(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 1567) M. Tack procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
M. Vermeire donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. Tack présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le conseil communal de Bruges demande des modifications aux heures de départ des convois d'Ostende et de Gand, de manière à établir une coïncidence directe entre les arrivées et les départs. »
M. Coppieters 't Wallant. - Le conseil communal de la ville de Bruges se plaint du préjudice qui résulte, pour ses administrés, de la manière dont le service est organisé sur le chemin de fer direct de Gand à Bruges. Des plaintes ont déjà été formulées dans cette enceinte concernant cette organisation. Comme il est extrêmement important qu'il y soit porté remède, je demande qu'elle soit recommandée à l'attention spéciale de la commission, avec prière de nous faire un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
« Le sieur Vanderwee-Torfs se plaint de ce que le gouvernement n'a pas suivi l'avis de la députation permanente du conseil provincial d'Anvers qui a proposé de réduire de vingt pour cent, en faveur des héritiers du sang, le legs de charité de la dame Bogaerts-Torfs. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. de Perceval. - Je demande qu'il soit fait un prompt rapport sur cette requête.
M. Lelièvre. - Cette pétition étant relative au projet de loi sur la bienfaisance, je demande qu'elle soit déposée sur le bureau pendant la discussion du projet dont il s'agit.
- Ces deux propositions sont adoptées.
« Le sieur Badoux, combattant de septembre, demande une pension. »
- Même renvoi.
« Le sieur Mequillet prie la Chambre d'adopter la proposition de loi relative à la détention pour dettes. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. Lelièvre. - Je demande que la pétition soit renvoyée à la commission chargée d'examiner la proposition de M. de Brouckere. Je prie cette commission d'activer ses travaux et s'il m'est permis d'émettre une opinion sur la meilleure voie à suivre, je pense qu'il est préférable d'adopter dans la session actuelle la proposition de M. de Brouckere qui réalise une amélioration considérable, que de renvoyer la discussion à une session prochaine, dans l'espoir d'obtenir des mesures plus complètes. Le pétitionnaire réclame une disposition de justice et d'équité, la Chambre doit, ce me semble, la décréter dans le plus bref délai. »
- La proposition de M. Lelièvre est adoptée.
M. Coomans, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé.
- Ce congé est accordé.
M. le président. - La discussion générale continue.
La parole est à M. de Steenhault inscrit « sur ».
M. de Steenhault. - Il est sans doute bien téméraire à moi de venir prolonger encore une discussion aussi longue déjà, aussi brillante, aussi complète enfin et où, je crois, tout a été à peu près dit. Mais j'espère que vous voudrez bien encore me donner quelques instants de bienveillante attention, parce que, dans une discussion aussi importante, en présence d'un dissentiment aussi profond, chacun de nous devait pouvoir exprimer toute sa pensée ou tout au moins motiver son vote.
Ce que j'ai à vous dire n'est pas le résultat d'un parti pris arrêté d'avance, je n'ai voulu parler qu'après avoir attentivement écouté et entendu.
C'est dans la discussion elle-même que j'ai voulu chercher ma conviction.
Je vous l'apporte sans réticence, sans arrière-pensée, sans ménagements pour qui que ce soit. Mais qu'il me soit cependant, avant tout, permis de répondre deux mots à l'honorable baron Osy, qui vous a dit dans un des premiers jours de la discussion qu'il n'était pas permis aux députés de Bruxelles d'avoir une opinion.
C'est de toute la force de mon âme que je proteste contre cette allégation, je la repousse comme inexacte, je dirai même comme injurieuse. Personne ne m'a jamais parlé de la charité ; je prétends revendiquer pour moi seul la responsabilité de mon vote et de mon opinion et, pour ma part, je nie hautement, de la manière la plus formelle, la plus complète la plus entière, les influences, la pression, les engagements dont il a probablement voulu parler.
Ou a parlé de pression ; j'aurais bien des choses à répondre à l'honorable membre, mais je ne le suivrai pas sur ce terrain, parce que je crois, et qu'il me permette de le lui dire, parce que je crois que le premier devoir, entre membres de la législature c'est de savoir se respecter. Cela dit, j'aborde le sujet en discussion.
Un fait m'a frappé depuis que cette loi sur la charité est à l'ordre du jour, c'est la marche des partis en Belgique, c'est la tendance fatale, malheureuse, irrésistible de transporter les discussions sur un terrain qu'elles ne devraient jamais aborder, c'est la couleur que l'on cherche à leur donner, c'est enfin le caractère d'opposition antireligieuse que l'on prétend nous infliger. Dans une partie de la presse, la presse qui représente le plus fidèlement les tendances de nos adversaires, on n'a jamais laisse, malheureusement, échapper une occasion, et dans cette enceinte même nous n'en sommes pas à notre début dans cette voie.
Cet appel au sentiment religieux est une arme puissante, je le sais, messieurs, mais elle est trop dangereuse à manier, pour qu'abstraction faite de tout intérêt de parti, ce ne soit pas avec regret que je la trouve aux mains de nos adversaires.
On nous a donc encore cette fois accusés d'être sur un mauvais terrain. Je renvoie ce reproche à mes honorables adversaires, s'il ne s'adresse qu'à ce côté de la Chambre, je ne l'accepte que s'il s'adresse à nos adversaires comme à nous, et c'est alors une immense concession que je fais, car ce n'est pas nous qui avons cherché à compliquer le débat d'éléments bien faits sans doute pour soulever de légitimes susceptibilités, mais qui en réalité lui étaient complètement étrangers.
Ce n'est pas nous qui avons dit, comme l'a fait encore hier l'honorable M. Dumortier, que la question que nous débattons était une question de liberté de conscience, de liberté religieuse, ce n'est pas nous qui avons prétendu qu'il ne s'agissait de rien moins que de sacrifier et d'asservir l'influence religieuse, c'est de vos bancs que sont parties ces imprudentes allusions au domaine religieux, quand nous nous n'avons cessé de vous répéter que c'était là sans doute une question sérieuse, difficile, la plus importante peut-être qu'il soit donné au législateur de résoudre, mais où tous les éléments dont vous vouliez la grossir, n’avaient, en définitive, que faire.
On nous accuse, et je ne le sais que trop, messieurs, d'être systématiquement opposés à toute intervention du clergé. Mais ces accusations sont-elles sérieuses, quand jamais nous n'avons contesté au prêtre la légitime part d'influence qui lui est due ?
Le prêtre ne siège-t-il pas dans l'immense majorité de nos bureaux de bienfaisance, ne préside-t-il pas, pour ainsi dire, tous les comités de charité, n'intervient-il pas, à titre d'autorité, dans l'instruction primaire, et la convention d'Anvers ne vous a-t-elle pas enfin prouvé que nous n'avions qu'un but, qu'un désir et que vos accusations ne sont enfin qu'une machine de guerre sans aucun fondement quand elle s'adresse à tout un port ?
Et pour ce qui me concerne personnellement, on ne m'accusera pas, je pense, d'être hostile au principe religieux, quand je n'ai eu qu'un but dans ma vie, c'est de donner à mes enfants une instruction dans ce sens. Bien que ceci soit une considération personnelle, qui ne devrait pas avoir place ici, je le dis maintenant, parce qu'on y a fait allusion, et que je ne veux pas qu'on puisse penser que je cherche à m'en cacher ou à en faire un mystère.
Je n'ai jamais compris le libéralisme comme exclusif de sentiments religieux.
Ces accusations nous toucheraient peu si elles n'étaient qu'injustes ; mais ce qui nous frappe c'est le danger qu'elles peuvent avoir.
Nous devrions, messieurs, nous ressouvenir un peu plus souvent que la Belgique indépendante n'est possible qu'à force d'union, et que le but vers lequel nous marcherions avec ce système est la division, la désunion de plus en plus profonde et dont tous, sans exception, nous porterons la peine.
Si, quelquefois nous avons été un peu loin dans nos craintes, nos appréhensions et nos susceptibilités, qui le devons-nous ? Et avez-vous toujours donné l'exemple de la modération dans vos prétentions et vos exigences, dont M. le ministre de l'intérieur lui-même, que vous n'accuserez pas avec nous, je pense, pourra vous parler et dont il n'a pas toujours eu à se louer ?
Etes-vous bien certains qu'aujourd'hui dans la question qui nous occupe, vous êtes bien exclusivement les défenseurs des intérêts du pauvre ?
Pour moi je vous l'affirme en âme et conscience, je n'en suis pas certain, et la discussion m'a de plus en plus confirmé dans mes doutes et mes craintes.
Mais ce dont je ne doute pas, c'est qu'il n'y a pas la moindre place dans ce débat pour tout ce qui pourrait toucher aux intérêts religieux bien entendu.
Si je n'ai pas le bonheur d'être toujours d'accord avec mes honorables adversaires, ce n'est pas dans cette circonstance que nous serions séparés et je le dis carrément, si cela était vrai, ce ne serait pas au nombre des adversaires de la loi, telle qu'elle est même présentée, que l'on aurait à me compter.
Je ne repousse donc pas la loi, pas par la crainte d'une influence que je respecte quand elle se meut dans des bornes modérées et légitimes et qui comme l'a fort bien dit M. le ministre de l'intérieur, est une sauvegarde contre les cataclysmes sociaux dont il nous a menacés.
Mais ce que j'appréhende de la situation nouvelle qui serait faite par (page 1568) le projet de loi, ce sont des exagérations, des excès, des abus prévenant d’un désir immodéré d'influence que vous-mêmes vous serez impuissants à modérer.
Les garanties que nous vous demandons seraient votre sauvegarde, et vous nous les refusez pour livrer ceux que vous voulez servir à toutes les accusations, à tous les soupçons que la passion ou l'intérêt feront naître.
Ce régime, messieurs, ne peut être long. Car il use vite ceux qui en profitent, et la loi, telle qu'elle est présentée, semble faite pour vous l’exposer.
Deux points tendaient précisément à rendre impossibles les accusations que j'entrevois.
L'autorisation par la législature et un contrôle plus efficace.
Sur ces deux points, M. le ministre de la justice n'a fait aucune concession sérieuse.
Les amendements proposés ont bien le mérite, je le reconnais, de rendre la loi un peu moins mauvaise dans quelques-unes de ses parties accessoires, mais M. le ministre reconnaîtra avec moi qu'il ne touche que fort indirectement aux deux points que j'indique.
D'abord, quant à l'autorisation dont la loi investit le gouvernement, M. le ministre reste muet. il n'en dit mot, et nulle part je n'ai pu trouver de trace des motifs qui l'ont engagé à rejeter le principe du projet Faider dont, cependant, il ne cesse de louer la modération et l'esprit transactionnel.
Cependant puisqu'il nous indique pourquoi certaines dispositions ont été acceptées par lui, il aurait bien pu nous ajouter pourquoi il en a rejeté certaines autres.
M. le ministre ne discute pas ce point. Il se met à l'aise en se bornant à nous dire, comme il l'a encore répété samedi, que nous sommes exclusifs, que nous n'admettons que ce qu'il appelle le système de 1847.
Or cela n'est pas, et je m'étonne que M. le ministre ait cru pouvoir se permettre cette assertion.
Il y a loin du système de 1847 au projet de Brouckere, que nous avions accepté, que pour ma part j'ai voté en section, que j'aurais voté en séance, et avec lequel on m'aurait même trouvé dispose à faire des concessions pour les administrateurs spéciaux.
M. le ministre, comme palliatif, comme mesure destinée à combler une lacune que sa proposition même indique qu'il reconnaît, propose de remplacer l'action directe des Chambres par un rapport annuel ; il nous a souvent parlé la main sur la conscience, mais cette fois est-ce bien encore la main sur la conscience qu'il a cru à l'efficacité du moyen de contrôle qu'il vous propose ?
Mais, messieurs, pour donner tous les renseignements qu'il promet il faudra des volumes, et ce sera le meilleur moyen de les rendre inutiles.
Vous rappelez-vous, messieurs, certaine inspection des chemins vicinaux qui a soulevé tant d'oppositions, tant de récriminations ? Vous rappelez-vous ces gros volumes où je vous garantis qu'il vous a été impossible de contrôler le bon emploi des subsides que vous votiez (interruption), où on n'y voyait que du feu ; ou, si vous voulez, où l'on ne voyait que du feu. Eh bien, vous aurez le pendant, la seconde édition de l'inspection des chemins vicinaux.
Comment voulez-vous, d'ailleurs, qu'un seul homme puisse aller de commune en commune, de ville en ville, vérifier, contrôler toutes les administrations de fondations ?
Je le dis franchement, proposer un semblable moyen de contrôle, c'est presque suspecter le bon sens de la Chambre.
Et cependant, messieurs, l'intérêt même des institutions que vous voulez favoriser demande que cette loi soit une loi de transaction, et non pas une loi de parti que le public a déjà baptisée.
On vous l'a déjà dit, messieurs, vous ne pouvez avoir, je pense, la prétention de rester toujours majorité. Nous avons eu notre règne, vous avez le vôtre, mais le nôtre reparaîtra ; le jour viendra où la majorité vous échappera, et ici je ne fais aucune allusion, je ne parle que de la marche régulière des choses, du jeu naturel de nos institutions, ne voyez-vous donc pas que la première besogne de la majorité sera de changer votre loi, et que son abrogation sera le point de mire, le drapeau de ceux qui nous succéderont ?
Je pourrai, je pense, vous prouver en peu de mots que M. le ministre se fait là la plus grande des illusions.
Je passe à la seconde garantie que nous réclamons : l'efficacité du contrôle. M. le ministre continue à trouver une garantie suffisance dans la reddition des comptes au conseil communal et a la députation.
Je prends comme exemple, parce que ce sera le cas le plus commun, la distribution de secours.
