(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1854-1855)
(Présidence de M. Delfosse.)
(page 67) M. Dumon fait l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Vermeire lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. Dumon présente l'analyse des pièces adressées à la Chambre.
« Le sieur Vermeer, négociant en grains à Anvers, demande la prohibition à la sortie des céréales et des boissons fortes. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires et renvoi à fa section centrale chargée d'examiner le projet de loi concernant les eaux-de-vie.
« Les sieurs Barthels, conseiller communal à Bruxelles, et Walmens, ancien fermier, négociant, prient la Chambre de dééider la libre entrée à perpétuité des denrées alimentaires énumérees dans le projet de loi du gouvernement, en y comprenant le riz ; de supprimer toute décharge à l'exportation des eaux-de-vie indigènes, au moins pendant la crise et d'examiner s'il n'y a pas lieu de prendre des mesures pour prohiber temporairement la sortie des grains soit en nature, soit distillés. »
« Même demande d'un grand nombre d'habitants de Bruxelles, signataires de six pétitions. »
M. Verhaegen. - Je demanderai le renvoi de cette pétition à la commission chargée d'examiner le projet de loi sur les denrées alimentaires, à moins que cette commission n'ait achevé ses travaux, auquel cas je proposerais le dépôt sur le bureau pendant la discussion et le renvoi à la section centrale de la loi sur les distilleries.
M. le président. - La pétition sera déposée sur le bureau pendant la discussion et renvoyé à la section centrale chargée d'examiner le projet concernant les distilleries.
« Plusieurs habitants de Belcele prient la Chambre de prohiber la sortie de toutes les denrées alimentaires, d'en permettre la libre entrée jusqu'à ce que leurs prix soient descendus au taux normal, et, si l'on n'obtenait immédiatement ce résultat, d'interdire provisoirement le travail des distilleries. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Dinant demande la prohibition à la sortie de toutes les denrées alimentaires, ainsi que du bétail et des alcools. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Beveren demandent la prohibition à la sortie de toutes les denrées alimentaires et de toutes les liqueurs spiritueuses. »
- Même décision.
« Le sieur Meeus, distillateur à Anvers, présente des observations contre le projet de loi qui diminue le taux de la décharge à l'exportation des eaux-dc-vie indigènes ; il propose de prohiber plutôt la sortie des grains et, si cette mesure était trouvée par la suite inefficace, de supprimer alors la prime dont jouit l'industrie de la distillation. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Wavre demandent la suppression, pour toujours, de la prime accordée à l'exportation de l'eau-de-vie indigène, et prient la Chambre, sinon d'interdire la distillation des céréales et autres matières farineuses, du moins de prohiber l'exportation des eaux-de-vie et des grains, ainsi que la fabrication des fécules de pommes de terre. »
- Même décision.
« Le conseil communal de la Clinge demande la libre entrée du bétail, des viandes, des grains, des farines et de toute autre denrée alimentaire, et leur prohibition à la sortie, et prie la Chambre d'interdire la distillation des céréales ou du moins de défendre la sortie des produits de cette distillation. »
- Même décision.
« Un grand nombre d'habitants d’Enghien prient la Chambre de prohiber la sortie des grains et des autres matières farineuses, et d'en interdire la distillation. »
- Même décision.
« Un grand nombre d'habitants de Soignies demandent la prohibition à la sortie des céréales, de l'eau-de-vie, du bétail et de toutes les substances alimentaires. »
- Même décision.
« Le sieur Jossart pris la Chambre de décréter la libre entrée des céréales, de prohiber la sortie de toutes les denrées alimentaires de première nécessité et de toute nature, d'interdire provisoirement la distillation du seigle et des pommes de terre, et de supprimer la décharge à l’exportation des eaux-de-vie indigènes. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Thuin prie la Chambre d'introduire dans le projet de loi sur les denrées alimentaires une disposition qui prohibe la sortie des céréales et demande que là législation concernant les alcools soit modifiée. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Nieuport demande la prohibition à la sortie de toutes les denrées alimentaires. »
- Même décision.
« Les membres du conseil communal de Grammont demandent la prohibition à la sortie des blés, des farines, des pommes de terre et des fécules et la libre entrée des céréales et du bétail. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Tirlemont demandent la prohibition à la sortie des céréales, des farines, des fécules de pommes de terre et du bétail, la libre entrée des céréales et du bétail, et une loi portant que le marché des céréales doit avoir lieu partout, le même jour et à la même heure. »
- Même décision.
« Le conseil communal de Soignies prie la Chambre de prendre au plus tôt des mesures efficaces pour amener une baisse sur les denrées alimentaires. »
- Même décision.
« Un grand nombre d'habitants de Vcrviers et de son arrondissement demandent, par trois pétitions, la libre entrée des grains, du bétail et des autres denrées alimentaires et prient la Chambre de prohiber la sortie de ces denrées et des produits distillés ou, tout au moins, de frapper leur exportation d'un droit qui indemniserait le trésor de la perte à résulter de la suppression des droits d'entrée. »
- Même décision.
« L'abbé Meynders, ancien curé aumônier, fait hommage à la Chambre de 110 exemplaires de ses dernières œuvres et la prie de statuer sur sa demande tendant à obtenir la révision de sa pension. »
- Renvoi à la commission des pétitions, distribution des écrits aux membres de la Chambre et dépôt à la bibliothèque.
« Le sieur Falkemberg, secrétaire communal à Noduwez-Linsmeau, demande l'établissement d'une caisse de retraite en faveur des secrétaires communaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« La dame Vanderstappen demande que son fils Pierre Augustin, qui appartient à la division de discipline, soit renvoyé dans ses foyers. »
- Même renvoi.
« Un grand nombre de boulangers, à Bruxelles, demandent une organisation nouvelle de la boulangerie et soumettent à la Chambre un projet sur cette matière. »
M. Prévinaire. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission d'industrie ; les questions que la requête soulève entrent dans les attributions de cette commission. Je désirerais qu'elle voulût bien nous soumettre son rapport le plus promptemenl possible.
- La proposition de M. Prévinaire est mise aux voix et adoptée.
« M. le ministre de la justice transmet, avec les pièces de l'instruction, six demandes de naturalisation ordinaire. »
- Renvoi à la commission des naturalisations,
« Plusieurs distillateurs à Gand, présentant des observations sur le projet de loi qui diminue le taux de la décharge à l'exportation des eaux-de-vie indigènes, proposent d'imposer les céréales à la sortie d'une taxe équivalente à la réduction sur le taux de la décharge et de permettre à l'industrie de la distillation d'employer du sucre exotique en franchise de tout droit, sauf l'impôt établi par la loi sur les distilleries. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet.
« M. Maertens, qu'une indisposition empêche d'assister aux séances, de la Chambre, demande un congé de quelques jours. »
- Accordé.
« Il est fait hommage à la Chambre, par M. P.-J. Valiez, d'un exemplaire de son Traité théorique et pratique de médecine oculaire. »
- Dépôt à la bibliothèque.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - J'ai l'honneur de déposer sur le bureau de la Chambre deux nouvelles lettres relatives à la question des céréales. Elles ne sont pas d'un très haut intérêt, mais elles pourront être déposées sur le bureau pendant la discussion.
- Cette proposition est adoptée.
