(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1854-1855)
(Présidence de M. Delfosse.)
(page 743) M. Ansiau procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart.
M. Vermeire lit le procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est adoptée.
M. Ansiau présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la Chambre.
« L'administration communale de Ninove demande qu'il y ait autant d'écoles vétérinaires, d'agriculture et d'horticulture dans les provinces flamandes que dans les provinces wallonnes, que l'enseignement y soit donné dans la langue maternelle et que si, pour l'une ou l'autre branche de l'enseignement, on n'établissait qu'une seule école pour tout le pays, les élèves reçoivent les leçons dans la langue parlée dans leur province. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur l'enseignement agricole.
« Les sieurs Rens, Vermandel et autres membres d'une société flamande, à Gand, demandent des modifications, quant à la langue flamande, au programme des examens pour les grades académiques. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi concernant les jurys d'examen.
« Le sieur Thomas, élève en médecine à l'université de Bruxelles, propose des modifications au programme des examens et au mode d'y procéder. »
- Même disposition.
« Des fermiers, cultivateurs, engraisseurs et marchands de bestiaux, à Zuyenkerke, Dudzeele, Lisseweghe, Houttave, Meelkerke, Uytkerke, demandent que les artistes vétérinaires non diplômés soient admis à continuer leur profession. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les bourgmestre, échevins et membres du conseil communal de Wynkel prient la chambre d'accorder aux sieurs Delaveleye et Moucheron la concession d'un chemin de fer de Saint-Ghislain à Gand, Eecloo et Terneuzen. »
- Même disposition.
« Des habitants de Brasschaet prient la Chambre de statuer sur la pétition du sieur Mertens, concernant un crédit foncier pour le défrichement des bruyères. »
- Même disposition.
« La dame Mol réclame l’intervention de la Chambre pour que la pension dont jouissait son mari lui soit continuée. »
- Même disposition.
« Le sieur Missii demande que les notaires soient obligés à fournir un cautionnement. »
- Même disposition.
« M. Visart, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé. »
- Accordé.
« Par message du 15 février, M. le ministre de l'intérieur adresse à la Chambre 110 exemplaires d'une brochure publiée par un professeur de l'université de Liège, sous ce titre : « La liberté de l'enseignement, la science et les professions libérales, à propos de la révision de la loi sur les examens universitaires. »
- Distribution aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
M. de Perceval. - Messieurs, j'ai l'honneur de déposer sur le bureau un rapport de la commission des naturalisations sur une demande de naturalisation ordinaire.
- Ce rapport sera imprimé et distribué ; la Chambre le met à la suite de l'ordre du jour.
M. Osy (pour une motion d’ordre). - Messieurs, j'ai l'honneur de proposer à la Chambre de s'ajourner, après la séance de demain, jusqu'à jeudi prochain à deux heures.
- Cette proposition est adoptée.
M. Vander Donckt, rapporteur. - Messieurs, par pétition datée d'Anvers, le 7 février 1855, le sieur Mertens demande que le gouvernement soit autorisé à intervenir dans les ventes des bruyères communales dont l'expropriation sera décrétée en exécution de la loi du 25 mars-1847.
Même demande de plusieurs propriétaires et habitants d'Anvers et de Capellen par trois autres pétitions.
Les pétitionnaires demandent qu'afin de mieux réaliser le but qu'ils se proposent, le gouvernement ou une société particulière soii autorisé à émettre des billets de banque à titre, en quelque sorte, de crédit dit foncier pour les défrichements.
Les terrains défrichés et améliorés seraient donnés en garantie et privilège aux possesseurs de ces billets.
Votre commission, messieurs, a cru que ce système, s'il est réalisable, mérite un examen et une étude spéciale que le gouvernement seul est à même d'élaborer, car la commission manque de tous les éléments nécessaires d'appréciation à cet effet ; c'est dans ces termes qu'elle a l'honneur de vous proposer le renvoi de cette affaire à MM. les ministres de l'intérieur et des finances.
- Adopté.
M. Vander Donckt, rapporteur. - L'administration locale de Sotteghem prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de Gand à St-Ghislain par Sotteghem, Ath, Villerot, avec embranchement sur Grammont.
Le conseil communal de Saint-Ghislain demande le chemin de fer direct de Saint-Ghislain à Gand, pétitionné par les sieurs Moucheron et Delaveleye.
Le conseil communal d'Assenede se prononce en faveur du chemin de fer projeté de St-Ghislain à Gand, Eecloo et Terneuzen, ils demandent l’établissement d'une station aux approches de l'aggloméré de cette commune.
Le conseil communal de Steenhuyze-Wynhuyse prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain à Gand, Eecloo et Terneuzen ; même demande du conseil communal de Moerbeke.
Le conseil communal de Melle prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer direct de St-Ghislain à Gand, Eecloo, Terneuzen, et aux sieurs de Haussy et Rasquin celle du chemin de fer de Marchiennc à Jurbise.
L'administration communale de Flobecq prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de Saint-Ghislain à Gand passant par les cantons de Flobecq et Nederbrackel.
Le conseil communal de Schehlewindeke prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain vers Gand, Eecloo et Terneuzen.
Même demande du conseil communal de Bottelaere.
Même demande du conseil communal de Lemberghe.
Même demande du conseil communal de Munie.
Même demande des membres de l'administration communale de Neuf-maison.
Le conseil communal d'Ertvelde prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain par Gand et Ertvelde à Terneuzen.
Le conseil communal d'Oost-Eccloo prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain à Gand, Eecloo et Terneuzen.
Même demande du conseil communal d'Ath.
Même demande du conseil communal d'Oesterzeele.
Le conseil communal de Lessines prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer direct de Saint-Ghislain à Gand par Ath.
Le conseil communal de Michelbeke prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer direct de Saint-Ghislain sur Gand.
Le conseil communal de Moortzeele prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer direct de Saint-Ghislain à Gaud et Terneuzen.
Des habilants de Nederbraekel prient la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer direct de Saint-Ghislain à Gand par Ncdorbraekel.
Le conseil communal d'Hilleghem prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain à Gand par Sotteghem.
Le conseil communal de Haeleghem prie la Chambre d'accorder aux sieurs Moucheron et Delaveleye la concession d'un chemin de fer de St-Ghislain à Gand et Terneuzen.
Même demande du conseil communal de Papignies.
Même demande du conseil communal de Paricke.
Même demande des habitants d'Opbraekel.
Même demande des conseils communaux d'Ooimberghen, Leeuwerghem et Velsique.
Même demande du conseil communal de Landscaufer.
Même demande du conseil communal de Grammont.
Votre commission, messieurs, a pris sur ces différentes pétitions les mêmes conclusions que sur une autre série, tendant aux mêmes fins ; elle a, en conséquence, l'honneur de vous en proposer le renvoi à M. le ministre des travaux publics.
M. de Naeyer, rapporteur. - Messieurs, j'appuie les conclusions de la (page 744) commission. Il s'agit d'un chemin de fer qui a donné lieu à de nombreuses pétitions. Je crois que jamais projet de nouvelle voie de communication n'a été aussi vivement sollicité que celui dont il est question. Si je suis bien informé, l'enquête qui a été ouverte sur le projet, est terminée à l'heure qu'il est. Je ne puis donc qu'engager M. le ministre des travaux publics à vouloir bien s'occuper de cette affaire avec toute l'activité possible.
Je connais, du reste, toute la sollicitude qu'il porte aux intérêts qui sont ici en jeu.
- Les conclusions de la commission sont mises aux voix et adoptées.
M. Orts (pour une motion d’ordre). - Messieurs, au moment où la Chambre, à la suite de la résolution qu'elle vient de prendre, va suspendre ses séances pendant quelques jours, je crois qu'il est de mon devoir et quelque peu aussi de l'intérêt du pays d'adresser une interpellation à M. le ministre des affaires étrangères. Cette interpellation trouvera sa justification dans les quelques mots dont je me permettrai de la faire précéder.
Depuis le jour où est arrivée, en Belgique, l'inexplicable nouvelle de l'accession d'une puissance méridionale à l'alliance anglo-française, des préoccupations plus ou moins vives se sont glissées dans les esprits, en Europe, et particulièrement en Belgique.
Ces préoccupations se rapportent à notre position extérieure, à cette position qui a pour base notre neutralité perpétuelle ; elles sont devenues plus vives encore à la suite du langage de la presse dans deux grands pays ; on a vu en Angleterre des journaux passant pour recevoir de très près les inspirations d'hommes d'Etat appelés à la direction des affaires de ce grand pays, présenter la conduite du Piémont comme un exemple bon et utile à suivre par toutes les puissances secondaires de l'Europe. Non seulement on recommandait cet exemple à ce dernier point de vue, mais on paraissait considérer la nécessité de le suivre comme le résultat de la force des choses, comme une impulsion fatale à laquelle il ne serait donné à personne de résister dans un temps plus ou moins éloigné.
Ce langage a été singulièrement corroboré par des feuilles publiques appartenant à un autre pays, pays où tout ce qui s'imprime doit être jusqu'à certain point considéré comme écrit, provoqué, toléré tout au moins par le gouvernement lui-même. Bientôt les appréciations de la presse nationale sont venues se joindre à celles que je viens d'indiquer.
Un journal considérable de la Belgique, considérable parce qu'il représente une opinion importante dans le pays, considérable parce qu'il appuie la politique générale du cabinet ; considérable, en troisième lieu parce que les appréciations qu'il produit sont revêtues d'une autorité particulière, ce journal portant la signalured'un membre de cette Chambre ; considérable enfin par des relations notoires, très honorables, très respectables d'ailleurs, avec un autre membre de la législature éloigné de nos bancs depuis longtemps, mais que cet éloignement met précisément en meilleure position que personne de connaître, de pénétrer les désirs, les aspirations, les convoitises peut-être d'un gouvernement dont je parlais tout à l'heure.
Ce journal est venu présenter la Belgique comme invitée à sortir éventuellement de son rôle de neutralité. Il a fait miroiter devant l'opinion l'éclat fascinateur de prétendus avantages, la perspective chimérique d'un agrandissement de territoire vers l'Est de notre pays. L'opinion, messieurs, dans une pareille situation a droit de s'inquiéter, elle s'inquiète.
Le champ des conjectures s'élargit chaque jour et les esprits se troublent en le parcourant
Je demande que la lumière, que la vérité se produise, je le demande au gouvernement, parce que dans ma pensée le gouvernement n'a rien à cacher, qu'il a tout à gagner eu disant la vérité, son intérêt se confond, selon moi, avec l'intérêt du pays. Je pose donc à M. le ministre des affaires étrangères franchement et simplement les questions suivantes. Je désire savoir :
1° Si, dans ces derniers temps, des invitations quelconques ont été adressées de la part de gouvernements étrangers au gouvernement belge pour engager la Belgique à suivre l'exemple du Piémont.
Je lui demanderai, en second lieu, si des sollicitations venant d'ailleurs n'ont pas cherché à entraîner la Belgique vers des alliances inverses, qui tendraient à garantir, à fortifier de plus en plus sa position neutre, par une sorte de solidarité.
