(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. de Naeyer, premier vice-président.)
(page 1454) M. Crombez procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Calmeyn donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
M. Crombez présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Le sieur Louis présente des observations relatives au projet de loi concernant les établissements de bienfaisance et demande que la loi désigne une autorité ou crée une personne civile chargée d'accepter et de transmettre aux administrateurs spéciaux les biens de fondations de bourses d'études. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
M. Lelièvre. - Je demande que la réclamation soit renvoyée à la commission des pétitions en ce qui concerne le chef relatif aux bourses d'études. Cette question doit être l'objet d'un examen spécial.
- Cette proposition est adoptée.
« Le sieur Vergalle, ancien conducteur de messageries, qui a perdu cette position par suite de l'exploitation du chemin de fer de Dendre-et Waes, prie la Chambre de lui faire obtenir un emploi de veilleur ou de garde-route. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Frantz demande que les officiers subalternes ne soient plus admis à la retraite qu'à l'âge de 60 ans, les officiers supérieurs à l'âge de 65 ans et les officiers généraux à l'âge de 70 ans. »
- Même renvoi.
» Le sieur Delplanque demande de pouvoir soumettre à la Chambre un moyen de procurer au trésor un revenu de 300,000 francs. »
- Même renvoi.
M. de Man d'Attenrode. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la commission permanente des finances sur le projet de loi de règlement des comptes des exercices de 1844, 1845, 1846, 1847 et 1848.
- Ce rapport sera imprimé, distribué et mis à la suite de l'ordre du jour.
M. Verhaegen. - Messieurs, il y aura bientôt vingt ans qu'à cette même tribune je signalais déjà les empiétements incessants du clergé sur le domaine du pouvoir civil, et ses tendances au monopole de toutes les influences. Que de craintes n'ai-je pas exprimées au sujet des efforts réitérés des princes de l'Eglise pour s'emparer de l'instruction à tous ses degrés ? Et que de résistances n'ai-je pas successivement, mais en vain, opposées à ces efforts ? Combien de fois n'ai-je pas dévoilé au pays des faits graves attestant dans le chef des prêtres catholiques cette soif insatiable des richesses qui devait nous conduire un jour à la mainmorte et même plus loin ?
Longtemps avant 1847, je vous parlais des fondations de bourses et des congrégations prétendument charitables ou hospitalières, dont on abusait si perfidement pour créer des personnes civiles, en violation de la loi, et je vous citais entre autres un couvent de trappistes que l'honorable M. d'Anethan, pendant son passage au ministère de la justice, avait reconnu comme une individualité légale, en se basant sur le décret de 1809, exclusivement applicable aux sœurs hospitalières. Quoi qu'ait dit l'honorable M. Malou, longtemps avant 1847, la question de la charité a été l'une des principales préoccupations du programme du libéralisme, et l'article 6 de son programme, relatif aux améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrière et indigente, s'occupe bien évidemment de la charité et de tout ce qui s'y rattache.
Lorsque naguère je parlais de la mainmorte, j'étais pour ainsi dire isolé sur mon banc ; on m'accusait alors de promener un fantôme dans le pays pour effrayer les populations, et ce fantôme, d'après l'honorable M. Malou, ne serait plus aujourd'hui qu'un mannequin !
Messieurs, si je n'étais poussé que par un amour-propre, qui est assez commun en politique, je pourrais me féliciter de ce que le temps soit venu me donner raison en justifiant et mes craintes et mes prévisions, car la mainmorte est devant nous avec son affreux cortège, et on vous l'a dit, en toute naïveté, la majorité est résolue à lui faire le meilleur accueil ; mais je suis trop bon patriote pour me donner une si triste satisfaction. Avec mon honorable ami, M. Delfosse, je jette le cri d'alarme et je convie tous les hommes sincèrement attachés à nos institutions de se joindre à nous pour conjurer l'orage, s'il en est temps encore.
On cherche, je le sais, à nous décourager, à nous vaincre par lassitude, mais on ne réussira pas dans cette tentative. Nous resterons les derniers sur la brèche, et si nous ne parvenons pas à convaincre la majorité parce que son opinion est arrêté d'avance comme nous l'a insinué l'honorable M. Malou, nous convaincrons du moins, j'en suis certain, le pays qui est derrière nous.
Pour me mettre à la portée du pays, c'est-à-dire du plus grand nombre de mes concitoyens et spécialement pour me faire bien comprendre de ces populations si intéressantes des campagnes qui seront les premières victimes de la loi qu'on va voter, je me propose de traiter la question principalement au point de vue pratique.
Je rappellerai des faits qui depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours constatent de la part du clergé cette soif des richesses qui a amené les plus graves désordres religieux et sociaux, qui a été la cause de la mainmorte d'autrefois et qui sera la cause de la mainmorte qu'on nous prépare.
J'établirai que le projet de loi dans chacune de ses dispositions renferme tous les germes de la personnification civile, c'est-à-dire de la mainmorte et qu'il conduit fatalement au rétablissement des couvents en Belgique.
Je démontrerai ensuite que le but que le ministère veut atteindre, d'accord avec la majorité dont il n'est que l'instrument, se trouve caché sous le masque de la charité, et que les garanties qu'il prétend avoir écrites dans son projet de loi, pour prévenir des abus qu'il semble redouter lui-même, ne sont qu'illusoires.
Enfin je signalerai les dangers d'un système qui autrefois formait un ensemble et dont on ne prend que quelques lambeaux aujourd'hui ; système qui, dans l'ancien régime, avec d'autres principes de droit civil et de droit public, alors que le clergé, loin de jouir d'une liberté complète, était entièrement soumis au contrôle de l'Etat, présentait du moins quelques garanties réelles que n'offre pas le projet en discussion.
Messieurs, d'après nos honorables contradicteurs, le monopole de la charité appartient au clergé ; la charité laïque, la charité publique qui fonctionne depuis 60 ans à la satisfaction de tous, doit céder la place à la charité ecclésiastique. A les croire, le prêtre seul peut venir efficacement en aide à la misère et aux souffrances de l'humanité ; et pour le prouver, ils invoquent l'histoire ancienne et moderne ; un honorable orateur est même remonté jusqu'au déluge.
- Plusieurs voix. - Plus haut.
M. Verhaegen. - Je n'irai pas jusque-là. Je me bornerai à une petite revue rétrospective.
Le même orateur a cité, à l'appui de son opinion, tous les saints, tous les Pères de l'Eglise. Eh bien, quant à moi je me contenterai d'en citer deux.
On me permettra certes bien qu'à l'histoire arrangée pour les convenances de ceux qui l'invoquent, je réponde par cette autre histoire impartiale et inexorable, qui dit tout et ne cache rien. Or, cette dernière histoire va nous apprendre quelle a été dans tous les temps la soif de richesses du clergé, prenant en cela pour exemple les prêtres du paganisme.
Il est vrai que pendant les trois premiers siècles de l'ère chrétienne les apôtres et les disciples du Christ évitèrent ces dangereux écueils. La société chrétienne était alors essentiellement religieuse, elle n'avait encore rien de politique. Toutes ses aspirations étaient nobles et généreuses.
La société religieuse, née du christianisme, conserva cette physionomie aussi longtemps que l'autorité temporelle ne lui conféra aucun privilège, aussi longtemps qu'elle resta abandonnée à elle-même.
Mais dès que les empereurs romains, Constantin à leur tête, se servirent du clergé chrétien et des influences de ce clergé au profit de leur politique ; dès qu'ils lui attribuèrent des avantages corporels, celui-ci tomba fatalement dans les erreurs et les excès qui avaient entraîné les prêtres des autres religions.
A dater du quatrième siècle les biens de la terre devinrent le but principal des actes du clergé et des moines ; les héritages, les donations, le patrimoine des familles éveillèrent leur avidité. Les annales de cette époque si rapprochée de l'origine de la société chrétienne fourmillent de faits qui attestent quelles proportions avait déjà prises cette guerre terrible au bien des familles : le mal était général.
« Les autres, disait saint, Jérôme (2ème lettre ad Heliodorum) (en traçant le tableau des vices du clergé et des moines de son temps), les autres entassent richesses sur richesses et se procurent les biens des femmes par leur obséquiosité. »
Il s'écriait ensuite avec indignation : « Que les moines soient donc plus riches que les laïques sous l'empire de la religion du Christ qui était pauvre ! Qu'ils soient riches eux qui, vivant dans le monde, n'étaient que des mendiants ! »
Saint Jérôme dépeint ailleurs (2ème lettre ad nepotem), et cela sous des couleurs saisissantes, la conduite de certains moines qui ne reculent devant aucune turpitude pour enlever aux familles une partie de leurs biens.
(page 1455) « J'entends aussi, dit-il, parler de la honteuse conduite qu'ils tiennent auprès des vieillards et des vieilles femmes sans enfants, ils assiègent le lit, ils poussent la bassesse jusqu'à prendre de leurs mains les matières purulentes de l'estomac et les matières pulmonaires que crache le vieux malade. Ils tremblent quand le médecin entre ; ils l'interrogent de leurs lèvres tremblantes pour savoir si le malade se porte mieux ; s'il y a quelque amélioration, ils feignent d'être joyeux, mais ils sont intérieurement tourmentés. Ils comparent le vieux malade à Mathusalem. »
La soif dévorante des richesses, des dons et legs qui tourmentait le clergé de l'époque et les scandales de toute nature devinrent pour l'Eglise et les familles une véritable calamité.
Le pape saint Damase conçut de si vives alarmes, qu'il s'adressa à l'autorité temporelle pour réprimer des abus devant lesquels les anathèmes de l'Eglise étaient impuissants.
A la demande du pontife romain, les empereurs Valentinien, Valens et Gratien promulguèrent en 370 une loi qui fut lue publiquement, par ordre de saint Damase, dans toutes les églises de Rome et de la chrétienté.
Voici cette loi :
» Valentinien, Valens et Gratien, empereurs,
« Les Clercs, les ecclésiastiques, tous ceux qui font profession de vivre dans la continence ne peuvent entrer dans les maisons des veuves et des pupilles ; ils sont frappés par des jugements publics s'ils sont dénoncés par des parents ou des alliés de ces veuves ou de ces pupilles. Nous ne voulons pas que des ecclésiastiques qui, sous prétexte de religion, auraient des rapports avec une femme, puissent recevoir de cette femme une libéralité quelconque. Nous voulons que cette libéralité soit inefficace. Ils ne pourront recevoir des veuves, etc., ni donation ni testament. Que si ces femmes, après l'avertissement de la présente loi, croyaient devoir leur faire des donations de ce genre, ces donations tourneront au profit du fisc. » Lu dans les églises de Rome, 3 kal. août » (Voyez Card. Baronius, Annales ecclésiastiques, ad annum 370.)
Je pourrais multiplier les citations pour cette époque, mais c'est assez de vous avoir mis sous les yeux l'opinion d'un Père de l'Eglise et d'un souverain pontife.
Au moyen âge les fortunes particulières furent livrées presque sans défense à l'avidité d'un clergé régulier et séculier qui exerçait la souveraineté dans une société ignorante, crédule et fanatique.
Plus tard la puissance temporelle, ressaisissant ses droits, entoura le patrimoine des familles de garanties sérieuses ; mais quelques précautions que prit le législateur, les captations n'en continuèrent pas moins à enrichir le clergé au détriment de ceux qu'on avait voulu protéger.
Et ces richesses du clergé avaient amené des désordres religieux et sociaux ; c'est à elles que l'on doit principalement la grande réforme du XVIème siècle.
Dans un grand ouvrage public il y a quelques années et auquel le monde catholique a fait un accueil enthousiaste en même temps qu'il a reçu l'approbation pontificale, M. Gretineau Joly trace, pièces authentiques en mains, le tableau de l'état du clergé au commencement du XVIème siècle ; il cité un document dont il a pris, dit-il, la copie sur le manuscrit original conservé à Rome, au Gesu, maison mère de l'ordre des jésuites. C'est une lettre du père Lefebvre, contemporain et coopérateur de saint Ignace de Loyola, et ce père Lefebvre est un homme, comme le dit l'histoire, animé du zèle de Dieu le plus ardent.
Voici comment s'exprime M. Gretineau Joly (histoire de la compagnie de Jésus, introduction).