M. Vermeire dépose le rapport de la section centrale qui a examiné le projet de loi sur les denrées alimentaires.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. T'Kint de Naeyer. - Obéissant à un sentiment de convenance, la Chambre a décidé que l'adresse resterait en tête de son ordre du jour. Il est facile de prévoir, dès à présent, que la discussion sera longue ; car tous nous désirons qu'elle soit franche et complète. D'un autre côté, cependant, il serait extrêmement regrettable que la solution (page 68) de la question alimentaire fût retardée : les mesures proposées ne peuvent être efficaces, qu'à condition d'être promptement décrétées. Nous devons, messieurs, par tous les moyens qui sont en notre pouvoir, stimuler les arrivages avant la fermeture de la navigation, dont la saison rigoureuse nous menace.
Je demande donc que, si la discussion de l'adresse n'était pas terminée jeudi, le projet de loi sur les denrées alimentaires soit discuté en séance du soir.
Le travail des sections, qui sera distribué demain, simplifiera sans doute le débat, et nous pouvons espérer que la loi sera soumise au Sénat sans aucun délai.
M. Dumortier. - Messieurs, le motif pour lequel j'avais demandé la parole a quelque analogie avec celui qui a fait parler l'honorable préopinant. Toutefois mes conclusions sont complètement différentes.
Vous avez examiné dans les sections le projet de loi sur les denrées alimentaires ; quatre sections sur six se sont prononcées pour la prohibition à la sortie des grains indigènes ; la section centrale propose cette même prohibition. Cependant le temps qui va s'écouler jusqu'à ce que ce projet soit converti en loi, peut être assez considérable ; d'abord, vous avez à discuter l'adresse, puis vous avez à voter la loi sur laquelle la section centrale vient de déposer son rapport ; enfin, le Sénat doit s'assembler et examiner ce projet de loi ; ce n'est qu'alors que le projet pourra être converti en loi.
Il peut donc s'écouler et il doit s'écouler un temps assez long avant que la loi sur les denrées alimentaires soit exécutoire dans le pays. Mais, dans l'intervalle, des exportations considérables peuvent se faire dans le pays, et nos approvisionnements peuvent diminuer d'une manière effrayante, sans que cette année, en présence de la guerre d'Orient, nous ayons la chance de pouvoir nous récupérer par des importations. Déjà des achats considérables ont eu lien dans nos villes ; je tiens en main un journal, « l’Impartial de Bruges », qui déclare que des ordres d'achats de 100,000 hectolitres de froment sont arrivés d'Angleterre ; j'ai sous les yeux des journaux d'Anvers qui mentionnent que des ordres d'achats considérables de céréales sont également arrivés d'Angleterre dans cette ville.
Vous l'avez vu, messieurs, en présence de ces ordres d'achats si importants, la chambre de commerce de Bruges, qui avait proposé la libre sortie, réclame aujourd'hui la prohibition à la sortie, et déjà la Chambre de commerce d'Anvers, de son côté, réclame la prohibition de l'exportation des seigles.
En face de pareils faits, est-il sage de temporiser et d'attendre jusqu'à ce que la discussion de l'adresse soit terminée ? est-il sage de ne prendre aucune mesure pour empêcher qu'une partie de nos approvisionnements ne sorte du pays, pour conserver à notre pays les denrées alimentaires dont nous avons un si grand besoin, et cela dans un moment où il est presque impossible d'en voir importer de l'étranger ?
Je demande donc au gouvernement si, en présence du rapport de la section centrale et de l'examen des sections, il n'a pas l'intention de prendre sous sa responsabilité, responsabilité qui n'en serait pas une, puisque la Chambre s'est prononcée par les sections ; je demande, dis-je, au gouvernement s'il n'a pas l'intention de prendre des mesures pour assurer au pays la conservation de nos denrées alimentaires, en en interdisant la sortie ?
Si le gouvernement n'est pas dans l'intention de prendre une pareille mesure, alors la responsabilité de tout ce qui peut arriver lui incombe ; et je me joindrai à l'honorable M. T'Kint de Naeyer pour demander que chaque jour nous ayons une séance du soir pour éclairer cette grande question ; je n'attendrais pas jusqu'à jeudi ; je voudrais que nos séances du soir eussent lieu immédiatement après la distribution du rapport de mon honorable ami. M. Vermeire.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, je ferai d'abord remarquer à la Chambre qu'alors même qu'elle n'eût pas décidé qu'on entamerait aujourd'hui la discussion de l'adresse, force vous serait de commencer par cette discussion, parce qu'à coup sûr la Chambre ne peut examiner l'importante question des denrées alimentaires sans que le rapport de la section centrale ait été imprimé et distribué.
Maintenant le gouvernement ne s'oppose, en aucune manière, à ce que la discussion de la question des denrées alimentaires soit entamée immédiatement après l'impression du rapport, surtout si, comme le proposent les deux honorables préopinants, on veut consacrer à cette discussion des séances du soir.
Messieurs, on nous fait cette objection que, malgré tout l'empressement que la Chambre mettra à s'occuper des céréales, il se passera nécessairement quelque temps encore avant que la loi à intervenir puisse être promulguée. Je ne puis déclarer qu'une chose, c'est que le gouvernement ne perdra pas une minute, et que déjà il a résolu que le Sénat serait convoqué dans un délai très rapproché, de façon qu'il puisse voter la loi aussitôt que la Chambre des représentants aura émis son vote.
Le gouvernement croirait manquer aux égards qu'il doit à la législature, si au moment où une discussion est sur le point de s'ouvrir, il prenait une décision qui ne vous laisserait plus toute votre liberté.
Je déclare donc que le gouvernement accepte la discussion pour le moment que la Chambre voudra fixer, et que toutes les mesures sont prises pour qu'il n'y ait pas de temps perdu dans la mise à exécution de la loi que les Chambres auront votée.
M. Vilain XIIII. - A jeudi soir.
- Plusieurs voix. - La clôture ! la clôture.
M. Prévinaire. - Je demande la parole contre la clôture.
Je voulais adresser une question au cabinet, je voulais lui demander si, en présence de l'accord qui existe entre la législature et le gouvernement en ce qui concerne la libre entrée des céréales et des propositions de la section centrale, il ne se croirait pas autorisé à prendre des mesures en attendant le vote de la Chambre. C'est une question que j'adresse au cabinet.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - L'honorable préopinant pose en fait que le gouvernement est d'accord avec la législature ; mais la législature n'a pas été mise à même jusqu'ici de se prononcer ; je ne prends pas la section centrale pour la Chambre, il faut que la Chambre elle-même fasse connaître sa résolution.
- La clôture de la discussion sur l'incident est mise aux voix et prononcée.
M. le président. - Je mets aux voix la proposition de M. T'Kint de Naeyer ainsi conçue :
« Je demande, si la discussion de l'adresse n'est pas terminée jeudi, qu'elle soit suspendue et que le projet de loi sur les denrées alimentaires soit discuté en séance du soir. »
M. Dumortier. - J'ai fait aussi une proposition ; j'ai demandé que 24 heures après l'impression du rapport la discussion en soit abordée en séance du soir si la discussion de l'adresse n'est pas terminée, et en séance ordinaire si l'adresse est votée, car elle pourrait l'être avant jeudi et alors il serait inutile d'attendre.
M. T'Kint de Naeyer se rallie à la proposition de M. Dumortier.
- Cette proposition est adoptée.
