(Annales parlementaires de la Belgique, chambre des représentants, session de 1856-1857)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 61) M. Tack. procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Vermeire. lit le procès-verbal de la séance précédente.
- La rédaction en est approuvée.
M. Tack., secrétaire, présente l'analyse des pétitions suivantes.
« Le sieur François Casier, chef de division à la cour des comptes, prie la Chambre de le nommer conseiller à cette cour. »
- Dépôt au bureau des renseignements.
« Les sieurs Anciau et Bastin, commis greffiers près le tribunal de première instance de Verviers, demandent une augmentation de traitement. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget de la justice.
M. Wasseige dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le budget de la justice pour l'exercice 1857.
- La Chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport et met le budget à l'ordre du jour à la suite des objets qui s'y trouvent déjà portés.
Mi. - Messieurs, le gouvernement accepte la rédaction de la partie du projet d'adresse qui se rapporte à la question de l'enseignement, parce que cette rédaction, bien qu'elle ne soit pas tout à fait complète, ne dit rien qui soit contraire à l'esprit de la circulaire du 7 octobre dernier, et parce que la majorité de la commission m'a déclaré à diverses reprises qu'elles ne veut ni plus ni moins que les principes professés dans cette circulaire.
Pour qu'il n'y ait pas de malentendu, je tiens à résumer ces principes devant la Chambre dans le sens des explications que j'ai eu l'honneur de donner au Sénat.
Rappelons-nous, messieurs, quelle est la difficulté qu'il s'agit de résoudre. La voici :
Quelle est, en matière religieuse, la ligne de conduite à tenir par les professeurs des universités de l'Etat, dans leur enseignement et dans leurs publications ?
Le programme des universités de l'Etat ne comprend pas l'enseignement religieux. Les professeurs n'ont donc aucune mission de traiter ex professo les questions religieuses.
Il ne peut s'agir ici que de l'enseignement littéraire ou scientifique dans ses rapports indispensables avec les doctrines religieuses. Cette réserve essentielle faite, examinons d'abord la ligne de conduite à tenir par le professeur en ce qui concerne l'enseignement.
Le professeur est-il complètement libre ? Evidemment non. D'autre part, peut-on obliger le professeur à traiter les questions religieuses dans le sens exclusif d'une religion positive ? Evidemment non, encore.
Où est donc la solution constitutionnelle de la difficulté ? La liberté des cultes étant formellement consacrée par notre Constitution, il faut que le gouvernement fasse respecter cette liberté par ses professeurs en leur interdisant toute attaque directe contre les principes essentiels des cultes pratiqués en Belgique, c'est-à-dire de chacun de ces cultes également libres.
La liberté du professeur qui, par la nature même de l'enseignement supérieur, doit être grande, a pour limite le respect qu'il doit aux principes essentiels de chaque culte, en d'autres termes, à la liberté de conscience des élèves appartenant à chacun de ces cultes.
J'arrive aux publications faites par des professeurs des universités de l’Etat.
Le projet d'adresse ne dit rien des publications. C'est une lacune que j'ai signalée à la commission et à son honorable rapporteur ; mais je n'ai pas insisté, pour le même motif que celui que j'ai allégué au Sénat, c'est-à-dire l'impossibilité de condenser dans un paragraphe de l'adresse toute une circulaire ministérielle. Néanmoins, il a été bien entendu que la partie de cette circulaire qui est relative aux publications reçoit aussi le plein et entier assentiment de la majorité de la commission qui a approuvé la rédaction du projet d'adresse.
Voici les idées que je demande à la Chambre la permission d'exposer de nouveau relativement aux publications faites par les professeurs des universités de l'Etat.
Ces publications se distinguent en publications qui se rapportent aux matières enseignées par les professeurs, et en publications étrangères à ces matières.
Dans les publications qui se rapportent aux matières enseignées par lui, le professeur doit se diriger, à quelques nuances près, par les mêmes règles qui sont imposées à son enseignement.
Une liberté bien plus grande doit être accordée au professeur qui traite les questions religieuses dans des publications se rapportant à des matières étrangères à son enseignement. Sa liberté cependant n'est pas illimitée. L'auteur reste professeur, c'est-à-dire fonctionnaire ; comme tel, il a des devoirs à remplir. Le premier de ces devoirs, c'est de contribuer à faire honorer et prospérer l'établissement auquel il est attaché. Le gouvernement ne peut tolérer qu'un professeur devienne, pas plus par ses doctrines que par ses actes, une cause de décadence pour une université de l'Etat.
La limite à la liberté du professeur est donc ici dans l'intérêt de l'établissement pour lequel la confiance publique est le premier élément de prospérité. C'est dans ce sens que la circulaire du 7 octobre dit : qu'il n'est pas loisible aux professeurs de publier, même sur des matières étrangères à leur enseignement, le résultat de leurs études, quand cette publication doit nécessairement froisser la conscience publique et, par ce froissement systématique et prémédité, porter un préjudice grave à la prospérité de nos établissements.
Du reste, il importe de le dire, on ne saurait apprécier l'exacte valeur de ces principes d'une manière générale et absolue. C'est au gouvernement à les appliquer aux cas particuliers qui peuvent sa présenter, et à les appliquer sous sa responsabilité devant le Chambre et devant le pays.
Cependant, pour éclairer la Chambre et la nation sur la pensée qui a inspiré le cabinet, je crois devoir exposer deux faits que le gouvernement a posés relativement à deux professeurs de l'université de Gand.
Le premier fait se rapporte à M. le professeur Laurent.
C'est au mois de juin, je pense, de l'année dernière, que parut le dernier livre de ce professeur.
En présence de cette publication, qu'avait à faire le gouvernement ?
Il n'y avait pas de règles tracées jusque-là. L'auteur qui avait déjà publié trois volumes, bien moins choquants, il est vrai, pour le fond et pour la forme, pouvait, de bonne foi, se croire autorisé à publier son dernier ouvrage.
Sans avertissement préalable, en l'absence de toute fixation des droits et des devoirs du gouvernement et des professeurs des universités de l’Etat, je ne me suis pas cru autorisé à frapper le professeur auteur. D'autre part, convaincu que M. Laurent venait, par son livre, de froisser profondément la conscience publique et de causer ainsi un préjudice grave à l'université de Gand, je lui adressai un blâme.
Ce blâme, dans la pensée du gouvernement, devait rester secret. Dans l'intérêt d'une université à laquelle on ne livrait déjà que trop d'attaques, j'éprouvais de la répugnance à donner de la publicité à ce blâme. Mais, comme dans les journaux et récemment au Sénat, on a invoqué la conduite passée du cabinet comme base de l'interprétation des principes professés dans la circulaire du 7 octobre, la loyauté me fait un devoir d'exposer cette conduite dans tout son jour.
Voici la teneur de la lettre confidentielle que j'écrivis au recteur de l'université de Gand.
« Bruxelles, le 2 août 1855.
« M. le recteur,
« M. Laurent, professeur de la faculté de droit de votre université vient de publier un livre dont l'apparition a causé une profonde et légitime émotion.
« Dans ce livre sont ouvertement professées les doctrines les plus subversives des principes fondamentaux du christianisme.
« Quelle que puisse être la liberté des opinions laissée aux citoyens belges, il est de la plus haute inconvenance qu'un fonctionnaire, chargé de la mission si importante et si délicate de l'enseignement de la jeunesse, se permette publiquement et en prenant la qualité officielle de professeur de l'une des universités de l'Etat, d'attaquer par sa base la religion de la presque totalité des Belges.
« Le gouvernement trahirait ses devoirs, s'il restait impassible devant cette insulte faite aux sentiments religieux et aux traditions les plus respectables de la nation. Il se doit à lui-même, comme défenseur des intérêts les plus élevés de la société, de dégager sa responsabilité en présence des regrettables écarts d'un de ses agents officiels. Il doit à l'université de Gand, dont la direction lui est confiée et dont la prospérité ne saurait lui être indifférente, de blâmer hautement une publication qui, froissant à bon droit la conscience publique, est de nature à enlever à cet établissement de l'Etat la confiance des familles et l'estime de l'étranger.
« Vous aurez soin, M. le recteur, de communiquer à M. Laurent l'expression du blâme que lui inflige le gouvernement.
« Pour l'avenir, je vous recommande de faire exercer une surveillance sévère sur les cours donnés par ce professeur, afin que, si jamais son enseignement reflète directement ou indirectement les (page 62) doctrines émises dans son ouvrage, le gouvernement puisse prendre à son égard telle mesure de rigueur que les circonstances exigeront.
« Agréez, etc. »
En réponse à cette lettre qui lui fut communiquée par M. le recteur, M. Laurent lui adressa la lettre suivante :
« Monsieur le recteur,
« J’ai l'honneur de vous accuser réception de la lettre par laquelle M. le ministre de l'intérieur m'inflige un blâme pour la publication de mes Études sur le Christianisme. Permettez-moi de vous adresser quelques observations pour ma défense. Avant de me décider à imprimer mon livre, j'ai mûrement réfléchi aux conséquences que pourrait entraîner cette publication.
« Mon premier devoir et mon premier soin a été d'examiner si, comme fonctionnaire, j'avais le droit de donner de la publicité à mes convictions religieuses.
« Dans mon opinion, poser la question, c'est la résoudre.
« Le fonctionnaire ne jouit plus, je le reconnais, des droits constitutionnels des Belges, dans toute leur étendue ; il ne peut pas se mettre en opposition avec l'Etat qu'il sert.
« Mais, en Belgique, l'Etat n'a rien de commun avec la religion ; l'Etat est étranger à toute croyance religieuse ; il n'a pas le droit de statuer sur cette matière, ni en ordonnant ni en défendant. Un fonctionnaire ne pratique pas le culte de la majorité, il n'en pratique aucun ; quand même cette conduite serait un scandale public, le gouvernement est sans action. Il y a plus ; un fonctionnaire se sépare de l'Église dominante ; il se réunit avec des personnes qui partagent ses croyances, et pratique un culte à part ; le scandale sera plus grand, mais le droit du fonctionnaire est évident, l'incompétence du gouvernement absolue. Il me semble que le droit du fonctionnaire est le même quand, au lieu d'agir, il écrit. A quel titre le gouvernement interviendrait-il ? Je le cherche en vain, je ne le vois pas.
« Prendra-t-il la défense de la religion attaquée ? Telle n'est pas sa mission, il n'a pas même qualité pour décider si telle doctrine est ou non contraire à telle religion. L'Eglise seule est compétente ; elle seule doit réprimer, mais son action est purement spirituelle, elle ne peut plus invoquer l'appui de l'Etat pour donner main-forte à ses sentences. L'Etat ne peut plus rien prescrire à l'Eglise, niais aussi, il ne lui doit plus aucune protection. Il est inutile d'insister pour démontrer ce qui, à mon avis du moins, est clair comme le jour. Le gouvernement n'a donc ni capacité, ni droit de se mêler de discussions religieuses ; d'où suit que le fonctionnaire est tout aussi libre que le particulier, en ce qui concerne la religion.
« L'opinion contraire conduirait à des conséquences que M. le ministre de l'intérieur lui-même n'admettra pas. Si le gouvernement peut empêcher un fonctionnaire de donner de la publicité à ses convictions religieuses, il a aussi ce droit, si le fonctionnaire les manifeste en pratiquant un culte autre que ceux que, je ne dis pas la loi, mais le budget reconnaît.
« Il faut aller plus loin : il aura aussi le droit de prier le fonctionnaire de se soumettre extérieurement à la religion dominante, ou de donner sa démission ; car l'abstention ouverte, publique du culte professé par la majorité est encore une manifestation d'une conviction religieuse, et cette manifestation peut même, dans certaines circonstances, nuire à des établissements de l'Etat. Qui oserait reconnaître un pareil droit au gouvernement ? Cependant, il n'y a pas de milieu ; le gouvernement est compétent ou il ne l'est pas ; s'il l'est, il peut user de son droit, dans toutes ses conséquences, mais l'énormité de ces conséquences ne serait-elle pas une preuve que le droit n'existe pas ?
« Je n'ai pas à m'expliquer sur la question de savoir si le professeur peut directement discuter dans sa chaire des questions religieuses. Mon cours, par sa nature, est tellement étranger à ces matières, qu'avec la meilleure volonté il me serait impossible de parler de religion. Je ne le pourrais faire qu'en négligeant mon devoir, qui est d'enseigner le droit civil. Ce devoir, je l'ai toujours rempli, même aux dépens de nia santé. Mon cours est publié, j'y convie mes adversaires ; ils ne m'entendront pas parler de religion, parce que telle n*est pas ma mission ; ils m'entendront parfois adresser des conseils à mes élèves, mais ces exhortations n’ont qu'un but, c'est de nourrir dans la jeunesse le sentiment du droit et celui du devoir. Ce sont des sentiments que M. le ministre de l'intérieur ne désapprouvera pas.
« M. le ministre de l'intérieur, dans toute sa sollicitude pour la prospérité des universités de l'Etat, craint que mon livre ne nuise à notre établissement. Ceci n'est qu'une crainte que l'avenir peut ne pas confirmer. Mon livre étant entièrement étranger à mon enseignement, je ne vois pas que les doctrines de l'auteur puissent rendre suspectes les leçons du professeur. Encore beaucoup moins peut-on rendre l'université entière responsable des sentiments d’un de ses membres. Si donc des attaques étaient dirigées contre l’université à l'occasion de mon livre, ces attaques seraient malveillantes et calomnieuses. Je n'ai pas pu, je n'ai pas dû prévoir cette éventualité. Agissant moi-même ouvertement et de bonne foi, je ne puis pas supposer la mauvaise foi chez mes adversaires ; en tout cas, on ne peut pas me rendre responsable de la mauvaise foi des autres.
« Veuillez, M. le recteur, communiquer cette lettre à M. le ministre de l'intérieur et agréer l'impression de ma considération très distinguée.
« (Signé) J. Laurent ; professeur.
« Gand, le 6 août 1855. »
M. le recteur, en me transmettant ces explications de M. le professeur Laurent, m'adressa, sous la date du 7 août, les lignes que voici :
« Monsieur le Ministre,
« Par suite de la communication que je lui ai faite de votre dépêche confidentielle du 2 courant, relative à la publication de son livre sur le christianisme, M. le professeur Laurent vient de m'adresser pour sa défense, avec prière de vous la transmettre, la lettre qui se trouve annexée à la présente.
« En me remettant cette pièce, M. Laurent m'a déclaré n'avoir d'autre but que celui de fournir au gouvernement les explications qu'il eût été heureux de pouvoir vous donner préalablement à la mesure dont il a été l'objet.
« Veuillez agréer, etc.
« Le recteur,
« (Signé) Lefebvre. »
Je répondis, le 10 août, dans ces termes :
« Monsieur le recteur,
« En m'adressant, à la date du 7 août, la lettre de M. Laurent, vous déclarez, au nom de ce professeur, qu'il n'a d'autre but que celui de fournir au gouvernement les explications qu'il eût été heureux de pouvoir me donner préalablement à la mesure dont il a été l'objet.
« Je prends acte de cette déclaration, monsieur le recteur, et j'ajoute que, données même antérieurement à la mesure que j'ai prise, les explications de M. le professeur Laurent n'eussent en rien changé ma détermination.
« Recevez, etc. »
On a aussi invoqué la conduite tenue par le gouvernement dans le passé comme un gage de sa conduite future. Il est inutile, je pense, de dire qu'en publiant sa circulaire du 7 octobre, le gouvernement a eu un but, hautement avoué, du reste, celui de tracer aux professeurs des universités de l'Etat une ligne de conduite pour l'avenir. Le gouvernement a annoncé, dans le discours du trône, son intention de faire une application ferme et sincère des principes de cette circulaire. Je déclare donc que, si la circulaire avait paru avant la dernière publication de M. Laurent, le gouvernement eût cru devoir prendre une mesure de rigueur à l'égard de ce professeur.