« On lit un effrayant tableau des mœurs des ecclésiastiques dans les lettres en langue espagnole qu'il adressa de Worms au général de la compagnie ; ce tableau, ainsi que ces lettres, appartient à l'histoire, il écrivait le 27 décembre 1540 :
« Je m'étonne qu'il n'y ait pas deux ou trois fois plus d'hérétiques qu'il n'y en a, et cela parce que rien ne conduit si rapidement à Terreur dans la foi que le désordre dans les mœurs : car ce ne sont ni les fausses interprétations de l'écriture, ni les sophismes qu'emploient les luthériens dans leurs sermons et leurs disputes qui ont fait apostasier tant de peuples et fait révolter contre l'Eglise romaine tant de villes et de provinces ; tout le mal vient de la vie scandaleuse des prêtres. »
Le 10 janvier 1541, Lefebvre continuait :
« Plût à Dieu que dans cette cité de Worms il y eût seulement deux ou trois ecclésiastiques qui ne fussent pas concubinaires ou souillés d'autres crimes notoires, et qui eussent un peu de zèle pour le salut des âmes ! Car, dans ce cas, il feraient tout ce qu'ils voudraient de ce peuple simple et bon.
« Je parle des villes qui n'ont pas encore aboli toutes les lois et les pratiques de religion, ni secoué entièrement le joug de l'Eglise romaine ; mais la partie du troupeau qui, par devoir, serait tenue de conduire les infidèles dans le bercail, est celle-là même qui par ses mœurs dissolues, invite et pousse les catholiques à se faire luthériens.
« Il est facile de voir, d'après ces lettres, que les sectaires eux-mêmes n'étaient pas les apôtres les plus actifs de la réforme, ce qui se passait à Worms, ce que le père Lefebvre y signalait se passait partout ailleurs. »
Les corporations religieuses offraient le spectacle le plus désolant, la papauté s'en émut, au point qu'elle a eu l'idée, un moment, de les supprimer toutes. C'est la même plume catholique qui va nous retracer ce tableau. Voici une page d'histoire dont M. Gretineau Joly a demandé les preuves aux archives du Vatican :
« Les richesses du clergé, dit-il, avaient introduit parmi la plupart de ses membres un goût pour les plaisirs mondains qui quelquefois allait jusqu'à la licence..... La corruption avait pénétré jusque dans le sanctuaire ; corruption affreuse, car elle employait même les choses saintes pour étendre partout son germe. Elle s'asseyait sur l’autel, elle régnait dans le cloître ; elle fournissait aux sectaires leurs plus redoutables armes : car ce n'est pas la religion que le peuple discute, c'est son ministre, c'est le prêtre. Or, le prêtre était parvenu à jeter des doutes sur la religion en se livrant lui-même sans frein et sans pudeur à tous les désordres contre lesquels il recevait mission de s'élever.
« Paul III s'alarma avec raison d'une situation qui ne pouvait qu'aller en s'aggravant si des remèdes n'étaient pas employés sur-le-champ. Le mal régnait partout, dans la cour romaine, dans les diocèses, dans les couvents. Il fallait l'extirper avant de songer à combattre victorieusement l'hérésie.
« Pour entreprendre cette œuvre de réforme, il nomma, en 1538, une congrégation composée de quatre cardinaux et de quatre prélats ou abbés : il choisit ces huit personnages parmi les plus vertueux et les plus doctes. Les quatre cardinaux étaient Contarini, Sadolet, Caraffa et Polus ; les quatre prélats, Fregosi, archevêque de Brindes ; Cibert, évêque de Vérone, Cortisi, abbé de St-Georges de Venise, et Thomas Badia, dominicain et maître du Sacré-Palais. Le Saint-Siège demandait à ces médecins qui venaient de sonder les misères de la catholicité, le moyen de cicatriser tant de plaies. Après avoir parlé de ce que l’on doit émonder dans les différentes branches de l'arbre ecclésiastique, ils ajoutaient :
« Un autre abus à corriger se présente dans les ordres religieux parce qu'ils sont tellement corrompus, qu'ils deviennent un grand scandale pour les séculiers et qu'ils nuisent beaucoup par leur exemple. Nous croyons qu'il est urgent de les abolir tous, sans cependant faire injure à qui que ce soit, mais en leur interdisant de recevoir des novices. De cette manière, ils seront bientôt éteints sans porter préjudice à personne, et on pourra leur substituer de bons religieux. Quant à présent, nous croyons que le mieux serait de renvoyer des monastères tous les jeunes gens qui n'ont pas encore fait profession.
« Un autre abus trouble le peuple chrétien par les religieuses qui sont sous la direction des frères conventuels. Dans la plupart des monastères de femmes, se commettent des sacrilèges publics, au grand scandale des citoyens. Que votre Sainteté ôte donc aux conventuels toute autorité sur les religieuses, et qu'elle donne aux évêques ou à d'autres la direction de ces couvents.
« Ce désolant tableau n'est pas tracé par une main ennemie ; il se trouve dans les archives du Vatican, et ne s'arrête pas à ces révélations. » (histoire de la compagnie de Jésus, introduction.)
Aux XVIIème et XVIIIèmes siècles, les tribunaux français et belges ont retenti du bruit des procès scandaleux, provoqués principalement par l'ordre des jésuites. Des cas de captation se présentent en abondance dans les annales judiciaires : chacun connaît entre autres les exploits fameux du père Lavalette, l'affaire de la succession de plusieurs millions d'Ambroise Guys, détournés par les jésuites et l'affaire des jésuites de Bruxelles, concernant une somme de 630,00J0 francs extorquée par le R.P. à la dame Vianen.
En France, vers le milieu du XVIIIème siècle, l'attention toute spéciale du souverain, fut éveillée sur les abus résultant de l'accumulation des richesses du clergé, et parut le fameux édit du mois d'août 1749 renouvelant et renforçant toutes les dispositions précédentes, concernant les gens de mainmorte.
L'article 2 de cet édit porte :
« Défendons à l'avenir de faire aucune disposition par acte de dernière volonté, pour fonder un nouvel établissement de la qualité de ceux mentionnés dans l'article précédent ou au profit de personnes qui seraient chargées de former ledit établissement ; le tout sous peine de nullité ce qui sera observé quand même la disposition serait faite à la charge d'obtenir nos lettres patentes. »
L'abbé Fleury, qui avait été le confesseur du roi alors régnant, avait publié son livre intitulé : « Institution du droit ecclésiastique dès 1677 » et dans ce livre, il avait signalé les abus du clergé à l'endroit de la charité.
Voici ses termes :
« Depuis quatre cents ans l'on a plusieurs fois travaillé à la réformation des hôpitaux. Dans le relâchement de la discipline, la plupart des clercs qui en avaient l'administration l'avaient tournée en titre de bénéfices dont ils ne rendaient pas compte. Ainsi plusieurs appliquaient à leur profit la plus grande partie du revenu, laissaient périr les bâtiments et dissiper les biens, en sorte que les intentions des fondateurs étaient frustrées. C'est pourquoi le concile de Vienne défendit à la honte du clergé (à la honte du clergé, l'entendez-vous ? c'est l'abbé Fleury qui le dit) de ne plus donner les hôpitaux en titre de bénéfices aux clercs séculiers et ordonna que l'administration en fût donnée à des laïques, gens de bien, capables et solvables qui prêteraient serment comme des tuteurs, feraient inventaire et rendraient compte tous les ans par-devant les ordinaires. Ce décret a eu son exécution et a été confirmé par le concile de Trente, etc. »
(page 1456) Je ne vous rappellerai pas, messieurs, les termes durs et incisifs des conciles de Vienne et de Trente, d'autres les ont cités avant moi. La citation d'un écrivain catholique que, certes, vous ne récuserez pas, devait me suffire.
Messieurs, la même chose se passa dans d'autres pays et spécialement en Belgique.
Je ne vous parlerai pas des mesures prises par nos anciens souverains, à partir de la charte de 1292 jusques et y compris Charles V, d'autres honorables collègues vous en ont parlé avant moi. Je me bornerai à vous citer encore quelques édits de Marie-Thérèse, appelée la catholique, et dont vous ne récuserez certes pas les actes.
Un des principaux caractères du règne de Marie-Thérèse fut sa volonté bien arrêtée de faire prévaloir l'indépendance et la suprématie du pouvoir civil, en matière de mainmorte, d'enseignement et de presse.
Je vais indiquer quelques mesures principales prises par elle ou par ses gouverneurs généraux, pour vous prouver jusqu'à quel point elle comprenait le besoin d'arrêter l’omnipotence ecclésiastique.
Divers édits de son règne abolirent le droit d'asile dans les couvents et les églises et réduisirent le nombre des religieux des deux sexes, en fixant à 25 ans accomplis l'émission des vœux.
Un édit du 15 septembre 1753, complété par la suite, prohiba d'une manière absolue les legs au profit des établissements de mainmorte ; et quant aux donations entre vifs faites au profit de ces établissements, elle les soumet à l'approbation du gouvernement.
Cet édit n'était que la conséquence de la réaction générale qui se manifestait partout contre l'accroissement immense des biens du clergé régulier qui menaçait d'absorber la fortune foncière, et tous les gouvernements se montrèrent d'accord pour le favoriser.
Les jésuites dont l'organisation et l'influence leur portaient ombrage furent les premiers attaqués. Dans les Pays-Bas on commença par leur interdire de catéchiser' ans les églises et principalement d'instruire les enfants qui allaient faire leur première communion. On mit surtout un terme à leur soif d'acquérir et de posséder. En 1752, entre autres, on leur refusa la dotation de la vaste forêt que dans leur supplique ils avaient appelée « le petit bois de Soignes » ; et l'histoire nous apprend que pour ne pas aller à rencontre de la quasi-promesse qu'ils avaient obtenue du gouverneur général, on leur envoya an petit tableau représentant en miniature de la vaste forêt de Soignes.
Toutes les mesures prises contre les jésuites eurent peu de succès, mais elles réveillèrent néanmoins toutes les antipathies contre leur ordre. Enfin, l'ordre fut supprimé par une bulle du pape Clément XIV (21 juillet 1773), qui fut publiée à la bretèque de l'hôtel de ville de Bruxelles le 2o septembre 1773, en vertu de lettres patentes du 13 du même mois, délivrées par Marie-Thérèse, après avis préalable du conseil de Brabant.
Ce fut alors le tour des autres corporations religieuses. Le conseil souverain de Brabant demanda au magistrat de Bruxelles un rapport détaillé sur le nombre de religieux vivant d'aumônes, que chacun des cloîtres de la ville pouvait admettre et sur le chiffre auquel il devait être fixé. Il résulte de ce rapport qu'il y avait à Bruxelles, en 1773, 449 moines mendiants, savoir : 66 récollets, 51 carmes, 27 bogards, 17 alexiens, 50 dominicains, 38 augustins, 89 capucins, 46 carmes déchaussés, 26 minimes et 9 minimes d'Anderlecht. Il résulte aussi de ce rapport que le clergé était contraire à toute réduction. (Histoire de Bruxelles, de Wouters et Henné, tome 11, page 282.)
A l'exception des capucins et des récollets, tous les ordres possédaient des biens, et le rapport du magistrat concluait à ce qu'il leur fût interdit de faire des quêtes en ville, ce qui exempterait, y est-il dit, les habitants d'une contribution préjudiciable aux vrais pauvres.
Puisqu'il est question ici de quêtes, nous nous permettrons une petite digression. Ce qui se passait en 1773 sous le règne de Marie-Thérèse, était bien différent de ce qui se passe aujourd'hui. Aujourd'hui on fait de longs discours pour prouver que l'autorité civile n'a rien à démêler avec la charité, que celle-ci ne peut vivre que dans une pleine et entière liberté, qu'elle ne peut, du reste, être bonne que pour autant qu'elle trouve sa base dans les sentiments religieux. A la tête des orateurs qui vantent et encouragent les quêtes à domicile, se trouve M. de Kerchove. Aussi quête-t-on partout et tous les jours, au grand détriment des pauvres ; on fait, au nom de certaine opinion, circuler de listes de souscription, sous toutes espèces de prétextes, et l'honorable M. de Haerne nous a appris que ce sont nos grandes dames qui se chargent de cette besogne. On organise des concerts, des expositions, des tombolas ; on quête pour des congrégations nouvelles, pour les Visitandines, pour les Rédemptoristines, pour les Récollettines ; bientôt on quêtera pour les Joséphitines, pour les Capucines, que sais-je ?
L'honorable M. de Kerchove, n'a pas toujours été de l'avis qu'il professe aujourd'hui, au sujet des quêtes ; en 1843, il pensait tout à fait le contraire : le Louvaniste, dans son numéro du 3 mai, rapporte à cet égard des faits excessivement curieux Voici l'article que je transcris littéralement.