M. Mercier. - J'ai l'honneur de présenter le rapport de la section centrale qui a été chargée d'examiner le projet de loi relatif à la décharge du droit d'accise à l'exportation des eaux-de-vie indigènes.
- Ce rapport sera imprimé et distribué.
M. le président. - On suivra probablement pour ce projet la même marche que pour le projet de loi sur les céréales. Il présente le même degré d'urgence.
M. le président. - La discussion générale est ouverte.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Messieurs, la politique suivie par le ministère a été tout récemment l'objet de quelques observations au sein du Sénat. Ces observations ont porté sur deux points seulement. Nos adversaires, ou plutôt notre adversaire, car un seul a pris la parole, nous avait tracé ces étroites limites ; les franchir, c'eût été se donner le tort ou du moins l'apparence d'une provocation. Ainsi en avons-nous jugé, mes collègues et moi ; nous nous sommes bornés à répondre purement et simplement aux questions qui nous étaient posées.
Aujourd'hui des explications aussi restreintes ne seraient plus à leur place. On nous annonce, en effet, des interpellations sur un grand nombre de nos actes. Soit ! Loin de les redouter, ces interpellations, nous les aborderons franchemeut, résolument. Nous irons même au-devant d'elles ; nous traiterons dès à présent, et avant tout, les questions qui touchent le plus directement à l'existence du cabinet.
Je vais donc fournir spontanément au pays et à ses représentants, sur ces questions si délicates, des explications auxquelles je donnerai tous les développements que comportent les convenances de cette tribune et les devoirs de ma position particulière.
Ce n'est pas, messieurs, que je veuille ni élargir, ni surtout passionner le débat. Je repousse cette supposition. Votre honorable président le rappelait avec à-propos, il y a peu de jours : « Nous vivons dans des temps difficiles ; l'inquiétude agite les esprits ; c'est un élat de choses qui exige beaucoup de prudence et de sollicitude. » La commission chargée de rédiger le projet d'adresse soumis en ce moment à vos délibérations, déclare, à son tour, que « chacun de vous comprendra la gravité de la situation que les circonstances actuelles font à la Belgique.» Or, ce serait méconnaître cette situation et les obligations qui en dérivent que d'attribuer des proportions exagérées à des incidents domestiques, à des détails de notre vie politique intérieure. C'est ce que je ne ferai point. Je serai aussi concis qu'il sera possible ; je n'insisterai que sur les faits essentiels.
Force me sera, toutefois, de remonter un peu haut. Permettez-moi, messieurs, de revenir à l'origine du ministère et de rappeler notre déclaration de principes.
Le ministère a été formé le 31 octobre. Le 3 novembre, j'eus l'honneur de faire connaître à la Chambre, ainsi qu'au Sénat, la ligne politique qu'il avait adoptée. Après avoir caractérisé la situation née des élections du 8 juin précédent, j'ajoutais :
« Autant il était nécessaire que les ministres appartissent à l'opinion libérale et fussent reconnus comme tels, autant il importait qu'on ne pût raisonnablament contester ni leurs vues modérées, ni leur esprit de conciliation. Le ministère issu de cette situation nouvelle, en présence d'une majorité quelque peu indécise et troublée, pourrait-il se livrer aux mêmes espérances, tenter les mêmes voies, se (page 69) promettre le même avenir, la même durée, que ces ministères qui trouvent un point d'appui permanent et assuré dans une majorité forte par le nombre et par l'énergie ? Evidemment nou. Son rôle devait être plus modeste, sans être moins digne. Que devait il faire ? Se tracer une ligne de conduite sage et mesurée, s'appliquer à gérer les affaires avec impartialité, avec dévouement, avec la volonté ferme de bien faire et de faire le bien ; loyal en toutes choses et aussi peu disposé à déguiser ses sentiments qu'à renier son drapeau. Il devait se considérer comme une transition, prêt à céder la place à d'autres, le jour où. une majorité compacte, une majorité décidée se serait produite soit sur les bancs de la gauche, soit sur les bancs de la droite. Ce ministère, en un mot, devait être libéral, libéral par essence, invariable dans ses principes, mais disposé à toute conciliation raisonnable, et résolu à éviter tout ce qui pourrait faire naître des luttes vives entre les partis, ayant surtout pour mission et pour but d'obtenir d'eux une trêve qui fût honorable pour tout le monde et ne fût point stérile pour le pays qui la désire. »
Telles étaient, messieurs, nos intentions ; telle a été notre conduite. Nos actes ont confirmé nos paroles. Nous avons tenu tous nos engagements. Nous n'avons oublié aucune de nos promesses. Sans affecter des prétentions déplacées, nous avons fait des choses utiles, nous avons été assez heureux pour poser des actes qui resteront. Durant deux longues sessions, vous nous avez vus à l'œuvre et vous nous avez largement prêté votre concours.
Je ne veux pas exagérer ce que nous avons fait ; je l'ai dit, notre rôle était modeste, notre langage doit l'être. Mais à ceux qui voudraient nous rabaisser injustement, à ceux qui chercheraient à nous amoindrir outre mesure, qu'il me soit permis de rappeler que l'administration actuelle n'a pas été aussi stérile ni aussi délaissée que quelques-uns ont affecté de le croire. Quoi qu'ils en disent, et malgré certains efforts pour réveiller des passions assoupies, la situation morale du pays ne s'est point empirée ; son patriotisme ne s'est point attiédi. Loin de là. Un événement qui s'est accompli l'année dernière et qui intéresse à un haut degré notre avenir national, a vivement impressionné les esprits ; le mariage de l'héritier du trône et les démonstrations auxquelles il a donné lieu ont produit, au-dehors comme au-dedans, une sensation profonde. Les sympathies pour la Belgique, la considération dont elle jouit, le respect qu'elle inspire, ont grandi dans ces derniers temps. En face des complications qui affligent ou menacent d'autres puissances, elle n'a qu'à s'applaudir des sentiments que lui manifestent tous les Etats étrangers, sans exception aucune. Or, qui oserait affirmer que, dans le maintien de ces excellents rapports, aucune part n'appartient à la politique loyale de son gouvernement, à cette politique toute de neutralité bienveillante et de stricte impartialité ?
J'ai eu l'occasion, à la fin de la session dernière, d'entrer, à ce sujet, dans des détails que les Annales parlementaires ont reproduits. Je n'y reviendrai que pour en citer cette conclusion : « La diplomatie belge a pu consulter que toutes les puissances, divisées sur d'autres points, sont unanimes à reconnaître et décidées, fermement décidées à respecter la neutralité que les traités nous ont garantie. Certes, dans les affaires de ce monde, la part de l'imprévu est grande et les hypothèses les plus diverses peuvent être posées et débattues. Mais en restant dans le domaine des faits, je déclare bien haut, qu'à aucune époque, depuis 1830, la Belgique, messieurs, n'a eu plus de raison de compter sur le respect de ses droits. »
J'ajouterai que ce qui était vrai, il y a six mois, l'est encore à présent. Ce que je disais au Sénat le 12 mai, je puis le répéter à la Chambre aujourd'hui avec plus d'autorité et avec plus de force qu'alors.
