(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1856-1857)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 1207) M. Vermeire fait l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Crombez donne lecture du procès-verbal, de la dernière séance.
- La rédaction en est approuvée.
M. Vermeire communique l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Pierre, tisserand à Braine-l'Alleud, demande que son fils unique soit exempté du service militaire. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Muylder, combattant de la révolution, demande la décoration de la Croix de Fer. »
- Même renvoi.
« Le sieur Launois, sous-instituteur à Habay-la-Neuve, demande que les sous-instituteurs qui ont une école permanente et séparée de celle de l'instituteur, soient compris dans la catégorie des fonctionnaires dont le gouvernement se propose d'améliorer la position. »
- Même renvoi.
« Plusieurs instituteurs primaires dans le canton d'Etalle demandent que leur position soit améliorée. »
- Même renvoi.
« Des habitants de Poesele demandent que les élections aux Chambres se fassent dans la commune ou bien au chef-lieu du canton. »
- Même renvoi.
« Des propriétaires, industriels, exploitants de minerais et commerçants à Berzé prient la Chambre de donner une application temporaire aux nouveaux droits sur la fonte et le fer ; d'autoriser le gouvernement à augmenter ces droits dans certaines limites et de permettre la sortie de tous les minerais de fer, moyennant certains droits de douane. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Le sieur Stanislas Slupecki, propriétaire à Saint-Josse-ten-Noode, né à Dziatow (Pologne), demande la naturalisation. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
M. le ministre des affairss étrangères (M. Vilain XIIII). - J'ai l'honneur de présenter un projet de loi ayant pour objet d'approuver le traité de commerce et de navigation conclu à Naples entre le Roi et Sa Majesté le Roi des Deux-Siciles.
- Il est donné acte à M. le ministre de la présentation du projet de loi qu'il vient de déposer.
Ce projet et les motifs qui l'accompagnent seront imprimés, distribués et renvoyés à l'examen des sections.
M. Dumortier (pour une motion d’ordre). - Messieurs, dans la séance d'hier il a été question dans cette Chambre des événements regrettables qui venaient d'avoir lieu à Tournai.
Je n'avais pas l'honneur d'assister à cette séance ; il m'a été impossible de prendre la parole. Je trouve que les faits sont rapportés d'une manière tellement inexacte dans la plupart des journaux qui se disent les mieux informés et qui se trompent tellement en fait, qu'ils donnent par là la preuve qu'ils ne connaissent pas la ville dont ils parlent, que dans ces circonstances il m'est impossible de ne pas demander la parole pour donner quelques explications et appeler l'attention du gouvernement sur certains faits.
La plupart d'entre vous n'ignorent pas que les amateurs du libre-échange avaient conçu le projet de tenir un meeting à Tournai, dans une des principales villes manufacturières de la Belgique, où il se trouve 15,000 à 16,000 ouvriers vivant des manufactures. C'était là une très grande imprudence, (Interruption.)
Ne m'interrompez pas, vous me répondrez si vous voulez.
C'était là une très grande imprudence. Sans doute il est libre à ces messieurs de faire un meeting partout où ils veulent, à leur corps défendant, mais je crois que la prudence exigeait qu'ils ne vinssent pas faire une assemblée pareille dans une ville aussi essentiellement manufacturière que la ville de Tournai, Ils avaient choisi pour cette cérémonie le jour du dimanche, c'est-à-dire celui où les ateliers sont fermés et où tous les ouvriers sont dans la rue. J’ai ouï dire que le bourgmestre de Tournai les avait engagés à choisir un autre jour, à prendre heure lorsque les ouvriers sont dans les ateliers, et qu'ils s’y étaient refusés. Ils avaient obtenu de l'administration de la ville la salle de concert pour y faire leur réunion.
Cette réunion n'aurait pas présenté de danger pour les personnes qui devaient y venir, parce que la population de Tournai a trop le sentiment de ses devoirs pour se permettre des attaques contre les personnes ou les propriétés. Cependant les personnes qui ne partagent pas leurs opinions les attendaient de pied ferme, et je doute fort que la discussion eût tourné à l'avantage des libre-échangistes.
Plusieurs jours avant cette réunion, les libre-échangistes avaient fait imprimer dans un journal et placarder sur tous les murs de grandes affiches contenant le programme de la réunion qu'on voulait faire.