« M. de Kerchove en 1843 et M. de Kerchove en 1857.
« 1843.
« Le 3 décembre 1843, un épouvantable incendie a détruit toute une famille. Un seul enfant avait échappé au désastre.
« C'était le cas ou jamais de se montrer indulgent pour l'exercice large de la charité privée. Aussi toutes les sociétés de la ville organisèrent des fêtes, partout on ouvrit des listes de souscription, l'élan de charité et de philanthropie fut général.
« On se présenta chez M. de Kerchove, alors commissaire d'arrondissement. Il refusa de souscrire parce que l'autorité civile n'était pas intervenue pour donner aux listes de souscription le permis de circuler.
« Sa conduite fut partout et unanimement désapprouvée.
« M. de Kerchove ne crut pas pouvoir rester sous le coup de cette désapprobation générale, et le Journal des Petites Affiches inséra dans son numéro du 17 décembre 1843, sa réponse à un article publié le 10 du même mois dans le Journal de Louvain.
« Il est curieux de voir avec quel bonheur, M. de Kerchove cherche à se mettre à l'abri de tout reproche, en invoquant les lois de la charité légale :
« Nous citons textuellement :
« Est-il possible de dénaturer les faits comme le fait le Journal de Louvain, etc., etc. ?
« Voici le récit exact des faits ; on n'osera l'infirmer en rien. On s'est d'abord présenté au domicile de M. de Kerchove avec une liste de souscription ; bien loin de blâmer cette liste, il s'empressa de dire qu'il la signerait volontiers, mais alors seulement qu'elle aurait été revêtue de toutes les formalités exigées par l'arrêté du 23 septembre 1823. On promit de lui rapporter le lendemain la liste dûment légalisée. Cette promesse ne fut pas tenue. Quelques jours après, une autre liste lui fut présentée à la Société de Lecture et il refusa également d'y apposer sa signature.
« (…) En réclamant l'intervention de l'autorité locale, qu'a voulu M. de Kerchove ? Mettre la liste de souscription sous le patronage de l'autorité communale et par là donner tout à la fois et aux signataires et au pauvre orphelin qui captive à juste titre l'intérêt général, une garantie certaine, que les libéralités atteindraient leur but.
« Loin de nous la pensée de dénier aux personnes, qui ont mis la liste en circulation, le droit incontestable qu'elles ont à l'estime de tous leurs concitoyens ? Mais qui donc eût empêché des gens malintentionnés d'exploiter cette occasion, de faire circuler des listes fausses en concurrence avec les vraies, de les colporter partout, de toucher même le montant des souscriptions et de donner ainsi le change à la générosité publique ? Et qu'on le remarque bien, ces abus sont loin d'être chimériques ; jamais peut-être on ne les vit se multiplier plus fréquemment que dans ces derniers temps ; aussi M. le gouverneur du Brabant vient-il de publier une circulaire en date du 12 de ce mois, pour signaler aux administrations communales les graves inconvénients (ces mots sont soulignés dans la réponse de M. de Kerchove),qui résultent des collectes faites à domicile sans l'accomplissement des formalités exigées par l'arrêté du 23 septembre I823. Fonctionnaire public, M. de Kerchove devait l'exemple de l'obéissance à la loi, il le devait d'autant plus que la loi est toute de protection pour le malheur. »
« 1857.
« M. de Kerchove, député clérical de Gand, prononce à la Chambre un long discours pour prouver que l'autorité civile n'a rien à démêler avec la charité, que celle-ci ne peut vivre que dans une pleine et entière liberté, qu'elle ne peut du reste être bonne qu'autant qu'elle revête un caractère divin, l'exclusion de l'élément religieux enlevant à tout acte d'assistance son caractère charitable.
« Si nous nous sommes permis d'exhumer ces tristes souvenirs, c'est pour prouver que M. de Kerchove, pas plus que M. Malou, n'obéit à une conviction bien ancienne, et que nous pouvons appliquer à M. de Kerchove, tout ce que M. Tesch, dans son remarquable discours, a si heureusement appliqué à M. Malou.
Ces messieurs ne croient donc pas un mot de ce qu'ils disent, ils obéissent aveuglément aux ordres secrets qu'ils reçoivent, et voilà tout. (Interruption.)
M. de Kerkhove. - C'est faux ! Je demande la parole pour un fait personnel.
M. Verhaegen. - Je ne fais des citations que documents en mains.
Je continue mes observations statistiques au sujet du clergé, sous Marie-Thérèse.
Il y avait en 1773, à Bruxelles, 50 prêtres réguliers seulement et 127 religieux, chargés de confesser, de prêcher et d'administrer les sacrements aux mourants. Ce nombre était insuffisant, le magistrat proposait de le porter à deux cents, et des ordonnances firent droit à cette demande.
Un autre rapport dans lequel étaient énumérés les abus graves qui s'étaient glissés dans l'administration des biens du grand béguinage a Bruxelles, amena un édit de l'impératrice réorganisant cette fondation.
Des mesures générales défendirent aux monastères de recevoir des dons de ceux qui y entraient, d'admettre des novices de moins de vingt-cinq ans, et en outre et surtout d'acquérir de nouveaux biens. Les richesses des corporations étaient telles, que plusieurs abbayes, entre autres celles de Grimberghe et d'Afflighem furent obligées, afin d'utiliser leurs capitaux, de construire les beaux hôtels qui entourent le parc.
Ce fut par suite des ordonnances de Marie-Thérèse que les évêques s'écrièrent que « la ruine des communautés était inévitable » ; mais le (page 1457) gouvernement n'eut aucun égard à leurs réclamations, et quand ils se réunirent en conciliabule, Cobenzl leur enjoignit de se séparer ; il fut même question en 1775 de soumettre les mandements épiscopaux à l'approbation préalable du pouvoir civil.
Voilà ce qui se passait sous Marie-Thérèse, et on avouera sans doute que les mesures qu'elle a prises soulèveraient aujourd'hui de violentes tempêtes.
C'était toujours la même conduite, les mêmes prétextes ; quand il rencontrait de la résistance, le clergé se présentait en victime.
Déjà, en 1765, et cependant leur suppression ne date que de 1773, les Jésuites du collège de Bruxelles voulurent représenter, sous le titre de l'Innocence opprimée, une comédie de Lamettrie, intitulée les Charlatans démasqués ou Pluton vengeur de la médecine. Le magistrat, voyant dans le choix de cette pièce l'intention d'attaquer le gouvernement, leur intima l'ordre de s'abstenir de toute représentation quelconque. A cette époque, vous le voyez, on savait mettre le clergé à la raison.
J'ai parlé tantôt du nombre des moines mendiants qu'il y avait dans la seule ville de Bruxelles. Il importe maintenant de dire un mot du nombre des religieux et religieuses qu'il y avait en Belgique en 1789, en 1829, en 1846 et enfin en 1856 ; car l'honorable M. Malou, en invoquant la statistique officielle, a commis dans son rapport des erreurs capitales sur ce point.
A en croire l'honorable M. Malou, il n'y aurait eu en Belgique en 1789, après la statistique officielle publiée par l'honorable M. Rogier en 1852, que 12,000 religieux et religieuses ; mais la statistique a soin de mentionner que c'est sans les béguinages, et c'est ce que ne dit pas le rapport de l'honorable M. Malou.
Cependant il y avait 31 béguinages, dont 14 à Malines, 3 à Bruges, 8 à Gand, 2 à Liège, 3 à Tournai et 1 à Bruxelles.
M. Malou dit qu'il y avait 422 couvents, le document qu'il cite en accuse 601, pourquoi cette modification apportée à des chiffres officiels ?
Il fallait cacher la plaie de l'ancien régime.
Mais l'honorable M. Malou ne retranche rien pour 1829. S'il avait pu ajouter, il l'aurait fait ; il voulait établir que, sous le régime hollandais, ou ne songeait pas à restreindre le développement des associations religieuses. On en comptait alors 280, c'est-à-dire, d'après les pièces officielles, 321 de moins qu'avant la révolution française, mais 142 de moins seulement d'après M. Malou qui cite en corrigeant les sources.
En omettant 31 béguinages, M. Malou n'a pas commis une erreur insignifiante ; car le béguinage de Bruxelles avait à lui seul un revenu de 25,000 florins, non compris le grain et le bois perçus en nature, et ce revenu ne servait qu'à entretenir 43 béguines et 8 servantes, encore dans ce nombre n'y avait-il que 6 pauvres ; les autres payaient des pensions de 100 à 200 florins.
Passons à 1846 : nous trouvons à cette époque 779 associations religieuses comptant une population de 11,968 individus, c'est-à-dire 178 associations de plus qu'en 1829 et une population de religieux et de religieuses égale à celle qui existait avant la révolution de 1789.
Est-ce clair ?
L’honorable M. Malou se félicite de qu'il n'y ait plus en Belgique que 89 communautés de religieux se livrant à la vie contemplative !
Que 89, mais il n'y en avait que 65 en 1829 et le chiffre de 89 date d'il y a dix ans.
Il n'y a d'ailleurs rien de plus facile que de conserver aux communautés servant à la vie contemplative leur caractère en changeant seulement quelque chose au nom ; leurs constitutions et conditions dépendent des évêques.
Quel est le nombre des couvents aujourd'hui et quel sera-t-il dans quelques années, alors que la loi qu'on va voter aura fonctionné au gré de nos adversaires ? Aujourd'hui il dépasse le chiffre de 950 !
Quelle sera alors aussi l'importance des capitaux tombés en mainmorte ?
D'après le rapport de l'honorable M. Malou, les donations et legs autorisés pendant vingt ans, en faveur des corporations religieuses, ne seraient que de 1,053,434 francs, c'est-à-dire, 50,000 fr. à peu près par année, pour tous les établissements du royaume.
Ce chiffre est de nature à faire tomber le public dans une grave erreur.
Il résulte des statistiques officielles que le nombre des libéralités autorisées par le gouvernement et les députations provinciales au profit des établissements religieux s'est élevé en vingt ans, à 6,066, qui ont fait l'objet de 3,451 donations entre-vifs et 2,615 dispositions par testament. Ces 6,060 libéralités comportent une somme de 16,206,481 fr. répartie entre les évêchés, les séminaires, les fabriques d’églises et les associations religieuses.
Voilà le chiffre qu'eût dû citer l'honorable M. Malou et qui est de très peu inférieur à celui des libéralités faites, pendant la même période, aux établissements de bienfaisance des provinces et des communes !
Voilà, messieurs, comment l'honorable M. Malou parvient toujours à rapetisser les questions les plus grosses et les plus importantes, c'est un talent tout spécial que je lui reconnais volontiers.
Eu vous parlant du nombre des couvents, j'ai fait une digression à laquelle j'ai été conduit par l'honorable M. Malou : mais cette digression viendra en aide aux abus que j'ai signalés et qui ont été si énergiquement flétris par la catholique Marie-Thérèse.
La plupart des actes de Marie-Thérèse ont éveillé des susceptibilités bien vives de la part de ceux qui devaient s'enrôler plus tard sous le drapeau Vander Noodt. On est allé jusqu'à l'accuser de tendances voltairiennes qui animaient les esprits au XVIIIème siècle, et je vois arriver le moment où nos adversaires ne diront plus avec nous Marie-Thérèse de glorieuse mémoire, mais changeront l'épithète de glorieuse en une autre.
Marie-Thérèse n'a pas seulement flétri la mainmorte, elle a flétri la censure ecclésiastique et le monopole du clergé en matière d'enseignement.
La censure ecclésiastique.
Voici un décret du 4 août 1764 :
« Nous étant revenu que divers catalogues de livres que l'on expose en vente ne passent pas par l'examen du censeur royal et qu'on se borne à la seule approbation du censeur ecclésiastique, d'où il résulte que quantité de livres de la plus grande utilité et contenant les meilleures maximes pour l'Etat, y sont proscrits, tandis que d'autres, opposés à ces maximes ou bien à la religion ou aux bonnes mœurs, y sont présentés comme bons et approuvés, etc. Voulons et statuons que lorsque les catalogues de livres auront été examinés par le censeur ecclésiastique, ils seront examinés par les censeurs fiscaux. »
Dès 1761, d'ailleurs, l'impératrice avait écrit au grand conseil de Malines pour se plaindre de ce que l'archidiacre Foppens eût mis à l'index les œuvres de Bossuet, de Fleury et de Grotius et d'autres livres d'une utilité notoire et ne méritant aucune flétrissure.
Je vois que j'ai commis tantôt une grave erreur en citant l'abbé Fleury comme un auteur non suspect. Pour rester dans le vrai, je dois faire amende honorable.