J'ajouterai une troisième question : clans le cas où des propositions du genre de celles que je viens d'indiquer auraient été formulées, le gouvernement trouverait-il des inconvénients à nous faire connaître sa réponse ?
Enfin, et c'est ma dernière question, le cabinet trouverait-il quelque inconvénient à nous dire quelle réponse il ferait si les questions que j'ai présentées en première ligne lui étaient un jour adressées ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, je commencerai par remercier l'honorable M. Orts du procédé dont il a usé envers moi en me prévenant des interpellations qu'il comptait m'adresser. Je tâcherai de faire en sorte qu'il ne le regrette pas, car ayant été prévenu, je pourrai donner à la Chambre des explications plus complètes que si j'avais été pris à l'improviste.
L'honorable M. Oris a attaché trop d'importance aux articles qui nous concernent, et qui ont été publiés, soit par des feuilles étrangères, soit par des feuilles nationales.
Il a particulièrement désigné un journal qui s’imprime à Bruxelleset qui, selon lui, appuie la politique du cabinet.
Messieurs, je lis assez souvent ce journal et je dois déclarer que je ne le regarde en aucune manière comme étant un de ceux qui ont en vue d'appuyer le gouvernement, tant s'en faut. Je n'ai pas besoin d'ajouter, tous ceux qui lisent ce journal en sont sans doute convaincus, que le gouvernement n'a avec ce journal aucun rapport quelconque.
J'aborde, messieurs, les questions posées par l'honorable orateur.
Voici la première :
« Si des ouvertures ont été faites à la Belgique par quelque puissance à l'effet de suivre l'exemple du Piémont. »
Je réponds catégoriquement non.
2° « Si des ouvertures ne lui ont pas été faites d'autre part en vue de s'associer à une position de neutralité armée et solidaire ? »
M. Orts. - Je n'ai pas dit armée.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je lis la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire hier et dans laquelle vous avez bien voulu m'indiquer les interpellations que vous vouliez m'adresser.
Je supprimerai le mot « armée ». Ainsi la question serait ainsi posée : « Si des ouvertures ne lui ont pas été faites d'autre part en vue de s'associera une position de neutralité solidaire. »
Je réponds encore catégoriquement non.
3ème question : « Quelle a été, en cas de l'affirmative, la réponse du gouvernement belge. »
Celte question tombe devant les deux réponses qui précèdent,
4ème question : « Enfin, en cas de négative, ce que le gouvernement répondrait à pareilles ouvertures dans l'avenir. »
C'est sur cette question, messieurs, que je vais entrer dans quelques développements sur lesquels je réclame votre attention.
Si des ouvertures étaient faites par un diplomate étranger, je me bornerais pour toute réponse à lui donner lecture de l'article 7 et de l'article 25 des traités de 1839.
L'article 7 porte : « La Belgique… formera un Etat perpétuellement neutre. Elle sera tenue d'observer cette même neutralité envers tous les autres Etats. » L'article 25 est ainsi conçu : « Les cours d'Autriche, de France, de la Grande-Bretagne, de Prusse et de Russie garantissent à Sa Majesté le Roi des Belges l'exécution de tous les articles qui précèdent. »
Il résulte de ces stipulations que la neutralité, une neutralité perpétuelle, nous est prescrite, et que cette neutralité nous est garantie par les cinq grandes puissances.
Je pourrais, messieurs, terminer là mes explications. A quoi bon, en effet, s'arrêter complaisamment sur des matières hors de toute contestation ? Insister en ce cas n'est pas toujours sans inconvénients. Toutefois, puisque l'on a soulevé la question de la neutralité, j'ajouterai quelques mots. Je serai court.
La Belgique est perpétuellement neutre ; ainsi l'a voulu l'Europe en la constituant ; ainsi l’ont exigé les cinq grands Etats qui ont été, permettez-moi cette expression, qui ont été ses parrains lors du baptême diplomatique du 15 novembre 1831, renouvelé le 19 avril 1839. La neutralité est le fond, l'essence même des traités de 1831 et de 1839. Supprimez-la, vous supprimez ces traités.
La neutralité belge a été la pensée constante de la conférence de Londres, dès l'ouverture des négociations : le protocole du 20 janvier 1831 en fait foi. Plus tard, en présentant les dix-huit articles, les plénipotentiaires disaient : « La Belgique, dans ses limites telles qu'elles seront tracées, conformément aux principes posés dans les présents préliminaires, formera un Etat perpétuellement neutre. Les cinq puissances, sans vouloir s'immiscer daus le régime intérieur de la Belgique, lui garantissent cette neutralité perpétuelle ainsi que l'intégrité et l'inviolabilité de son territoire, dans les limites mentionnées an présent article (article 9). Par une juste réciprocité, la Belgique sera tenue d'observer cette même neutralité envers tous les autres Etats et de ne porter aucune atteinte à leur tranquillité intérieure ni extérieure, en conservant toujours le droit de se défendre contre toute agression étrangère. »
On le voit, la neutralité de la Belgique fut du goût de tout le monde, parce qu'elle était, et elle l'est encore, dans l'intérêt de tout le monde. L'Allemagne y trouve son compte aussi bien que la France ; les Pays-Bas aussi bien que l'Angleterre.
Quel que soit, du reste, le mérite politique de la neutralité, toujoursecst-il qu'elle n'est pas pour nous une affaire de choix ou de préférence ; elle nous a été imposée ; nous y avons souscrit, et nous ne pourrions en sortir, sur l'invitation d'une ou de plusieurs des cinq cours sans méconnaître ce que nous devons aux autres et sans déchirer en même l'acte qui a fait entrer la Belgique dans la famille des nations indépendantes.
Personne, d'ailleurs, je viens de le dire, personne ne lui demande cette répudiation d'elle-même ; mais je crois pouvoir aller plus loin et j'ajoute que personne ne songe à la lui demander. Pourquoi la lui demanderait-on ? N'est-ce pas, je le répète, dans un intérêt général et permanent que la neutralité a été imposée au nouveau royaume ?
La neutralité est la condition, le corollaire obligé de notre indépendance, et, d'un autre côté, cette indépendance est l'un des principes (page 745) essentiels de l'équilibre européen. Cet équilibre n'est point un fait arbitraire, variable, capricieux, il repose sur un ensemble de données positives, qui sont comme les fondements de la grande société politique. Or, le maintien de l'équilibre européen est précisément l'un des buts qu'assignent les puissances occidentales à la lutte qui a éclaté en Orient.
Que porte, en effet, le traité conclu le 10 avril 1854 entre la France et l'Angleterre, traité auquel, comme on l'a rappelé, le Piémont a accédé le 26 janvier dernier ? Il dit en propres termes (article 4) : » Animées du désir de maintenir l'équilibre européen et ne poursuivant aucun but intéressé, les hautes parties contractantes renoncent d'avance à retirer aucun avantage particulier des événements qui pourront se produire. »
Voilà, certes, un engagement assez explicite. Le traité d'alliance signé à Vienne le 2 décembre entre les puissances maritimes et l'Autriche définit son but de façon également à écarter toute idée de remaniement.
Je me résume.
La neutralité n'est point pour la Belgique une situation accidentelle, temporaire, subordonnée aux circonstances. Notre situation, sous ce rapport, ne ressemble pas à celle des autres pays. La neutralité belge est permanente, c'est un principe absolu ; c'est un engagement contracté pa nous et envers nous ; il ne saurait être ni méconnu ni éludé sans une violation flagrante du droit des traités, de l'équilibre européen.
La neutralité nous a été imposée par l'Europe ; nous ne l'avons point demandée ; qu'elle nous convienne ou qu'elle ne nous convienne pas, là n'est point la question. Elle constitue la base même de notre existence nationale ; voilà le fait. La renier, ce serait abdiquer. Cette abdication, je le répète, personne ne nous la demande, personne an manifeste l'intention de nous la demander.
C'est par cette déclaration nette et formelle que je terminerai la réponse que je devais à l'honorable M. Orts.
M. Lebeau. - Je désire ne pas contribuer à prolonger une discussion qui pourrait, en se prolongeant, offrir certains inconvénients, car nous traitons un sujet délicat, qui intéresse l'Europe et qui, par cela même, nous impose une certaine réserve.
Je dois cependant féliciter la Chambre et le pays de l'interpellation qui a été faite par l'honorable M. Orts, puisqu'elle nous a valu la déclaration si complète, si catégorique, du gouvernement, par l'organe de M. le ministre des affaires étrangères.
Je déclare, cependant, que je suis du nombre des incrédules invétérés qui n'avaient pas besoin de la déclaration de M. le ministre des affaires étrangères, pour accueillir avec dédain et l'annonce, et surtout la controverse un peu molle, un peu pâle pour ne rien dire de plus, dont on a accompagné l'annonce de ce fait dans certaines feuilles. Je suis parfaitement convaincu que c'était là ce qu'on appelle ordinairement... ici se présente à mon esprit une qualification qui me paraît trop peu parlementaire pour être produite dans cette Chambre (Note de bas de page : L'honorable M. Coomans ayant paru prendre le change sur mes intentions, je déclare volontiers que le met « canard » était celui que j'étais prêt à prononcer. Note remise par M. Lebeau).
Quelle est, messieurs, la première puissance de laquelle relèvent ouvertement tous ceux qui sont engagés dans le grand drame dont nous sommes témoins ? A quelle puissance en appellent-ils ?
Au droit, à la sainteté du droit, à la foi des traités.
Nous avons vu le chef d'un Etat où l'on ne reconnaît aucun pouvoir humain au-dessus du sien, s'incliner devant ce tribunal, faire plaider devant l'opinion européenne la cause qu'il soutient contre presque tous les gouvernements de l'Europe.
C'est devant le tribunal de l'opinion qu'avant tout il a hâte de déclarer que lui-même, c'est au nom du droit qu'il a pris les armes.
Quant aux gouvernements occidentaux, ils n'ont pas cessé un seul instant (cela se lit à chaque ligne de leurs manifestes) de déclarer qu'ils ne poursuivent pas d'autre but que l'inviolabilité du droit public européen, que c'est la défense du faible contre le fort. C'est une guerre dont le caractère est essentiellement moral. Comment justifierait-on de pareilles assertions avec la tentative de porter ouvertement atteinte à notre neutralité ?
Ce n'est pas la première fois que des insinuations du genre de celles qui ont trouvé accès dans certains journaux, ont paru se produire ; ce n'est pas la première fois qu'elles ont rencontré à l'instant même la plus énergique réprobation. Vous vous souvenez, messieurs, qu'en 1840 la guerre sembla aussi menacer d'embrasser l'Europe entière. Une puissance, à laquelle la Belgique devait en grande partie d'avoir pu consolider sa révolution, aurait vu aussi, disait-on, avec un certain déplaisir que la Belgique refusât d'écouter ses observations sur la manière par trop absolue dont elle comprenait sa neutralité. La Belgique déclara alors dans cette Chambre, à la face du pays, à la face de l'Europe, la ferme résolution de maintenir une sincère, loyale et forte neutralité. Les hommes politiques, ceux-là mêmes à qui cette déclaration si solennelle pouvait paraître superflue, sinon inopportune, ont été les premiers à reconnaître que nous avions alors agi en gens de cœur, en gens qui comprennent à la fois leurs obligations les plus sacrées et leurs plus vrais intérêts ; nous avons grandi dans l'opinion même de ceux que cette déclaration solennelle avait pu un instant quelque peu chagriner.