L'autre fait que je tiens à faire connaître à la Chambre, est relatif à M. Brasseur.
Il arrive parfois que le gouvernement, dans l'intérêt de ses universités, déplace ses professeurs ou change leurs attributions.
Sans entrer encore dans l'examen des doctrines professées par M. Brasseur et sur lesquelles j'avais donné dans la séance du 22 janvier dernier, des explications qui furent acceptées sans observations par la Chambre, le gouvernement ne pouvait se dissimuler que l'enseignement du droit naturel, tel que M. Brasseur paraît le concevoir, donne lieu à des difficultés qui ne sont pas absolument inhérentes à ce cours et qu'il serait possible d'éviter, sans nuire à cette partie de l'enseignement.
Le gouvernement avait donc résolu de donner le cours de droit naturel à l'un des professeurs de l'université de Gand, et il avait fait connaître confidentiellement sa résolution aux autorités académiques. J'étais entré en négociation avec M. Haus qui, de l'aveu de tous, est l'un de nos professeurs les plus estimés par sa science et par son caractère.
Cet honorable professeur venait de me démontrer l'impossibilité où il se trouvait, à cause des soins à donner à ses autres cours importants,, d'accepter la mission que je désirais lui confier, et je m'occupais d'une autre combinaison, lorsque la publication de la lettre pastorale de Mgr. l'évêque de Gand est venue mettre obstacle à la réalisation de mes intentions.
Le gouvernement prit immédiatement la décision de ne donner aucune suite à ce projet de modification dans les attributions de M. Brasseur. Je communiquai cette décision à M. l'administrateur-inspecteur de l'université. Quelque temps après, le programme des cours parut au Moniteur sans modification.
J'ai cru devoir à la plus parfaite loyauté d'exposer tous les faits posés par le gouvernement, relativement aux professeurs de l'université de Gand.
C'est à la Chambre et au pays à les apprécier.
Le gouvernement attend ce verdict parlementaire et national avec calme, ayant la conscience d'avoir agi, au milieu de toutes ces circonstances si difficiles et si pénibles pour lui, dans la seule vue du bien public et conformément aux principes de notre Constitution.
M. Delfosse. - Messieurs, il m'a été impossible de donner mon assentiment à tous les paragraphes du projet de la commission d'adresse. Je vais en dire les raisons en très peu de mots, car une indisposition m'interdit de longs développements.
Deux évêques belges ont publié des mandements dans lesquels l'enseignement moyen et supérieur de l'Etat est attaqué avec une violence inouïe, L'enseignement primaire n'y est pas même épargné.
(page 63) Le gouvernement, étant responsable de la direction des établissements confiés à ses soins, a dû sentir que ces attaques remontaient jusqu'à lui. Il les a néanmoins souffertes avec résignation.
Pas un mot n'a paru au Moniteur pour faire ressortir ce qu'il y a d'utile et de bon dans l’enseignement de l'Etat et par conséquent d'injuste et d'exagéré dans les accusations des évêques.
M. le ministre de l'intérieur a, au contraire, essayé de calmer leur mécontentement en traçant dans une circulaire, que vous connaissez tous, quelques règles de conduite aux professeurs des universités de l'Etat.
Cette circulaire, publiée peu de temps après les mandements des évêques et ne contenant pas un mot de protestation contre la violence de leurs attaques, peut être considérée comme un acte de faiblesse. Examinée en elle-même, abstraction faite des circonstances, elle contient des principes qui, exposés en termes très éloquents par M. le ministre de l'intérieur, ont paru acceptables à nos amis du Sénat.
D'après ces explications, le professeur devait avoir une grande liberté dans l’enseignement, une liberté plus grande encore dans ses publications. Pour l'enseignement, on ne lui demandait que de s'abstenir d'attaques directes contre les principes essentiels des divers cultes pratiqués en Belgique, cultes qui, comme le disait M. le ministre de l'intérieur, sont tous égaux devant la Constitution. Quant aux publications, on n'interdisait que celles qui seraient de nature à froisser la conscience publique, et, par ce froissement systématique et prémédité, à porter un préjudice grave à l’établissement auquel le professeur est attaché.
Ce qui a surtout valu à M. le ministre de l'intérieur l'adhésion de nos amis du Sénat, c'est qu'il les a laissés dans la persuasion qu'aucune mesure n'avait été et ne serait prise contre les professeurs incriminés par les évêques ; d'où l'on pouvait conclure avec raison que la circulaire recevrait une application très large et très libérale.
Lorsque j'ai assisté à la première séance de la commission d'adresse, j'étais tout disposé à joindre mon approbation à celle des honorables sénateurs ; j'avais même déjà donné quelques explications dans ce sens, lorsque M. le ministre de l'intérieur, interpellé par l'honorable M. Dechamps, nous fit connaître, comme il vient de le faire dans cette enceinte, qu'il avait infligé un blâme à un professeur de l'université de Gand pour une publication philosophique, ne rentrant pas dans l'objet du cours confié à ce professeur et qu'une mesure de rigueur serait prise si cette publication était continuée dans le même esprit.
Je ne connais pas l'auteur dont il s'agit ici, je n'ai pas lu son ouvrage, mais des personnes, en qui j'ai une entière confiance, m'ont assuré que c'est un homme honorable qui traite, il est vrai, des questions très délicates, mais qui les traite avec décence et gravité, sans attaquer le moins du monde ni la Constitution, ni les lois, ni la morale ; dès lors, il n'a fait qu'user légitimement du droit, garanti à chacun par l'article 14 de la Constitution, de publier ses opinions en toutes matières. En lui infligeant de ce chef un blâme, M. le ministre de l'intérieur s'est, à mon avis, montré plutôt enfant soumis de l'Eglise que ministre constitutionnel.
Je dois faire remarquer à la Chambre, et j'insiste sur ce point, que le professeur dont il s'agit a été blâmé, non pas à cause de son cours, mais pour une publication étrangère aux matières qu'il est chargé d'enseigner. Pour justifier l'attitude que M. le ministre de l'intérieur a prise envers M. Laurent, il faudrait aller jusqu'à prétendre qu'un juif ne pourrait pas être nommé aux fonctions de professeur, que sa nomination à une chaire de droit ou de médecine serait de nature à froisser la conscience des élèves et à faire déserter l'établissement de l'Etat.
M. le ministre de l'intérieur nous a encore fait connaître dans le sein de la commission, comme il vient de le faire devant la Chambre qu'une mesure aurait aussi été prise contre un autre professeur de l'université de Gaud, si les mandements des évêques n'avaient pas été publiés. M. le ministre a renoncé, au moins momentanément, à la mesure projetée, pour ne pas paraître trop visiblement agir sous la pression des évêques.
Après les déclarations de M. le ministre de l'intérieur, qu'on s'est bien gardé de faire au Sénat et qu'on aurait dû faire, surtout après les paroles prononcées par M. de Sélys, il m'a été impossible d'adhérer encore à la circulaire ; pour moi, elle n'avait plus de portée sérieuse.
Je puis encore moins adhérer au projet de la commission d'adresse. Dans la circulaire on établissait une distinction entre l'enseignement des professeurs et leurs publications.
Pour celles-ci une liberté très grande, presque illimitée, était promise ; dans le projet de la commission cette distinction si naturelle, si nécessaire disparaît ; l'enseignement et les livres du professeur sont assujettis à des règles communes ; je sais que cette distinction se trouve dans les explications que vient de donner M. le ministre comme elle se trouvera aussi dans celles qui seront données par l'honorable rapporteur ; mais cela ne suffit pas ; il faudrait que la distinction fût dans le texte même de l'adresse.
Dans la circulaire on ne proscrivait de l'enseignement que les attaques directes contre les principes essentiels des cultes pratiqués en Belgique ; dans l'adresse on va plus loin, on exige même dans les publications le respect de la foi religieuse de toutes les familles sans distinction.
J’ai encore à soumettre à la Chambre deux observations qui portent à la fois sur la circulaire ministérielle et sur le projet d’adresse. Je voudrais bien qu'on m'expliquât ce qu'on entend par la liberté relative du professeur qui a pour limite la liberté de conscience de l'élève. Je ne comprends pas comment le professeur pourrait en enseignant porter atteinte à la liberté de conscience de l'élève.
On ne peut porter atteinte à la liberté de conscience que par des mesures violentes ; ni la circulaire, ni le projet de la commission n'ont pas évidemment en vue des mesures de ce genre qui seraient à redouter de la part des professeurs. La rédaction est au moins fort obscure ; on n'a pas rendu la pensée qu'on avait l'intention d'exprimer.
D'un autre côté si l'on veut absolument, ce que je ne crois pas nécessaire, tracer dans l'adresse au Roi des règles de conduite aux professeurs des universités de l'Etat, je ne vois pas pourquoi on s'attache uniquement à la foi religieuse des familles.
Je ne vois pas pourquoi on passe sous silence les grands principes inscrits dans notre Constitution, principes qui nous ont sauvés dans des temps difficiles, et qui, bien que condamnés par l'encyclique de 1832, ont droit au respect des professeurs des universités de l'Etat comme au respect de tous.
Je ne puis, messieurs, je le répète, donner mon assentiment à un projet aussi obscur, aussi incomplet, aussi défectueux.
Je ne puis non plus promettre au ministère le concours loyal et actif que l'on réclame de nous dans le dernier paragraphe du projet d'adresse. Ce serait donner au ministère une marque de confiance qui lui a été refusée dans la session dernière ; et depuis lors, les actes qu'il a pesés, les nominations qu'il a faites, les tendances qu'il a manifestées, ne sont pas de nature à nous faire sortir de l'opposition.
Est-ce à dire que nous refuserons les mesures utiles qu'il pourra nous proposer ? Non, messieurs, nous acceptons de toutes mains le bien que l'on fait au pays. Nous en savons gré même à nos adversaires politiques et nous ne demandons pas mieux que d'avoir des actes à louer. Pourquoi cette satisfaction nous est-elle si rarement donnée ?
M. Lelièvre. - Le projet d'adresse soumis à la Chambre soulève quelques questions principales sur lesquelles je crois devoir émettre mon opinion dès le début de la discussion.
Le projet nous convie à assurer sans réserve notre concours au ministère. Nous avons besoin sur ce point d'une explication précise et catégorique. S'agit-il d'un concours administratif pour toutes les mesures utiles aux intérêts du pays, nous n'hésitons pas à le promettre loyalement. Toutes les dispositions, tous les projets qui tendent à assurer la prospérité morale et matérielle du pays rencontreront en nous de sincères et ardents défenseurs.
Ainsi dans la dernière session, l'opinion à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir a voté tous les budgets et adopté toutes les lois nécessaires pour assurer la marche de l'administration, toutes les mesures réalisant des améliorations utiles. C'est dans nos rangs qu'on a applaudi aux nobles paroles de M. le ministre des affaires étrangères, lorsqu'il a pris l'engagement solennel de défendre notre Constitution contre les prétentions de l'étranger. Enfin sur toutes les questions non relatives à la politique que représente le cabinet, l'on ne peut certes nous reprocher une opposition systématique entravant la marche de l'administration.
Nous persisterons dans cette voie qui permet au gouvernement de fonctionner régulièrement, tant qu'il sera soutenu par la majorité qui l'appuie et que les dernières élections ont fortifiée.
Quant au concours politique, il est évident que nous ne pouvons pas l’assurer à une administration qui ne représente pas l'opinion libérale et qui soumet à la sanction de la Chambre un projet tel que celui concernant la bienfaisance, projet que nous ne pouvons accepter tel qu'il est formulé.
Il importe donc de connaître le caractère du concours que réclame le ministère, puisque de là dépend en partie le vote que j'émettrai sur l'ensemble de l'adresse.
Il est un autre point sur lequel il m'est impossible de me rallier au projet d'adresse, c'est celui concernant l'enseignement supérieur.
A l'occasion des lettres pastorales de quelques évêques, le ministère a adressé au corps enseignant une circulaire dans laquelle il expose ses vues relativement à la liberté dont les professeurs de l'enseignement de l'Etat doivent jouir relativement à leurs leçons ou à leurs écrits.
Le projet d'adresse émané de la commission formule sur ce point des principes qu'on veut faire sanctionner par la Chambre. A mon avis, celle-ci n'a pas à se prononcer sur des règles dont l'appréciation appartient au gouvernement et que celui-ci doit appliquer sous sa responsabilité. Tout ce qui touche aux intérêts de l'enseignement public concerne l'administration supérieure qui, en se conformant aux principes constitutionnels est chargée de protéger les établissements de l'Etat et d’assurer leur prospérité si essentielle sous noire régime politique.
S'il se présente quelque cas où la conduite d'un professeur soit incriminée, c'est au gouvernement à examiner la nature du fait avec toutes ses circonstances, et il prononce alors dans la plénitude de ses attributions, sauf le contrôle de la représentation nationale.
Il ne s'agit donc pas, à mon avis, de poser à priori des principes dont l'application doit varier d'après les faits et circonstances qui pourront se produire.
Lorsque le ministère aura, dans une hypothèse particulière, posé un acte concernant un professeur attaché à l'un des établissements de l'Etat, nous nous réservons d'examiner la mesure qui sera prise et de l'apprécier, mais il est contraire, selon moi, aux devoirs et aux (page 64) prérogatives des Chambres d'établir des principes généraux, de décréter, ainsi que le fait le projet d'adresse, une formule dictant au ministère la marche qu'il doit suivre dans l'exercice de sa mission gouvernementale.
Ce sont ces motifs qui me portent à penser que nous n'avons pas à déposer officiellement dans l'adresse les principes énoncés au projet que nous discutons en ce moment.
Quant à la question même soulevée par le projet, je ne crains pas de l'aborder et d'émettre franchement mon opinion sur ce point.
Pour moi, messieurs, je suis disposé à adopter les principes proclamés par M. le ministre de l'intérieur au Sénat et tels qu'ils ont été compris par les membres libéraux de cette assemblée.
A mon avis, les professeurs des établissements publics ne doivent, dans leurs leçons, se permettre aucune attaque contre les principes essentiels des cultes établis dans l'Etat, cultes que la Constitution place sur la même ligne.
Quant aux publications faites en dehors de l'enseignement et étrangères à ses leçons, le professeur use de la liberté civile que le droit commun assure à tous les citoyens et par conséquent il est loin d'être astreint aussi rigoureusement aux obligations prescrites aux professeurs dans leur enseignement ; seulement, selon moi, l'on ne saurait tolérer de sa part des écrits froissant ouvertement et systématiquement la conscience publique, parce qu'il ne lui appartient pas de compromettre par des publications comme par une conduite immorale, scandaleuse, la prospérité de l'établissement auquel il est attaché.
Telle est mon opinion relativement aux questions que soulève le projet dans lequel, je le répète, il me paraît impossible d'établir des principes dont l'application dépend essentiellement des circonstances que présenteraient les diverses hypothèses qui pour aient se produire.
Le ministère nous annonce divers projets que nous examinerons avec toute l'attention qu'ils méritent ; mais ce que je dois réclamer avec une légitime impatience, c'est la discussion du projet d'organisation judiciaire en ce qui concerne le personnel des cours et tribunaux. L'état de choses actuel est tel, que dans presque tous les corps judiciaires, le personnel est insuffisant, de sorte que les intérêts les plus importants sont gravement lésés. Du reste, j'appelle l'attention de M. le ministre de la justice sur la nécessité de n'admettre désormais dans la magistrature que des hommes instruits et à la hauteur de leurs éminentes fonctions. Plus que jamais on comprend le besoin de ne confier qu'à des mains habiles la fortune, l'honneur et la liberté des citoyens que des choix peu heureux sont propres à compromettre.
- La discussion générale est close.
La discussion est ouverte sur les paragraphes.
