite de leur condamnation.

Bonne et Geens avaient alors pour protecteur l'honorable député de Malines représentant plus spécialement la ville de Lierre, localité à laquelle Geens appartient, M. Mast de Vries revint à la charge l'année suivante, et cette fois on proposa un nouveau subside de 1,500 francs, et voici les paroles prononcées alors par l'honorable baron d'Anethan et qui reçurent l’assentiment de la Chambre.

« Lorsque, l'année dernière, j'ai pris la parole sur cette demande de secours, j'ai dit qu'il ne fallait pas que cette loi, votée une année, dégénérât en pension ; j'ai dit que la position où ces malheureux se trouvaient était sans doute déplorable, mais qu'en l'ait le préjudice pécuniaire et matériel qu'ils avaient souffert était réparé par un secours de 1,500 fr. J'ai donc dit qu'on ne devait pas considérer mon adhésion à cette allocation comme un engagement de ne pas m'opposer à la continuation de ce subside.

« Néanmoins, en présence de ce que vient de dire l'honorable M. Mast de Vries, en présence des besoins qu'éprouvent encore ces malheureux Bonne et Geens, en présence de leur position qui n'est pas changée, je n'aurai pas le courage de m'opposer à la demande de l'honorable membre.

« Je ne m'oppose pas à ce qu'une somme de 1,500 fr. soit accordée à ces malheureux. Mais je pense qu'il doit être entendu que ce sera le dernier secours. (Adhésion.) »

Et je le répète, la Chambre, le Moniteur le constate, donna son adhésion à ces paroles de M. le baron d'Anethan. Cela se passait, messieurs, à la séance du 11 novembre 1844.

Ce nonobstant, les réclamations continuèrent. En 1845, on réclama ; en 1846 on réclama, en 1847...

M. de Muelenaere. - Les indemnités ont-elles été allouées ?

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Allouées et payées.

M. de Mérode. - Deux fois ?

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Certainement ! En 1847, on réclama, et l'honorable baron d'Anethan, conséquent avec les paroles qu'il avait prononcées précédemment à la Chambre, refusa de proposer un nouveau subside en faveur des pétitionnaires.

Les insistances, messieurs, furent plus grandes en 1848, et l'honorable M. de Haussy proposa un troisième subside de 1,000 francs, qui fut alloué par la Chambre et qui fut de nouveau distribué aux sieurs Bonne et Geens.

Il n'y eut à cette époque aucune discussion. Mais il n'est pas douteux pour moi que l'on considérait de nouveau ce subside comme le dernier qu'on allouerait.

En 1850, j'entrai au ministère et je fus de nouveau saisi de réclamations. J'examinai l'affaire ; j'examinai les précédents et je refusai de saisir la Chambre d'une nouvelle demande. Je trouvai que des indemnités avaient été accordées dans les limites de ce qui était raisonnable. Je trouvai que la Chambre elle-même, par l'adhésion donnée déjà en 1844 aux paroles de l'honorable M. d'Anethan, avait été du même avis et je ne crus pas pouvoir m'éloigner de ce qui avait été décidé à cette époque. Je m'abstins donc.

Les sollicitations continuèrent sous l'administration de mon prédécesseur, l'honorable M. Nothomb. L'honorable M. Nothomb prit la même décision que moi, et l'affaire en resta là.

Voilà les faits dans toute leur vérité, dans toute leur simplicité.

Quant à moi, ainsi que je l'ai dit dans une autre séance, je crois que la société a fait ce qu'elle devait faire.

Je ne veux pas discuter en ce moment jusqu'à quel point, d'après les principes du droit ordinaire, la société doit une indemnité dans les cas semblables ; je pourrais soutenir qu'abstraction faite même du droit positif elle n'en doit aucune.

Cette discussion serait inutile, mais je demande si les dommages qui ont été soufferts, par les pétitionnaires ont été suffisamment réparés, ou si, par cela seul qu'un homme a été condamné innocemment, il faut qu'il n'y ait plus de limites dans les secours que la société doit accorder.

Je ne puis accepter cette dernière opinion. Je déclare que je suis bien décidé à ne pas proposer de mesure aux Chambres. Je crois qu'on a fait ce qu'on devait faire.

C'est à l'honorable M. Notelteirs ou à l'honorable M. Vanden Branden à voir s'ils veulent user de leur initiative et vous soumettre une proposition.

M. Notelteirs, rapporteur. - Parlant en mon nom personnel et non plus comme rapporteur de la commission, il me paraît que les principes énoncés par M. le ministre de la justice sont un peu sévères. Je ne veux pas critiquer la mesure qui a été prise en 1848 de cesser les secours. Il est possible qu'alors la position des pétitionnaires était telle, que l'on crût que dans la suite ils pourraient suffire à leurs besoins. Mais ces prévisions ne se sont pas réalisées. Le fait est que Geens et sa femme, dans leur vieillesse, doivent vivre de 41 centimes par jour. II me paraît qu'après avoir souffert tant de malheurs, il serait à désirer que dans leurs vieux jours ils fussent moins malheureux.

M. le ministre a parlé d'une condamnation antérieure, subie par Geens et par Bonne. Le fait est réel ; je n'en aurais pas parlé, si M. le ministre ne l'avait pas relevé. Il est dur, messieurs, qu'après une expiation de 42 ans, ce fait doive encore peser sur ces malheureux.

De quoi s'est-il agi ? C'était dans les malheureuses années de disette de 1816 à 1817. Geens était l'aîné d'une famille nombreuse et sa mère était veuve. Il prit avec Bonne quelques pommes de terre pour subvenir aux besoins de sa famille. Voilà l'explication de ce triste fait qui a pesé sur Geens pendant toute sa vie et qui pèse encore sur lui.

- Les conclusions de la commission sont adoptées.

Projet de loi révisant le code pénal (livre II, titre IV)

Discussion des articles

Titre IV. Des crimes et des délits contre l'ordre public, commis par des fonctionnaires dans l'exercice de leurs fonctions, où par les ministres des cultes, dans l'exercice de leur ministère

Chapitre IX. Des infractions commises par les ministres des cultes dans l'exercice de leurs fonctions
Articles 295 et suivants

M. le président. - La discussion continue sur l'article 295.

La parole est à M. Tack.

M. De Fré. - Je demande la permission de dire quelques mots.

M. Tack. - J'y consens volontiers.

M. le président. - M. Tack cède-t-il son tour de parole à M. De Fré ?

M. Tack. - Non, M. le président ; l'honorable M. De Fré demande seulement à dire quelques mots.

M. le président. - Mais il faut que tous les autres orateurs inscrits y consentent.

M. De Fré. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

M. le président.- Vous avez la parole pour une motion d'ordre.

(page 521) M. De Fré. - Messieurs, je devais hier, à la suite de mon discours, déposer un amendement, qui était écrit depuis le premier jour de cette discussion ; mais je ne l'avais pas sous la main. Il consiste à ajouter, après les mots de l'article 295, « acte d'autorité publique », les mots suivants : « et auront ainsi empêché, retardé ou troublé les cérémonies ou les exercices religieux du culte, seront punis. (La suite comme à l'amendement de M. le ministre de la justice.) »

Messieurs, dans mon discours du 22 décembre, et dans mon discours d'hier, j'ai combattu à la fois, et l'article 150 qui punit les outrages par paroles à un objet du culte hors du temple, et l'article 295 qui punit la censure du gouvernement par le prêtre en chaire.

J'ai soutenu que la loi ne devait intervenir dans l'un comme dans l'autre cas que peur autant qu'il y eût trouble ; qu'en ce qui concerne l'article 150 si des outrages à un objet du culte n'avaient pas troublé une cérémonie, il ne pouvait pas y avoir de délit, et qu'en ce qui concerne l'article 295, que si la censure n'avait pas produit du trouble dans l'église, si l'exercice du culte n'avait pas été interrompu, il ne pouvait pas y avoir délit.

Je mettais ainsi, en vertu de la Constitution qui proclame la liberté et l'égalité, le laïque sur la même ligne que le prêtre.

Ce qui me détermine spécialement à déposer cet amendement, c'est que l'honorable ministre de la justice nous a déclaré que si, dans la suite, il y avait des articles dont les dispositions ne concorderaient pas avec des articles déjà votés, on pourrait revenir sur ces articles.

Si donc la Chambre adoptait cet amendement, j'ai l'espoir de voir modifier l'article 150. Il faudrait alors introduire, dans l'article 150, comme élément de criminalité, le fait d'avoir troublé, hors du temple, la cérémonie religieuse, comme mon amendement a pour but d'introduire ce même élément dans la disposition de l'article 295 : la censure du prêtre, suivie de trouble dans le temple.

- L'amendement est appuyé. II fera partie de la discussion.

M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Messieurs, il me semble que les développements que vient de donner l'honorable M. De Fré à son amendement sont assez incomplets. Je désirerais savoir quelle en est la portée ; par exemple, si un ministre du culte, traitant en chaire des matières étrangères à la religion, est interrompu et si une discussion s'engage, l'honorable M. De Fré regarde-t-il le ministre du culte comme coupable de l'interruption de l'exercice du culte ? Je désirerais être fixé sur ce point qui est très important.

M. De Fré. - Messieurs, l'amendement que j'ai déposé n'est, si je puis m'exprimer ainsi, que la conclusion de mon discours d'hier ; or, j'ai déclaré hier que je ne pensais pas qu'on eût le droit de répondre au prêtre qui parle en chaire. Je m'en réfère à mon discours.

M. Muller. - Je présenterai une observation sur la motion.

Je ne parviens pas à comprendre l'amendement de l'honorable M. De Fré ; je ne parviens pas à en saisir la portée. Du moment où il déclare que personne n'a le droit d'interrompre le prédicateur qui se livrerait à la censure ou à la critique d'une loi, des actes du gouvernement et des autres autorités publiques. Dans quelle circonstance et comment troublerait-il alors l'exercice du culte ?...

M. Malou. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.

Messieurs, un amendement doit être appuyé pour faire partie de la discussion ; mais un amendement n'interrompt pas la discussion et doit suivre son cours.

Je demande formellement qu'on exécute le règlement, et qu'on donne la parole aux orateurs inscrits ; l'honorable M. Muller peut se faire inscrire aussi.

M. Muller. - Messieurs, je suis tout prêt à renoncer actuellement à la parole ; je ne sais même si je me ferai inscrire ; mais puisqu'on l'avait accordée à d'autres et que je l'avais obtenue moi-même, la discussion semblant entamée, j'avais cru pouvoir présenter cette observation, qui ne sera pas sérieusement réfutée.