Comme l'a très bien dit M. le ministre des affaires étrangères, c'est notre droit public que la neutralité. Si nous sortons de la neutralité, nous ne sommes plus qu'un fait. Nous déchirons de nos mains notre droit à l'indépendance. Car c'est à cette condition que l'Europe l'a reconnu de commun accord avec nous.
Cette neutralité d'ailleurs, comme celle d'un autre pays, comme celle de la Suisse, n'est pas née uniquement des traités ; elle est née de notre position géographique, stratégique, au centre de l'Europe ; elle est si bien née de la nature des choses, que déjà au temps de Richelieu on en reconnaissait la convenance et que plus tard elle était proclamée comme une nécessité européenne par Mirabeau.
Mais, messieurs, si nos droits sont incontestables, la neutralité comporte autre chose que des droits ; elle comporte des devoirs, des devoirs sérieux.
L'histoire dit ce que deviennent les neutralités que l'on considère comme suffisamment garanties par un traité, par ce qu'on appelle quelquefois un morceau de papier. Ces neutralités, se reposant aveuglément autrefois sur le droit écrit, ont certainement aujourd'hui, grâce à la puissance de l'opinion, une force beaucoup plus grande qu'autrefois.
Cependant, messieurs, gardons-nous de croire qu'il n'y ait pas des devoirs et des devoirs imposants inhérents à cette neutralité. Il faut, au besoin, que l'inviolabilité de notre territoire puisse être assurée par nous-mêmes, au moins dans une certaine mesure ; et, si nous pouvions jamais délaisser un si grand intérêt, oublier un si grand devoir, nous nous exposerions avoir d'autres nous déclarer ce que le premier consul déclarait à la république de Venise.
« Si vous aviez su vous défendre vous-mêmes contre une surprise ; si vous aviez su empêcher que l'ennemi entrât si facilement chez vous et qu'on vînt y prendre une position stratégique hostile à mon armée, je ne serais pas entré sur votre territoire. »
Messieurs, les Chambres, répondant à l'appel du gouvernement, ont mis celui-ci en mesure de remplir ces devoirs.
S'il venait à y faillir, il faut que tout le monde le sache bien et la Belgique et l'Europe même, ce ne serait pas à la législature, qui a patriotiquement accueilli toutes les propositions du gouvernement, ce serait à celui-ci qu'il faudrait en renvoyer toute la responsabilité, et quelle responsabilité ! Je suis convaincu, du reste, que le sentiment de cette responsabilité ne fait défaut à aucun membre du cabinet.
M. Coomans. - Messieurs, bien que je n'aie pas été prévenu, comme l'ont été l'honorable ministre des affaires étrangères et l'honorable M. Lebeau, de l'interpellation dans laquelle l'honorable M. Orts me réservait un rôle...
M. Lebeau. - Je n'ai pas été prévenu du tout.
M. Coomans. - Ça m'en a eu l'air.
M. Lebeau. - La Chambre jugera entre votre observation dubitative et mon affirmation. Je déclare sur l'honneur que je n'ai pas été prévenu plus que vous.
M. Orts. - Je me joins à votre affirmation.
M. le président. - La Chambre n'a pas été prévenue.
M. Coomans. - Je tiens donc compte de l'affirmation de l'honorable M. Lebeau, qui n'avait pas besoin d'être corroborée par celle de l'honorable M. Orts, et je dis donc que je n'ai pas eu l'avantage d'être prévenu, comme l'honorable ministre des affaires étrangères, de l'interpellation dans laquelle l'honorable M. Orts me réservait un rôle. Cependant je crois devoir m'expliquer immédiatement sur les points qui me concernent.
D'abord, j'ai deux erreurs à relever dans le discours de l'honorable M. Orts. L'honorable député que nous regrettons tous de ne pas voir siéger en ce moment dans cette enceinte et à qui l'honorable M. Orts attribue une certaine part dans la direetiou du journal dont il s agit, ne prête à cette feuille qu un concours sympathique, semblable à celui que peuvent lui prêter un grand nombre d'autres honorables membres de cette assemblée. Cet honorable député n'a donc à supporter de ce chef aucune responsabilité ; il ne fournit à ce journal d'articles de fonds d'aucune espèce, je le dis sans m'en vanter, cela va sans dire, et parce que mais parce que c'est la vérité pure. Ensuite, ce n'est pas moi qui signe le journal dont il s'agit, c'est mon fils qui seul a à répondre de tout ce qu'il renferme. Mais comme je n'aime pas à jouer sur les mots, ni sur des points secondaires, je reconnais très volontiers que l'article qui a servi de prétexte à l'honorable M. Orts, pour introduire ce débat dans cette Chambre n'a pas été inséré à mon insu ; c'était l'analyse très mesurée de deux lettres que j'ai eues sous les yeux ; j'ai cru qu il valait mieux avertir mes concitoyens que de les entretenir dans une sécurité trompeuse, et j'ai autorisé l’insertion de la note. Il ne m'a pas semblé inopportun de parler à la Belgique d'autre chose que des lois sur la police sanitaire des animaux domestiques et sur les écoles d'agriculture.
D'ailleurs si l'on a des raisons de croire (que je n'ai pas, en ce qui me concerne) que cette note n'offrait aucun caractère sérieux, pourquoi en faire ici l'objet d'un débat presque solennel, pourquoi exprimer le vœu que nos dépenses militaires s'accroissent ? N'y a-t-il pas quelque contradiction dans les remarques présentées par les honorables préopinants ?
(page 746) On a parlé, je pense, de ballons d'essai ; j'aime à croire que cet incident combiné n'est pas un ballon d'essai précurseur de grosses dépenses qu'on se propose très vraisemblablement de nous demander bientôt. L'honorable M. Lebeau a fait un plaidoyer fort inutile en faveur du maintien de la neutralité belge, principe qui m'est aussi cher qu'à l'honorable membre et qui n'a pas été le moins du monde ébréché dans l'article dont il s'agit ; ce plaidoyer de l'honorable membre était très beau, mais superflu ; j'aime à le croire, et je tiens à le dire, parce que le doute contraire ne ferait pas honneur à la Chambre.
S'il y a donc quelque insinuation dans le discours de l'honorable membre, en ce qui me concerne, je le prie de la retirer. J'admets de coeur les principes exposés par M. le ministre des affaires étrangères et soutenus par l'honorable M. Lebeau, et j'espère qu'on les maintiendra.
M. Lebeau. - Je n'ai point eu l'intention de vous blesser.
M. Coomans. — Merci. Encore un mot. A chacun la responsabilité de ses œuvres : il est très vrai que le gouvernement est complètement étranger à la feuille dont il s'agit. Je le déclare dans l'intérêt de l'un et de l'autre.
M. Orts. - Messieurs, l'honorable M. Coomans a paru regretter que je n'aie pas jugé à propos de le prévenir de mon interpellation ; j'ai traité l’honorable membre comme tous mes honorables collègues de la Chambre, et je ne pense pas qu'à part lui, personne se plaigne de n'avoir pas été prévenu. Mon abstention est, d'ailleurs, parfaitement conforme aux précédents ; il est rare qu'un membre de l'assemblée attache à ces interpellations une assez haute importance pour se croire obligé de les annoncer d'avance à la Chambre tout entière...
M. Coomans. - J'ai été cité.
M. Orts. - L'honorable M. Coomans a été cité, mais sans être attaqué. J'ai fait allusion à un journal dans des termes qui n'avaient rien de désobligeant ni pour le journal, ni pour ses lecteurs, ni pour ceux qui le rédigent ; j'ai dit que ce journal représentait une portion notable et respectable des opinions du pays. Lorsque l'honorable M. Coomans sera ministre, ce que je désire voir s’accomplir le plus tard possible...
M. Coomans. - Moi aussi.
M. Orts. - J'aurai soin de le prévenir toujours à l'avance de toutes mes interpellations.
Maintenant, je remercie bien sincèrement M. le ministre des affaires étrangères delà réponse qu'il a faite à mes quatre questions, et je crois pouvoir dire sans témérité, sans trop de présomption, qu'une bonne partie du pays s'associera à ces remerciements. Je suis heureux d'apprendre que la politique du gouvernement est et restera une politique de neutralité, parce que la neutralité est pour lui, comme à mes yeux, le fondement et la raison d'être de la nationalité, de l'indépendance du pays.
Mais, comme l'a dit l'honorable M. Lebeau, c'est là une position qui n'est fondée que sur le droit, sur la foi des traités. Or, ai-je ou non quelque peu raison de m'inquiéter d'une position garantie par le droit seul à l'époque où nous vivons ? Je suis de ceux, messieurs, qui ont le malheur de croire qu'il n'est pas plus difficile, lorsqu'on est fort, de déchirer, sous prétexte de raison d'Etat, des traités qu'on n'a pas signés, que de déchirer les constitutions et les chartes qu'on a jurées ; j'avais et je conserve le droit de m'inquiéter un peu.
Partant de cette idée, je recommande à M. le ministre des affaires étrangères, au gouvernement tout entier de ne pas perdre de vue les dernières paroles de l'honorable M. Lebeau. Sans doute la politique de neutralité, que le gouvernement suit, est la véritable politique belge, parce qu'elle est la seule politique loyale ; qu'en ce pays la loyauté politique réside comme la loyauté privée dans le respect de la parole donnée, dans le respect de la foi jurée. Mais pour rester loyale vis-à-vis de tous cette neutralité belge doit, une bouche auguste l'a proclamé un jour, aux applaudissements de la nation entière, dans cette Chambre, la neutralité doit être forte. S'il faut la fortifier, aucun sacrifice ne coûtera au pays ; le ministère ne l'oubliera pas. Et malgré ses paroles de tout à l’heure, l'honorable M. Coomans ne serait pas le dernier, j'en suis convaincu, à voter les sacrifices qu'on demanderait dans ce but à la législature.
M. de Theux. - Messieurs, pour moi, j'avoue que je ne puis pas partager les appréhensions que l'honorable député de Bruxelles a manifestées. L'année dernière, à peu près à la même époque, on vit se produire des inquiétudes sur notre situation extérieure ; je me suis permis de dire alors franchement que je n'éprouvais aucune des inquiétudes qui étaient exprimées, en tenant compte, d'un côté, de notre droit ; d'un autre côté, des engagements qui lient les puissances entre elles à notre égard. C'est avec une sorte de stupéfaction qu'on me vit professer cette opinion. J'ai eu le bonheur de la voir confirmer par les faits : la Belgique a passé cette année dans une sécurité parfaite. J'ai encore la même confiance, et je me serais bien gardé d'entretenir le public, le gouvernement ou la Chambre de craintes relativement à notre situation.
