(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1855-1856)
(Présidence de M. Delehaye.)
(page 1127) M. Ansiau procède à l'appel nominal à 3 heures.
M. Maertens donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier.
- La rédaction en est approuvée.
M. Ansiau présente l'analyse des pétitions adressées à la Chambre.
« La veuve du sieur Dehalleux, ancien vérificateur des douanes, réclame l'intervention de la Chambre pour qu'il lui soit accordé six mois de pension conformément à l'article 98 du règlement de 1822. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les membres du conseil communal et des habitants des Ecaussinnes d'Enghien prient la Chambre d'accorder au sieur Tarte la concession d'un chemin de fer de Braine-le-Comte à Courtrai par Enghien, Renaix et Avelghem, ».
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la concession de plusieurs lignes de chemin de fer.
« Les administrations communales de Winghe-Saint-Georges, Lubbeek, Pellenberg, Linden, Kerkom, Becquevoort,, Kesselloo, Cortryck-Dutzel, Waenrode, Molenbeek-Wersbeek, Cortenaeken, Caggevinne-Assent, Thielt, Binckom, Cappellen, Kersbeek-Miscom, Glabbeek-Suerbempde, Attenrode-Wever et Meensel-Kieseghem, présentent des observations en faveur du projet de chemin de fer direct de Louvain au camp de Beverloo, par Winghe-Saint-Georges, Diest et Beeringen. »
- Même renvoi.
« Le sieur Fafchamps demande qu'il lui soit accordé une récompense nationale pour les services qu'il a rendus par son invention de la machine d'exhaure à traction directe. »
M. Lelièvre. - Cette réclamation a un caractère évident d'urgence. Je demande qu'elle soit renvoyée à la commission des pétitions, qui est priée de faire un prompt rapport sur son mérite.
M. Matthieu. - J'appuie cette proposition.
- Cette proposition est adoptée.
M. Rogier (pour une motion d’ordre). - Le projet de loi sur le recensement, présenté par M. le ministre de l'intérieur est imprimé et a été distribué. Je demande que ce projet de loi soit mis à l'ordre du jour des sections.
M. le président. - Les sections seront convoquées pour examiner ce projet.
M. Rogier. - Je demande que M. le ministre de l'intérieur veuille bien faire aussi imprimer et distribuer les tableaux de la population du royaume par province et par district, pour les dix dernières années, c'est-à-dire depuis 1845 jusqu'à l'année 1855 incluse, si c'est possible.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Pour chaque année ?
M. Rogier. - Oui ; c'est un tableau de deux pages. Pour l'année 1854, tous les documents sont rentrés. On a les chiffres ; ils ont été imprimés dans divers recueils. Mais pour 1855, je ne sais si M. le ministre de l'intérieur a reçu des provinces tous les documents nécessaires pour donner le chiffre de la population au 31 décembre de cette année. S'il n'est pas possible d'avoir la population au 31 décembre 1855, le tableau s'arrêtera au 31 décembre 1854.
Je demande que les tableaux comprennent la population du royaume à partir de 1845, afin que l'on puisse comparer la population avant le recensement et la population après le recensement qui a eu lieu en 1846.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Je m'empresserai de faire dresser les tableaux demandés par l’honorable membre. Seulement pour l’année 1855 il y aura impossibilité de le faire. D’ordinaire il faut sept à huit mois avant de pouvoir donner le relevé complet de la population pour l’année précédente.
Ainsi, généralement, les tableaux des populations sont publiés le septième ou le huitième mois de l'année qui suit. Mais pour les années 1845 à 1854 incluse, je m'engage à faire publier les tableaux.
M. Rogier. - Si M. le ministre de l'intérieur a reçu les tableaux de 1855 pour certaines provinces, il pourrait aussi les déposer.
M. le ministre de l'intérieur (M. de Decker). - Le relevé de 1855 est déjà achevé, je pense, pour la province d'Anvers, mais non pour les autres provinces.
