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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 24 janvier 1859

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1858-1859)

(page 377) (Présidence de M. Orts, premier vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Crombez procède à l'appel nominal à 2 heures.

M. de Boe lit le procès-verbal de la séance précédente.

- La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Crombez présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.

« Par 5 pétitions, plusieurs habitants de Verviers et des environs demandent un projet de loi sur l'instruction primaire gratuite et obligatoire. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du rapport de la commission des pétitions sur la pétition d'habitants de Saint-Josse-ten-Noode, demandant, entre autres, l'enseignement obligatoire.


« Le sieur H. Heinz, domestique à Bruxelles, né à Dietersheim (Hesse-Darmstadt) demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Des cultivateurs à Wambeke demandent le libre-échange pour le houblon, ou l'établissement d'un droit sur le houblon venant de l'étranger. »

- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.


« Par cinq pétitions, autant de négociants en charbon, prient la Chambre de ne pas accéder à la demande de quelques sociétés charbonnières du Couchant de Mons, ayant pour objet la création de courtiers officiels qui, seuls, auraient le droit d'affréter les bateaux transportant la houille. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des instituteurs communaux prient la Chambre d'améliorer leur position. »

- Même renvoi.

Rapports sur des pétitions

M. Verhaegen. - Messieurs, je ne me propose pas de vous faire un long discours, encore moins une plaidoirie, pour vous faire apprécier les obligations qui, d'après les dispositions du Code civil, naissent du mariage. Je vous dirai même que je n'aurais pas pris la parole sur cette question qui ne se présente qu'incidemment si, dans les précédentes séances, mon nom n'avait pas été plusieurs fois prononcé, et si on n'avait pas jugé à propos d'évoquer d'anciens souvenirs.

Messieurs, je regrette la discussion qui s’est engagée, non pas pour moi, car je suis parfaitement à l'aise, mais dans l'intérêt de l’opinion libérale qui ne vit pas de divisions. Je ne la regrette pas pour moi, puisqu'elle me fournit l'occasion de dire encore une fois toute ma pensée. Aussi mes paroles seront nettes, franches et catégoriques.

Messieurs, je n'ai rien à renier de mon passé, et le présent ne m'embarrasse aucunement. On a cité mes discours de 1842 et de 1854, mes opinions sur les lois de l'enseignement primaire et de l'enseignement moyen. Je n'ai rien à retrancher de ce que j'ai dit à ces deux époques ; au contraire, je maintiens toutes les opinions que j'ai développées alors, et si plus tard les mêmes questions venaient à se reproduire à notre ordre du jour, mes discours et mes votes seraient ce qu'ils ont été en 1842 et en 1854.

Mais, messieurs, je n'entends pas me rendre solidaire de toutes les opinions qui se sont produites, même sur les bancs où j'ai l'honneur de siéger ; je ne veux me rendre responsable que de ce qui m'est personnel.

Lorsque en 1842 j'ai combattu l'intervention du clergé dans les écoles, j'ai été mû (mes discours en font foi), par des considérations graves ; j'ai voulu concilier la liberté de l'enseignement avec la liberté des cultes et avec la liberté de conscience, et c'est en partant de ces prémisses que je suis arrivé aux conséquences qu'on vous a indiquées.

Messieurs, si je n'ai rien à nier de mon passé, si je maintiens les opinions que j'ai soutenues autrefois, et si je viens déclarer que les votes que j’aurais à émettre un jour seraient les mêmes que les votes que j'ai émis en 1842 et en 1854, est-ce à dire que je veuille prendre aujourd’hui la responsabilité d'une initiative de réforme ? Certes non ; car j'entends rester juge de la question d'opportunité. Libre à certains honorables collègues qui siègent derrière moi de se laisser entraîner par le courant : mais moi, je le déclare carrément, je ne céderai a aucune pression, je ne me laisserai entraîner pas plus par mes amie que par mes adversaires.

Messieurs, en me refusant d'assumer la responsabilité d'une initiative de réforme quant aux lois de 1842 et de 1854, je ne conseillerai certes pas non plus aux membres du cabinet de prendre cette initiative dans les circonstances actuelles ; je ne le leur conseillerai pas, parce que je faillirais au premier de tous mes devoirs en compromettant l'intérêt de l'opinion libérale.

Si les convictions que j'avais en 1842 et en 1854, et que j'ai encore aujourd'hui, pouvaient tôt ou tard prévaloir, il faut avouer que mon amour-propre d'homme politique se trouverait singulièrement satisfait, car après vingt ans de lutte, j'arriverais, isolé que j'étais alors, au but que je m'étais proposé ; mais il ne s'agit pas de moi ; j'ai à compter avec mes amis qui composent la majorité, je dois avoir égard à la position commune.

Messieurs, un grand nombre de membres qui siègent sur les bancs de la gauche n'ont pas partagé nos opinions de 1842 et de 1854 ; mais ont-ils cessé pour cela d'être de francs et bons libéraux ? Certes non ; leurs convictions sont tout aussi sincères que les nôtres. Si nous avons pensé en 1842 et en 1854 qu'il ne fallait pas de l'intervention du clergé dans l’enseignement, d'autres ont pu croire de très bonne foi que dans l'intérêt bien entendu du libéralisme, il fallait organiser l'instruction primaire et l'instruction moyenne avec cette intervention. Tout cela dépend du milieu dans lequel on vit, ce sont des questions d'appréciation. Aussi me serais-je bien gardé de croire que le nom de libéraux dans cette Chambre n'appartenait plus dorénavant qu'aux seuls membres qui avaient formé le trio d'opposition à la loi de 1842 ou qui se trouvaient parmi les sept opposants, lors du premier vote et parmi les douze opposants, lors du deuxième vote à la convention dite d'Anvers.

En faisant cette déclaration toute spontanée, j'ai cependant un désir à formuler, c'est que ceux de mes honorables amis dont je n'hésite pas à respecter les opinions, veuillent bien aussi respecter les miennes.

Mais, nous dit-on, pourquoi le ministère qui est sorti des rangs libéraux ne propose-t-il pas la réforme, bien que la réforme soit considérée comme urgente ? Pourquoi ? Parce que, pour amener une proposition à bonne fin, il faut que cette proposition soit appuyée par une majorité et qu'il est évident pour nous tous que cette majorité fait défaut sur les bancs de la Chambre.

Messieurs, moi qui tiens à la réforme, je ne voudrais pas la voir exposée aux résultats d'un vote qui, dans les circonstances actuelles, n'est pas douteux, et vous tous qui devez tenir à la vie du cabinet sorti de vos rangs, vous ne voudriez pas le voir compromis par un échec inévitable.

Le ministère actuel se retirant, qui donc prendrait sa place ? Ce serait probablement un ministère d'une nuance plus avancée ; mais ce ministère nouveau, obligé de reproduire la proposition rejetée, subirait nécessairement le même échec, et alors qu'arriverait-il ? Si la mixture, comme j'en ai la conviction, est à jamais impossible, il ne resterait au chef de l'Etat d'autre ressource que le recours aux hommes de la droite, et un ministère catholique ne consentirait certes pas à prendre les rênes du gouvernement sans avoir le pouvoir de dissoudre les Chambres ! Mes honorables contradicteurs apprécient-ils les conséquences de cette dissolution, qui aurait été précédée de la dissolution du parti libéral ?

A ceux de nos honorables collègues qui veulent nous engager dans une proposition de réforme immédiate des lois de 1842 et de 1854, je demanderai en toute naïveté, pourquoi eux, partisans de l'instruction obligatoire, n'usent pas de leur initiative et ne formulent pas une proposition immédiate pour satisfaire aux exigences du jeune libéralisme.

S'ils me refusent une réponse, je répondrai pour eux et je dirai que s'ils ne soumettent pas de proposition à la Chambre, c'est qu'en la soumettant ils seraient sûrs d'un échec. Eh bien, c'est précisément par la même raison que je ne prendrai pas l'initiative d'une proposition de réforme des lois de 1842 et de 1854 et que je n'engagerai pas non plus dans les circonstances actuelles le gouvernement à prendre cette initiative,

Messieurs, il ne faut pas se faire illusion : hier encore nous étions minorité, par suite de la défection de certains libéraux qui, se disant indépendants, s'étaient joints à nos adversaires politiques.

Et quels étaient les hommes qui se sont efforcés de combattre cette mixture ? c'étaient ceux auxquels on se plaît de jeter la qualification de vieux libéraux.

Ce sont encore ces vieux libéraux qui sont parvenus, non sans peine, à éclairer le pays sur les grandes questions qui intéressent à un si haut point notre parti et à reconquérir pour lui le pouvoir que l'on a l'imprudence de vouloir de nouveau compromettre aujourd'hui.

Messieurs, quelques-uns de nos amis (ils sont toutefois en très petit nombre) ne font la guerre ou plutôt un simulacre de guerre au cabinet que pour faire preuve d'indépendance et ils ne s'aperçoivent pas qu'en agissant ainsi, ils font la joie de nos adversaires.