D’après le projet, ou pourra instituer un seul administrateur comme plusieurs et ce sera même ce qui arrivera le plus souvent ; eh bien, croyez-vous que la garantie qu'on propose sera suffisante, pour le contrôle des comptes d'un seul administrateur parfaitement libre et n'ayant personne à côte de lui pour le mettre en garde contre toute pensée d'abus ou de malversation, réglant tout à sa fantaisie, n'ayant à prendre conseil de personne, et n'était tenu que. par un compte qu'étant seul il remplira à peu près connue il l'entend ?
Ou aura, dit-on, la liste des pauvres secourus. Mais là n'est pas la question, il s'agit de savoir si les listes pourront servir au contrôle, et c'est là ce que je nie et en parlant d'expérience, c'est là ce que je nie de la manière la plus complète.
Jamais vous n'obtiendrez la vérité d'un pauvre. Son premier soin est toujours de cacher ce qu'il a reçu, et si l'on devait s'en rapporter à des déclarations de ce genre, je défie de trouver un distributeur honnête homme en Belgique.
Je sais bien qu'on me dira qu'il en est de même pour la charité officielle, mais j'y viendrai, je ne puis pas tout dire à la fois.
Quant aux doubles emplois, chose si importante en matière de charité, de la charité qui n'est jamais inoffensive pour les doubles emplois, ils ne pourront être constatés que lorsque le mal sera fait, dans l'année qui suit la distribution, et encore faudrait-il pour arriver à cette constatation faire le dépouillement de deux listes, ce que ne se fera pas et par le très bon motif que les administrations de bienfaisance ne transmettent pas au conseil communal les listes dont je parle.
Les distributions à domicile sont portées au compte en un seul article, et la vérification du conseil ne va jamais au-delà.
C'est donc confier, je ne dirai pas, à la probité, mais à l'impartialité, à l'intelligence d'un seul homme la gestion d'une matière pour laquelle la loi a prétendu que la garantie de cinq administrateurs au moins n'était guère de trop.
Les inconvénients signalés, me dira-t-on, sont inhérents à la charité légale, comme ils le seraient à la charité privée.
En apparence oui, en réalité non.
D'abord je l'ai déjà dit, les administrations de bienfaisance sont composées de cinq membres au moins, première garantie, car on ne peut que difficilement supposer l'improbité, le défaut d'intelligence, ou la complicité de cinq personnes.
Si cela se présentait ; ce serait tout à fait exceptionnellement.
Une seconde différence, et non moins radicale.
Les bureaux de bienfaisance sont composés de contribuables, au nombre desquels figure le bourgmestre, qui a une responsabilité vis-à-vis de ses administrés et qui est le premier intéressé à la bonne répartition des secours, car il sait bien qu'à la première insuffisance reconnue, c'est sur lui que retombera l'impopularité de nouvelles demandes de fonds.
Dans les administrations spéciales du projet de loi, vous n'avez, en réalité, comme garantie que la conscience, et, soyons francs, messieurs, n'exaltons pas l'homme, ne le prenons que pour ce qu'il vaut, et disons que l'insouciance, la paresse, l'intérêt privé seront de terribles adversaires de la conscience, d'administrateurs surtout qui n'auront même jamais connu les fondateurs.
Ajoutez à cette situation la tendance native à l'opposition, à l'indépendance, chez des administrateurs couverts par leur inamovibilité, et je crois être vrai en disant que tout votre arsenal de dispositions répressives échouera en présence d'un administrateur unique, surtout et même, comme je l'établirai tout à l'heure, en présence de plusieurs, si vous n'y introduisez l'élément officiel.
Qu'en résultera-t-il, messieurs ? C'est que le fonctionnaire civil, le prêtre surtout, auquel, sans vous en douter peut-être, vous faites endosser là une véritable robe de Nessus, sera sais cesse en butte aux récriminations, aux réclamations, aux soupçons qui terniront son caractère et son ministère.
Les conséquences, je ne vous les déduirai pas. Vous les touchez du doigt.
Vous nous accusez et vous ne voyez pas que c'est vous, les défenseurs-nés des administrateurs futurs, qui les exposeraient fatalement, nécessairement, en ne prenant pas les précautions que leur position particulière et toute exceptionnelle commande et que le bon sens indique.
Il aurait donc fallu, comme le proposait la commission présidée par M. Leclercq, que les fondations fussent composées, non pas d'un, mais de plusieurs administrateurs.
Il faudrait que l'élément officiel communal y fût représenté. Sans la présence, dans les administrations spéciales, des deux éléments d'une origine différente et donnant la garantie du contrôle par leur opposition même, vous n’aurez jamais qu'un contrôle vague, incertain, illusoire.
Il faut que l'autorité civile, avec la députation permanente pour soutien, ait voix au chapitre et puisse, ne fût-ce que par sa présence, empêcher des abus qu'on sait devoir être dénoncés.
La communauté de vues, d’intentions, si naturelle, chez des administrateurs ayant une même origine, leur indépendance, leur inamovibilité, l'absence de responsabilité autre que la reddition d'un comble sut lequel on peut s'entendre, sont des points trop importants pour être négligés.
Mais on a eu si peur de gêner en quoi que ce fût les administrateurs spéciaux qu'on a voulu leur éviter le moindre contact avec l’autorité communale, qui dans l'intérieur de la fondation aurait bien pu jeter quelques regards indiscrets.
Tout cependant, messieurs, faisait une loi au gouvernement d'être sévère, au point de vue d'un contrôle qui ne devait pas seulement garantir le bien des pauvres, mais qui devait aussi préserver les administrateurs que la nature de leurs fonctions expose.
C'est cependant ce qui n'a pas été fait.
Les garanties qui devaient légitimer, expliquer les autres dispositions de la loi, vous nous les refusez, et vous ne voyez pas que vous compromettez ceux que vous voulez servir, vous ne voyez pas, (page 1569) M. le ministre, qu'au-dessus de l'intérêt d'un parti, plane un intérêt beaucoup plus élevé, qui malheureusement n'est jamais assez distingué de ceux qui le représentent, et que c'est cet intérêt le plus sacré de tous qu'aveuglement vous livrez aux luttes, aux accusations, dont je le crains bien, sera solidaire et qui ne devraient jamais pouvoir l'atteindre.
Ces garanties dont je vous parle sont la clef de voûte du système.
Elles doivent donc être telles que rien ne puisse les ébranler ou les faire soupçonner d'insuffisance.
Il faut que les fondations soient à l'abri sous leur égide, et si quelques abus se présentaient encore, il faut que la complicité du pays, lui-même, par l'intervention de la législature, rende toute attaque, toute accusation stérile ou inopportune.
Pour moi, je crois donc, la main sur la conscience, que le système le plus propre à faire tomber toutes les objections, c'est de laisser le droit d'autorisation à la législature.
Ce système a, je le reconnais volontiers, quelques inconvénients, mais je crois qu'il offre des avantages qui ne sont pas balancés par celui du projet.
Je termine, messieurs, mais je ne finis pas par une invocation à l'esprit de charité, je finis en m'adressant à votre patriotisme.
La situation est difficile, messieurs ; nos différends sont encore profonds, mais cherchons avec calme, de bonne foi, sans parti pris ; cherchons, et nous aurons bien mérité du pays, si nous parvenons à formuler une loi de transaction qui, je crois, est désirée de tous, et pour laquelle je ne désespère pas encore de voir trouver une solution.
J'ai l'honneur de déposer un amendement donnant au pouvoir législatif le droit d’autorisation.
M. le président. - M. de Steenhault, veuillez faire passer votre amendement au bureau.
M. de Steenhault. - Mon amendement consiste dans la reproduction de l'article 5 du projet de loi de M. de Brouckere.
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - Messieurs, je désire donner sans tarder les renseignements que l'honorable M. Frère-Orban nous a demandés à la fin de la séance d'hier. L'honorable membre n'est pas présent. Mais il s'agit de chiffres qu'il pourra trouver au Moniteur.
A la fin de la séance d'hier, l'honorable M. Frère-Orban, répondant à l'honorable chanoine de Haerne, qui lui signalait une erreur dans l'appréciation du tableau que mon honorable collègue vous a fait distribuer, disait : Nous ne connaissons pas vos écoles dentellières. Laissez-nous pénétrer dans vos écoles, donnez-nous des renseignements et alors nous ne commettrons pas d'erreurs. Il ne s'est peut-être pas servi de ces expressions ; son discours ne se trouve pas encore aux Annales parlementaires ; mais je crois avoir bien apprécié la demande de renseignements.
Je suis à même de pouvoir donner ces renseignements dans ses plus petits détails. Je suis administrateur spécial unique d'une de ces écoles dentelières. Je prierai donc mes honorables collègues de bien vouloir entrer pour un moment avec moi dans le couvent et dans l'école. Je vais leur faire visiter tous les coins et recoins de l'établissement.
L'école dont je vous parle a été établie en 1820. Elle existe donc depuis trente-sept ans.
Elle n'est pas une exception ; elle est dirigée par les sœurs de St-Vincent qui appartiennent à l'établissement, érigé à Ghyseghem en Flandre. C'est la maison mère qui donne le plus de sœurs à toutes ces écoles dentelières des Flandres. Or la maison-mère fait les mêmes conditions à toutes les écoles. Voici les conditions imposées à ceux qui veulent établir une de ces écoles. Une sœur ne peut pas se charger de plus de 75 enfants, mais elle se charge de l'éducation et de la surveillance de 75 enfants. A l'école dont je parle il y a 200 enfants en été, 250 en hiver et il y a trois sœurs pour surveiller et pour élever ces 250 enfants ; il y a une quatrième sœur pour faire le ménage. Il y a donc quatre sœurs en tout. La maison-mère exige, avant de donner ces sœurs, qu'on leur bâtisse un local, un local indépendant pour elles et un local pour les enfants.
Le local des sœurs est très modeste, il se compose d'une maison de paysans, proprement bâtie, mais sans aucune espèce d'élégance ; il comprend, au rez-de-chaussée, un parloir, un réfectoire, une cuisine et une buanderie, et à l'étage supérieur quatre cellules pour les quatre sœurs, plus une cinquième cellule pour l'inspectrice, quand elle vient inspecter l'école ; en outre un grenier.
Le local des élevés est spacieux.
Celui qui institue cette école fait marché avec la maison-mère ; il s'engage à payer 300 francs par an pour chaque sœur et moyennant ces 300 francs, les sœurs doivent pourvoir à leur habillement, à leur nourriture. On leur donne le chauffage en sus, et un petit jardin, d'environ un quart d'hectare plus ou moins selon les localités ; voilà tout ce que reçoivent les sœurs et tout ce qu'elles peuvent recevoir, il ne leur est pas permis de recevoir un centime en sus des 300 fr.
Voici maintenant comment sont traités les enfants. Ils arrivent à l'école à 8 heures, ils font une prière très courte et on leur apprend à lire pendant une heure ; puis ils font de la dentelle jusqu'à midi. A midi ils retournent chez eux. Ils ne reviennent qu'à 2 heures. Ils reçoivent une leçon d'écriture pendant une heure, puis ils travaillent jusqu'à 4 heures et 1/2. (Interruption.) Non, les sœurs n'ont pas d'autre chapelle que l’église du village, qui, à la vérité, est peu éloignée de l’école. Les enfants n'ont pas d'oratoire. Il y a dans la salle commune un crucifix et des images de la sainte Vierge et de saint Joseph. A 4 heures et 1/2 les enfants se répandent dans la cour et mangent une tartine qu'ils ont apportée avec eux ; il rentrent en classe en chantant un cantique, reçoivent une leçon d'arithmétique pendant une demi-heure, puis se mettent à faire de la dentelle jusqu'à la tombée de la nuit.
Les enfants pauvres ne payent rien ; mais s'il y a dans les villages des Flandres beaucoup de pauvres, il y a aussi des personnes fort à leur aise et qui n'acceptent pas l'instruction gratuite. Les parents aisés payent par mois pour les petits enfants 70 centimes, et pour les enfants un peu plus grands 1 franc.
Ces rétributions d'un franc et de 70 centimes ne vont pas aux sœurs ; la somme de 500 à 600 francs que ces rétributions produisent revient à ceux qui ont institué l'école.
J'arrive maintenant au produit des dentelles.
Celui qui a érigé l'école est obligé de donner à fonds perdu une somme de 3,000 francs pour constituer un fonds de roulement, pour le stock du fil qu'on achète et pour attendre la rentrée du prix des dentelles.
On. achète directement aux fabricants de fil la provision de fil au meilleur marché possible ; puis on ouvre à chaque petite fille un compte courant ; on inscrit à son débit le prix du fil qu'on lui remet et on le lui vend au prix qui a été payé au fabricant. Par conséquent la petite ouvrière profite d'un achat fait en grand ; lorsqu'elle a fabriqué une pièce de dentelle et qu'elle est vendue, on en porte le prix à son avoir, et après avoir déduit la valeur du fil, on lui donne le produit complet, sans rien garder ni pour les sœurs, ni pour l'établissement, ni pour le fondateur, ni pour le clergé !
Or, dans l'école dont il s'agit et dont je connaissais très bien tous les détails avant mon entrée au ministère, car depuis que je suis ministre, je suis oblige d'avoué que je néglige à la fois mes affaires propres et celles de l'école ; dans cet établissement, dis-je, les élèves gagnent en moyenne par an une somme de 80 fr., qu'ils rapportent à leurs parents.
Je dis en moyenne, parce qu'il y a là de petites filles de 7 à 12 ans, qui travaillent horriblement mal et qui font des dentelles à parer les sauvages.
Ces petites filles qui gâchent et dissipent beaucoup de fil avant de pouvoir travailler utilement ne gagnent que 10 à 12 fr. par an ; mais il en est d'autres, qui sont très intelligentes et qui gagnant jusqu'à 300 fr. par an.