« L'anniversaire que la nation a célébré cette année, restera une date mémorable dans notre histoire ; il a permis au pays de faire éclater les sentiments sympathiques de reconnaissance et de dévouement qu'il conserve à Votre Majesté, pour les bienfaits qui ont marqué ce règne de liberté, de prospérité et de paix. Le bonheur que ce témoignage national a fait éprouver au cœur du Roi, est une récompense pour nous et un nouveau gage de l'indissoluble alliance qui unit le peuple et la dynastie. »
- Adopté.
« Les Chambres ont été heureuses, en cette occasion, d'être les interprètes fidèles de la pensée et des vœux du pays, qui sait tout ce qui est dû, dans cette situation privilégiée, à la sagesse de Votre Majesté. »
- Adopté.
« Ces manifestations ont donné à la monarchie et à nos libres institutions une force nouvelle qui ne pouvait manquer d'exercer une utile influence sur nos relations internationales. »
- Adopté.
« Les privations et les sacrifices que nos populations ont si courageusement supportés, par suite du prix élevé des subsistances, seront allégés par le bienfait d’une récolte généralement abondante dont nous devons remercier la Providence. Cependant, le problème de l'alimentation publique continue à faire l'objet de nos vives préoccupations. »
- Adopté.
La Chambre décide qu'elle s'occupera simultanément des pararaphes 5 et 6.
« Sire, la Chambre des représentants s'associe à l'intérêt que le gouvernement de Votre Majesté porte au progrès de l’enseignement primaire et moyen. La prospérité de l’enseignement supérieur mérite un égal intérêt et doit reposer sur la confiance générale. La liberté relative du professeur a pour limite la liberté de conscience de l'élève et le respect loyal et constitutionnel pour la foi religieuse des familles, dont le gouvernement n'est que le délégué responsable.
« Le gouvernement de Votre Majesté, en rappelant ces principes que nos institutions consacrent et dont il veut la ferme et sincère application, a prouvé sa sollicitude pour l'avenir des universités, sollicitude que partage la Chambre des représentants. »
M. Rogier. - Messieurs, je ne puis pas donner un vote approbatif au paragraphe qui nous est proposé. J'en trouve la rédaction équivoque, énigmatique, dangereuse et incomplète.
C'est pour la première fois, messieurs, qu'il arrive à la Chambre, dans un projet d'adresse en réponse au discours du Trône, d'introduire,en quelque sorte comme formulaire une règle de conduite pour une catégorie de fonctionnaires publics. C'est pour la première fois que l'on vient introduire dans un document officiel des propositions comme celle-ci : « la liberté relative du professeur a pour limite la liberté de conscience de l'élève. »
Je place, messieurs, les professeurs de l'enseignement supérieur en présence de ce formulaire et je me demande comment, à l'avenir, et d'après les conséquences que M. le ministre de l'intérieur nous annonce enfin, le professeur d'université pourra ouvrir la bouche, pourra faire un pas dans le sentier scientifique sans crainte de prononcer des paroles qui seront frappées d'anathème, sans crainte de venir heurter quelque conscience délicate, qui serait peut-être apostée là pour s'écrier à chaque mot : Halte-là, liberté relative du professeur, je me sens blessé dans ma liberté absolue de conscience.
Je ne parlerai pas, messieurs, du professeur de philosophie ; à l'avenir il me semble qu'il serait tout aussi bien de fermer les cours de philosophie que d'exposer le professeur au grand danger qui le menace désormais quand il s'avisera, prenant à la lettre les belles paroles de M. le ministre de l'intérieur, de vouloir examiner la question avec ces vues élevées qui conviennent à l’enseignement supérieur ; quand il voudra embrasser ce vaste horizon que lui donnait en perspective M. le ministre de l'intérieur dans ses discours, sauf, à ce qu'il semble, à venir refrapper dans sa personne lorsqu'il use de cette liberté.
Prenons, messieurs, le professeur de droit public, prenons l'enseignement de notre Constitution, de notre évangile politique. Cette Constitution consacre un certain nombre de libertés, qu'il faut bien que le professeur expose, dont il faut bien qu'il indique l'origine et la portée, la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté des cultes.
Le professeur expliquera à ses élèves les raisons qui ont fait introduire ces garanties dans notre Constitution politique, il remontera dans l'histoire, il dira : « Il fut un temps où les citoyens n'étaient pas garantis dans leur liberté de conscience, pas garantis dans leur liberté d'opinion, où ils étaient forcés d'exercer, de pratiquer publiquement certain culte » ; il rappellera les violences, les supplices de l'inquisition, il dira que c'est avec raison que la société moderne a introduit dans ses Constitutions des garanties qui, à l'avenir, affranchissent le citoyen des persécutions des anciens temps.
Eh bien, messieurs, ne voyez-vous pas que, tout de suite, à ces mots seuls, à cette invocation à l'histoire, le professeur va blesser ce qu'on appelle la liberté de conscience de certains élèves à qui on aura enseigné, dans certains établissements d'instruction secondaire, que l'inquisition, comme on le soutient encore aujourd'hui, était une bonne institution, que l'inquisition était nécessaire au gouvernement de Philippe II et au duc d'Albe, que c'est avec raison que nos compatriotes d'alors, que le parti national d'alors a subi les persécutions du duc d'Albe.
Je ne cite, messieurs, que cet exemple. Je dis que désormais, avec la phrase que l'on propose de voter, avec les conséquences qu'elle peut avoir par suite des déclarations de M. le ministre de l'intérieur, je dis que le professeur de droit public se trouvera tout aussi empêché de se livrer à la manifestation de ses principes, que pourra l'être désormais le professeur de philosophie. Il en sera de même du professeur d’histoire.
Je parlais des difficultés qu'éprouvera le professeur de droit public à exposer historiquement les motifs qui ont fait introduire dans la Constitution ces garanties qui nous sont chères. Supposons qu'un professeur, renonçant aux démonstrations historiques ou philosophiques, s'en tienne simplement à cet énoncé, et dise : La liberté de conscience, la liberté des cultes, la liberté de la presse sont des libertés de droit naturel ; elles constituent, pour l'homme, des droits absolus.
Eh bien, messieurs, si le professeur se borne à ce simple exposé tout théorique, il s'expose à blesser la liberté de conscience des élèves. En effet, un élève aura entre les mains, d'un côté le formulaire ambigu du projet d'adresse, d'autre part les mandements de MM. les évêques de Gand et de Bruges, que verra-t-il dans le mandement de monseigneur de Gand,non pas précisément dans le mandement, mais dans les pièces justificatives de ce grand et imprudent procès dirigé contre les professeurs et contre les universités de l'Etat, qu'y verra-t-il ? Il y verra une attaque directe contre ces prétendus droits naturels : qu’y verra-t-il en particulier pour la liberté de conscience ? Il y lira ces mots : « Loin de nous cette maxime fausse et absurde, ou plutôt extravagante, qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience, erreur des plus contagieuses ».
Erreur des plus contagieuses, en effet, messieurs, tellement contagieuse qu'elle vient de s'introduire dans le projet qui nous est soumis par le fait de nos collègues les plus orthodoxes, qui ont rédigé le paragraphe de concert avec M. le ministre de l'intérieur. Ils veulent, en effet, « procurer et garantir » aux élèves cette liberté de conscience, qui est proclamée une maxime fausse, absurde, extravagante et une erreur des plus contagieuses. (Interruption.) Messieurs, cela paraît risible, mais voici qui est plus sérieux, ce n'est pas précisément dans le mandement de monseigneur de Gand que se trouve cette attaque si violente contre la liberté de conscience, c’est dans un document haineux qui remonte à l'armée 1832 et qui se trouve invoqué dans les pièces justificatives jointes au mandement.
Je crois qu’il n'eût pas été possible à un évêque belge, quelle que fût d’ailleurs la hardiesse de son langage sur d'autres points, il ne lui eût pas été possible d'inscrire dans un mandement une pareille qualification, de la liberté de conscience.
(page 65) Mais qu'a-t-on fait, messieurs ? On a introduit cet anathème contre la liberté de conscience, on l'a introduit dans les pièces justificatives et on s'est mis en quelque sorte à couvert derrière une autorité des plus élevées pour faire passer cette doctrine anticonstitutionnelle que nous devons tous repousser. Ce n'est pas, messieurs, la première fois que l'on fait intervenir l'autorité à laquelle je fais allusion, dans les débats belges et il serait intéressant de savoir jusqu'à quel point est officiel le bref de Sa Sainteté que l'on invoque dans le mandement épiscopal.
M. Dumortier. - Vous devez le savoir, vous qui étiez ministre.
M. Rogier. - Il s'agit d'un bref tout récent rapporté par MM. les évêques de Gand et de Bruges.
Mae. - Ce n'est pas un bref, c'est un fragment de billet.
M. Rogier. - Il est appelé bref dans le mandement de l'évêque de Bruges.
Messieurs, c'est la seconde fois depuis quelques années qu'on fait intervenir dans les affaires de Belgique l'autorité du saint-père. La première fois, c'était pour lui faire déclarer que la religion était persécutée en Belgique, que le clergé ne jouissait pas de la liberté, c'était pour obtenir du saint père une déclaration tellement peu conforme à la réalité des choses que, dans cette Chambre, une protestation contre cette déclaration fut votée à une très grande majorité et que pas un seul membre ne prit sur lui de défendre des assertions que de faux renseignements avaient inspirées à sa Sainteté.
Aujourd'hui, messieurs, qu'arrive-t-il ? De nouveau, je le prouverai tout à l'heure, de nouveau l'autorité du saint-père se trouve compromise en présence de la catholique Belgique.
J'en reviens au paragraphe de l'adresse que je combats. Cette phrase à double ou triple entente, cette phrase où l'on met une liberté relative d'enseigner aux prises avec la liberté absolue de contrôle ; cette phrase qui serait un véritable piège pour le professeur qui croirait que désormais il peut user de la liberté d'enseigner ; cette phrase équivoque et subtile, je la blâme pour ce qu'elle contient, mais je la blâme plus encore pour ce qu'elle ne contient pas. Je m'étonne que M. le ministre de l'intérieur à qui l'on s'était plu jusqu'à présent à reconnaître de la fermeté, de la loyauté dans ses déclarations et sa conduite, ainsi qu'une haute impartialité dans ses vues ; je m'étonne que M. le ministre de l'intérieur n'ait pas insisté fortement pour que sa pensée tout entière fût reproduite dans le projet d'adresse. M. le ministre de l'intérieur ne doit pas souffrir qu'on reproduise sa pensée mutilée ; il ne doit pas montrer à l'égard des mutilations dont il peut être victime, cette facilité que vous a fait voir autrefois son collègue du département de la justice ; il doit tenir à ce que sa doctrine soit insérée tout entière dans l'adresse. Or, elle ne s'y trouve qu'à moitié.
Qu'a dit M. le ministre de l'intérieur ? Et ses paroles ont été recueillis sur nos bancs, avec beaucoup de sympathie ; M. le ministre de l'intérieur, s'élevanl à une hauteur de langage et de pensée, digne de la position qu'il occupe, a fait, à l'égard de l'enseignement universitaire, la déclaration suivante :
« Nous ne devons pas, par une étroite intolérance, interdire aux professeurs des universités de l'Etat ces grandes et fécondes discussions qui sont la vie du haut enseignement.
« S’adressant à des jeunes gens dont la raison est plus ou moins développée par leurs études antérieures, cet enseignement comporte des investigations philosophiques, des applications historiques qui tiennent à sa nature même. Les grandes et libres discussions sont de «son essence. Néanmoins cette liberté relative du maître doit se concilier avec la liberté de conscience de l'élève. »
Que font les auteurs du projet d'adresse ? Ils s'emparent du second paragraphe : « la liberté du maître doit se concilier avec la liberté de conscience de l'élève. » Mais ils se gardent de reproduire le premier paragraphe et ce paragraphe, par son style, par la hauteur de vues qu'il renferme, était certainement digne de figurer dans un document émanant des représentants de la nation. Voilà la justice que les auteurs du projet d'adresse auraient dû rendre à M. le ministre de l'intérieur. Je ne sais si M. le ministre de l'intérieur a été consulté sur cette mutilation qu'on fait subir à sa pensée ; mais j'espère bien qu'il tiendra à honneur de faire rétablir dans l'adresse sa pensée tout entière et sa doctrine complète.
Maintenant si, comme je l'espère, M. le ministre de l'intérieur insiste pour que l'ensemble de ses principes figure dans le projet d'adresse, est-ce à dire que ce paragraphe, ainsi rétabli dans toute son intégralité, obtiendra notre adhésion ? Il s'agit de savoir, et c'est là le point essentiel, de quelle manière ces beaux et grands principes mis en avant par M. le ministre de l'intérieur, seront appliqués. Si, à la suite de ces grands principes qui sont en quelque sorte un encouragement au professeur à donner à son enseignement des développements dignes des universités de l'Etat, le professeur continue à enseigner, suivant sa conscience, des choses qui pourront blesser, d'autre part, ce qu'on appelle la liberté de conscience des élèves, M. le ministre de l'intérieur agira-t-il avec rigueur à l'égard de ce professeur ? Telle est la question.
L'adresse est encore incomplète sur un autre point. Il y a dans la circulaire de M. le ministre aux universités un passage que M. le ministre, à mon avis, a eu le tort de ne pas reproduire dans le discours du trône et dont il a eu le tort aussi de ne pas demander à ses amis la reproduction dans l'adresse. Il s'agit d'une phrase, qui est, je ne dirai pas fortement sympathique mais au moins rassurante pour les universités de l'Etat. En présence des violences inouïes dont elles étaient l'objet de la part de l'épiscopat, le gouvernement se devait à lui-même, comme les Chambres, selon moi, se devaient à elles-mêmes de répondre, sinon directement, au moins indirectement, à ces attaques violentes dont l'épiscopat n'a pas craint de se rendre coupable à l'égard de l'enseignement de l'Etat.
A cet égard, il est une phrase qui, avec une légère variante, aurait figuré d'une manière très opportune dans l'adresse, c'est la phrase par laquelle le ministre termine sa circulaire aux universités. La voici :
« Les professeurs savent qu'ils peuvent compter, pour la défense de leurs droits et de leurs intérêts, sur la prudente fermeté du gouvernement (l'adresse ajouterait, et de la Chambre) qui placent au nombre de leurs plus précieuses prérogatives et de leurs devoirs les plus impérieux le soin de conserver prospères et respectées les universités de l'Etat. »
Messieurs, pour conserver prospères et respectées les universités de l'Etat, il ne faut pas les abandonner en quelque sorte sans défense aux violences épiscopales ou autres, sans dire un mot qui les rassure, un mot qui annonce aux universités et aux professeurs qu'ils continueront à recevoir l'appui du gouvernement et des Chambres législatives, un mot qui innocente non seulement les universités, mais qui nous innocente nous-mêmes aux yeux du pays.
S'il était vrai que les universités fussent des sources de pestilence où le vice s'enseigne, où les mœurs se corrompent, que feriez-vous en votant depuis vingt ans des sommes considérables pour entretenir ces sources pestilentielles ?
Vous seriez coupables, vous auriez à vous faire de grands reproches et dès le budget prochain vous devriez réduire, supprimer même les crédits destinés à entretenir ces sources pestilentielles.
Quant à moi, si l'adresse se trouvait relevée et fortifiée par l'introduction d'une pareille phrase qui appartient tout entière au ministre de l'intérieur, je la trouverais beaucoup plus digne du parlement ; je crois que la majorité pourrait voter avec une certaine satisfaction d'elle-même une pareille adresse.
Je laisse à M. le ministre de l'intérieur à décider s'il lui conviendra, oui ou non, de rectifier et de compléter, sous ce rapport le projet qui vous est soumis.
Messieurs, je pourrais peut-être borner là mes observations, mais en présence de ce qui se passe dans le pays, il m'est impossible de ne pas vous communiquer quelques réflexions qui se présentent naturellement à mon esprit.