Moi aussi je suis partisan de l'indépendance la plus complète ; je n'ai contracté d'engagement envers qui que ce soit, et je tiens même très fort à ce que le corps électoral qui, depuis vingt-deux ans, m'a fait l'honneur de m'envoyer dans cette enceinte, sache au juste ce que je veux et jusqu'où je consens à aller ; mais je suis loin de donner au mot « indépendance » la même signification que les honorables collègues auxquels je réponds. Je ne confonds pas l'indépendance avec (page 378) l’isolement, le servilisme avec la fidélité au drapeau, avec l’attachement aux hommes qui représentent une grande opinion au pouvoir.

Je regrette profondément ces abus de mots, et je ne regrette pas moins la classification des membres de l'opinion libérale en vieux et en jeunes libéraux, car cette classification est de nature à amener des divisions, et nous avons besoin d'union.

Oui, nous avons besoin d'union, car nous avons un adversaire commun à combattre. (Interruption.)

Vous, mes honorables collègues qui m'interrompez, vous avez établi des catégories et vous avez fourni le programme du jeune libéralisme ; mais, ainsi qu'on l'a déjà fait remarquer, ce programme ne contient rien de nouveau ; il est la copie d'un autre programme ; cet autre programme, c'est le nôtre, et ce qui est fort curieux, c'est que vous, qui vous dites des jeunes libéraux, vous allez chercher vos thèses et vos arguments dans les discours des vieux ; car 1842 et 1854 ne vous appartiennent pas ; 1842 et 1854, qui sont à nous, règlent encore notre ligne de conduite aujourd'hui.

Mais vous avez des griefs, des griefs énormes contre les vieux libéraux et surtout contre le cabinet vieux libéral ; à vous en croire, vous seriez les seuls défenseurs de la presse. Les dispositions du Code pénal votées récemment seraient autant d'atteintes portées à la liberté de fa presse et vous auriez pris l'engagement de forcer la Chambre à revenir sur ce vote ? Et c'est l'honorable M. De Fré qui s'en est expliqué ainsi...

M. De Fré. - Je vous demande pardon.

M. Verhaegen. - Vous et l'honorable M. L. Goblet. (Interruption.)

Le grief dont je parle est mentionné dans le programme du jeune libéralisme que l'honorable M. Goblet a développé dans une séance précédente et que l’honorable M. De Fré est loin de repousser. Du reste, messieurs, vous me répondrez. Je n'ai pas de discours écrit ; veuillez ne pas m'interrompre.

M. le président. - M. Verhaegen, continuez ; on ne vous interrompra plus ; je tiendrai la main à ce que personne ne soit plus interrompu.

M. Verhaegen. - Je continue. Le grand grief du jeune libéralisme serait donc une atteinte portée à la liberté de la presse, et ce serait le jeune libéralisme qui aurait pris l'engagement de faire redresser ce grief !

L'honorable M. De Fré, alors que les modifications du Code pénal ont été votées, n'était pas, il est vrai, présent à la séance ; mais s'il avait été présent, il n'aurait pas, prétend-il, permis que la Chambre sanctionnât un principe si exorbitant, si monstrueux !

Eh bien, messieurs, je n'étais pas présent non plus, lors de ce vote ; j'étais malade au lit, et cependant je dois dire franchement (il faut que la même franchise parte de tous les bancs), que si j'avais été présent, je n'aurais probablement pas vu, dans les dispositions votées, autre chose que ce que vous tous y avez vu.

En effet, aucune difficulté n'avait été soulevée ; une commission, composée d'hommes pris dans les rangs du libéralisme, avait élaboré tout d'abord un avant-projet ; une autre commission, composée de jurisconsultes éminents pris dans le sein du parlement, avait scrupuleusement contrôlé ce travail ; MM. les rapporteurs avaient apporté dans l'accomplissement de leurs tâche tout le soin que réclamait l'importance de l'œuvre ; les rapports avaient été depuis longtemps imprimés et distribués à tous les membres de la Chambre, ils avaient aussi été communiqués à tous les organes de la presse ; et aucune objection n'avait été formulée contre le projet ; personne, surtout, n'y avait vu une guerre déclarée à la liberté de la presse ; ce n'était qu'un ensemble de pénalités, constituant un système qui pouvait être mauvais et que tout le monde a trouvé mauvais après examen ultérieur. Aussi les explications qui tout récemment ont été fournies par l'honorable président de la commission et par les honorables membres du cabinet ne laissent-elles pas l'ombre d'un doute à cet égard et ont-elles satisfait la presse toute entière .

Maintenant si l'honorable M. De Fré persiste et si dans les dispositions concernant la presse il avait trouvé des monstruosités, il est hautement condamnable de ne pas s'être rendu à la Chambre pour combattre ces monstruosités, ou si à raison d'indisposition il avait été dans l'impossibilité de s'y rendre, il est hautement condamnable de n'avoir pas éveillé l'attention d'un de ses amis qui aurait pu éclairer l’assemblée en son lieu et place.

Quant à moi, je le déclare, si mon attention s'était portée sur les prétendues atteintes à la liberté de la presse qu'on a signalées depuis et si j'avais cru un seul instant à leur existence, tout malade que j'étais, je me serais fait transporter dans cette enceinte pour y faire de l'opposition, ou tout au moins j'aurais prié un de mes honorables amis de faire de l'opposition en mon nom.

Je n'en dirai pas davantage sur ce point ; le grief principal formulé par le jeune libéralisme contre la majorité et contre le cabinet n'a aucun fondement.

Quant aux lois de 1842 et de 1854, je n'ai plus à m'en expliquer ; j'ai dit franchement, ouvertement, ma pensée, et j'ose espérer que la Chambre me tiendra compte de cette franchise.

Je passe à l'enseignement obligatoire.

Messieurs, l'enseignement obligatoire, voilà l'arme de guerre, l'arme dont on devait se servir pour amener la division dans nos rangs.

J'ai pensé qu'il fallait faire disparaître ce brandon de discorde et ailleurs que dans cette enceinte, dans une réunion électorale très nombreuse, j'ai dit à cet égard toute ma pensée ; j'ai combattu carrément l'enseignement obligatoire, entendu comme on veut l'entendre aujourd'hui. Je dis « entendu comme on veut l’entendre aujourd'hui », parce que naguère on ne faisait consister l'enseignement obligatoire que dans un jeu de mots ; car nous n'avons pas cessé de dire que, comme nos contradicteurs, nous voulions la diffusion de l'instruction dans tous les coins du pays, que nous voulions, comme eux, l'instruction la plus large, une instruction à la portée du peuple, une instruction gratuite peur les pauvres ; que, comme eux, nous voulions multiplier le nombre des écoles et le nombre des maîtres ; que nous voulions organiser l'instruction des filles ; enfin que nous voulions mettre en œuvre tous les moyens indirects quelconques pour engager les pères de famille à envoyer leurs enfants à l'école, et parmi ces moyens indirects, nous placions le refus de subsides, le refus de participation à certains avantages, à certains privilèges.

Mais nous faisions remarquer que ce n'était pas là un enseignement obligatoire dans la véritable acception du mot ; nous disions qu'il ne pouvait y avoir d'enseignement réellement obligatoire que pour autant que la loi intervînt et qu'elle décrétât des moyens coercitifs pour assurer l'exécution de ses prescriptions.

Force nous fut donc, avant tout, de provoquer des explications et de demander à ceux qui se proclamaient les partisans de l'enseignement obligatoire ce qu'ils entendaient par un pareil enseignement et quels étaient les moyens qu'ils entendaient mettre à la disposition de la loi pour assurer son exécution.

Cette demande d'explication ne leur convenait pas. Ils voulaient bien des mots ronflants « enseignement obligatoire », mais ils n'osaient s'expliquer ni sur la chose même ni sur les moyens d'exécution.

Je ne voulus pas rester dans ce vague ; je voulus savoir où nous en étions ; je voulus, dans l'intérêt du libéralisme, des explications franches et catégoriques, et je réduisis la question à celle de savoir si, dans l'opinion des partisans de l'enseignement obligatoire, le père de famille pourrait être contraint à envoyer ses enfants à l'école sous peine d'amende et de prison.

Encore une fois, j'ai eu beaucoup de peine à obtenir des explications ; on se bornait à me répondre : Nous voyous bien que vous n'êtes pas sympathique à l'enseignement obligatoire ; proclamons d'abord le principe qui, après tout, est un principe libéral et le temps nous éclairera sur les moyens à employer pour organiser l'exécution de ce principe.

Je ne me contentai pas de cette réponse et j'insistai. Acculé et forcé enfin de s'expliquer catégoriquement, on finit par exclure des moyens d'exécution l'amende et l'emprisonnement.