M. le président. - Je n'eusse pas même consenti à ce que l'honorable M. De Fré développât son amendement, avant son tour de parole, car le règlement y formait obstacle ; mais la Chambre a consenti à entendre les développements de M. De Fré. Maintenant qu'il y a opposition à ce que le tour de parole soit interverti, nous reprenons l'ordre des inscriptions, et j'inscris M. Muller.

M. Muller. - Je ne demande pas à être inscrit.

M. le président. - La parole est à M. Tack.

M. Tack. - Messieurs, si je prends part à ces débats, c'est dans le désir de justifier mon vote sur les questions si épineuses et si ardues que présentent les articles 295 et suivants du nouveau Code pénal. C'est vous dire que je tâcherai d'être aussi bref que possible, d'autant plus que la matière a déjà été beaucoup débattue dans la presse et dans cette enceinte.

Faut-il, messieurs, s'étonner que cette discussion suscite des débats si animés, si vifs, je pourrais presque dire si passionnés ?

Non, messieurs, le motif en est, comme le faisait hier observer l'honorable M. Pirmez, que chaque fois qu'il s'agit dans notre pays de déterminer quels sont les droits du pouvoir et quels sont les droits de la liberté, l'attention de la nation est éveillée. J'ajouterai que si ces luttes, comme l'a dit encore l'honorable M. Pirmez, sont quelquefois un mal, elles sont aussi et plus souvent un grand bien, parce qu'elles prouvent que nos institutions sont toujours vivaces, toujours profondément enracinées dans les cœurs, parce qu'elles prouvent que nos libertés nous sont chères.

L'honorable M. Pirmez a trouvé étrange que dans cette enceinte l'article 295 rencontrât de la contradiction sur des bancs opposés ; qu'elles fussent combattues par les hommes avancés de la gauche et par les hommes avancés de la droite ; je ne sais dans quelle catégorie l'honorable membre me range : parmi ceux qu'on appelle les avancés ou parmi ceux qu'on appelle les modérés de mon parti ; mais ce que je sais bien, c'est qu'en venant combattre ces dispositions, comme l'honorable membre lui-même, je ne fais qu'obéir à l'inspiration de ma conscience, à l'impulsion d'une conviction profonde et sincère. Ce qui m'importe, ce n'est pas tant de savoir dans quel camp sont mes auxiliaires, que de pouvoir croire loyalement que j'ai pour moi la vérité.

Parmi les adversaires du projet, a dit l'honorable M. Pirmez, les uns, prenant leurs désirs pour des réalités, soutiennent que la Constitution consacre le principe de la séparation complète du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; ils pensent que la Constitution est d'une indifférence absolue en matière de culte. Ceux-là sont conséquents, dit l'orateur, avec eux-mêmes ; parce qu'ils font table rase de tout, parce qu'ils ne restreignent pas les droits du clergé, et ne lui accordent pas non plus ni avantages, ni faveurs.

Je n'ai pas à me défendre de cette objection, elle concerne M. De Fré, qui s'en est occupé pour son compte ; cependant je déclare que je n'ai pas entendu jusqu'ici professer une théorie si radicale dans cette Chambre.

Il y a quelques jours, l'honorable M. De Fré convenait lui-même que tous les cultes, en général, ont droit à une protection résultant de la loi pénale, qu'il faut, en un mot, une sanction à la liberté des cultes.

L'honorable membre, hier encore, a reconnu que le traitement accordé aux ministres des cultes n'était qu'une indemnité, une dette qu'on leur payait. Ainsi, il ne fait pas table rase de la protection octroyée au culte.

Les autres, dit l'honorable M. Pirmez, et c'est à nous qu'il s'adresse, admettant la séparation de l'Etat et des cultes dans les limites du possible, réclament des avantages en faveur du culte et repoussent en même temps toute répression ; ils sont inconséquents, ils manquent aux lois de la logique.

La vérité est, poursuit M. Pirmez, que les auteurs de la Constitution ne se sont pas montrés indifférents en matière de culte, qu'ils ont considéré le culte comme une chose bonne en elle-même comme une force sociale, comme un élément civilisateur.

C'est à ce titre que le législateur constituant accorde, aux ministres du culte, un traitement.

C'est à ce titre qu'il leur est accordé d'autres avantages, tels que l'exemption de l'impôt le plus onéreux de tous, l'impôt du sang.

C'est encore à ce titre que l'Etat, les provinces, les communes votent des subsides pour la construction, la réparation et l'entretien des édifices religieux.

Je puis accepter ces principes et me mettre d'accord sur ces points avec M. Pirmez.

Non, les auteurs de la Constitution n'ont pu vouloir détruire les relations nécessaires, inévitables, qu'il y a entre l'Etat et le culte, moins encore provoquer l'antagonisme entre l'un et l'autre ; cela doit être évident pour tout le monde ; ce qu'ils ont eu pour but, c'est d'affranchir le culte du joug qui pesait sur lui, c'est d'émanciper l'Eglise. Ce qu'ils ont voulu, d'autre part, c'est d'empêcher qu'un culte quelconque, qu'une religion quelconque pût s'arroger la suprématie sur le pouvoir temporel. Ce qu'ils ont voulu, c'est qu'il y eût indépendance des deux pouvoirs.

Tout en professant cette doctrine, je me crois fondé, sans être illogique, à combattre les dispositions des articles 295 et suivants du nouveau Code.

Avant tout je déclare hautement que je désapprouve, comme l'honorable M. Pirmez, le prêtre qui, au lieu de prêcher l'évangile en chaire, s'occupe de questions exclusivement politiques, se plaît à attaquer le gouvernement et les autorités constituées, à censurer et à critiquer les lois et les arrêtés royaux.

Je blâme le ministre du culte qui, guidé par un sentiment mauvais, abusant de son caractère, sème la discorde et la zizanie entre les autorités et leurs administrés, ou qui apprend aux citoyens à ne pas respecter la loi. Je repousse toute tendance à transformer l'Eglise en club et la chaire de vérité en une tribune aux harangues politiques.

La religion n'a rien à gagner, elle a tout à perdre à ce zèle outré, toujours prêt à faire incursion dans le domaine des choses temporelles pour négliger des intérêts autrement élevés : les intérêts moraux et religieux. La religion condamne et proscrit ce zèle excessif, je le condamne et proscris avec elle. Heureusement, il faut le reconnaître, ces écarts sont rares dans notre pays.

Mais, messieurs, nous ne devons pas nous demander si le ministre des cultes qui censure le pouvoir ou ses actes, qui oublie les devoirs de sa mission, qui méconnaît sa propre dignité, qui compromet ainsi la religion, mérite notre blâme ; certes à tous ces égards il est responsable devant sa conscience, devant ses supérieurs et devant l'opinion publique. La question est de savoir si la critique faite par le ministre du culte d'un acte de l'autorité, d'une loi, d'un arrêté royal, peut jamais, dans quelque (page 522) circonstance qu'elle ait lieu, n'importe où elle s'est produite, devenir un délit ?

Voilà le nœud gordien du débat ; de la solution de cette question, dépend tout le différend que nous divise.

Je n'hésite pas, pour ma part, à répondre négativement : La critique, la censure, l'attaque même contre un acte de l'autorité, contre une loi, un arrêté royal, est moins qu'un fait indifférent. Or, les faits indifférents ne sont pas punissables aux yeux de la loi pénale ; c'est moins qu’un fait indifférent, car ce peut être un acte de bon citoyen, un acte utile.

Il y a plus ; c'est un droit et un droit constitutionnel ; c'est un droit qui découle de la nature de nos institutions ; il est, à certains égards, absolu, car c'est un droit qui est inhérent à notre régime de libre discussion, qui en est inséparable, qui tient à son essence ; il est le corollaire de la liberté d'enseignement, de la liberté de la presse, de la liberté des cultes, il se confond, il s'identifie avec la liberté de manifester ses opinions en toute matière, c'est le droit de libre discussion même.

En effet, supposez, par impossible, que vous supprimiez aussi le droit de censure à l’encontre de la presse et à l’encontre de l'enseignement ; vous aurez, dès lors, fait crouler par sa base tout l'édifice constitutionnel, vous aurez substitué au régime de libre discussion la loi du silence et du mutisme ; eh bien, si vous détachez un anneau de la chaîne, vous brisez la chaîne tout entière.

Si le droit de critiquer et de censurer les lois est un droit constitutionnel absolu, comment concevoir, dans une hypothèse quelconque, qu'il soit possible d'en interdire l'exercice. Vous pouvez punir les délits qui se commettent à l'occasion de l'exercice de ce droit, mais vous ne pouvez en prohiber l'usage ; vous ne pouvez sous prétexte de l'influence du prêtre, sous prétexte qu'il est protégé plus spécialement qu'un autre citoyen, sous prétexte que nul n'a le droit de lui répondre quand il est dans l'exercice de ses fonctions, confisquer à son détriment un droit qu'il tient de la Constitution.

Vous ne pouvez, sous prétexte de trouble moral possible, sous prétexte de répression, supprimer le droit de censure ou de critique, au détriment du ministre du culte, car vous êtes amenés ainsi par une pente fatale au système des mesures véritablement préventives.

Tel est, selon moi, l'esprit de la Constitution. L'honorable M. De Fré vous a démontré hier, l'histoire politique de notre pays à la main, que c'est ainsi qu'il faut le comprendre. Je ne recommencerai pas cette démonstration, je ne saurais rien ajouter à ce qu'a dit l'honorable membre. Mais si tel est bien l'esprit de la Constitution, le texte au moins n'est-il pas obstatif à notre thèse ?

Non, messieurs, l'article 14 de la Constitution garantit, sans restriction aucune, en termes formels, la liberté des cultes et la libre manifestation des opinions. Ainsi : liberté de manifester ses opinions, en toute occurrence, pour tout le monde, en toute matière ; liberté de critiquer et de censurer les lois et les actes des autorités dans des réunions publiques ou privées ; liberté complète pour l'orateur qui dans un meeting développe une thèse philosophique, sociale ou politique ; liberté pour le professeur comme pour le prêtre lorsqu'ils parlent du haut de leurs chaires respectives ; en un mot, la liberté sans aucune réserve ni distinction, sauf la répression des délits commis à l'occasion de l'usage de ces libertés.