Je réponds de l'exactitude de ces renseignements. Je dois dire cependant que l'année dernière la sœurs supérieure m'a déclaré que depuis la cherté des vivres elle ne faisait plus de conditions à 300 fr., qu'elles demanderaient dorénavant 330 fr. ; cela ne fait pas encore un franc par jour.
Si quelques-uns de mes collègues voulaient venir avec moi un dimanche, pendant l'été, je me ferais un vrai plaisir de leur montrer en détail l'école dont j'ai l'honneur de leur parler.
Puisque je suis levé, que la Chambre me permette de lui dire quelques mots de la loi ; mais auparavant il faut que la Chambre soit bien convaincue, il faut qu'on soit bien convaincu au-dehors que dans les quelques mots que je vais dire je ne parlerai que de la Belgique, et pour la Belgique.
Je n'ai jamais fait de propagaude.et je crois d'ailleurs bien réellement que notre Constitution excellente pour nous, serait détestable pour d'autres pays.
Messieurs, le projet de loi est l'œuvre commune du cabinet ; nous en acceptons tous la responsabilité, mais les mêmes principes n'ont pas présidé à sa rédaction ; mon honorable collègue M. le ministre de la justice, qui a la bienfaisance publique dans ses attributions a eu surtout en vue l'augmentation du patrimoine des pauvres, et dans tous les articles réglementaires de la loi, il a voulu donner des garanties sérieuses à la bonne administration de ce patrimoine. Moi je vous avoue que tel n'a pas été mon point de départ.
J'aime bien les pauvres ; mais l'intérêt des pauvres n'est pas le but que je poursuivais en donnant mon adhésion au projet de loi.
J'ai vu dans ce projet un pas en avant vers la réalisation du principe qui a été le mobile de toute ma vie politique. Il y a déjà quelques années que je suis entré dans la carrière publique ; j'y ai débuté en 1828, comme journaliste, depuis lors, au congrès dans les chambres ou ministère, j'ai toujours eu pour principe de diminuer la centralisation autant que possible, de rejeter sur la responsabilité des citoyens cette quantité d'actes dont l'administration est surchargée et embarrassé ; j'ai toujours eu pour principe de tâcher d'élargir de plus en plus le cercle de la liberté humaine pour arriver enfin à ce qu'elle ne soit plus limitée que par la règle des bonnes mœurs et de l'ordre public et par l'exercice de la liberté de son voisin. Pas de mesures préventives, autant de mesures répressives que vous voudrez. C'est là, à mon avis, l'esprit de la Constitution.
Je n'ai pas approuvé complètement le projet présenté parce que je ne l'ai pas trouvé assis sur une base assez large. Je lui donne mon appui, mais sans sympathie. Je trouve que ce n'est pas seulement la charité qui réclame la liberté de fonder pour l'avenir, je voudrais que cette liberté fût étendue à tout, j'aurais voulu une loi réglant les fondations en général, car aujourd'hui on ne peut rien fonder en faveur de l'industrie, du commerce, de la littérature, des beaux-arts, des plaisirs (page 1570) pour fonder un prix pour améliorer telle ou telle industrie, pour trouver les moyens d'arriver à ce que la santé des ouvriers ne soit plus atteinte par tel ou tel élément.
Vous voudriez fonder un prix annuel ou quinquennal, ou décennal, avec administration spéciale de fabrication, que cela vous serait impossible.
M. Lebeau et M. de Brouckere. - Par une loi c'est très possible !
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - Une loi pour chaque donation ! Allons donc ! Et si la fondation était sans importance ? Je vais faire une supposition fort innocente.
Il y a dans la société, à chaque génération, de vieux garçons qui n'ont pas d'héritiers et qui sont des originaux. Ils cherchent à faire parler d'eux par leur testament ; ils ont des idées extraordinaires, ils ont des intentions excentriques si vous le voulez ; mais enfin ils ne sont pas libres à présent de faire leur volonté. Je suppose, par exemple, qu'un général n'ayant pas d'héritier veuille, pour perpétuer son souvenir dans l’armée, laisser sa fortuné en désignant comme administrateurs spéciaux le ministre de la guerre et le commandant de place de Bruxelles pour instituer un grand banquet à donner à tous les officiers de la garnison de Bruxelles le jour de l'anniversaire du Roi. Il ne peut le faire.
J'ai seulement voulu vous citer un fait qui n'est pas important certainement, mais qui preuve que la liberté de fonder est déniée aux citoyens.
Eh bien, ce n'est pas là l'esprit de la Constitution. L'esprit de la Constitution est de n’apporter aucune entrave préventive à quoi que ce soit ; mais il faut contre les abus la répression la plus sévère.
Messieurs, je n'ai pas bien saisi la distinction qui a été établie l'autre jour par l'honorable M. Frère entre la charité privée pendant la vie et la charité fondée après la mort. J'avoue que je ne vois dans ces deux actes qu'un même acte avec la différence de la somme d'argent. Ainsi je fonde dans une commune un hospice qui coûte 4,000 fr. par an. Personne n'a rien à dire. Mais si je donne 100,000 fr. pour servir cet intérêt de 4,000 fr. à l'hospice, qu'y a-t-il de changé ? La somme d'argent est augmentée et voilà tout.
Je crois que l'Etat est tenu d'édicter les règles qui font que mon don aura sa bonne destination, mais il ne peut pas empêcher la réalisation de mes bonnes intentions. C'est contraire à la liberté, cela me révolte.
Messieurs, j'ai entendu avec peine et avec surprise quelques-uns de nos honorables collègues rappeler dans cette occasion le souvenir de Charles X et du prince de Polignac. J'avoue que je ne saisis pas, en bonne conscience, le rapport qu'il peut y avoir entre notre situation et celle de 1830 au moment des ordonnances. Où est Charles X ? Où est le prince de Polignac ? où sont les fous qui voudraient renverser ta Constitution ? Je crois réellement que c'est dans un moment de distraction ou d'oubli que ces deux noms ont été prononcés dans cette Chambre.
J'ai mieux compris l'honorable M. Lebeau, lorsqu'il nous a dit : Il n'y a plus besoin de congrès libéral ; la loi que vous allez faire sera le drapeau électoral ; ce sera le rappel de cette loi qui servira de cri de ralliement aux comices électoraux. Je comprends et j'admets, cela est parfaitement constitutionnel, parfaitement légal. En bien, j'accepte l'appel que l'honorable M. Lebeau a fait aux comices électoraux. Quand on aura vu fonctionner cette loi si elle est votée, soit après un an aux élections prochaines, soit après trois ans aux élections suivantes, j'accepte le verdict que prononcera le pays.
(page 1577) M. Orts. - J'avais annoncé à la Chambre, dans l'une de ses dernières séances, que le débat, selon moi, était désormais circonscrit dans d'étroites limites ; que, si j'y prenais part, ce ne serait qu'avec l'intention bien formelle de ne pas les franchir.
Le discours que nous avons entendu dans la séance d'hier me force à me départir de cette résolution, il faut que je réponde à des accusations violentes, passionnées autant qu'injustes. Il faut que j'y réponde pour l'honneur du parti auquel j'appartiens. Il faut que j'y réponde pour mon honneur propre, car j'ai eu ma part de solidarité dans quelques-uns des actes incriminés.
Et pourtant, si je réponds à ces attaques, ce n'est pas qu'en elles-mêmes elles m'aient considérablement ému. Je suis habitué aux violences de langage de l'honorable membre qui les a produites et je les ai souvent excusées, parce que, pour lui, il y a deux motifs grands et légitimes d'excuse que je comprends. Il a une incontestable chaleur de cœur, un grand dévouement à ce qu'il croit l'intérêt vrai du pays à son point de vue, et de plus il s'abandonne facilement à l'entraînement de l'improvisation.
Mais ce qui m'engage à répondre, c'est l'appui que ces attaques trouvaient, d'autant plus énergique qu'elles étaient plus injustes et plus passionnées, sur les bancs de la majorité de cette Chambre, où l'on n'avait pour excuse ni l'entraînement de l'improvisation, ni cette chaleur de cœur, privilège personnel de l'honorable M. Dumortier.
Voilà pourquoi je réponds et voilà surtout à quoi je réponds. La personnalité de l'honorable membre est en dehors de ma réponse.
Quelles ont été ces attaques produites au nom de je ne sais quel droit de légitime défense que je conteste formellement ? Si une attaque aux intentions politiques a été adressée d'un côté de cette Chambre à un autre au début de la discussion, c'est de la bouche de M. le ministre de la justice que cette attaque est partie, et c'est à nous qu'elle s'est adressée.
On dit : Le parti libéral, l'opposition d'aujourd'hui contre la loi en discussion est mue, dans tous ses actes, depuis près de douze ans, par une seule pensée. La Constitution de 1831, la grande transaction entre les partis de cette époque, cette Constitution ne lui suffit plus. Les libertés qu'elle consacre, il les regrette. Il convoite le pouvoir fort pour user de ce pouvoir contre l'œuvre de la Constitution. Les preuves de cette accusation, les voici ; je les énumère avant de les discuter.
Nos hommes d'abord, ceux qui combattent dans nos rangs, quels sont-ils ? On a osé répondre que parmi nous se trouvaient ceux qui avaient combattu sous le drapeau de l’orangisme, ceux qui avaient crié vive la république ! Et l'on s'est armé de ce prétendu passé pour suspecter leurs intentions et la sincérité du serment qu'ils ont prêté le jour où ils sont entrés dans cette Chambre.
Si je suspectais les intentions de ceux qui franchissent le seuil de la représentation nationale en proclamant leur respect pour la Constitution au moment où ils font le premier pas dans cette enceinte, je pourrais dire à mon tour : Vous parlez d'orangistes, de république ? Mais regardez donc derrière vous. Où sont les ministres qui ont servi le roi que vous accusez certains de nos membres de regretter ? Ils siègent sur vos bancs quand ils rentrent dans la vie politique. Où sont ceux qui ont défendu consciencieusement l'opinion que la république convenait à la Belgique. Ils siègent à côté de l'honorable membre qui les attaque.
Un pareil langage ne sera jamais le mien.
Messieurs, je ne suspecte pas ces honorables membres. Pourquoi ? Parce que ces suspicions sont au-dessous de la dignité de la Chambre. Le respect de nous-mêmes ne permet pas de révoquer en doute la sincérité du serment chez ceux que la volonté nationale appelle à l'honneur de représenter le pays.
Dans nos rangs ou a crié : Vive la république ? Mais nos amis étaient au pouvoir, quand la république frappait aux portes de la Belgique. Qui donc a empêché que la république ne franchit les frontières du pays, si ce n'est les hommes du parti libéral que les élections de 1847 avaient portes au pouvoir.
Certains hommes regrettent la part de liberté faite au clergé par la Constitution. On les a nommés. L'honorable M. Verhaegen, par exemple, regretterait l’établissement de la Constitution et la liberté qu'elle assure au clergé. Et pourquoi ? Parce que cet honorable membre, faisant une excursion dans le passé, disait : Sous le régime antérieur à 1789, il y avait, à côté du pouvoir politique attribué au clergé, des garanties pour le pouvoir civil, garanties aujourd'hui supprimées L'honorable. M. Tesch a dit que la part faite par la Constitution au pouvoir civil était mince ; que la part faite à l'autorité religieuse, à la liberté des cultes, avait été large. Donc, il en a parlé avec regret.
L'honorable M. Rogier, rappelant ces temps anciens que nous n'avons pas invoqués les premiers et surtout avec autant de prodigalité qu'on l'a fait sur vos bancs, vous a parlé des appels comme d'abus. Donc il en a parlé avec regret !
Voilà la logique des partis, voilà la logique des accusations auxquelles je dois répondre. Mais si je voulais raisonner ainsi, je dirais à l'organe de ces accusations comme à ceux qui les applaudissent : « Hier, examinant l'organisation de la société moderne et la comparant à l'organisation de la société ancienne, vous vous écriiez : Sous la féodalité le sort des pauvres était assuré. La société moderne a négligé ce soin : il faut que la charité comble la lacune. Vous regrettez donc la féodalité. Vous regrettez cette époque où le travailleur agricole était attaché à la glèbe, où le travailleur industriel ne pouvait obtenir la permission de faire tourner la roue d’un métier sans la demander à prix d'argent à son seigneur !
A chacune de mes accusations téméraires, l'honorable M. Dumortier répondrait et il en aurait le droit : Calomnie ! calomnie ! De quel mot devrais je me servir, à mon tour, pour répondre aux accusations que je viens de rappeler ?
On poursuit avec la même logique et la même justice, et l'on ajoute : « Vos principes actuels sont ceux de 1789 ! Et vous oubliez que derrière 1789 se trouve 1793. » Confusion malveillante, messieurs, contre laquelle bien des fois déjà nous avons protesté, Je me souviendrai toute ma vie que lorsque, pour la première fois, la Chambre apprit à connaître le beau, l'immense talent oratoire dont vous avez encore eu récemment une si éclatante preuve dans cette discussion, lorsque l'honorable M. Frère a pris la parole pour la première fois dans cette enceinte, c'était pour protester de son attachement, de l'attachement du libéralisme entier aux principes de 1789 et aux principes de 1789 seuls ; c'était pour repousser une odieuse solidarité que nous déclinons tous ! Cette accusation est vieille de dix ans. Elle est usée, mille fois réfutée. Mais, sachez-le bien, chaque fois qu'elle se reproduira, une protestation toujours unanime partira de nos bancs : Nous voulons 1789 et ses conquêtes. Nous combattons pour les conserver, en songeant, non à ce qu'il y a derrière 1789, mais à ce qu'il y avait devant, nous nous souvenons que devant 1789, il y avait pour les classes non privilégiées de la société, pour ces classes dont nous sommes fiers de sortir, et j'aime à rappeler notre origine populaire, à nous, hommes du tiers, comme on disait alors, nous nous souvenons qu'il y avait un douloureux et séculaire héritage de misères et d'injustices.