M. Verhaegen. - Messieurs, dans la séance du 11 avril, j'ai adressé des interpellations à M. le ministre des finances ; au sujet de la création d'une vaste association de crédit mobilier, dont les statuts sont soumis à l'approbation du gouvernement.
En signalant les dangers attachés à des établissements cette nature, j'ai demandé à M. le ministre si les motifs qui avaient engagé son prédécesseur, l'honorable M. Liedts, à ne pas approuver les statuts d'une société identique, dans laquelle l'honorable M. Mercier était alors personnellement intéressé, n'existaient plus aujourd'hui, et si toutes les mesures de précaution seraient prises pour sauvegarder les intérêts généraux.
J'ai spécialement insisté sur le point de savoir si certaines conditions seraient imposées aux fondateurs pour que le public ne fût pas dupe d'une spéculation privée et de l'agiotage qu'elle a ordinairement pour but ; enfin j'ai fait remarquer que le seul moyen pour le gouvernement de faire disparaître la plusgrave des objections, c'était d'exiger que la souscription fût publique et qu'elle ne pût se faire qu'au pair, en même temps qu'il serait stipulé qu'aucune cession d'actions ne pourrait avoir lieu avant le versement ibtégral du capital.
M. le ministre des finances s'est obstinément refusé à donner aucune explication, à entrer dans aucun détail. Il a invoqué le droit du gouvernement tel qu'il est écrit dans le Code de commerce et il s'est retranché derrière sa responsabilité.
Ce droit, invoqué par le gouvernement, m'a paru dangereux, surtout dans un moment où la paix va donner un nouvel essor à l'esprit de spéculation et d'agiotage.
Les vices de l'établissement du crédit mobilier, tel qu'il a été organisé en France, et tel qu'on paraît vouloir l'organiser chez nous, ont été signalés par les hommes les plus compétents.
Dans le journal « l'Estafette », du 20 janvier 1853, M. Hubbard examine cette institution et en critique l'organisation.
Le « Manuel du spéculateur », Paris,1854, pages 197 à 206, en fait voir les tendances : « C'est, dit-il, la centralisation de l'agiotage. - L'institution dépasse en hardiesse la Banque de France, c'est de la témérité. - Une crise beaucoup moins intense que celle de 1848 la mettrait à découvert de tout son capital et amènerait infailliblement une catastrophe. - Il n'y a point d'analogie avec les banques de circulation, dont le portefeuille garantit suffisamment les billets. Les effets de commerce ont une valeur certaine ; les actions industrielles, au contraire, sont susceptibles de dépréciation. - Comme instrument d'agiotage, le crédit mobilier est une conception de maîtres. Il peut faire l'abondance ou la rareté des capitaux, le vide ou le trop-plein. - C'est un gigantesque monopole hors duquel il n'y a pas de salut, mais en attendant les embarras etles catastrophes, il y aura des primes à réaliser : c'est le motif sans doute qui a décidé les fondateurs. - La société fera à sa guise la hausse et la baisse, etc. »
Dans une publication récente, un homme d'Etat, Capefigue, faisant allusion au crédit mobilier, s'est écrié : « Enfin, la juiverie du moyen-âge tend décidément à se reconstituer ! »
Des renseignements puisés à une source non suspecte nous ont appris que, déjà en 1853, beaucoup de personnes, fort attachées du reste au gouvernement impérial, s'effrayaient du développement que la société du crédit mobilier donnait à l'agiotage, et de la puissance que possédait un établissement financier dont le jeu sur les actions était pour ainsi dire la seule raison d'être.
Aussi des hommes éminents en France attribuent-ils en grande partie à cet agiotage l'abandon dans lequel sont laissés les fonds publics au grand détriment du crédit de l'Etat, et signalent-ils les dangers du mode d'émission à courte échéance des obligations du crédit mobilier.