Pourriez-vous argumenter de la différence des termes des articles 14 et 16 de la Constitution, parce que l'article 14 qui consacre la liberté des cultes et de la parole, se sert des expressions « sauf la répression des délits », tandis que l'article 16, qui s'occupe des instructions pastorales, parle de « responsabilité ordinaire » !

Non, vous ne le pourriez pas, car ce serait raisonner a contrario et vous savez que ce raisonnement ne vaut pas grand-chose.

Maintenant comment faut-il entendre ces mots : « sauf la répression des délits » ? Ces expressions signifient que le législateur n'a pas voulu qu'on pût prendre des mesures préventives, qu'il n'a admis que les mesures répressives, bien entendu les mesures répressives de droit commun.

Le principe n'eût pas été inscrit dans l'article 14, qu'il serait de strict droit ;i l est évident qu'aucun délit ne peut être justifié par cela seul qu'il a été commis à l'occasion de l'exercice d'une liberté. Cela va de soi ; ces mots « sauf la répression des délits » sont donc en quelque sorte une précaution surérogatoire que le législateur constituant a prise et rien de plus.

On objecte que le législateur a le droit de déterminer les délits. Sans doute, c'est au législateur qu'il appartient de préciser les faits qui constituent des délits ; mais il n'a pas le droit de les déterminer arbitrairement ; il ne lui est permis, en aucun cas, de transformer l'exercice d'un droit en délit. Prétendre que l'article 14 autorise la création de délits spéciaux, c'est prouver trop ; car l'article 14 n'a pas seulement rapport à la liberté des cultes, il a encore rapport à la libre manifestation des opinions, sous toutes ses formes. Si vous admettez, parce qu'il pourrait y avoir abus, que vous êtes autorisé à supprimer le droit de critique et de censure au détriment du prêtre, vous pouvez dès lors le supprimer à l’encontre de la presse, qui est aussi un mode de manifester ses opinions ; vous pouvez le supprimer aussi à l’encontre de la liberté de l'enseignement.

On a fait remarquer aussi que la Constitution crée elle-même un délit spécial puisqu'elle punit le prêtre, et seulement le prêtre, qui procède à la bénédiction nuptiale avant le mariage civil. Déjà l'honorable Van Overloop a répondu à cette objection en faisant remarquer que c'est là une exception et que cette exception confirme la règle. Il y a un autre motif qui justifie cette disposition : c'est que le prêtre seul peut se trouver dans le cas de commettre ce délit, parce qu'il n'y a que le prêtre qui puisse procéder à la bénédiction nuptiale.

On répond : Il y a des délits qui pourraient être commis par tout le monde et qui cependant ne sont punissables que dans le chef de certaines personnes. Cela est vrai ; mais seulement pour une catégorie spéciale de personnes, celle des fonctionnaires, et je dirai tout à l'heure quelle est la raison d'être de cette exception.

L'honorable M. Ch. Lebeau a cité à ce sujet un exemple ; il a soutenu que le délit de corruption de mineurs n'est punissable que lorsqu'il est commis par des maîtres, des tuteurs, des parents, etc. Cet exemple ne me semble pas très heureusement choisi. En fait, le délit de corruption de mineurs est puni dans le chef de tout le monde ; chacun peut être puni à raison de ce délit, la loi est formelle.

Les auteurs de la Constitution, messieurs, ont mis toutes nos libertés, la liberté de la presse, la liberté de l'enseignement, la liberté de la parole, la liberté des cultes sur la même ligne ; ils ont donné à toutes ces libertés la même portée. S'il en est ainsi, comment est-il possible de créer des délits spéciaux à l'encontre de l'une de ces libertés alors qu'on ne peut pas en créer à l'encontre des autres ?

Permettez-moi, messieurs, d'appuyer de quelques citations mon argumentation.

Voici ce que disaient, lors de la discussion de la Constitution au Congrès :

M. de Gerlache : « La liberté des cultes, la liberté de l'enseignement et celle de la presse ont été justement rapprochées dans les articles du projet de Constitution ; elles sont en quelque sorte identiques ; c'est toujours la manifestation de la pensée, sous des formes diverses. C'est pour cela que ces libertés doivent être mises sur la même ligne, et que vous ne pouvez faire ni plus ni moins pour l'une que pour l’autre. »

M. de Muelenaere : « Si, à l'occasion de l'exercice du culte, des individus quels qu'ils soient portent atteinte à la tranquillité publique, les lois ordinaires sont suffisantes pour les atteindre. »

M. Nothomb : « Pour toute espèce de publication le clergé reste dans le droit commun ; si les écrits de ses membres rendus publics renferment quelque chose de séditieux les lois pénales ordinaires les atteindront comme tout autre écrit. »

M. Lebeau : « Je repousse les articles 10 et 11 dans l'intérêt non d'une religion de majorité mais de religions de minorité.

« Le culte comme être moral ne peut être poursuivi non plus que la presse et l'enseignement ; la loi ne peut atteindre que des individualités des faits spéciaux. (Adhésion.) Voici comment je conçois la répression d'un fait relatif à un culte : je suppose qu’on veuille établir un culte permettant la polygamie, cette partie du culte peut être réprimée d'après les lois pénales ordinaires. »

Il est vrai, messieurs, que ces paroles ont été prononcées à l'occasion de la discussion relative aux mesures préventives à prendre contre le culte à l'extérieur du temple ; mais les orateurs que j'ai cités ont énoncé des principes généraux, principes applicables à l'exercice du culte à l'intérieur comme à l'extérieur des temples.

J'arrive, messieurs, aux difficultés pratiques que présentent les articles 295 et suivants.

Ces difficultés me semblent les mêmes dans les deux systèmes qui vous sont proposés, dans le système de la commission comme dans celui du gouvernement.

Je dis les deux systèmes, parce que je n'admets pas, avec M. Pirmez, qu'ils soient identiques.

D'après la commission, il n'y a de punissable que l'attaque méchante contre les lois, le gouvernement, les actes des autorités constituées.

D'après la rédaction proposée par M. le ministre de la justice, la simple censure est punissable.

D'abord, et cette observation regarde les deux systèmes, comment différencier la censure, la critique d'une loi ou l'attaque contre une loi d'avec les délits de calomnie, d'outrage, d'injure, d'attaque contre la force exécutoire des lois, de provocation à la désobéissance aux lois, tous délits prévus par la loi pénale ?

Il faut avouer qu'il sera difficile de le faire, car les nuances sont fort délicates et seront très souvent imperceptibles. On répondra : Le juge décidera, c'est laisser beaucoup à l'arbitraire.

Dans le système de la commission, la loi ne permet, comme, je le disais tantôt, que de punir les attaques méchantes.

Le système de la commission en cela mitige notablement les propositions du projet de loi. Et en effet qu'exige la commission ? Elle ne se contente pas de la culpabilité générale ou ordinaire, elle exige une culpabilité spéciale. Quand y a-t-il culpabilité générale ? Il y a culpabilité générale, du moment qu'il y a volonté libre et intelligente ; pour que la culpabilité générale existe, il suffit que l'auteur du délit ait agi sciemment et volontairement.

Dans l'idée de la commission, il faut quelque chose de plus ; il faut que l'auteur du délit ait agi avec une intention perverse, qu'il ait agi dans le but de provoquer le mépris de la loi, ce qui est chose toute différente.

(page 525) Il faut qu'il ait agi dans le but de nuire ; il faut qu'il y ait de sa part une provocation directe ; il faut qu'il ait été dirigé par une passion mauvaise, telle que le serait une passion haineuse ; il faut que le juge ait constaté cette intention perverse avant de pouvoir condamner.

Si la commission n'a pas ajouté le mot « méchamment », dans le texte, elle s'en explique, elle dit pourquoi ; c'est parce que, selon elle, cette culpabilité spéciale résulte prima facie de la nature même du délit ; parce qu'elle est intrinsèquement comprise dans le mot attaque.

D'après le projet du gouvernement, il suffirait que le prêtre eût agi volontairement et sciemment ; il suffirait, par exemple, qu'il eût dit en chaire qu'une loi est mauvaise, qu'elle est antireligieuse, il serait punissable de ce chef quand même son intention serait bonne, loyale, et sa critique fondée.

Voyez la flagrante inégalité que l'on consacre, au détriment du prêtre.

L'article 133 du Code pénal nouveau punit celui qui se rend coupable d'attaque méchante contre la force obligatoire des lois.

C'est la reproduction de l'article 2 du décret du 21 juillet 1831 sur la presse.

Evidemment, l'attaque contre la force obligatoire des lois est un délit beaucoup plus grave que la simple censure, que la simple critique de la loi. Pourtant, la disposition de l'article 133 exige que l'intention ait été méchante ; c'est-à-dire qu'il sera permis de contester la force obligatoire des lois, du moment que celui qui conteste cette force obligatoire agit dans une bonne intention, discute la loi à un point de vue théorique ; s'il est traduit devant un tribunal, il pourra prouver que la loi, l'arrêté royal dont il a contesté la force obligatoire, est inconstitutionnel, et s'il fournit cette preuve, il sera acquitté.

Maintenant, messieurs, quelle est la ligne de démarcation entre le domaine politique et le domaine religieux ? C'est là, au point de vue pratique le côté grave de la question. J'imagine, messieurs, qu'on n'a pas l'intention de punir la critique indirecte, la critique implicite, le fait du ministre du culte exposant un point de doctrine religieuse ou de morale, qui serait le contre-pied d'un principe déposé dans une loi, l'antithèse d'une mesure prise par le pouvoir. Je précise ma pensée par des exemples.

Un ministre du culte viendra dire en chaire, que le divorce est un acte coupable, une chose mauvaise aux yeux de la religion catholique. Il critiquera évidemment d'une manière indirecte, implicite la loi civile. Sera-t-il punissable aux termes de la loi ? Je ne le pense pas.

Il viendra dire que le mariage civil, alors qu'il n'est pas suivi de la bénédiction nuptiale, n'est qu'un concubinage. Sera-t-il punissable aux termes de l'article 295 ?

M. Pirmez. - Non.

M. Tack. - Il soutiendra qu'un enseignement basé sur tel ou tel principe est détestable, antireligieux, et s'il arrive que cet enseignement soit précisément celui qui est donné dans la commune où le discours est prononcé, celui qui est prescrit par l'autorité légale. Sera-t-il punissable ? Je ne le pense pas.