Ces affiches ont été ensuite imprimées en petit format et distribuées à domicile dans toutes les maisons. J'en tiens une en main. Or, dans cette pièce on imprimait et l'on affichait à tous les coins des rues ce que voici : « Le tisserand belge est obligé de payer le fil commun ; qu'il emploie 53 p. c. plus cher que le tisserand anglais. »
D'abord, messieurs, c'est là une contre-vérité odieuse. J'ai en main le prix courant des fils de coton de Manchester, en date du 17 de ce mois et j'ai ici le prix courant des fils de coton de Gand, qui nous a été transmis par un ancien collègue et ami dont je ne dirai pas le nom, mais que vous devinerez tous ; et il résulte de leur comparaison que tous les fils de coton communs, ceux dont parlait l'affiche, ne se vendent pas plus cher, sauf un numéro, à Gand qu'en Angleterre, et que le seul numéro qui est plus cher se vend à Gand 5 p. c, au plus, plus cher à Gand qu'en Angleterre.
C'était donc, il faut dire le mot, un mensonge. Car mentir, comme on l'a dit, c'est dire la contre-vérité avec intention de tromper. Evidemment, ces messieurs avaient l'intention de tromper les tisserands et les bonnetiers de Tournai, afin de pouvoir se faire des créatures dans leur discussion. C'était donc là une véritable provocation.
Vous comprenez, messieurs, que de pareilles assertions, répandues à profusion dans la ville, affichées à tous les coins des rues, ont eu nécessairement pour résultat d'émouvoir les ouvriers de nos nombreuses filatures. Que s'est-il passé ? Ces ouvriers ont fait vendredi et samedi dans la ville des processions très gaies et très chantantes. J'ai vu passer ces processions, je les ai vues circuler, et personne ne pouvait y trouver à dire la moindre chose ; car le peuple belge, je crois, a le droit de se promener et de chanter dans les rues. Si chacun a le droit de manifester ses opinions conformément à la Constitution, le peuple belge manifeste la sienne en se promenant et en chantant. Il s'est promené à Tournai en chantant, en jouant des castagnettes et en dansant.
Il paraît, messieurs, que l'on s'est effrayé de ces processions, et le samedi une affiche a été apposée, vers trois ou quatre heures de l'après-diner (je les ai vu apposer moi-même), portant défense de se réunir à plus de cinq personnes.
Le soir, les ouvriers de la partie de la ville où sont principalement les filatures et tous les établissements industriels, sont sortis des fabriques et se sont encore mis à se promener, à jouer des castagnettes et à chanter. Il y eu avait qui criaient : « A l'eau », mais ceci n'a pas de signification, puisque ces cris étaient une véritable plaisanterie qui n'empêchait personne de se porter pour assister à ces processions d'ouvriers. J'ajouterai qu'aucune voie de fait n'avait été commise. (Interruption.) Messieurs, il paraît qu'il y en a parmi vous qui approuvent les processions qui se font à Gand, dans un certain temps et contre certaines personnes, et qui désapprouvent les autres, parce qu'elles se font contre le libre-échange.
Veuillez tout au moins m'écouter.
Messieurs, il y avait tellement peu de danger pour la sûreté publique, dans ces processions, que beaucoup de dames de Tournai étaient allées voir ces ouvriers se promener en chantant au son des castagnettes. Les dames de la plus haute condition de Tournai se trouvaient là pour voir ce qui se passait. On s'en amusait, lorsque tout à coup la gendarmerie s'est élancée au grand galop dans la foule, donnant des coups de plat de sabre, des coups de taillant du sabre à droite et à gauche, distribuant des coups à tout le monde, foulant aux pieds des chevaux les vieillards, les femmes, ceux qui n'avaient pu s'échapper assez vite.
On m'a assuré ce matin qu'il y avait un enfant qui était mort, qu'une femme était à la dernière extrémité. (Interruption de M. de Baillet.)
Je ne plaisante pas, M. de Baillet, avec ces choses ; je ne plaisante pas quand le sang du peuple coule.
M. de Baillet. - J'attends du zèle du gouvernement pour être éclairé, de même que pour maintenir l'ordre et la liberté par tout le royaume. J'aurai foi dans les renseignements qu'il nous donnera.