M. de Courcelles-Seneuil, entre autres, dans son « Traité théorique et pratique des opérations de Banque » (Paris, 1855, pages 248 à Sil53), s'occupe de la question et met à nu les dangers de l'institution. De même que les rédacteurs du Manuel du spéculateur », cet économiste distingué trouve que «la Société du Crédit mobilier peut à volonté faire le bien et le mal. Elle peut espérer, dit-il, que ses obligations remplaceront les billets de banque ; qu'elles remplaceront sur le marché les fonctions monétaires. Ce serait, en effet, une petite objection que celle que l'on tirerait dela difficulté que pourraient éprouver quelques personnes à faire le compte d'intérêts ; mais sur qui repose en définitive la valeur de ces obligations ? Sur des valeurs dont le cours est le plus variable dans les grandes crises. Si déjà l'expérience a prouvé les dangers des opérations de crédit sur nantissement des marchandises les plus courantes, quel ne sera pas le danger d'engagements qui reposent sur des titres dont la valeur est au moins aussi sujette à baisser dans les grandes crises que celle de la terre elle-même. ! »
M. Decourcelles-Seneuil conclut en déclarant que le crédit mobilier pourrait préparer une catastrophe aussi grande que la chute du système de Law.
(page 1128) Voilà, messieurs, comment est appréciée en France, même à une époque où la presse ne jouit pas de toute sa liberté, une institution autorisée par le gouvernement.
Les questions de crédit sont des plus raves, elles nécessitent un examen approfondi. D'après l'opinion de tous les économistes, on ne saurait prendre, dans ces matières, trop de précautions. Le crédit, pour être à l'abri de grandes secousses, doit s'établir sur une représentation réelle des valeurs ; pour éviter l'agiotage, il faut que les actions aient une base effective, C'est ce que la science enseigne, et l'histoire prouve que ce n'est pas là une vaine théorie.
C'est aussi ce que développa naguère dans cette enceinte un de nos anciens collègues, l'honorable M. Ch. de Brouckere, au sujet de la création de la Banque Nationale.
« Je crois, disait-il, dans la séance du 28 février 1850 (Annales parlememaires, p. 827), qu'il faut restreindre les opérations de la Banque. Mon opinion diffère donc complètement de celle qui a été émise par l'honorable M. de Perceval qui veut étendre les opérations de la Banque à l'agriculture ; elle diffère même de celle de M. de Pouhon qui veut étendre le projet en ce qui concerne les fonds publics ; elle diffère enfin de l'opinion de ceux qui ont demandé que la Banque pût prêter sur warrants. Toutes ces opérations ont pour conséquence d'immobiliser les capitaux dans les moments de crise et c'est alors que la Banque doit pouvoir user de toutes ses ressources.
« Les fonds publics sont même moins réalisables en temps de crise que les marchandises ; car les marchandises on peut les réaliser avec un faible sacrifice, si ce n'est sur le marché intérieur au moins sur le marché extérieur ; les fonds publics au contraire ne se réalisent à aucune condition. De toutes les opérations qu'une banque peut faire, la plus dangereuse, la plus perfide, c'est de prêter sur fonds publics. »
Ce qui est vrai pour les fonds publics doit l'être a plus forte raison pour les actions industrielles ; or, le Crédit mobilier fait des opérations sur les uns et sur les autres.
Messieurs, la question qui nous occupe est en ce moment à l'ordre du jour dans presque tous les Etats de l'Europe. Le gouvernement prussien, après un mûr examen, a refusé son autorisation à l'établissement d'une Société de Crédit mobilier et a saisi cette occasion pour défendre la cote à la bourse d'aucune action industrielle dont le capital ne serait pas entièrement versé.
Il est vrai que dans le grand-duché de Luxembourg, qui compte à peine deux cent mille habitants, une mesure contraire a été adoptée et que le gouvernement a autorisé la création d'une Société de crédit au capital de quarante millions avec la facullé d'émettre des billets au porteur pour une valeur de quatre-vingts millions, en florins, en thalers et en francs. Mais la seconde chambre des états généraux en Hollande s'est justement émue de cette énormité, et plusieurs membres influents de cette assemblée ont annoncé l'intention d'interpeller le ministère à cet égard.