Pour moi, je la crois excellente, je crois que le pays ne doit s'en inquiéter aucunement. Maintenant je ne viendrai pas provoquer le gouvernement à faire des dépenses ; je laisse le gouvernement juge de l'initiative des mesures à prendre en cette matière. Je me rappelle que des provocations du même genre ont eu lieu à une autre époque ; elles coûtèrent beaucoup d'argent au pays ; eh bien aujourd'hui encore, je m'abstiens de toutes provocations semblables et je laisse, je le répète, au gouvernement l'initiative des mesures qu'il croira devoir prendre, et lorsqu'il en aura exposé la nécessité aux Chambres, il peut être certain de mon entier concours.
M. Devaux. - Je ne veux ajouter que peu de paroles à ce débat ; elles ne seront pas plus alarmantes que celles de l'honorable préopinant. Je suis de ceux qui, malgré la généralité des opinions et des apparences contraires, croient encore à des chances de paix prochain. Mais ce ne sont que des chances, et la guerre est aujourd'hui une réalité ; pour la transporter dans l'occident de l'Europe, il n'est pour ainsi dire plus besoin même d'une résolution, car tous les grands gouvernements font déjà des armements considérables dans cette prévision ; si elle se réalise, la Belgique ne se trouvera pas, comme d'autres Etats de second ordre, derrière, ou à côté des deux parties belligérantes, mais entre elles ; il est possible que son territoire soit le seul intervalle qui les sépare dans cette partie du continent. Pour une nation neutre, cette position est grave ; je ne suppose assurément à aucune des grandes puissances l'intention de violer une neutralité qui nous a été si solennellement garantie et que nous avons acceptée de leurs mains. Ce serait déclarer que pour les puissances de second ordre il n'y a plus de droit international ; ce serait mettre le crime à la place de la foi jurée. Mais la guerre a ses entraînements passionnés ; elle a ses étourdissemenls ; dans les crises de la guerre, les mauvaises idées, les mauvaises tentations peuvent venir aux gouvernements, comme dans les positions extrêmes elles viennent aux individus. Gardons-nous de leur donner des prétextes dont elles puissent se colorer, et rappelons-nous que le prétexte sous lequel les neutralités ont toujours été violées, ç’a été leur propre faiblesse. Alors que des nations bien plus éloignées que nous des événements que la guerre peut entraîner se préoccupent sérieusement des conséquences qu'elle peut avoir pour elles et prennent des mesures extraordinaires, ne restons pas dans une inintelligente sécurité. Quoi qu'il arrive, il faut que la Belgique, au milieu des événements de l'Europe occidentale, se présente dans une attitude qui commande le respect.
La législature a déclaré dans une loi quelle est, à cet égard, sa volonté pour les circonstances graves. Cette loi ne doit point dormir entre les mains du gouvernement. Dût la prévoyance nous coûter quelque argent, le gouvernement doit être prévoyant. Nous devons avoir le courage de le lui dire ; j'ai tort de me servir du mot courage, car le gouvernement n'a qu'à parler et la nation est prête à comprendre les nécessités de sa situation. Le gouvernement n'a qu'à s'adresser à ce sentiment patriotique qui vit au fond de tous les cœurs belges ; la nation ne restera pas insensible à son langage. Ce sentiment il peut y avoir confiance, je dirai même qu'il peut l'élever à telle hauteur qu'il voudra, cela dépend de lui.
Qu'il ne craigne pas non plus que les mesures que la prudence commande entraînent pour lui des difficultés à l'intérieur. Si, depuis six ans, le gouvernement s'était préoccupé davantage des dangers de l'extérieur, bien des embarras intérieurs auraient disparu ou se seraient amoindris. Qu'on se préparc donc à faire ce que les événements exigeront, sans se laisser devancer par eux ; qu'on ne recule pas devant l'idée que la paix pourrait rendre inutiles les précautions prises. Dans aucun cas, messieurs, il ne sera inutile que la Belgique montre aux autres nations quelle serait son attitude si la guerre venait à l'entourer. Car, pour une nation jeune et qui n'est pas au nombre des plus puissantes, c'est gagner immensément que de s'élever dans l'estime des autres peuples.
Encore un mot, messieurs, et je finis.
En parlant de patriotisme, je n'ai point voulu parler de celui qui rêve des chimères. Si ce sont des alléchements qu'on a voulu nous offrir, la Belgique les a accueillis avec dédain. Notre heureux pays ne désire qu'une seule chose, c'est de rester ce qu'il est ; mais ce désir est profond et énergique, et, pour le réaliser, il saura faire tous les sacrifices.
- L'incident est clos.
(page 746) M. Faignart. - Messieurs, quelques séances déjà ont été employées à la discussion du projet de loi qui vous occupe. Jusqu'ici, je dois l'avouer, je n'apprécie pas bien la solution qui sera donnée à ce projet ; car il me paraît qu'il y a beaucoup de systèmes en présence. D'abord nous avons le projet du gouvernement, puis celui de la section centrale, en troisième lieu la proposition de M. de Liedekerke, et en outre il y a des membres de cette assemblée qui ne veulent rien faire du tout. Cependant je crois leur nombre assez restreint. J'ai cru remarquer, d'après les discours des honorables MM. Mascart et de Naeyer, que ces messieurs voudraient laisser faire à l'agriculture son instruction par elle-même. L'honorable M. Mascart vous a dit que les petits cultivateurs apprendraient chez eux la manière de cultiver. J'ignore si dans l'arrondissement de Nivelles qui a envoyé l'honorable membre à la Chambre, les cultivateurs sont assez avancés pour donner ces enseignements utiles, ces appréciations justes de ce qu'il y a à faire pour le perfectionnement de l'agriculture, mais ce que je sais très bien, c'est que je n'y ai pas trouvé l'agriculture fort avancée.
L'honorable membre a pratiqué lui-même l'agriculture, si mes renseignements sont exacts, il y a huit ou dix ans. Je sais que depuis lors l'agriculture de l'arrondissement de Nivelles est restée à peu près stationnaire.
Ainsi, c'est à tort que l'honorable membre ne veut pas qu'un enseignement soit organisé pour développer, perfectionner cette importante branche de l'industrie nationale.
En effet, il y a dans l'arrondissement de Nivelles de très grandes exploitations.
Le système de rotation suivi depuis 20 ans et plus l'est encore à l'heure qu'il est, à peu de chose près. C'est ainsi que dans cet arrondissement, on n'a pas encore introduit les plantes industrielles, les plantes sarclées, les racines qui font la richesse, le nerf de la culture flamande. C'est ainsi que les soins apportés à la confection des engrais, de toute espèce sont loin d'y être portés à la même perfection qn'ailleurs.
C'est ainsi enfin, puisque je m'occupe de l'arrondissement de Nivelles, que la terre n'est pas entretenue dans l'état de propreté qu'on remarque dans d'autres contrées où la culture est beaucoup plus avancée.
Messieurs, à l'appui de ce que je viens de dire, je citerai un fait ; une personne qui fait métier d'épurer les grains de semence est venue dans ce pays-ci.
Après avoir parcouru quelques provinces, elle s'est rendue chez, moi, m'a décliné sa profession, et m'a demandé si je voulais faire nettoyer mes grains de semence. - Je n'en vois pas la nécessité, lui ai-je dit. - Je suis, a-t-il répliqué, à la recherche d'une localité où je puisse exercer mon état avec profit. Jusqu'ici j'ai parcouru différentes localités et l'endroit où j'ai trouvé à l'exercer avec le plus d'avantage est l'arrondissement de Nivelles.
Je suis certain que cette déclaration est vraie. Et si je suis bien informé, cette personne exerce encore sa profession dans cette localité, ce qui prouve qu'il s'y est bien trouvé.
Vous voyez que l'honorable M. Mascart peut n'être pas parfaitement renseigné, lorsqu'il soutient que rl’nseignement agricole n'est pas nécessaire.
J'en appelle au témoignage de ceux qui habitent cet arrondissement.
Je crois que là, comme partout ailleurs, il y a beaucoup à faire pour l'enseignement agricole.
L'honorable M. Mascart nous a dit aussi qu'il avait vu dans les environs de Hombourg faire la récolte comme au temps de Cérès, qu'il avait vu, en France, 4 à 5 boeufs attelés à une charrue. Mais il n'est pas besoin de sortir du pays pour voir pratiquer cet étrange système.
On peut voir la même chose dans les Ardennes. Là on attelle 4 ou 6 bœufs à une charrue, et chose remarquable, le sol ardennais est très léger, très meuble.
Soyez sûrs, messieurs, que partout on reconnaîtra la nécessité d'éclairer certaines populations rurales, là même où les instruments perfectionnés sont assez répandus ; mais ils sont tellement rares dans la province de Luxembourg, que les rouleaux sont à peine inconnus.
Et pour les remplacer on fait parcourir la terre par des troupeaux de moutons ! Je vous demande si c'est un moyen pratique.
Je n'hésite pas à dire qu'il faut de toute nécessité que le gouvernement indique aux cultivateurs qu'il y a d'autres méthodes à employer avec infiniment plus de succès. Je ne crois pas qu'il soit possible de contester l'utilité de l'enseignement agricole. Je ne dis pas qu'il soit d'une aussi indispensable nécessité dans les parties du pays les mieux cultivées comme les Flandres. Mais il y a beaucoup de localités où cet enseignement est réellement indispensable.
(page 747) Je crois donc, messieurs, qu'il est impossible de contester sérieusement l'utilité de l'enseignement agricole. Je reconnais que dans les essais qu'on a faits, les résultats n'ont pas été aussi heureux qu'on était en droit de l'espérer, c'est un fait regrettable. Mais l'honorable M. Rogier, qui avait les meilleures intentions, lorsqu'il a établi les écoles d'agriculture, a nécessairement pu se tromper dans le choix des personnes avec lesquelles il a traité et dans le choix des localités où il a établi les écoles. Une faute grave qu'il a commise alors, c'est l'établissement d'écoles d'agriculture urbaine.
Quant à moi, je ne puis dans aucune circonstance approuver l'enseignement agricole sans y joindre la pratique.
Je conçois que l'on puisse enseigner ainsi la mécanique, toutes les sciences exactes. Mais quant à la science agricole, sans l'application elle ne pourra produire de bons résultats. Cela ne peut être contesté par les personnes qui vivent à la campagne.
Je passe à l'amendement de l'honorable M. de Liedekerke, et je commence par dire que je ne puis l'approuver. L'honorable membre voudrait qu'un particulier ou une société, ce qui, à mes yeux, est beaucoup pire, pût mettre à la disposition du gouvernement un domaine de cent hectares pour donner des cours d'agriculture.
Mais ce que l'honorable comte ne dit pas, c'est ce qu'on enseignera dans ce domaine, quels seront les professeurs, qui les nommera, qui les surveillera. L'honorable membre ne dit pas non plus où l'exploitation pourrait être située. Il ne dit seulement pas si après avoir voté la loi nous serons certains d'avoir le domaine promis.
Pour moi, messieurs, en admettant qu'on trouvât absolument le terrain convenable sous tous les rapports, je ne vois pas que ce système puisse être pratiqué. Je vais vous en dire le motif.
Je suppose qu'un propriétaire mette à la disposition du gouvernement une propriété rurale, et que le gouvernement y envoie des élèves. Nécessairement le propriétaire s'opposera à ce que l'on fasse des essais qui pourraient être improductifs ; car ce qu'il voudra ce seront des produits.