M. Dumortier. - Je ne vous demande pas d'avoir foi en mes paroles. Ce n'est pas pour vous que je parle : c'est pour le pays et pour la Chambre.
Une ouvrière a eu, m'a-t-on dit, la joue fendue. Une autre a eu les doigts coupés. La gendarmerie s'est portée à des excès qu'on ne peut assez déplorer, sur un peuple désarmé, sans défense, et qui était si peu disposé à l'émeute, qu'il n'y avait pas une seule vitre cassée dans la ville.
Ces faits sont d'une gravité extrême et j'engage beaucoup le gouvernement à porter ses investigations principalement sur la conduite de la gendarmerie dans cette circonstance, car elle est, à mon avis, extrêmement répréhensible.
Comment ! venir fouler aux pieds des citoyens, venir distribuer des coups de sabre et blesser les citoyens, cela n'est rien dans ce pays ? Mais vous, qui m'avez deux ou trois fois interrompu, vous nous voulez toujours la souveraineté du peuple, et quand, on le foule aux pieds, (page 1208) quand on lui donne des coups de sabre, alors pourtant qu'il est inoffensif, vous trouvez à blâmer ceux qui dénoncent ces faits à la tribune !
le dis que ces faits sont d'une excessive gravité. Ils ont excité en moi un profond sentiment d'indignation que je ne saurais assez exprimer et qui du reste a été ressenti par tous les habitants de la ville de Tournai.
Messieurs, que s'est-il passé hier dans cette enceinte ? La discussion y a exclusivement roulé sur le point de savoir si l'on a ou si l'on n'a pas permis à MM. les commis voyageurs du libre-échange d'ouvrir un meeting à Tournai. Or, qu'est-il arrivé ? C'est que ces messieurs n'ont trouvé personne qui voulût leur louer un local.
Ils ont été offrir de l'argent de plusieurs côtés et ils n'ont trouvé personne qui voulût leur louer un local. Ils se sont retirés et ils sont revenus à Bruxelles comme ils en étaient partis. Ces faits ne constituent pas un déni de l'exercice de leur droit de meeting. Mais s'il se trouve qu'ils vont dans une ville où ils n'ont pas de résidence et où personne ne veut leur prêter un local, ils s'en vont sans avoir tenu leur meeting. C'est à quoi s'expose quiconque veut aller tenir un meeting dans une ville étrangère.
Que l'administration communale leur ait refusé un local, je le conçois. Saisie par la peur comme elle l'avait été et après les scènes qui s'étaient passées, il lui eût été difficile d'agir autrement qu'elle ne l'a fait et je ne pense pas qu'on ait aucun reproche à lui adresser sur ce point.
Mais ce que je déplore souverainement et amèrement, c'est de voir qu'alors qu'il n'y avait eu à Tournai aucune voie de fait ni sur les personnes, ni sur les propriétés, alors que pas une vitre n'avait été brisée, on ait lancé la gendarmerie au pas de charge sur le peuple, on ait foulé le peuple aux pieds des chevaux ; que le sang ait coulé par suite de ces collisions.
Je répète que de pareils faits sont d'une excessive gravité et je ne saurais trop attirer l'attention du gouvernement sur ce point et sur les affiches provocatrices qui ont amené ces déplorables résultats.
Messieurs, ce qui prouve que le danger pour les libre-échangistes n'existait pas, c'est qu'ils se sont promenés toute la journée du dimanche dans la ville sans que personne ait cherché à leur nuire et à se porter à des voies de fait contre eux.
Il n'y avait donc pas de danger. Mais les faits que je viens de signaler à la Chambre sont d’une telle gravité, qu'il m'a été impossible de garder le silence.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, je crois qu'il serait prématuré et imprudent de se former une opinion sur les faits dont l'honorable M. Dumortier vient d'entretenir la Chambre. Déjà, hier un honorable membre a appelé l'attention du gouvernement sur les scènes très regrettables qui paraissent avoir eu lieu à Tournai, mon honorable collègue a répondu que le gouvernement n'en était pas officiellement informé.
Aujourd'hui le gouvernement est en possession de quelques rapports partiels qui sont par cela même nécessairement incomplets. Il faut donc, pour se prononcer définitivement, attendre des renseignements plus amples.
Mais dès à présent, je dois le dire, je considère comme étant trop vives les paroles que l'honorable député de Roulers vient de proférer contre la gendarmerie.