Messieurs, je viens de vous faire voir les dangers des sociétés de crédit et les abus qui peuvent en résulter, il existe donc des motifs sérieux d'ordre public pour ne pas laisser les conditions d'organisation de semblables sociétés à l’appréciation d'un ministre, alors surtout que le ministre, interpellé sur ces conditions, se retranche derrière sa responsabilité et refuse de donner aucune explication.
En Angleterre, où cependant le commerce et l'industrie jouissent de la plus grande liberté, le parlement intervient dans les affaires de ce genre. Il en est de même dans les Etats de l’Union américaine, dans ce pays du « self govemment » ; là aussi les banques par actions doivent être octroyées par les assemblées législatives des Etats.
Certes, le commerce et l'industrie sont libres en Belgique. Toute association peut se former sans l'autorisation du gouvernement, à la condition qu'il n'y ait pas de privilège. Mais la société anonyme est une création privilégiée ; c'est une véritable personne civile fictive, et voilà pourquoi l'intervention de l'autorité est nécessaire. Or, en principe général, la faculté de constituer des personnes civiles n’est pas un attribut du pouvoir exécutif, mais bien du législateur. Aussi, le pouvoir exécutif n’agit-il en ces matières qu'en vertu de la délégation écrite dans l'article 37 du Code de commerce ; cela est tellement vrai que si cet article 37 n'existait pas, il faudrait nécessairement une loi pour faire de la société anonyme une exception au droit commun, une création privilégiée, c'ost-à-dire pour fonder une association qui ne serait tenue de ses engagements que jusqu'à concurrence d'un capital de convention.
Lorsque le Code de commerce a été fait, Napoléon Ier était arrivé à l'apogée de sa puissance. Il n'était pas dans l'esprit des institutions de cette époque ou dans l'intention du chef de l'Etat de donner au corps législatif une grande part d'attributions dans les affaires publiques. L'empereur avait d'ailleurs son conseil d'Etat fortement consumé, et une infinité de choses qui aujourd'hui sont du ressort de la loi, se faisaient alors en vertu de simples décrets.
Cependant, malgré sa toute puissance et les grandes capacités financières qui siégeaient au conseil d’Etat, Napoléon Ier jugea a propos de saisir souvent le corps législatif des affaires relatives au crédit public : témoin les diverses lois concernant la Banque de France.
Dans beaucoup de pays, les banques financières, foncières et autres, les caisses d’épargne même n'existent qu'en vertu de lois spéciales ; en Espagne, par exemple, où les pouvoirs du gouvernement sont bien plus étendus que chez nous, c'est par une loi que les bases du crédit mobilier ont été fixées.
En Belgique, la constitution de la Banque Nationale fut soumise à la législature ; mon honorable ami, M. Frère, dont la compétence en pareille matière ne sera contestée par personne, aurait pu, lui aussi, invoquer pour le gouvernement le droit écrit dans l'article 37 du Code de commerce ; mais il a pensé, et avec raison, que pour une affaire d'une si haute importance, où le crédit public pouvait être engagé, et où, d'ailleurs, il s'agissait de sauvegarder les intérêts de deux grands établissements existants, il fallait faire une exception à la règle ; c'est ce qui amena la loi du 5 mai 1850.
Pourquoi l'honorable M. Mercier n'a-t-il pas suivi la voie qui avait été tracée par son prédécesseur du 12 août ? La constitution d'une société de crédit mobilier présente, ainsi que nous l'avons démontré, les plus graves dangers au point de vue de l'intérêt général ; l'émission des actions offre un appât effrayant à la spéculation et à l'agiolage, et puis l'honorable M. Mercier qui ne peut pas nier d'avoir été personnellement intéressé dans la société en instance, d'avoir même figuré au nombre de ses fondateurs, échapperaitiïl jamais au soupçon d'avoir usé d'un peu de complaisance envers un établissement de sa création, s'il venait à lui accorder, étant ministre, l'autorisation qu'il sollicite ?