Si de nos relations extérieures nous passons à d'autres intérêts, prétendra-t-on que ce sont des faits sans importance que la loi du 1er décembre 1852 sur la conversion des rentes, que les services de bateaux à vapeur entre la Belgique et l'Amérique du Nord entre la Belgique et l'Amérique du Sud ? Prétendra-t-on qu'il n'y avait ni difficulté ni mérite à résoudre comme elle a été résolue la question, depuis si longtemps pendante, de l'organisation de l'armée ? Est-ce peu de chose que la paix commerciale rétablie avec la France ? N'est-ce rien que ce premier pas qui s'est fait de part et d'autre vers un rapprochement dans la question de l'enseignement moyen ? Je le veux bien ; toujours est-il que, dans toutes ces circonstances, que pour tous ces actes, que je n'entends, d'ailleurs, ni discuter, ni défendre en ce moment, le ministère a obtenu sur vos bancs, non pas seulement la majorité, mais une majorité considérable, parfois même exceptionnelle. Ainsi ce qu'on a appelé la convention d'Anvers a réuni 86 voix sur 93 votants ; la loi d'organisation de l'armée a été adoptée par 71 voix contre 21, tandis que le budget de la guerre, avec le chiffre de 32 millions, n'a rencontré que six opposants.
Je sais bien, messieurs, qu'on pourra nous rappeler d'autres discussions, où le ministère n'a pas. eu le même succès. Il n'est que trop vrai, le ministère n'a pas été victorieux dans toutes les rencontres, Hélas ! c'est un malheur qu'il partage avec tous ses prédécesseurs. Je ne connais point, pour ma part, de cabinet qui n'ait eu que des journées de Pharsale à enregistrer dans ses états de service. Il n’en reste pas moins avéré que le système du ministère a été soutenu par le sentiment public, et consacré par les votes de la représentation nationale.
On se récriera, peut-être, contre cette assertion, que notre système a été soutenu par le sentiment public ; l'on nous objectera l'attitude d'une notable partie de la presse. Messieurs, vous le savez, la presse périodique est essentiellement militante ; il n'est pas dans sa nature d'aimer avee passion les suspensions d'armes ; les armistices indéfinis lui répugnent ; elle ne pouvait donc, on le conçoit, nous défendre avec une grande chaleur, et jamais nous ne nous sommes fait illusion à cet égard. Les organes de la droite devaient nous reprocher des sympathies que nous n'avions pas dissimulées ; certains organes de la gauche ne pouvaient, au contraire, s'accommoder de ces sympathies, qui n'étaient ni assez énergiques, ni assez efficaces à leur gré. Toutefois, si, dans l'un et l'autre camp, les hostilités n'ont pas fait faute au gouvernement, dans l'un et l'autre aussi il a souvent trouvé des appuis, et je puis dire que ces appuis il ne les a pas sollicités, que ces hostilités, peu dangereuses d'ailleurs, il ne les a pas méritées.
Survinrent les élections pour le renouvellement de la moitié des membres de la Chambre. C'était, en quelque sorte, le terme de notre mission obligatoire. Je citais, il y a peu d'instants, un extrait de notre déclaration du 3 novembre 1852. Vous l'avez entendu, ce que nous voulions, messieurs, en arrivant aux affaires, c'était une trêve ; nous nous proclamions nous-mêmes « un ministère de transition » ; nous prévoyions, nous précisions le jour où « nous aurions à céder la place à d'autres ». Ce jour, on nous avait annoncé de toutes parts que le mois de juin 1854 le verrait apparaître. Les partis, en effet, avaient rendez-vous pour cette époque. La lutte électorale pouvait, devait même, dans l'opinion générale, modifier de nouveau leurs forces respectives et changer leur attitude. Aussi le ministère attendait-il cette épreuve, non pas comme le signal d'une retraite inévitable, mais, si l'on peut ainsi dire, comme une première échéance de son bail politique. Ministère de transition, j'insiste sur ce point, prêt à céder la place à d'autres, formé d'éléments puisés pour la plupart en dehors des Chambres, il attendait que le pays eût parlé, bien déterminé à considérer ses pouvoirs comme épuisés, si, à la situation indécise et quelque peu troublée de 1852 succédait une situation plus nette, d'où pût sortir un cabinet parlementaire.
Cette résolution, cette détermination était arrêtée à tel point dans son esprit, messieurs, que bien que les résultats du scrutin n'eussent guère répondu aux prévisions exprimées, il crut, néanmoins, se devoir à lui-même de faire appel à la couronne, dans des termes qui laissaient à la prérogative royale la plus entière liberté. Nous nous sommes demandé, mes collègues et moi, si la Chambre renouvelée n'appelait pas des ministres nouveaux ; si le moment n'était pas venu de resigner notre mandat. Le Moniteur (Moniteur du 17 juin, p. 1917) a rendu compte de notre démarche auprès du chef de l'Etat. Le journal officiel a ajouté qu'à la suite d'une entrevue d'un membre du cabinet avec Sa Majesté, il avait été convenu que l'administration continuerait à gérer les affaires dans la même ligne politique.
Ce n'était là, messieurs, dans notre pensée qu'un simple ajournement. Cet ajournement nous paraissait devoir être accepté par tous ceux qui avaient applaudi ou adhéré à notre entrée aux affaires, il n'en fut pas ainsi. Il déplut à quelques-uns. On entrevit qu'il pourrait se prolonger ; qui sait ? Peut-être nous conduirait-il jusqu'aux élections prochaines. C'était trop long, beaucoup trop long, au gré de certaines impatiences. Il se fit un grand bruit autour de nous. Ce bruit nous émut assez peu. Les injures ne nous furent pas épargnées ; mais qu’importe ? les injures, en pareil cas, ne rabaissent jamais l’homme qui en est l'objet. C'est l'arme des gens malappris ; le trait envenimé se retourne contre celui qui le lance.
Toutefois, cette sorte d'agitation qui avait suivi les élections nous rendait plus nécessaire que jamais l’affermissement de nos points d'appui. Il ne fallait pas qu'ils fussent, je dis plus, il ne fallait pas qu'ils parussent ébranlés. C'était un danger auquel le ministère ne pouvait pas consentir à être exposé.
Malheureusement on put croire un moment que ce danger existait pour lui. On put se demander si le cabinet était encore investi, au même degré, de cette haute confiance qui est un des principaux éléments de force pour tout ministère et qui est surtout indispensable dans certaines circonstances.
Le cabinet persista alors avec plus d'énergie dans son projet de retraite. En raison de ses instances, plusieurs fois réitérées, des tentatives furent faites pour le remplacer par un cabinet parlementaire. Ces tentatives furent infructueuses.
Que restait-il à faire ? De nouvelles ouvertures à d'autres notabilités politiques ? Nous les désirions nous-mêmes ; mais des considérations diverses ont empêché qu'elles n'eussent lieu.
Je m'arrête, messieurs, je touche ici à un point délicat, qu'il ne nous appartient pas de discuter. La Chambre est animée d'un trop juste sentiment des convenances, pour ne pas approuver notre réserve. Cette réserve, nul intérêt de position ne saurait nous en faire sortir.
L'incident ayant été vidé, notre retour, ou, si vous l'aimez mieux, notre présence aux affaires devint dès lors, messieurs, une conséquence de la situation.