Il critiquera certain genre de spectacle autorisé, patronné par l'autorité locale, il blâmera ainsi indirectement un acte de l'autorité. Sera-t-il punissable ? Encore une fois non.

Je pourrais multiplier ces exemples. Je n'en citerai plus qu'un seul, le ministre du culte développera en chaire devant l'assemblée des fidèles le précepte du repos du dimanche, et il se trouvera que précisément l'autorité locale fait exécuter le dimanche des travaux publics ; serait-il punissable, parce qu'il aurait critiqué d'une manière indirecte les actes de l'autorité ? Evidemment non.

Si vous disiez oui, vous auriez envahi le domaine religieux, vous auriez violé la liberté des cultes.

Vous êtes donc forcés de tolérer qu'on fasse d'une manière indirecte ce que vous défendez de faire directement. Car je soutiens qu'il n'est guère d'objets qui touchent à des matières politiques qui n'aient en même temps un rapport indirect avec la religion.

Dès lors je ne vois pas trop que les dispositions que vous nous proposez soient utiles.

Il me semble que je suis en droit de dire au gouvernement et à la commission : Vous tombez dans des contradictions manifestes. Pour être logiques, vous êtes obligés d'interdire la lecture en chaire des instructions pastorales contenant une censure ou des attaques contre le gouvernement, contre la loi ou contre les actes des autorités constituées, et d'autre part vous innocentez la publication, par la voie de la presse, de l'écrit pastoral, alors même qu'il contient la censure, la critique des lois et des actes de l'autorité.

L'honorable M. Ch. Lebeau vous l'a démontré hier, le danger est d'ordinaire beaucoup plus grave quand il s'agit d'instructions pastorales propagées par la voie de la presse que lorsqu'il s'agit d'un discours prononcé dans le temple ; la publicité dans ce dernier cas est restreinte et fugitive ; au contraire, dans le premier cas elle est durable, permanente, étendue, et de plus elle emprunte une autorité plus grande de la source d'où elle émane.

C'est ainsi qu'on a toujours entendu la chose. Voici ce que disait, à ce sujet, Berlier, lors de la discussion du Code pénal au corps législatif :

« On distingue les censures et les provocations faites dans un discours public d'avec celles consignées dans un écrit pastoral, et ces dernières sont punies davantage comme étant le produit plus réfléchi de vues plus perverses et comme susceptibles d'une circulation plus dangereuse. »

J'ajouterai que l'honorable ministre de la justice est lui-même de cet avis, puisque, dans le projet de loi primitif, la censure, la critique contenue dans une instruction pastorale, est frappée de peines beaucoup plus sévères, que la censure, la critique contenue dans un discours prononcé par le ministre du culte dans l'exercice de ses fonctions. Dans le premier cas, la peine de l'emprisonnement est de un à cinq ans, dans le second cas elle est de 3 mois à un an.

Mais, comme on le sait, l'honorable ministre, par l'amendement qu'il a déposé l'autre jour, vient de faire disparaître l'article qui édictait une peine à raison des critiques contenues dans les instructions pastorales, alors que ces instructions ne reçoivent que la publicité ordinaire de la presse.

Pourquoi ce revirement ? Pourquoi cette réforme d'une première réforme ?

Vous n'avez garde de dire que c'est l'évidence du texte de la Constitution qui vous y contraint. Si vous le disiez, on vous répondrait : Le législateur constituant a donc été absurde puisqu'il a innocenté le fait le plus grave et qu'il punit celui qui l'est moins.

Vous aimez mieux vous retrancher derrière l'inutilité de la disposition ; mais de cette manière vous enregistrez l'inconséquence pour votre propre compte. Pourquoi ne vous appuyez-vous pas sur la Constitution ? Parce que son texte vous écraserait. Quel est ce texte, le voici : « L'Etat n'a le droit d'intervenir ni dans la nomination, ni dans l'installation des ministres d'un culte, ni de défendre à ceux-ci de correspondre avec leurs supérieurs et de publier leurs actes, sauf, en ce dernier cas, la responsabilité ordinaire en matière de presse et de publication. »

Pour justifier votre article du Code pénal vous êtes forcés de vous rejeter sur l'idée que l'article 16 ne s'applique qu'aux correspondances avec des supérieurs ecclésiastiques étrangers, avec des cours étrangères, avec le pape ; à la vérité vous avez prouvé que le texte de l'article 16 concerne les bulles émanées du pape.

Mais vous n'établissez pas qu'il ne concerne pas également les instructions pastorales émanées des évêques. En toute hypothèse vous êtes arrêtés tout court devant le texte, l'honorable M. Pirmez avoue son embarras, et on le comprend, car le texte est clair, formel, il ne présente aucune équivoque. Or, c'est une règle élémentaire de droit qu'on n'interprète pas les textes clairs ; on n'interprète que les textes douteux, obscurs, ambigus. Vous vous tirez d'affaire au moyen d'un raisonnement très subtil, mais très peu solide. Ce n'est pas la publication, dites-vous, c'est le trouble moral, résultant de cette publication, que votre texte punit. Permettez, tel n'est point le texte de l'article 295. Le texte de l'article 295 ne parle pas même de trouble ; il parle de censure. Or, la censure n'a pas pour conséquence nécessaire un trouble ; la censure peut être une chose bonne en elle-même ; elle peut être un acte de bon citoyen, elle peut être un acte patriotique.

Reprenons un instant le texte de l'article 16.

Est-ce que ce texte distingue entre les supérieurs ecclésiastiques étrangers et les évêques, et ceux-ci ne sont-ils pas les supérieurs hiérarchiques des curés ?

Evidemment l'article 16 ne permet pas de défendre au curé de lire en chaire l'instruction pastorale de son chef diocésain. Il me semble qu'il est impossible d'avoir un texte plus clair, plus précis.

Quant à l'expression « publier », il n'y a non plus aucune restriction. « Publier les actes de leurs supérieurs » : qu'est-ce à dire ? Publier par toutes sortes de voies, par tous les modes possibles, publier notamment par la voie usitée, pro subjecta materia : la voie usitée quelle est-elle ? La proclamation en chaire, la lecture au prône. Au surplus la finale de l'article explique la volonté du législateur constituant. Le mot « publication » n'est pas une chose inutile dans le texte, n'est pas une simple redondance ; s'il ne signifie pas « publication par voie de proclamation et de lecture », il ne signifie plus rien.

Je le demande, si l'on voulait formuler une disposition dans laquelle on a pour but de sanctionner le principe que les ministres du culte ne pourront être poursuivis pour avoir lu en chaire une instruction pastorale, pourrait-on la rédiger autrement ?

A-t-on bien songé à toutes les conséquences qu'entraîne le principe de l'article 295 ? Supposez la lecture en chaire d'une instruction pastorale contenant la critique d'une loi qui, d'après l'évêque, est contraire au dogme ; supposez en même temps que cette critique soit bienveillante, fondée, s'il arrivait que cette instruction pastorale fût publiée au prône le même jour, comme cela se fait ordinairement, dans toutes les églises d'un diocèse, par tous les curés et vicaires ; les feriez-vous emprisonner tous ? (Interruption.) Messieurs, c'est dans l'ordre des choses possibles, mais je pense qu'on ne l'oserait pas, car ce serait fournir au clergé une arme terrible contre le gouvernement : le clergé se poserait en victime d'une persécution.

Non, vous n'oseriez exécuter la loi dans une hypothèse pareille, et qu'est-ce qu'une loi que vous ne pouvez exécuter toujours ? C'est une loi mauvaise parce qu'elle constate l'impuissance du pouvoir.

On dit qu'il y aurait inconséquence à ne pas punir la lecture d'une instruction pastorale alors qu'on punirait le discours prononcé devant l'assemblée des fidèles et cela parce que dans le premier cas le délit est (page 524) beaucoup plus grave. Messieurs, l'inconséquence ne vient pas de nous, qui ne voulons punir ni les critiques contenues dans un discours ni celles contenues dans un écrit lu en chaire ; elle vient de ceux qui ne punissent point la censure, la critique, alors qu'elle est partie d'en haut, qu'elle a été propagée par la voie de la presse, alors qu'elle reçoit une publicité considérable, par ordre d'un évêque, et qui la punissent, au contraire, en frappant l'humble vicaire d'un village qui dans une modeste chapelle, devant un petit nombre d'auditeurs, dans un hameau retiré, se sera permis une critique, une censure dont l'écho n'aura peut-être pas franchi le seuil du temple.

Mais, dit-on, le prêtre est revêtu d'un caractère spécial, la critique qui tombe du haut de la chaire est plus dangereuse que celle qui est l'œuvre d'un particulier ; le prêtre se trouve devant un auditoire qui le respecte, le prêtre parle au nom du ciel.

Messieurs, on raisonne toujours comme si le prêtre pouvait tout dire en chaire ; comme s'il pouvait se livrer à la calomnie, à l'injure, à l'outrage, aux attaques contre la force obligatoire des lois, comme si tout cela n'était pas puni par la loi commune et comme si le prêtre n'avait pas un compte plus sévère à rendre à la justice à raison de son caractère même, en ce sens que ce caractère peut devenir une circonstance aggravante et provoquer l'application du maximum de la peine.

Vous dites que nous invoquons à tort l'égalité de tous les citoyens, que la loi ne peut mettre à la disposition d'une certaine catégorie d'individus une tribune politique dans chaque village.

D'abord, messieurs, je ferai remarquer qu'il y a des prêtres qui ne reçoivent aucun subside de l'Etat et ce sont tout juste les ordres prêcheurs par excellence ; mais remarquez qu'en dépit de votre loi, le prêtre, s'il le veut, fera de la politique en chaire. Votre loi ne l'en empêchera pas.

On peut faire de la politique et de la propagande tout en évitant de censurer les lois et les actes de l'autorité ; sous ce rapport, votre loi sera impuissante.

Le prêtre, dit-on encore, doit être assimilé au fonctionnaire, il n'est pas simple citoyen. D'abord, ouest oblige de convenir que le prêtre n'est pas fonctionnaire. Ensuite il est à remarquer que l'on ne punit pas le fonctionnaire ; vous avez contre lui l'avertissement, la réprimande, la suspension, la destitution, mais vous n'avez pas contre lui la flétrissure d'un jugement. Vous tolérez même la critique de sa part, lorsqu'elle est bienveillante, vous en faites une question de convenance.