Les mandements de deux de nos évêques ont eu un grand retentissement, je ne les examinerai pas ici dans tous les principes qu'ils posent. Je ne veux pas contester aux évêques le droit qu'ils refusent à d'autres, de manifester librement leurs opinions en toute matière. Je ne leur appliquerai pas non plus une comparaison qui pourtant ne manque pas de quelque justesse.
Un directeur d'un établissement d'enseignement de Bruxelles trouve bon d'imprimer une circulaire par laquelle il fait savoir aux pères de famille que le directeur d'un établissement rival de Gand enseigne à ses élèves des choses monstrueuses ; que dans cette institution de Gand, au lieu d'y aller chercher la science, les élèves vont y chercher le poison ; qu'il en sort des jeunes gens vicieux, immoraux ; que cet établissement ne mérite, en un mot, aucune espèce de confiance de la part des pères de famille ; le directeur de l'établissement de Bruxelles dira, en outre, aux pères de famille :
Venez chez moi, on n'y distribue que de la science très pure ; les mœurs des élèves sont très sévèrement surveillées ; l'impiété de tous les vices en sont bannis ; nous formons des jeunes gens vertueux, parfaits.
On dira que le directeur de l'établissement de Bruxelles use de son droit en faisant l'éloge de son institution et en publiant des imputations nuisibles à celles de son concurrent.
Mais ce concurrent de Gand ne serait-il pas dans son droit aussi s'il venait demander aux tribunaux justice des accusations injurieuses ou calomnieuses propagées dans le public pour nuire à son établissement ?
Certes, je ne viens pas, loin de moi cette pensée, conseiller au gouvernement de déférer à la justice civile les mandements des évêques, ce qui n'empêchera pas les journaux inspirés par les évêques de dire demain que M. Rogier a demandé que les évêques fussent traînes devant les tribunaux de la Belgique. Je ne demande pas cela.
Je suis convaincu que les évêques croient remplir leur devoir et usent de leur droit en recommandant les établissements qu'ils patronnent ; Dieu me préserve de conseiller au gouvernement ce moyen de répression très légitime de particulier à particulier, mais je dirai comme M. le ministre de l'intérieur : En matière gouvernementale, nous avons de plus vastes horizons.
Anathématiser les établissements de l'Etat, ce droit-là est reconnu et toléré en Belgique.
Peut-être que dans un pays voisin, qu'on cite quelquefois comme modèle en matière d'enseignement une pareille invasion sur le domaine de l'enseignement de l'Etat ne serait pas tolérée avec la même indulgence. Mais nous sommes en Belgique, nous jouissons de la liberté d'opinion, nous la maintenons pour tout le monde ; et nous ne (page 66) contestons pas aux évêques le droit d'imprimer et de publier leurs opinions en toute matière.
Toutefois, messieurs, il m'est permis de le dire, les évêques ont-ils eu raison de faire ces circulaires ? N'ont-ils pas à regretter ces démarches comme inopportunes et imprudentes ?
Voyons les faits :
D'après les évêques, les choses en sont venues au point qu'un chrétien ne peut plus prendre part à cette œuvre (c'est-à-dire à l'œuvre de soutenir l'université de Bruxelles qui est mise sur la même ligne ou un peu plus bas que l'université de Gand ; mais enfin on les confond à peu près toutes deux dans le même anathème) ; les choses en sont venues au point qu'un chrétien ne peut plus prendre part à cette œuvre sans tomber dans une espèce d'apostasie.
Messieurs, en présence d'une pareille déclaration, que vont faire les pères de famille au nom desquels les évêques tiennent à parler ? Les voilà des quasi-apostats s'ils continuent de prêter leur concours à l'université de Bruxelles. Les pères de famille de Bruxelles, réunis en conseil communal, émanation des pères de famille de la capitale de la catholique Belgique, comment répondent-ils à ces avertissements, de quelle manière se défendent-ils contre ces inculpations d'apostasie ? En votant un nouveau subside en faveur de l'université de Bruxelles ; et ils ont soin d'expliquer la signification de ce vote qui est un vote tout politique, une réponse spéciale et directe à l'anathème dont l'université de Bruxelles est l'objet.
Cette université est signalée aux pères de famille comme une source d'abominable peste qu'il faut fuir à tout prix. Que font les pères de famille de la catholique Belgique ? Ils y envoient leurs enfants en plus grand nombre que jamais.
Voilà des faits, messieurs, qui peuvent vous être confirmés par un de nos honorables collègues, professeur à l'université de Bruxelles, membre du conseil communal de cette ville et appelé tout récemment, omnium votis, à la vice-présidence de cette Chambre.
J'en viens, messieurs, à l'université de Gand et à l'athénée de Gand. Car université et athénée sont compris dans le même anathème.
Il paraît qu'à Gand aussi les pères de famille ont montré de la mauvaise volonté. Ce sont eux qui sont coupables de ce que l’enseignement religieux n'est pas donné à l'athénée. Il ne convient pas à Mgr l'évêque de Gand d'envoyer un prêtre à l'athénée ; donc ce sont les pères de famille qui refusent l'enseignement religieux. En conséquence athénée et université sont compris dans le même anathème.
Je ne dis pas, messieurs, que ces mandements ne puissent induire un certain nombre de pères de famille à retirer leurs enfants de l'athénée ou de l'université ou à ne pas les y envoyer, et il faudrait supposer la Belgique tout entière, jusqu'au dernier homme, à l'état de rébellion pour croire que des mandements aussi formels, des exhortations aussi pressantes n'eussent pas quelque effet. Mais enfin que fait-on au sein de la ville de Gand, au sein de cette catholique capitale de la plus catholique de nos provinces ?
Voyons d'abord le conseil communal.
Le conseil communal, présidé par un de nos collègues que vos votes ont élevé l’année dernière sur le pavois présidentiel et qu'ils y ont maintenu cette année, le conseil communal proteste à l'unanimité contre le mandement épiscopal.
Il y a plus, les pères de famille de Gand, au nom desquels parlent ces mandements, se réunissent dans leurs comices électoraux à la suite du mandement. Que font-ils ? Ils envoient au conseil communal un des professeurs de l'université interdite ; non pas, messieurs, un de ces professeurs auxquels Mgr l'évêque de Bruges veut bien rendre hommage comme a des hommes parfaitement orthodoxes, parfaitement innocents ; mais un de ces professeurs. nominativement désigné à la vindicte publique, le mot n'est pas trop fort, comme enseignant ces choses monstrueuses contre lesquelles les mandements sont dirigés. Les pères de famille de Gand vont justement s'adresser à ce professeur qui est spécialement l'objet des dénonciations épiscopales.
Voilà donc l'université de Gand, siégeant au sein du conseil communal, représentée par un de ses professeurs contre lesquels s'amasse le plus d'animadversion.
Je dis en passant que les pères de famille de Gand électeurs ont fait un excellent choix, que ce professeur est un homme de science, un homme de conscience, à opinions fermes et modérées, et qui ne peut faire qu'honneur à la ville de Gaud en même temps qu'il contribuera, je n'en doute pas, à la bonne direction des affaires municipales.
Messieurs, quelle conséquence tirer de cette attitude des pères de famille belges en présence des mandements épiscopaux ? Est-ce à dire que la loi religieuse est éteinte au cœur de tous ces Belges ? Non certes. Mais le Belge, tout religieux qu'il est, a du bon sens, a surtout de l'indépendance. Il trouve que le haut clergé va trop loin, qu'il manque de mesure et qu'il compromet par certains côtés excessifs la religion elle-même. Alors il ne le suit plus. Il ne l'écoute plus. On dira aux pères de famille de Bruxelles : Vous faites acte d'apostasie en soutenant l'université de Bruxelles. Les pères de famille de Bruxelles voteront immédiatement une augmentation de subside en faveur de l'université. On dira aux pères de famille de Gand : L'université de Gand est une source pestilentielle. Gardez-vous d'y envoyer vos enfants.
Les pères de famille de Gand continueront à envoyer leurs enfants à l'université et l’installeront même au sein de leur conseil communal.
Autre considération. Les évêques ne sont plus écoutés, parce qu'ont leur suppose des vues qui ne seraient pas complètement désintéressées. Que voyons-nous dans le mandement de Monseigneur de Bruges ? Après la sortie extrêmement violente contre l'université de Gand, contre l'université de Bruxelles, vient un appel à la conscience et à la bourse des pères de famille en faveur d'une autre université, en faveur de l'université de Louvain.
On dit aux pères de famille : Les campagnes de Gand sont empestées de pâturages vénéneux. N'y paissez pas vos brebis. Mais faites-les paître dans nos plantureux et bons pâturages de Louvain (Interruption.) L'expression s'y trouve. Là elles n'ont pas à craindre des maladies pestilentielles.
Eh bien, messieurs, le moins clairvoyant ouvre les yeux, et dit : D'un côté on nous conseille de fuir Bruxelles, de fuir Gand ; d'un autre, ou nous dit d'accourir avec nos capitaux et nos enfants à Louvain.
Qu'est-ce que cela signifie ? N’y aurait-il pas quelque chose là-dessous. N'y aurait-il pas autre chose que le pur intérêt de la religion ? Il y a là un autre intérêt : un intérêt.....je ne veux pas me servir d'une qualification qui se présente naturellement à la pensée ; je ne veux pas la répéter ; elle ne me plaît pas beaucoup. Mais elle est tellement juste qu'on est toujours sur le point de la laisser échapper, quoiqu'elle vous déplaise un peu.
Messieurs, voilà donc encore pourquoi on n'écoute pas les évêques ; on les suppose dominés par des sentiments qui ne seraient pas complètement désintéressés.
Il y a encore une autre cause qui fait qu'on n'écoule pas les évêques et que pour le moment, au sein de la capitale de la Belgique comme au sein de la capitale des Flandres, ils prêchent dans le désert.
Il y a déjà, messieurs, un grand nombre d'années que j'ai l'honneur de le dire, les évêques et le clergé à leur suite ont eu le tort de ne pas se renfermer dans leur mission purement religieuse. Ils ont eu le tort d'envahir le domaine politique, de se mêler activement, ouvertement, violemment aux élections.
M. Dechamps. - Je demande la parole.
M. Rogier. - Il ont trop fait de politique pour ne pas perdre beaucoup de leur influence religieuse, de leur autorité religieuse.
Qu'est-il arrivé, messieurs ? Dans nos communes, à chaque élection, à force de lutter contre le clergé, à force de voir en lui un adversaire politique, les esprits sont entraînés par une pente naturelle, à ne plus accorder au clergé la même autorité alors qu'il ne s'agit que de choses religieuses.
Ces luttes, messieurs, ces luttes auxquelles le clergé a grand tort de prendre part (et il n'en a pas besoin), habituent les esprits à la résistance. Elles introduisent dans beaucoup de cœurs des rancunes profondes. Ces rancunes trouvent un jour une occasion de se manifester.
De la désobéissance politique à la désobéissance religieuse la pente, messieurs, est très glissante. L'on ne croit pas les prêtres lorsqu'ils nous prêchent politique. Prenons garde, messieurs, que lorsque les prêtres se renferment dans leur sainte mission, ils ne soient plus crus davantage.
Messieurs, si le clergé, satisfait de sa position si digne et si belle, s'était toujours tenu avec soin comme le fait le clergé de certains pays libres, comme le fait le clergé des Etats-Unis, par exemple, s'il s'était tenu toujours avec soin en dehors des luttes politiques, je crois que ce qui arrive aujourd'hui ne se présenterait pas. Je crois que si le clergé n'avait jamais mis la religion au service d'intérêts politiques, lorsqu'il viendrait à parler religion, il serait beaucoup plus écouté.
Il arriverait du moins que beaucoup moins de monde inclinerait à protester contre le clergé, quand en vertu de sa seule mission, n'écoutant que sa conscience, voyant à tort ou à raison des dangers réels pour la foi dans l'un ou l'autre enseignement, il s'adresserait à des esprits non prévenus contre lui, mais aux catholiques belges en général, et viendrait leur dire, en termes modérés : Prenez garde, il y a là des dangers ; je vous avertis. Je crois qu'un pareil langage, venant d'un clergé qui n'aurait jamais pris part à la politique, aurait beaucoup plus de chances d'être écouté qu'il n'en a aujourd'hui.
On me dira : De quoi vous mêlez-vous ? Ce ne sont pas vos affaires. Vous n'avez pas à indiquer au clergé la conduite qu'il doit tenir, vous, moins qu'un autre ! Vous appartenez à ce parti de libérâtres et d'impies, qui ne sont aucunement compétents dans ces questions religieuses. Il est possible, messieurs, il est très probable qu'on me fera au-dehors cette réponse. Je n'en persiste pas moins à penser et à déclarer que si le clergé s'était toujours renfermé sagement dans les limites de sa mission religieuse, il ne se verrait pas exposé à l'amère déception dont il a en ce moment à souffrir de la part de la capitale des Flandres et de la part de la capitale du pays.
M. Dechamps, rapporteur. - Messieurs, j'aurais voulu, comme rapporteur de la commission d'adresse, rester exclusivement dans les limites beaucoup plus restreintes dans lesquelles la Chambre me paraissait tout entière disposée à renfermer ce débat, et me borner a donner quelques explications en réponse aux observations faites par l'honorable M. Delfosse et l'honorable M. Rogier sur la rédaction de l'adresse.
Je tâcherai encore de ne pas élargir plus qu'il ne faut la discussion ; mais l'honorable M. Rogier, qui vient de se rasseoir, a traité une question que j'aurais voulu voir éloigner de cette discussion... (interruption), (page 67) que j'aurais voulu, je le répète dans l'intérêt des convenances parlementaires, voir écarter de cette discussion. Il ne m'est pas permis de garder le silence après le discours que vous venez d'entendre, et je commencerai par où l'honorable membre a terminé,
L'honorable M. Rogier a parlé des mandements des évêques, il a discuté les évêques et leurs actes, il les a traduits à notre barre pour juger ces actes et pour les blâmer. Messieurs, c'est son droit assurément ; mais il me paraissait que les convenances parlementaires conseillaient de ne pas mêler à nos discussions, purement politiques, l'appréciation passionnée d'actes posés par les évêques, lorsque ces actes... (Interruption.)
Je m'étonne de ces interruptions ; nous vous avons écouté tout à l'heure en silence, nous n'avons pas murmuré ; cependant nous l'aurions pu légitimement lorsque vous vous laissiez aller à des reproches injustes, outrageants. Je vous demande le même respect et le même silence pour ce que je vais dire.
Je disais, messieurs, que lorsque les actes des évêques se renfermaient dans les limites de leurs droits constitutionnels et de leurs droits pastoraux, et M. Rogier a reconnu qu'ils y étaient restés, les convenances conseillaient de ne pas en faire l'objet d'un débat parlementaire ; car enfin les évêques ne sont pas ici pour se défendre, et il ne faut pas oublier que les attaques dirigées contre les chefs du culte professé par la presque unanimité du pays, vont presque toujours blesser la conscience de populations heureusement habituées au respect.
Messieurs, le droit constitutionnel des évêques, personne ne le leur conteste, et ils sont restés juges et seuls appréciateurs de l'usage qu'ils en ont fait. C'était pour eux une question de conscience et de devoir. Qu'ont fait les évêques ? Ils ont averti les familles et les familles sont restées parfaitement libres ou d'accepter ou de ne pas accepter cet avertissement.
L'honorable membre a rappelé tout à l'heure la conduite des évêques d'autres pays. Mais, messieurs, en Angleterre, ce pays de mœurs libérales qu'on admire souvent et qu'on devrait plus souvent imiter, en Angleterre, lorsque les évêques respectés de l'Irlande, avec l'assentiment de Rome, après le concile de Tulle, ont cru devoir non pas envoyer un mandement et un avertissement aux familles catholiques, mais jeter l'interdit sur les collèges de la reine, qu'on appelle encore en Irlande les collèges athées, parce qu'ils sont ouverts à tous les cultes, lorsqu'ils ont jeté cet interdit qui pesait sur les professeurs, sur les élèves et sur les familles catholiques ; eh bien, le gouvernement anglais s'en est-il ému, l'opinion s'est-elle passionnée, le parlement a-t-il traduit les évêques à sa barre pour les discuter el les blâmer ?