La gendarmerie est dans notre pays un corps qui se distingue essentiellement par la modération avec laquelle il remplit ses pénibles devoirs. Il les accomplit avec vigueur, avec dévouement, mais toujours avec modération et j'ajouterais presque avec bienveillance. Je repousse en conséquence les reproches que l'honorable M. Dumortier vient d'articuler contre cette fraction de la force publique qui n'agit dans les cas de l'espèce que sur réquisition de l'autorité civile, et je suis convaincu qu'il sera le premier à regretter de les avoir proférés.
A l'heure qu'il est, messieurs, une enquête judiciaire doit être ouverte à Tournai ; et bien que je n'en sois pas informé officiellement, j'ose affirmer qu'il en est ainsi : en Belgique la magistrature est gardienne trop soigneuse des droits des citoyens et des exigences de l'ordre public pour qu'une enquête ne soit pas commencée. Jusqu'à ce qu'elle soit terminée, il est impossible que la Chambre s'occupe de cette affaire. Laissons son cours régulier à la justice, elle saura faire à chacun la part de responsabilité qui lui appartient.
M. Lebeau. - Messieurs, en présence de l'annonce faite par le cabinet de sa résolution de procéder à une enquête sévère sur les faits qui se sont accomplis dans la ville de Tournai, j'avais pensé (et ma conduite en aurait fait foi) que le silence était une loi de convenance et de justice pour les députés comme pour le ministère. Mais le silence des députés de Tournai, le silence du ministère n'ont point conduit l'honorable M. Dumortier à la circonspection que chacun de nous s'imposait comme un devoir.
L'honorable M. Dumortier, avec l'intention probablement de n'être que narrateur, s'est érigé en accusateur plus ou moins sévère, non seulement des hommes qui sont dévoués à une opinion qu'il combat, mais d'hommes qui devraient être placés au-dessus de toutes les discussions de parti.
Il a accusé une partie de la force publique, des hommes qui sont chargés, en dehors de toutes les passions de parti, de veiller à la sécurité publique, à la tranquillité de nos cités. C'est une sorte d'accusation contre ces hommes, plus encore qu'une demande de renseignements, que l'honorable M. Dumortier est venu porter à cette tribune.
A cette occasion, il a émis des opinions qu'il est impossible de passer sous silence, sans risquer, tout à la fois, d'égarer les populations et de décourager les hommes qui sont chargés de faire respecter la sécurité individuelle, la tranquillité de nos cités.
Et tout d’abord, l'honorable M. Dumortier a qualifié en quelque sorte de droit constitutionnel la faculté de faire des promenades en public, accompagnées de charivaris ; il a fait des dispositions constitutionnelles la plus étrange application, application contre laquelle tous nous devons protester. Selon lui, l'article 19 de la Constitution permettrait ce qui s'est passé de la part ou plutôt au nom d'une certaine opinion dans le sein de la ville de Tournai. Or, que dit l'article 19 de la Constitution ? L'honorable M. Dumortier est le dernier homme à qui j'aurais cru devoir citer le texte et l'esprit de cette Constitution qu'il invoque si volontiers. Voici donc l'article 19 :
(L'orateur donne lecture de cet article.)
A l'exemple de l'honorable M. Dumortier, je ne dirai pas, avant que la religion de la Chambre ait été éclairée par l'enquête, je ne dirai pas que l'autorité n'ait pas entièrement rempli son devoir, en ne réprimant pas des promenades tumultueuses, des charivaris ; je m'abstiens de tout blâme, attendu que je ne connais rien officiellement, tien que ma conscience de législateur me permette de formuler en décision.
Des cris « à l'eau ! » ont été entendus ; au dire de l'honorable M. Dumortier, ces cris ne signifient absolument rien ; c'est une coutume à Tournai !
L'honorable M. Dumortier ne s'est pas seulement érigé en défenseur prématuré et intempestif des populations agitées ; il a encore accusé des fonctionnaires, sans attendre les résultats de l'enquête qui nous est annoncée, enquête qui, j’en suis sûr, et c'est une justice que je me plais à lui rendre, sera faite consciencieusement et énergiquement par le cabinet.