Tout cela s'était passé dans des conversations particulières antérieures à la grande réunion électorale dont j'ai parlé tantôt, mais je saisis l'occasion de cette réunion pour provoquer une discussion officielle et déblayer une fois pour toutes le terrain d'une question que je considérais comme brûlante.

C'était le jour de la réunion fixée pour le choix d'un candidat en remplacement de M. de Perceval ; la salle était comble. Avant de prendre la présidence, qui m'avait été conférée à l'unanimité, je fis une profession de foi politique et je développai ma thèse qui condamnait ouvertement l'enseignement obligatoire, comme on l'entend aujourd'hui. Je sommai en même temps chacun des membres présents de prendre la parole, si l'un ou l'autre d'eux professait une opinion contraire à la mienne (l'honorable M. De Fré était à mes côtés). Tous gardèrent le silence ; je me trompe, des voix nombreuses se firent entendre dans les divers coins de la salle pour proclamer :

« Nous ne voulons ni de l'emprisonnement ni de l'amende ! »

Est-ce clair ?

Je dois à la vérité de déclarer que l'honorable M. Goblet ne se trouvait pas, en ce moment, à la réunion, mais j'ai des raisons toutes spéciales pour être convaincu que l'honorable M. Goblet partageait alors mon opinion sur l'enseignement obligatoire.

Grand est mon étonnement, après tout cela, de voir surgir dans cette enceinte des opinions contraires. Messieurs, je le proclame sans détour, si, sur les interpellations que j'ai faites à mes amis politique, dans cette imposante réunion électorale à laquelle j'ai fait allusion, il s'était élevé une opinion dissidente et si cette opinion avait été appuyée par une majorité, je n'eusse pas hésité un seul instant à déposer mon mandat de député.

Voilà comment je comprends la position que j'ai dans l'opinion libérale.

Messieurs, il y a eu des jeux des mots en dehors de cette enceinte ; nous en avons fait justice. Il y a eu aussi des jeux de mots dans l'intérieur de cette Chambre ; il faut qu'ils disparaissent également.

Je ne comprends pas, alors qu'il s'agit d'une loi, qu'il y ait une différence entre la pratique et la théorie. Nous ne faisons pas des lois pour le plaisir d'en faire, nous faisons des lois pour les faire exécuter, et si nous proclamions un jour en principe que l'enseignement est obligatoire en Belgique, nous serions obligés de faire immédiatement exécuter cette disposition législative.

En théorie, demande-t-on, quel inconvénient y a-t-il à proclamer l'enseignement obligatoire ? Quel inconvénient ? Celui de rester dans le (page 379) vague, d'induire nos amis en erreur et de semer la division dans notre opinion. Cet inconvénient me paraît très grand.

Du reste, je le déclare formellement, je ne condamne pas seulement la pratique, mais je condamne avant tout la théorie, et je la condamnerai chaque fois qu'elle me sera présentée.

Messieurs, la théorie de l'enseignement obligatoire, par qui donc a-t-elle été justifiée ? par qui surtout a-t-elle été justifiée, au point de vue de la Constitution de 1831 ?

C'est un principe libéral, nous dit-on, c'est un principe nouveau. Je réponds que c'est une vieillerie. Sparte avait déjà son enseignement obligatoire, car à Sparte l'instruction était commune, comme les richesses étaient le patrimoine de tous. Les enfants étaient instruits aux frais de l'Etat, dans la même école, comme tous, aux frais de l'Etat, étaient nourris à la même table. Nous verrons plus tard, en rapprochant ce que nous venons de dire de l'opinion émise par M. Delhasse, dans la brochure citée par mon honorable ami M. Muller, si cela ne nous conduirait pas tout droit au communisme et au socialisme.

Messieurs, il y a eu certains jeunes libéraux, Louis XIV et le grand Frédéric, par exemple, qui, eux aussi, dans leurs Etats avaient proclamé l'enseignement obligatoire ; mais, sous le grand Frédéric comme sous Louis XIV, les personnes et les choses constituaient une propriété publique dont le souverain disposait selon son bon plaisir et, Dieu merci, ce ne sont pas là les principes qui dominent dans notre libre Belgique.

D'abord, aujourd'hui les intérêts matériels sont entièrement distincts des intérêts moraux et ensuite, la question qui s'agite n'est pas une question de droit civil ou de droit criminel, c'est une question économique.

Que veulent les partisans de l'enseignement obligatoire ? Ils veulent, au profit de cette vieillerie, l'absorption de la liberté individuelle, de la liberté d'enseignement, de la liberté des cultes et de la liberté de conscience ! A une théorie dangereuse et illibérale, ils veulent sacrifier tout le régime libéral de notre belle Constitution. Nous ne nous associerons pas à une pareille tentative.

Oui, messieurs, ce n'est pas seulement la liberté individuelle qui est en jeu, c'est encore et avant tout la liberté d'enseignement, la liberté des cultes et la liberté de conscience. Le père de famille pauvre a autant de droits à ces libertés que le père de famille riche ; il a le droit de donner à son enfant l'instruction qui lui convient sans devoir s'astreindre à aucune condition.

Il y a des communes ou jusqu'à présent il n'existe d'école ; certes il faudra en créer partout, c'est notre avis, c'est aussi l'avis du gouvernement, mais à coup sûr on ne pourra jamais espérer d'avoir dans chaque localité une école spéciale pour chacune des opinions qui divisent le pays. Eh bien, je le suppose.il n'existe dans une commune qu'une seule école dont le prêtre est exclu ; le père de famille pauvre ne voudra pas envoyer ses enfants à cette école, parce que d'après ses croyances catholiques, elle ne lui offre aucune garantie ; il usera d'un droit incontestable en s'abstenant ; il en sera de même du père de famille dissident ou rationaliste qui ne voudra pas envoyer son fils dans une école où le prêtre catholique aura son entrée à titre d'autorité et où l'enseignement tout entier sera imprégné de l'esprit catholique.

Maintenant si dans de pareilles conditions on ne peut pas forcer le père de famille à envoyer son enfant à l'école sans violer la liberté d'enseignement et la liberté des cultes, l'abstention ne pourra certes jamais être punie par la loi comme un délit ou une contravention.

Si le père n'est pas obligé d'envoyer son enfant à l'école, qui donc instruira cet enfant ? Le père de famille lui-même, dira-t-on ; mais si le père de famille est incapable, parce qu'il est illettré, à qui s'adressera-t-il ?

D'un autre côté, le père de famille fût-il capable de donner lui-même l'instruction à son enfant, il faudrait au moins constater que l'élève a tiré fruit de cette instruction, et quelle autorité constatera ce fait ? Un jury d'examen, sans doute.

Mais nous connaissons les nombreux inconvénients attachés aux jurys d'examen, alors qu'il ne s'agit encore que du haut enseignement ; que serait-ce, si tous les ans des jurys d'examen avaient à constater la capacité de trois à quatre cent mille enfants disséminés sur tous les coins du pays ? C'est une utopie comme bien d'autres !!!

En Prusse, où l'enseignement, loin d'être libre, constitue un monopole au profit de l'Etat, c'est bien différent. Là le seul fait de ne pas envoyer ses enfants à l'école peut être considéré comme une infraction à la loi, tandis qu'en Belgique, avec la liberté d'enseignement, la chose est impossible.

Et puis voyez les conséquences de cet enseignement obligatoire qu'on préconise : un père de famille aurait mis tout en œuvre pour procurer l’instruction à son enfant et cependant l'enfant serait resté un ignorant soit parce que son intelligence a fait défaut, soit parce qu'il se serait obstiné à faire le paresseux, et il faudrait pour le fait de l'enfant priver le père de sa liberté ! Cela est-il tolérable ? Non, c'est une monstruosité renversant toute idée de liberté.

Messieurs, l'enseignement obligatoire n'existe que dans les pays qui n’ont pas le bonheur de jouir des libertés dont nous jouissons en Belgique. Voyez la Prusse entre autres.

Partout, au contraire, où la liberté domine, l'obligation est exclue et l’enseignement prospère.

Aux Etats-Unis, par exemple, l'instruction n'est nulle part obligatoire et nulle part l'instruction primaire n'est plus répandue qu'aux Etats-Unis.

L'instruction n'est pas obligatoire en Ecosse, et, au témoignage de Macaulay l'instruction y est universellement répandue.

C'est grâce à un bon système d'école que ce résultat a été obtenu dans ces deux pays : dès 1600$ le parlement d'Ecosse a organisé par un bill les écoles primaires ; dès la proclamation de l'indépendance américaine, les Etats de l'Amérique du Nord ont organisé les écoles sur une vaste échelle.

Dans notre pays, les contrées dans lesquelles on a eu depuis longtemps des soins particuliers pour l'instruction présentent des résultats aussi complets que dans les pays où existe l'instruction obligatoire, je dirai même qu'elles présentent des résultats supérieurs.