Nous nous souvenons que devant 1789 il y a dix siècles de privilèges et d'oppression brisés en un jour par la justice de Dieu, dont la justice du peuple n'était que l'instrument. Nous n'avons pas oublié que, comme le disait un jour dans un magnifique langage M. le ministre de l'intérieur, l'arbre de 1789 a été planté dans le sang, car ce sang, c'est celui de nos pères. Et nous répétons avec le même orateur que cette douloureuse origine est une raison de plus pour ne pas en perdre les fruits.
Si derrière 1780 se trouve 1793, ce n'est pas aux hommes dont nous sommes les héritiers qu'on peut l'attribuer : les résistances des privilégiés à la volonté, à la justice nationales doivent porter avant tout la triste responsabilité des sanglantes orgies de 1793. On serait presque tenté d'excuser le sanglant délire d'une populace peu éclairée qui se levait folle de douleur, après six siècles de servitude.
Les avertissements sinistres n'avaient pas manqué. Un jour à l'assemblée constituante, alors qu'on ne demandait que des réformes pour prévenir la révolution, que les réformes étaient systématiquement refusées par les privilégiés, on discutait précisément cette grande mesure d'équité sociale que vous appelez une odieuse spoliation, la sécularisation des biens du clergé, un homme du peuple se leva dans une tribune et s'adressant à la partie tumultueuse de l'assemblée : « Messieurs du clergé, s'écria-t-il, vous vous remuez trop ! Vous oubliez qu'on vous rase. On pourrait vous couper. »
Ce sont là de tristes paroles, suivies d'actes plus tristes encore. Mais elles renferment de graves enseignements, non compris alors, compris depuis. Tout le monde a profité de ces enseignements, vous comme nous. Si en 1848 les vieux partis en Belgique avaient fait résistance, comme en 1789, en France, aux réformes que le moment commandait, aucun de nous ne serait ici pour protester de son dévouement à cette Constitution de 1831 qui ne serait plus elle-même qu'un monument historique.
Nos hommes, nos principes ne sont donc en rien contraires au maintien de cette charte de 1831 qui est pour tous les Belges un honneur, une gloire et en même temps une sauvegarde.
Vous avez, dit-on, fait la guerre à la Constitution, au moins à la liberté religieuse qu'elle consacre ; la déclaration de cette guerre est dans le programme d'une assemblée fameuse.
Etrange contradiction, j'ai entendu ici qualifier d'inconstitutionnelle, cette assemblée, par ceux-là qui nous rappelons à chaque instant au respect pour la liberté d'association que la Constitution consacre. Mais passons. Le programme du congrès de1846, ajoute-t-on, c'est le programme du ministère de 1847. Singulière accusation ! On attaque le programme du congrès libéral de 1846, quand on a, parmi ses amis politiques d'aujourd'hui, bon nombre d'hommes qui ont pris part à la rédaction de ce programme, qui l'ont voté, qui l'ont discuté article par article. Je vois des membres du congrès libéral siéger à droite et à gauche de cette assemblée.
J'engage fortement ceux qui suspectent les intentions loyales et constitutionnelles de cette réunion, je les engage à consulter des collègues parfaitement à même de leur donner des informations exactes et qui se trouvent, en quelque sorte, à leurs côtés.
Ce programme du congrès libéral, transporté dans le programme politique du cabinet du 12 août, que contenait-il, après tout, de si profondément hostile aux sentiments religieux, aux intérêts religieux du pays ? Lorsque ce programme fut expliqué par le ministère au sein de cette assemblée, les organes les plus accrédités de l'opinion qui aujourd'hui défend la loi, disaient : « Votre programme n'a pas même le mérite d'être neuf ; c'est le programme de nous tous. » Et lorsqu'on tenait ce langage, (page 1578) le programme était si bien connu, qu'on le reprenait article par article, pour s'arroger en détail une sorte de paternité à l’égard de chacun d'entre eux.
Reprenons-le, messieurs, à notre tour, et voyons ce que l'on a considéré, ce que l'on considère comme si exorbitant, comme si dangereux, si attentatoire à la liberté religieuse, aux convictions religieuses de la majorité du pays.
On demandait dans le programme, l'honorable M. Dumortier le rappelait hier, l'indépendance du pouvoir civil ; oh ! chose effroyable ! l'indépendance du pouvoir civil !
Mais, cette indépendance, sur tous les bancs, tout le monde la proclamait nécessaire. Dès le début de la session de 1847-1848, lors de la discussion de l'adresse, tout le monde se déclarait le partisan dévoué de l'indépendance du pouvoir civil !
L'honorable M. de Theux, tout le premier, affirmait qu'il ne consentirait jamais à être ministre, si ce n'est à la condition d'avoir l'indépendance du pouvoir civil. L'honorable M. Dedecker, qui prit une large part à la discussion, s'appropriait, comme l'honorable M. de Theux, cette première déclaration. L'honorable membre allait bien plus loin. Il faisait du programme du ministère du 12 août tout entier, son propre programme politique ; de sorte que, si ce programme est dangereux à vos yeux pour la religion, renversez donc immédiatement, sans pitié ni délai, le ministère de l'honorable M. Dedecker ! Car je ne ferai pas à l'honorable ministre de l'intérieur l'injure de supposer un instant qu'il a renié ses convictions en s'asseyant au banc ministériel.
Cette injure, je ne la lui ferai pas aujourd'hui que je combats son projet, tout en le croyant dans l'erreur, je reconnais ses intentions droites, ses convictions sont fermes et en maintes circonstances M. le ministre a prouvé d'ailleurs qu'il ne les sacrifiait pas aux exigences de ses amis.
Les partisans de l'indépendance du pouvoir civil ajoutaient, il est vrai, qu'à leur point de vue cette indépendance paraissait compromise par la part trop active que prenait le clergé dans le mouvement politique. Que disait de cette opinion la droite de 1847 ? Par l'organe de l'honorable M. Dedecker elle disait :
« Pour moi, je déclare sincèrement et à la face du pays que je désire autant que qui que ce soit que le clergé s'abstienne de paraître aux élections. »
Et l'honorable M. Dechamps répliquait : « Je partage en tous points l'avis de mon honorable ami M. Dedecker. »
La question des couvents n'est pas née d'hier dans cette Chambre. En vain l'a-t-on prétendu. En voulez-vous la preuve ?
L'opinion libérale redoutait un peu dès 1847 l'augmentation des couvents en Belgique, comme elle la redoute aujourd'hui. Elle la redoutait, alors avec moins de raison peut-être de produire ses craintes au grand jour, et M. Dedecker la rassurait en ces termes :
« Vous croyez qu'il ne faut pas augmenter le nombre des couvents en Belgique ? Je désire, comme vous, que le clergé modère lui-même l'ardeur de son prosélytisme. Je désire, comme vous, que surtout les couvents qui n'ont pas un but d'activité sociale et humanitaire, ne se multiplient pas outre mesure en Belgique. Je le dis avec la même conviction que vous. »
On avait émis, dans le programme du congrès libéral, un vœu dont le ministère du 12 août ne parlait même pas, vœu sacrilège d'après l'honorable M. Dumortier ; il s'agissait de l’indépendance des membres du clergé inférieur. Eh bien, sous ce rapport, l'honorable M. Dedecker, au nom de l'opinion catholique, l'honorable M. Dedecker voulait le programme du congrès libéral de 1847 plus que le ministère de 1847.
Le ministère de 1847 était muet en ce qui concernait l'indépendance du bas clergé. L'honorable M. Dedecker, parlait en ces termes :
« Pour ma part, je déclare que je désire autant que vous que le clergé retrouve dans la réforme de sa constitution les garanties que vous désirez pour lui. »
Quant à l'enseignement, on avait proclamé la nécessité d'organiser fortement l'enseignement de l'Etat, afin qu'il pût faire concurrence et concurrence sérieuse aux établissements du clergé. Crime abominable encore suivant l’honorable M. Dumortier !
Et cependant la droite veut la liberté de l'enseignement ! Or, je ne puis comprendre dans un domaine quelconque, dans un ordre d'idées quelconque, la liberté sans la concurrence. La liberté sans concurrence, cela s'appelle le monopole. Que voulait le ministère de 1847, et avant lui, le congrès libéral, en fait d'enseignement ? Ils repoussaient l'intervention dans les établissements de l'Etat, non du clergé, mais du clergé à titre d'autorité ; ils voulaient le clergé, mais non à titre d'autorité, et l'honorable M. dedecker disait enfin :
« Quant aux établissements de l'Etat, le clergé ne doit y intervenir que comme auxiliaire, non comme pouvoir dirigeant. »
Quel touchant accord ! Je demande si l'apparition du ministère du 12 août, qui proclamait ces principes, si le congrès libéral de 1846, qui les inscrivait dans son programme, si tout cela était une déclaration de guerre aux sentiments religieux du pays, par M. Dedecker ?
L’honorable M. de Theux se joint ici à l'honorable M. Dumortier, il va même plus loin ; il traite l'opinion libérale, arrivée au pouvoir le 12 août 1847, il la traite de réactionnaire. Si l'honorable membre n'avait pas dit pourquoi, j'avoue que je serais encore à me demander où était la réaction, mais heureusement l'honorable M. de Theux a précisé ces reproches ;, répondant à l'honorable M. Tesch, il a cité comme preuves de cette réaction la réforme parlementaire, la réforme électorale, le renouvellement intégral des conseils provinciaux et communaux.
Voilà les trois signes caractéristiques de l'épouvantable réaction libérale de 1847.
A qui l'horreur de ce crime ? Vous l’allez savoir. Si le libéralisme a réagi, en prenant ces trois mesures, je déclare nettement à l'honorable M. de Theux qu'il est le plus grand réactionnaire, si ce n'est peut-être un de ses honorables amis, l'honorable M. Malou. Les trois faits dont on parle ont été posés avec le concours des honorables amis de l'honorable M. de Theux, avec le concours de l'honorable M. ! de Theux lui-même ; et si quelqu'un a résisté à la réaction, c'est le ministère du 12 août. Donc, le réactionnaire, c'a été l'honorable M. de Theux, et le grand réactionnaire surtout, c'a été mon honorable ami M. Malou, qui me fait des signes d'approbation.
La réforme parlementaire !... Premier grief de l'honorable M. de Theux. Mais qui le premier a demandé cette réforme dans cette Chambre ? Je ne parle pas des vœux du dehors, je ne tiens compte que de ce qui s'est fait dans l'arène parlementaire. Qui a demandé le premier cette réforme, après l'apparition du ministère du 12 août ? L'honorable M. Dedecker ; voilà le coupable !
En effet, dans la discussion de l'adresse de 1847, après avoir réclamé pour lui et pour ses honorables amis tous les grands principes inscrits dans le programme du congrès libéral et dans celui du ministère du 12 août, plus l'indépendance du bas clergé qui n'était pas dans ce dernier programme, l'honorable M. Dedecker disait : «Je suis plus libéral que vous ; vous ne proposez pas la réforme parlementaire, et je la veux ; seulement je la veux sans effet rétroactif pour mes honorables collègues qui siègent actuellement dans la Chambre. »
Voilà quel était le langage de l'honorable membre.
Néanmoins, le ministère d'alors faisait la sourde oreille à ces propositions de réaction, et pour le faire sortir de son silence, il a fallu une interpellation nouvelle, réclamant la réforme parlementaire, interpellation partie de la bouche de l’honorable membre qui préside en ce moment l'assemblée, par l'honorable M. Delehaye, autre réactionnaire selon M. de Theux !
Après février 1848, seulement arrive cette réforme parlementaire provoquée avant cettc date par les deux interpellations que je viens de rappeler.
On la propose modérée, si peu réactionnaire que possible, et qui exagère cette mesure de réaction ? L'honorable M. Malou, au nom de la section centrale ; il l'étend beaucoup plus loin que le voulait le ministère. L'honorable M. de Theux affirmait dans une séance précédente, à propos de cette même réforme parlementaire, que les libéraux l'avaient combinée de façon à écarter de la Chambre des membres que le cabinet désirait n'y plus voir siéger ; il nous l'a dit, sans fournir des preuves à l'appui de son assertion ; mais l'honorable M. Malou, quand il a exagéré la proposition primitive, est venu se vanter, et il l'a répété depuis, de ce que l'extension donnée au principe l'avait été parce que la proposition primitive contenait des exceptions individuelles.
Il est donc bien constant que la première réaction n'est pas venue du programme du ministère de 1847 ; le ministère du 12 août a subi la réforme parlementaire, il ne l'a pas provoqué (Interruption.)
L'honorable M. Lebeau me dit qu'il a combattu la loi sur les incompatibilités parlementaires et qu'il a voté contre.
M. Rogier. - Et le cabinet aussi.
M. Orts. - Ainsi donc, à vous, messieurs de la droite, à vous seuls la paternité de la première réaction de 1847.
La réforme électorale !... Autre réaction. De qui, encore une fois, cette réforme électorale a-t-elle été l'œuvre ? Qui l'a condamnée dans cette Chambre ?
Vous oubliez que la réforme électorale, dont nous jouissons aujourd'hui, n'était pas dans le programme primitif du ministère du 12 août ; vous oubliez que la réforme électorale, proposée à la Chambre après les événements si graves de février 1848, a été la conséquence de ces événements, une mesure défensive dans l'intérêt de la Belgique ; et personne sur vos bancs ne s'est mépris alors sur ce caractère de la réforme.
Lorsque la proposition de réforme électorale fut discutée, un membre s'est levé dans cette Chambre pour prononcer ces paroles :
« Le gouvernement, par cette réforme hardie, a voulu devancer toutes les exigences, a voulu désarmer toutes les oppositions sincères et constitutionnelles et ne pas permettre à d'autres nations d'offrir à l'envie de la Belgique des institutions plus libérales que les siennes. C'est là une belle, une noble pensée.