Par suite de ces abus, la censure civile fut substituée à la censure des prêtres, et Marie-Thérèse signa de sa propre main le décret dans lequel il est dit « que les gens d'église cherchent souvent à faire valoir leurs principes au préjudice des droits des souverains, des lois de l'Etat, des libertés et des privilèges des peuples. »
Il est évident que l'impératrice, en agissant ainsi, mécontenta grandement le clergé, mais elle le mécontenta davantage en lui enlevant le monopole de l'instruction et en réorganisant l'instruction publique.
J'entrerais volontiers dans des détails à cet égard ; mais je les réserve pour d'autres temps, j'ai hâte d'en revenir aux abus que je voulais vous signaler et de fixer votre attention sur l'avenir en vous faisant juge du passé.
De nos jours, les efforts du clergé et des congrégations religieuses, pour accaparer le bien des familles, ne sont pas moins généraux ni moins énergiques que dans les siècles passés. Partout la même tendance se révèle, partout la même avidité.
Nous ne chercherons pas des exemples dans les pays tels que l'Italie, l’Espagne et l'Autriche, et pour cause, nous aurions trop beau jeu ; nous nous bornerons aux pays où une législation civile, protectrice de la société et de la famille, existe encore.
Le 3 mai 1831, les journaux de Londres rendaient compte d'un fait de captation extrêmement grave, préparé et accompli au profit de M. le cardinal Wiseman, à cette époque vicaire apostolique du saint-siège dans la Grande-Bretagne. Un catholique anglais, M. Carre, était entouré au lit de mort de son médecin et de son avocat, tous deux instruments de Son Eminence. Cédant à leurs obsessions, le moribond légua au pieux prélat toute sa fortune qui était considérable.
Les héritiers de M. Carre attaquèrent le testament. Ce ne fut que sous la pression de cette poursuite et crainte de bruit que M. Wiseman transigea et restitua aux héritiers la partie la plus notable de la fortune.
En France, il y a un peu plus d'un an, un procès du même genre vint révéler des faits excessivement graves, et les familles pourront y puiser d'utiles enseignements.
Voici ce que rapportait la Presse parisienne du 12 janvier 1856, au sujet d'une action civile, intentée par les héritiers d'une demoiselle Boulnois, sexagénaire, à Mgr Bonamie, archevêque de Chalcédoine, directeur de la congrégation de femmes de Picpus et à d'autres membres du clergé, en restitution de valeurs considérables :
« La cour de Paris vient de prononcer un arrêt, qui n'est pas sans rapport avec des questions souvent soulevées devant les tribunaux de Belgique, au sujet des acquisitions que font, à l'aide de prête-noms, les associations religieuses non reconnues personnes civiles.
« Une demoiselle Boulnois, qui avait un million de fortune, entra dans la communauté de Picpus, établissement religieux non reconnu ; elle fut interdite en 1847 ; mais toute sa fortune avait déjà passé en d'autres mains. L'évêque de Chalcédoine entre autres avait acquis le domaine de Ménévillers pour un prix simulé de 180,000 fr. Interrogé sous serment, monseigneur dut avouer que le prix de 180,000 fr. était fictif, qu'il n'avait rien payé quoique l'acte portât quittance, et qu'il s'agissait d'une pure libéralité. Il ajouta que la forme de la vente avait été adoptée pour diminuer les frais et aussi pour empêcher les parents de se plaindre. Le magistrat interrogateur lui ayant dit : Cette considération dernière est-elle bien admissible de la part d'une personne revêtue de votre caractère ? Monseigneur répondit : Je ne crois pas qu'il y ait en cela quelque chose de répréhensible. La cour de Paris ne fut point de cet avis, car elle (page 1458) ordonna la restitution aux héritiers Boulnois du domaine de Ménévillers. Ce bien était évalué à 300,000 fr.
« D'autres biens avaient été usurpés par les mêmes moyens qu'avait employés l'évêque de Chalcédoine, et ainsi avait disparu toute sa fortune.
« La demoiselle Boulnois. qui avait toujours choisi, dans la congrégation de Picpus des directeurs de conscience, avait vendu à l'abbé Coudrin, supérieur général de l'association, le domaine des Feuillants à Tours. Tout concourait à prouver que le prix déclaré dans l'acte était également fictif, mais l'abbé Coudrin étant mort, on ne put qu'interroger ses héritiers sur le point de savoir si l'immeuble avait été payé, et ceux-ci n'apprirent rien à la justice.
« Il y avait cette circonstance remarquable que la demoiselle Boulnois, quoique l'acte de vente existât au profit de Coudrin, se croyait toujours propriétaire de l'immeuble vendu, tant elle avait l'esprit affaibli et que plusieurs années encore après l'acte de vente, elle ne cessa de payer, comme propriétaire, toutes les réparations qui étaient faites à l'immeuble. »
Le journal français, dont j'ai extrait ces détails, énumère ensuite les présomptions graves qui se présentaient pour établir que l'abbé Coudrin n'était qu'un prête-nom employé pour acquérir l'immeuble au profit de la congrégation non reconnue de Picpus, et il nous apprend que la cour de Paris, sur la plaidoirie de M. Senard, ancien ministre de la justice en 1848, et sous la présidence de M. de Langle, a ordonné la restitution du bien soustrait et dont la valeur est considérable.
On pourrait citer grand nombre d'exemples en France ; mais pourquoi aller à l'étranger, lorsque des faits de même nature se présentent en masse en Belgique ? Il n'y a qu'à choisir au hasard, pour me servir de l'expression de l'honorable M. Malou, et cela encore sous une législation qui oppose un frein salutaire à l'avidité du clergé et entoure le patrimoine des familles d'une garantie sérieuse, car les arrêts que la magistrature a rendus presque chaque fois que l'occasion s'en est offerte, intimident du moins les membres du clergé et des corporations religieuses dont le bien des familles excite la cupidité. Malheureusement les familles spoliées n'ont pas toujours le moyen de soutenir des procès ruineux et souvent elles sont obligées d'accepter les transactions onéreuses qu'on leur offre.
En 1851 se passaient, dans une petite commune des Flandres, des faits dignes des plus mauvais jours de la domination ecclésiastique. Sous le titre d'exhérédation de Nevele, les journaux de Gand ont publié le récit que voici :
« La presse en général s'est occupée depuis quelques semaines du fanatisme haineux déployé par le clergé, dans la commune de Nevele. Nous qui avons pris pour tâche de défendre les droits des pauvres opprimés, nous sommes maintenant à même de faire connaître, au moyen de preuves irrécusables, et dans toute sa criante vérité, cette scandaleuse conduite, et d'en appeler à l'opinion publique impartiale.
« Isabelle-Thérèse Praet était une vieille femme, non mariée, de près de 90 ans ; elle possédait une fortune de plus de 60 mille francs, et vivait pauvrement avec une servante dans une petite maison lui appartenant.
« Une bonne part de son avoir lui était provenue de la succession de son frère, et ses nombreux parents appartenaient en grande partie aux classes inférieures.
« Déjà, depuis une dizaine d'années, elle était continuellement entourée d'ecclésiastiques, qui, peu à peu, éloignèrent d'elle ses amis pour pouvoir la dominer entièrement. Le curé-doyen de Nevele, que ses cheveux blancs et son grand âge auraient dû empêcher de prendre part à cette honteuse intrigue, se chargea, autant par lui-même que par sept à huit vicaires successifs qu'il eut, dans ce laps de temps, sous ses ordres, de surveiller sans cesse la pauvre vieille.
« En 1844, quand déjà depuis longtemps elle ne quittait plus la maison qu'une fois par semaine, pour accomplir le dimanche ses devoirs religieux, elle fut un certain jour plutôt traînée que conduite par sa servante à la cure.
« Là, elle se trouva entourée de dix prêtres et d'un notaire.
« Dans une société si élevée pour elle et dans un lieu si saint, car la vieille fille appartenait à cette classe de personnes qui portent au clergé, non seulement un respect convenable, mais servile au possible, elle venait remettre un papier, qu'elle disait renfermer ses volontés dernières.
« Par ce testament, écrit le même jour, par le curé-doyen ou l'un de ses vicaires, elle donnait quarante mille francs à l'administration des pauvres de Nevele, mais avec charge de nombreuses et éternelles messes et services funèbres, 12 mille francs à l'église et 7 mille francs seulement à partager entre plus de vingt parents nécessiteux. Cet acte est signé par L. de Mulder, président du séminaire à Gand ; B. Brys, curé à Vosselaere ; J.-B. Franssens, curé à Meyghem, J.-B. Wallaert et L. Debeule, vicaires à Deynze ; J.-B. Mertens, vicaire à Nevele et K.-L. Loentjens, séminariste à Gand.
« Impossible de supposer que tous ces messieurs se soient réunis par hasard ; et cela fût-il, quelles raisons pouvaient exister si on agissait franchement et d'une manière irréprochable, de causer à cette vieille femme les incommodités d'un difficile déplacement. Pourquoi le notaire ne pouvait-il suivre les usages habituels ? ne pas employer les témoins qu'on emploie d'ordinaire ?
« La suite nous l'apprend.
« Ainsi l'on faisait sur la pauvre infirme une impression magique, et l'on préparait d'une manière vraiment habile sa domination future.
« Et de fait, quoique la fille Praet, quand elle possédait complètement ses facultés intellectuelles et que ses parents pouvaient encore l'approcher, eût toujours déclaré qu'elle n'aurait jamais déshérité sa pauvre famille, que cela aurait été trop honteux et trop blâmable, en juin dernier, à peine quatre semaines avant sa mort, fut écrit un second testament qui renfermait ce qui suit :
« Moi soussignée, je nomme et institue comme héritier unique et universel de mes biens, M. Philippe Haems, curé de Borsbeke, près d'Alost, cela exclusivement de tout autre et pour autant que ce soit nécessaire avec préciput ; cependant, si le susnommé venait à mourir avant moi, je nomme et j'institue dans ce cas pour mon seul et universel héritier, M. Jean-Bénédict Haeme, son frère, vicaire à Ursel, près de Somerghem ; cela aussi exclusivement de tout autre et pour autant que ce soit nécessaire avec préciput.
« Je déclare anéantir et annuler tout autre testament que j'aurais pu avoir fait.
« Fait à Nevele, le 25 juin 1851. »
« Qu'on le remarque bien, la donation contient tout, sans aucune destination, ni charge de service funèbre ou de distribution de pain aux pauvres, avec exclusion de tous parents ; elle est faite à un prêtre qu'elle connaissait à peine depuis quelque temps, qui était parti de Nevele depuis plus de quatre ans, et il est grandement à présumer qu'elle ne connaissait pas celui qu'elle lui substituait.
« Ce testament est écrit par le docteur Vandoorne, et l'acte signé : D.-E. Annocqué, curé-doyen ; J.-D. Devos et Leclerc, vicaires ; J. Sutterman, Ch. Schelpe, marguilliers, et J. Kindts.
« Si le temps n'avait pas manqué, les témoins auraient réellement été aussi tous des curés. On dit généralement à Nevele que M. le doyen est inconsolable de son intervention dans cette affaire critique ; les vicaires déclarent, au contraire, avoir obéi avec aveuglement et légèreté à leur doyen, et nous croyons en pleine justice que tout ceci doit être regardé comme une conspiration méditée de tout un corps, dans laquelle le haut clergé entre d'une manière déplorable.
« On doit remarquer que le testament est toujours dans la forme mystique ; le mystère est nécessaire en pareilles circonstances.
« La nombreuse famille ainsi spoliée fit entendre de légitimes réclamations ; mais ne disposant pas des ressources suffisantes pour soutenir les charges d'un procès, elle fut forcée de subir une transaction publiée au Moniteur, qui lui abandonne quelques lambeaux de la succession.» (Brocderminde Gand, 19 septembre 1851.)
En 1854, une commune de la Campine fut témoin de faits analogues à ceux de l'exhérédation de Nevele.
A Meerhout, canton de Moll, demeurait une demoiselle Monique M... à peine âgée de trente ans, jouissant d'une fortune de 125,000 francs. Mlle M. était atteinte d'une maladie de poitrine, qui faisait présager sa fin prochaine ; fréquemment elle avait exprimé l'intention de léguer ses biens à sa famille, voulant ainsi dédommager plusieurs de ses parents, d’injustices dont ils avaient été victimes dans d'autres successions Les relations qu'elle entretenait avec sa famille étaient fréquentes et très amicales.