Dans le Luxembourg, sans obligation, et par suite sans amende et sans prison, tous les enfants vont à l'école : on n'en compte que 4 sur 100 qui n'y aillent point. L’'imperfectibilité résulte de maladie ou de misère. Voilà la seule exception.

Notre enseignement n'est organisé que depuis 1842, et d'une manière insuffisante ; les locaux manquent, les maîtres font défaut, rien n'est fait pour les filles, et pourtant on constate déjà de beaux résultats ; que sera-ce lorsque le nombre des écoles, et des maîtres aura été considérablement augmenté ?

Et l'on parle de prison ou d'amende à un peuple qui montre en général tant de bonne volonté pour s'instruire !

Messieurs, j'ai prouvé tantôt que l'enseignement obligatoire porterait atteinte à la liberté d'enseignement à la liberté des cultes et à la liberté de conscience ; je vais maintenant en peu de mots vous prouver qu'il serait dangereux au point de vue social.

En général toute obligation a pour corollaire un droit, et le corollaire de l'obligation, pour le père de famille, d'envoyer ses enfants à l'école, pourrait bien être le droit à la subsistance. C'est ce qui résulte en termes explicites de l'opinion exprimée sur la question par M. Félix Delhasse, que les honorables collègues, auxquels je réponds, ne voudront sans doute pas renier.

M. Félix Delhasse, lui qui n'est pas partisan de l'enseignement obligatoire, vous a dit en termes que, au lieu de punir l'indigent, il faut avant tout combattre la pauvreté ; il est donc bien évident d'après lui, que s'il fallait un jour punir l'indigent pour infraction à une loi qui consacrerait l'enseignement obligatoire, il faudrait en même temps venir légalement en aide à la pauvreté.

Et, en effet, si vous obligez le père de famille à envoyer dès le matin son enfant à l'école, vous ne pouvez pas l'obliger à l'y envoyer à jeun ; vous devez tout au moins lui assurer un morceau de pain ; avant qu'on puisse exercer l'intelligence, il faut commencer par nourrir le corps. Or ce serait là du socialisme, du communisme, dont je ne veux à aucun point de vue.

On vous a dit que c'est par le cœur que les hommes se sauvent et que c'est par le cœur qu'ils se relèvent, ce sont les paroles de l'honorable M. De Fré : s'il nous était permis, messieurs, à nous hommes politiques de suivre l'impulsion de notre cœur, nous ne nous séparerions pas dans l'occurrence de l'honorable M. Rogier auquel toutes nos sympathies sont acquises, mais nous avons un grand devoir à remplir, et nous n'avons jamais transigé lorsqu'il s'agissait d'un devoir.

Il y a désaccord, nous ne pouvons pas le nier, sur la question théorique de l'enseignement obligatoire, entre l'honorable ministre de l'intérieur et ses collègues ; mais est-ce à dire pour cela que le ministère cesse d'être homogène ? Non sans doute.

Six hommes sortis de nos rangs sont au pouvoir, et certes pour que le ministère soit homogène il n'est pas indispensable que ces six hommes, qui ont aussi, comme les honorables MM. De Fré et Goblet le droit d'invoquer leur indépendance, il n'est pas indispensable que ces hommes soient absolument d'accord sur toutes les questions prévues et imprévues. Ces hommes n'ont pas été coulés dans le même moule, leurs appréciations sur certaines questions peuvent être différentes, leur cœur peut ne pas battre de même, et cependant ils n'en constituent pas moins un ensemble homogène

Il m'importe peu que d'une manière spéculative, c'est-à-dire en théorie, l'honorable M. Rogier pense qu'un jour, après avoir épuisé tous les moyens indirects, on pourra en venir à l'emprisonnement et à l'amende ; cela ne m'effraye nullement, et j'en suis d'autant moins effrayé, que l'honorable M. Rogier n'entrevoit cette extrémité que pour nos arrière-petits-neveux, ce qui veut dire que, même de l'aveu de l'honorable ministre de l'intérieur, le principe qu'il propose de proclamer resterait à l'état de lettre morte.

Il me suffit que les hommes qui sont au pouvoir soient d'accord entre eux et restent d'accord avec la majorité sur les grands principes du libéralisme, car alors tout danger est impossible. Nous aurons l'occasion de constater cette vérité dans la prochaine discussion de la loi sur la charité.

Messieurs, j'ai été bien long sans m'en douter et je termine par une derrière considération : le Belge a toujours repoussé et repoussera toujours la contrainte n'importe d'où elle vienne, d'en haut ou d'en bas.

La mesure de l'enseignement obligatoire, entendue comme on l'entend aujourd'hu,i serait toute aussi antipathique à nos populations que la (page 380) mesure du roi Guillaume qui les avait forcées à apprendre la langue hollandaise , mesure qui a été rangée parmi les griefs de la révolution de 1830.

M. le président. - La parole est à M. le ministre des affaires étrangères.

M. le ministre des affaires étrangères (M. de Vrière). - J'y renonce.

M. le président. - La parole est à M. Ch. de Brouckere.

M. Ch. de Brouckere. - Messieurs, trois points font l'objet de ce débat ; je ne vous entretiendrai que d'un seul, de l'enseignement obligatoire. Je tiens à vous exprimer brièvement mon opinion sur cette question et je tâcherai d'éviter des redites.

Je n'ai, eu effet, rien à dire de la convention d'Anvers. Pour moi, le mal n'est pas dans cette convention ; il est dans l'article 8 de la loi. Pendant 40 ans, messieurs, la ville de Bruxelles avait eu un athénée dans lequel le clergé n'intervenait pas et qui n'avait jamais été l'objet ni d'aucune censure, ni d'aucune critique, ni d'aucune pensée malveillante. Il a fallu l'article 8 de la loi de 1850 pour que le clergé vînt récriminer contre l'enseignement laïque.

Je n'ai jamais compris et je ne comprends pas encore l'intervention du clergé dans les écoles du degré moyen, alors que ces écoles ne sont que des externats. C'est peut-être parce que je suis vieux. Toujours est-il que, dans nos lycées, les (erratum, page 402) externes n'ont jamais eu de contact avec l'aumônier : celui-ci se chargeait de l'instruction dans le pensionnat, parce que là le directeur remplace la famille. Or, pour les adolescents l'instruction religieuse doit être donnée, d'après moi, dans la famille.

Je me tairai aussi sur la loi de 1842. A plusieurs reprises déjà j'ai cherché à prouver à la Chambre qu'il fallait réformer certaines dispositions de cette loi. Mais, messieurs, ce n'est pas l'intervention du clergé, telle qu'elle se pratique sous mes yeux qui me contrarie ou qui me répugne.

Selon moi, ce qu'il y a de pis, de plus déplorable dans cette loi, c'est de contenir des dispositions qu'on ne peut pas exécuter, et que ceux-là mêmes qui ont proposé la loi ont été forcés de torturer, de tourmenter de toute manière. Tel est l'article 23 et en général le titre III. Aucun de ces articles n'est exécuté, et le gouvernement et les conseils provinciaux en font ce qu'ils veulent.

J'arrive donc à l'enseignement obligatoire et, sans ambages, sans circonlocution, sans excuse comme sans prétexte, je me pose carrément l'adversaire de l'instruction obligatoire.

Est-ce, messieurs, parce que je nie les bienfaits de l'instruction ; est-ce parce que j'ai besoin de citations sans portée ou équivoques comme celle du jeune vagabond qu'un avocat voulait prendre pour clerc, pour former mes convictions ? Nullement. Il y a heureusement des causes dont la solution est indépendante du mérite des avocats.

Tous dans cette Chambre, tous sans exception, nous reconnaissons l'utilité d'étendre l'instruction à tous les enfants ; nous reconnaissons que les lumières répandues sur les plus humbles se reflètent sur les plus élevés, que l'instruction du peuple rehausse le niveau de la société entière.

Cette reconnaissance implique-t-elle la nécessité de rendre l'instruction obligatoire ? Ceux qui répondent oui trouveraient facilement d'aussi bonnes raisons pour absorber successivement toute l'initiative individuelle comme voulaient le faire les disciples de Fourier ou de Saint-Simon.

C'étaient là aussi des théories séduisantes et qui avaient, pour un moment, aveuglé beaucoup de bons esprits. Nous qui sommes vieux, nous avons vu passer bien des systèmes qui avaient la prétention de tout réglementer, de tout absorber.

La doctrine nouvelle est, à son tour, entachée de socialisme ; elle porte atteinte aux droits de l'homme, à l'autorité du père de famille ; elle affaiblit le principal ressort de la liberté en confisquant une partie du libre arbitre, de l'initiative, de la volonté individuelle.

C'est encore une fois la prévention substituée à la répression qui, seule, est de l'essence de la liberté.