Il nous coûta d'y souscrire, nous ne le cachons point. Ce n'est pas que nous reculions devant les difficultés de notre tâche ; ce n'est pas que nous éprouvions ni défaillance, m lassitude. Mais nous sommes profondément pénétrés de l'esprit de nos institutions, des conditions du régime représentatif ; nous sommes dévoués de cœur et d’âme à cette noble forme de gouvernement ; nous avions présents à la mémoire la définition que nous avions donnée nous-mêmes de notre ministère et le but que nous lui avions assigné, il nous répugnait qu’on pût nous soupçonner avec quelque apparence de fondement de perdre de vue nos déclarations du 3 novembre 1852, de voir autrement ou de vouloir (page 70) autre chose. Entrés aux affaires, au grand jour et par reflet d'une nécessité reconnue, nous ne voulions pas y rester par surprise ni au-delà des circonstances qui nous y avaient appelés.
Ces circonstances, cette nécessité avaient-elles cessé d'exister ? Voilà ce que nous avions à examiner.
C'est la vertu des gouvernements représentatifs, messieurs, de se prêter à tous les mouvements réels, sérieux de l'opinion publique.. Lorsqu'ils les méconnaissent ou n'en tiennent pas suffisamment compte, ils courent le péril le plus grave auquel ils puissent être exposés ; l'histoire est là pour l'attester. Ils doivent être, par conséquent, des plus attentifs à donner au pouvoir l'instrument le mieux approprié aux circonstances.
Voyez ce qui se passe en Angleterre, ce pays qu'il faut toujours invoquer quand il s'agit de principes constitutionnels. Nous y avons vu se succéder des ministères whigs et des ministères torys. Après ces ministères, alternativement whigs et torys, la situation des partis s'etant modifiée, il s'est formé un ministère de coalition. Le ministère anglais est une coalition. Si ce cabinet, ainsi constitué, est une exception, c'est une exception motivée, et par cela même nul ne s'étonne ni de son existence ni de sa durée.
En Belgique, messieurs, vous avez eu longtemps des ministères parlementaires ; depuis deux ans vous avez un ministère extra-parlementaire. Celui-ci est tout aussi correct, tout aussi légitime que les autres, car il a sa raison d'être, constatée, reconnue, avouée ; il est la suite naturelle, le produit obligé d'un ensemble de circonstances que vous connaissez. Il est, dès lors, parfaitement constitutionnel, parfaitement régulier, et j'ajoute : son rôle est parfaitement honorable, parfaitement digne, aussi longtemps qu'il est conforme, aussi longtemps qu'il s'adapte aux vrais intérêts du pays.
Ce n'est donc point pour effacer un péché originel que nous réclamons un nouveau baptême parlementaire. Nous en avons besoin, messieurs, au même titre que tout autre ministère quel qu'il soit, pour être investis de la force politique qui nous est nécessaire et de l'autorité morale dont nulle administration ne saurait se passer.
Un scrupule donc nous préoccupait ; scrupule, doute, susceptibilité excessive, le mot importe peu ; mais le fait le voici. Dès le lendemain des élections de juin et plus tard, nous nous étions spontanément posé une question, celle-ci : l'existence d'un cabinet extra-parlementaire se justifie-t-elle en 1854, comme elle se justifiait en 1852 et en 1853 ? Cette question, messieurs, résume la situation. Nous la reproduisons aujourd'hui devant vous.
On n'attend pas sans doute du ministère qu'il examine si un cabinet extra-parlementaire ne pourrait pas être composé d'autres éléments, d'autres individualités. Il s'agit ici du principe, non des personnes.
Si vous croyez, messieurs, que le temps des cabinets extra-parlementaires est passé, dites-le, nous ne marchanderons pas notre vie ministérielle.
Je l'avoue, si nous avions dû nous retirer avant les élections de 1854, nous eussions jusqu'à un certain point failli à notre mission ; nous serions tombés avant d'avoir atteint le but. Aujourd'hui, messieurs, il n'en serait pas de même. Notre carrière n'aurait pas été longue, mais elle aurait été convenablement remplie. Elle n'aurait pas été longue ! Qui aurait le droit d'en être surpris et de nous en faire un grief ? Où sont les carrières ministérielles bien longues en Belgique ? Voyez les cabinets des quinze dernières années. Le ministère de 1840 dure moins d'un an ; celui qui lui succède s'établit en avril 1841 et, en avril 1843, il se renouvelle, ne laissant debout qu'un seul de ses membres. A cette dernière combinaison, s'en substitue une autre le 30 juillet 1845, et celle-ci tombe le 31 mars 1846, pour faire place à une administration qui est renversée le 12 août 1847. Ainsi, de ces divers cabinets, les uns ont une existence de deux ans, les autres de dix-huit mois, de douze mois et même de huit mois ! Si je rappelle ces exemples de fragilité ministérielle, messieurs, c'est qu'on a paru s'étonner, comme d'une sorte d'excentricité qui nous serait propre, des oscillations récentes qui se sont produites dans la marche du gouvernement. Hélas ! messieurs, ces oscillations ne sont pas chose nouvelle. Les ministères les plus robustes ont éprouvé de pénibles maladies. Le cabinet du 12 août était, à coup sûr, vigoureusement constitué. Nul plus que moi ne l’a sincèrement et constamment soutenu. Eh bien, que de critiques n’a-t-il pas traversées ! N’a-t-il pas perdu, successivement les honorables MM. Veydt, de Haussy, Chazak, Rolin, Brialmont, et enfin l’honorable M. Frère ? En sorte, qu’à la fin d’octobre 1852, de ce cabinet, tel qu’il était à son origine, il ne restait plus que deux hommes, l’honorable M. Rogier et l’honorable M. d’Hoffschmidt. Le cabinet avait été, pour ainsi dire, remanié d’année en année. C’est qu’en effet, messieurs, l’exercice du pouvoir est laborieux, délicat, plein de difficultés.
Qu’on veuille donc bien reconnaître qu’il n’y a pas lieu de se montrer si sévère à notre égard. D’autres plus forts que nous, je le veux, se sont trouvés dans des situations analogues. On leur a imputé comme à nous, de jouer la comédie, de vouloir être ministres à tout prix, de manquer de prévoyance, de fermeté, de franchise, de découvrir la royauté, que sais-je ? de trahir dans des vues égoïstes, les intérêts du pays ; en un mot, les mêmes reproches, les mêmes accusations, les mêmes injures et les mêmes dédains leur ont été prodigués.
Nous pourrions donc, messieurs, sans souci de ces attaques imméritées, qui ont poursuivi en tout temps les hommes publics, abandonner le pouvoir avec une conscience tranquille, avec la conviction d'être restés fidèles à nos principes, et d'avoir accompli notre devoir. Une telle perspective, veuillez-le croire, n'a rien qui nous attriste ou nous trouble en quoi que ce soit. Nous nous retirerions la tête haute, sans regrets comme sans humiliation. Si vous pensez, au contraire, messieurs, que l'état présent des choses ne demande ou ne comporte point un changement de cabinet, alors nous réclamons de votre franchise et de votre justice une promesse de concours nettement exprimée. Un paragraphe du projet de réponse au discours du trône amènera l'occasion de vous expliquer à cet égard. Ce paragraphe, le voici :
« .... Nous associant au dévouement éclairé de V. M. aux intérêts de notre belle patrie, nous saurons remplir les devoirs particuliers c que ces circonstances nous imposent. Nous assurons à votre gouvernement ce loyal concours que vous réclamez de notre patriotisme, et sans lequel le pouvoir ne saurait, au milieu des embarras et des difficultés du moment, accomplir dignement sa haute mission d'ordre et de paix. »
Cette réponse à la question de confiance posée dans le discours du trône est claire et catégorique ; nous la tenons pour satisfaisante.