M. de Liedekerke. - Il pourra abandonner une partie de son terrain.
M. Faignart. - Mais pourquoi ne céderait-il pas tout, ou ne céderait-il rien du tout ?
En ce qui concerne les entreprises avec les propriétaires, les expériences ont été faites selon moi. L'expérience a démontré que de pareilles écoles ne peuvent aboutir.
Tantôt le propriétaire des terrains était en désaccord avec le directeur ou avec les professeurs ; l'un voulait une chose, les autres voulaient une autre, et il en résultait nécessairement un conflit.
L'honorable comte de Liedekerke vous a dit aussi que les fermes exploitées par le gouvernement ne peuvent donner de bons résultats. C'est précisément le contraire que je pense. Sans doute, le gouvernement ne peut pas prendre une ferme à bail, pour en tirer des bénéfices. Le gouvernement qui a obtenu une ferme d'un particulier y fait tels essais, telles expériences qu'il juge à propos. Mais quand le particulier est maître chez lui, le gouvernement ne peut que suivre les opérations qui sont bien ou mal faites par le propriétaire.
Le gouvernement, du reste, a fait à cet égard quelques essais.
Je connais des fermes qui ont dû être abandonnées, à cause des difficultés qui ont surgi quant aux détails d'exploitation.
L'honorable comte de Liedekerke ne nous dit pas non plus qui nommerait les professeurs, en supposant qu'un propriétaire mît sa ferme à la disposition du gouvernement.
M. Rodenbach. - Il l'a dit.
M. Faignart. - Ce serait le gouvernement qui nommerait les professeurs. C'est un motif de plus pour que ces professeurs soient en opposition constante avec le propriétaire. Le propriétaire verra son intérêt pécuniaire ; les professeurs verront uniquement l'intérêt de la science ; et ce sont deux choses qui ne peuvent s'accorder.
Ce qui me paraît certain, messieurs, c'est que si l'amendement de l'honorable comte de Liedekerke passe en force de loi, les professeurs nommés et payés par le gouvernement auront le droit de se promener avec leurs élèves sur l'exploitation de cent hectares pour voir, juger, apprécier, critiquer, s'ils le jugent à propos, les opérations du propriétaire auquel ils ne pourront donner ni la moindre impulsion, ni les moindres enseignements.
Messieurs, je ne partage pas non plus l'opinion de la section centrale que l'expérience n'a pas été suffisante. Pour moi, elle est plus que suffisante et je trouve qu'il est possible de faire beaucoup mieux qu'on n'a fait jusqu'ici, qu'on peut profiter des enseignements que l'on a eu occasion de recueillir et dépenser moins d'argent.
L'expérience a suffisamment démontré que l'enseignement agricole doit être réorganisé, le nombre des établissements restreint, et qu'il y a particulièrement lieu d'examiner si tout en faisant aussi bien il n'y a pas lieu de diminuer la dépense à laquelle on a été entraîné jusqu'ici.
Je ne puis donc donner mon assentiment à la continuation de ces expériences qui, selon moi, ont duré déjà trop longtemps.
Je me rallierai au projet du gouvernement que je crois seul sérieux et praticable.
Car, j'aime à le répéter, si le gouvernement veut former un institut supérieur, comme il le propose, il doit être maître de son établissement, il doit pouvoir y faire tels travaux, telles expériences, telles améliorations que les professeurs jugeront convenables. Si au contraire, il se met sous la dépendance ou d'un particulier, ou, comme je le disais tantôt, ce qui est pis encore, d'une société, son élan sera à chaque instant paralysé.
Je désire donc que la Chambre comprenne bien la position qui pourrait être faite au gouvernement, si elle s'associait, dans ce cas, à un particulier qui aurait la main haute, qui dirigerait l'exploitaiion et dont les opérations seraient uniquement inspectées par les élèves de l'école, et c'est ce qui arriverait infailliblement ; car on ne peut être maître à deux, il faut qu'il y ait un chef.
Je me rallie, je le répète, à la proposition du gouvernement, qui consiste à établir un institut central, un institut supérieur d'agriculture, et deux écoles du degré inférieur.
Dans l'institut central vous pourrez avoir des fils de propriétaires ou de grands cultivateurs. Ces jeunes gens ne seront pas assujettis à des travaux manuels qui pourraient répugner à quelques-uns d'entre eux. Mais ils recevront des leçons utiles, ils suivront toutes les expériences pratiques et au sortir de l'école, ils seront à même d'administrer leur domaine propre ou ceux qui leur seront confiés.
Dans les écoles du degré inférieur, vous aurez des personnes d'une classe moins aisée. Vous y verrez des jeunes gens qui savent travailler chez eux, comme on l'a dit dans une autre séance, mais qui travaillent comme leurs parents ont toujours fait et comme ils travailleront toujours eux-mêmes si on ne leur enseigne les meilleures pratiques. Ces jeunes gens se perfectionneront dans les détails de pure exploitation. Il ne suffit pas messieurs, de voir labourer, de voir traiter les engrais, de lire des ouvrages sur ces opérations, il faut avoir fait soi-même, car pour bien commander il faut savoir exécuter.
Ces jeunes gens, après avoir fréquenté l'école, iront chez eux mettre en pratique ce qu'ils auront appris. S'ils ne peuvent travailler pour eux-mêmes ils le feront pour d'autres et ce sera toujours au profit, de l'agriculture.
Je termine, messieurs, en vous déclarant qu'après avoir examiné très attentivement les diverses propositions qui sont soumises à la Chambre, j'ai cru devoir me rallier au projet du gouvernement comme devant produire les meilleurs résultats.
M. de Theux. - Messieurs, la première considération qui me frappe dans cette discussion, c'est que pour nier l'utilité de l'enseignement agricole, il faut en quelque sorte nier l'utilité de l'intelligence dans la culture. Or, c'est ce qu'aucun de vous ne fera.
En effet, mettez en présence deux cultivateurs ayant le même capital, la même étendue de culture, la même bonne conduite, la même assiduité au travail, mais dont l'un soit un homme d'une intelligence ordinaire, tandis que l'autre est d'une intelligence distinguée parmi ses égaux, et vous verrez l'homme intelligent faire rapporter au sol beaucoup plus et à moins de frais.
C'est ce que chacun de nous a pu expérimenter et c'est ce que nous pouvons expérimenter tous les jours.
Une chose a nui beaucoup au développement de la culture, c'est que les capitaux se sont concentrés dans les villes, dans le commerce, dans l'industrie et que les capitaux que les habitants des villes ont donnés à la terre n'ont eu d'autre emploi que l'achat de la terre, laissant à de simples locataires le soin de lui faire rapporter ce qu'elle peut dans l'état où elle se trouve sans s'inquiéter des améliorations à y faire.
Cette émigration des capitaux vers le commerce et l'industrie s'est produite parce que ceux qui avaient acquis le plus de connaissances, ceux qui avaient à placer un capital assez considérable pour se faire une bonne position industrielle ou commerciale, ont cru y faire une meilleure fortune. Je pense que ces faits ne continueront pas à se produire.
En effet, ces carrières vers lesquelles on s'est porté jusqu'ici avec tant d'empressement sont aujourd'hui à peu près occupées ; d'autre part, les terres acquièrent de jour en jour plus de valeur et on ne tardera pas à comprendre qu'on peut aussi utilement et aussi fructueusement employer son savoir et son capital à l'amélioration de la terre.
Depuis longtemps la culture a marché de progrès en progrès. Elle fait encore journellement des progrès en Belgique ; j'en conviens, messieurs, les plus petits cultivateurs font des essais en petit, suivant leurs moyens, ils essayent les innovations que l'on préconise et lorsqu'elles réussissent, ces innovations s'étendent sur une échelle plus grande. Les grands cultivateurs agissent de même. Mais malgré ces tendances au progrès que nous pouvons tous remarquer, des progrès plus grands peuvent se réaliser en agriculture par l'application de la science. La vraie science agricole consiste à tirer de la terre les fruits les plus abondants, ou bien à tirer de la terre les mêmes fruits avec moins de dépenses, avec moins de labeur.
Voilà les seuls vrais résultats de l'application de la science à l'agriculture.
Pour moi, messieurs, je pense que l'enseignement agricole doit descendre d'en haut, doit commencer par les sommités. C'est pour cela que je crois aujourd'hui, comme je croyais en 1846, que la première chose à créer est un institut agricole, ou, si l'on veut des termes plus modestes, une école supérieure d'agriculture. Pour le siège de cet établissement, il faut le domaine le plus considérable et aussi le plus varié possible.
L'enseignement doit nécessairement être accompagné de la pratique.
(page 748) Pourquoi ? Parce que l'enseignement agricole est abstrait, n'est pas facile à saisir, surtout pour des fils de cultivateurs ; il faut que le professeur puisse démontrer par l'application ce qu'il enseigne pour rendre son enseignement plus saisissable.
D'autre part l'incrédulité s'attache toujours aux doctrines en agriculture ; il faut que les faits viennent démontrer la vérité des doctrines que l'on enseigne. Pour ce double motif la pratique est indispensable dans un institut agricole.
Mais par qui désirez-vous que cet institut soit fréquenté ? D'abord par les enfants des cultivateurs les plus aisés, soit propriétaires soit locataires, et certes, messieurs, il ne manque point en Belgique de familles de cultivateurs assez aisées pour faire la dépense de l'éducation de leur fils dans un institut agricole pendant deux ou trois ans.
Combien de cultivateurs n'envoient pas leurs filles dans des pensionnats où elles vont apprendre de jolies choses, contracter de belles manières, apprendre de jolis ouvrages à l'aiguille ou autres qui certes n'ont pas d'utilité pratique ! Cependant le fermier met une gloire à cette dépense malgré les inconvénients qui s'y rattachent, car ces jeunes demoiselles, rentrées à l'exploitation, ont beaucoup de peine à reprendre les travaux de leur mère.
Peut-on croire, messieurs, que le père voudra refuser à son fils une éducation utile alors qu'il en accorde une à sa fille, qui lui est superflue et souvent nuisible ? Je ne le pense pas.
Cependant, je conviens qu'il existe de grands préjugés ; on a peine à croire que la pratique puisse encore être améliorée par l'enseignement ; mais ces préjugés se dissiperont peu à peu. Je ne m'attends pas à ce que l'institut soit fréquenté par des centaines de jeunes gens ; cela n'est point nécessaire ; qu'il y ait seulement une population raisonnable, ne fût-ce que d'uue cinquantaine d'élèves, et l'institut produira déjà un grand résultat.
Je demande, messieurs, que ce soient les enfants des riches cultivateurs qui se rendent à cet établissement et voici mes motifs. Ils ont déjà reçu à l'école primaire et dans les classes inférieures du collège une instruction suffisante pour pouvoir profiter de l'enseignement ; d'autre part, ils ont déjà reçu chez leurs parents une instruction pratique ; ils sont donc tout à fait dans de bonnes conditions pour recevoir ce complément d'enseignement agricole que l'institut leur offre. Ensuite, leur éducation achevée, ils rentrent dans leur famille et là ils font l'essai de leurs théories, sous la direction de leur père ; de cette manière le fermier n'a pas à craindre que son fils l'entraîne à des expériences ruineuses ; il se borne à profiter de l'intelligence de son fils pour rectifier lui-même ses idées et il rectifie les idées de son fils par la pratique. Ainsi cette jeune génération offrira à l'agriculture de très grands avantages.