Je sais bien, messieurs, qu'on pourra me répéter qu'il y a le bon et le mauvais socialisme ; mais, pour moi, celui qu'on est convenu d'appeler le bon est précisément le mauvais, parce qu'il est le seul dangereux. C'est un gouffre dans lequel on précipiterait la société, avec cette différence que les uns écrivent à l'entrée, en gros caractères : « Ceci est un casse-cou social », et que les autres en rendent les abords attrayants et en couvrent la surface de fleurs.

Messieurs, j'abandonne la théorie et je me place sur, le terrain de la pratique. Nos adversaires se tiennent presque toujours dans le vague ; ils n'ont point de formules, ou, s'ils en ont, ces formules diffèrent tellement les unes des autres, qu'on ne sait auxquelles entendre.

Dans cette enceinte cependant j'ai entendu prononcer le mot d'emprisonnement ! Est-ce bien sérieusement, messieurs ? Quoi ! On va emprisonner le père de famille et pendant ce temps, les enfants deviendront des vagabonds ; ils auront la ressource du dépôt de mendicité ; et là, messieurs, on leur apprendra à lire, à écrire et à compter. Et, plus tard quand ils sortiront du dépôt de mendicité, ils auront pour toute ressource celle de piquer des visières de casquettes, ou de bobiner du coton ou enfin de s'expatrier en qualité de mousse ; à moins, encore une fois, qu'ils ne trouvent des avocats qui veulent les prendre pour clercs. (Interruption.)

Je n'ai pas entendu, mais j'ai lu autre part qu'on demandait, comme sanction pénale, la privation des droits électoraux, et le retrait des secours publics.

La privation des droits électoraux ! Mais, je pose en fait qu'il n'y a pas, en Belgique, un seul électeur jaloux de l'exercice de ses droits qui n'envoie ses enfants à l'école. Voilà donc une sanction qui devient nulle. Reste l'autre, à qui s'adresse-t-elle ? A la plèbe. Mais où est la sanction pour la classe les plus nombreuse de la société, pour celle qui est à la fois utile à elle-même et à la société ; pour l'artisan, pour l'ouvrier ? Il n'y en a aucune... Vous priverez, dites-vous, de secours publics ceux qui se refuseront à envoyer leurs enfants à l'école. Mais c'est de la barbarie si les secours sont distribués avec intelligence. Quoi ! un père de famille qui, à la sueur de son front, gagnait le pain de ces cinq enfants quand il se portait bien, vous ne le nourrirez pas quand il chômera par la maladie ! Je ne dirai pas que vous le tuerez ; je n'irai pas jusque-là ; mais tout au moins, à défaut de secours, vous en ferez un valétudinaire, vous ruinerez sa constitution ; il ne pourra plus travailler et vous mettrez en fin de compte à la charge de la commune non plus le père, mais la famille tout entière.

Je ne veux pas, messieurs, vous fatiguer de faits ; je pourrais vous en citer par centaines qui vous prouveraient l'inanité de tous ces systèmes de répression. Est-ce du moins quelque chose de bien neuf que cet enseignement obligatoire ?

L'honorable M. Verhaegen le faisait remonter tout à l'heure à Sparte, je n'irai pas si loin, je tiens en mains un décret du 29 frimaire an II de la République une et indivisible, mais je n'ai plus d'assez bons yeux pour lire le texte : les caractères sont trop petits ; je vous en donnerai seulement l'analyse.

Ce décret ne se borne pas à contraindre le père et la mère à envoyer leurs enfants à l'école, et à condamner les récalcitrants la première fois à l'amende et, en cas de récidive, à une amende double, avec privation des droits civils pendant dix ans ; il va plus loin, il est cent fois plus logique que nos adversaires, il s'attache aux enfants après leur sortie de l'école,

Il impose aux enfants, qui auront appris à lire et à écrire dans l'école, l'obligation d'apprendre une science, un art, un métier, s'ils ne se livrent pas aux travaux de l'agriculture. A défaut de se conformer à cette injonction, il condamne à leur tour les enfants avec leurs tuteurs à l'amende et à dix années d'interdiction des droits civils.

Eh bien, messieurs, si vous admettez le principe de l'enseignement obligatoire, vous n'avez qu'à faire revivre ce décret qui a toujours été une lettre morte, comme le sera, je l'espère, la doctrine de nos adversaires.

Messieurs, je comprends parfaitement que la jeunesse soit ardente et soucieuse du progrès ; je n'ai pas encore assez oublié que j'ai été jeune moi-même ; mais, et ce serait vraiment dommage, si la génération parlementaire qui nous suit n'avait d'autre drapeau que celui de l'enseignement obligatoire, je craindrais fort que nous ne dussions nous survivre à nous-mêmes après avoir dit un requiescant in pace sur ses débris.

Heureusement, et je me hâte de le dire, la jeune génération porte un autre drapeau sur lequel j'ai vu inscrite la réforme douanière. Qu'elle porte ce drapeau haut et ferme et elle réussira mieux que nous ; elle fera la conquête d'une liberté de plus, aux applaudissements de l'avenir.

M. de Theux. - Messieurs, si je viens présenter quelques observations contre l'enseignement obligatoire, ce n'est point que cette opinion n'ait pas été assez vigoureusement combattue dans cette enceinte, mais c'est qu'il importe au pays que l'opinion de la Chambre soit bien connue.

Pour moi je considère l'enseignement obligatoire comme absolument incompatible avec notre système constitutionnel. Notre Constitution a pour point de départ la liberté individuelle, la liberté des cultes, la liberté d'enseignement.

Or, de la même manière que tous les Belges sont libres de pratiquer le culte qui leur convient, ou de n'en pratiquer aucun, de la même manière aussi tous les Belges sont libres de prendre tel enseignement qui leur convient, ou de n'en prendre aucun. C'est là, messieurs, une question qui intéresse principalement le père de famille et les individus, elle n'intéresse la société que d'une manière accessoire, mais s’il suffisait que la société fût intéressée d'une manière accessoire dans des faits quelconques qui intéressent principalement les familles et les individus, où s'arrêterait le pouvoir législatif ?

Nous pourrions nous déclarer en permanence et régir la société dans ses intérêts les plus intimes. Que de choses ne devrions-nous pas prescrire, que de choses ne devrions-nous pas défendre ! Nous devrions défendre l'oisiveté, l'ivrognerie, l'immoralité ; nous devrions prescrire, d'autre part tout ce qui peut être utile à la société, c'est-à-dire que vous vous ouvririez un champ immense devant lequel votre bonne volonté serait forcée de reculer et où vous ne pourriez, dans tous les cas, recueillir, au bout d'un temps très court, qu'une réprobation unanime.

En 1815 le pays jouit pour la première fois de libertés politiques importantes, nous avions une représentation nationale, nous avions des institutions très libérales dont quelques-unes, malheureusement, furent interprétées d'une manière trop restrictive, ce qui produisit finalement la révolution de 1830. Sous l'empire de la loi fondamentale de 1815, (page 381) l'enseignement primaire avait fait de très grands progrès en Belgique, alors le gouvernement s'attribuait exclusivement le droit de donner l'instruction ; en 1830, avons-nous voulu reculer ou avancer ? Evidemment nous avons voulu avancer dans les voies de la liberté.

Non seulement il n'a jamais été dans la pensée du Congrès national de laisser introduire dans le pays l'enseignement obligatoire, mais il a proclamé la liberté d'enseignement de la manière la plus absolue, il a laissé au pouvoir législatif la faculté d'accorder au gouvernement, à l'autorité publique, une part dans l'enseignement public. Eh bien, messieurs, à ce double point de vue, la liberté n'a point fait défaut au gouvernement, aux provinces et aux communes, il leur a été permis d'agir largement en matière d'instruction primaire, toute espèce de facilité leur a été accordée à cet égard ; on ne doit pas aller au-delà. A côté des écoles publiques, la liberté en a créé de très nombreuses, et il est abondamment pourvu au besoin de l'instruction. Le zèle des populations fait-il défaut' ? Non, messieurs ; ne voyons-nous pas tous les jours des pères de famille qui n'ont d'autre moyen d'existence que leur salaire journalier et qui ont de nombreux enfants à nourrir, qui sont très loin des écoles, faire tous les sacrifices pour procurer à leurs enfants le bienfait de l'instruction ; mais ne serait-ce pas, messieurs, discréditer notre libre Belgique aux yeux de l'étranger que de déclarer l'enseignement obligatoire ? Alors on ne dirait plus : la liberté comme en Belgique, mais on dirait : le despotisme légal comme en Belgique.

Messieurs, permettez-moi maintenant de dire quelques mots d'une autre question qui a occupé la Chambre, du concours du clergé dans l'enseignement primaire et dans l'enseignement moyen.