Ici, je prévois une objection. Cette rédaction vous suffit, dira-t-on ; c'est très bien ; mais en réalité une phrase d'adhésion ne saurait avoir la valeur d'un vote politique sur une question spéciale importanle, par exemple sur la question d'enseignement, ou celle de la charité. Or, sur l'une de ces questions, la gauche vous abandonnera ; sur l'autre, ce sera la droite. Est-ce pour cela que vous posez ailleurs un vote de confiance ?
Non, messieurs, loin de redouter aucune discussion, nous pressons de tous nos vœux la mise à l'ordre du jour du projet de loi sur les dons et legs, et quant à l'autre question, je vais mettre nos honorables adversaires fort à l'aise. Que l'un d'entre eux, dans le cours du débat qui va s'ouvrir, veuille bien faire, sous forme d'amendement, ou sous telle autre forme qui lui paraîtra préférable, une proposition qui implique un blâme de la conduite du cabinet en cette matière, et il peut être assuré que, si cette proposition reçoit un bon accueil, nous nous tiendrons pour dûment avertis.
Ce que le ministère veut, messieurs, ce que vous devez vouloir vous-mêmes, c'est de la sincérité dans les situations. Mieux vaut donc se prononcer dès à présent que plus tard. Pourquoi nous ajourner aux débats des budgets ou d'une loi particulière ? Le jour où, pour la première fois, le ministère s'est assis sur ce banc, il a invoqué votre appui ou votre impartialité bienveillante ; si cet appui, si cette impartialité doivent lui faire défaut, qu'on n'hésite pas à le dire, qu'on ne lui fasse pas attendre ou chercher une épreuve nouvelle. Que votre vote actuel ne soit pas une énigme ; qu'il ne laisse aucune indécision sur les sentiments de la Chambre, sur ses véritables intentions.
Et qu'on ne dise pas que nous venons humblement demander la permission de vivre. Non, messieurs, nous venons avec loyauté vous exposer les faits, les soumettre à votre appréciation, et déclarer à la Chambre que, si elle juge utile notre présence aux affaires, elle ne doit pas nous refuser le moyen de les gérer honorablement. Nous prouvons en cela que, si le ministère n'est point parlementaire dans tous ses éléments, il l'est, du moins, par ses principes et son attitude, car il montre son respect pour les prérogatives de la représentation nationale, qu'il ne sépare point du soin que tout cabinet doit prendre de sa propre dignité.
M. de Perceval. - Messieurs, dans les pays constitutionnellement régis, la discussion d'un projet d'adresse en réponse au discours de la couronne est une occasion donnée aux membres de la législature pour exprimer leur opinion sur les hommes qui sont au pouvoir et sur les doctrines qu'ils professent. Fidèle aux habitudes parlementaires, je vais m'acquitter de ce que je considère comme un devoir. Je le ferai avec franchise et avec modération.
Je serai bref aussi ; car je ne puis perdre de vue que nous avons à notre ordre du jour un projet de loi d'une haute importance, qui est destiné à soulager, dans une certaine mesure, les souffrances des classes bourgeoises et laborieuses.
L'honorable ministre des affaires étrangères, dans le discours dont il vient de nous donner lecture, a demandé qu’il y eût de la sincérité dans nos situations respectives. Je défère immédiatement au désir qu’il manifeste.
Le projet d’adresse contient une déclaration de confiance pour le ministère. Cette confiance, je le déclare hautement et sans détour aucun, je ne l’accorde point au cabinet.
Le projet d’adresse renferme aussi une lacune ; elle se rapporte à l’hospitalité dont les droits ont été méconnus par le département de la justice. Je vous proposerai également de combler cette lacune, et j’aurai l’honneur de vous soumettre une proposition dans ce but.
Afin de motiver le rejet de la question de confiance, je m’appuie sur les considérations que fait valoir l’’honorable rapporteur, M. de Decker, dans ce même paragraphe pour recueillir un vote approbatif sur les bancs de la représentation nationale. En effet, qu’y lisons-nous ?
« Nous assurons à votre gouvernement ce loyal concours que vous réclamez de notre patriotisme, et sans lequel le pouvoir ne saurait, au milieu des embarras et des difficultés du moment, accomplir dignement sa haute mission d’ordre et de paix. »
Messieurs, je suis d’avis que le pouvoir, tel qu’il est aujourd’hui constitué, que le ministère tel qu’il est composé, ne peut pas, dans les (page 71) temps critiques et difficiles que nous traversons, s'acquitter de la mission qui lui incombe. Vous demandez une action gouvernementale énergique et respectée pour faire face à une crise qui n'est qu'à son début, et vous avez un ministère extra-parlementaire, un ministère qui ne s'appuie sur aucune opinion, qui, voulant plaire à tout le monde, finit par ne contenter personne ; un ministère qui marche au hasard, qui vit au jour le jour, sans boussole, sans drapeau quoi qu'il dise, sans influence sur le parlement. Nous l'avons vu à l'œuvre dans la dernière session. La plupart des projets de loi dont il nous a saisis ont été tantôt rejetés, tantôt modifiés ; ses projets d'impôts n'ont pas eu un meilleur accueil ; ce fut, pendant six mois, une suite non interrompue de défaites. Il n'a d'opinion arrêtée sur aucune des grandes questions que nous avons à débattre, pas même sur celle de l'alimentation publique. Hier, il nous présente un projet de loi sur les denrées alimentaires, il s'y déclare partisan de la libre sortie des grains. Aujourd'hui il n'a plus la même opinion et déclare qu'il veut la prohibition à la sortie du seigle. Il n'a pas encore d'opinion arrêtée en ce qui concerne le froment ; il attendra probablement que la Chambre se prononce sur cette question pour se rallier à son vote.
Quelle est, après tout, la profession de foi du cabinet ? Quels sont ses principes ? Quels actes a-t-il posés dans le but de conquérir cette sympathie générale nécessaire à tous les ministères dans les pays constitutionnels ? Quelles racines a-t-il dans le pays ? A-t-il eu comme nous le baptême électoral, et si, ce qu'à Dieu ne plaise, des dangers menaçaient le pays, est-il doué de la force morale nécessaire pour dominer ces dangers ? Je lui dénie ces qualités.
Je sais très bien qu'il a toujours à son service de belles phrases et de brillantes théories. Lorsque, il y a deux ans, il parut pour la première fois devant la Chambre, il nous disait par l'organe de l'honorable ministre des affaires étrangères : « Inspirons-nous des saines, des généreuses traditions du congrès national ! » Voilà de belles paroles sans doute ; malheureusement le lendemain on vint déposer un projet de loi restrictif de la liberté de la presse.
M. le ministre de la justice (M. Faider). - Je le nie.
M. de Perceval. - L'honorable ministre des affaires étrangères déclare encore qu'il veut trouver son point d'appui sur les bancs de la gauche, et la gauche ne veut pas ou n'entend pas lui donner avec dévouement ce concours, qu'il a déclaré nécessaire à son existence.
Si je passe en revue les hommes politiques qui se trouvent à la tête de chaque département ministériel, d'abord je rencontre au département des travaux publics un ministre qui a siégé dans le cabinet du 12 août 1847 et je m'explique difficilement comment il peut concilier sa position d'aujourd'hui avec sa position d'autrefois.