Qu'a fait le gouvernement ? Il a respecté le droit des évêques d'Irlande, il a négocié paisiblement avec eux et il continue, je crois, à négocier encore pour amener une transaction et faire cesser le conflit.
Voilà, messieurs, la conduite des évêques d'Irlande, et il faut reconnaître que l'acte posé par eux avait un caractère de rigueur et de sévérité que n'a pas, à coup sûr, l'acte posé par deux évêques de Belgique.
Eh bien, comparez la conduite de l'Angleterre, du parlement et du gouvernement anglais avec ce qui se passe ici, et dites si nos mœurs constitutionnelles ne devraient pas au moins s'étonner et s'émouvoir de pareils faits.
Je ne nie pas le droit des membres de la Chambre d'examiner les actes des évêques, mais ils devraient le faire toujours avec respect et ne pas chercher à exciter les railleries et des Chambres et de l'opinion.
« Mais, a dit l'honorable M. Rogier, les évêques ont eu le grand tort d'envahir le terrain politique ; puisqu'ils se placent sur le terrain politique, eh bien, nous dit-on, nous les y rencontrons ; ils ont parlé et ils agissent dans un intérêt politique. »
Je ne parle pas de cet autre intérêt auquel on fait illusion et qu'on n'a pas osé nommer ici ; je ne ramasserai pas cette accusation pour l'élever jusqu'à la tribune. (Interruption.)
MM. les évêques ont si peu fait de la politique que s'ils avaient voulu en faire, ils se seraient étrangement trompés, ils auraient fait de la politique pour nous et contre nous.
Vous ne refuserez pas, messieurs, deux choses aux évêques de Gand et de Bruges, c'est l'intelligence et le patriotisme ; eh bien, je le déclare hautement, ils auraient manqué, absolument manqué de l'un et de l’autre, s'ils avaient eu en vue, en publiant leurs mandements, un intérêt politique ou de parti.
Quelle était la situation du pays lorsque les mandements ont paru. Nous sortions des grandes fêtes nationales du 21 juillet ; l'union commençait à régner dans les esprits, les passions s'apaisaient, les divisions tendaient à disparaître.
Je ne dirai pas que l'union de 1830 allait se reconstituer, je ne me fais pas cette illusion-là, mais il faut dire que le souffle de 1830 avait passé sur le pays, et le système qui veut faire de la division permanente et active des partis catholiques et libéraux, l'âme, la vie, l'aliment de notre politique intérieure, ce système s'en trouvait considérablement affaibli.
Je ne veux pas dire que cette situation nationale ne profitait pas à tout le monde, je ne veux en faire un monopole pour personne, mais il faut savoir reconnaître franchement que si une opinion devait en recueillir de meilleurs fruits, c'était à coup sûr l'opinion conservatrice, la majorité.
En effet, messieurs, l'opposition vit presque toujours de luttes et de divisions dont elle a besoin pour agiter l'opinion publique et conquérir le pouvoir.
Après les manifestations nationales de juillet, l'opposition cherchait un thème politique et elle n'en trouvait pas.
Elle cherchait une arme de guerre et l'arme lui manquait.
Il y a quelques mois, la presse de l'opposition (la tribune était fermée), la presse de l'opposition se battait les flancs et s'épuisait pour trouver un prétexte à sa polémique, el n'en trouvant pas en Belgique, elle était forcée d'en aller chercher dans les controverses de l'étranger.
Je le déclare donc sans embarras, si les évêques de Gand et de Bruges avaient eu en vue, au lieu de l'intérêt élevé et religieux qu'ils ont poursuivi, l'intérêt politique que vous les accusez de vouloir servir, ils se seraient étrangement trompés ; nous n'aurions, nous autres, que des regrets à exprimer, et vous, vous n'auriez que de la gratitude à témoigner.
Mais croyez-vous que les évêques de Gand et de Bruges n'aient pas connu et apprécié cette situation aussi bien que nous, ainsi que les résultats que leurs mandements devraient produire au point de vue où je suis placé ? Evidemment ils l'ont connue et appréciée, ils l'ont déplorée ; ils ont longtemps attendu et hésité, et il a fallu, pour les forcer à rompre le silence, un devoir impérieux dicté par leur conscience d'évêques.
Messieurs, quelles que soient les appréciations que nous puissions faire des résultats politiques du mandement des évêques, quels que soient les regrets que l'on puisse conserver, il n'en est pas moins vrai que lorsque nous rencontrons dans notre chemin un homme de conscience qui sait sacrifier un intérêt à un grand et pénible devoir, au lieu de le rallier, nous devrions nous découvrir et le laisser passer avec respect. (Interruption.)
Messieurs, je regrette d'avoir dû suivre l'honorable membre sur ce terrain ; je l'abandonne pour rentrer dans le débat sur l'adresse.
Je m'efforcerai de répondre brièvement aux objections que deux honorables membres ont faite à sa rédaction.
L'honorable M. Rogier a considéré le paragraphe de l'adresse en discussion comme équivoque, énigmatique, dangereux et incomplet. Eh bien, cette rédaction est plus claire et plus précise que celle du paragraphe de l'adresse du Sénat, elle contient au fond les mêmes principes, el l'opposition au Sénat a cru devoir l'accepter ; je le dirai franchement, je pense, au contraire, que la phrase de l'adresse paraît trop claire à l'opposition dans cette Chambre.
Ce que l'opposition aurait désiré, c'eût été une rédaction sur laquelle le ministère et nous, nous ne lussions pas d'accord ; elle eût probablement regardé alors la rédaction comme beaucoup plus claire. M. Rogier vient encore d'engager d'une manière pressante M. le ministre de l'intérieur à proposer quelques modifications à la rédaction du paragraphe de l'adresse ; peut-être espère-t-on trouver ainsi l'occasion d'encourager un dissentiment sur les mots, faute de pouvoir en créer un sur les principes, de diviser la majorité, du faire naître une situation dont on se promettait de recueillir les résultats.
Eh bien, permettez-moi de vous le dire, cette ressource-là vous échappe, et nous éviterons cet écueil-là.
Il me paraît que la phrase de l'adresse, qui n'est que la traduction de la circulaire du 7 octobre et qui ne renferme que l’énonciation de principes constitutionnels, devait être claire pour tous ceux qui sont habitués à lire et à comprendre nos principes constitutionnels.
L'honorable M. Rogier a dit que c’est la première fois qu'on insère dans une adresse, en réponse à un discours du trône, une phrase de principes telle que celle que nous y avons inscrite. Messieurs, cela est possible, mais voici la position dans laquelle la commission d'adresse se trouvait, et je vous laisse juges du parti que nous avions à prendre.
Nous avions voulu nous borner à paraphraser uniquement le discours du trône, c'est à-dire à y mettre en cause et en discussion la circulaire du 7 octobre avec les principes qu'elle proclame. Mais on semblait vouloir se réfugier derrière des interprétations erronées et des explications mal comprises.
Deux formules étaient en présence ; l'opposition, par l'organe de l'honorable M. Delfosse, nous disait : « J'admets la circulaire interprétée au Sénat et interprétée par la conduite antérieure de M. le ministre de l'intérieur, qui doit être la règle el le point de départ pour sa conduite dans l'avenir. » Nous autres, au contraire, nous disions : « Nous acceptons la circulaire et les principes fondamentaux qu'elle proclame ; quant à la conduite du ministre dans le passé, nous l'expliquons et nous la justifions ; mais nous ne voulons pas plus que le ministre lui-même., que le passé serve de règle à l'avenir ; nous croyons au contraire que la circulaire est le point de départ d'une nouvelle direction pour l'avenir.
L'opposition voulait placer la circulaire entre ce qu'elle croyait être une abstention du gouvernement dans le passé et par conséquent, son abstention dans l'avenir, c'est-à-dire qu'on aurait déchiré, supprimé complètement la circulaire. En définitive, la majorité et l'opposition acceptaient la circulaire, mais en l'entourant d'interprétations contradictoires. Si la commission s'était bornée à paraphraser le discours du trône, en mettant en cause la circulaire elle-même, elle vous aurait apporté une équivoque peu digne des uns et des autres.
Je m'explique très bien, les motifs qui ont dirigé le ministère dans (page 68) le passé : avant la circulaire, il n'y avait pas de règle qui traçât au professeur la ligne de conduite qu'il avait à suivre, en matière religieuse, dans son enseignement et dans ses publications.
En l'absence de cette règle, les professeurs pouvaient croire de très bonne foi qu'ils jouissaient de cette entière liberté d'appréciation historique, scientifique et philosophique que l'on revendique ici pour eux comme un droit.
Avant donc de réprimer, il fallait avertir, et le ministre a averti. On peut différer d'appréciation avec le ministre, croire que plus de fermeté eût été possible, mais on ne peut pas ne pas le justifier.
Cette conduite dans le passé n'est pas tout à fait celle qu'avait rêvée l'opposition. On avait espéré de placer la majorité dans l'impossibilité ; d'approuver cette conduite.
Quand même le ministre n'aurait posé aucun acte, se serait tout à fait abstenu, cette conduite, j'aurais pu l'expliquer et la comprendre tout en ajoutant que j'aurais conseillé de faire autrement ; mais cette conduite n'est pas celle que vous aviez rêvée, l'abstention n'était pas aussi absolue que vous l'espériez.
M. Frère-Orban. - On nous l'a laissé croire.
M. Dechamps. - Si le ministre s'est tu, c'est par égard pour M. Laurent et par intérêt pour l'université. M. le ministre l'a déclaré ici comme dans la commission, sur l'interpellation qui lui a été adressée ; il vous a dit : Avant la circulaire j'ai blâmé et averti M. Laurent si son livre avait paru après la circulaire, je l'aurais frappé de mesures disciplinaires.
Quant à M. Brasseur, l'enquête n'avait pas constaté les faits les plus graves qui lui étaient reprochés ; et puis les explications qu'il a fournies pouvaient, à certain degré, passer pour des désaveux.
D'ailleurs, comme il s'agissait de passages isolés de son cours qu'on pouvait croire avoir été enseignés sans préméditation, sans vouloir en faire un système d'hostilité contre les croyances catholiques, le ministre pouvait attendre.
Plus tard, avant la réouverture des cours, M. le ministre de l'intérieur avait eu l'intention, qu'il a loyalement fait connaître, d'enlever à M. Brasseur son cours de droit naturel pour le donner à une illustration dans l'enseignement du droit ; mais il a cru que cette mesure, après la publication des mandements, aurait paru manquer du caractère d'initiative et d'indépendance qu'une mesure du gouvernement doit toujours conserver.
Ainsi nous sommes d'accord avec le ministre, vous ne l'êtes plus sur la conduite dans le passé, nous sommes d'accord avec lui sur sa circulaire. La commission d'adresse a tâché de reproduire dans son projet les principes essentiels de la circulaire le plus fidèlement et le plus exactement possible, elle a employé les mots mêmes de ce document.
J'ai dit pourquoi il fallait définir ces principes dans l'adresse, puisque des équivoques en dénaturaient la portée et qu'il fallait un paragraphe qui permît à la majorité comme à l'opposition de dire au pays ce qu'elles voulaient. En dehors des principes que le paragraphe de l'adresse résume, il n'y a que des controverses et des cas d'applications, pas autre chose.
Je veux avec mon honorable et consciencieux ami le ministre de l'intérieur une très grande liberté pour les professeurs des universités, liberté scientifique et philosophique, je veux comme lui de très larges horizons ; mars le champ de la science est souvent assez vaste pour qu'un professeur n'ait pas besoin d'envahir le domaine théologique, de se heurter aux questions religieuses.
Je ne veux pas de système étroit ; l'université n'est pas l'école primaire ni le collège ; les controverses doivent y être étendues et profondes. Je suppose que Descartes, Leibnitz, Fénelon, Malebranche, ou Balmès pussent revenir occuper une de nos chaires de philosophie, M. Rogier croit-il que l'enseignement chrétien de ces génies philosophiques fût renfermé dans des horizons étroits et plus restreints que ceux que nos professeurs rationalistes demandent pour étendre leurs ailes ? Si Augustin Thierry, dans ses dernières années, Hurler et les célébrités de l'école historique allemande, montaient dans vos chaires d'histoire, auraient-ils des horizons moins larges que M. Brasseur ou M. Laurent, et leur science serait-elle moins à l'aise dans le dogme chrétien, que celle de nos libres penseurs qui ne sont pas dignes de se nommer leurs élèves ?
Si Cuvier, Ampère, Champollion et de Humboldt enseignaient la géologie et les sciences dans vos universités, seraient-ils moins les chefs de la science contemporaine, parce que leur témoignage désintéressé a confirmé la véracité complète du récit de la Genèse sur la formation du globe, le déluge, l'unité des races et des langues humaines ! L'enseignement de tous ces génies philosophiques, de ces chefs de l'école historique et scientifique contemporaine, n'aurait-il pas, comme nous le demandons, respecté nos croyances chrétiennes et catholiques ?
M. Devaux. - M. de Humboldt !
M. Dechamps. - Je dis que la science de M. de Humboldt est un témoignage écrasant dans les questions scientifiques qu'il a traitées en faveur de notre foi.
Je veux donc aussi des sphères élevées pour la science, des horizons vastes ; ne nous prêtez pas des idées étroites et peu généreuses ; mais ces horizons, si vastes que vous puissiez les imaginer, ont cependant une limite positive et infranchissable : la Constitution ; c'est-à-dire la liberté de conscience, la liberté religieuse, le respect pour la foi religieuse des familles.
Voilà ce qui nous sépare de nos adversaires : ils n'admettent qu'une limite à la liberté des professeurs, ce sont les convenances, les formes respectueuses de langage qui n'enlèvent rien au danger d'un enseignement contraire à la foi religieuse, qui, au contraire, l'aggravent. J'aime mieux l'insulte et la moquerie voltairienne qui froissent et révoltent les consciences, que l'orgueilleuse sagesse rationaliste qui les séduit et qui inspire aux élèves une grande compassion pour leurs croyances. Vous voulez, pour limite, le respect pour la forme ; nous voulons le respect loyal et constitutionnel pour le fond. J'aimerais mieux Voltaire que Rousseau dans une chaire.
M. le professeur Laurent, dont je ne voudrais en rien blesser le caractère personnel et qui a écrit ses études avec des formes graves, sérieuses et souvent respectueuses pour le christianisme dont il s'efforce de renverser toutes les bases, M. Laurent pourrait, d'après la doctrine de nos adversaires, enseigner dans une chaire d'histoire de nos universités tout ce qu'il a écrit et publié.
C'est ce que nous ne voulons pas et c'est ce que la Constitution interdit.
On a demandé ce qu'on entendait par la liberté relative du professeur ayant pour limite la liberté de conscience de l'élève et le respect pour la foi religieuse des familles.
Je suis étonné que cette question nous vienne de ceux qui nous parlent souvent de liberté de conscience, quand il s'agit des dissidents, mais qui ne le comprennent plus quand il s'agit des catholiques. Cela veut dire une chose très simple : c'est que le professeur ne peut pas, d'une manière sérieuse et systématique, contrarier, contredire, nier ou combattre la foi religieuse des familles qui confient leurs enfants à la responsabilité et à la fidélité de l'Etat ; c'est que son enseignement ne puisse jamais être un danger, comme l'a dit un jour M. Delfosse, pour la croyance de la presque unanimité du pays ; c'est qu'il respecte les principes essentiels des cultes ! Voilà notre doctrine. C'est la doctrine du ministre, c'est la nôtre.