Une deuxième classe d'élèves sont ceux qui pourraient utilement se donner à l'enseignement soit dans les pensionnats soit dans les écoles moyennes ; ces établissements sont assez répandus dans les campagnes, mais si on voulait aujourd'hui y donner l'enseignement agricole, on ne réussirait point ; pourquoi ? parce qu'on manque de bons professeurs.
On comblera cette lacune peu à peu, car l'enseignement agricole n'est pas une œuvre qu'on puisse improviser, c'est une œuvre qui exige beaucoup de temps ; elle doit jeter des racines dans le pays, elle doit se développer successivement.
Mais on s'effraye de la dépense ; aujourd'hui ou n'aime pas à remettre de grands capitaux au gouvernement pour ce qu'on appelle des essais ; aussi le projet que j'avais présenté en 1846 n'aurait pas aujourd'hui de chance d'être adopté.
Ce projet consistait dans la création immédiate d'un institut supérieur et dans la création facultative de neuf écoles provinciales que le gouvernement aurait pu organiser, à mesure que les circonstances auraient établi la convenance de créer ces écoles. Telle était la pensée du projet de 1846.
D'après le même projet, le gouvernement aurait acheté un terrain et il aurait fait les constructions nécessaires pour l'établissement de l'institut qui serait devenu la propriété de l'Etat ; mais par diverses causes, le projet n'a pas été discuté, et aujourd'hui le changement dans la disposition des esprits ne permet pas d'arriver à ce résultat. D'ailleurs, cette manière de procéder entraînerait un grand retard, car d'abord il faudrait que M. le ministre de l'intérieur s'enquît d'un bon domaine qui pût convenir à l'établissement ; il faudrait qu'après avoir fait une convention provisoire, il demandât des fonds à la législature ; les constructions devraient être faites ensuite ; alors seulement on pourrait nommer les professeurs et organiser l'établissemenl ; tout cela entraînerait un retard de plusieurs années.
Messieurs, d'après les renseignements qui ont été fournis à l'honorable M. de Liedekerke et dont j ai eu aussi connaissance, il se présenterait un individu très bien posé qui, à l'aide d'une association d'autres personnes, fournirait au gouvernement un domaine où l'institut supérieur pourrait être établi, et qui se chargerait de faire les constructions nécessaires.
Je conviens que si une convention du genre de celle que cette personne veut proposer venait à être faite, on pourrait rencontrer toutes les difficultés qu'a révélées l'honorable M. Faignart. Mais, ces inconvénients peuvent être évités dans un bon contrat. L'honorable M. de Liedekerke propose simplement de donner au gouvernement la faculté d'essayer ce contrat, sous la réserve de demander la ratification des Chambres.
On dira que dans cette marche il y a un circuit inutile, le gouvernement n'a pas besoin de l'autorisation de la législature pour traiter sous réserve de la ratification des Chambres. Cela est vrai, mais, d'autre part, après les discussions qui ont eu lieu dans cette Chambre et dans lesquelles on a si fortement contesté l'utilité de l'enseignement agricole, en se récriant en même temps contre les dépenses qui en résulteraient, M. le ministre de l'intérieur, s'il n'était pas muni d'un vote des deux Chambres qui pût donner en quelque sorte la certitude que la convention à conclure serait ratifiée, ne parviendrait certainement pas à traiter. Voilà pourquoi l'honorable M. de Liedekerke a fait sa motion. La réussite de ce projet dépendra des conditions qui seront faites. M. le ministre de l'intérieur devra donc s'efforcer de conclure une convention qui offre au pays toutes les garanties désirables, quant à l'emploi fructueux des fonds que nous sommes disposés à confier au gouvernement.
On objectera encore contre l'Institut, que les jeunes cultivateurs aisés qui en sortiront et qui ne seront pas répandus sur toute la surface du pays, n'auront à offrir que des exemples isolés et qui seront peu connus. C'est là une erreur. Dans toutes les localités où de grandes cultures existent, il existe aussi des cultures moyennes et de petites cultures, et chacun peut puiser dans la grande culture de bons enseignements pour la culture moyenne et la petite culture. C'est ainsi que les facilités de voyage qui existent aujourd'hui, la diminution des frais de déplacement contribuent beaucoup à répandre les connaissances dans tout le pays, parce qu'en allant d'un lieu à un autre, l'homme qui observe fait des remarques utiles et les rapporte chez lui pour les appliquer.
En outre, l'institut qu'il s'agirait de créer aurait aussi pour objet de former de bons professeurs. Mais on dit que ces professeurs ne trouveront pas d'emploi. C'est encore là une erreur ; je crois que lorsqu'on aura vu les bons résultais de l'institut agricole, cet enseignement se propagera dans le pays, parce qu'il y a de grands profits à tirer de l'agriculture lorsqu'elle est bien dirigée ; les idées marchent vite aujourd'hui, et je suis persuadé que du moment que l'on aura sous la main les éléments nécessaires pour donner l'enseignement agricole, il ne tardera pas à se répandre dans le pays.
Messieurs, il y a une foule d'enfants de fermiers qui fréquentent les petits collèges, sans avoir l'intention d'embrasser les professions dites libérales, uniquement pour l'instruction qu'ils y acquièrent, et l'instruction agricole aurait pour eux plus d'attrait et plus d'utilité.
Je ne demande pas pour cela que plus tard le gouvernement établisse lui-même partout des écoles agricoles ; je désire, au contraire, que le gouvernement laisse agir la liberté, et que ce soit l'intérêt particulier des institutions qui conduise à cette extension à donner aux pensionnats, aux petits collèges et même aux grandes écoles primaires.
Si, cependant, il était démontré qu'il fût d'un grand intérêt public que le gouvernement fît quelques dépenses pour répandre l'enseignement agricole, nous y donnerions bien certainement la main, et nous pourrions le faire d'autant plus facilement que les esprits, prenant une autre direction, le gouvernement pourrait, sans inconvénient, diminuer la dépense qu'il fait aujourd'hui pour l'instruction publique.
Une partie pourrait être transférée à l'enseignement agricole sans dommage pour le pays, sans accroissement de charge. Je ne parle pas pour le présent, je parle pour l'avenir et cet avenir on peut le prévoir, du moment qu'il y a une grande idée à satisfaire, on peut prévoir, avec cette impulsion qui de toutes parts existe vers le bien, que cela arrivera.
Je ne pense pas que la terre fasse jamais défaut à la nourriture de l'homme ; à toute époque quand les besoins de la société l'indiquent il se produit des faits nouveaux qui y pourvoient ; c'est ainsi que les manufactures ont procuré aux immenses populations de l'Europe de très grandes ressources ; les mécaniques, la vapeur et toutes les inventions qui apparaissent d'époque en époque sont des choses que la Providence permet pour la conservation de la société.
Nous pouvons croire, sans trop de présomption, que les mêmes faits se produiront dans l'agriculture. Déjà nous voyons que dans tous les pays il y a une tendance vers l’enseignement agricole. C'est qu'on voit qu'il y a là de grands besoins à satisfaire. La population augmente ; l'industrie consomme une grande quantité des produits de l'agriculture, la terre acquiert une grande valeur ; de là de grands efforts pour pourvoir à la subsistance d'une population de plus en plus dense. Ce sont là toutes causes qui conduiront au résultat que nous provoquons.
Après tout, messieurs, admettons que l'essai que nous préconisons d'un institut agricole ne donne pas tous les résultats que nous en espérons, tout au moins devez-vous convenir qu'il y a un motif suffisant pour croire que cet institut présente une très grande utilité ; et en présence des avantages immenses qui peuvent résulter de cette création, devons-nous reculer devant une dépense de 50,000 à 60,000 fr. pendant quelques années ? Je ne le crois pas. Quant à moi, je donnerai mon assentiment à la proposition du gouvernement en ce qui concerne la, création d'un institut d'enseignement agricole supérieur. Mais pour aller vite et à moins de frais, j'abonderai dans l'ordre d'idées exposé par mon honorable ami M. de Liedekerke, sauf à amender sa proposition lors de la discussion des articles.
M. de Naeyer, rapporteur. - Je regrette profondément de devoir allonger encore cette longue discussion. La Chambre me le pardonnera, parce que (page 749) j'ai été évidemment provoqué par M. le ministre de l'intérieur. J'aurais désiré pouvoir répondre immédiatement, mais M. le président n'a pas pensé qu'il y eût là un fait personnel bien caractérisé. Me conformant à son avis, j'ai attendu mon tour de parole.
L'honorable ministre de l'intérieur a soulevé une question toute neuve, qui n'était indiquée ni dans le rapport de la section centrale, ni dans l'exposé des motifs, c'est celle de savoir si mes opinions de 1855 sont entièrement conformes à celles de 1845.
M. le ministre a prouvé à la dernière évidence, je le reconnais, par de longues et nombreuses citations que je ne pense plus sur plusieurs points importants en 1855 de la même manière qu'en 1845, d'où il suit que son projet de loi doit être adopté par la Chambre. Car c'était là ce qui était à démontrer.
Je ne me dissimule pas la force de l'argument, mais je regrette de ne pouvoir en attribuer le mérite à M. le ministre de l'intérieur, car il a été devancé par un de nos grands journaux dont il n'a fait que développer et amplifier un article publié quelques heures plus tôt.
J'étais à me demander : Est-ce le journal qui a inspiré le ministre ou le ministre qui a inspiré le journal ? J'ai rejeté l'une et l'autre supposition, et je me suis dit : Il y a eu tout simplement rencontre d'idées ; il est probable que le grand journal se trouvera grandi encore ayant eu l'honneur de se rencontrer avec un ministre dans la découverte des arguments irrésistibles.
M. le ministre a attaché une importance exagérée à mes opinions en matière d'agriculture.
Il y a un moment où, si j'en avais fait la demande, il m'aurait probablement décerné, au nom de l'Etat belge, le grade de docteur en agronomie, à condition, toutefois, de penser de la même manière, ce qui est un des caractères propres de la science divine.
Mais entre Dieu et l'homme, il y a un abîme, et je vous l'avoue franchement, je ne puis me faire qu'une très pauvre idée des hommes qui pensent toujours de la même manière. Nos paysans des Flandres pensent que les insensés doivent être rangés au premier rang dans cette catégorie. Je répète donc que M. le ministre avait attribué beaucoup trop de valeur à mes opinions en matière d'agriculture. Mais à toute médaille il y a un revers. M. le ministre après avoir été jusqu'à dire que mes discours de 1855 avaient ébranlé ses convictions, a ajouté qu'il avait été très beureux de trouver mes discours de 1845, pour refaire ses convictions.
Ainsi il a comparé mes idées de 1855 à celles de 1845, et il a trouvé qu'en 1845 j'étais beaucoup plus éclairé qu'aujourd'hui. Le compliment n'est pas flatteur, il faut bien le reconnaître. Voilà le revers de la médaille, ou, si vous voulez, du diplôme.