Que se passe-t-il au département de la justice ?
On y laisse méconnaître la loi sur la détention préventive ; lorsque des officiers du parquet le trouvent bon, cette loi est considérée comme une lettre morte. Ne l'a-t-on pas méconnue jusqu'au point de maintenir en état d'arrestation préventive des citoyens poursuivis pour un délit dont le maximum de la peine s'élevait à six mois, et ainsi l'une des personnes poursuivies a subi un emprisonnement de trois mois, bien qu'elle ait été mise hors de cause par la chambre du conseil d'abord, acquittée par le tribunal correctionnel, ensuite, et enfin par la cour d'appel. Preuve irrécusable qu'il n'y avait absolument rien à sa charge et qu'on n'a pu avoir aucun motif grave pour l'emprisonner préventivement !
Le même procureur-général, auteur de cette détention préventive illégale, n'a-t-il pas tout récemment, lors de la rentrée de la Cour d'appel, attaqué nos libertés constitutionnelles ?
Je ne dénie à aucun fonctionnaire le droit de manifester ses opinions en dehors de ses fonctions officielles. Comme citoyen, il est parfaitement libre de demander la réforme ou l'abrogation de telle ou telle loi, voire même de tels ou tels articles de la Constitution ; c'est un droit absolu que possèdent tous les citoyens en Belgique. Mais lorsqu'on ne parle plus comme citoyen, lorsqu'on est revêtu d'un caractère officiel, qu'en parle comme procureur général, c'est-à-dire comme l'organe des lois en vigueur qu'il est chargé de faire respecter, et d'appliquer aussi longtemps qu'elles existent, oh ! alors il n'a plus ce même droit.
Un ministre qui laisse poser de tels actes par ses subordonnés ne présente pas, suivant moi, les conditions voulues pour constituer ce pouvoir fort, réclamé par le projet d'adresse.
Au département des finances nous avons un chef intérimaire depuis deux ans. Or, sous les ministres intérimaires qu'arrive-t-il généralement ? C'est que les grades, l'avancement, l'avenir des fonctionnaires, toutes les grandes décisions se trouvent livrées au conseil d'administration.
Parlerai-je de la position prise par l'honorable chef du département des finances vis-à-vis de la Banque nationale, qui n'opère qu'avec l'argent et les moyens financiers fournis par le pays ? A-t-il usé des pouvoirs que lui confère l'article 24 de la loi organique, ët fait rentrer la Banque dans la voie de ses devoirs ?
Non, messieurs ; de la manière dont les choses se passent, on dirait que le gouvernement a reçu de la législature la mission de laisser la Banque entièrement libre vis-à-vis du travail national dans nos neuf provinces.
Que dirai-je, messieurs, de l'honorable ministre de l'intérieur ? Trouvons-nous au département de l'intérieur un de ces hommes fermes, inébranlables dans leurs principes ? Y rencontrons-nous l'action du publiciste qui combattait jadis les doctrines de monseigneur l'évêque de Liège, et y trouvons-nous encore l'orateur du congrès libéral de 1846 ?
Et quant au ministère de la guerre, est-ce bien le titulaire qui y régne et qui y gouverne ? L'esprit de camaraderie ne s'est-il pas emparé de ce département, au point de jeter la division et le découragement dans l'armée ?
Enfin, messieurs, j'arrive au département des affaires étrangères. Examinons aussi quelle confiance le pays peut avoir dans le chef du cabinet.
En général, la conscience proclame qu'un homme de principes doit pratiquer au pouvoir les théories qu'il a professées dans l'opposition, d'autant plus que c'est à raison de ces mêmes principes que le pouvoir lui est confié.
Pouvons-nous dire que cet axiome si vrai soit applicable à M. le ministre des affaires étrangères ? Ceci m'amène à traiter la question spéciale qui a été soulevée au Sénat par un honorable sénateur et qui se rapporte aux atteintes, aux graves atteintes portées par le ministère a l'hospitalité en Belgique.
L'hospitalité, messieurs, je n'ai pas besoin de vous le rappeler, elle est dans nos mœurs, elle est inscrite dans nos glorieuses traditions ; nos pères n'ont cessé de la pratiquer et nous devons à l'honorable ministre de la justice, M. Faider, un ouvrage très remarquable où il fait ressortir tout ce qu'avait de vivace, d'ardent, de loyal, cette hosi-pitalité chez nos pères. De tout temps, ce sentiment fut tellement vivace en Belgique que le roi Guillaume lui-même jugea convenable de ne jamais le froisser et accorda l'hospitalité aux conventionnels qui avaient voté la mort de Louis XVI, malgré les menaces qui lui arrivaient de la part du gouvernement français. A son tour, le Congrès ne manqua pas de l'inscrire au nombre des articles de notre Constitution. Vinrent ensuite les législatures qui votèrent des subsides aux Polonais proscrits pour avoir combattu pour l'indépendance de leur patrie.
Il y a plus, le gouvernement lui-même ouvrit à ces proscrits des carrières publiques et les admit jusque dans l'armée.
Voilà, messieurs, nos mœurs, nos traditions. Chaque fois que des ministres ont froissé ce sentiment, il y a eu dans le pays une réprobation vive, générale, universelle ; je vais vous en donner une preuve non équivoque.
En 1854, à Bruxelles, des troubles et des pillages se produisirent au grand jour. A la suite de ces désordres, le ministre de la justice d'alors expulsa plusieurs étrangers sous prétexte qu'ils avaient coopéré à cet désordres. Le pays se souleva contre ces expulsions, la Chambre s'en émut et voici la protestation que fit entendre un des ministres actuels, M. Henri de Brouckere.
« Quoi ! l'art. 128 de la Constitution à la main, vous dites aux étrangers : Venez parmi nous, qui que vous soyez, pourvu qu'aucun crime ne pèse sur vous ; venez parmi nous, vous y jouirez de la plus entière liberté ; venez, apportez-nous vos connaissances et votre industrie, faites-nous-en profiter : publiez des écrits, rédigez des journaux si vous le voulez. la presse et la manifestation des opinions sont libres. Ils arrivent, ils s'établissent, puis on les chasse impitoyablement et sans aucun avis préalable. Messieurs, c'est un horrible guet-apens ; mieux eût valu mettre à la frontière des poteaux portant en grandes lettres cet avis qui du moins annoncerait quelque franchise : « Etrangers, en dépit de la Constitution, n'entrez pas en Belgique ; si vous avez quelque chose à votre charge, vous serez livrés aux juges que vous fuyez ; si vous êtes sans reproche, vous serez expulsés. » Ainsi, notre pays, jadis terre d'asile et hospitalière, deviendra en exécration à tout ce qui porte un cœur généreux. »
Je vous le demande, messieurs, le ministère a-t-il été fidèle aux traditions nationales ? Dit-il encore : « Etrangers, venez en Belgique ; l'hospitalité vous y est acquise ; nos pères l'ont pratiquée et entre nos mains l'hospitalité n'a pas dégénéré. »
Ah ! messieurs, le langage est bien différent.