Il y avait donc aujourd'hui, beaucoup plus qu'en 1850, des raisons pour introduire, de fait, une exception à l'article 37 du Code de commerce et pour substituer l'autorisation par une loi spéciale à une autorisation par un simple arrêté.
Mais le ministère a voulu éviter l'intervention du parlement, il n'a pas voulu que la lumière se fît par une discussion sérieuse et approfondie, il a même refusé de répondre à mes interpellations et d'entrer dans aucun détail, C'est par ces motifs que j'ai cru devoir user de mon initiative, c'est-à-dire de faire ce qu'il aurait convenu que le gouvernement fît lui-même pour mettre sa responsabilité à couvert.
Et, messieurs, le pays ne peut que gagner aux discussions que je provoque ; il est évident que depuis quelques années l'éducation publique,, en matière de crédit, a fait un grand pas, grâce à la mesure prise par l'honorable M. Frère, de saisir la Chambre de ces importantes questions.
Pourquoi ne continuerions-nous pas à marcher dans cette voie ? Plus nos concitoyens se familiariseront avec les affaires délicates du crédit public, moins il est à craindre que les capitaux ne s'accumulent constamment dans les mains des barons de la finance et de l'agio, et moins les financiers et les boursiers feront des dupes. Alors une plus grande masse de capitaux tournerait impitoyablement vers l'agriculture, le commerce et l'industrie. L'état de gêne de la classe moyenne serait moindre, et le paupérisme ne prendrait pas un si grand développement.
On m'objectera sans doute qu'en France, le Crédit mobilier n'existe qu'en vertu d'un acte du pouvoir exécutif ? En effet la constitution du Crédit mobilier n'a pas été soumise en France au corps législatif. Mais d'abord, les ministres constitutionnels de la Belgique peuvent-ils se comparer au chef d'un gouvernement plus ou moins absolu ? Ensuite la France possède un conseil d'Etat aux délibérations duquel les statuts du Crédit mobilier ont été soumis : c'est là du moins uue garantie de quelque valeur, tandis qu'en Belgique nous n'avons que la garantie illusoire de la responsabilité ministérielle.
Ajoutons qu'en France le gouvernement a stipulé des conditions auxquelles nos sociétés belges ne consentiraient jamais à s'assujettir. Je veux parler de l'influence et même de l'action que le gouvernement s'est réservée sur le personnel de l'administration et sur la direction des affaires ; pour s'en convaincre, il suffit de lire les statuts et le décret impérial qui les sanctionne. On y trouve contrôle sévère, surveillance efficace, intervention du gouvernement dans les nominations des membres de la direction, juiidiclion du conseil d'Etat, etc. Puis, en France, le pouvoir est fort et sait se faire obéir, tandis qu'ici, c'est surtout la haute finance qui pèse sur le gouvernement et qui dicte souvent la loi à un ministère de transaction et de conciliation surtout.
Enfin, quels que soient les dangers de l'esprit de spéculation poussé à l'excès, les institutions du genre de celles dont nous nous occupons, peuvent avoir leur raison d'être ailleurs qu'en Belgique. Les jeux de bourse, l'agiotage peuvent, dans certains pays, en absorbant l'attention publique, détourner les citoyens de toute préoccupation politique. Quand on parle beaucoup de hausse et de baisse, de primes, de reports, quand on raisonne agio, on devient plus ou moins indifférent à l'intérêt général. C'est ce que nous apprend un grand homme d'Etat : « On spécule, dit-il, et voilà tout ! »
Alors l'amour du gain, la cupidité remplacent généralement les sentiments d'honneur et de loyauté. Cela s'est vu à plusieurs époques, et l'histoire nous enseigne que plus d'un peuple a perdu ses libertés par les vices de la prospérité, source d'égoïsme, de corruption et d'intrigues personnelles.