L'honorable M. Rogier nous a dit tout à l'heure : Mais, comment un professeur consciencieux, capable, pourra-t-il ouvrir un cours de philosophie donner un enseignement philosophique étendu ? Je viens déjà de répondre à cela ; est-ce que l'honorable membre croit que la philosophie, telle que l'ont entendue les grands génies philosophiques du passé et des temps modernes soit plus étroite que cette nébuleuse sophistique allemande qui n'a que les formes et l'apparence de la profondeur ?
Mais ici l'honorable membre est dans une complète erreur. Sur le terrain de la philosophie, comme sur le terrain de la science, je ne dis pas que tous les cultes soient d'accord dans les principes sur lesquels ils reposent.
Mais le catholique, le protestant et le juif peuvent se mettre d'accord sur toutes les questions traitées dans un cours approfondi de philosophie. Sur la question de Dieu et de sa nature, de l'homme et de sa nature, sur l'âme et sa spiritualité, sur la vie future, sur les lois de la raison, c'est-à-dire sur la métaphysique, la psychologie, la logique, etc., il n'y a pas de divergence essentielle entre les cultes reconnus en Belgique. Les cultes sont d'accord, mais ils le sont contre l'ennemi commun, contre le rationalisme.
Voilà précisément où est la question : c'est que nous ne voulons pas qu'un professeur d'une université de l'Etat puisse professer le rationalisme et ruiner ainsi tous les cultes chrétiens par leur base commune.
Permettez-moi de citer un homme qu'on a nommé tout à l'heure encore, M. Guizot. Voici ses paroles récentes et mémorables :
« Quelle est au fond et religieusement parlant la question suprême qui préoccupe aujourd'hui les esprits ?
« C'est la question posée entre ceux qui.reconnaissent et ceux qui ne reconnaissent pas un ordre surnaturel certain et souverain quoique impénétrable à la raison humaine ; la question est posée, pour appeler les choses par leur nom, entre le supernaturalisme et le rationalisme.
« D'un côté les incrédules, les panthéistes, les sceptiques de toute sorte, purs rationalistes ; de l'autre les chrétiens.
« Parmi les premiers, les meilleurs laissent subsister dans le monde et dans l'âme humaine la statue de Dieu, s'il est permis de se servir d'une telle expression, mais la statue seulement, une image, un marbre. Dieu lui-même n'y est plus. Les chrétiens seuls ont le Dieu vivant ! »
Ainsi d'après M. Guizot, la lutte est là ; elle est là aussi dans l'enseignement universitaire, et on l'a dit clairement à une autre tribune retentissante, la lutte dans l'enseignement philosophique, comme dans l’enseignement scientifique, existe, non pas le plus souvent entre les cultes, mais entre les cultes réunis contre l'ennemi commun : le rationalisme, contre la négation de tous les cultes. Voilà la question. Vous voulez que ce rationalisme soit ou puisse être enseigné, au nom de l'Etat et à nos frais ; c'est ce que nous repoussons, armés de la Constitution qui s'y oppose.
Dans votre système, que va devenir la liberté de conscience, la liberté des cultes ? Comment un Etat enseignant permettra-t-il que son enseignement public, payé par tous, puisse ruiner ou contredire les croyances des populations ? Et vous voulez que la Constitution ainsi' déchirée à toutes ses pages reste entière et respectée ? Ma raison se refuse à vous comprendre.
(page 69) Je ne veux pas entrer plus avant dans le débat. Je me réserve de le faire si je le juge à propos. Mais je me résume : nous sommes d'accord avec le ministère sur sa conduite dans le passé que j'ai expliquée et justifiée, sur les principes de la circulaire, sur l'application ferme et sincère de ces principes à l'avenir, sur le sens du paragraphe de l'adresse. Cela me suffit. Nous connaissons quel est le véritable terrain du débat et du vote.
(page 71) M. Frère-Orban. - La question que nous avons à examiner n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire, après avoir entendu l'honorable membre qui vient de se rasseoir. Il n'a envisagé cette affaire que par le côté le moins important et en faisant de vains efforts pour dissimuler les conséquences des principes qu'il préconise.
Nous vivons dans un temps assez étrange. Une grande lutte semble se préparer ; elle vient de se manifester d'une manière éclatante dans le inonde catholique. Il y existe deux partis profondément divisés : les uns soutiennent que le catholicisme est compatible avec les institutions libérales....
M. de Theux. - Je demande la parole.
M. Frère-Orban. - Les autres, que l'organisation catholique de la société est inconciliable avec les libertés modernes.
M. F. de Mérode. - Nous avons prouvé le contraire.
M. Frère-Orban. - Permettez ! Il s'agit de savoir si vous continuerez à le prouver.
Ces deux partis sont en présence. Leur lutte est ardente et passionnée. Elle se manifeste avec éclat dans un pays voisin. Des hommes qu'on nous a longtemps signalés comme les représentants de l'orthodoxie la plus pure sont repoussés du giron de l'Eglise nouvelle ; ils sont rejetés comme enseignant des doctrines perverses.
M. le comte de Montalembert est à leur tête ; M. de Falloux l'accompagne ; le père Lacordaire les soutient.
L'autre parti est représenté par une grande institution catholique, qui brave les évêques qui ne lui obéissent point, et sait, au besoin, les contraindre à retirer les censures dirigées contre elle, lorsqu'ils osent les publier.
De ces deux partis, quel est celui qui trouve parmi les catholiques des défenseurs en Belgique ? La presse catholique tout entière, sans exception, avec une effrayante unanimité, se prononce en faveur de ceux qui déclarent le catholicisme incompatible avec les libertés modernes.
M. Dumortier. - Je demande la parole.
M. Frère-Orban. - Je ne veux pas dire qu'il y ait en ce moment un parti parlementaire soutenant les mêmes doctrines. Il faudrait des faits non équivoques pour que je me permisse une pareille accusation. Mais il y a une autorité plus puissante que celle des hommes-qui représentent ici l'opinion catholique. Seule, elle porte la parole devant le pays. C'est, suivant l'expression de M. de Montalembert, cette secte fanatique et servile, qui prêche partout le despotisme et qui menace de vous entraîner. L'atmosphère des écoles que vous protégez et que vous vantez est imprégnée des doctrines que je viens de signaler,
Ces doctrines sont défendues dans des publications officielles de la compagnie de Jésus, et la collaboration des professeurs des établissements belges est acquise à ces publications. L'esprit qui règne dans toutes ces écoles, et qui avant peu régnera souverainement dans l'université catholique est radicalement hostile à nos institutions.
M. Dechamps, rapporteur. - C'est une erreur.
M. Dumortier. - Nous avons autant de patriotisme que vous.
M. Frère-Orban. - Ne niez pas. Je ne conteste pas votre patriotisme ; je vous avertis. Je suis convaincu que beaucoup d'entre vous déplorent que l'on répande de pareilles doctrines. Mais il faut plus : il faut oser protester.
Il y a, à mon sens, une véritable conspiration organisée contre nos institutions. C'est par l'enseignement qu'il faut procéder pour atteindre au but que l'on s'est proposé. Il faut façonner les jeunes générations ; il faut leur inspirer la conviction qu'il est impossible d'être un catholique fidèle et d'admettre les principes qui sont inscrits dans notre pacte fondamental.
Aussi, le parti qui poursuit ce but a-t-il toujours redouté et combattu l'organisation de l'enseignement public, d'un enseignement national, fondé sur les principes de la Constitution. Et quand, enfin, après douze ans pour l'enseignement primaire, après vingt ans pour l’enseignement moyen, il a fallu se résigner à laisser organiser par la loi ces deux branches du système de l'instruction publique, tous les efforts ont été concentrés pour obtenir, en faveur du clergé catholique, déjà maître de l'enseignement libre, une influence prépondérante dans l'enseignement public.
Et quant à l'enseignement supérieur, il existait ; il n'avait pas été, comme les autres, complètement détruit par la révolution. On le laissa languir d'abord dans un provisoire mortel pour donner au clergé le temps de préparer ses moyens de lutte, et, quand on daigna s'en occuper, à la dernière extrémité, ce fut avec la conviction que cet enseignement serait bientôt supprimé. Cet enseignement périra, disait l’honorable M. Dechamps dans le rapport même sur la loi organique de l'enseignement supérieur.
M. Dechamps, rapporteur. - Je n'ai pas dit cela.
M. Frère-Orban. -Vous l'avez dit.
M. Dechamps, rapporteur. - C'est une erreur.
M. Frère-Orban. - Il faudrait, avez-vous dit, désespérer de la liberté, si l'on ne voyait pas s'élever des établissements libres, qui rendront les universités de l'Etat complètement désertes. Je reproduis votre pensée, si ce ne sont même vos propres expressions.
Vous nourrissiez donc l'espoir de voir disparaître les universités de l'Etat.
A quoi bon dissimuler votre pensée ? Vos sympathies pour les écoles du clergé sont assez manifestes. Toute école qui n'est pas placée sous la direction du clergé vous est suspecte. Dans la discussion de la loi sur l'enseignement primaire, vous avez été jusqu'à soutenir que du moment où le clergé refusait son concours à une école, elle devait être fermée. L'opposition libérale a réussi à empêcher qu'une théorie aussi exorbitante, aussi humiliante pour le pouvoir civil, fût consacrée par la loi.
Mais vous voulez par des moyens directs ou indirects que les écoles qui, constitutionnellement, doivent être ouvertes aux enfants de tous les cultes, soient en réalité des écoles catholiques. C'est ce que vous désirez encore dans l'enseignement moyen, et pourtant ce n'est assurément pas dans cet esprit que la loi qui règle cet enseignement a été votée.
Et maintenant, pour les universités, on vient demander, sous quelque nom qu'on déguise cette prétention, que l'enseignement y soit donné conformément aux doctrines de l'Eglise catholique.
M. Dechamps, rapporteur. - Pas le moins du monde.
M. Frère-Orban. - Vous demandez que l'enseignement supérieur soit donné conformément aux doctrines de l'Eglise catholique.
M. Dechamps, rapporteur. - Nous demandons qu'il n'y soit pas contraire.
M. Frère-Orban. - Vous demandez qu'il y soit conforme.
M. Dechamps rapporteur. - Il peut être conforme, et jamais contraire.
M. Frère-Orban. - Jamais contraire ! L'enseignement supérieur est impossible dans de pareilles conditions.
M. l'évêque de Gand pose en principe que « toute doctrine qui est contraire à celles que l'Eglise enseigne est une doctrine fausse. »
M. F. de Mérode. - Il a raison.
M. Frère-Orban. - Vous êtes de cet avis-là ?
M. F. de Mérode. - Certainement l'évêque a raison. Si j'étais évêque, je le dirais aussi.
M. Frère-Orban. - Eh bien, de déduction en déduction nous allons mettre en question tous nos principes civils et constitutionnels.
Messieurs, les évêques dans leurs mandements, ont relevé certaines propositions enseignées dans les universités de l'Etat. Un professeur a eu une malheureuse idée : il ne croit pas que le jeûne, considéré au point de vue purement philosophique, puisse être approuvé. Il faut le punir et lui fermer la bouche. C'est pour l'avertir que vous formulez les belles propositions que je lis dans votre projet d'adresse. Mais on examine bien d'autres questions que celle du jeûne dans les universités. Chaque cours peut être signalé comme propageant des doctrines contraires à celles de l'Eglise catholique.
Voyons.
J'ouvre le cahier des leçons d'un professeur d'économie politique. J'y rencontre vingt propositions contraires aux doctrines de l'Eglise. En voici une. Mon professeur examine les impôts, il discute leurs caractères, leur nature, leurs effets sur la richesse publique ; il est appelé par son sujet à examiner la dîme, il en dit son sentiment.
Un membre. - La mainmorte.
M. Frère-Orban. -Vous l'aurez ! attendez !
Il trouve que c'est l'un des impôts les plus mauvais, que le prélèvement d'une partie du produit brut de la récolte, sans tenir compte des difficultés et des frais de production, constitue la contribution la plus injuste et la plus désastreuse. Il condamne formellement un pareil impôt.
On l'arrête. On l'arrête avec tout autant de raison que pour le jeûne. La dîme, malheureux, elle est de droit divin. (Interruption.) Mais, messieurs, vous allez m'obliger de vous apprendre le catéchisme. (Interruption.) Le Concile de Trente, tranchant une question controversée entre les théologiens, décide que la dîme est d'institution divine et frappe d'anathème et d'excommunication ceux qui refusaient de la payer.
Et l'on ne peut rien enseigner dans une université qui soit contraire aux doctrines de l'Eglise romaine ! De grâce, veuillez dire clairement à nos professeurs si l'on peut contester la légitimité de la dîme. (Interruption) Oh ! c'est une vieillerie ! qui en veut encore ? Mais lisez donc le concordat avec l'Espagne, qui vient d'être remis en vigueur, lisez le concordat récemment conclu avec l'Autriche ; le pape y déclare que, vu les vicissitudes du temps, la dîme ne sera pas rétablie là où elle a cessé d'être perçue, mais que là où elle existe encore de fait, l'Eglise aura le droit de l'exiger.
M. de Haerne. - Donc, elle n'est pas le droit divin.
M. Frère-Orban. - M. le chanoine de Haerne expose très fort son orthodoxie. Le Lévitique, chapitre XXVLI, porte que les dîmes de tous les fruits de la terre et des fruits des arbres appartiennent à Dieu (c'est-à-dire à ses ministres) et lui sont consacrés ! Il est écrit au livre des Nombres que Dieu a donné à Aaron et aux Lévites les dîmes, oblation et prémices pour leur subsistance, et le Concile de Trente a reconnu et proclamé ce droit divin. Et M. le chanoine de Haerne (page 72) méconnaît ce caractère sacré de la dîme ! Quel temps ! quelle perversion dans les idées ! Et l’on veut que nos professeurs sachent ce qu'ils peuvent enseigner !
Du reste, messieurs, si cette question de la dîme vous paraît un peu vieille, malgré le très récent concordat avec l'Autriche, et bien que l'on m'assure pourtant que cette dîme soit encore assez en honneur dans certaines contrées du pays, parlons de principes d'une application plus immédiate.
Mon professeur d'économie politique examine la légitimité du prêt à intérêt ; voilà un point dont la solution ne paraît pas devoir l'exposer aux foudres épiscopales. Vous vous trompez.
Mon professeur décide que le prêt à intérêt, le simple prêt, est très légitime. Eh bien, cette opinion est censurée par l'Eglise ; elle est condamnée...
M. Dumortier. - Vous ne connaissez pas les dogmes de l'Eglise quand vous dites cela.
M. Frère-Orban. - Ah ! je ne les connais pas. « Celui qui prête à intérêt doit être rejeté de l'Eglise, et châtié comme un hérétique, » disent les conciles d'Elvire et de Vienne.
« Que font les prêteurs, disait saint Basile, sinon s'enrichir des misères d'autrui ? Prêter à intérêt, c'est recueillir où l'on n'a rien semé ; c'est une cruauté indigne d'un chrétien, indigne d'un homme. » Qu'en pense l'honorable M. Malou, qui rit ?
« C'est, un enfantement que l'avarice a conçu, dit saint Grégoire, que l'iniquité a mis au monde. Ce n'est pas la nature qui lui donne naissance, mais l'avarice qui a le pouvoir de faire que les choses stériles et inanimées deviennent productives. »
Messieurs, c'est pour éluder cet enseignement formel de l'Eglise, qui est toujours maintenu... (Interruption.) Laissez-moi vous conter l'histoire Jusqu'au bout.
M. Rodenbach. - C'est de l'histoire surannée.
M. Frère-Orban. - Prenez-y bien garde, messieurs, vous venez de prononcer un mot fort dangereux. Si l'Eglise a pu se tromper à une époque quelconque, sur un point quelconque, elle n'est pas infaillible.