Mais comment ai-je donc eu le malheur de perdre en partie ces grandes, excellentes et lumineuses pensées agronomiques que je professais en 1845 et qui m'ont valu l'insigne honneur de raffermir les conventions à moitié ébranlées d'un minstre ?
Est-ce la politique qui a détraqué ma pauvre tête ? Non ; j'ai renoncé en 1847 à politique. Pourquoi ? Pour cultiver moi-même, pour voir cultiver les autres, pour parler agriculture avec les cultivateurs, pour lire agriculture dans les livres, pour vivre dans une atmosphère absolument agricole et c'est là que mes idées, auparavant excellentes, sont devenues complètement fausses aux yeux de M. le ministre. Réellement, il faut jouer de malheur.
Messieurs, je n'éprouve aucune difficulté pour reconnaître que mes opinions de 1845 ont subi depuis lors des modifications importantes, mais cependant moins profondes que l'honorable ministre ne semble le croire.
Tout en rendant hommage à la loyauté, à la bienveillance, à l'élévation du caractère de l'honorable ministre de l'intérieur ; je le considère aussi comme un homme d'intelligence, un partisan du progrès. Mais je voudrais qu'il m'indiquât le moyen de progresser sans modifier ses idées. Pour professer invariablement les mêmes opinions, il faut de deux choses l'une : ou une énorme dose de stupidité, ou une énorme dose d'orgueil.
Vous comprenez que je ne cherche aucunement à me trouver dans l'une ou l'autre de ces conditions. Modifier ses opinions en matière d'agriculture par suite des leçons de l'expérience, cela paraît extrêmement naturel, mais il est beaucoup plus délicat de changer d'opinion en matière politique ; cependant la question d'un changement de cette nature a été traitée par un de nos collègues, l'honorable M. Lebeau, dans sa première lettre aux électeurs.
L'honorable M. Lebeau commence par prouver à la dernière évidence (cela d'ailleurs n'avait pas besoin de preuves), qu'un homme doit toujours être fidèle à ses convictions.
« Cela veut-il dire qu'un homme politique ne puisse et ne doive jamais modifier ses principes, ses opinions ?
« Non, cela serait insensé. Cela voudrait dire que, rebelle aux lumières de la discussion, aux enseignements de l'expérience, il devrait fermer hermétiquement son intelligence et n'y plus rien laisser pénétrer de ce qui est le plus propre à l'éclairer, à la modifier, à la perfectionner, à la rectifier.
« Ce serait de l'orgueil si non de la démence. »
Vous voyez que je suis parfaitement d'accord avec l'honorable M. Lebeau. Pour qu'un changement d'opinion soit parfaitement honorable, que faut-il cependant ? Il faut qu'il soit sincère et désintéressé. Eh bien, je défie hautement tout le monde de contester l'une ou l'autre de ces deux qualités aux modifications que mes opinions ont pu subir et sur lesquelles l'honorable ministre a cru devoir insister si longuement.
Puisque l'honorable ministre a jugé convenable de me mettre en quelque sorte en scène, je me crois en droit de lui demander, si mes opinions actuelles ne sont pas aussi loyales, aussi sincères et aussi désintéressées que celles que j'exprimais en 1845.
J'exige cette réponse.
M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - Il n'y a pas à cela le moindre doute.
M. de Naeyer, rapporteur. - Alors vos citations étaient inutiles, pourquoi me faire rétrograder de dix ans ?
Mais croyez-vous par hasard que je n'ai pas dû m'attendre à ce que mes opinions de 1845 seraient déférées et citées à comparaître au jugement de la Chambre. Ne sommes-nous pas habitués à ces batailles à coups de Moniteur ? La plupart du temps, on ne fait pas autre chose.
Il y avait pour moi un intérêt personnel, un intérêt d'amour-propre (tout le monde a son amour-propre) à ne pas mettre en évidence mes nouvelles opinions. Mais il y a dans mon ménage intérieur un principe que je suis toujours, c'est que, quand la conscience parle, l'amour-propre doit se taire.
Je le dis franchement, depuis dix à douze ans, il n'est pas de question qui m'ait plus vivement occupée que celle de l'enseignement agricole. Je crois que j'ai été le premier à proclamer dans cette enceinte l'alliance entre la science et l'agriculture. Mais l'honorable ministre se trompe beaucoup s'il croit que mes paroles ont rencontré d'abord une grande sympathie. Quand j'ai parlé ici la première fois d'enseigner aux cultivateurs des notions de physique, de chimie, de météorologie, de mécanique, de physiologie qu'est-il arrivé ? C'est que je me suis rendu parfaitement ridicule au plus grand nombre de mes collègues. Pendant longtemps j'ai été soumis à des quolibets affreux.
L'on venait me demander : Quand allez-vous enseigner la chimie aux paysans ? Un autre disait : A votre place, j'ajouterais à mon enseignement la physiologie et la pathologie. Un troisième, plus méchant encore, disait : Il faudrait enseigner l'astronomie ; les paysans cultiveraient dans les astres, et ce serait presque divin.
Eh bien, malgré tous ces sarcasmes, j'ai eu le courage de persister dans cette opinion que j'exprimais alors et que je proclame eucore aujourd'hui, savoir : Qu'en définitive les grands progrès que fera encore l'agriculture doivent s'accomplir surtout sous l'influence de la science, et en cela je n'ai pas varié, et ceux qui se croient maintenant les plus avancés ne font que répéter ce que je disais alors sur ce point essentiel, fondamental, sur cette idée de progrès ; mes convictions sont restées les mêmes ; je pourrais dire qu'elles sont devenues plus fortes Mais en quoi consiste cette instruction que les progrès de l'agriculture réclament, et comment la faire pénétrer parmi les populations rurales ? C'est sur ces questions d'application seulement que mes opinions ont été modifiées et rectifiées par l'étude et par l'expérience.
J'ai d'abord donné dans les fermes modèles. Cela était assez naturel ; c'est ce qui existe à l'étranger. J'ai donné dans les instituts supérieurs et inférieurs, et si, à cette époque, on m'avait proposé l'idée de l'honorable comte de Liedekerke, appuyée surtout par des paroles aussi éloquentes que celles que j'ai entendues hier, je l'aurais probablement accueillie avec la plus vive sympathie. Une espèce de phare lumineux placé au centre du pays et éclairant de tous côtés ceux qui cultivent péniblement la terre, ôù l'on rencontre presque autant d'écueils que sur la plage maritime. Mais c'est sublime' Je crois qu'à cette époque je me serais jeté à genoux. Car j'étais beaucoup plus jeune qu'aujourd'hui.
Mais voilà dix ans qui passent sur ma tête et qui me courbent tant soit peu vers la terre. Cette position n'est pas mauvaise pour examiner les procédés de l'agriculture ; et, messieurs, c'est en observant les faits de près, en entrant plus avant dans le monde des réalités, que j'ai renoncé aux idées lumineuses de 1845 ; à tel point que j'éprouve même le regret de ne pouvoir me rallier à l'amendement de l'honorable M. de Liedekerke.
Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire, mon opinion sur la nécessité de l'instruction agricole n'a jamais varié, si le changement ne porte que sur le véritable caractère de cette instruction et surtout sur tes moyens d'exécution.
Mais, messieurs, j'ai parlé des cultivateurs qui font de la chimie sans le savoir. Eh bien, quand on commence à prendre part aux affaires publiques, on fait presque toujours du socialisme sans le savoir. J'avoue franchement que j'en ai fait comme tant d'autres. On est, en effet, frappé des souffrances, des misères qui affligent la société, et cela est naturel. On dit : Il faut cependant un remède à ces maux. Eh bien, quelle est l'idée qui se présente ? C'est de recourir au gouvernement. Le gouvernement doit tout faire ; il doit être tout-puissant pour le bien.
Ainsi, je ne vous le cache pas, j'ai commencé par adorer la providence gouvernementale. Mais ce que je puis dire bien haut, et sarn craindre un démenti, c'est que mes adorations ont toujours été pures et exemples de tout calcul personnel. Je le dis bien haut. Mais à mesure qu'on avance en âge et que le temps vous permet de vous instruire par l'expérience, on ne tarde pas à reconnaître que l'intervention de l'Etal est un remède qui ne fait qu'empirer le mal et que cette (page 750) providence gouvernementale est une idole qui ne fait que dévorer une partie des ressources de ses adorateurs.
J'en étais à pou près là, lorsque en 1852, contre mon attente, j'ai quitté la bêche et la houe pour rentrer dans la carrière politique, et depuis lors, cette opinion n'a fait que se renforcer dans mon esprit.
Vous voyez donc que mes idées sont moins changées, sont moins modifiées en ce qui concerne l'instruction agricole qu'en ce qui concerne le rôle de la providence gouvernementale.
Cela seul suffirait pour expliquer comment j'ai pu réclamer en 1845 ce que je repousse aujourd'hui.
Mais il est un autre point sur lequel mes opinions sont parfaitement modifiées par suite même de l'expérience que j'ai pu recueillir dans la pratique agricole.
Eu 1845, je croyais fermement qu'il est possible d'enseigner directement l'agriculture à peu près comme on enseigne à faire des discours français, latin ou autres, ou bien, si vous le voulez, ainsi que cela est dit dans l'exposé des motifs, comme on enseigne la médecine.
Mais en vivant au milieu des cultivateurs et en cultivant moi-même, en étudiant aussi plusieurs écrits qui ont été publiés sur l'agriculture, j'ai reconnu que c'était là une impossibilité, que l'industrie qui consiste à produire des richesses matérielles ne s'apprend que par la pratique normale, et je suis heureux de rencontrer ici l'honorable M. Prévinaire qui, en 1841, a présidé une commission composée d'industriels et de savants très distingués et qui a abondé dans mon opinion.
M. Prévinaire. - J'ai conservé la même opinion.
M. de Naeyer, rapporteur. - Vous avez conservé la même opinion ; il vous arrive cependant aussi quelquefois d'en changer.
Par la pratique normale, disais-je, dans les fermes pour l'agriculture, dans les ateliers et les fabriques pour les autres industries.
J'ai donc rejeté l’enseignement pratique comme impossible, et comme impossible surtout en agriculture, parce que c'est principalement là que la pratique varie d'une localité à l'autre. Pour l'industrie, on peut employer les mêmes procédés dans différentes localités ; on n'est pas soumis aux exigences du sol.
Ai-je admis l’enseignement théorique pour les cultivateurs ? Est-ce que je veux faire des théoriciens comme on me l'a reproché ? Mais non ! Je repousse formellement cet enseignement pour les cultivateurs. J'ai répété à satiété que l'agriculture théorique était encore trop peu avancée pour pouvoir être enseignée directement sans danger aux cultivateurs, et je pourrai dire, comme en 1845, qu'un pareil enseignement donné aux cultivateurs serait une absurdité. Je n'aurais rien à rétracter à cet égard de mes paroles Seulement je confondais ce que par mes investigations je suis parvenu à distinguer.
Mais si la théorie agricole est encore imparfaite, ce n'est pas une raison pour l'étouffer en quelque sorte dans son berceau.