On est encore préoccupé de cette idée, que je n'ai jamais pu comprendre pour ma part, à savoir que le clergé intervient dans l'enseignement primaire à titre d'autorité. D'où vient cette préoccupation ? De ce que la loi sur l'instruction primaire a décidé que le clergé pourrait donner, inspecter, surveiller l'enseignement religieux. Mais que cette attribution ait été accordée au clergé dans des matières exclusivement religieuses et qui sont essentiellement de sa compétence ; que cette intervention ait été déterminée par la loi, de manière qu'on ne puisse rester en deçà ni aller au-delà, en résulte-t-il que le ciergé entre dans les écoles à titre d'autorité, ? Nullement. Qui a fait la loi ? Evidemment, les trois branches du pouvoir législatif ? Qui exécute la loi ? Le gouvernement et les autorités qui lui sont subordonnées. Tout est laïque dans l'établissement, comme dans l'exécution de la loi. Le clergé ne fait qu'user de la faculté que vous lui avez accordée dans l'intérêt de la société.

Voilà tout le mécanisme de la loi de 1842. Elle n'accorde absolument aucune autorité au clergé. Si le clergé a quelque sujet de plainte contre telle ou telle école, au point de vue religieux, il n'a rien à prescrire ; il se borne uniquement à s'adresser aux autorités compétentes pour leur faire connaître que la loi n'est pas exécutée suivant ses intentions, dans telle ou telle école.

Si les autorités civiles trouvent que la plainte n'est pas fondée, elles s'en expliquent ; si le clergé n'est pas satisfait, il est libre de se retirer, et s'il se retire, l'école n'en reste pas moins debout. Peut-on voir dans tout cela une ombre d'autorité exercée par le clergé ? Quelle autorité peut avoir celui qui ne peut ni prescrire ni exécuter ?

Messieurs, ne perdons pas de vue que la loi sur l'instruction primaire a reçu dans toutes les communes du pays une exécution complète et facile ; partout le clergé s'est empressé de prêter son concours ; pourquoi ? Parce qu'il a eu confiance dans la durée de la loi qui avait été votée à une immense majorité ; il a pensé dès lors qu'il pouvait prêter son concours à l'exécution de cette loi et qu'elle ne serait pas pour lui une cause de déception.

Qu'on abroge la loi, que l'action administrative se fasse seule sentir dans l'école, je ne dis pas que la confiance du clergé sera complétement retirée ; mais, à coup sûr, elle sera considérablement affaiblie, par cette raison toute simple, que les dispositions administratives sont essentiellement variables, qu'elles n'ont jamais la même stabilité que les lois parce que, pour changer une loi, il faut le concours des trois branches du pouvoir législatif, tandis que, pour changer des dispositions administratives, il ne faut que la volonté d'un seul, changements qui peuvent être adoptés sans discussion préalable et à l'improviste.

Messieurs, ceci m'amène à vous communiquer une réflexion sur la convention d'Anvers dont on a également parlé dans ce débat.

Un honorable membre s'est félicité d'avoir fait rejeter la convention d'Anvers par le conseil communal de Liège ; d'autre part, il s'est plaint de ce que le clergé ne s'est pas prêté partout à l'adoption de cette convention.

Je répondrai à cet honorable membre que si le conseil communal de Liège, à l'instar d'autres villes, avait adopté la convention, l'exemple de cette grande cité, qui a exercé tant d'influence dans nos affaires politiques depuis un grand nombre d'années, n'eût pas été sans importance pour d'autres localités, et que la confiance que le clergé aurait rencontrée dans cette grande commune, aurait très vraisemblablement amené l'adoption de la convention dans beaucoup d'autres localités.

On a souvent allégué, je le sais, que dans certaines circonstances le clergé s'est montré trop exigeant dans ses demandes basées sur la convention d'Anvers. Je ne veux pas examiner ici de quel côté peuvent avoir été les torts, si c'est l’autorité administrative qui a montré trop de défiance ou si c'est le clergé.

Ce n'est pas en prononçant dans cette enceinte des discours qui peuvent exciter les passions de part et d'autre que nous parviendrons à favoriser l'entente qui a été reconnue désirable par la loi de 1850.

Je m'abstiendrai donc de donner tort ou raison à qui que ce soit dans cette matière.

D'ailleurs les faits ne me sont pas assez connus pour que je puisse me prononcer en toute justice. J'abandonne, dès lors, le sort de la convention d'Anvers à l'avenir.

Au surplus, je crois que ce serait un très mauvais moyen pour étendre l'application de cet acte que de supprimer les conventions existantes sous prétexte qu'il n'en a pas été conclu un assez grand nombre dans le pays.

Messieurs, encore un mot sur la loi de 1842. Cette loi a été bien accueillie dans le pays et ce qui le prouve mieux que tons les raisonnements, c'est l'exécution générale qu'elle a reçue, et si elle a soulevé quelques difficultés pratiques dans certaines localités, ces difficultés ont été aplanies sans peine,

Or, comme c'est une loi qui touche à de très grands intérêts, qui s'adresse à toutes les communes du royaume, on doit avoir maintenant la conviction que la loi a été bien faite.

Faudrait-il aujourd'hui, pour des motifs beaucoup plus spéculatifs et théoriques que pratiques ; faudrait-il rapporter la loi de 1842, en ce qui concerne l'intervention du clergé, pour n'y maintenir que l'action de l'autorité administrative ?

Pour moi, j'y verrais une grave imprudence, et je n'y vois aucune espèce d'utilité pratique. La question me semble devoir être appréciée en ce sens par tous les hommes animés du bon esprit qui doit diriger nos délibérations, les difficultés purement de spéculation doivent, à mon avis, céder devant un intérêt général évident et incontestable.

Cette question ne peut être sérieuse que pour ceux qui ont l'arrière-pensée de séparer définitivement l'élément religieux de l'instruction. Or, pour ceux-là je comprends que la question est grave.

Mais je ne crains pas non plus de leur prédire que si ce système venait à triompher, il y aurait, au bout de très peu d'années, une réaction profonde dans le pays contre ce système, parce qu'on en verrait les graves inconvénients. N'oublions pas qu'en France, à la suite de la révolution de 1848, une assemble législative née du mouvement révolutionnaire, une assemblée républicaine a porté une loi en vertu de laquelle le concours du clergé était également accepté dans l'instruction primaire ; c'est là un très grand enseignement pour nous ; avant cette loi, il a été constaté qu'à l'aide de l'instruction primaire, le socialisme avait fait d'immenses progrès en France dans les classes inférieures, là où existe le danger politique.

En Allemagne, quoique l'instruction soit basée sur ce principe que l'éducation doit être chrétienne, religieuse, on avait négligé l'application de cette maxime, on avait laissé l'instituteur abandonné à ses propres théories, à ses propres opinions ; après la révolution de 1848 qui avait troublé ce vaste pays, les hommes politiques ont fait un retour sur eux-mêmes et l'on est revenu au système d'instruction primaire véritablement basé sur le culte.

Messieurs, qu'il me soit permis de terminer par des exemples pris dans notre propre pays et qui sont certainement de nature à exercer une influence sur vos convictions.

Vous n'ignorez pas que, dans plusieurs de nos grandes communes industrielles, des administration communales et des industriels de premier ordre qui n'ont jamais fait profession d'appartenir à notre opinion, qui dans beaucoup de circonstances se sont prononcés en faveur de l'opinion libérale, ont établi des écoles de filles dirigées par des sœurs et des école de garçons dirigées par des frères de la doctrine chrétienne ; cependant il existait dans ces communes des écoles régies par la loi de 1842.

Mais on avait reconnu que parmi les enfants d'une classe surchargée de travaux pénibles il était important de relever le sentiment religieux, d'appuyer l'instruction sur des éléments plus puissants que l'élément ordinaire. Un grand nombre de ces écoles existent, c'est un fait qui doit vous ouvrir les yeux et auquel il est impossible de refuser sa conviction. Si, par malheur pour le pays, la loi de 1842 venait à être rapportée, si la défiance s'introduisait dans cette matière si importante, si de plus le concours du clergé était écarté, que resterait-il à faire aux hommes amis de leur pays ? Il leur resterait à faire un suprême effort pour conjurer les ravages que l'instruction publique pourrait produire dans le pays.

- M. Dolez remplace M. Orts au fauteuil.

M. le président. - La parole est à M. de Haerne.

M. de Haerne. - Je la cède à M. Orts.

M. Orts. - Messieurs, je n'ai en aucune façon la prétention de traiter d'une manière complète les très graves questions que soulève la pétition de Saint-Josse-ten-Noode qui a été le prétexte de nos débats actuels, mais ce qui m'engage à prendre la parole, c'est que j'ai cru utile, puisque tout le monde a saisi l'occasion de se prononcer, de déclarer nettement, franchement ce qu'il pensait, j'ai cru devoir, en présence de cette marche adoptée par mes honorables collègue, imiter leur conduite.