C'est, messieurs, pour éluder cette prescription de l'Eglise que les Jésuites ont inventé ce fameux « contrat mohatra », qui a inspiré les piquantes ironies des immortelles Provinciales. Cet ingénieux contrat mohatra consiste à acheter à terme à un prix élevé certains objets mobiliers que l'on revend immédiatement à la personne de qui on les a achetés, pour un prix inférieur payable comptant. C'est merveilleux ! Et l'on peut éluder ainsi les lois de l'Eglise.
La question a été soumise dans ces dernières années au saint-siège ; les plus récentes décisions ont été publiées, je crois, en 1845 ; vous le voyez, l'histoire n'est pas très ancienne ; on a demandé à Rome ce que devaient faire les confesseurs, lorsqu'il avaient à statuer sur le cas d'un préteur ; eh bien, ils sont autorisés à donner l'absolution, sous condition du repentir et avec la promesse qu'on se soumettra à la décision que prendra ultérieurement l'Eglise sur le point litigieux. Mais les lois ne peuvent pas être abrogées ; la doctrine subsiste, et selon l'honorable M. Dechamps il est interdit d'enseigner une doctrine contraire à celle de l'Eglise ! Est-ce que les professeurs de nos universités sont tenus de condamner le prêt à intérêt ? (Interruption.) Non, me dit-on sur les bancs opposés ; eh bien, s'il est permis de ne pas s'y conformer sur ce point, pourquoi serait-il défendu de ne pas s'y conformer sur d'autres ? Et en tous cas, que signifie le principe que vous posez ?
Quittons, si vous voulez, l'économie politique et occupons-nous de la.procédure civile. Un cours de procédure civile ! voilà un code qui peut paraître bien innocent et l'on peut croire que l'on n'ira pas s'y heurter à quelque principe revendique par l'Eglise catholique.
Le professeur de procédure civile explique l'organisation judiciaire, l'entre des juridictions ; il expose d'où émanent le pouvoir judiciaire, pouvoir qui chez nous, comme tous les pouvoirs, émane de la nation ; il explique qu'a certaine époque, il y avait des juridictions ecclésiastiques qui jugeaient notamment les causes matrimoniales. Il réprouve de pareilles institutions et justifie les principes consacrés en cette matière par la Constitution.
Eh bien, il se met sur ce point en opposition avec un dogme catholique.
L'an passé, l'envoyé du saint-siège a protesté, à Lucerne, contre une loi suisse parce qu'elle prétend conférer à l'autorité civile la juridiction sur des matières concernant la substance des mariages, tandis que c'est un dogme de l'Eglise que les causes matrimoniales appartiennent au juge ecclésiastique. Que fera donc notre pauvre professeur de procédure civile, s'il est vrai, comme l'a dit tout à l'heure l'honorable M. Dechamps, que l'on ne peut rien enseigner de contraire aux dogmes de l'Eglise ?
Le professeur de droit civil traite la question de la prééminence du mariage civil sur le mariage religieux ; il la décide conformément à notre Constitution, conformément aux principes que nous devons défendre et que vous avez tous juré de défendre ; mais il ne le peut pas, s'il doit respecter les dogmes de l'Eglise catholique !
C'est très récemment encore que le pape s'en est expliqué.
Le roi de Sardaigne s'était adressé directement au saint-père pour qu'il fît cesser l'opposition que rencontrait, de la part du clergé, le projet de loi relatif au mariage civil.
Voici quelle a été la réponse du saint-père :
Le pape Pie IX répond : « C'est un dogme de foi que le mariage a été élevé par J -C. Notre Seigneur à la dignité de sacrement, et c'est un point de la doctrine de l'Eglise catholique que le sacrement m'est pas une qualité accidentelle surajoutée au contrat, mais qu'il est de l'essence même du mariage, de telle sorte, que l'union conjugale entre chrétiens n'est légitime que dans le mariage sacrement, hors duquel il n'y a qu'un pur concubinage.
« Une loi civile, qui supposant le sacrement divisible du contrat de mariage pour des catholiques, prétend en régler la validité, contredit la doctrine de l'Eglise, usurpa ses droits inaliénables, et, dans la pratique, met sur le même rang le concubinage et le sacrement de mariage en les sanctionnant l'un et l'autre comme également légitimée. »
Le pape exprime ensuite l'opinion que les conditions proposées ne modifient ni ne détruisent les principes du.projet de loi : « contraires, à la doctrine de l'Eglise sur le mariage ».
Le roi avait objecté l'exemple d'autres Etats où les lois sur le mariage civil sont en pleine vigueur : « A cela nous répondrons, dit le pape, que le saint-siège n'est jamais demeuré indifférent aux faits que l'on cite et qu'il a toujours réclamé contre ces lois, depuis le moment où leur existence lui a été connue ; les documents où sont consignées les remontrances faites à ce sujet se conservent encore dans nos archives. »
Le pape annonce qu'il donnera à ces réclamations la forme la plus solennelle, « précisément parce que l'on invoque l'exemple d'autres Etats, exemples funestes dont on doit empêcher l'imitation. Une telle détermination nous sera véritablement douloureuse. Mais nous ne pourrions en aucune manière nous décharger de ce devoir devant Dieu, qui nous a confié le gouvernement de l'Eglise et la garde de ses droits. »
Le roi disait qu'une partie du clergé piémontais faisait la guerre au gouvernement et poussait à la révolte contre les lois. Le pape répond qu'on le laisse dans l’ignorance de faits précis « ce qui le met dans l'impossibilité de savoir quels sont les membres du clergé qui donnent les mains à la détestable entreprise d'une révolution en Piémont. Cette ignorance ne nous permet pas de les punir. Toutefois, si par les mots excitation à la révolte, on voulait parler des écrits que le clergé piémontais a fait paraître pour s'opposer au projet de loi sur le mariage, nous dirons, tout en faisant abstraction de la manière dont quelques-uns auront pu s'y prendre, qu'en cela le clergé a fait son devoir. Nous écrivons à Votre Majesté que la loi n'est pas catholique. Or, si la loi n'est pas catholique, le clergé est obligé d'en prévenir les fidèles, dût-il, en le faisant, s'exposer aux plus grands dangers. »
Que M. Dechamps s'explique ! On ne doit rien enseigner de contraire aux doctrines de l'Eglise ! Que doit-on enseigner en cette matière ? Vous parlez, dans l'adresse, de la liberté de conscience de l'élève, mais voici précisément un élève qui croit, lui, à cette doctrine. Le professeur lui enseigne la doctrine directement opposée. Que ferez-vous de la liberté de conscience de votre élève, si, comme vous paraissez le croire, par un étrange abus de mots, l'expression d'opinions contradictoires constitue une atteinte à la liberté de conscience ? Ainsi, il est impossible de vouloir que l’enseignement supérieur soit asservi aux prescriptions d'un dogme ; il est impossible qu'il ne soit jamais contraire aux dogmes d'une église quelconque. Votre règle, votre limite ne peut donc être admise.
Et cependant, messieurs, c'est bien là ce qu'on veut faire consacrer par le projet dadresse ! En vain nous dit-on qu'il s'agit de tous les cultes ; qu'il faut que le professeur respecte dans son enseignement la foi religieuse des familles, la liberté de conscience des élèves et que ces prescriptions s'appliquent à tous les cultes indistinctement.
Eh ! comment voulez-vous que votre principe soit respecté ? Le professeur devra-t-il affirmer et nier en même temps les mêmes choses ? Comment pourra-t-il plaire à la fois et aux protestants, et aux catholiques, et aux juifs ? Comment respectera-t-il ces diverses croyances ? L'honorable M. de Theux, dans uue autre circonstance, a donné une réponse sur ce point.
Voici ce que disait l'honorable membre :
« Mais, nous dit-on, si le professeur expose un fait historique qui contrarie, par exemple, un jeune élève du culte protestant, ou un Israélite, ou un sectaire de tout autre culte, il blesse la Constitution ; car cet élève doit avoir le droit d'assister à la leçon et il a le droit de ne rien entendre qui puisse blesser ses croyances religieuses, ses traditions historiques. Eh bien, nous croyons que cette assertion n'est pas fondée.
« Sans doute, s'il y avait obligation, pour les jeunes élèves d'une commune, de fréquenter le collège ou l'athénée, on aurait raison.
« Mais il n'en est pas ainsi ; loin de là. Il y a même une garantie de plus : c'est que la liberté d'enseignement est consacrée par la Constitution. »
Voilà, messieurs, votre garantie ; l'enseignement ne vous convient pas, il vous déplaît ; l'université catholique est là ; vous pouvez vous y rendre.
De quel droit vous constituez-vous le juge des doctrines qu'enseigne un professeur ? Quel titre avez-vous pour le faire ? Je comprends que (page 73) l'Eglise qui a un corps de doctrines, qui a des principes fixes, immuables, juge de l'orthodoxie des principes qui sont professés ; mais pour vous, quel sera votre critérium ? quel moyen avez-vous d'apprécier l'orthodoxie des doctrines, non pas seulement au point de vue d'un culte, mais de tous les cultes à la fois ?
Il faut que vous vous soumettiez purement et simplement à la décision d'une église, d'une association religieuse quelconque ; vous ne pouvez pas exiger qu'un professeur enseigne d'après un formulaire que vous n'avez pas fait ; voire doctrine est donc fausse.
Ce n'est pas là la limite qu'il faut assigner à l'enseignement, ce n'est pas dans ces règles qu'il faut vous renfermer. Mais il y a des principes généraux qui servent tout naturellement de guide. Pourquoi la Constitution a-t-elle proclamé la liberté des cultes ? C'est que le Congrès national, après des luttes séculaires et des atrocités sans nom commises au nom de la religion, n'a plus voulu que désormais la puissance civile fût l'esclave d'un dogme ou d'un culte.
Il a reconnu que tous les cultes reposent sur une morale commune, sur des vérités morales universelles et éternelles qui ne peuvent être enfreintes sans dommage pour la société, (erratum, page 108) voilà surtout ce qu’il faut respecter. Le respect de tout dogme qu'une association religieuse quelconque peut formuler, nous conduit à l'absurde. Aussi, M. le ministre de l'intérieur lui-même a-t-il reconnu que l'on ne pouvait imposer aux professeurs chargés de l’enseignement supérieur, l'obligation de traiter les questions religieuses dans le sens exclusif d'une religion positive, et s’il avait persévéré à conformer ses actes à ces principes diamétralement opposés à ceux que défend l'honorable M. Dechamps, nous n'aurions eu qu'à approuver le gouvernement.
Mais les nouvelles explications de M. le ministre de l'intérieur ont profondément changé la situation.
Messieurs, le projet d'adresse a été discuté au Sénat, dans la croyance que les faits étaient tout différents de ceux qui sont connus aujourd'hui. Jusqu'à ce jour, on a ignoré quelle était la véritable pensée de M. le ministre de l'intérieur. M. le ministre de l'intérieur croit être resté fidèle aux principes qu'il a exprimés ; il les a désertés. M. le ministre de l'intérieur a vu que la majorité allait lui échapper ; il a cédé.
Mi. - Pas le moins du monde.
M. Frère-Orban. - Et au mois de janvier 1856, je pense, le ministre de l'intérieur a été interpellé dans cette Chambre sur les faits qui s'étaient révélés à l'université de Gand. L'honorable M. Dumortier, l'honorable M. de Mérode ont indiqué les principes qu'il fallait appliquer, la marche qu'il fallait suivre.
Il y avait une chose fort simple à faire, c'était de ne pas contredire les doctrines de ces honorables membres, c'était de nous dire alors ce qu'il nous a dit aujourd'hui. Il fallait vous écrier humblement : Enfant soumis de l'Eglise, j'ai été froissé des propositions qui ont été soutenues par M. le professeur Brasseur, je les condamne ; M. Brasseur descendra de la chaire qu'il occupe, il sera privé de son cours.
Il n'y aurait pas eu d'équivoque, aucune réclamation ne se serait élevée sur les bancs de vos amis ; mais vous avez encouru leur improbation.
Quel fut, en effet, votre langage ? Vous avez parlé de la nécessité de maintenir pour l’enseignement supérieur de vastes horizons
Vous avez repoussé l'étroite intolérance, à laquelle on faisait appel contre vous, vous avez déclaré qu'après avoir apprécié les propositions de M. Brasseur, vous étiez convaincu qu'elles ne sortaient point des bornes laissées à l'enseignement supérieur.
Mi. - Je le maintiens encore.
M. Frère-Orban. - Quelle hypocrisie ! vous le maintenez ! (Interruption.)
Plusieurs voix. - Retirez l'expression.
M. Frère-Orban. - Je n'ai pas l'habitude de me servir d'expressions désobligeantes pour mes adversaires, encore moins de les offenser.
J'ai dit hypocrisie. Voici ce que j'ai voulu exprimer : M. le ministre de l'intérieur ayant déclaré à une autre époque que M. Brasseur avait usé de son droit en formulant son opinion sur la réforme du XVIème siècle, ayant refusé alors de prendre aucune mesure pour rassurer les familles, comme le demandait M. Dumortier ; il était inconcevable qu'il pût prétendre avoir gardé les mêmes sentiments, lorsqu'il nous annonce aujourd'hui pour la première fois qu'il aurait privé le professeur de son cours, si les mandements épiscopaux ne l'avaient arrêté par peur de paraître y céder.
Mais s'il avait, en janvier 1856, l'intention de frapper, pourquoi l'a-t-il laissé ignorer ? Il y a eu changement complet dans la conduite du ministre. Nos amis du Sénat ont été induits en erreur, ils ont approuvé les doctrines du ministre rapprochées de ses actes, et le ministre a gardé, en toute sincérité, le silence le plus inexplicable ! Les belles doctrines et les phrases pompeuses, verba et voces ! à quoi serviront-elles si le professeur qui, de l'aveu du ministre, a soutenu des propositions que l'on peut contredire, mais non condamner, doit être traité comme s'il avait abusé de son droit et méconnu ses devoirs ! Et c'est là la liberté que vous entendez laisser aux professeurs des universités de l'Etat !
C'est une liberté dans le genre de celle dont parle Figaro.
Mais j'ai un autre, blâme non moins énergique, à adresser à M. le ministre de, l'intérieur. Jusque dans ces derniers temps personne n'avait contesté à un professeur le droit d'écrire sur les matières étrangères à son enseignement.
L'œuvre de M. Laurent est publiée depuis longtemps. Elle avait paru avant les interpellations du mois de janvier dernier. Si. Dumortier n'en a pas parlé, M. de Mérode n'en a pas dit un mot. (Interruption.) Pour contester le droit-de l'écrivain, il fait allusion à la publication, il l'a signalée, il a dit qu'elle venait confirmer les idées peu orthodoxes émises en 1851 par un professeur de l'université de Liège : il a trouvé entre elles, à tort ou à raison, une grande analogie ; mais il n'a pas fait un grief au gouvernement de permettre à un professeur de publier un tel livre. M. Dumortier ne l'a point invoqué pour justifier ses interpellations.
Il n'en fut pas question non plus dans la réponse du ministre, malgré l'allusion de M. de Mérode.
Mais depuis, le droit du professeur a été contesté par une autorité devant laquelle il faut s'incliner.
On a opposé à M. le ministre de l’intérieur je ne sais quelle formule d'un concile en vertu de laquelle la distinction entre le professeur enseignant et le professeur écrivant serait fausse et dangereuse, et M. le ministre de l'intérieur a de nouveau changé d'opinion, il est venu révéler aujourd'hui ce que le Sénat a ignoré et ne devait pas ignorer : que si M. le professeur Laurent continuait à publier son livre dans le même esprit, il serait l'objet d'une mesure de rigueur.
Ah ! vous le dissimulerez en vain, vous avez dû faire ces concessions successives pour conserver l'appui de vos amis politiques.
Vous avez écrit, il est vrai, à M. le professeur Laurent (ce que vous avez encore laissé ignorer), au mois d'août 1855. Mais dans cette lettre que vous venez de lire, avez-vous contesté le droit du professeur ? En aucune façon.
Mi. - Aujourd'hui non plus.