« Par cela même, le gouvernement a su réunir autour de lui l'immense majorité qui ne veut rien au-delà de la Constitution. »
L'orateur qui caractérisait ainsi la mesure que vous appelez aujourd'hui réactionnaire c'est l'honorable M. Dechamps.
Et comment la réforme électorale a-t-elle été votée ? Patronnée par M. Dechamps, son sort ne pouvait être une instant douteux. Aussi fut-elle immédiatement votée après les chaleureuses paroles prononcés par un homme qui exerce une si légitime influence sur cette Chambre, car il l'exerce avec l'autorité du talent de l'expérience et du dévouement au pays. La loi fut votée à l'unanimité, y compris l’honorable M. de Theux.
(page 1578) Quant au renouvellement intégral des conseils, provinciaux et communaux, cette mesure était la conséquence si évidente, de la réforme électorale, que je ne comprends pas comment on lui conteste aujourd'hui ce caractère.
Cette mesure que vous appelez réactionnaire, comme la réforme électorale, vous avez concouru à la voter ; c'est à l'unanimité des voix, encore une fois, que la Chambre a voté le renouvellement intégral des conseils provinciaux et communaux, à la suite de la réforme électorale qu'elle avait également adoptée à l'unanimité.
Mais je dois à l'honorable M. de Theux de dire qu'il n'était pas présent à la Chambre au moment du vote de la loi relative au renouvellement des conseils. Je ne sais si dans cette circonstance il eût fait exception à l'unanimité, après s'être associé à l'unanimité de la Chambre pour les autres lois.
Laissons donc de côté ces accusations de réaction portées contre le cabinet de 1847, elles ne peuvent pas être sérieuses. S'il est une chose qui m'étonne, c'est de le avoir vues apportées au débat par un homme qui nous a habitués à des actes sérieux, à des choses sérieuses.
M. de Theux. - J'ai expliqué cela. Vous ne m'avez pas compris.
M. Orts. - Je désirerais bien entendre de nouveau la démonstration ; quelles que soit l'habileté de l’honorable membre, il lui sera difficile d'expliquer comment ces mesures sont de la réaction, dont le cabinet du 12 août serait coupable.
De la réaction dans la politique à la réaction, dans la charité, il n'y a qu'un pas Le ministère du 12 août et la majorité libérale l'ont bientôt franchi. L'incarnation, la personnification du système, c'est ici l'honorable-M. de Haussy. Lui veut mettre la main sur les testaments, il faut que les testaments de tous les Belges soient refaits. On pourrait répondre au reproche que le cabinet n'ayant ni le pouvoir ni l'habitude, comme d'autres, de faire faire les testaments à sa guise, il pouvait trouver utile parfois, dans l'intérêt du pays, de tenter de les refaire.
J'abandonne l'argument ; je préfère en prendre un plus sérieux. Si le cabinet du 12 août est arrivé avec l'intention de modifier une pratique antérieure à l'égard de la charité, c'est parce que cette pratique antérieure il l'avait trouvée illégale ; il n'a jamais eu en vue de nuire aux intérêts et aux sentiments religieux par esprit de parti. Ce qui le prouve, c'est précisément le document qu'invoquait l'honorable M. Dumortier pour établir le contraire ; cette circulaire mystérieuse que son auteur semble avoir soigneusement cachée à tous les yeux et que l'honorable député de Roulers s'est procurée grâce à de laborieuses investigations.
Et voyez le mystère !
Le texte prouve que cette circulaire devait être communiquée aux chefs diocésains, car elle réclame leur avis ! Mais que voulait-elle enfin ? Faire rentrer le régime des congrégations hospitalières dans le domaine de la légalité, faire rentrer ces corporations sous la loi de leur institution primitive, du décret de 1809, de la loi qui leur conférait la personnification civile. Ces congrégations s'en étaient-elles écartées ? Evidemment. Sous la pression d'une jurisprudence qui n'a pas encore varié à l'heure présente dans nos tribunaux, le ministère du 12 août a fait ce que lui commandait le premier devoir de tout ministre ; le devoir de faire exécuter les lois du pays.
Deux arrêts de la cour de Bruxelles et un arrêt de la cour de cassation qui les confirmait, avaient déclaré les arrêtés permettant aux sœurs hospitalières de s'occuper d'enseignement en même temps que du soin des malades, entachés d'illégalité et inhabiles à leur conférer la personnification civile. Cette jurisprudence est fixée.
Vous qui faites gloire au ministre de la justice actuel de se conformer à un arrêt de la cour de cassation qui n'est pas définitif, que vous aurez à juger peut-être un jour vous-mêmes avant qu'il le devienne, vous viendriez méconnaître que ce soit, à plus forte raison, un devoir de conformer la marche du gouvernement à une jurisprudence définitive, arrêtée ? de forcer tous les Belges au respect de la loi souverainement interprétée ! M. de Haussy n'a pas fait autre chose. En agissant ainsi il a accompli son devoir.
L'honorable membre trouve une preuve de sentiments de malveillance envers l'opinion catholique dans l'accueil fait dans cette Chambre à une proposition émanée de lui, que la majorité, d'accord avec le gouvernement, a écartée par la question préalable. Ai-je besoin de rappeler les circonstances dans lesquelles cette mesure a été prise, pour lui enlever tout caractère hostile ? Une loi était promise par le cabinet et la proposition de ne pas soumettre la disposition aux délibérations de la Chambre est venue d'un homme qui n'est pas suspect. C'est la bouche de l’honorable président actuel de la Chambre qui l'a formulée.
On a compris enfin combien était froissé le sentiment religieux d'un pays dans l'application des lois sur la charité ; on a compris qu'il fallait un sacrifice à l'opinion, et le sacrifice a été de se débarrasser de l'honorable M. de Haussy pour ne pas me servir de l'expression qu'on a employée.
Si l'honorable membre a bien compris la mesure à laquelle il a fait allusion, il faudrait avouer que le gouvernement d'alors avait la main bien malheureuse !
En se débarrassant de M. de Haussy, le gouvernement voulait modifier, adoucir sa politique quant à l'administration de la charité ! Voilà bien le cas de dire qu'il est alors tombé de Charybde en Scylla.
Les reproches adressés à M. Tesch sont encore plus graves que ceux articulés contre M. de Haussy. Le nom du successeur de M. de Haussy est la meilleure réponse à faire pour prouver la persistance du gouvernement à poursuivre, en cette matière comme en toutes autres, la politique qui lui servait de drapeau.
Plus d'un honorable adversaire a reproduit cet antre argument : Le sentiment du pays vous a si fortement condamnés que partout et toujours, quand il a eu l’occasion de se manifester, vous avez vu décroître le nombre de vos amis envoyés dans le parlement. Je le demande ici, depuis quand les élections peuvent-elles raisonnablement être considérées en Belgique comme faites sur le terrain de la charité ? Alors que le ministère de 1847 annonçait une loi future sur la bienfaisance, on ne peut pas admettre que sur cette loi à venir on ait consulté le pays dans les élections. Je conçois qu'on appelle le pays à se prononcer sur une loi formulée, sur un texte : mais sur une chose insaisissable, sur une pensée qui n'a ni corps, ni formule, la chose est impossible.
Les élections avant la présentation d'un projet de loi sur la bienfaisance se faisaient sur d'autres questions. Vous savez mieux que nous ce qu'on a agité devant le pays pour arriver à modifier la majorité libérale. Mais, depuis que la présentation du projet a eu lieu, le pays s'est éclairée des élections se sont faites, et je demande, si le fait a influencé les élections, à qui appartient le droit de revendiquer l'argument. Un seul membre du cabinet qui a formulé, le premier, ses idées dans un projet de loi sur la charité s'est présenté devant le corps électoral. L'honorable M. de Brouckere a été élu.
Depuis que le projet du cabinet actuel est connu, depuis que les intentions du cabinet et de la majorité qui l'appuie sont connues, je demande quel est l'auteur du projet qui ait réussi devant le corps électoral.
Mais, nous dit-on, vous ne vouliez pas du projet présenté par le cabinet de l'honorable M. de Brouckere ; vous en décliniez la solidarité ; vous l'avez attaqué, comme vous attaquez le projet contresigné par l'honorable M. Nothomb !
Encore une fois, de telles accusations ont le droit de surprendre. Pour se les permettre, il faut ne tenir aucun compte de ce qui s'est passé dans le parlement.
Quoi ! le projet de l'honorable M. de Brouckere a été repoussé sur nos bancs ! Mais de qui donc était composée la section centrale qui en a proposé l'adoption, sauf une modification légère ? N'était-elle pas composée en majorité d'hommes qui aujourd'hui encore siègent sur les bancs de la gauche ? Le rapport qui propose à la Chambre l'adoption du projet de loi était signé par l’honorable M. Tesch. Une modification avait été apportée au projet et cette modification, selon la droite, selon l'honorable ministre de la justice, minait le projet de fond en comble.
En l'affirmant, on oublie une chose connue de tous. Le dissentiment qui s'est produit entre la section centrale et le gouvernement d'alors, naissait, en définitive, d'une de ces questions, qu'animés d'un mutuel esprit de conciliation, l'on arrive toujours à résoudre dans l'enceinte de la Chambre. Il s'agissait simplement de trouver une formule qui respectât les scrupules religieux de la droite et les scrupules constitutionnels de la gauche. Il ne s'agissait pas d'exclure le clergé des administrations de bienfaisance, il ne s'agissait pas de l'y appeler : il y est aujourd'hui, et nous l'y voulons maintenir.
La formule transactionnelle eût été trouvée, comme on l'a trouvée en 1842. lors de la loi sur l'enseignement moyen.
La section centrale avait proposé au projet Faider un deuxième amendement, consistant à dire que, dans le cas où un testateur aurait mis à sa donation des conditions qui ne pourraient être légalement accomplies, la disposition serait caduque : les biens retourneraient à la famille.
On nous reproche aujourd'hui cette concession aux idées de nos adversaires, comme un grief à eux.
Je fais appel au souvenir des honorables MM. de Theux, Dedecker et de Liedekerke qui siégeaient avec moi en section centrale, et je leur demande si ce n'est pas moi qui ai proposé cet amendement comme une concession à l'opinion de la minorité ? Ne l'ai-je pas fait, parce que la minorité préférait le régime de la caducité à ce régime que l'honorable M. Dumortier reprochait à l'honorable M. de Haussy, le régime qui consiste à refaire les testaments ?
Voilà comme luttent nos adversaires ! Une concession, on la retourne contre nous. On s'en fait un grief. On s'en arme pour suspecter notre bonne foi, notre désir de conciliation. Cette manière d'agir aura son enseignement. Elle nous engagera à être à l'avenir extrêmement modérés dans nos désirs de conciliation.
Ce n'est pas tout.
J'aborde une accusation plus étrange et plus imméritée que toutes les autres, et en la qualifiant ainsi, je crois que je modère autant que je puis le faire l'amertume légitime de mon langage.
Vous réclamez le monopole de la charité, comme de l'instruction religieuse parce que nous, libéraux, nous faisons la charité par peur, vous, vous la faites par amour !
On ose nous dire cela à nous, que nous secourons les pauvres par peur ! Et qui donc fait appel à la peur pour obtenir le vote d'une loi sur la charité ? Est-ce de nos bancs que partent les appels à la peur ? Qui a parlé de révolution sociale ? Qui a montré le paupérisme sans cesse grandissant, arrivant un jour à faire croire au peuple qu'il n'y a pas d'autre remède à ses misères que le socialisme ?
(page 1580) Qui a pu dire cela pour arracher à la majorité le vote du projet de loi ?
C’est l'organe du gouvernement ; c'est l'honorable M. Dedecker.
Nous qu'on accuse de faire la charité par peur, nous n'avons jamais fait appel à un sentiment pareil Nous avons discuté, sans appréhension d'avenir, la valeur de notre vote, comme il convient que discute le législateur véritablement digne de ce nom.
Nous voulons une charité autre que celle qui est organisée par le projet de loi, par cette charité qui a fait ses preuves vis-à-vis des pauvres et des révolutions, parce qu'elle n'a rien empêché, quoiqu'elle disposât librement de toutes les richesses, de tous les dévouements, de toutes les influences.
Deux fois, à deux siècles de distance, le paupérisme a engendré les révolutions ; la charité libre, que vous voulez restaurer, n'a rien prévenu, rien empêché.
Au XVIème siècle, au moment où la réforme religieuse allait éclater, quelle entrave était apportée à l'expansion de votre charité ? Elle était libre.
Et pourtant les classes inférieures, rongées par un inguérissable paupérisme, aspiraient après la réforme sociale avant de songer à la réforme religieuse. Avant Luther, est venue la guerre des paysans.
Croyez-vous, que la réforme du XVIème siècle se serait rendue populaire si l'état misérable des classes inférieures ne les avait attirées irrésistiblement vers un état de choses meilleur que les idées du temps leur faisaient espérer dans une transformation de l'ordre religieux ?
En 1789, la charité faisait ce que vous demandez de pouvoir faire aujourd'hui. J'ai entendu réellement encore une fois avec une surprise nouvelle que je n'essayerai pas de caractériser, prétendre que l'état des classes inférieures, avant 1789, était meilleur qu'il ne l'est aujourd'hui J'ai entendu dire hier que le paupérisme était une maladie née sur le sol européen depuis 1789 et à la suite des réformes de cette époque. Mais on oublie l'histoire, en supposant qu'on l'ait jamais connue, lorsqu'on vient affirmer de pareilles contre-vérités. Mais il est un fait acquis aujourd'hui, c'est que 1789 a profité au moins aux classes inférieures ; c'est qu'aujourd'hui le travail affranchi leur donne des ressources plus certaines et plus honorables que celles que leur donnait alors l'aumône ; c'est que leur condition morale et leur condition matérielle est au moins améliorée ; que s'il y a encore aujourd'hui des malheureux, s'il y a encore des gens qui souffrent, ils ne souffrent plus par suite du vice des institutions sociales, par suite des abus que 1789 a balayés ; ils ne souffrent plus comme ils souffraient, lorsque votre charité dominait.