Au surplus, le fonctionnaire tient son influence du gouvernement et l'on comprend dès lors que le gouvernement a le droit de ne pas permettre au fonctionnaire de s'en servir pour le combattre ; cela est logique. Le prêtre, lui, tient son influence de l'autorité spirituelle, de son caractère de prêtre.

Enfin la Constitution admet des délits spéciaux contre les fonctionnaires ; cela résulte de l'article 139 relatif à la responsabilité des agents du pouvoir ; la Constitution prescrit, ordonne l'adoption d'un Code pénal militaire spécial, permet de créer des délits spéciaux pour les militaires ; elle n'admet pas des délits spéciaux pour les ministres du culte.

Le prêtre, dit-on, est protégé par l'Etat ; les membres du clergé reçoivent un traitement ; des subsides sont affectés au service du culte.

De plus, l'Etat fait la police de l'église ; par conséquent, à titre de réciprocité, il est juste qu'on puisse lui prescrire certaines bornes.

Je ne puis, pour ma part, admettre ce système de compensation et de solidarité.

D'abord, quant aux traitements, on l'a dit : le traitement est une indemnité, c'est en quelque sorte le payement d'une dette ; eu tout cas, c'est une espèce de récompense donnée, non pas dans l'intérêt du prêtre, mais dans l'intérêt du culte, ou plutôt dans l'intérêt de l'Etat, qui, comme l'a dit l'honorable M. Pirmez, considère le culte comme une chose bonne en elle-même, comme un élément de civilisation.

Quant aux mesures de police, elles sont, M. le ministre de la justice l'a dit lui-même, la sanction d'une liberté constitutionnelle, sanction nécessaire, inévitable, introduite en faveur de tous les cultes, en faveur du culte israélite, en faveur du culte protestant, comme en faveur du culte catholique. Pouvez-vous en retour exiger du ministre du culte le sacrifice de ses droits ? Non ; l'honorable M. Pirmez l'a avoué lui-même, ce serait trafiquer de la liberté, ce serait une immoralité.

Comment, nous demande-t-on, justifier la police que vous exercez dans les temples, si vous n'admettez pas des dispositions qui ôtent à tout le monde le droit de troubler l'exercice du culte ?

Mais je l'ai déjà fait observer, vous donnez à tous le droit de faire poursuivre le ministre du culte, du chef des différents délits qu'il peut commettre dans l'exercice de ses fonctions, du chef d'outrages, d'injures, du chef d'attaques contre la force obligatoire des lois, etc. Cela ne doit-il point suffire.

Je conviens qu'il y a ici une difficulté réelle, mais est-elle aussi grave qu'on le prétend ? Il faut bien se pénétrer de la nature du prétendu délit que l'on veut faire poursuivre.

Si un ministre du culte se renferme dans une simple censure ou dans une simple critique, si cette censure ne dégénère ni en outrage, ni en injure, ni en calomnie, quelle nécessité y a-t-il qu'il y soit fait une réponse immédiate ?

N'y a-t-il pas d'autres cas où une réponse immédiate est difficile, n'est pas possible ? Ainsi, on peut concevoir un meeting où tout le monde n'est pas admis, qui se constitue en quelque sorte en permanence, qui s'attaque systématiquement aux actes des représentants du pouvoir dans la localité.

Les convenances ne permettront pas toujours à ceux-ci de se rendre dans ces réunions, pour combattre leurs adversaires, pour combattre ceux qui critiquent les actes de leur administration ; ici la position est la même.

Point de réponse immédiate possible. C'est un mal, si l'on veut ; mais c'est un mal inévitable, mais un mal qui pourra être réparé.

L'honorable M. Jouret, pour établir combien il est dangereux de permettre la censure ou la critique des lois par les ministres du culte dans l'exercice de leurs fonctions, a fait indirectement le procès à la presse.

Il vous a lu le passage d'un écrit qui a fait sensation dans ces derniers temps. L'auteur de cet écrit, un éminent publiciste, se plaint, dans le passage cité, des excès et de la violence de certaine presse ; il stigmatise ces violences et ces excès, avec cette éloquence et cette vigueur de langage qu'on lui connaît.

Mais l'honorable M. Jouret voudrait-il nous dire si l'auteur qu'il invoque réclame, à raison de ce qu'il considère comme un dévergondage du journalisme, des restrictions à la liberté de la presse ? Au contraire, son œuvre tout entière n’est-elle pas une apologie de la liberté de la presse et de la liberté de la tribune ?

L'honorable M. Jouret, aurait, ce me semble, pu citer plus utilement dans l'occurrence d'autres passages de l'écrit qu'il invoque.

J'en lirai un qui s'applique mieux aux questions qui nous occupent en ce moment.

« En Angleterre et dans tout son vaste empire colonial, chacun, dans l'ordre politique, dit ce qu'il pense et fait ce qui lui plaît, sans la permission de qui que ce soit, et sans encourir d'autre répression que celle de l'opinion et de la conscience publique, lorsqu'on l'a trop audacieusement bravée. Sous l'impulsion du moment, dans un accès de dépit, d'humeur ou de vanité, l'Anglais, un Anglais quelconque, un homme isolé, sans mission, sans autorité, sans influence, sans responsabilité envers qui que ce soit, mais rarement sans écho, dit ou écrit au public ce qui lui passe par la tête. Quelquefois c'est l'accent triomphant de la justice et de la vérité, universellement compris, subitement accepté et partout répété par les mille échos d'une publicité illimitée ; et c'est pour ne pas étouffer cette chance, qui peut être l'unique chance du droit et de l'intérêt national, que les Anglais sont unanimes à se résigner aux graves inconvénients de cette liberté de la parole. Mas quelquefois aussi c'est une exagération ridicule ou fâcheuse, une insulte gratuite à l'étranger, ou, tout au contraire, un appel direct à son intervention dans les affaires du pays. Plus souvent encore, c'est une plaisanterie, une boutade, une fanfaronnade puérile, une banalité, une platitude : elle est dès le lendemain contredite, réfutée, bafouée et jetée dans l'oubli. »

Dans ce passage l'écrivain fait allusion, entre autres, à des discours prononcés par des ministres du culte devant des assemblées nombreuses.

Je termine en répétant que je ne puis, pour ma part, admettre les dispositions de l'article 295 et suivants.

Je ne le puis, parce qu'il m'est impossible de les concilier, telles qu'elles sont conçues, avec le texte et l'esprit de la Constitution.

M. le président. - La parole est à M. Van Renynghe.

M. B. Dumortier. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.

Messieurs, le règlement porte que dans la discussion générale, on entend alternativement un orateur pour et un orateur contre.

M. le président. - Il fallait faire votre observation plus tôt, et pour y faire droit il faudrait que je connusse les opinions des orateurs qui se sont fait inscrire. Ils n'ont pas annoncé s'ils voulaient parler pour, sur ou contre les dispositions en discussion.

M. B. Dumortier. - On peut toujours réclamer l'exécution du règlement.

- Après avoir interpellé les orateurs inscrits, M. le président donne la parole à M. de Luesemans, premier orateur inscrit pour les dispositions en discussion.

M. de Luesemans. - En voyant sept ou huit orateurs inscrits avant moi, je n'ai pas pensé que mon tour de parole pût venir aujourd'hui ; je ne m'étais pas préparé. Si on tient à ce que le règlement soit exécuté, il faut remettre la discussion à demain ; si on ne le fait pas, je renoncerai pour le moment à la parole.

M. J. Jouret. - Il me semble que ce n'est pas ici le cas d’exécuter le règlement comme le propose M. B. Dumortier. Il y a maintenant un grand nombre d'orateurs inscrits contre, qui ne se sont fait inscrire que longtemps après que la discussion était commencée ; ils ont laissé épuiser la liste des orateurs inscrits pour, avant de prendre part au débat, et maintenant ils exigent qu'on entende alternativement un orateur pour et un orateur contre. C'est impossible, selon moi.

Il est évident, messieurs, que ce n'est pas là le sens de l'article du règlement que l'honorable M. Dumortier invoque. Il ne peut pas être permis aux adversaires d'un projet du gouvernement de concerter ainsi leurs moyens d'attaque, de se tenir à l'écart pendant que les orateurs qui approuvent le projet viennent le défendre, et d -ne se présenter en masse que lorsque ceux-ci ont presque tous été entendus.

Demander qu'on entende alors alternativement un orateur pour et un orateur contre, ce serait se réserver le moyen de produire à la fin d'une discussion une foule d'orateurs contre le projet, dont les discours (page 525) resteraient sans réponse. Ce ne serait pas juste, et ce ne peut être ce que veut le règlement.

M Cb. Lebeau, qui s'est fait inscrire aujourd'hui de nouveau, n'est pas préparé, je crois.

Je viens de me faire inscrire également ; mais je désire ne reprendre la parole que quand plusieurs orateurs contre auront encore été entendus.

Je propose en conséquence à épuiser la liste des orateurs inscrits. Si plusieurs orateurs contre doivent successivement prendre la parole, ils feront ce que nous avons fait au début de la discussion où on a entendu successivement plusieurs orateurs favorables soit au projet primitif, soit aux amendements.

M. le président. - Je vais consulter la Chambre.

M. B. Dumortier. - Je ne pense pas qu'il soit possible de mettre aux voix le règlement : c'est ce que propose l'honorable membre.

L'article 18 du règlement porte ; « La parole est accordée suivant l'ordre des demandes ou des inscriptions.

« Il n'est dérogé à cet ordre que pour accorder la parole alternativement pour, sur et contre les propositions en discussion.»

Ainsi, voilà le règlement, il est positif. Une proposition est en discussion, il faut qu'on entende alternativement un orateur pour, sur et contre. Si l'honorable M. Jouret était plus ancien dans cette enceinte, il connaîtrait le règlement.

M. Muller. - C'est au milieu d'une discussion qu'on vient faire un appel au règlement. On ne l'a pas observé jusqu'ici ; l'honorable M. Tack a parlé contre les propositions du gouvernement, comme M. De Fré ; on n'a fait aucune objection. Je n'entends pas le moins du monde soutenir ce que la Chambre puisse se soustraire à l'exécution du règlement, mais je propose à mes amis pour le moment de ne pas se faire inscrire ou de se faire rayer.

M. J. Jouret. - J'avais demandé la parole pour faire la même proposition que M. Muller Si l'on exige que je parle maintenant, je me fais rayer.

M. le président. - Les orateurs inscrits pour s'étant fait rayer, il n'y a plus que des orateurs inscrits contre.

La parole est à M. Van Renynghe.