M. Frère-Orban. - Vous ne contestez aucun droit ; mais vous ne souffrez pas que l'on en use. Vous laissez en paroles une grande liberté ; vous frappez si l'on se permet d'en faire usage : mais ce que je veux constater, c'est voire changement d'opinion. Vous avez blâmé M. le professeur Laurent au point de vue des convenances ; mais il vous paraissait alors tellement impossible de lui faire subir une mesure de rigueur à cause de son livre, que vous n'avez fait entendre de menace - et en des termes peu convenables, je le regrette pour vous, - que pour le cas où les idées du livre viendraient à se produire dans l’enseignement. Si vous aviez cru alors que vous pouviez légitimement frapper l'écrivain, vous l'eussiez averti. La menace d'aujourd'hui est une nouvelle concession aux exigences de votre parti.
Vous vous êtes soumis à la doctrine qui vous a été imposée.
Croyez-vous que la presse libérale eût été unanime à applaudir à vos principes juges par vos actes, si elle avait connu ces faits ? Croyez-vous que vous auriez été poursuivi et condamné, que la presse tout entière de votre opinion vous aurait traité comme elle l'a fait, si vous lui aviez appris, en janvier 1856, que le professeur Laurent serait frappé, que le professeur Brasseur serait privé de son cours ?
Maintenant les principes sur lesquels on se fonde pour agir de la sorte sont-ils constitutionnels ? Qu'est-ce donc qu'un professeur de l’Etat ? Un professeur de l'Etat est-il privé de ses droits civils ? Les garanties constitutionnelles n'existent-elles plus pour lui ? Le professeur serait-il oblige, dans son enseignement, de se conformer à toutes les exigences non pas d'un culte, mais des divers cultes ? Que deviennent alors pour lui la liberté de conscience, la liberté religieuse ?
M. le professeur Laurent a-t-il le droit d’être unitaire, juif, philosophe ? Et s’il a ce droit, pourquoi le frappez-vous ?
M. le professeur Laurent, s’il ne peut invoquer la liberté de conscience comme professeur, pourrait-il l'invoquer, s’il était ministre ? Et si les idées, vraies ou fausses, de M. Laurent était publiées par un professeur d'une université de l'Etat, M. Laurent ministre serait-il obligé de condamner et de destituer le professeur qui aurait défendu ses propres convictions, la foi religieuse qu’ils partageraient tous les deux ?
L’honorable M. Dechamps vous l'a dit tout à l'heure, le livre de M. Laurent (car il l'a lu ; il lit les livres qui sont à l'index) est un livre sérieux, plein de foi, inspiré par le sentiment religieux le plus pur. Il contient des pages magnifiques en l'honneur du christianisme. Ce n'est pas un livre écrit pour attaquer le culte catholique. C’est la profession de foi religieuse d’un honnête homme, el vous le frappez ! Et vous déclarez que la liberté des cultes existe en Belgique !
Dans un pays voisin, en France, où les mêmes garanties dont nous jouissons ici, que nous croyons posséder pleinement, n'existent pas au même degré, le gouvernement a-t-il hésité récemment malgré l'opposition de l'institution catholique à nommer professeur de philosophie un savant, un juif, M. Frank, et de vos universités il serait exclu ! Un juif, un protestant, un philosophe ne peuvent être professeur dans les universités de l’Etat !
L'honorable M. Dechamps soutient que les professeurs des universités de l’Etat, asservis au respect de tous les dogmes de tous les cultes, auront néanmoins un assez vaste horizon, c’est qu'il est convaincu que son horizon à lui est suffisant pour tout le monde. (Interruption.)
Il cite des noms illustres qui se seraient, dit-il, contentés de cet horizon. Mais l'honorable M. Dechamps se trompe souvent dans ses citations, je (page 74) le lui ai fait voir déjà. J'attends sa réponse dans son grand travail sur l'enseignement.
M. Dechamps, rapporteur. - J'ai répondu. Je suis fâché que vous ne m'ayez pas lu.
M. Frère-Orban. - Vous n'avez pas répondu : vous avez promis de répondre. J'ai prouvé que vous avez imaginé une législation de l'Angleterre et une législation des Etats-Unis en matière d'enseignement qui n'ont jamais existé...
M. Dechamps, rapporteur. - Vous êtes dans l'erreur. Je l'ai prouvé.
M. Frère-Orban. - Et de même que M. Dechamps met dans son calendrier comme saints très orthodoxes des savants qui seraient condamnés, qui seraient destitués, qui ne pourraient enseigner dans les universités de l'Etat, il a prononcé le nom de M. Guizot.
Il lui arrive parfois même de rendre un certain hommage à M. Cousin. M. Guizot, M. Cousin (erratum, page 108) pourraient-ils professer dans les universités de l'État ? Non, non ; d'après votre système il faudrait les destituer. Voilà ce qu'il faut apprendre au pays, ce qu'il faut apprendre à l'Europe ! Il faut apprendre au monde que, en Belgique, cette terre classique de la liberté, ce pays qui se vante de sa Constitution, de ses institutions libres, MM. Guizot et Cousin, professeurs d'histoire et de philosophie, seraient chassés des universités de l'Etat ! C'est là, ne vous y trompez pas, la conséquence des théories que l'on veut nous faire consacrer par le projet d'adresse.
On vous demande plus encore : (erratum, page 108) on vous demande de consacrer, comme je vous l'ai dit en commençant, des doctrines destructives de nos institutions ; au lieu de discuter des principes vagues sur les limites, impossibles à déterminer, dans lesquels le professeur doit se maintenir ; au lieu de discuter cette proposition inintelligible qui fait de la liberté de conscience de l'élève la limite de la liberté relative du professeur, on ferait mieux d'examiner les faits qui occupent si vivement l'attention du pays.
D'où vient que MM. les évêques ont cru devoir élever la voix ?
Que disent les lettres pastorales ? Quelles sont les plaintes que l'on fait entendre ? MM. les évêques accusent un professeur d'avoir une opinion erronée sur le jeûne. Est-ce que, par hasard, cette opinion mettrait la société en péril ?
Ils incriminent les propositions de M. Brasseur, que M. le ministre de l'intérieur reconnaît, en principe, pouvoir être enseignés dans les universités.
Ils critiquent le cours de M. le professeur Laurent en essayant de rattacher au livre qu'il a publié, des opinions qu'il émet dans sa chaire. Mais sur ce point, M. le professeur Laurent s'est disculpé d'une manière irréfutable et invincible. On a abusé de phrases extraites de son livre.
Après cela, que nous reste-t-il comme sujet à une si grande indignation ? Que reste-t-il pour motiver la rédaction du projet d'adresse qui implique une soumission aux exigences de l'épiscopat ? Ce qui reste, messieurs, c'est la condamnation de nos principes constitutionnels, rien de plus. Il n'y a plus autre chose dans les mandements.
Or, je le demande formellement à M. le ministre de l'intérieur, et il peut me répondre un oui ou un non ; si un professeur enseignait à une université de l'Etat, que la liberté de conscience est une erreur funeste, condamnable, impie, hérétique, si il enseignait, pour tout dire en un mot, l'Encyclique de Grégoire XVI, le souffririez-vous ?
Mi. - Non.
M. Frère-Orban. - Eh bien, puisque vous pouvez sur ce point ne pas vous soumettre, non seulement à la décision des évêques, mais puisque vous pouvez méconnaître les enseignements du pape, les lettres encycliques...
M. Dechamps. - Vous ne les comprenez pas.
M. Frère-Orban. - Ah ! je ne les comprends pas. Est-ce que vous croyez que j'ignore vos distinctions et vos subtilités ? C'est comme droits absolus que vous condamnez les principes constitutionnels, mais comme droits relatifs vous les admettez. Mais je vous avertis que Rome a elle-même condamné ces distinctions. Quand un étranger se rend à Rome pour y prendre les ordres, il est obligé de souscrire une déclaration par laquelle il s'engage à rejeter toutes ces distinctions, toutes ces subtilités et à s'en tenir exclusivement et complètement à l'Encyclique.
Et puis que signifient toutes ces distinctions entre l'absolu et le relatif ? L'Encyclique n'en parle pas. Et pour vous confondre, je ne discute pas, je tombe d'accord avec vous. Je demande si les principes de l'Encyclique, de quelque manière que l'on veuille les qualifier, vous les laisseriez enseigner ?
Mi. - Non.
M. Frère-Orban. - M. le ministre de l'intérieur n'admettra pas de distinction. Il ne s'agit ni de droit absolu ni de droit relatif dans l'Encyclique. Vous êtes donc en état d'insurrection contre les mandements, en état d'insurrection contre le pape.
Et s'il n'en était pas ainsi, votre morale serait scandaleuse. Comment ! il faudrait haïr, détester, réprouver, condamner, combattre par tous les moyens possibles, comme dangereux, immoraux, impies, hérétiques les principes sur lequel se fonde notre Constitution ; mais on pourrait les aimer relativement ! Ce serait là votre morale ! Elle serait odieuse, il faudrait la réprouver.
Ainsi, messieurs, il est impossible de l'aveu de M. le ministre de l'intérieur lui-même, et j'en dirai autant de votre silence jusqu'à ce que vous vous soyez expliqués, il est impossible même pour les catholiques, pour les enfants les plus soumis de l'Eglise, d'oser défendre ici les mandements épiscopaux.
Or si, comme je l'ai démontré, il n'y a rien d'autre dans ces mandements que la condamnation même de la Constitution, savez-vous ce que vous devez faire ? Vous devez protester. Votre honneur, à vous majorité, exige que vous déclariez dans votre adresse, au lieu de faire un acte apparent de soumission, que vous êtes au contraire disposé à défendre énergiquement et jusqu'au bout les principes consacrés par notre Constitution.
Plusieurs membres. - Nous l'avons juré.
M. Dumortier. - Nous n'avons pas attendu après vous pour le faire ; nous l'avons juré.
M. Frère-Orban. - C'est précisément parce que vous l'avez juré, c'est parce que je crois que vous êtes fidèles à votre serment, que je vous engage pour votre honneur à répondre (erratum, page 108) à une indigne provocation.
Les mandements renferment la condamnation de notre Constitution et rien de plus. Votre devoir est de protester.
(page 69) Plusieurs membres. - A demain !
Mi. (pour un fait personnel). - Messieurs, on comprend qu'à la fin de la séance, je n'ai pas la moindre envie d'entrer dans le débat et de suivre les différents orateurs que vous avez entendus aujourd'hui, dans les observations qu'ils ont présentées et que je compte rencontrer dans la séance de demain.
Mais il y a un point que je désire voir éclaircir dès aujourd'hui devant la Chambre et devant le pays. Il y a une accusation qui a été lancée contre moi et sous le coup de laquelle je ne veux pas rester un instant.
On m'a accusé d'hypocrisie et de déloyauté Je crois pouvoir opposer à cette accusation ma vie parlementaire entière que vous connaissez tous.
Que s'est-il donc passé ?
Quels sont les deux actes que je n'avais pas fait connaître jusqu'à présent ? D'un côté le blâme lancé par le gouvernement contre M. le professeur Laurent ; d'autre part la pensée d'enlever à M. le professeur Brasseur son cours.
Peut-on, pour le dernier cas, pousser plus loin la loyauté que de faire connaître, je ne dirai pas l'acte posé, mais la pensée d'un acte simplement projeté ?
Quant à l'acte posé à l'égard de M. le professeur Laurent, je n'en ai point parlé plus tôt, parce qu'il était positivement dans mon intention de ne jamais en parler. Mon intention était de ne pas aggraver la position de l'université et du professeur, en rendant ce blâme public. Sans ce motif, pourquoi me serais-je tu ? J'étais le premier intéressé à faire connaître ce fait. Vous venez de signaler vous-même la position défavorable qui m'est faite depuis des mois dans mes rapports avec mes amis politiques ; eh bien, cette position je pouvais la faire cesser en rompant le silence, je ne l'ai pas fait et j'étais bien déterminé à ne pas le faire. Mais lorsque j'ai vu, au Sénat, qu'on invoquait la conduite passée du gouvernement comme base d'appréciation de ses doctrines, j'ai dit : Il faut que je m'explique.
Je ne pouvais pas le faire immédiatement et pris à l'improviste. Je devais consulter mes collègues. Je me suis empressé de le faire et j'ai saisi la première occasion, d'abord au sein de la commission de l'adresse, puis au début de cette discussion même, pour vous dire quelle avait été la mesure prise par le gouvernement à l'égard de M. Laurent.
Messieurs, il y a une deuxième accusation que je voudrais relever en quelques mots, c'est celle d'avoir été inconséquent arec moi-même, dans mes doctrines et dans mes actes relativement à MM. les professeurs Laurent et Brasseur.
Messieurs, pour toute justification, je vous convie à lire la lettre de blâme que j'ai adressée il y a 15 mois à M. Laurent, et vous y trouverez exactement les mêmes principes que j'ai exposés récemment dans ma circulaire.
Vous y verrez, d'un côté, la réserve du droit du professeur, telle que je la formule aujourd'hui. Vous y verrez, d'autre part, la réserve, pour le gouvernement, d'examiner l'usage que le professeur a fait de son droit. A cet égard je suis parfaitement dans les termes de la Constitution. Je n'ai donc rien à rétracter.
M. Frère-Orban me dit : En faisant aujourd'hui la distinction entre les publications et l'enseignement, vous avez subi l'influence des mandements épiscopaux. Singulière accusation, puisque cette distinctions se trouve dans la lettre même que j'ai citée tout à l'heure et qui date de 15 mois !
M. Frère-Orban. - Nous vous reprochons de ne pas avoir maintenu cette distinction qui vous a été démontrée fausse par les mandements.
Mi. - Je la maintiens, au contraire, intacte dans ma circulaire.
Il est donc impossible de trouver deux pièces plus adéquates, plus conformes entre elles, que ma lettre de blâme de 1855 et ma circulaire du 7 octobre dernier.
Quant à M. le professeur Brasseur, je suis encore resté parfaitement conséquent avec moi-même. Que demandait au mois de janvier dernier M. Dumortier ? C'était la condamnation des principes professés par M. brasseur, c'était une mesure de rigueur. Je me suis refusé, parce que, après les explications fournies par le professeur, explications communiquées par moi à la Chambre, je me suis cru fondé à dire que le professeur n'était pas sorti de son droit. M'a-t-on vu changer d'opinion sons ce rapport ? Je viens encore de dire que, quant au passé, je n'entends y revenir en aucune façon.
Après cela j'étais bien dans mon droit, j'espère, en examinant si, dans l'intérêt de l'université de Gand, dans l'intérêt de son avenir, il ne valait pas mieux enlever le cours de droit naturel à M. Brasseur…
Un membre. - Belle liberté !
Mi. - Mais en agissant ainsi, j’ai suivi les traditions du gouvernement. L'honorable M. Rogier a fait passer à l'éméritat M. Huet ; l'honorable M. Piercot a envoyé M. Wageneer dans la Grèce et dans l'Asie Mineure et lui a, pendant ce voyage donné un successeur. J'ai donc pour moi les antécédents de l'administration.
J'ai surtout pour moi les droits et les devoirs du gouvernement.
Messieurs, je respecte les professeurs, je suis en relations littéraires ; avec un grand nombre d'entre eux et ils savent parfaitement que je sais honorer les droits de la pensée ; mais je dis qu'il est pour le gouvernement une chose qui prime tout, c'est le salut des universités, eh bien, je dis, moi, et je serais même désolé qu'on me forçat à prouver qu'on a posé, pour l'université de Gand, des germes de décadence et de ruine.
L'article 28 de la loi sur l'enseignement supérieur donne au gouvernement la surveillance et la direction des universités de l'Etat, ou bien, il faut rayer cet article de notre loi organique de l'enseignement supérieur, ou il faut dire que j'ai le droit de me conduire comme je me suis conduit.
- La séance est levée à 5 heures.