On vous citait hier, en interrompant l'honorable M. Dumortier, des documents que vous pouviez consulter. Pour attester cette vérité, je ne prendrai qu'une seule citation. Je veux demeurer sobre de citations historiques.
L'époque de Marie-Thérèse a été rappelée souvent comme une époque de prospérité pour nos provinces et surtout pour les Flandres.
On nous a répété qu'à cette époque le travail des fileuses leur assurait une existence que leurs descendantes n'obtiennent plus aujourd'hui. Eh bien, l'état matériel et moral de la population des Flandres a été comparé à l'époque si vantée de Marie-Thérèse et à l'époque au milieu de laquelle nous vivons, par un homme intelligent et consciencieux, étranger aux luttes des partis. Dans un mémoire adressé par M. Vander Meersch, archiviste de la Flandre orientale, à l'Académie royale de Bruxelles et que ce corps savant a couronné, je lis les phrases que voici, à la suite d'un long parallèle historique, appuyé de pièces, entre situation des classes inférieures dans les Flandres sous Marie-Thérèse, et la situation de ces mêmes classes à notre époque. Voici les conclusions de l'auteur :
« Si maintenant, au moyen des données consignées dans ce mémoire, nous établissons d'abord le rapport qui a existé entre le nombre des indigents et la population totale de la province, nous arrivons à ce résultat que, sauf quelques fluctuations insignifiantes, la misère est restée stationnaire, depuis 1771 jusqu'en 1839, que même, en 1801 et en 1818, il y a eu une légère intermittence, et que, de 1839 à 1843, le nombre des indigents a subi seulement un accroissement de 3 p. c.
« Ensuite, si nous comparons le chiffre de la misère dans les villes à celui de leur population respective, aux deux différentes époques que nous avons prises pour termes de nos comparaisons, nous trouvons que, depuis 1801 jusques et y compris l'année 1844, le nombre des indigents est resté constamment intérieur à celui constaté en 1771.
« Si, enfin, nous comparons le nombre des indigents qu'a comptés la ville de Gand, depuis 1801 jusqu'en 1850, à celui des indigents qui s'y trouvaient en 1771, nous voyons que là population indigente y était, en cette dernière année, de 10 p. c. plus élevée que pendant les »80 années qui l'ont suivie.
« Et qu'on ne s'imagine pas que h ville de Gand se trouvait dans une situation exceptionnelle, car nous avons vu qu'à Bruges la moitié environ de la population était réduite à la misère. »
Que l'on n'accuse donc plus les temps modernes au profit des temps anciens ; que l'on n'accuse plus la charité moderne au profit de la charité d'autrefois. Pour un homme consciencieux, le doute, l'hésitation n'est pas possible.
Il y a n'ailleurs un fait qui apparaît plus éloquent que tous les raisonnements statistiques. Prenez une table de mortalité quelconque à la fin du dernier siècle. Comparez la mortalité d'alors avec celle du milieu de ce siècle et vous verrez que dans tous les pays où le régime de 1789 a été introduit, la vie moyenne de l'homme a augmenté.
Est-ce à dire qu'il ne reste plus rien à faire ? Est-ce à dire que parce que le flot du paupérisme, grâce aux réformes de 1789, est resté dans le lit du torrent, il ne faille plus s'en préoccuper et courir au-devant de ces misères et de ces hasards que la charité, organisée comme vous le demandez, n'a pas réussi à prévenir dans les siècles antérieurs ? Non, je le constate tout le premier ; il faut faire plus et mieux que ce qui existe au profit de ceux qui souffrent encore. Mais je proclame avec non moins d'assurance et d'énergie, que ce n'est pas en revenant aux vieilles institutions du passé, que ce n'est pas en nous ramenant les fondations, la mainmorte, les couvents et leurs aumônes que vous améliorerez le sort des classes inférieures. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est une charité autrement organisée que par les vieux procédés et si j'ai un reproche à faire à la loi actuelle, à la charité civile, à la charité sécularisée, c'est que cette institution, telle que la loi la conserve et telle qu'elle existe, ressemble encore trop à votre ancienne charité.
Il faut aujourd'hui, avant tout, se pénétrer bien de cette idée que les classes qui souffrent demandent le travail avant l'aumône, il faut leur faciliter l'accès à ce travail par tous les moyens possibles, c'est là le véritable, le seul remède au paupérisme ; en un mot, il ne faut plus se borner à tendre au pauvre la main qui fait l'aumône, il faut lui tendre la main qui le relève.
- Plusieurs membres. - Nous sommes d'accord.
M. Orts. - Nous sommes d'accord, dites-vous. Et que voulez-vous introduire pour relever ceux que la misère abaisse ? Vous me dites franchement, parce que vous êtes consciencieux, loyaux et sincères dans votre erreur ; vous me dites : Nous voulons multiplier le nombre des fondations ; nous voulons multiplier le nombre des congrégations religieuses.
- Plusieurs membres. - Non ! non !
M. Orts. - Ne niez pis, votre projet l'avoue. vous voulez multiplier le nombre des fondations, vous voulez multiplier le nombre des congrégations religieuses que vous croyez s'appliquer au soulagement des pauvres ; vous voyez là le remède ! Plus ces fondations donneront d'aumônes, plus elles seront riches, moins il y aura de pauvres dans le pays.
Tel est votre espoir. Dans cette aveugle croyance, vous oubliez le passé, vous oubliez le présent, vous ne consultez ni l'histoire ni la statistique, votre aveuglement ne voit pas que dans tous les temps, dans tous les pays où les fondations et les aumônes se multiplient, le nombre des indigents s'accroît. Et cela, parce que votre remède est mauvais, parce qu'au lieu de guérir, il élargit et déchire la plaie que vous voulez cicatriser.
Et que tout le monde soit d'accord pour envisager votre remède comme je le fais, permettez-moi de vous le prouver et de vous le prouver rapidement. Ce n'est pas seulement chez nous, à l'époque actuelle, que votre empirisme est jugé par les hommes compétents et dont le témoignage ne vous paraîtra pas récusable. Je comparais tout à l'heure la position des classes inférieures de la société en Belgique sous Marie-Thérèse et à l'époque actuelle. Je revendiquais l'honneur pour notre époque d'avoir arrêté, d'avoir contenu le paupérisme, alors que la charité ancienne n'avait fait que le répandre.
A cette époque de Marie-Thérèse, les hommes les plus intelligents, les plus dévoués aux idées religieuses, comme aux idées de bienfaisance, et en définitive elles sont inséparables les unes des autres, disaient et proclamaient ce que je dis et proclame aujourd'hui ; les aumônes multipliées, les hospices multipliés avaient à leurs yeux augmenté le paupérisme qui les effrayait et auquel ils cherchaient un remède. L'honorable M. Lebeau nous citait les paroles d'un homme auquel la Belgique aurait mieux fait d'élever une statue qu'à Charles de Lorraine et a d’autres grands hommes qui ornent ou n'ornent pas nos places publiques. L'honorable M. Lebeau rappelait les paroles de M. Vilain XIIII, philanthrope éclairé qui, toute sa vie, s'est occupé des pauvres et qui portait, un nom tout aussi peu suspect de son temps aux amis des idées religieuses que ce nom le serait aujourd'hui. M. Vilain XIIII écrivait :
« On a multiplié les hôpitaux, par des dons et en enrichissant les maisons des pauvres par des fondations. Loin d'éteindre la mendicité, on n'a fait que multiplier le nombre des mendiants et entretenir la paresse et l'indolence, en diminuant le travail. Il est reconnu que, dans la ville de Gand, où les fondations sont portées à l'excès, le nombre des mendiants augmente tous les jours de ce chef même. »
Aujourd'hui encore partout où il y a excès de fondations, partout où la liberté les multiplie sans bornes le même mal se reproduit.
On a beaucoup parlé de l'Angleterre dans la discussion. Là le paupérisme a atteint un degré qui effraye les hommes d'Etat. A quelle cause attribue-t-on particulièrement, en Angleterre, ce développement du paupérisme ? Mais à cette liberté de créer des fondations, que vous réclamez. M. Malou fait un signe de dénégation ; je vais a, mou grand regret, devoir citer encore. Voici ce que je lis dans l'enquête parlementaire de 1834, enquête faite à la suite de la constatation de l'état déplorable où se trouvait la majeure partie des classes ouvrières en Angleterre ; les commissaires du parlement parlent comme M. Vilain XIIII.
« Les endroits connus pour être favorisés par de nombreuses (page 1581) institutions charitables ne manquent pas d'attirer une proportion extraordinaire de pauvres, qui, alléchés par l'espoir d'obtenir un secours insignifiant sans travailler se fixent dans des endroits très défavorables à l'exercice de leur industrie. Ainsi la pauvreté est non seulement rassemblée, mais encore elle est créée dans les localités mêmes d'où les bienveillants fondateurs de ces institutions charitables ont voulu la faire disparaître. » Je lis cela dans un rapport du 24 février 1834.
Et c'est cette liberté de fonder comme en Angleterre, que vous voulez consacrer dans la loi à titre de remède au paupérisme ! Ne suspectez donc plus notre charité.
Ne dites donc pas que nous faisons la charité par peur. Ne dites donc pas que vous faites seuls la charité par amour du prochain. Nous avons le droit de revendiquer notre part de dévouement, et c'est une iniquité qui nous révolte, qui nous révolte à juste titre que d'oser nous la contester.
Nous n'êtes pas plus autorisés à vous armer de la question de la bienfaisance pour prétendre que nous en voulons à la Constitution et à la part qu'elle vous a faite. Non ! le parti libéral ne veut pas rompre la grande transaction de 1831. Le parti libéral est disposé à tenir ses engagements vis-à-vis du parti catholique avec lequel il a traité en 1831 ; mais, malheureusement, nous sommes loin de 1831.
L'honorable membre à qui je réponds s'est arrogé le privilège de dire leurs vérités aux partis ; je ne sais s'il a réussi, mais qu'il me soit permis, pour compléter la tâche, de faire observer qu’il y a dans le parti catholique, dans l'opinion catholique, non seulement en Belgique, mais partout où elle existe, car cette opinion est aussi universelle que la religion dont elle emprunte le nom, il y a dans cette opinion deux écoles, Chacune a ses principes.
L'une de ces écoles demande la liberté en tout et pour tous ; elle a pour devise notre cri commun de ralliement de 1830 ; elle demande pour l'Eglise la liberté dans le droit commun, le droit de faire ce que tout le monde peut faire ; elle demande, en un mot, tout autre chose qu'un privilège ; elle veut la liberté non seulement dans le domaine de la charité ; elle la veut partout. Mais à côté de cette école il s'en élève une autre, une école dont le siège n'est pas en Belgique, quoiqu'elle n'y soit pas sans influence.
Cette école-là demande tout autre chose que la liberté de 1830, cette école discute et condamne les principes de 1830 ; elle a, je le répète, son siège à Rome et à Paris.
- Un membre. - Pas à Rome.
M. Orts. - Et les encycliques ? Et les mandements qui sont venus expliquer les encycliques ! El d'autres choses, tant de fois répétées ! tant répétées que vous devriez au moins en avoir retenu quelque chose !
Cette école, disais-je, condamne les libertés inscrites dans le pacte de 1830. Elle proclame à Paris, dans des journaux que vos journaux ont l'imprudence de trop vanter en Belgique, que la liberté de conscience, par exemple, « trouve son meilleur défenseur dans le bras séculier des gendarmes ». Elle proclame que la liberté de la presse doit être restreinte « à ceux qui vont à confesse ». Elle proclame qu'elle se trouve aujourd'hui suffisamment libre et qu'elle ne réclame de liberté pour personne.
C'est cette école dont la théorie en matière de liberté a été récemment caractérisée et justement appelée cynique par un homme qui ne vous sera pas suspect encore une fois, par un homme qui la connaît bien, par un homme qui est un des vôtres. La théorie de cette école en matière de liberté résumée en ces termes, malheureusement trop exact, par M. de Montalembert :
« Quand je suis le plus faible, je demande la liberté parce que c'est votre principe ; mais quand je suis le plus fort, je vous l'ôte, parce que c'est le mien. »
C'est de cette école qu'est parti ce souffle d'intolérance dont M. le ministre de l'intérieur déplorait naguère la funeste influence sur la Belgique, ce souffle d'intolérance auquel vous n'avez pas assez, permettez-moi de vous le dire, le courage de résister quoique vous en ayez la volonté.
C'est de cette école que partent les tristes enseignements que l'on ne blâme pas ici, alors qu'on devrait prendre à tâche d'en repousser la solidarité.
La première des écoles dont je viens de parler a fait avec nous, libéraux, la grande transaction de 1830 et vis-à-vis d'elle toutes nos promesses sont pleinement accomplies.
Elle vous demandait et vous assurait en même temps la liberté d'association sans privilèges. Vous l'avez et vous la garderez aussi longtemps qu'il dépendra de nous. Mais l'autre école vous a mal inspirés ; elle vous a inspiré la loi d'aujourd'hui, l'association avec privilège, et cette loi je la condamne et la repousse, et je suis, en la condamnant et en la repoussant, plus fidèle que vous à la transaction de 1830.
Vous demandez aujourd’hui, non la liberté pour tous, mais un privilège pour l'Eglise, et ce privilège le voici en deux mots.