Mlle M... était pieuse..MM. les curé et vicaire de Meerhout comprirent le parti qui pouvait être tiré de ces dispositions. Leurs visites auprès de Mlle M... devinrent très assidues, la maladie fit des progrès, c'était le moment d'agir. MM. les curé et vicaire prodiguèrent à la malade les recours de la religion et parvinrent à exercer sur son esprit un ascendant souverain. La porte de la maison fut inexorablement fermée à tous les parents. On eut soin d’inspirer à Mlle M... des préventions contre eux et de lui représenter leur absence comme une marque d'indifférence ou d'ingratitude, car il est résulté du témoignage des domestiques que dans le cours de la dernière période de sa maladie, Mlle M... se plaignit à plusieurs reprises de l'abandon où sa famille la laissait.
Au décès de Mlle M... on trouva le testament mystique que voici :
« Je.... voulant disposer de mes biens sous forme mystique, ai pris les dispositions suivantes :
« Je recommande mon âme à Dieu, je veux que mon corps soit mis en terre après l'accomplissement d'un service de première classe (suivent les détails de ce service, avec une distribution de pains aux pauvres en tout et pour tout).
« Je veux qu'immédiatement après mon décès dix mille messes seront dites a 1 fr. et demi par messe, lesquelles messes seront conférées et payées à M. le curé de Meerhout endéans les trois mois de mon décès. »
Voilà 15,000 francs à la disposition du curé.
« Je laisse et lègue en toute propriété à l'église de Meerhout, 1° un hectare 32 ares de terrain à bâtir, situé à Meerhout, section B, n°1650 et 50 ares 55 centiares de terrain à bâtir, situé dans la même commune, section A, n°1574. »
Le testament se termine ainsi :
« Je laisse et lègue en général l'ensemble de tous mes biens, tant meubles qu'immeubles en toute propriété, à M. Avouts, notaire à Meerhout, que j'institue héritier universel, à l'exclusion de tous autres.
« Fait et testé à Meerhout, le 15 novembre 1852. »
Ce notaire Avouts, institué légataire universel, n'avait aucun titre à (page 1459) cette faveur ; nul lien de parenté, nul rapport d'amitié ni même d'affaires ne l'attachait à la testatrice qui probablement ne l'avait jamais connu ; mais ce notaire était très dévoué aux intérêts du clergé et était l'ami intime du curé de Meerhout.
Immédiatement après le décès de Mlle M..., ses biens composant sa fortune furent rendus. On comprend dans quelles mains le produit de cette vente a passé.
Les parents, victimes de cette exhérédation, se préparaient à attaquer le testament. On transigea ; on leur abandonna quelques petits lots. Leurs ressources n'étaient pas telles, qu'ils pussent tenter un procès toujours long et dispendieux.
Dans la même année 1854, en janvier, se plaidait à Bruxelles la fameuse affaire Neute, importante sous le double rapport de la valeur des biens qui en étaient l'objet et de la question de principe qui était agitée. Il s'agissait d'un fidéicommis tacite, dans lequel plusieurs membres du clergé se trouvaient intéressés, et, entre autres, Mgr Labis, évêque de Tournai, M. Voisin, son vicaire général, le séminaire épiscopal de Tournai, le séminaire épiscopal de Namur, la fabrique de l'église cathédrale de Tournai, plusieurs curés, etc.
Les héritiers Neute, parmi lesquels se trouvait M. Nollet, professeur à l'école militaire, demandaient la cassation de trois testaments faits en 1838, 1840 et 1841, par lesquels leur auteur avait disposé de biens considérables, dont la plupart étaient patrimoniaux, ainsi que cela fut établi par des pièces irrécusables.
Neute, après avoir rempli les fonctions de doyen de Gosselies, fut nommé peu de temps avant sa mort, qui survint en 1845, curé à Thi-méon près Gosselies : c'est à cette époque et réduit à l'état de démence qu'il fit plusieurs donations et testaments.
Le 15 juillet 1842, il comparaît par mandataires devant notaire à Namur, au palais épiscopal, et donne au séminaire de Namur tous les biens provenant de l'abbaye de Floreffe et qui sont situés dans le diocèse de Namur.
Le lendemain 16 juillet 1842, il fait une donation identique des biens situés dans le diocèse de Tournai au séminaire de Tournai et à la fabrique de l'église cathédrale de Tournai.
Le 29 juillet 1842 il répète par testament ce qu'il avait fait par donation le 16 précédent.
Le 6 octobre 1842, Neute devant notaire fait encore un testament, par lequel après avoir légué quelques meubles insignifiants à sa famille, il dispose du surplus de sa succession en faveur de Mgr Labis, évêque du diocèse de Tournai, et pour le cas où celui-ci viendrait à précéder ou n'accepterait pas la succession, en faveur de M. Voisin, vicaire général du même diocèse.
Quelque irrécusables que fussent les faits, quelque étranges au point de vue moral que fussent certaines démarches, la justice ne put pas y trouver une preuve juridique des fidéicommis et la famille dut se résigner. Toujours est-il que ces faits constatent l'avidité du clergé et ses efforts pour s'emparer des biens des familles.
En 1855 se plaidait devant le tribunal de Bruxelles une affaire non moins grave. M. Lauwereys et sa sœur avaient fait un testament qui instituait pour légataires universels M. de Viron, frère de M. le baron de Viron, ancien gouverneur du Brabant, homme très dévoué au parti clérical, et M. Verlinde, intendant de M. le comte de Mérode-Westerloo, homme non moins dévoué au même parti.
Les héritiers du sang, dépourvus de fortune, attaquèrent ce testament en nullité et réclamèrent la succession, qui était très considérable, en alléguant, ce qui était du reste évident, que les institués n'étaient que des personnes interposées au profit des religieuses du couvent-pensionnat de Saventhem, ne jouissant pas de la personnification civile.
Le tribunal admit les héritiers à faire preuve de leur affirmation. Ceux-ci produisirent plusieurs pièces qui établirent les relations de la famille Lauwereys avec le couvent de Saventhem Ces pièces, trouvées dans la maison mortuaire, consistaient en morceaux de poésie et en cantiques, où les vertus des bienfaiteurs du couvent étaient célébrées et en comptes pour livraison de bières et autres provisions faites au couvent et acquittés par les testateurs.
Un autre document prouvant les relations de la famille Viron avec les religieuses de Saventhem et trouvé également dans les papiers de la mortuaire fut produit par les héritiers du sang. C'était une déclaration des membres de la famille Viron, qui reconnaissait que des propriétés situées à Saventhem et inscrites à leur nom appartenaient au couvent et qui s'engageaient à remettre ces biens à la communauté lorsque celle-ci serait parvenue à obtenir la personnification civile.
Mais on avait interrogé sous serment les institués sur diverses circonstances, et notamment sur leurs qualités de personnes interposées, et sous serment cette qualité avait été déniée.
Ce fut à la suite de cette dénégation que le tribunal de première instance maintint le testament, mais l'affaire doit être soumise à la cour d'appel.
M. Van Overloop. - On n'en a pas appelé.
M. Verhaegen. - Je n'en sais rien.
M. Van Overloop. - Moi, je le sais.
M. Verhaegen. - Il est possible que les héritiers aient été découragés par les longueurs et par les frais de la procédure. Il n’en est pas moins vrai que des faits parlants résultent des pièces que j'ai indiquées et le pays appréciera les circonstances. C'est la vérité ; elle résulte des pièces et si cette vérité ne convient pas à la majorité, j'en suis fâché pour elle. Je n'en continuerai pas moins à la dire.
M. Van Overloop. - Je demande la parole.
M. Verhaegen. - Les années 1854 et 1855 furent aussi bonnes pour l'archevêché de Malines et le clergé du diocèse que fatale à une nombreuse famille.
Au mois de juillet 1855, le nom de monseigneur Engelbert Sterckx, cardinal-archevêque de Malines, primat de Belgique, figure dans deux actes importants auxquels on a donné le nom d'actes de vente ; ils méritent de fixer votre attention, car ils vous rappelleront l'affaire de l'évêque de Chalcédoine. Je vais vous les mettre sous les yeux.
Voici la reproduction littérale du premier de ces actes, tel qu'il a été inscrit au registre de la conservation des hypothèques de Bruxelles :
« Par devant Guillaume Henri Annez, notaire, résidant à Bruxelles, et en présence des témoins ci-après nommés, a comparu mademoiselle Françoise-Anne-Pétronille Zeghers, propriétaire, demeurant à Bruxelles, rue Fossé-aux-Loups, numéro 26, laquelle demoiselle comparante a déclaré avoir vendu, cédé et transporté avec garantie de droit à Son Eminence monseigneur Engelbert Sterckx, cardinal-archevêque de Malines, primat de Belgique, demeurant à Malines, ici également présent et acceptant à son profit : la nue-propriété des biens suivants, dont la demoiselle venderesse se réserve l'usufruit, savoir : Une maison de campagne avec écurie, remise, jardin, ferme, verger, terres labourables et prairies, le tout situé sous la commune de Laeken et contenant ensemble onze hectares vingt-huit ares dix centiares, le tout comme au cadastre, etc.
« Ces biens appartiennent à la demoiselle venderesse, tant pour les avoir acquis en commun avec ses sœurs, demoiselles Catherine Zeghers, Anne-Caroline Zeghers, Suzanne-Henriette Zeghers et Marie-Anne Zeghers, des demoiselles Cécile et Marguerite-Françoise Van Meerbeek et de la dame Nillis, née Jeanne Van Meerbeek, suivant acte passé devant le notaire Jacques Maximilien Catoir, ayant résidé à Bruxelles, le dix-sept brumaire an neuf de la république française, transcrit au bureau des hypothèques de cette ville, le deux ventôse suivant, volume quatre, numéro cent et un, que comme étant actuellement seule héritière légale de ses sœurs prénommées, toutes décédées ab intestat.
« La prédite demoiselle Zeghers, comparante, déclare vendre les prédits biens pour francs, quittes et libres de charges, privilèges et hypothèques, avec toutes les servitudes actives et passives dont ils pourraient être avantagés ou grevés et sans garantie de juste mesure dont le plus ou le moins fera profit ou perte pour l'acquéreur.
« Cette vente est faite au prix et moyennant la somme de soixante-sept mille francs, que la demoiselle venderesse reconnaît avoir reçus de l'acquéreur dont quittance. Au moyen de ce payement, la venderesse déclare subroger l'acquéreur dans son droit de nue-propriété auxdits biens et s'en réserver la jouissance ou usufruit sa vie durant. Les frais, droits et honoraires auxquels le présent acte donnera ouverture seront payés et supportés par l'acquéreur. Dont acte fait et passé à Bruxelles, rue de Malines, numéro neuf, le huit juillet dix-huit cent cinquante-quatre, en présence des sieurs Etienne Coens, tailleur, et Ivon Goethaels, fabricant, demeurant tous deux en cette ville, témoins à ce requis, lesquels, après lecture faite, ont signé avec les parties contractantes et le notaire.
« (Signé) F -A. Zegers ; Engelbert, cardinal archevêque de Malines ; K. Coens ; J. Goethaels et G.-H. Annez, notaire. Enregistré. »
Voici la teneur du second acte :
« Par devant maître Guillaume-Henri Annez, notaire, résidant à Bruxelles, et en présence des témoins ci-après dénommés, a comparu mademoiselle Françoise-Anne Pétronille Zeghers, propriétaire, demeurant à Bruxelles, rue Fossé-aux-Loups, numéro 26, laquelle demoiselle comparante a déclaré avoir vendu, cédé et transporté avec garantie de droit à son Eminence monseigneur Engelbert Sterckx, cardinal-archevêque de Malines, primat de Belgique, demeurant à Malines, ici également, présent, acceptant à son profit la nue-propriété des biens suivants, dont la demoiselle venderesse se réserve l'usufruit, savoir : 1° une maison avec jardin, remise et dépendances, située à Bruxelles, rue Fossé-aux-Loups, section cinq, numéro quatorze cent quatorze, et portant actuellement le numéro vingt-six ; 2° et une maison avec écurie, remise et dépendances, située à Bruxelles, rue de la Fiancée, section cinq, numéro quatorze cent vingt, et portant actuellement le numéro cinq. La demoiselle Zeghers déclare vendre ces biens, pour francs, quittes et libres de charges, privilèges et hypothèques, avec toutes les servitudes actives et passives dont ils pourraient être avantagés ou grevés. La présente vente est faite au prix et moyennant la somme de quarante mille francs, que la demoiselle venderesse reconnaît avoir reçue de l'acquéreur, dont quittance.