Je tiens à dire, à mon tour, le plus nettement possible mon opinion sur les trois questions soulevées. La pétition réclame, en effet, trois (page 382) choses ; les honorables membres qui l'appuient insistent sur cette considération qu'elles constituent trois progrès importants au point de vue de l'opinion libérale : l'enseignement obligatoire, la non-intervention du clergé dans l'enseignement primaire et dans l'enseignement moyen, le retrait des lois qui, aujourd'hui, consacrent et autorisent cette intervention.

Je ne fais aucune espèce de difficulté à déclarer que, quant à l'enseignement obligatoire, je le considère comme injuste et non justifié en théorie ; que je considère cette théorie comme une utopie impraticable dans un pays de liberté vraie. Je n'éprouve même pas pour elle cet amour platonique que professe M. le ministre de l'intérieur.

Je trouve la chose mauvaise, injuste, odieuse, et chaque fois qu'elle se présentera devant moi je la traiterai en adversaire radical. Je la repousserai de toutes mes forces parce qu'elle constitue, dans un pays organisé comme la Belgique, une violation de la liberté du citoyen et une atteinte à tout ce que je considère comme ce qu'il y a de plus respectable au monde, à cette royauté du foyer domestique, qu'on nomme la dignité du père de famille ; royauté la plus inviolable, la plus sainte de toutes, celle sans laquelle la société n'a plus ni base ni fondement.

Je dis que l'enseignement obligatoire est une atteinte à la liberté du citoyen. La liberté du citoyen chez nous implique en effet la liberté d'instruction, c'est-à-dire la liberté d'enseigner et celle de choisir ou de repousser l'enseignement d'autrui : pour soi-même comme pour ceux dont on doit surveiller la destinée, parce que leur jeune âge les rend incapables d'y veiller par eux-mêmes. Le père de famille a le droit de dire : Je ne veux pas pour mes enfants de l'enseignement que vous m'offrez parce que cet enseignement je le trouve mauvais. Si notre enseignement obligatoire était érigé en loi cette liberté d'abstention n'existerait plus, le père de famille serait obligé de choisir et de prendre ou l'enseignement de l'église ou l'enseignement de l'Etat, par exemple, ou un enseignement particulier pire peut-être que les autres, ou vous le condamnez à enseigner lui-même ce qu'il n'est pas toujours en état de faire.

Vous ruinez d'ailleurs votre système par sa base du moment où vous reconnaissez à chacun le droit d'enseigner à ses enfants et si vous acceptez comme suffisant cet enseignement, car un pareil enseignement ne vous conduira plus à la science, vous n'obtiendrez plus qu'un enseignement vague qui ne répondra ni aux nécessités sociales ni aux besoins des individus.

Je n'ai pas envie d'approfondir cette grave question, mais je signalerai un danger, par forme d'exemple. J'ai entendu répondre à ceux qui repoussaient comme moi l'enseignement obligatoire au nom de la liberté : Mais que voulez-vous ? la liberté de l'ignorance ? et la société devrait s'incliner devant la liberté de l'ignorance ! Un mot de réplique aux partisans de l'enseignement obligatoire. Qui me prouve, leur dirai-je, que ce que vous appelez ignorance est l'ignorance ?

C'est vous qui l'affirmez. La vérité est chez vous et l'erreur chez ceux qui ne veulent pas de votre enseignement, parce que consciencieusement ils le trouvent mauvais, pernicieux, délétère !

Vous oubliez qu'en affirmant une pareille doctrine, vous vous mettez en dehors de la théorie du libre examen inscrite sur votre drapeau comme sur le mien. Vous empruntez les principes et le langage d'une autre école : de cette école qui dit, au nom d'un intérêt aussi respectable pour le moins, que l'intérêt de la science, au nom de l'intérêt religieux : Je ne veux pas de la liberté illimitée de l'enseignement, parce que l'enseignement tel qu'on le donne, ailleurs que chez nous, est plein d'erreurs et d'ignorance, parce qu'il constitue un véritable poison social. Et voilà une fois de plus pourquoi, messieurs, je ne veux à aucun prix de l'enseignement obligatoire. Permettez-moi un terme de comparaison pour terminer sur ce point.

L'enseignement obligatoire, pour donner satisfaction à ceux qui le veulent, doit mener à forcer le père de famille et son enfant à justifier de l'acquisition de certaines connaissances positives. Il faut, en effet, que l’enseignement produise des résultats sensibles propres à prouver à tout le monde que l'enfant a acquis une certaine instruction.

Il faudra donc adopter un programme de sciences positives, si restreint, si élémentaire qu'il soit, d'après lequel tout le monde sera interrogé et appelé à prouver qu'on a satisfait à l'obligation imposée par la loi. Eh bien, messieurs, mettons en regard de la liberté de s'instruire ou de s’abstenir, que nous avons aujourd'hui une autre liberté non moins précieuse, et appliquons à celle-ci un régime analogue à celui de l’instruction obligatoire ainsi comprise. Prenons la liberté des cultes. Certes, messieurs, l'ignorance est un mal social immense, mais l'athéisme, l’ignorance de tout sentiment religieux est bien certainement aussi un danger social au premier chef ; la liberté de l'athéisme vaut bien à coup sûr la liberté de l'ignorance. Or, je le demande, que dirait-on si l'on songeait à exiger que chaque citoyen prouve qu'il sait et pratique nu culte détermine et reconnu de tous ?

Est-il, je le demande, une seule voix dans cette enceinte qui osât proclamer un pareil principe ? Eh bien, messieurs, ce ne serait là que l'application de la théorie de l'instruction obligatoire à la liberté des cultes, à la liberté de conscience comme on veut l'appliquer à la liberté de renseignement.

Maintenant, quand j'attaque ainsi l'enseignement obligatoire, ce n'est pas tant celui qu'on déguise ici sous ce nom que celui qui, seul, mérite véritablement cette dénomination, c'est-à-dire l'enseignement qui aurait pour sanction le gendarme, la prison, l'amende et toutes les autres gracieusetés pénales qui sont forcément inhérentes à toute obligation légale ; l'enseignement obligatoire tel qu'il existe dans certains pays qu'on a cités, où il existe parce que là, comme l'a rappelé l'honorable M. Verhaegen, l'enseignement est un monopole entre les mains de l'Etat ou de l'Eglise.

Si, par d'autres moyens que la contrainte, il est possible d'arriver à répandre l'instruction dans toutes les classes de la société, oh ! alors ces moyens je les accepte des deux mains. Avec l'honorable M. de Brouckere je crois fermement que, chaque lois que le niveau intellectuel s'élève dans les classes inférieures, il rejaillit un reflet de ces lumières plus grandes sur la classe supérieure de la société. J'applaudirai donc toujours de toutes mes forces, et je concourrai toujours et de tous mes moyens à développer l'instruction le plus possible. Un homme qui n'est certes pas suspect aux libéraux les plus jeunes, car la plupart se sont formés à ses leçons, un honorable professeur de l'université de Bruxelles, M. Altmeyer, tout en repoussant l'enseignement obligatoire, a indiqué, dans une brochure remarquable, divers moyens de nature à produire ce résultat.

Je n'hésite pas à déclarer que je souscris volontiers à la plupart de ces moyens et que je concourrais de grand cœur à en amener l'application. Avec M. Altmeyer, je demande que la société fasse de l'instruction, la condition de ses faveurs et de ses privilèges ; je demande, et je crois que nous avons été illogiques en n'inscrivant pas cette exigence dans la loi, je demande qu'on déclare l'homme qui ne sait ni lire ni écrire déchu du droit de déposer son bulletin de citoyen dans l'urne électorale. J'admettrais encore que d'autres faveurs de la société fussent réservées à ceux-là seulement qui possèdent au moins une instruction élémentaire. On a indiqué notamment la diminution de la charge si lourde du service militaire, pour les miliciens qui sauraient lire et écrire en entrant au service ou qui l'auraient appris sous les drapeaux.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ce serait établir des peines indirectes.

M. Orts. - Non M. le ministre, ce seraient des faveurs accordées aux conditions que l'on peut toujours imposer à une faveur. Il y a loin de pareilles faveurs à l'amende et à la prison. Dans mon système, il n'y a pas de gendarme. Voilà la différence.

Je me résume, messieurs, quant à l'instruction obligatoire. Je désire que l'instruction se répande autant que possible, mais je ne veux pas qu'on procède par la contrainte. Après cela qu'on me classe dans n'importe quel libéralisme, dans le vieux ou dans le jeune ; qu'on me déclare le libéral le plus cacochyme et le plus décrépit de la Chambre, je ne changerai pas d'opinion sur ce point, c'est chose décidée.

Et, messieurs, qu'on me permette à ce propos, de faire encore une réflexion. Je ne comprends pas que l'on vienne, au nom d'un libéralisme quelconque, demander quelque chose qu'on ne puisse obtenir que par contrainte. Je ne comprends ceux qui se posent en porteurs de parole au nom du libéralisme, et me parlent contrainte au lieu de parler liberté !

Je passe aux deux autres questions que soulève encore la pétition.