Depuis que l'Etat et l'Eglise sont séparés il n'y a plus dans la société civile qu'une seule propriété privilégiée, perpétuelle et de mainmorte. C'est la propriété de l'Etat et de ses démembrements, la province, la commune politique, la commune religieuse, c'est-à-dire la fabrique, la commune pauvre, c'est-à-dire le bureau de bienfaisance. Voilà les corps qui seuls aujourd'hui ont le droit de posséder d'une manière immuable, par voie de mainmorte parce qu'ils sont autorités.
L'Eglise n'a plus ce privilège, par une excellente raison : l'Eglise n'est plus un pouvoir, une autorité dans la société civile. Et que demandez-vous aujourd'hui ? Vous demandez qu'on donne à l'Eglise, sous le rapport de la propriété, la position privilégiée qui ne peut appartenir qu'à l'Etat, si ce n'est à la condition de remonter au-delà de ce 89 dont j'ai parlé.
Voilà ce que vous demandez pour l'Eglise, et ce que vous n'obtiendrez pas du bon sens public, aussi longtemps que le bon sens public pourra, s'éclairer dans notre pays.
Et pourquoi réclamez-vous maintenant ce privilège ? Manquerait-il par hasard quelque chose au développement de toutes les institutions que vous avez créées au nom de la charité ?
Votre œuvre deviendrait-elle plus forte par la situation privilégiée que vous revendiquez et qui ne peut appartenir qu'à l'Etat ? Ne disposez-vous pas largement de tout ce qui peut être utile à l'accomplissement d'une aussi sainte mission ? Vos établissements de charité existent, ils produisent tout le bien qu'ils peuvent produire et le cadeau que vous sollicitez pour eux, loin de leur venir en aide, leur serait funeste.
Permettez-moi de vous le prouver.
Aujourd'hui, vos institutions sont forcément précaires comme toutes les associations laïques ou religieuses. Elles ne peuvent vivre qu'à la condition de bien faire et de toujours bien faire. Elles doivent, en faisant bien, se concilier et se conserver chaque jour la faveur du public qui les soutient. C'est pour elles une condition permanente d'existence que la bonne et intelligente gestion. Le stimulant énergique que ces institutions trouvent dans le sentiment de la conservation personnelle, ou sera-t-il le jour où leur existence deviendra assurée, quelles que soient leurs fautes, leur négligence, leur apathie ?
Vous le comprenez dès lors ; c'est contre le but que vous poursuivez, c'est contre vos institutions elles-mêmes que se tournera le fatal présent que vous voulez leur faire par le projet de loi actuel.
Et ne croyez pas qu'en parlant ainsi je m'autorise d'une appréciation purement personnelle. Vous avez cité plus d'une fois l'opinion d'un homme dont le nom se mêle nécessairement à toute discussion sérieuse sur la charité en Belgique et même en Europe. Ainsi le commandent ses services, sa science et sa longue expérience. Vous avez cité comme une autorité incontestable, celle de l'inspecteur-général des établissements de bienfaisance en France. (Interruption.)
Vous avez cité cette autorité ; l'honorable M. de Liedekerke, qui m'interrompt, l'a invoquée ; à telles enseignes que le nom de l'inspecteur général est estropié au Moniteur dans le discours prononcé par cet honorable membre.
Or, que dit M. de Vatteville des institutions de la charité privée qui reçoivent le funeste cadeau de la personnification civile ? Permettez-moi de vous lire un extrait de son rapport de 1855.
« Il est encore, M. le ministre, un autre point relatif aux œuvres de bienfaisance privée, sur lequel je vous demande la permission d'appeler votre attention : c'est le désir de ces diverses œuvres (de bienfaisance privée) de se faire reconnaître par l'Etat comme établissements d'utilité publique. Ces reconnaissances multipliées sont un malheur pour la société et pour les pauvres. On a dit souvent qu'une des plaies de la France avant la révolution de 1789 était la multiplicité des établissements de mainmorte ; cependant, ces établissements possédaient alors des revenus suffisants pour atteindre le but que les fondateurs s'étaient proposé.
« Aujourd'hui ces établissements augmentent dans une proportion inquiétante, et voici pourquoi : sans avoir les mêmes ressources (car en général ils ne possèdent rien, et leur mission n'intéresse pas assez la société pour que des donations leur soient faites ; ils demandent l'existence légale, afin de posséder, et ils achètent quelques rentes sur l'Etat avec le produit des souscriptions destinées à venir en aide aux infortunés qu'ils sont appelés à soulager.
« Que résulte-t-il de ce mode de gestion ? 1° assistance très incomplète des classes souffrantes ; 2° immobilisation de capitaux plus ou moins considérables, immobilisation qui augmente chaque année.
« Les reconnaissances dont il s'agit sont-elles, d'ailleurs, vraiment nécessaires aux œuvres qui les réclament ? Non, car elles n'ont presque jamais occasion de s'en servir, si ce n'est pour contracter plus facilement des dettes qu'elles ne peuvent jamais payer ; autre abus qu'il convient de réprimer. »
Le but unique de la loi est donc d'accorder aux propriétés possédées par les établissements de charité privée, le privilège de la mainmorte. Or, on vous a montré les dangers de cet état de choses ; on vous a dit comment cet instrument avait fonctionné dans l'ancienne société ; on vous a montré les abus auxquels il avait ouvert la porte, les fortunes particulières en péril, la famille en lutte avec la religion, la dignité du clergé compromise dans des cas fâcheux, trop fréquents pour l'honneur et la considération de l’Eglise elle-même.
A tout cela, réponse par deux mots : calomnies, vieilles histoires.
Calomnies, vieilles histoires !... Examinons.
L'honorable M. Dumortier a attaqué certains faits exposés à cette tribune par un honorable membre, député de la capitale comme moi ; (page 1582) je laisse à ce collègue le soin de répondre, persuadé qu'il n'a pas besoin d'un avocat d'office pour sa défense.
M. Verhaegen. - J'ai demandé la parole.
M. Orts. - Je me permettrai seulement de dire que les accusations de l'honorable M. Verhaegen n'ont pas été dirigées contre un ordre religieux, uniquement parce que c'était sa fantaisie et qu'il est de bon goût, dans un certain camp, comme disait l'honorable M. Dumortier, de l'accuser.
Je n'ai nulle intention de pénétrer bien avant dans ce débat, mais que cet honorable membre me permette d'y apporter un élément d'appréciation de la réalité des anciens désordres.
Cet élément encore une fois émanera de personnes que l'on aura bien grande peine à faire passer pour ennemis de la religion ; puisqu'on fait un si grand crime à l'honorable M. Verhaegen d'avoir parlé des jésuites, je veux vous rappeler ce qui a été constaté dans cet ordre d'idées, sous Marie-Thérèse.
Les jésuites, vous le savez, furent supprimés chez nous en 1773, comme ils l'ont été dans d'autres pays. Je ne sais ce qui a été fait ailleurs, mais voici ce qui s'est fait en Belgique, au nom du pouvoir civil. La suppression des jésuites prononcée, il s'agissait de régler les conséquences matérielles et morales de cette suppression ; je dis les conséquences morales et matérielles ; car l'ordre avait, pour ainsi parler, le monopole de l'éducation de la jeunesse belge ; ensuite, l'ordre supprimé laissant des biens vacants, il s'agissait de régler le sort de ces biens.
Le gouvernement institua une commission chargée de lui proposer les mesures que nécessitait la suppression de l'ordre des jésuites. Je ferai connaître d'abord les noms des personnes qui composaient cette commission, parce que l'on qualifierait peut-être de voltairiens, de philosophes du XVIIIème siècle, ceux qui se sont permis d'écrire ce que je lirai tout à 1 heure, comme l'œuvre de la commission.
Elle était composée de quatre hommes dont il suffira de citer les noms pour montrer qu'ils appartenaient par eux-mêmes, par leurs traditions de famille, à ce qu'il y avait de plus rassurant dans le pays au point de vue des intérêts religieux. C'étaient le comte Philippe de Nény, le fils de l’historien, le comte Cornet de Crez, de Limpens, plus tard dernier chancelier de Brabant, Leclerc, conseiller du conseil privé. Ces quatre magistrats, car ils étaient tous magistrats, furent chargés d'examiner les papiers trouvés dans les maisons de l'ordre des jésuites ; ils procédèrent à cet examen. Les pièces de ce procès sont encore aux archives générales du royaume, vous pouvez, comme je l'ai fait, les consulter. Elles furent complètes.
Dans une maison de l'ordre, à Ruremonde, les pères, se fiant sur je ne sais plus qu'elle assurance, crurent être à l'abri de la mainmise gouvernementale et négligèrent de brûler comme partout ailleurs, leurs archives. Tout fut saisi : le dossier ne laisse rien à désirer : les archives de l'Etat les possèdent aussi.
Des accusations nombreuses étaient dirigées contre les jésuites ; on leur reprochait d'avoir abusé de la confiance qu'on avait eue à leur abandonner la direction morale et intellectuelle de la jeunesse du pays ; on leur reprochait des actes de captation analogues à ceux que citait l'honorable M. Verhaegen.
Le gouvernement de Marie-Thérèse, juste avant tout, demanda au comité de s'expliquer sur l'influence exercée par l'ordre sur la jeunesse belge ; sur la réalité des captations opérées au détriment des héritiers légitimes.
Après examen des papiers trouvés, après enquête, des rapports officiels furent adressés au gouvernement autrichien. Ces rapports sont toujours en originaux aux mêmes archives de l'Etat et leur insertion au Moniteur serait aussi utile pour le moins que celle du rapport de Portails sur les hospitalières, qui n'est, lui, rien moins qu'inédit.
Le gouvernement les publiera-t-il ? J'en doute. La majorité en demandera-t-elle l'impression ? Ici je ne doute plus.
Quelle fut la réponse du comité aux questions de Marie-Thérèse ?
La voici : Quant aux captations, aux successions irrégulières, le comité répond d'une manière bien simple, bien nette : Il n'est presque pas de famille belge qui n'ait eu à se plaindre à ce point de vue de l'ordre-qu'on vient de supprimer. Au reste, je me hâte de le dire, le comité rend cependant justice aux jésuites.
Il ajoute que les autres ordres, sous ce rapport, peuvent être mis sur la même ligne que les jésuites, sans crainte de faire injure à personne.
Quant à l'influence de l'ordre sur l'éducation de la jeunesse, permettez-moi toujours de divulguer l'avis du même comité ; et ce n'est pas, croyez le bien, messieurs, pour le malin plaisir de faire rire que je rappelle ces choses ; la question me paraît trop sérieuse pour y mêler la plaisanterie. Mais, pour nous engager à adopter la loi, on nous a beaucoup vanté, comme garantie morale de sa bonne exécution, le caractère de ceux dont nous avions l'air de nous défier injustement. Cette garantie morale, il faut la peser.
Sous ce deuxième rapport donc, la réponse du comité est aussi défavorable que sous le premier. Le comité cite même quelque chose de tout particulier à l'appui de son jugement. Ici, je regrette que l'honorable M. Dumortier ne soit pas présent pour l'entendre. Cet honorable collègue a souvent des boutades très spirituelles, si j'en juge par l'effet qu'elles produisent sur ses amis, à l'adresse des avocats. Pour lui les avocats sont des gens pervers sur le compte desquels on ne saurait jamais trop gloser.
Eh bien, messieurs, si les avocats sont en Belgique tels que les dépeints M. Dumortier, le comité de 1773 affirme que la faute en est aux jésuites. Le comité va parler ; voici comment il s'exprime :
« Au quinzième et au seizième siècle, il régnait beaucoup d’honneur et de probité en Belgique, parmi les avocats et tous ceux chargés de procédures. Ils examinaient avec attention et prudence les affaires de leurs clients, et regardaient comme un crime de prêter leur ministère dans des causes qu'ils croyaient injustes. Mais depuis les jésuites et leur doctrine du probabilisme, etc., Suit une tirade dans le goût que l'on peut conjecturer d'après le début.
« Quarante ans à peine après l'introduction des jésuites aux Pays-Bas il a fallu des délits sur la discipline des gens de loi ; celui de 1586, par exemple ; mais cela n'a pas suffi et bientôt, reprend le comité, le nouvel esprit de corps, pour ainsi dire, de l'ordre des avocats et des procureurs, sera généralement d'entreprendre toutes les procédures, de ne plus hésiter de prêter leur ministère pour faire servir la justice de moyen de vexation et d'humeur entre des personnes ennemies, d'employer leur talent pour retarder, par mauvaise foi et par des chicanes, la décision des procès ou les compliquer et effrayer la partie adverse par l'énormité des frais, et enfin, le mal est tellement répandu, que les bons juges en gémissent tous les jours, et ne savent plus quel remède y apporter. »
Mais ce n'est pas tout, ces magistrats prétendent, je ne dis pas qu'ils ont raison, je dis seulement qu'ils l'ont affirmé, ils prétendent que non seulement les avocats sont pervertis par les jésuites. mais l'esprit des témoins déposant en justice subit la même influence. Or, vous le savez, messieurs, une des grandes garanties qu'on prétend vous offrir, c'est l'intervention de la justice dans les affaires où les congrégations voudraient se mettre au-dessus de la loi.
Le comité ajoute, à ce point de vue nouveau :
« La doctrine de la restriction mentale a énervé dans les Pays-Bas presque toute la force et la vénération des serments. Elle a diminué cette horreur de commettre le crime de faux, crime si opposé aux anciennes mœurs des habitants des provinces belgiques.....»
Voilà ce que dit le comité et comme conséquence naturelle autant que logique, il conseille très fort au gouvernement de Marie-Thérèse de ne pas rendre l'instruction publique aux jésuites. Mais, dit-on, ce sont là de vieux abus ; l'esprit du siècle rend désormais leur retour impossible ? Et l'honorable M. Malou, insistant sur cette idée, répondant à une interruption de M. Frère, de s'écrier dans une sainte et patriotique indignation ; «Vous calomniez votre siècle ; aujourd'hui quand la loi commande, la loi est obéie. »
Très bien, M. Malou. Nous sommes donc dans le siècle de la légalité, quand la loi commande la loi est obéie, c'est pour cela que nous devons-nous fier à la loi qui nous offre des garanties sans force, sans efficacité contre le retour des anciens abus. Il suffit qu'elle commande.