M. B. Dumortier. - Le projet a bien peu d'appui.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban), M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) et M. le ministre de la justice (M. Tesch). - Nous verrons ! nous verrons !

M. Van Renynghe. - Messieurs, après les graves discussions où tous les arguments pour et contre les articles en question ont été développés avec un talent remarquable, je me bornerai à motiver le vote négatif que je me propose d'émettre sur ces articles.

Je dirai, d'abord, que je ne comprends pas comment, par de nouvelles dispositions législatives, on veuille affaiblir les libertés consacrées par notre Constitution, libertés qui font notre force et qui sont nos plus fermes garanties.

Je tiens en outre à faire connaître à la Chambre que par mon vote je ne veux pas coopérer à consacrer une inégalité entre les citoyens belges qui de par la Constitution sont égaux devant la loi.

Le Congrès national n'a voulu ni protection ni répression spéciales.

Il n'a voulu que la loi commune, et je suis de son avis.

Notre Constitution a si bien coordonné nos libertés entre elles, qu'on ne peut porter atteinte à aucune d'elles, sans s'exposer à blesser toutes les autres.

Messieurs, si vous adoptez les articles dont il s'agit, pour être conséquents et logiques, vous serez obligés de restreindre surtout la liberté de la presse, et cependant, avec cette liberté, telle qu'elle existe actuellement dans le pays, avez-vous besoin de mesures exceptionnelles à l'égard du prêtre dans la chaire ? Est-ce que la presse ne suffit pas pour le contraindre à ne pas sortir des bornes de la modération ?

Si vous n'accordez pas au clergé la même liberté que celle que vous accordez à la presse, est-ce que celle-ci ne devra pas subir des modifications pour rétablir l'équilibre qui doit exister entre toutes nos libertés ?

A présent nos libertés ne se contrôlent-elles pas elles-mêmes ? Ne se servent-elles pas de garanties mutuelles ? Si vous entravez l'une eu donnant plus de pouvoir à l'autre, est-ce que vous ne brisez pas ces garanties, ce contrôle ? Mais il y a plus, vous établissez des privilèges, condamnés par la Constitution. Vous brisez tout par des lois réactionnaires, en un mot vous nous faites reculer aux temps néfastes d'avant 1830.

Il me semble qu'il eût été plus prudent de ne toucher aux lois qui nous régissent depuis si longtemps, que dans les dispositions qui pourraient offrir trop de rigueur et qui par suite du progrès du temps ne sont plus applicables à notre régime. Il me paraît encore qu'on a toujours eu la main malheureuse quand on a voulu avoir l'honneur de faire de nouveaux Codes. Modifier ce qui était suranné, voilà, à mon point de vue, à quoi on aurait dû se borner.

En résumé, si l'on ne s'arrête pas dans cette voie, que deviendront nos libertés, consacrées par notre pacte fondamental ? N'y a-t-on déjà porté que trop atteinte ? Où est l'union qui a présidé à cette œuvre immortelle ? Qu'est devenue l'antique devise de la nation, l'union fait la force ? Ah ! messieurs, au lieu d'ébrécher nos libertés, raffermissons-les ; au lieu de nous diviser pour les renverser, unissons-nous pour les maintenir et alors, au lieu de jeter un brandon de discorde dans les familles et par conséquent dans l'Etat, nous raffermirons notre nationalité.

M. Landeloos. - Le règlement étant une loi de garantie en faveur des minorités, je me suis toujours fait un devoir de m'y soumettre, lorsqu'on faisait un rappel à ses dispositions. La majorité ayant trouvé un moyen de l'éluder d'une manière indirecte, je ne veux ni ne puis m'associer à une telle manœuvre. Je déclare donc m'abstenir de prendre actuellement la parole.

M. Malou. - Je ne puis partager l'opinion de mon honorable ami. Il est regrettable, sans doute, que personne ne parle pour la loi : si quelqu'un se présentait, je lui céderais la parole à l'instant ; mais si personne ne veut parler pour, je parlerai contre.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) et M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Nous aimons à vous entendre.

M. Malou. - Je désire que vous ne disiez plus la même chose quand j'aurai fini.

J'ai longtemps hésité devant le problème de législation pénale que nous discutons. Ces hésitations provenaient de ce que notre pays est essentiellement religieux ; elles provenaient de ce que nous vivons dans un pays de liberté et de tolérance, et non dans un pays d'athéisme constitutionnel ou légal.

Je me disais donc : Si la Constitution et la loi sont essentiellement religieuses ; si elles reconnaissent des droits, elles imposent aussi des devoirs ; ces devoirs, ne doivent-ils pas avoir une sanction pénale particulière ? Je me disais encore que peut-être un jour, après avoir reconnu le prêtre dans le Code pénal pour le punir s'il dit des choses qui déplaisent, vous seriez amenés, par la logique irrésistible des faits, à le reconnaître aussi dans la plénitude de sa mission sociale, pour l'enseignement et pour la charité, alors qu'il ne demande qu’à instruire, à moraliser et à se dévouer.

J'espérais qu'en présence d'une législation exceptionnelle contre lui, nous verrions cesser au moins tant d'indignes attaques dont il a été l'objet, alors qu'il n'était pas en position de se défendre à armes égales.

Et pourquoi, messieurs, ces hésitations ont-elles cessé ? Je le dirai franchement à la Chambre ; c'est parce que, en cherchant la formule et la définition de ce délit spécial, je ne l'ai pas trouvée. Je n'ai trouvé d'autre formule que celle qui détruisait la liberté en haine de l'abus ; et jamais, j'espère, dans ce pays, ne seront adoptées des lois qui auront pour effet de détruire la liberté vraie, pratique, de crainte de quelque abus.

Si cette impossibilité de trouver une formule qui laisse subsister intact le droit venait à disparaître, aujourd'hui encore j'accepterais la qualification d'un délit spécial ; mais aussi longtemps que cette formule n'est pas trouvée, je réclamerai l'application du droit commun.

On nous a beaucoup parlé déjà du principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Chacun est d'accord que c'est là le système de notre Constitution. Mais l'accord cesse quand nous recherchons les applications pratiques.

Les conséquences pratiques de cette séparation, quelles sont-elles ? L'indépendance des deux pouvoirs dans l'ordre de leur mission ; l'égalité de ces pouvoirs et la réciprocité, qui n'est qu'une des formules de l'égalité.

Il semble qu'en disant : Chacun chez soi, chacun son droit, tout soit dit ; malheureusement, il ne peut pas en être ainsi ; le domaine des deux pouvoirs, des deux puissances, comme on disait autrefois, n'est pas délimité ; il y a, dans l'ordre des intérêts sociaux, une foule de questions mixtes, en d'autres termes, je disais volontiers qu'à l'égard du territoire de ces deux puissances il n'y a eu ni cadastre ni bornes frontières.

La plupart des questions touchent à la fois à tous les intérêts, aux intérêts politiques, civils et religieux. Cette connexité est la raison comme elle est l'élément des luttes qui ont lieu parfois entre les deux pouvoirs.

Lorsque sous le roi Guillaume eurent lieu des luttes entre le clergé et le gouvernement, la cause en était, alors comme aujourd'hui, cette connexité intime qui existe entre la vie morale des peuples et leur vie matérielle.

Réfléchissons-y bien, on ne peut pas plus, dans la vie morale des peuples que dans leur vie matérielle, séparer l'âme du corps.

L'évêque de Gand, dans son mandement de 1815, critiquant certaines dispositions soumises aux notables, constatait cette vérité.

« S'il ne s'agissait, dit-il, que d'intérêts purement politiques, quoiqu'ils aient toujours un rapport plus ou moins éloigné avec les intérêts de la religion, nous ne serions pas aussi empressés de vous faire entendre notre voix pour éclairer votre conscience et vous donner de salutaires avis sur la marche que vous avez à suivre. »

La connexité établie, nous arrivons à nous demander où cesse le droit de chacun dans l'ordre social tel qu'il est aujourd'hui. Quelques exemples seront utiles pour faire saisir la difficulté.

Monseigneur de Broglie, comme conclusion du mandement déjà cité, disait :

« Nous protestons solennellement contre l'adoption et l'insertion dans la nouvelle constitution du royaume des articles susdits comme de tous autres qui pourraient être directement ou indirectement opposés à la (page 526) religion catholique, et nous défendons à tous les notables choisis dans notre diocèse, d'y adhérer en aucune manière et sous aucun prétexte quelconque.

Voilà, messieurs, une censure, une attaque, comme on voudra l'appeler, dirigée contre des actes de l'autorité publique.

Eh bien, quel a été le sentiment de toute la Belgique, lorsque ce procès a eu lieu, lorsque le jugement prononcé contre l'évêque de Gand a été affiché entre deux voleurs ? Ça a été un sentiment d'indignation, de froissement général de toutes les consciences des catholiques belges, parce que l'évêque, parlant au nom des intérêts religieux, était dans son droit.

Supposons que l'opinion qui ne veut plus admettre le clergé dans l'instruction primaire vienne à prévaloir ; supposons qu'un ecclésiastique, un évêque, un curé, dise à ses paroissiens que désormais ils ne peuvent plus envoyer leurs enfants à l'école communale, parce que l'enseignement religieux n'y est plus ce qu'il doit être, d'après la foi des parents : Attaque contre la loi !

Et cependant, messieurs, si tous ces faits sont des attaques contre la loi, que devient l'autorité morale, que devient le droit, que devient la liberté de chacun dans l'ordre des intérêts qui lui sont confiés ? Je vais plus loin ; je prends un fait entre mille qui se passent aujourd'hui : je suppose que le curé d'Ensival, montant en chaire, dise à ses paroissiens : Un homme bienfaisant a érigé dans cette commune un magnifique hospice que vous pouvez tous voir ; il est achevé ; les malheureux peuvent y être recueillis ; mais le gouvernement attache à cette libéralité certaines conditions que cet homme bienfaisant n'accepte pas, Et voilà pourquoi vos pauvres sont sans asile, voilà pourquoi vos enfants vagabondent au lieu d'être instruits. Attaque, critique ou censure d'un acte de l'autorité publique !

Eh ! messieurs, si je voulais multiplier les hypothèses, je démontrerais que ce n'est pas la séparation de l'Etat et de l'Eglise, mais la conquête tout entière du domaine de la morale et de la religion qui se glisse sournoisement dans cet article emprunté à des abus d'un autre âge,

M. de Naeyer. - Très bien !

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - La loi existe depuis quarante-huit ans.