« Au moyen de ce payement la venderesse déclare subroger l'acquéreur dans son droit de nue-propriété auxdits biens et s'en réserver la jouissance ou usufruit sa vie durant. Les frais, droits et honoraires aux quels le présent acte donnera ouverture seront payés et supportés par l'acquéreur.
« Dont acte fait et passé à Bruxelles, rue de Malines, numéro neuf, le huit juillet dix-huit cent cinquante-quatre, en présence des sieurs (page 1460) Etienne Coens, tailleur, et Ivon Goethals, fabricant, demeurant tous les deux en cette ville, témoins à ce requis, lesquels, lecture faite, ont signé avec les parties contractantes et le notaire.
« (Signé) F.-A. Zeghers ; Engelbert, cardinal-archevêque de Malines ; L. Coens ; J. Goethaels ; G.-H. Annez, notaire,
« Enregistré à Bruxelles, etc. »
La maison située à Bruxelles, rue Fossé-aux-Loups, n° 26, qui figure dans un des actes, était l'habitation de Mlle Zeghers ; la propriété située à Laeken, renseignée au second acte, était sa résidence d'été. A l'époque de la vente, Mlle Zeghers atteignait sa quatre-vingt-neuvième année. On renonce difficilement, à cet âge, à de vieilles habitudes, quelque désir que l'on ait d'être agréable à un prélat revêtu de la pourpre romaine. C'est ce qui explique pourquoi la venderesse n'a pas fait à M. le cardinal-archevêque une cession pure et simple des propriétés, et pourquoi elle s'en est réservé l'usufruit. Quant à Son Eminence, la charge de l'usufruit devait lui sembler légère, vu le grand âge et les infirmités de la venderesse.
Nous ignorons quelle eût été la réponse de M. le cardinal-archevêque si, après la mort de Mlle Zeghers, les héritiers du sang eussent attaqué les ventes en nullité, et s'ils avaient mis Son Eminence judiciairement en demeure de déclarer, sous serment, qu'elle avait bien réellement payé le prix d'achat. Dans l'affaire, à peu près identique, des héritiers de la demoiselle Boulnois contre M. Bonamie, archevêque de Chalcédoine, supérieur de la congrégation de Picpus, ce prélat, appelé à prêter serment, reconnut qu'il n'avait pas payé à cette personne le prix d'acquisition de divers immeubles, et, par conséquent, que la vente était simulée.
Ce qui est positif, c'est que toutes les apparences donnent ce même caractère fictif aux achats de M. le cardinal-archevêque de Malines. Jusqu'à preuve du contraire, on est autorisé à croire que ces ventes n'ont été qu'une cession gratuite entourée de formes destinées à dérouter dans la suite les héritiers du sang. Cela découle de deux faits dignes de remarque.
Ordinairement, quand les ventes sont sérieuses, l'acquéreur ne paye le capital d'acquisition qu'en présence du notaire et des témoins, et après que toutes les précautions soit prises. Ici, la venderesse déclare, même avant la signature de l'acte, que l'acquéreur lui a payé les 107,000 fr., prix de l'achat des trois propriétés. L'acte est signé le 8 juillet 1855 ; il n'est transcrit au registre de la conservation des hypothèques que le 18 juillet. Pendant dix jours, les créanciers éventuels de la venderesse peuvent prendre inscription sur les propriétés ; et M. le cardinal-archevêque atout payé, avant même le 8 juillet.
Si M. le cardinal-archevêque a réellement acheté trois propriétés d'une valeur de 107,000 fr., il faut croire que ces propriétés lui présentaient une utilité quelconque. Le prélat n'est pas un de ces spéculateurs qui hantent les chambres de notaires pour revendre, avec bénéfice, des propriétés à d'autres. Or, si mes renseignements sont exacts, ici je n'affirme rien, monseigneur, peu après le décès de Mlle Zeghers, aurait revendu la maison Fossé aux-Loups et celle rue de la Fiancée.
On sait comment les membres du clergé sont les personnes interposées ou les administrateurs spéciaux de communautés religieuses incapables d'acquérir. C'est ce qui ressort, avec une force nouvelle, du testament de Mlle Zeghers, pièce curieuse.
Et voici cette pièce :
« Testament de moi, Françoise-Anne Zeghers.
« Au nom de N.-S. Jésus-Christ, ainsi soit-il.
« Je soussignée, Françoise-Anne Zeghers, fille majeure de..., propriétaire, demeurant à Bruxelles, Fossé-aux-Loups, n°26, me trouvant en pleine jouissance de mes facultés corporelles et intellectuelles, ai écrit et signé ce testament, qui renferme les dispositions de ma dernière volonté, et qui doit recevoir sa pleine exécution, comme suit :
« Je recommande d'abord mon âme à Dieu tout-puissant, et demande que mon corps soit enterré dans le caveau destiné à l'inhumation des sœurs appelées Servantes de Marie, à l'intérieur du couvent de ces religieuses, commune d'Erps-Querbs, district de Louvain. Je veux qu'à cette occasion il soit célébré dans ce couvent, par le directeur spirituel de la communauté, un service funèbre solennel de première classe pour le repos de mon âme.
« Je veux aussi qu'un service de première classe soit célébré dans l'église de ma paroisse. Les trois messes du jour doivent être accompagnées d'une trentaine dans la même église. Je veux, en outre, que pour le repos de mon âme mille messes avec Miserere et De profundis, soient dites, à raison de 2 francs par messe, dans le lieu et par les prêtres que mes légataires universels, désignés ci-après, jugeront convenables.
« Quant à la disposition de mes biens temporels, je nomme mes légataires universels et généraux de tous mes biens meubles et immeubles, le sieur Jean Verlinden, actuellement intendant de Mme la comtesse veuve de Mérode-Westerloo, demeurant à Bruxelles, rue aux Laines, et M. André Bénédict Peeters, actuellement curé de la paroisse de Steenockerzeel, province de Brabant, chacun pour la moitié de ma succession.
« Si l'un de ces deux légataires venait à décéder avant moi, ou si ses droits étaient attaqués et méconnus en justice, toute sa part reviendrait à l'autre, à charge d'exécuter les dispositions qui suivent : »
Ici se présentent divers legs particuliers, s'élevant à une quarantaine d'hectares, et quelques petites rentes, répartis sur plusieurs membres de la famille de Mlle Zeghers. Le testament renferme ensuite deux legs d'une somme, une fois donnée, de 2,000 fr., pour les hospices de Ste-Gertrude et des Ursulines, à Bruxelles ; puis il dispose ce qui suit :
« Je lègue aux frères dits des écoles chrétiennes, à Bruxelles, dans la rue du Poinçon, une somme de 4,000 fr.
« Je lègue une somme de 2,000 fr. à l'école dominicale de garçons et une égale somme à l'école dominicale de filles, à Bruxelles, se trouvant sous la direction du révérend M. T'Sas, curé de l'église Saint-Jacques-sur Caudenberg.
« Je lègue en toute propriété à la fabrique de l'église de Steenockerzeel : 1° une prairie située dans la commune de Werdt, canton de Vilvorde, de 30 bonniers 30 verges, ancienne mesure ; 2° une pièce de terre, même commune, de 4 bonniers 70 verges ; 3° un terrain situé dans la commune d'Eelen, près d'Assche, de 5 bonniers 49 verges ; 4° un terrain situé à Vilvorde, d'un arpent.
« Ces biens sont légués à la fabrique d'église de Steenockerzeel, à charge de faire célébrer, tous les ans, cinq messes pour le repos de mon âme et de l'âme de mes parents, frères et sœurs, cinq messes anniversaires avec vigiles, nocturnes et matines.
« La fabrique d'église payera aussi annuellement, à M. le curé de Steenockerzeel, la somme de 800 francs, pour le mettre à même d'instruire dans la doctrine chrétienne, la lecture, l'écriture et les ouvrages de mains, les filles pauvres de la commune, de l'âge de 10 à 14 ans.
« La fabrique d'église fournira, par l'intermédiaire de S. E. le cardinal archevêque de Malines, et avec le concours de M. le curé de Steenockerzeel, aux religieuses qui doivent tenir l'école, les moyens d'établir les bâtiments qui seront construits à côté de la cure, et qui seront destinés aussi à une école dominicale pour les filles et les garçons. Tout ce qui regarde les matières d'enseignement et le choix des enfants qui pourront être admis dans l'école, sera décidé par M. le curé, à qui appartiendra la surveillance de l'établissement. »
Arrêtons-nous un moment avant de passer à une dernière disposition, à laquelle des faits postérieurs ont imprimé une gravité toute particulière. On voit sous quelles formes diverses le clergé est mis en possession de la part la plus considérable des biens de la vieille demoiselle Zeghers. Les services funèbres et les messes anniversaires sont institués avec une profusion remarquable. Mais c'est spécialement au profit des congrégations religieuses que la testatrice déshérite sa famille. On est parvenu à lui inspirer une sympathie si vive pour les couvents, que le premier désir qu’elle exprime est d'obtenir une sépulture dans le caveau où reposent les restes mortels des religieuses.
Sa sollicitude pour les couvents ne se manifeste pas seulement par les libéralités que le testament affecte, d'une manière précise et formelle, à l'établissement dont M. le cardinal-archevêque de Malines et M. le curé de Steenockerzeel sont institués les directeurs ; elle éclate avec beaucoup plus de force dans la disposition concernant les deux légataires universels. M. le curé de Steenockerzeel et M. Verlinden, intendant de la maison de Mérode, sont évidemment des personnes interposées au profit de congrégations religieuses, incapables d'acquérir.
M. Verlinden s'est déjà offert à notre attention, en cette qualité, dans l'affaire de la succession Lauwereys. Ce caractère de l'intervention de M. le curé et de M. l'intendant de la maison de Mérode est tellement patent, que les conseillers de Mlle Zeghers ont eu soin de faire insérer à la fin du testament une disposition par laquelle la testatrice déclare qu'afin d'éviter toute contestation en justice du chef de fidéicommis, elle dispose de ses biens, d'après l'ordre du testament, d'une manière sérieuse et sincère. Le fidéicommis était si manifeste, que l'on éprouvait le besoin de dire bien haut qu'il n'existait pas.
Mais un legs institué par Mlle Zeghers au profit de membres de sa famille, est entouré de circonstances étranges. L'acte testamentaire est daté du 4 juin 1843, douze ans à peu près avant la mort de Mlle Zeghers. A la fin de l'acte, trois belles propriétés sont léguées à des parents ; elles consistent en une magnifique maison de campagne avec ferme et dépendances, située à Laeken, résidence d'été de Mlle Zeghers, d'après l'acte testamentaire ; en une grande maison avec remise, située à Bruxelles, rue Fossé-aux-Loups, n°26, et en une autre grande maison, située rue de la Fiancée.
En 1843, Mlle Zeghers destine ces propriétés à sa famille ; et lorsque à son décès le testament est ouvert, lorsque la famille reçoit connaissance de ces beaux legs, il se trouve que les trois propriétés ont disparu de l'avoir de la pieuse défunte, et qu'elles ont passé entre les mains de M. Engelbert Sterckx, cardinal-archevêque de Malines, primat de Belgique. Ce sont, en effet, les mêmes propriétés sur lesquelles porte, le 8 juillet 1854, la vente fictive faite par M1Ie Zeghers au profit du prélat. On ignore si, au décès de Mlle Zeghers, les valeurs ou propriétés constituant des legs particuliers en faveur de la famille n'avaient pas subi le sort des trois propriétés dont il s'agit.
Dans la même année 1835, le clergé séculier et régulier d'une autre partie du diocèse de Malines recevait des libéralités extraordinaires de la munificence d'une vieille dame au détriment de tous les héritiers du sang.
La veuve Bogaerts-Torfs, riche propriétaire d'Anvers, avait fait, le 11 janvier 1855, un testament par lequel sa famille est instituée légataire universelle de toute sa fortune. Elle avait fait, au préalable, une espèce d'enquête sur le degré de parenté.
(page 1461) Le 16 janvier, par un second testament, elle avait fait quelques changements de répartition entre ses héritiers.
Le 2 juillet, elle avait encore fait un troisième testament sous les mêmes inspirations ; elle avait favorisé quelques parents de son mari, qu'elle avait oubliés dans ses testaments précédents.
Immédiatement après ce troisième testament, elle ressentit les atteintes d'une maladie qui la conduisit au tombeau.
A son décès, l'ouverture de deux testaments mystiques, signés dans l'intervalle et après qu'elle avait reçu les derniers sacrements, les 12 et 14 juillet, apprit aux héritiers que les trois premiers testaments avaient été annulés et qu'ils étaient exhérédés, sauf quelques legs particuliers insignifiants.