Examinons la valeur de cet argument tiré de l'esprit qui caractérise le XIXème siècle. Oui, quand la loi commande, la loi est obéie, par nous simples citoyens ; nous reconnaissons son empire parce que nous vivons sous le régime de la souveraineté nationale. Mais cela est-il bien vrai en dehors de la société civile ? Lorsque dans une autre société se rencontrent des principes proclamant bon ce que la loi civile déclare mauvais, autorisant ce que la loi civile défend et allant audacieusement parfois jusqu'à le commander, vous n'oseriez dire que dans ce cas encore, quand la loi commande, la loi est obéie ; vous n'oseriez le dire, car les faits feraient éclater mille démentis à vos yeux. Permettez-moi de citer quelques exemples. Ils prouveront la vérité de ce que j'avance.
La loi dans notre pays, terre de l'égalité, quand elle commande, est toujours obéie. Et pourtant la loi dit que les établissements religieux, incapables de posséder, parce qu'ils n'ont pas la personnification civile, ne peuvent recevoir ni dons, ni legs. Cela est formellement écrit dans la loi belge ainsi que dans la loi française.
M. Malou ne le contestera pas.
Cela étant défendu par la loi, je demande si l'homme qui vient se placer entre le donateur et l’établissement incapable pour frauder la loi du pays est un homme duquel on puisse dire : quand la loi commande elle est obéie !
Ces hommes sont-ils dans vos rangs ? Non seulement ils s'y rencontrent, mais la justice les y a trouvés et récemment. Elle les a trouvés, c'est un malheur pour la religion, dans les premiers rangs du clergé catholique.
Rappelez-vous qu'en France un évêque, un prince de l'Eglise M. l'évêque de Chalcédoine s'est vu appelé devant un tribunal. Le magistrat, non pas le plaideur, son adversaire, le magistral lui a demandé au nom de la loi : Est-il vrai que vous, évêque, vous soyez personne interposée entre une donatrice et un établissement incapable de recevoir ?
Monseigneur a répondu : « Sur ma parole d’évêque, je ne le sais, point ; » et il a offert son serment, il a offert d'appeler Dieu lui-même en témoignage de sa sincérité.
La cour impériale de Paris n'a pas accepté ce serment, puis elle déclare que, nonobstant sa parole d'évêque, Mgr de Chalcédoine était une personne interposée entre la vieille donatrice et l’établissement incapable de Picpus. C'est à lui, c'est dans ces circonstances que l'organe du ministère public, l'avocat général Frandin adressait ces austères vérités que j'engage nos adversaires à méditer.
« La morale, qui est de tous les cultes, réprouve toute simulation, toute fraude, qui est une violation de la loi du pays. »
(page 1585) Lorsque le clergé, le haut clergé a besoin qu’on lui rappelle ainsi ses devoirs, vous n'êtes pas admis à dire dans cette enceinte que lorsque la loi commande le clergé obéit.
Ces fraudes ? non seulement on s'y prête ; mais on les conseille. Le clergé conseille les fidéicommis par interposition de personnes et pour éluder la loi. Les casuistes en donnent la formule dans leurs livres.
Ils ont approfondi la science du jurisconsulte jusqu'à l'extrême limite de la chicane pour trouver des expédients propres à frauder la loi, qui commande et à laquelle tout obéit. Dérision ! dérision amère.
Le président Troplong donne ces formules que recommandent les casuistes. Il les transcrit dans son Traité des donations et des testaments, pour que les magistrats soient en garde une bonne fois contre ces fraudes, qu'ils les découvrent et les déjouent.
Lors d'une affaire fameuse plaidée, en 1830, devant la cour de Colmar, et où il s'agissait encore de l'ordre des jésuites, trop souvent mêlé pour son honneur à ces sortes d'affaires, n'a-t-on pas trouvé parmi les papiers du donateur une consultation donnée par un jésuite du nom de Grivel, indiquant le meilleur expédient pour donner ses biens aux jésuites, légalement incapables à double titre en France. On a tiré parti de cette pièce devant les tribunaux ; les recueils d'arrêts la reproduisent en texte, et la donation faite aux jésuites fut déclarée nulle, après que l'arrêt eut constaté cette autre circonstance que la société de Jésus avait pesé sur les témoins entendus, au point d'enlever toute foi à des témoignages faits pourtant sous serment.
La Belgique est-elle au moins vierge de ces misères ? Nullement.
Rappelez-vous qu'en 1853, devant la cour d'appel de Bruxelles s'est plaidée une affaire où trois membres les plus haut placés de l'ordre des jésuites avaient consenti, suivant les errements de l'ordre, à se prêter à une fraude semblable.
Un arrêt de la cour d'appel de Bruxelles, du 8 août 1853, a, contrairement à leur affirmation, déclaré qu'ils étaient des personnes interposées au profit de leur ordre, incapable de recevoir en Belgique.
M. Malou. - La cour d'appel avait décidé en fait.
M. Orts. - Elle avait décidé en fait qu'ils étaient personnes interposées au profit de l'ordre.
M. Malou. - La cour d'appel ayant décidé la question en fait, la cour de cassation ne pouvait casser son arrêt.
M. Orts. - Je tiens beaucoup à m'expliquer d'une manière précise afin qu'on ne me fasse dire ni un mot de plus ni un mot de moins que je ne veux dire, et je le répète, un jugement du tribunal de Bruxelles, confirmé par la cour d'appel le 8 août 1853, a déclaré que trois membres haut placés de l'ordre des jésuites, le révérend père provincial Boone, le frère Franckeviile et un troisième dont j'ai oublié le nom, étaient, contrairement à ce qu'ils avaient affirmé...
M. Malou. - Pas du tout !
M. Orts. - Je plaidais contre eux. Je sais bien ce qu'ils ont plaidé. Etaient, dis-je, contrairement à ce qu'ils avaient affirmé, interposés au profit de l'ordre des jésuites, et la cour de cassation, rejetant le pourvoi, a déclaré qu'on ne pouvait faire une donation aux jésuites, personnes incapables de recevoir d'après les lois du pays.
Et la loi, dites-vous encore, commande et elle est obéie ! Allons donc ! Vous nous offrez un leurre et pas une garantie quand vous proférez de telles paroles.
Ces prêtres chefs de leur ordre et citoyens belges devaient plus que tout autre respect à la loi belge qui les protège et leur permet de vivre sur le sol de la patrie.
Ils n'ont pas reculé, pour violer cette loi, devant un acte de malhonnête homme et de mauvais citoyen, car c'est un acte de malhonnête homme que d'affirmer en face de la justice nationale le contraire de la vérité. C'est un acte de mauvais citoyen que de frauder la loi que jésuites et autres, comme citoyens belges, devaient avant tout respecter.
Si le clergé trouve la loi mauvaise, comme tous les citoyens belges il a le droit de se plaindre.
Il peut adresser les doléances à la législature qui les aurait examinées.
Mais aussi longtemps que la législature n'a pas modifié la loi, la loi commande, il faut s'y conformer. Ou bien, il ne faut plus dire avec M. Malou : quand la loi commande, elle est obéie.
Ce n'est pas là le seul exemple. Je dis que cet exemple d'impuissance de la loi vis-à-vis du clergé n'est pas le seul.
J'ai entendu, non sans surprise, l'honorable ministre de la justice, pour nous vanter les garanties que présente la bonne application de la loi, nous dire : La loi défend de procéder à la bénédiction nuptiale, avant le mariage civil. Ya-t-il un procureur du roi qui, en cas d'infraction à cette disposition du Code pénal se ferait faute de poursuivre ? Non sans doute. Maïs M. le ministre ne sait-il pas que cette loi est sans cesse violée, méconnue sur le sol belge ?
M. le ministre de la justice ne sait-il pas par expérience personnelle que quand on n'ose pas se frotter directement à la disposition du Code pénal en France ou en Belgique, on va chercher la bénédiction nuptiale au-delà de la frontière, de complicité avec le clergé du pays ? L'expérience faite à ses dépens est d'ordinaire celle dont on profite le mieux. M. le ministre de la justice ferait-il exception à la règle ?
Enfin, n'avons-nous pas chez nous une loi que vous avez faite avec nous, une loi qui défend aux personnes n'ayant pas les droits électoraux, de se donner frauduleusement les droits que la loi leur refuse ? N'avons-nous pas la loi qui réprime les fraudes électorales, dénoncées avec tant d'ardeur par l'honorable M. Mercier, parlant alors au nom de l'opinion libérale ? N'avons-nous pas en même temps des arrêts nombreux rappelant tous les jours à l'obéissance de cette loi ? Et cependant l'honorable M. Mercier vous citait alors en première ligne, comme profitant avant tout des fraudes qu'il dénonçait, les membres du clergé. La loi électorale commandait aussi comme le code pénal à l'égard de la bénédiction nuptiale, comme la loi civile à l'égard des établissements incapables d'acquérir. A-t-elle été mieux obéie que le code pénal et que la loi civile ?
Ne tenons donc pas trop grand compte de cette promesse faite par l'honorable M. Malou, au nom de gens si peu disposés à la tenir. Ne nous fions en un mot, lorsque nous faisons une législation, ne nous fions, pour obtenir le respect, qu'à nous-mêmes, qu'aux précautions indispensables, si l'on veut sincèrement que toute ruse et toute fraude soit déjouée. Il en est de ce respect de la légalité comme d'un dernier argument auquel je dois un mot de réponse avant de finir.
M. le ministre de la justice a paru espérer faire une grande impression par cet argument tiré de la considération que nous aurions le contrôle des Chambres sur tous les actes posés en exécution de la loi proposée.
Vous aurez, nous a-t-il dit, à côté du respect de la légalité, à côté de la magistrature qui est là pour y rappeler, vous aurez le contrôle de l'opposition. C'est vous-mêmes qui surveillerez la stricte exécution de la loi. Vous aurez un rapport.
Messieurs, je sais ce que valent les rapports lorsqu'il s'agit de choses qui touchent au genre d'intérêt et au genre de personnes que nous avons aujourd'hui devant nous. N'avons-nous pas des rapports annuels ou triennaux sur l'exécution de la loi de l'enseignement primaire ; sur l'exécution de la loi de l'enseignement moyen, qui, elles aussi, touchent aux intérêts religieux et aux personnes religieuses ? Des abus ont été signalés en cette matière : ils sont arrivés jusqu'à cette tribune. Et que s'est-il passé quant à l'efficacité du contrôle législatif ? Mais lorsque de malheureux instituteurs sont venus se plaindre devant nous de ce que la liberté de l'enseignement était méconnue à leur égard par le clergé, qu'a fait la majorité qui, dit-elle, représente plus spécialement l'intérêt religieux dans cette enceinte ? Elle a refusé d'entendre la lecture de la pétition. Voilà ce que devient le contrôle de l'exécution des lois qui touchent à des intérêts de parti. La surveillance aboutit en définitive au contrôle d'une majorité parlementaire, c'est-à-dire d'une majorité de parti.
Sans doute j'admets le contrôle parlementaire comme excellent pour tout ce qui tient à la moralité générale, pour toutes ces choses sur lesquelles tous les honnêtes gens, sans distinction de couleur ou de parti, sont parfaitement d'accord dans leur appréciation. Mais il y a de ces questions, comme celle qui nous occupe, où les appréciations varient selon le point de vue auquel on se place, et pour celles-là le contrôle parlementaire est nul.
J'admets encore ce contrôle comme suffisant lorsqu'il s'agit d'actes à poser ; mais lorsqu'il s'agit de faits accomplis, quelle est la majorité qui, pour des péchés du genre de ceux dont je viens de parler, voudra refuser son pardon, mettre en accusation un ministre selon son cœur ou refuser le budget ? Lorsque cette majorité introuvable se sera rencontrée, je voterai avec M. le ministre de la justice, pour son projet.
Messieurs, je me proposais d'examiner en détail les amendements proposés par M. le ministre de !a justice, mais je m'abstiens de cette tâche. Franchement, messieurs, et tout bien considéré, ces amendements touchent-ils au principe que nous combattons ? Nullement. Ils offrent des amélioration de détails, je n'en disconviens pas pour quelques-uns d'entre eux, mais les craintes que nous manifestons disparaitront-elles si ces amendements sont adoptés ?
Non. La loi restera une loi de parti malgré les amendements ; elle restera une loi faite pour un autre intérêt que celui qui lui sert d’étiquette ; et aussi longtemps que cela ne sera pas modifié, je n'accepterai pas quelques amendements de détails.
Je me bornerai, comme réponse à ces amendements et à la provocation qu'on nous a faite d'en produire d'autres, à rappeler ce que disait Royer-Collard à une majorité dont vous suivez, messieurs, avec un peu trop de complaisance, les dangereux errements, oublieux que vous êtes des désastres où cette majorité a conduit le pouvoir. Royer-Collard répondait à cette majorité de 1825 et de 1826 qui avait fait une loi de couvents que vous nous proposez comme modèle, qui d'entraînement en entraînement en est venue à poser les mesures réactionnaires que vous connaissez et à amener ces conséquences que n'entrevoit point encore l’honorable ministre des affaires étrangères ; cet homme illustre disait : Je ne saurais accepter ni les amendements que la commission vous propose, ni tout autre amendement. La loi n'en est ni digue, ni susceptible, il n'est pas d'accommodement avec le principe qui l'a dictée.
Je voterai contre le projet de loi et contre les amendements.
- La séance est levée à 4 heures et un quart.