Je partage complétement l'opinion de l'honorable M. de Brouckere, quant à l'intervention du clergé dans l'enseignement moyen.

Comme lui, je pense que tout le mal gît dans l'article 8 de la loi de 1850, article qu'en 1850 j'ai combattu ; là est la source de toutes les difficultés, de tous les tiraillements éprouvés. Cet article 8, qui place l'enseignement religieux dans le programme de l'enseignement moyen, est une mauvaise copie d'une disposition de la loi de 1842 sur l'enseignement primaire, et chaque fois que l'occasion me sera offerte de tâcher d'obtenir le retrait de cet article, je la saisirai avec empressement.

L'article 8 de la loi de 1850 est, ai-je dit, une mauvaise copie d'une disposition de la loi de 1847.

En effet, cette disposition, parfaitement à sa place dans la loi de 1842 sur l'enseignement primaire, n'a aucune raison d'être dans la loi sur l'enseignement moyen, parce que, comme on le faisait remarquer tout à l'heure avec raison, l'enseignement moyen se donne dans les athénées et collèges, qui sont des externats et à des jeunes gens d'un âge et d'une condition sociale, autres. Inutile d'insister sur ce point.

Ceci, messieurs, m'amène à dire en peu de mots ce que je pense de la loi de 1842. Eh bien, dussé-je m'exposer à toutes les excommunications du jeune libéralisme, je ne suis pas partisan de la révision de cette loi eu tant qu'elle règle les rapports de l'autorité civile et du clergé. Je crois, comme l'ont cru les auteurs de la loi de 1842, que l'intervention du clergé dans l'enseignement primaire est désirable, parce que cela est dans les mœurs du pays et parce que ce n'est pas par de la spéculation, par de la théorie que l'on gouverne.

Le législateur doit être pratique et tenir compte des hommes que la loi va régir, de leurs sentiments, de leurs croyances, voire même de leurs passions et de leurs préjugés. Ce n'est pas en froissant des sentiments, que d'autres appellent des erreurs, que moi je crois respectables et légitimes, ce n'est pas en froissant les croyances que vous arriverez à inspirer aux citoyens belges le désir de se soumettre à la loi d'instruction primaire, à faire qu'elle soit observée.

La loi de 1842, sur l'enseignement primaire, n'est pas logique, dit-on, en ce qui concerne les rapports de l'autorité civile et du clergé ; je le (page 383) veux bien ; je le concède volontiers à l'honorable M. De Fré. J'admets que la séparation absolue de l'Eglise et de l'Etat est une théorie beaucoup plus nette, plus logique et qu'elle n'est pas celle de la loi de 1842. J'admets que la Constitution consacre le principe de cette séparation et qu'elle a eu grande raison de le consacrer ; c'est même là le point de départ d'un grand nombre de dispositions constitutionnelles.

Mais je dis à l'honorable M. De Fré qu'en proclamant ce grand et large principe, cette utile conquête de 1789, les auteurs de la Constitution, les vieux libéraux de 1830 et 1831, ont compris que certains principes comportent dans l'application d'indispensables tempéraments, commandés par la nature de ceux que ces principes sont appelés à régir. Et ils ont transigé eux-mêmes avec les principes. Ainsi, tout en inscrivant dans la Constitution le principe de la séparation de l'Etat et de l'Eglise n'a-t-on pas introduit deux autres dispositions tout aussi illogiques pour le moins que la loi de 1842, mais aussi bien justifiées qu'elle par l'esprit de nos populations ? N'a-t-on pas mis à charge de l'Etat les traitements des ministres du culte ? N'a-t-on pas déclaré que le mariage civil doit précéder la bénédiction religieuse ? Les législateurs de 1831 en agissant ainsi ont été parfaitement inconséquents avec eux-mêmes et avec le principe de la séparation de l'Etat et de l'Eglise.

Pour rester impitoyablement logiques comme voudrait l'être en 1858 l'honorable M. De Fré, ils auraient dû décréter que l'Etat laissait marier par l'église qui elle voulait sans que l'autorité civile se mêlât de la chose, ils ne devaient pas mettre à charge du trésor les traitements des ministres du culte.

Mais nos illustres devanciers ont compris la différence séparant la théorie, c'est-à-dire la doctrine, de la loi qui est la pratique.

La théorie en politique c'est l'algèbre en mathématiques qui raisonne sur les chiffres, les x, les choses et les abstractions.

Un gouvernement ne peut pas marcher avec des abstractions et des chiffres.

II lui faut, avant tout, des idées pratiques et réalisables parce qu'il opère sur des hommes et sur des faits.

Je suis donc partisan de la loi de 1842 parce que je la considère comme une transaction, et cette transaction a été loyalement exécutée depuis 1842 jusqu'aujourd'hui.

Depuis 1847 jusqu'en 1858, sous les divers ministères libéraux qui se sont succédé, la loi de 1842, on me le concédera sans doute, n'a présenté dans son exécution, aucun inconvénient sérieux. Cette loi fonctionne depuis seize ans ; des conflits, des difficultés ont surgi, surtout à cause de certaines prétentions élevées par le clergé ; mais ces embarras ont été bien peu de chose en présence du grand résultat atteint. J'ai peur, si nous touchons à une loi qui a bien fonctionné et pendant longtemps, qui a largement contribué au développement de l'instruction primaire, j'ai bien peur que nous ne tombions dans l'imprévu des théories, je crains que nous ne parvenions pas à trouver une combinaison qui résiste aussi bien à l'épreuve d'une telle expérience et que nous ne soyons entraînés beaucoup plus loin qu'aucun d'entre nous, sans en excepter l'honorable M. De Fré, ne veut aller.

Chaque fois donc que j'en aurai l'occasion, je combattrai les tentatives qui seraient faites pour modifier la loi de 1842 dans son principe fondamental.

Je reconnais que cette loi est susceptible de quelques modifications, notamment dans les parties signalées par l'honorable M. de Brouckere, c'est-à-dire dans ses parties administratives et financières, mais là n'est pas la question. D'autre part, en affirmant ce que j’affirme ici, je ne crois pas avancer quelque chose qui doive encore une fois me faire considérer comme un libéral sut generis un libéral non pur-sang.

Je me rassure, lorsque je me souviens que la loi de 1842 a été votée à la presque unanimité des membres libéraux de cette Chambre ; l'honorable M. Verhaegen le rappelait tout à l'heure encore, et je ne crois pas, dès lors, le désobliger en le répétant ; il est le seul survivant du trio d'opposants ayant combattu la loi de 1842. Je suis, moi, libéral avec tous les autres. Cette loi, je le répète, a été une transaction ; les libéraux de l'époque ont cru pouvoir l'accepter du jour où il était bien entendu que le prêtre n'entrerait pas à l'école à titre d'autorité légale, et cela a été entendu du jour où il fut reconnu que le refus de concours du prêtre n'entraînait pas la fermeture de l'école. Pour ma part, je le déclare bien franchement, si, eu 1859, la question se présentait encore dans les mêmes termes qu'en 1842, je voterais la loi d'instruction primaire, comme mes honorables devanciers dans cette Chambre l'ont votée.

Un mot et je finis.

Messieurs, je ne regrette nullement que ce débat ait surgi ; je ne crois pas qu'il soit mauvais pour l'opinion libérale, par cela seul que nous ne pensons pas sur ces bancs (que l'on considère encore, je suppose, comme libéraux) de la même manière sur les trois questions que je viens de traiter à mon tour et que le débat en ait fourni la preuve.

Je crois que jeunes et vieux, loin de nous diviser, nous nous entendrons mieux, après avoir dit tout haut ce que nous pensons. C'est là pour moi le résultat utile du débat. Loin d'y voir le brandon de discorde dont on a parlé, je considère comme un puissant moyen d'union cette franchise, cette netteté d'expression de part et d'autre. Nous sommes tous gens du libre examen, ce qui implique la tolérance. Mais pour que le résultat conciliateur soit complet, je demande aux vieux, je me demande à moi-même, car je suis incontestablement des vieux, de ne pas trop s'irriter des prétentions, des idées que présente comme programme le jeune libéralisme ; de ne pas le considérer surtout comme un programme d'opposition.

Il n'y a là, on l'a dit, que choses très peu jeunes ; il y a nos vieux principes, nos vieilles promesses et nos vieux discours. Entre le jeune et le vieux libéralisme une seule différence se révèle, selon moi, et cette différence tient à l'âge : les jeunes libéraux sont impatients, ils voudraient que les vieilles promesses faites fussent réalisées le plus vite possible ; eh bien, franchement, puisque nous parlons en famille, convenons que nous pourrions bien faire quelque chose pour eux. Ils sont un peu impatients, eh bien, pressons légèrement le pas, allons un peu plus vite en besogne pour accomplir ce que nous avons promis, rien de plus, et le pays se félicitera comme nous du résultat de ce débat ; nos adversaires politiques n'y auront certes rien gagné.

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