L'honorable M. Dumortier approuve tout ce qui s'est fait contre les libre-échangistes par les ouvriers hostiles aux doctrines de ces économistes : les promenades en plein air avec des chansons menaçantes, les cris : « à l'eau », toul cela est, selon lui, parfaitement légitime ; mais prêcher le libre-échange... quel crime ! Haro sur le baudet ! C'est encore, sous une forme nouvelle, la fable des Animaux malades de la peste.
L'honorable M. Dumortier a infligé un blâme anticipé sur une des parties les plus morales, les plus respectables de la force publique ; l'honorable membre affirme, même avant qu'il y ait eu un commencement d'enquête, que cette force est coupable ; il traduit à votre barre la gendarmerie, la plus nationale, la plus modérée, la plus populaire peut-être qui ait jamais existé dans aucun pays. Tout le monde connaît et apprécie la manière consciencieuse dont elle s'acquitte de ses devoirs, en respectant les droits et la liberté des citoyens.
Messieurs, prenons garde qu'on ne nous applique, si nous ne protestions pas contre de pareilles attaques, le reproche adressé un jour à l'opposition par un orateur français : « En France, disait-il, quand on voit un délinquant lutter contre le gendarme qui veut l'arrêter, la foule se met presque toujours du côté du délinquant. En Angleterre, au contraire, c'est avec le constable qu'on s'associe contre l'émeutier. » Ces mots résument une des faiblesses d'un grand pays et la force de l'autre. Pour moi, je me prononce volontiers pour l'école anglaise, contre l'école française.
Je suis, moi, pour ceux qui se mettent volontiers du côté du constable. Il y a tout au moins cette différence entre M. Dumortier et moi, que, sans les avoir entendus, il vient accuser ici les gendarmes.
M. Dumortier. - Messieurs, vous venez d'entendre la singulière philippique que m'a adressée l'honorable M. Lebeau.
Voici à quoi cela revient :
Les libre-échangistes n'ont pas pu faire leur meeting à Tournai, Haro sur le baudet ! On a sabré le peuple, on l'a foulé aux pieds des chevaux : à vos yeux cela n'est rien ! le crime c'est que les libre-échangistes n'ont pas pu faire leur meeting.
Dans la séance d'hier c'est ce point seul qui avait été touché et on avait demandé une enquête. Pour mon compte, quoique très opposé au libre-échange, il est une autre chose qui me touche bien plus vivement, c'est le respect pour le peuple et pour la nation.
Je ne puis souffrir, quoi qu'en dise M. Lebeau, et je ne souffrirai jamais que la force publique arrive au pas de charge sur la bourgeoisie inoffensive et désarmée, foulant le peuple aux pieds des chevaux et faisant usage de ses armes. Voilà ce qui devrait exciter votre indignation. Il est des circonstances où vous n'avez pas su vous servir à temps de la gendarmerie, on vous a blâmé ; c'est pour cela qu'aujourd'hui vous venez approuver ceux qui s'en sont servis trop vite, alors qu'aucune atteinte n'avait été posée soit aux personnes, soit aux propriétés. (Interruption.)
Vous avez déversé un blâme sur ce que j'avais dit ; je le conçois, c'est pour avoir montré que la provocation était partie du meeting. Hier, il n'avait été question que d'une seule chose, de ce que le meeting n'avait pas pu avoir lieu à Tournai ; cela avait votre approbation ; mais quand je viens signaler d'autres faits, quand je viens vous dire que les libre-échangistes ont été les provocateurs, que la gendarmerie, sans qu'il y ait eu insulte de la part de la population, s'est ruée sur elle, sabrant à tort et à travers jusqu'aux passants, oh ! alors vous n'avez que des paroles de blâme (page 1209) pour le député qui vient remplir le plus sacré de ses devoirs, celui de prendre la défense du peuple outragé.
On prétend que par cela même je déverse un blâme sur la force publique. Si quelque chose affaiblit la force publique, c'est l'abus de la force et c'est cet abus que je blâme. Qu'elle reste dans la limite de ses devoirs et je l'approuverai. Comment ! il n'y a donc pas moyen de dissiper un attroupement sans employer le sabre, sans fouler les citoyens aux pieds !
N'y a-t-il pas d'autres moyens de pacification, ne devait-on pas essayer de l'insinuation, de la douceur, comme l'a fait le colonel des lanciers de manière à mériter les plus grands éloges. On pouvait engager les ouvriers à se retirer, au lieu de se précipiter brutalement sur eux le sabre à la main frappant à droite et à gauche, foulant tout le monde aux pieds.