Il y a aujourd'hui un tel engouement en France, que l'archevêque de Paris, dans une récente lettre pastorale, a cru devoir flétrir, en termes énergiques, la soif des richesses promptement acquises qui distingue notre siècle.
« Il y a, disait-il, dans les temps où nous sommes, des dispositions, des instincts, des ardeurs qui nous effrayent.
« Nous avons peur que même cette paix, qui vient de nous être donnée, n'augmente ce mal intime qui existe, qui fait d'effrayants ravages en dépit des circonstances qui le compriment. S'il éclatait un jour librement dans cette pauvre société ; malgré les apparences de (page 1129) santé et de vie qu'elle présente, son âme et son corps seraient bientôt flétris, le poison que nous redoutons est connu et ses effets sont inévitables ; ce poison, c'est le sensualisme, c'est l'adoration du veau d'or, ce sont les voluptés terrestres.
« Le peuple qui boit à cette coupe ferme les yeux à la lumière du ciel ; il s'endort et se nourrit de rêves, il court à impossible ; il se fatigue dans la poursuite des plaisirs, des hasards, des jeux de la fortune ; il en a une soif insatiable ; il ne comprend, rien au-delà. Plus de sens moral, plus de lien divin, il a perdu l'intelligence vraie de la vie ; plus de grandeur, plus d'aspiration en haut ; la bassesse l'attire ; il se couche dans la boue et il meurt. »
La Belgique dont la position est toute différente de celle de ses voisins ne donnera pas un démenti à son antique réputation de sagesse, de loyauté et de moralité ; elle ne consentira pas à se jeter dans l'affreux abîme qui s'ouvre sous ses pas ; elle ne sacrifiera pas ses richesses territoriales et les ressources toujours croissantes de son commerce et de son industrie à des chances trompeuses de bourse et d'agiotage.
Aussi ne sent-elle aucun besoin de voir s'établir dans le pays une société de crédit mobilier dont le but principal, ainsi que nous l'avons dit, ne serait qu'une spéculation sur les actions à émettre.
Le créait mobilier, dont on veut nous doter, ne présenterait d'ailleurs aucune utilité an point de vue des affaires. En fait d'institutions de ce genre, ce n'est pas ce qui nous manque le plus. N'avons-nous pas la Société Générale et la Banque de Belgique qui opèrent avec des capitaux considérables ? Car je suppose que les soixante millions d'une part et les trente millions de l'autre que renseignent les bilans de ces établissements existent réellement. Or, depuis l'institution de la Banque Nationale surtout, la Société Générale et la Banque de Belgique font-elles autre chose que du crédit mobilier ?
Il y a des institutions financières beaucoup plus utiles que celle que l'on projette, et celles-là devraient aroir la priorité : c'est une bonne organisation des caisses d'épargne, ce sont des comptoirs d'escompte dans toutes les localités du pays, c'est enfin le crédit (erratum, page 1186) foncier et agricole. N'existe-t-il pas des terres à drainer, des bruyères à défricher, une dette hypothécaire à amortir ? Oh ! que de telles institutions seraient utiles à la patrie !
Elles diminueraient insensiblement la misère, préviendraient ou atténueraient les crises alimentaires, et nos concitoyens ne seraient plus réduits, malgré l'augmentation des richesses, à la nécessité de quitter en masse le sol natal pour chercher dans un autre hémisphère des moyens d'existence. Aussi je regrette vivement que le ministère précédent ait cru devoir retirer le projet de loi de crédit foncier qui avait été présenté aux Chambres par mon honorable ami M. Frère, et qui promettait les plus grands avantages au pays.
Ce n'est pas à dire, toutefois, qu'il faille proscrire définitivement tout établissement de crédit mobilier. Que le ministère soumette aux Chambres un projet de loi concernant le crédit mobilier, comme naguère le ministère du 12 août avait soumis à la législature un projet de loi concernant le crédit foncier ; qu'on entoure cette institution de toutes les garanties qu'exige son importance, qu'on la soumette à un sévère contrôle et qu'on la soustraie à toutes les chances de spéculation personnelle et d'agiotage, enfin qu'on la convie à combler quelques-unes des lacunes que j'ai signalées tout à l'heure. Alors, non seulement les dangers auront disparu, mais la chose publique pourra retirer des avantages réels d'un pareil établissement.