C'csl pourquoi j'ai demandé que cette science fût enseignée dans nos universités. Pour le développement de cette science il n'est pas nécessaire d'avoir des fermes-modèles, il suffit de faire de simples expérimentations et malheureusement on confond tout : fermes-modèles et expérimentations, on croit que c'est toujours la même chose. Le chimiste expérimente, mais il n'opère pas en vue d'avoir des produits couvrant les frais de production.
Ainsi que je m'en suis expliqué très longuement dans mon premier discours, je ne veux donc pour les cultivateurs proprement dits ni enseignement pratique, ni enseignement théorique ; mais je veux un enseignement auxiliaire, qui n'indique pas directement des méthodes de culture ou des procédés de production, mais qui éclaire le cultivateur sur les phénomènes au milieu desquels il est obligé de se mouvoir.
Cet enseignement auxiliaire serait calqué exactement sur l'enseignement professionnel de l'industrie qui se donne souvent en même temps à des élèves appartenant à dix métiers différents. Si c'était de la théorie proprement dite, la théorie devrait varier d'un métier à l'autre, si c'était de la pratique, la pratique devrait varier également, mais la pratique ne s'enseigne pas à l'école, elle s'apprend dans les ateliers. J'ai encore démontré que pour cet enseignement auxiliaire destiné aux cultivateurs proprement dits, je n'ai aucunement besoin de fermes-modèles et qu'il peut être donné partout dans les communes rurales, puisqu'il est adressé à des jeunes gens élevés dans les fermes et familiarisés déjà avec les faits qu'il s'agit de leur expliquer, et j'ai fait voir en outre que, sauf de rares exceptions, ces jeunes gens sont les seuls appelés à exercer un jour la profession de cultivateurs proprement dits.
Maintenant je ne repousse pas d'une manière absolue l'intervention de l'Etat en matière d'instruction agricole, ce que je ne veux pas ce sont des institutions spéciales destinées à placer en quelque sorte l'agriculture sous un régime exceptionnel, car un régime exceptionnel, savez-vous, messieurs, ce que c'est ? C'est le moyen de tirer à l'agriculture ses meilleures dents, ce sont des faveurs apparentes toujours illusoires et souvent nuisibles et qu'on invoque cependant, afin de nous rançonner plus facilement, c'est, si vous voulez, un préciput qu'on a l'air de nous donner, mais pour nous exclure de l'héritage.
En fait d'enseignement, je demande pour l'agriculture la jouissance du droit commun. Je dis : vous avez des lois sur l'enseignement supérieur, sur l'enseignement moyen et sur l’enseignement primaire ; ces lois, exécutez-les en tenant compte des besoins de l'agriculture. Ainsi, dans les universités, vous avez des écoles d'arts et manufactures. Eh bien, l'agriculture n'est-elle pas un art ? Ne l'excluez donc pas de cet enseignement qui pourrait être organisé de manière à profiter beaucoup aux propriétaires et aux administrateurs de biens ruraux, et à faire progresser en même temps la science proprement dite - et ici vous ne devez pas craindre de faire de la théorie, puisque cet enseignement n'est pas destiné à passer immédiatement dans la pratique - ainsi encore aux termes de la loi sur l’enseignement moyen, on doit enseigner dans les écoles moyennes des sciences appicables aux usages de la vie, si ces écoles sont établies dans des contrées où l'industrie agricole domine. Encore une fois, organisez-là votre enseignement de manière qu'il puisse servir à répandre l'instruction agricole.
Pour l'enseignement primaire il y a également des dispositions dans la loi concernant les cours pour les adultes.
M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - Nous avons ces écoles, vous n'en voulez plus.
M. de Naeyer, rapporteur. - Quelles écoles ?
M. le ministre de l'intérieur (M. Piercot). - Celles qu'on a organisées dans les villes.
M. de Naeyer, rapporteur. - Ce n'est pas dans les villes qu'il faut les établir, et, d'ailleurs, je ne parle pas d'écoles spéciales, je parle de cours pour les adultes dans le sens de la loi sur l'enseignement primaire et je dis que ces dispositions contiennent encore les germes d'une instruction agricole utile.
Ensuite, messieurs, comme je l'ai dit et comme je le répète, vous devez compter nécessairement et vous pouvez compter beaucoup sur la liberté de l’enseignement. J'ai cité à cet égard des faits qui prouvent que celle liberté ne restera pas stérile.
Mais je ne veux pas d'une intervention spéciale du gouvernement, parce que, impuissante pour satisfaire à tous les besoins, elle aura pour résultat de paralyser les efforts individuels. Quand le gouvernement se mêle d'une chose, on se repose en quelque sorte sur lui, et l'esprit d'initiative des particuliers et des associations est en grande partie arrêté dans son essor.
Messieurs, on a beaucoup maltraité nos pauvres écoles d'agriculture qui n'ont plus guère qu'un souffle de vie, je le regrette, j'aurais voulu qu'on les laissât au moins mourir tranquillement, mais enfin on les trouve détestables en s'attachant aux résultats au moins peu satisfaisants qu'elles ont produits. Quant aux nouvelles écoles qui n'existent pas encore, celles-là sont magnifiques, admirables.
Ce sont des enfants de l'imagination ; on peut les faire aussi jolis qu'on le veut. Ainsi on a fait une masse de suppositions sur l'avenir de ces établissements. Ce seront des centres de lumière qui vont complètement transformer la Belgique. Quand ils auront fonctionné pendant quelque temps la Belgique ne sera plus à reconnaître. Je ferai remarquer seulement qu'à tous ces « si » hypothétiques on peut opposer des « mais » positifs, puisqu'ils s'appuient précisément sur les attaques qu'on dirige contre les écoles actuelles.
Certainement, l'honorable M. Rogier, qui a fondé les établissements actuels, a eu des bonnes intentions ; il a voulu faire de bonnes écoles, car enfin quel intérêt aurail-il eu à ce qu'elles fussent mauvaises ? Mais il a échoué devant les écueils, et ceux qui viendront après lui échoueront également, parce que, quand le principe est mauvais, vous avez beau le retourner, le présenter de mille manières différentes, les applications, bonnes peut-être pendant quelque temps, finissent toujours par être mauvaises.
Ainsi, par exemple, au commencement on ne parlait que de l'expérimentation de nouvelles découvertes agricoles ; maintenant il ne s'agit plus de cela, il s'agit d'expérimenter l'enseignement agricole lui-même, et savez-vous où l'on en viendra dans quelques années ! On en viendra à expérimenter les expérimentations de l’enseignement agricole.
Messieurs, il y a dans cette discussion les confusions les plus déplorables. J'ai déjà dit que l'on confondait l'enseignement théorique avec l'enseignement auxiliaire, deux choses essentiellement différentes. On confond les fermes expérimentales avec les fermes-modèles.
C'est ainsi qu'un homme si éclairé, l'honorable M. Faignart, vient encore de tomber dans une confusion déplorable : il a dit que le gouvernement peut seul diriger l'exploitation qu'on veut établir, et à l'instant même il a ajouté que le gouvernement ne peut pas réaliser des bénéfices. Voilà une singulière exploitation dans laquelle on ne peut pas réaliser des bénéfices et qui, cependant, doit servir de modèle. C'est que l'honorable membre confond la ferme expérimentale, la ferme des • tinée à faire des expérimentations, avec la i'erme-modèle, qui doit avoir, ayant tout, un caractère industriel ou économique.
L'honorable M. de Tbeux lui-même, malgré sa haute intelligence, tombe aussi dans une véritable confusion. Il croit que c'est en quelque sorle l'agriculture extensive qui doit servir de mode à l'agriculture intensive, c'est-à-dire que le petit cultivateur qui retire de la terre tout ce qu'il est possible d'en retirer à force de travail et de peines, aille puiser des leçons dans une grande exploitation.
Mais, messieurs, ce qui prouve mieux que tout le reste combien la question est embrouillée, c'est que l'honorable M. Tesch, un des esprits les plus lucides de la Chambre, n'est point parvenu à tirer la question au clair. Il a fait entendre que si nous sommes en présence d'une espèce de chaos, il en est à peu près de même dans les autres pays. Enfin, en avocat sage et prudent, il n'a pas trouvé d'autre moyen d'en sortir que de proposer une transaction.
(page 751) Dans les affaires civiles, uuc transaction est une. Mesure excellente, parce qu'elle termine tout, elle a la force de la chose jugée (facit de nigro album). Mais en matière de législation, au contraire, une transaction ne termine rien : vous transigez aujourd'hui, demain on revient sur votre transaction. Prenez aujourd'hui une résolution quelconque, très prochainement vous débattrez de nouveau cette malheureuse question des écoles d'agriculture.
Eh bien, tout cela prouve que nous sommes engagés dans une mauvaise voie. Ainsi, ces discussions sur le coût des élèves des écoles actuelles reviendront également pour les élèves des écoles futures. Je crois, moi, qu'il importe pour la dignité du régime parlementaire de couper le mal dans sa racine, et je demande, messieurs, pour l'enseignement agricole, le droit commun, par conséquent, je voterai contre le maintien ou contre la création de toute institution spéciale.
M. le président. - Des amendements ont été déposés par M. Mascart et par M. de Theux. Ils seront imprimés et distribués.
M. de Theux. - Si la Chambre veut me le permettre, je donnerai lecture de mon amendement, comme complément de l'opinion que j'ai exprimée.
Je pense qu'à l'article premier de l'amendement de M. de Liedekerke, il faudrait rayer ces mots ; « Cette somme sera alfectée au traitement du personnel administratif et enseignant, à la location des bâtiments du pensionnat et à l'amortissement des dépenses du premier établissement. »
L'attention de M. le ministre de l'intérieur a été appelée sur les conditions de l'arrangement à conclure ; c'est à lui de stipuler au plus grand profit de l'Etat. Je ne pense pas que la loi doive déterminer d'avance les stipulations à faire.
L'article 2 de l'amendement de M. de Liedekerke porte suppression immédiate des établissements actuels ; cet article serait remplacé par la disposition suivante :
« Les écoles actuellement existantes cesseront d'être subsidiées, à partir de la fin de l'année scolaire, sans préjudice des mesures à prendre, s'il y a lieu, pour la résiliation des engagements.
« Néanmoins, les écoles de Rollé et de Thourout pourront provisoirement être conservées, sans accroissement de dépenses. »
Je dis, messieurs, « pourront être provisoirement conservées » ; je ne fais pas une obligation au gouvernement de cette conservation, et les Chambres pourront voir ultérieurement s'il y a lieu de maintenir indéfiniment ces établissements.
Je les conserve provisoirement pour deux motifs : le premier, c'est qu'il ne faut pas tout supprimer avant l'établissement de l'institut ; le deuxième motif, c'est que nous pourrons voir ainsi pendant un certain temps les deux institutions, qu'on dit assez bien organisées, marcher à côté de l'institut ; si plus tard les Chambres trouvent l'institut suffisant, elles pourront refuser les fonds pour les deux autres écoles ; si le gouvernement les croît inutiles, il pourra de sa propre autorité les faire cesser.
Il me semble que de cette manière le but que le gouvernement se propose serait complètement atteint : il y aurait peu de dépenses, et ces mesures législatives consacrent les dispositions essentielles de l'enseignement agricole.
- La séance est levée à 5 heures.