M. Rodenbach. - Oui, sur le papier.

M. Orts. - Toutes les lois sont sur le papier ; ce qui n'empêche pas qu'on les applique très bien ; le curé de Boitsfort doit en savoir quelque chose.

M. Malou. - J'accepte l'interruption . je crois que le curé de Boitsforl n'a pas été condamné en vertu de ces dispositions du Code pénal.

M. Orts. - Le curé de Boitsfort a été condamné en 1845 par application de l'article 201 du Code pénal de 1810, que la cour de Bruxelles a déclaré très constitutionnel.

M. Malou. - Le curé de Boitsfort, si j'ai bon souvenir, a été condamné en vertu du droit commun.

M. Orts. - Pardon ; il a été condamné par application de l'article 201 dont les termes sont exactement ceux de l'article 295 du Code pénal en discussion. Demandez-le à M. d'Anethan, qui était en 1845 ministre de la justice.

M. Malou. - Soit, je n'affirme pas. Il y a quelqu'un qui pourrait le dire mieux que moi.

M. Orts. - Celui qui pourrait vous le dire, c'est M. d'Anethan qui était ministre de la justice à cette époque.

M. Malou. - En réalité, messieurs, lorsqu'on cherche, d'après les faits, où commence et où finit le droit, et où commence le délit, on aboutit incontestablement, pour les deux pouvoirs, à une question de compétence. Ainsi il faut admettre que pour tout ce qui appartient au domaine religieux soit comme dogme soit comme morale, soit comme direction pratique, le ministre du culte est maître souverain et qu'en usant de ce droit, il n'enourt aucune responsabilité, il ne commet aucun délit.

Que dirait-on si je venais proposer une disposition ainsi conçue : « Tout fonctionnaire, agent ou dépositaire de l'autorité publique qui aura publiquement critiqué ou censuré un ministre du culte, sera puni de telle peine ? » Mais, messieurs, si vous voulez l'égalité, la réciprocité, pour maintenir l'indépendance dos deux pouvoirs, il faut bien que ceux qui veulent en remontrer à leur curé pour des matières qui sont du domaine spirituel, commettent aussi un délit et soient punis au même titre qu'un curé qui parlera politique en chaire.

Si cette disposition était admise, il y aurait incontestablement une grande émotion. Il ne faut donc pas s'étonner que la disposition qui est proposée aujourd'hui ait excité des craintes, des appréhensions très vives chez tous les catholiques, chez tous les ministres des cultes de la Belgique.

Ces appréhensions, a-t-on fait quelque chose de sérieux pour les apaiser ? A-t-on cherché à faire droit aux réclamations qui se sont produites ? Le contraire a eu lieu. Nous progressons à reculons depuis le commencement de cette discussion.

Ainsi, dans la première période, le projet de Code pénal renfermait une définition nouvelle. Il ne s'agissait plus de critique et de censure, il s'agissait d'attaques dirigées contre le gouvernement, les fonctionnaires, etc.

Le mot « attaques », disait-on, a un sens légal parfaitement défini : il faut qu'il y ait abus, que l'on soit en dehors de son droit, qu'il y ait intention méchante. Tout cela est disparu depuis que le débat est ouvert de nouveau. On a repris les mots « critique ou censure », qui se trouvent dans le Code pénal de 1810.

M. le ministre de l'intérieur nous disait tout à l'heure : Mais ils y sont depuis cinquante ans. Messieurs, ce n'est pas une raison pour qu'ils y restent.

Il s'agit de savoir si le régime sous lequel nous vivons aujourd'hui est tel, que cette disposition soit encore compatible avec les institutions que la Belgique s'est données en 1830. Elle a été admise eu 1810 ; cela ne prouve rien du tout en 189.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous avez dit qu'on cherchait à la glisser dans la loi. J'ai fait remarquer qu'on ne l'y glissait pas, qu'elle y était.

M. Malou. - On cherche à la glisser dans le Code nouveau. Nous discutons des choses, je crois, et non des mots.

Messieurs, les lois pénales qui ne sont pas précises, qui ne sont pas bien définies, toutes les lois, même les plus précises, donnent lieu, suivant les circonstances, à des applications qui paraissent ensuite très singulières. Nous ne pouvons pas nous le dissimuler, dans notre pays, sous le régime de nos institutions, plus que partout ailleurs, l'application des lois est en quelque sorte en harmonie avec les idées, et souvent aussi avec les passions du moment. La conséquence que je tire de ce fait, c'est que les lois pénales doivent être tellement précises, tellement nettes, que sous l'empire d'opinions qui varient, de passions qui se soulèvent, leur application ne puisse pas dégénérer en tracasserie, en système de persécution. Je ne citerai à ce sujet qu'un seul fait.

Les articles du Code pénal existaient sous l'empire de la loi fondamentale.

Je tiens ici en mains un sermon prononcé à Saint-Nicolas, en 1827, par M. l'abbé Bernard Desmet, supérieur du séminaire de Sainte-Barbe, à Gand, et j'y trouve jointes les observations présentées en cause de M. l'abbé Bernard Desmet, prévenu de contravention à l'article 201 du Code pénal. Je voudrais, pour vous montrer ce que deviennent en certaines circonstances les lois pénales qui sont élastiques, pouvoir vous lire le sermon tout entier et les observations de l'avocat qui a défendu M. l'abbé Desmet. Je dois le résumer, je mets les pièces à la disposition des membres de la Chambre.

Voici ce résumé : « L'éducation doit être chrétienne, l'atmosphère de l'école doit être religieuse et j'attaque du haut de la chaire un livre publié à Groningue qui dit que l'enseignement doit être athée, doit être irréligieux. » Voilà tout le sermon, et M. l'abbé Desmet a été poursuivi pour ce sermon, parce qu'on a voulu voir dans ce sermon une allusion indirecte au système d'enseignement organisé par le gouvernement On y a vu une critique, une censure latente en quelque sorte de cet enseignement.

Faut-il rappeler, messieurs, des faits qui sont beaucoup plus près de nous, des faits qui se sont passés dans un pays voisin ? Il sera défendu un jour d'exprimer un regret, une espérance, de faire une comparaison ; un autre jour il sera défendu de proclamer un principe, parce que ceux qui sont chargés du pouvoir verront dans ce rappel au principe un blâme de ce qu'ils font. La loi qui touche à la politique devient ainsi en réalité une loi des suspects.

Je mets également à la disposition de la Chambre le mémoire publié pour la défense de M. l'abbé Desmet.

M. B. Dumortier. - Lisez le jugement.

M. Malou. - Je n'ai pas retrouvé le jugement.

M. B. Dumortier. - Je l'ai.

M. Malou. - Je ne sais donc pas encore si l'abbé Desmet a été acquitté.

M. B. Dumortier. - Il a été condamné.

M. Malou. - Il a été condamné. Et remarquez-le bien, ce n'est pas le tout de dire : Ceux qui seront injustement poursuivis dans des circonstances données seront acquittés ; le mal n'est pas grand. Je veux, messieurs, pour le bien-être de notre pays, pour l'honneur de la liberté et son maintien vrai, que personne ne puisse être injustement poursuivi, car des poursuites en vertu d'une loi vague et élastique, sont une grave atteinte à la liberté, atteinte quela législature ne doit pas permettre. C'est une manière indirecte de détruire la liberté.

Voici, messieurs, comment se termine le mémoire. Après avoir établi que le sermon incriminé se résume dans les termes que je viens de rappeler, tout à l'heure, il s'exprime ainsi :

« Croirait-on possible qu'il soit réputé à crime à un prêtre catholique d'avoir enseigné la religion et d'avoir montré les dangers que renferment pour la jeunesse certains livres qui sont dirigés à la ruine du christianisme ? Non, il ne sera pas dit que les honnêtes gens, victimes pendant près de 20 ans de la révolution, souffrent encore sous le gouvernement légitime de la dynastie d'Orange, établie par les hautes puissances alliées, qui ont terrassé l'hydre révolutionnaire, il ne sera pas dit que la contre-révolution n'ait abouti en Belgique qu'à doubler leurs fers et donner plus de morgue à leurs persécuteurs. »

(page 527) Je reprends à mon tour :

Il1 ne sera pas dit que la révolution de 1830 n'ait abouti, en ce qui concerne les droits de la liberté, qu'à remettre dans le nouveau Code pénal les articles du Code pénal de 1810.

Je crois, messieurs, je n'ose pas l'affirmer, j'ai le bonheur d'être trop jeune pour avoir des souvenirs personnels relatifs à cette époque, que le défenseur de l'abbé Desmet était un honorable avocat qui se nommait, je pense, M. Verhaegen, qui, dans ce temps, a défendu plusieurs fois le clergé contre les vexations du gouvernement.

M. le président. - Vous êtes dans l'erreur.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il le ferait encore.

M. Malou. - Messieurs, on a dit : la loi punit pour prévenir. L'honorable M. Pirmez, dans le remarquable discours qu'il a prononcé, nous disait : l'effet de la loi est d'autant meilleur, qu'il y aura moins lieu de l'appliquer.

Prévenir ! Mais avant de prévenir, ou pour prévenir, il faut donner des définitions ; que l'on sache ce qui est permis et ce qui ne l'est pas.

Vous ne préviendrez rien, en ne définissant rien. Quand on aura fait des lois (j'ai déjà eu occasion une autre fois de toucher cette question) qui seront contraire à la conscience des catholiques, à la conscience du clergé catholique, à ses droits, il encourra la peine que vous aurez établie. Vous ne préviendrez rien.

La seule chose à faire, c'est de respecter les droits, la conscience des citoyens, c'est de ne pas la violenter, de ne pas la blesser.

L'article est excessivement vague, il permet toutes les poursuites que l’on voudra. Eh bien, si je devais m'en rapporter aux commentaires qui en ont été donnés, cet article n'est pas encore suffisamment large, il ne prévoit pas le principal fait contre lequel on se révolte, le fait de parler politique en chaire.

Je suppose qu'un ministre du culte s'oublie au point de recommander à ses paroissiens des candidats ; qu'il leur parle de la situation, qu'il leur dise : Un tel est un brave homme, votez pour lui, si vous ne le faites pas vous encourrez une telle peine, vous risquez votre part de paradis, etc. Eh bien, est-ce que l'article s'applique à un pareil fait ? Pas le moins du monde.