Ce que j'ai voulu éviter par ma proposition de loi, c'est que des institutions de crédit, telles que celle qui a spécialement éveillé mon attention, ne dussent dépendre que du caprice et du bon plaisir d'un ministre.
Loin de moi l'idée de vouloir substituer l'intervention des Chambres a celle du gouvernement pour les sociétés anonymes en général et de vouloir abroger en tous points l'article 37 du Code de commerce ! La mesure que je propose n'est qu'exceptionnelle et ne concerne que les sociétés anonymes de crédit ou de banque qui n'opéreraient pas avec leur fonds social exclusivement.
L'exception que je propose se justifie par l'importance des opérations qu'elle a pour objet et par les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Si, comme on l'a reconnu dans presque tous les pays, il est nécessaire de prendre des précautions plus spéciales à l'égard des institutions de crédit qu'à l'égard des autres sociétés anonymes, combien ne doit-on pas user de prudence et de circonspection lorsqu'il s'agit d'une vaste association qui peut opérer à l'étranger et exercer, par les capitaux dont elle dispose, une influence fâcheuse sur le crédit de l'Etat, ainsi que sur la fortune des particuliers ; et je dirai avec un publicistc distingué qu'une telle association peut mettre en péril la tranquillité publique.
C'est pourquoi il est indispensable que les Chambres en examinent, en discutent les bases et les conditions.
- La proposition de M. Verhaegen est appuyée de plus de cinq membres.
La discussion est ouverte sur la prise en considération.
M. le ministre des finances (M. Mercier). - Messieurs, mon intention n'est pas de m'opposer à la prise en considération de la proposition de l'honorable député de Bruxelles ; je la désire, au contraire, persuadé que la lumière d'une discussion approfondie éclairera la question qui nous occupe et la dégagera de tout préjugé. L'émission des obligations à laquelle s'applique principalement la proposition présentée par l'honorable membre est utile, indispensable même dans beaucoup de circonstances, pour toute espèce d'établissements. L'abus de cette émission peut seule entraîner des conséquences nuisibles. C'est là ce que je me suis attaché à prévenir.
Je regrette d'avoir à répondre quelques mots à ce qu'il y a de personnel dans le discours de l'honorable M. Verhaegen. De ce que j'ai, été, il y a trois ans, comme simple particulier, au nombre de ceux qui ont demandé la création d'un établissement de crédit commercial et industriel, l'honorable membre infère que je devrais aujourd'hui m'abstenir d'en proposer l'autorisation.
Je pense au contraire qu'écartant toute considération personnelle, je suis tenu d'agir comme si je n'avais pas pris part à cette demande ; quelque pénible que puisse être l'accomplissement de ce devoir, je me crois obligé de le remplir. Si je repoussais aujourd'hui ce que j'ai trouvé bon il y a trois ans, on serait en droit de supposer que je n'avais pas été guidé par des motifs d'intérêt public. Maintenant comme à cette époque j'ai la conviction profonde qu'une institution de crédit fondé sur des bases bien combinées et sagement administrée, concourrait puissamment à la prospérité de la Belgique.
Si dans certains établissements ou dans d'autres circonstances, il y a eu des manoeuvres condamnables, je les réprouve au même degré que l'honorable membre ; mais j'ai la persuasion qu'au moyen des dispositions qui ont été admises après mûr examen, on parviendra à prévenir les effets désastreux que semble craindre l'honorable représentant.
Du reste, messieurs, que l'honorable membre soit bien convaincu qu'aucune des questions qu'il a soulevées n'a échappé à mon attention, et que le gouvernement n'a à s'inspirer que de ses propres sentiments pour comprendre ce qu'il doit aux convenances parlementaires.