Approuver de pareilles choses, c'est nier la force de nos mœurs constitutionnelles.
Il importe donc peu de savoir si l'opinion à laquelle j'appartiens est ou n'est pas opposée au libre-échange, je place la question sur un autre terrain.
Je regrette pour moi que la réunion n'ait pas eu lieu, nous aurions fait voir aux libre-échangistes ce que c'est que leur système ; car beaucoup de personnes étaient disposées à combattre leurs doctrines et à en faire justice. Savez-vous ce qui a été cause qu'elle n'a pas eu lieu ? C'est la provocation résultant de l'affiche.
Y a-t-il rien de plus provocateur que d'imprimer que les produits du travail du peuple se vendent 58 p. c. plus cher que les produits similaires anglais, mensonge grossier qu'on avait répandu partout et dont le résultat devait être et a été d'émouvoir les ouvriers des filatures ? Vous voulez que ces ouvriers, qui voient que l'on va leur enlever le pain au moyen de pareils mensonges, restent spectateurs paisibles ? Vous, qui vous émouvez si fort quand on attaque vos doctrines, vous voudriez que ceux dont on va enlever le pain restassent impassibles, c'est à-dire que vous voulez la liberté pour vous seuls.
Je le répète, il n'y avait pas eu la moindre attaque contre les personnes ou les propriétés ; il y avait eu des processions paisibles, rien de plus ; si cela tombait sous l'application de l'article 94 de la loi communale, ce qui me paraît douteux, que le bourgmestre ait pris une ordonnance, soit, mais que l'on ait eu recours aux armes, que la gendarmerie à bride abattue se soit précipité sur des personnes inoffensives, entrant dans les maisons le sabre en avant, frappant les uns, versant le sang des autres, c'est ce qu'on ne peut tolérer. Si vous voulez faire respecter la force publique, il faut en empêcher l'abus, car ce n'est pas sur l'abus mais sur la justice et la convenance que le respect se fonde.
M. Lesoinne. - Je n'avais pas l'intention de prendre part à ce débat ; une enquête est ouverte, j'aurais attendu qu'on nous en fît connaître les résultats pour prendre la parole s'il y avait lieu. Mais l'honorable M. Dumortier vient d'accuser les partisans de la liberté commerciale d'exciter des troubles en répandant des mensonges et en cherchant à égarer l'opinion publique.
L'honorable membre prête à ses adversaires des intentions qu'ils n'ont pas.
M. Dumortier. - Je parle de ceux qui ont fait les affiches.
M. Lesoinne. - Vous avez pour ceux qui ne sont pas de votre avis des qualifications que je repousse et que je regrette d'entendre sortir de votre bouche. (Interruption.) Vous les appelez des commis voyageurs du libre-échange, vous n'avez pour vos adversaires que des paroles injurieuses. Quand on accuse les partisans de la liberté commerciale de vouloir priver les ouvriers du travail, on profère un mensonge !
C'est pour augmenter la somme du travail national que nous voulons la liberté commerciale, c'est pour améliorer les conditions de production. Et encore ne la voulons-nous pas établir brusquement et sans transition, je l'ai déjà répété assez de fais pour que l'on ne vienne pas sans cesse dire que nous voulons bouleverser l'industrie du pays. Nous voulons avant tout prouver à ceux qui ne pensent pas comme nous qu'ils sont dans l'erreur.
Je le répète, j'attendrai que l'enquête soit terminée pour apprécier les faits, bien que j'en connaisse quelques-uns par des personnes qui se sont rendues à Tournai. Elles se sont promenées dans la ville, comme l'a dit l'honorable M. Dumortier, et on criait derrière elle : « A l'eau » ; mais il paraît que ces cris ne signifient rien pour l'honorable membre et que dès qu'on ne casse pas les vitres, la tranquillité publique n'est pas troublée et il n'y a rien à faire pour ceux qui sont chargés de la maintenir.