Votre article n'empêche pas ce que vous voulez empêcher. Il est très vague, il est très mauvais, mais si je devais en croire vos commentaires et s'il devait être appliqué d'après ces commentaires, il serait cent fois pire encore. Heureusement, en matière pénale on s'en tient au texte et vous n'atteignez pas le but que nous voulons tous atteindre ; qu'on ne transforme pas la chaire en tribune politique. C'est trop ou trop peu, c'est poursuivre l'impossible par la loi.

Messieurs, notre régime actuel est un régime de libre discussion, un régime de critique, je dirais volontiers que sous l'empire de la Constitution de 1830, le monde moral comme le monde politique est livré à nos disputes.

Mais il y a dans notre législation, en ce qui concerne ceux qui font partie de l'autorité laïque, les fonctionnaires, il y a une disposition sur laquelle l'attention de la Chambre n'a pas encore été attirée.

Le décret de 1831 sur la presse a fait deux catégories de citoyens, les fonctionnaires et ceux qui ne le sont pas, et il a dit : Vous avez un droit de critiquer illimité en quelque sorte à l'égard des fonctionnaires ; vous n'avez pas le même droit à l'égard des particuliers. Et ici, messieurs, prenant à rebours le décret de 1831 on dit : Les fonctionnaires depuis le garde champêtre jusqu'au ministre, tout ce qui tient à une autorité civile quelconque, doivent être excessivement protégés, spécialement protégés contre les critiques qu'on pourrait faire de leurs actes.

Je me rappelle involontairement un fait. Il y a douze ans, dans cette Chambre, on discutait une loi sur les offenses adressées au Roi par la presse, par des caricatures.

Je faisais remarquer à la Chambre, à cette époque que ces attaques présentaient un caractère de lâcheté tout particulier, en ce qu'elles s'adressaient à la seule personne qui ne pouvait pas en Belgique demander par elle-même raison d'une offense. Que me répondit-on ? L'honorable M. Rogier m'accusait de faire un réquisitoire contre la liberté de la presse.

Maintenant il s'agit de savoir si l'on donnera une protection spéciale non pas contre une offense qui revêt le caractère d'un délit, et qui serait alors prévue par le droit commun, mais contre toute espèce de censure, de critique, d'insinuation, de blâme, de mot déplaisant quelconque qui sera prononcé contre qui que ce soit qui appartienne à la hiérarchie laïque de la société civile.

Si je voulais reprendre ce thème, je dirais que c'est une loi contre la liberté des cultes que vous faites ; que c'est un réquisitoire contre la liberté que vous faites.

Messieurs, quand on analyse cette loi, à quoi aboutit-elle ? Elle aboutit a une espèce d'inviolabilité de discussion, à mettre en dehors de toute espèce de débat certaines personnes en Belgique. Or, je ne sache pas que dans la Constitution, il y ait d'autre irresponsabilité que celle du Roi, et elle n'existe que pour une raison : c'est parce que les ministres sont responsables.

Mais le droit de critiquer les ministres et les actes de l'autorité, bien entendu sans qu'il y ait délit, est un droit qui s'exerce en Belgique depuis des siècles. Il ne faut pas croire qu'il ait été créé par la Constitution pour la première fois. Il a été souvent exercé sous toutes les formes d'après les divers régimes, car je ne saurais trop le redire, la liberté est ancienne en Belgique. La dernière formule est peut-être la meilleure. Mais n'oublions pas que nos ancêtres ont aussi usé d'une certaine liberté et nous, sachons conserver ce que nous avons écrit dans la Constitution.

Messieurs, ceux qui participent de la société religieuse sont des hommes ; mais ceux qui participent de la société civile sont des hommes aussi. Je ne prétends pas que les uns soient plus impeccables que les autres. Mais ce qui me répugne, c'est de faire pour les uns un droit exceptionnel que vous n'accordez pas aux autres.

Je demande que chacun reste dans le droit commun, que la protection comme la répression soit la même. En d'autres termes je dirai que je ne veux pas me plaindre de la liberté, quand elle me gêne, parce que je l'aime trop quand elle me sert.

Un mot encore sur la question constitutionnelle.

Veuillez-le remarquer, messieurs, l'article14 de la Constitution place sur le même rang la liberté des cultes et la liberté d'émettre les opinions en toute matière.

Que veut dire cette prescription constitutionnelle ? Sinon qu'il faut établir pour l'une et pour l'autre des règles communes, qu'il ne faut pas de loi spéciale pour l'une et pour l'autre, mais que ce que vous aurez établi comme droit pour la presse, vous l'aurez établi comme droit pour la liberté des cultes ; en dehors de cela, on n'est plus dans l'article de la Constitution.

On dit : On peut définir les délits. Sans doute. Mais il faut qu'il y ait la matière d'un délit. On ne crée pas des délits à volonté. Il faut que le fait soit une atteinte à l'ordre public et un abus du droit de celui qui pose le fait.

Je ne discuterai pas longtemps, je le crois inutile, sur la portée de l'article 16 de la Constitution.

L'honorable M. Pirmez nous disait hier : On a voulu abroger le placet et l'investiture des ministres des cultes. Assurément, mais on a voulu encore autre chose dans l'article 16 de la Constitution. Les écrits, les publications, de quelque manière qu'elles aient lieu, sont et doivent être constitutionnellement considérées comme des délits de presse, et l'on ne peut rien changer constitutionnellement à la responsabilité ordinaire à l'égard de pareilles publications.

Les conséquences étranges de cet article vous ont déjà été signalées. Quand on nous disait : « Il faut que le discours ou l'écrit attaque le gouvernement, il faut qu'il y ait intention méchante, » nous pouvions comprendre quelque chose ; mais aujourd'hui, en présence de l'article de la commission, je défie qui que ce soit d'y rien comprendre.

Ainsi un vicaire de village lira, je suppose, l'encyclique de 1832 ; le gouvernement, un peu ombrageux, croit voir dans ce document une attaque contre lui, contre nos institutions. Evidemment un vicaire qui lit une encyclique du pape, est de bonne foi ; il n'est pas institué catholiquement pour juger si le pape a tort ou raison dans ce qu'il dit ; malheureusement l'article du Code pénal qui nous est proposé dit le contraire ; le vicaire sera poursuivi et puni pour avoir lu, par ordre de son supérieur, un document dont il n'est pas juge et qu'il ne peut se dispenser de lire. Poursuivons et généralisons notre hypothèse. Une encyclique arrive en Belgique ; les évêques donnent l'ordre de la lire dans toutes les églises ; le gouvernement croit y voir un délit quelconque ; il faudra que tous les vicaires qui auront lu l'encyclique à la première messe, que tous les curés qui l'auront lue à la grand'messe, que tous les évêques qui auront donné l'ordre de la lire, il faudra, dis-je, qu'ils soient tous poursuivis, puisqu'ils ont tous participé au délit ; il faudra que tout le clergé de la Belgique soit traduit devant la cour d'assises ou devant le tribunal correctionnel.

Je dis devant la cour d'assises ou devant le tribunal correctionnel, parce que, sous ce rapport encore, je ne comprends pas l'article de la commission. Dans la séance d'hier, l'honorable M. Pirmez a soulevé un coin du voile ; celui qui aura donné l'ordre de lire l'écrit qui contient l'espèce de délit, savoir l'évêque, sera réputé co-auteur, et celui qui l'aura lu, sera l'auteur.

Maintenant lorsqu'il y a concours de deux personnes, l'une comme auteur, l'autre comme co-auteur, c'est évidemment la juridiction privilégiée qui doit l'emporter. Si donc le co-auteur est traduit devant la cour d'assises, il faudra que le clergé tout entier soit traduit devant la cour d'assises, parce qu'il aura lu le mandement de l'évêque.

Si ce système doit prévaloir, je crois qu'il sera prudent de voter quelques millions pour construire des prisons cellulaires ; sans cela, la loi ne pourrait pas recevoir son exécution.

La responsabilité ordinaire, en matière de presse, d'après notre système constitutionnel, ne se compose pas seulement du privilège, quant à la juridiction ; il se compose aussi de privilèges, quant à l’ordre successif de la responsabilité. La Constitution a modifié les principes généraux, quant à la responsabilité collective de tous ceux qui concourent au même délit.

Ainsi pour un délit de presse, quand l'auteur se déclare, l'imprimeur et les distributeurs de l'écrit incriminé, les complices de l'auteur du (page dé528) délit cessent de l'être ; d'après la Constitution, il y a donc une responsabilité successive. Ici, au contraire, au mépris de la Constitution, vous soumettez à une responsabilité collective tous ceux qui concourent au même délit.

La Constitution ne veut pas cela ; elle veut qu'un écrit, quelle que soit la personne de qui il émane, fût-ce même un évêque, soit dans le droit commun, et qu'il soit réglé par les mêmes principes, quant à la juridiction et quant à l'ordre de la responsabilité.

La Chambre se méprendrait étrangement sur le but des observations que je viens de lui présenter, si elle croyait que je veuille l'impunité pour des abus réels qui pourraient se commettre.

Je répète, en finissant, ce que je disais tout à l'heure ; nous ne demandons pas autre chose que le droit commun ; nous demandons que ce qui est un délit pour l'un, soit délit pour l'autre et qu'il n'y ait pas de loi spéciale en matière de liberté des cultes, pas plus qu'en matière de liberté de la presse.

Messieurs, il y a deux écueils dans la législation, lorsqu'il s'agit de nos libertés. L'un de ces écueils consiste à supprimer la liberté pratique par des distinctions et par la crainte des abus possibles ; l’autre écueil consiste à vouloir reconnaître dans l'état social des libertés absolues.

Je crois que la vérité, le droit, l'intérêt public sont entre ces deux systèmes ; que les libertés, dans un ordre social bien réglé, ont une limite ; mais que cette limite est seulement le droit d'autrui ou l'intérêt de la société elle-même ; et que lorsqu'on va au-delà on viole implicitement, directement même quelquefois, les droits consacrés par notre Constitution.

Si l'on me dit que le droit commun ne suffit pas, si l'on me dit que dans tel ou tel cas un abus pourra demeurer impuni, eh bien, qu'on nous propose de compléter, de fortifier le droit commun, en tout ce qui touche les droits des particuliers ou ceux de la société, nous nous associerons à cette tentative avec la même énergie que nous mettons à combattre celle-ci.

- La suite de la discussion est remise à demain.

La séance est levée à 4 heures 3/4.