Je ne crois pas devoir faire, en ce moment, d'autre réponse à l'honorable représentant. Le gouvernement doit rester libre en tout temps de faire ce qu'il juge le plus conforme à l'intérêt public, dans les limites de ses pouvoirs et sous sa responsabilité.
M. Lelièvre. - Je vois avec plaisir que le gouvernement ne s'oppose pas à ce que la proposition de M. Verhaegen soit prise en considération. La question soulevée est grave, elle touche aux intérêts les plus importants du pays, il importe donc qu'elle soit examinée avee tout l'intérêt qu'elle mérite. Il ne saurait s'élever aucun doute sur la nécessité d'étudier avec soin une proposition digne de son attention.
En ce qui me concerne, je ne puis que demander le renvoi du projet aux sections de la Chambre.
- La proposition de M. Verhaegen est prise eu considération et renvoyée à l'examen des sections.
M. le président. - L'ordre du jour appelle en second lieu un rapport de pétitions. Je propose à la Chambre de passer au troisième objet, qui est la discussion de son budget.
M. Lelièvre (pour une motion d’ordre). - Un grand nombre de notaires ont adressé à la Chambre une pétition demandant la révision de la loi sur le notariat. Je désire connaître si M. le ministre de la justice est décidé à nous présenter cette loi de révision pour la session prochaine.
M. le ministre de la justice (M. Nothomb). - Messieurs, la Chambre se rappelle que la discussion sur la réorganisation du notariat a déjà occupé l’attention de la législature en 1848. A cette époque, un projet a été longuement discuté. Différentes opinions se sont fait jour, notamment sur une des questions fondamentales, celle du ressort. Ces questions n'ont obtenu que des solutions négatives, et c'est à la suite de cette discussion que l'honorable ministre, M. de Haussy, a retiré le projet.
Après le retrait, uue commission a été constituée pour élaborer uue loi de réorganisation du notariat. Cette commission a terminé son travail ; il a fait l'objet de mon examen attentif et de celui de mon honorable prédécesseur ; mais je ne puis être en mesure de le présenter dans la session actuelle. Peut-être pourrai-je le présenter dans la session prochaine.
Je dois cependant ajouter que je suis de ceux qui pensent qu'une révision totale de la loi de ventôse an XI n'est pas indispensable. Il y a quelques points qui peuvent faire l'objet d'une réforme ; aller au-delà ne me paraît pas nécessaire ; il y a du danger à toucher aux grandes lois que l'expérience et le temps ont consacrées.
Quoi qu'il en soit, je me réserve d'examiner la question et de communiquer à la Chambre, pour la session prochaine, le résultat de cet examen.
M. Vander Donckt. - J'appellerai l'attention de M. le ministre sur un seul point, à propos de la loi sur le notariat, c'est que depuis loi (page 1130) de 1849 sur le jury d’examen, les examens de candidats-notaires sont extrêmement rigoureux. Lorsqu'on exige les mêmes garanties de tous les candidats notaires ; il est évident que les dispositions de la loi sur le notariat qui admettent diverses classes de notaires exigent impérieusement une révision.
M. Lelièvre. - J'appuie les observations de l'honorable M. Van der Donckt ; je pense qu'il faut circonscrire la juridiction des notaires dans les limites de leurs cantons respectifs ; il importe que l'état actuel des choses, qui crée un privilège au profit de certains notaires vienne cesser. D'un autre coté, des dispositions nouvelles sur la discipline sont indispensables ; il importe d'empêcher que des fonctionnaires appelés à exercer la mission la plus importante ne se livrent à des spéculations qui donnent lieu aux plus graves abus. En conséquence, j'invite M. le ministre de la justiccà présenter, dans le plus bref délai, un projet de loi qui est attendu depuis longtemps avec une légitime impatience.
M. le président. - La section centrale, qui s'est occupée du budget de la justice, a, compris cet objet dans son examen.
La Chambre se forme en comité secret, à 4 heures, pour l'examen de son budget.
Elle se sépare à cinq heures.