La servante et sa famille (sans doute on en avait eu besoin) avaient eu des legs d'une valeur de 162,000 fr.
Parmi les libéralités de la veuve Torfs figuraient les objets suivants :
20,000 fr. pour 10.000 messes.
17,000 fr. pour six anniversaires à Hove.
2,000 fr. pour les fabriques d'églises d'Anvers, de Hove et de Nylen.
20,000 fr. pour la construction d'un autel à Hove.
Ses dentelles à l'église de Nylen.
Un ostensoir orné de diamants pour l'église de Hove.
2,000 fr. pour l'église Saint-Antoine, à Westmalle.
La somme nécessaire pour la fondation d'un anniversaire à Nylen.
Enfin, M. Verhaeghen, avocat à Malines, avocat de l'archevêché, est institué légataire universel, à la charge de faire vendre tous les biens et d'appliquer 95 p. c. du produit à la fondation d'un couvent, sous la forme d'un établissement de charité et sous le titre d'hospice Bogaerts-Torfs, à la condition que l'établissement fut desservi par la congrégation des frères de la charité, et qu'on admettrait un vieillard par somme de 20,000 fr., alors qu'il est reconnu que, dans les hospices civils, la fondation d'un lit ne coûte en moyenne que 7,000 à 8,000 fr., de sorte que s'il y avait vingt vieillards, les dépenses ne seraient réellement que de 160,000 fr., et les frères de la charité jouiraient d'un bénéfice en capital de 240,000 fr.
Les moyens les plus ingénieux ont été combinés dans ce testament pour arriver au résultat que l'on se proposait ; M. l'avocat Verhaeghen n'était évidemment qu'une personne interposée. Que feront les héritiers spoliés ? Je l'ignore. Nous verrons bien...
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - J'ai autorisé l'administration des hospices à accepter.
M. Verhaegen. - Je vous remercie de l'interruption. Elle prouve que vous aussi vous avez cherché à interpréter l'intention des testateurs pour la mettre d'accord avec les prescriptions de la loi.
Ainsi l'honorable M. Nothomb a autorisé les hospices à accepter, en les invitant à appeler les frères de la charité, sans toutefois leur en faire l'obligation malgré la volonté expresse de la fondatrice.
Voilà encore un cas à ajouter à ceux signalés par mon honorable ami M. Vervoort, et qui prouve que, tout en blâmant ses prédécesseurs, l'honorable M. Nothomb n'a pu que suivre la voie qu'ils avaient tracée et que la conduite de mes honorables MM. de Haussy et Tesch se trouve complètement justifiée.
Je pourrais citer beaucoup d'autres faits encore, mais je crains d'être trop long, je me bornerai à un seul :
Un ancien prémontré de l'abbaye d'Everbode, possesseur d'une fortune considérable, Al. Carlier avait fait, avec plusieurs de ses anciens compagnons de cloîtres divers, des actes de société combinés de manière que leurs biens pussent rester en commun sans payer des droits de succession ou de mutation, en attendant qu'une législation nouvelle permît la reconstitution de la mainmorte.
Les cosociétaires de Carlier l'ont précédé au tombeau, de sorte que celui-ci s'est vu forcé, avant de mourir, de recourir à une autre combinaison pour déshériter sa famille au profit d'institutions monacales. Il s'est trouvé qu'à son décès sa brillante fortune s'est transformée en un déficit de 70,000 francs ! Ce déficit a paru, à juste titre, suspect aux héritiers qui s'adressent en ce moment aux tribunaux pour rechercher en quelles mains se trouvent les biens considérables de leurs parents.
Messieurs, voilà un tableau incomplet de tous les abus, de toutes les extorsions. Que sera-ce quand la loi sera sanctionnée ? Quel vaste champ ouvert au clergé ! Quand des évêques, un cardinal-archevêque en tête, permettent déjà aujourd'hui que leurs noms soient compromis, que sera-ce, quand la loi leur viendra en aide ?
Il y a plus, et ceci rentre plus spécialement encore dans la question qui nous occupe ; non seulement le clergé a toujours cherché à accaparer les biens des familles, mais il a cherché encore à accaparer les biens des pauvres.
Dans son remarquable travail sur la chanté publique, mon honorable ami M. Tielemans a accumulé les documents historiques qui prouvent que déjà, au IVème siècle, l'autorité civile dut intervenir énergiquement pour restituer aux pauvres les biens que le clergé s'était attribués à leur détriment. Sous l'empire de Charlemagne, les mêmes abus se reproduisirent, partout les institutions hospitalières étaient détournées de leur destination. (Tielemans, de la charité publique, ch. Il et III.)
Au moyen âge, le clergé ne laissa debout aucune des institutions que la charité laïque avait fondées. En vain les papes publièrent-ils des anathèmes et les conciles firent-ils des décrets rigoureux, le mal devint incurable ; aussi ces abus devinrent tellement scandaleux qu'en 1511 le concile de Vienne, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne trouva d'autre moyen d'empêcher les ecclésiastiques de convertir les biens des pauvres en bénéfices que d'en conférer l'administration à des laïques. En France, les hospices et hôpitaux furent presque tous envahis par des communautés religieuses au moyen âge.
Mon honorable ami M. Van Schoer a cité un grand nombre de documents relatifs à ces transformations dans le discours qu'il a prononcé au Sénat, le 18 juin 1849, à I occasion du budget de la justice, et mon honorable ami M. Frère en a signalé un plus grand nombre encore dans son livre.
Dans nos provinces, messieurs, où la législation en matière de bienfaisance était plus rigoureuse que partout ailleurs, l'autorité temporelle fut impuissante à arrêter cette déplorable spoliation des pauvres. Au XIIIème siècle, les trois hôpitaux établis par des laïques, à Bruxelles, se trouvaient affectés à l'usage du clergé séculier et régulier. (Tielemans, chapitre III.)
Une infinité de faits de cette nature sont rapportés sur pièces authentiques par l'honorable M. Tielemans. On sait que jusqu'au règne de Joseph II, l'hôpital Saint-Pierre, à Bruxelles, fondé pour le service des lépreux, a été exclusivement consacré au logement d'une congrégation religieuse de femmes.
La même tendance se reproduit de nos jours, elle se manifeste dans un grand nombre de circonstances. Nous choisissons encore au hasard ; toujours comme l'honorable M. Malou, c'est aussi pour nous l'embarras du choix. Nous nous bornons à deux faits, ils sont caractéristiques : le premier est consigné dans un document adressé, le 20 janvier de cette année, à la Chambre des représentants et au Sénat ; le deuxième fait se rapporte à un procès pendant devant le tribunal de Verviers.
Voici le premier fait :
Une dame Sabine de Groote, épouse de Bock, est décédée à Aspre eu 1836.
Son testament contient cette disposition :
« Het overige zesde deel geve ik in vollen eygendom tot het oprigten. van een arm huys in de parochie van Asper, met al deszelfs ap-en depen dentien, onder het toevoorzigt van den pastoor van de gemeente. »
(Traduction.) « Je donne le sixième restant de mes biens, en pleine propriété, pour servir à la fondation d'un hospice dans la commune d'Aspre, avec p- et dépendances, sous la surveillance de M. le curé de la commune. »
Ce legs peut être évalué à plus de 40,000 francs.
En 1837, M. le curé d'Aspre érigea un couvent, et dès lors le bruit courut que le legs de la dame de Bock allait être consacré à cet établissement.
Jusque-là, le bureau de bienfaisance n'avait pas été mis en possession du legs.
De son côté, M. le curé prétendait puiser dans le droit de surveillance que lui accordait la testatrice, le droit de libre disposition de la chose léguée.
De longues correspondances s'engagèrent avec M. le commissaire d'arrondissement et M. le gouverneur, et en 1841, le bureau de bienfaisance obtint enfin l'autorisation d'accepter le legs de la dame de Bock.
Mais ceci n'a point terminé les difficultés ; et, le legs accepté, il restait à en faire l'usage que la testatrice avait prescrit : c'est ce qui n'a pas eu lieu jusqu'ici.
M. le curé semble s'être fait ce raisonnement : que les fonds restant libres, il pourra reprendre assez d'influence sur le bureau de bienfaisance pour parvenir, un jour ou l'autre, à les attribuer définitivement à quelque couvent.
Quoi qu'il en soit, jusqu'à ce jour Aspre n'a point d'hospice.
L'administration du bureau de bienfaisance s'était éventuellement assurée de l'acquisition d'une propriété convenant parfaitement à cette destination. La demande d'approbation a été depuis 4 années faite au gouvernement ; plusieurs lettres de rappel ont été adressées à M. le commissaire d'arrondissement ; mais l’intervention du curé a, jusqu'à ce jour, réussi à tout paralyser.
Entre-temps, les revenus de la fondation servent, s'il faut en croire les personnes les mieux renseignées, à soutenir le couvent de religieuses patronné par M. le curé ; et, pour justifier, tant bien que mal, cet emploi de fonds destinés à un autre usage, on accueille dans ce couvent quelques enfants pauvres du sexe féminin, qui y apprennent à faire de la dentelle et pour l'entretien desquels les religieuses reçoivent les revenus du legs de la dame de Bock.
Il a été fait rapport sur la requête qui a été présentée à ce sujet par un nommé Tack d'Aspre. Ce rapport est du 17 février et la Chambre a ordonné le renvoi à M. le ministre de la justice qui sans doute nous donnera sous peu des explications.
Le second fait n'est pas moins remarquable. M. H. Delsaute, de la commune de Soiron, avait constitué, par un premier testament, le bureau de bienfaisance son légataire universel dans les conditions que la loi prescrit. Cédant aux sollicitations de M. Pholien, curé de Soiron, fit, le 9 février 1818, un nouveau testament disposant ce qui suit :
« Devant L..., notaire à la résidence de....., en présenee de Messieurs : Georges-Eustache Jacquemain, curé ; P.-J. Constant, H.-J. Constant et Heusse, etc. ; témoins requis.
« Fut présent M. Henri-Joseph Delsaute, rentier-propriétaire, (page 1462) domicilié à Saint-Germain, commune de Soiron, sain de corps et d'esprit, ainsi qu'il a paru au notaire et témoins soussignés.
« Lequel a, par ces présentes, dicté son testament audit notaire, en présence des témoins susnommés, ainsi qu'il suit :
« Au nom de la très-sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit.
« Lorsqu'il plaira à Dieu de me retirer de ce monde, je le prie, par les mérites de son fils adorable, par l'intercession de la très sainte Vierge, des anges et des saints, et en particulier de mes glorieux patrons saint Henri et saint Joseph, d'oublier mes péchés et de recevoir mon âme dans le sein de sa miséricorde.
« Je donne et lègue au bureau de bienfaisance de Soiron, que j'institue mon héritier universel, et auquel ils appartiendront, tous les meubles et immeubles, rentes et capitaux, et généralement tout ce qui sera trouvé m'appartenir au jour de mon décès.
« Ce legs est fait aux conditions suivantes, savoir :
« 1° De faire mes funérailles d'une manière convenable et en outre de faire célébrer pour le repos de mon âme cinq cents messes basses en sus de celles qui seront célébrées au jour de mes funérailles.
« 2° Qu'il sera fait (si Dieu ne m'accorde pas le temps de réaliser ce projet-là moi-même), à Saint-Germain, dans la maison que j'habite présentement, un établissement de charité où seront entretenus huit vieilles gens, pauvres et invalides, autant que possible quatre hommes et quatre femmes, qui, pour y être admises, devront être de la paroisse de Soiron telle qu'elle est limitée actuellement, ou du hameau de Saint-Germain, y compris la partie qui est sur la commune de Cornesse et y avoir leur domicile légal de secours.
« Lorsque ce nombre ne sera pas complet, les lits vacants pourront être accordés provisoirement à de pauvres malades de tout âge (en donnant néanmoins autant que possible la préférence aux plus âgés), soit de la commune de Soiron, soit de la commune de Xhendelesse, pour y être soignés momentanément.
« Cet établissement devra être desservi par trois ou quatre religieuses dont l'institut sera désigné par le curé de Soiron.
« Ces religieuses seront on outre tenues de tenir une école gratuite pour les filles tant de la paroisse de Soiron que des paroisses voisines ; elles auront aussi la faculté d'avoir une école payante dont les minervales leur appartiendront.
« Une ou deux filles d'ouvrage pourront leur être accordées selon que la nécessité en sera reconnue.