M. Dumortier. - Si l'honorable M. Lesoinne était venu parler pour son compte, je comprendrais et j'approuverais tout ce qu'il vient de dire. Je connais la loyauté de l'honorable membre, même dans ses erreurs. Mais je trouve fort étrange que l'honorable membre vienne ici prendre la parole et regarder comme personnel à lui ce que j'ai dit de personnes qui sont venues afficher dans la ville de Tournai, à tous les coins de rues, cette allégation fausse et provocatrice, que le fil de coton fait à Gand et à Tournai se vendait au tisserand belge 58 p. c. plus cher que le fil anglais. Voilà le fait qui a excité le mouvement de Tournai. Eh bien, l'honorable M. Lesoinne prend-il cela sur son compte, oui ou non ? S'il le prend, alors il aura sa part dans ce que j'ai dit. Mais il s'en gardera bien.
Je dis, messieurs, que ceux qui sont venus afficher de pareilles choses dans la ville de Tournai ont dit un grossier mensonge. Et vous avez beau dire que ces expressions ne sont pas parlementaires ; l'honorable M. Lebeau a beau le dire, je le répéterai, parce que je qualifie un fait qu'on ne peut assez blâmer, le fait de venir tromper les populations pour les exciter les unes contre les autres, et je suis d'autant plus autorisé à le dire que cette provocation a amené de déplorables résultats. Là sont les véritables provocateurs, et comme cet incident n'était pas connu hier, mon devoir était de les signaler, dussent les libre-échangistes se fâcher contre moi.
- L'incident est clos.
M. de Naeyer. - Vous avez, dans la séance d'hier, chargé le bureau de compléter la commission nommée pour l'examen du projet de loi relatif à la révision du Code pénal. Cette commission est composée de MM. Orts, Magherman, Lelièvre, Moncheur, de Muelenaere, Tesch et Van Overloop.
M. de Naeyer. - L'ordre du jour appelle la discussion des projets de loi relatifs à l'abolition des péages du Sund et des deux Belts.
En vertu des pouvoirs que me donne l'article 33 de la Constitution, je déclare que la Chambre se forme en comité secret.
- Il est deux heures.
La séance publique est reprise à 4 1/2 heures.
M. de Naeyer. - L'article unique du projet de loi est ainsi conçu :
« Article unique. Le traité général conclu le 14 mars 1857 entre le Danemark d'une part, et la Belgique, l'Autriche, la France, la Grande-Bretagne, le Hanovre, le Mecklembourg-Schwerin, l'Oldenbourg, les Pays-Bas, la Prusse, la Russie, la Suède et la Norvège et les villes libres hanséatiques d'autre part, et la convention particulière conclue le même jour entre la Belgique et le Danemark, arrangements tous deux relatifs à la suppression des péages du Sund et des deux Belts, sortiront leurs effets. »
- Ce projet de loi, mis aux voix par appel nominal, est adopté à l'unanimité des 75 membres qui prennent part au vote, un membre (M. Sinave) s'étant abstenu.
Ont pris part au vote : MM. de Steenhault, de Theux, de T'Serclaes, de Wouters, Dubus. Dumon, Dumortier, Frère-Orban, Goblet, Grosfils, Jacques, Julliot, Lambin, Landeloos, Laubry, le Bailly de Tilleghem, Lebeau, Lelièvre, Lesoinne, Loos, Maertens, Magherman, Mascart, Mercier, Moreau, Orts, Osy, Rodenbach, Rousselle, Snoy, Tack, Tesch, T’Kint de Naeyer, Van Cromphaut, Vanden Branden de Reeth, Vandenpeereboom, Vander Donckt, Van Goethem, Van Iseghem, Van Overloop, Van Tieghem, Verhaegen, Vermeire, Vervoort, Vilain XIIII, Wasseige, Wautelet, Anspach, Brixhe, Calmeyn, Coomans, Coppieters 't Wallant, Crombez, Dautrebande, de Baillet-Latour, de Breyne, de Brouckere, de Haerne, de Lexhy, Delfosse, Della Faille, de Mérode-Westerloo, de Moor, de Muelenaere, de Naeyer, de Paul, de Perceval, de Pitteurs-Hiegaerts, de Rasse, de Renesse, de Ruddere de Te Lokeren, de Sécus, Desmaisières, Desmet et Delehaye.
M. le président invite M. Sinave à motiver son abstention.
M. Sinave. - J'adopte le traité, mais je n'adopte pas la convention.
- La séance est levée à 4 heures trois quarts.