« Je veux que cet établissement contienne, outre un oratoire, un local pour les hommes et un autre pour les femmes, un local pour les religieuses et un autre pour le prêtre dont il sera ci-après parlé, enfin une salle d'école. »
Le testament se termine par la substitution que voici :
« Dans le cas où le bureau de bienfaisance n'accepterait pas les dispositions ci-devant énoncées aux conditions à lui imposées, j'institue pour mon héritier universel M. Nicolas-Henri-Clément Pholien, curé de Soiron, susnommé, lequel sera tenu de remplir toutes les mêmes conditions que celles qui sont imposées au bureau de bienfaisance, à l'exception qu'il ne sera tenu de rendre compte de sa gestion à personne, puisqu'il sera propriétaire du tout ; seulement quand il ne sera plus curé de Soiron, la direction de l'école et du régime intérieur de la maison de vieilles gens appartiendra au curé de la paroisse de Soiron, lequel aura seul le droit de délivrer des lettres d'admission pour les vieilles gens et les malades.
« Et en outre les prairies données à l'église lui appartiendront également en toute et pleine propriété, à la charge de célébrer l'anniversaire ci-dessus indiqué, et moyennant acquittant lui-même ou laissant acquitter la charge susdite, le revenu desdites prairies sera à sa pleine et entière disposition sans aucune restriction.
« Le legs fait à la fabrique serait ainsi révoqué et mis à néant par la non-acceptation du bureau de bienfaisance, cette disposition en faveur de l'église étant, dans ma volonté, subordonnée à la réalisation de ma première disposition en faveur du bureau de bienfaisance ; mais il devra acquitter les autres legs particuliers. »
La pièce est couronnée par cette seconde substitution.
« Enfin subsidiairement pour le cas où la première substitution vulgaire ci-dessus mentionnée viendrait à être invalidée, ce qu'à Dieu ne plaise ; j'institue ledit M. Pholien mon héritier universel sans aucune condition ni restriction, si ce n'est de faire célébrer mes funérailles et les messes anniversaires et les cinq cents messes basses ci-dessus mentionnées et d'acquitter les legs particuliers ci-dessus désignés sous les numéros un, deux et trois seulement, en lui recommandant en outre, sans les lui ordonner, la charité chrétienne et l'aumône.
« Je révoque toutes dispositions testamentaires antérieures à ce jour. »
Ce testament, qui fait l'objet d'un procès, est eu opposition directe à la législation existante, mais il rentre entièrement dans le système du projet de loi dont nous nous occupons. La charité ecclésiastique apparaît dans ce testament avec tous ses caractères. Voyez comme elle est favorable à l'intérêt des malheureux ! L'établissement fondé par M. Delsaute est un véritable couvent, ayant M. le curé pour administrateur spécial.
Huit pauvres sont admis dans l'établissement, et pour soigner ces huit pauvres on loge quatre religieuses et deux servantes en attendant. Il est évident que le jour où l'école des enfants payants prospérera, il faudra augmenter le nombre de religieuses. La communauté deviendra plus nombreuse, le nombre des pauvres restera le même, s'il ne diminue pas, s'il ne disparaît pas complètement.
Voilà un des nombreux moyens que cache sous le manteau de la charité le projet de loi, et c'est ce que je vous démontrerai d'ailleurs à la dernière évidence tantôt.
Avant tout, qu’il me soit permis de faire encore une observation :
Ici en Belgique, nous ne connaissons les abus, les spoliations dont les familles ont été les victimes que par les procès qui ont surgi, et quelquefois, mais rarement, par les révélations de la presse ; que serait-ce si une enquête était ordonnée par la législature, semblable à celles qui furent ouvertes en Angleterre en 1844 et 1851 ?
Nous avons vu, dans le remarquable travail de mon ami M. Frère, que la vieille Angleterre ce pays de liberté par excellence, frappée, effrayée par les nombreux abus qui lui avaient été signalés, avait successivement ordonné deux enquêtes, et que ces enquêtes constatent les faits les plus graves : des captations et des abus d'influence les plus scandaleux se trouvent dévoilés au point qu'on réclame une disposition analogue à celle de notre Code civil, qui défend à tout prêtre d'être institué héritier ou de recevoir un legs de son pénitent.
« Il faudrait cependant, dit un témoin entendu dans la seconde enquête, que la loi fût plus sévère encore en Angleterre afin de prévenir la collusion de divers ordres de prêtres. Toutefois, ajoute-t-il, je ne puis rien spécifier, cela exige beaucoup d'attention et de réflexion. Il faut des moyens bien puissants pour prévenir l'immixtion des prêtres dans les familles et les empêcher de s'emparer de la propriété ; pour se prémunir contre eux, une tête plus forte que la mienne est nécessaire. »
Des auteurs de captations et d'abus d'influence, appelés dans les deux enquêtes, furent obligés, sous serment, de venir avouer leurs turpitudes.
Et pourquoi n'en agirait-on pas de même dans notre pays, qui est un pays de liberté ? Pourquoi refuserions-nous, au milieu de toutes les assertions graves qui se produisent, et avant de prendre une résolution aussi importante que celle qu'on nous propose, de connaître la vérité ?
Une enquête en Belgique produirait de grands résultats.
Voyez : à peine la discussion est-elle ouverte, à peine le pays est-il informé de ce qui se passe dans cette enceinte, que dans des pétitions qui nous sont adressées, des abus nouveaux viennent d'être ajoutés aux abus signalés antérieurement.
Par pétition du 4 mai, analysée hier, des ouvriers de la commune de la Hulpe, tous pauvres, gagnant 1 fr. 25 c. par jour, ce qui constitue leur seule ressource pour entretenir une nombreuse famille, se plaignent d'un testament que leur parente, dame Henriette Van Cranenbroeck, veuve Deridder, a fait, à leur détriment, au profit de l'église de la Hulpe, une demi-heure avant sa mort et une demi-heure seulement après avoir fait un premier testament qui laissait sa fortune à ses parents.
Ils terminent en disant :
Nous avons vu dans la gazette que c'est dans l'intérêt des pauvres qu'on a présenté la loi que vous discutez maintenant, nous n'en croyons rien.
Messieurs, nous pensons, au contraire, qu'elle aura pour conséquence, dans un grand nombre de cas, d'enlever à la petite bourgeoisie et aux familles pauvres, comme les nôtres, une partie de leur avoir, et cela au profit des fabriques d'églises et autres institutions qui pourraient être créées sous leur patronage. Nous n'avons ni le temps ni l'argent nécessaires pour nous défendre quand nous sommes atteints dans nos intérêts ; et notre influence ; on ne la redoute pas beaucoup. Sur telle succession, on attrapera 1,000 francs, sur telle autre 500 francs, ce qu’on pourra enfin, et comme les petits ruisseaux font les grandes rivières, avant dix ans, les établissements de mainmorte, couvents et autres seront, à nos dépens, riches à millions.
Les faits dont les pétitionnaires se plaignent sont excessivement graves : un notaire est appelé pour constater les dernières volontés de la veuve Deridder ; c'était à l'heure de la nuit, elle allait mourir ; elle dispose exclusivement au profit de ses héritiers sans dire un mot de l'église. Arrive le curé pour administrer les derniers sacrements. A peine est-il arrivé qu'on rappelle le notaire et les quatre témoins qui n'avaient pas encore quitté la maison, et une demi-heure après le premier testament, il s'en fait un second, gratifiant la fabrique de l'église de la Hulpe d'une somme de 1,000 francs. Une demi-heure après, la testatrice était morte !
Ainsi se trouvaient spoliés de pauvres parents ; car la fortune de la veuve Deridder était peu importante, et tout est relatif.
Qu'on demande, après cela, comment les pauvres feraient la loi s'ils se trouvaient ici à notre place !
J'ai le droit de répondre qu'ils la feraient de manière à assurer leur patrimoine et à éviter qu'ils ne soient spoliés par le clergé.
Je me suis étendu un peu trop longuement peut-être sur la soif des richesses qui de tous temps a agité les membres du clergé, et je vous ai signalé les abus et les désordres qui en ont été la conséquence ; j’ai pour but de vous faire apprécier immédiatement les tendances du projet de loi qui autorise à coup sûr le rétablissement de la mainmorte, et des couvents.
La majorité, on vous l'a dit ouvertement, s'empressera de voter ce projet de loi ; seulement on a ajouté que ce ne sera pas par esprit de parti. On trouve maintenant que la discussion est trop longue, on est (page 1463) pressé de jouir et d'avance on prend toutes les mesures pour arriver à l'organisation du plan que l'on médite.
Le Journal historique de Liège dans son numéro du 1er mai publie un document remarquable, qui est reproduit par un journal du matin, et qui nous donne d'utiles enseignements.
Le document est en latin, c'est une circulaire adressée par Mgr l'évêque de Gand, aux prêtres de son diocèse, pour engager ceux-ci à rechercher et à fournir à l'autorité épiscopale, des documents sur l'histoire du clergé en Belgique depuis Joseph II jusqu'à nos jours.
La chose en elle-même peut paraître assez inoffensive. La religion, comme le dit Mgr. Delebecque, ayant eu à soutenir, dans notre pays, une lutte de soixante et dix années et plus, l'Eglise belge ayant essuyé trois grandes persécutions sous Joseph II, sous la République et sous l'Empire français, et sous Guillaume Ier, le prélat a jugé à propos de dresser le martyrologe des athlètes de la foi qui, à ces différentes époques jusqu'à nos jours, ont eu à souffrir soit de la rage des persécuteurs, soit de la ruse des méchants ; ce sont les termes qui se trouvent dans la circulaire.
Soit, rien de plus simple ; mais il y a autre chose.
Monseigneur Delebecque, après avoir constaté que le persécuteur Joseph II supprima un grand nombre de monastères, d'abbayes et d'autres asiles pieux, qu'il s'en arrogea les biens et qu'il affecta à des usages profanes, détruisit ou fit vendre les églises appartenant à ces institutions religieuses, s'adresse à son clergé et dit (je ne cite pas le texte latin, on pourra contrôler la traduction).
« Pour ce qui concerne ces temps de Joseph II, vos investigations doivent porter surtout sur la manière dont chacune de ces maisons religieuses fut supprimée.
« Il ne sera pas inutile non plus de rechercher ce que devinrent les édifices des monastères et abbayes, quel fut leur premier acquéreur, en quelles mains ils ont passé dans la suite, ce qu'on en fait aujourd'hui, ce qui se trouve de nos jours sur leur ancien emplacement, et surtout si les temples appartenant à ces maisons supprimées ont été conservés et s'ils ont été détruits ou profanés. »
Cette démarche est de la plus haute gravité, dans un moment où nous discutons la loi de la mainmorte et où nos adversaires veulent rendre aux couvents leur ancienne splendeur et leurs anciens privilèges.
Mgr Delebecque considère la vente des biens des couvents comme un acte de spoliation, et il veut qu'on recherche en quelles mains ces biens ont passé. (Interruptions. Dénégations.)
Vous désavouez donc l'évêque de Gand ? (Interruption.)
Et à qui s'adresse-t-il pour obtenir ces renseignements ? Aux dépositaires des secrets des familles, aux prêtres, aux confesseurs.
Et quels moyens seront employés par ces ecclésiastiques pour obtenir les renseignements que l'évêque réclame ? La circulaire le dit sans rien déguiser :
« Quoiqu'il vaille mieux montrer au vulgaire l'exemple des vertus que celui du vice, cependant il ne faut point cacher les scandales ni les actions injustes ou infâmes pour autant toutefois qu'elles aient été rendues publiques jadis, soit juridiquement, soit en fait. Et qu'on ne soit pas détourné de confier ces choses au papier par la crainte que tous ces documents ne soient divulgués sur-le-champ, inconsidérément et sans distinction au détriment des personnes survivantes et des familles ; car si quelque chose est mis au jour, ce ne sera qu’après un prudent examen. Les pièces qu'il ne sera pas prudent de publier seront conservées discrètement dans nos archives jusqu'à ce que la prudence permette de les divulguer. »
Voilà la menace adressée aux familles qui se refuseraient à des restitutions aux couvents qui vont être rétablis ! C'est un cynisme dont jusqu'à présent nous n'avons pas trouvé de traces. J'appelle cela, sans hésiter, de son véritable nom : c'est du chantage !
Messieurs, un profond dégoût me saisit, et je me hâte de rentrer dans la discussion du projet de loi.
Je vais établir, comme deuxième proposition, que chacune des dispositions du titre II renferme les germes de la personnification civile, de la mainmorte.
- La séance est levée à 4 heures et demie.