Nous avons deux genres d'expulsions : les expulsions préventives et les expulsions diplomatiques. Quand un réfugié vient en Belgique, on lui permet d'y résider pendant dix jours. Entretemps l'administration de la sûreté publique écrit à la préfecture de police de Paris, pour connaître les antécédents du proscrit. Naturellement, si la préfecture française veut voir refuser l'admission du réfugié en Belgique, elle communique des renseignements en conséquence, puisque ces renseignements sont demandés précisément pour décider ici si la personne intéressée peut être admise, oui ou non, à résider en Belgique.
Devant de pareils faits, la Belgique n'est-elle pas descendue au rang d'une sous-préfecture française, et l'administration de la sûreté publique est-elle autre chose qu'une succursale de la rue de Jérusalem ?
Après les expulsions préventives, viennent les expulsions diplomatiques. Un réfugié est amené, même par le gouvernement français, jusque dans la capitale ; un beau matin, il plaît à ce gouvernement de nous dire : « Je ne veux plus que vous donniez l'hospitalité à un tel, il faut le chasser. » Que fait le ministère ? Comme un valet qui a reçu les ordres de son maître, il expulse le réfugié. (Interruption.)
Oui, je suis en droit d'émettre cette opinion ; je dis qu'on expulse avec un arbitraire sans exemple, et au mépris de tous les sentiments de l'humanité.
Est-elle humaine, après tout, la conduite du ministère lorsqu'elle va jusqu'à poser à l'illustre Kossuth la condition d'être conduit d Ostende (page 72) à Bruxelles par des gendarmes, afin d'embrasser une dernière fois sa mère mourante ?
Est-elle humaine, cette conduite du ministère qui ne veut pas autoriser M. le général Leflô à venir en Belgique, pour y faire donner de l'éducation à ses enfants ? Mais, non. Vous gardez vos sentiments d'humanité pour les réfugiés judiciaires, au lieu de les réserver pour les réfugies politiques.
Ce serai .aujourd'hui le moment de mettre à la frontière les poteaux dont l'honorable M. de Brouckere parlait en 1834 ; ce serait le moment de dire : « Etrangers, ne venez pas en Belgique ; si vous avez eu des démêlés dans notre pays avec la justice, on vous laissera tranquilles ; mais si vous êtes un homme estimable, probe, mais proscrit pour vos opinions, vous serez chassé impitoyablement. »
Quelle conduite le gouvernement a-t-il tenue dans l'expulsion du colonel Charras ?
Il y a eu là un abaissement inouï du sentiment de la dignité nationale. Il est vrai qu'à cette époque on nous a promis des explications ; nous les attendons toujours.
Quel grief articule-t-on à la charge de cet honorable officier ?
Le ministère a trouvé une belle phrase pour cacher sa faiblesse ; il nous a dit qu'il était expulsé pour cause de relations internationales. Dites-nous plutôt que vous avez reçu l'ordre de l'expulser et que vous avez exécuté cet ordre.
Pour cause de relations internationales !..., mais si ce nouveau principe doit prendre place dans notre jurisprudence, je dis que c'en est fait de l'article 128 de la Constitution et de la loi de 1835 sur les expulsions ; vous ouvrez la porte à tous les caprices, à toutes les exigences des gouvernements étrangers, vous abdiquez le sentiment de notre indépendance ; nous n'existons plus comme nation.
Ainsi, quand un gouvernement étranger voudra faire expulser un réfugié, un proscrit qui sera venu honnêtement, paisiblement dans ce pays, invoquant le bénéfice de nos lois hospitalières, un ambassadeur viendra alors auprès de nos ministres, en demander l'expulsion sous prétexte de relations internationales !
Vous le voyez, messieurs, c'est une politique de servilisme, d'asservissement et de honte qu'on veut nous faire adopter.
M. le ministre des affaires étrangères s'est écrié au Sénat : « Nous n'expulsons pas ; voyez, nous pratiquons l'hospitalité ; nous avons expulsé, il est vrai, quelques personnes ; mais, en général, nous pratiquons l'hospitalité. »
Après l'expulsion sans motif du colonel Charras, vous n'êtes plus en droit de vous poser comme le défenseur de l'hospitalité belge. Depuis lors, il est devenu clair pour tout le monde que tous les proscrits qui résident encore en Belgique y sont avec l'autorisation des gouvernements étrangers.
Messieurs, je me résume. J'ai parlé loyalement, franchement, comme m'acquittant d'un devoir.
A un ministère tel que celui que nous avons devant nous ; je ne saurais accorder ma confiance, même dans les temps ordinaires, et encore moins au milieu des circonstances où les événements qui se passent actuellement en Europe placent la Belgique.
J'ai dit, en commençant mon discours, que je constatais avec peine une lacune dans le projet d'adresse. Je vous propose, messieurs, de la combler par le paragraphe additionnel suivant, que j'ai l'honneur de soumettre à vos délibérations. Il est conçu en ces termes, et il formerait le paragraphe 5 bis, en cas d'adoption :
« Nous exprimons à Votre Majesté le sentiment pénible que le pays a éprouvé des atteintes portées à l'hospitalité, qui fut, de tout temps, proclamé dans nos lois et consacré par nos mœurs. »
M. le président. - Quand nous en serons au paragraphe auquel se rapporte cet amendement, je demanderai s'il est appuyé.
Un autre amendement, se rapportant au paragraphe relatif aux denrées alimentaires, a été déposé par MM. Dumortier et Rodenbach.
M. Vilain XIIII. - La lecture de l'amendement de M. Dumortier !
M. le président. - Il est ainsi conçu :
« A côté des besoins intellectuels du pays, il est de nos jours surtout des besoins matériels qu'il est urgent d'étudier et de satisfaire. Nos populations, si laborieuses et si morales, souffrent par suite du prix élevé de toutes les denrées alimentaires. A la vue de l'élévation toujours croissante du prix des céréales, malgré une abondante récolte, et en présence des dangers dont l'exportation nous menace, le pays réclame la prompte prohibition de sortie des grains indigènes et la libre entrée des blés exotiques. »
- Plusieurs voix. - Mais c'est la loi tout entière.
M. le président. - Cela sera discuté ; les auteurs de l'amendement ont usé de leur droit en le déposant.
M. Vander Donckt. - Messieurs, je n'ai qu'une simple observation à soumettre à la Chambre. Je serai très bref ; je déclare d'abord que si la question de cabinet était posée, j'émettrais un vote favorable au ministère, un vote de confiance pleine et entière, je déclare que j'approuve tous les actes qu'il a posés et qui ont été critiqués si amèrement par l'honorable orateur qui vient de se rasseoir.
J'ai cependant à relever une assertion de l'honorable préopinant en ce qui concerne M. le ministre des finances. Cet honorable membre a dit que le ministre des finances se reposait entièrement sur son conseil d'administration pour tout ce qui concerne les nominations, etc.
J'ai des pièces à la main qui me donnent la conviction contraire, et je suis prêt à fournir à l'honorable membre des preuves que cela est entièrement controuvé et inexact. Dans plus d'une circonstance que je pourrais citer, le ministre a fait des nominations contre l'avis de son conseil et dont il était bien loin d'être satisfait. Je me bornerai là parce que l'observation que j'ai à soumettre à la Chambre n'a aucun trait à la politique.
Dans le discours du trône de notre dernière session je lis : « L'étude des réformes à introduire dans les dépôts de mendicité se poursuit sans relâche. »
J'ai cru que ees paroles étaient une vérité, que l'étude des réformes à introduire dans les dépôts de mendicité se poursuivait sans relâche.
Cependant je ne vois rien à ce sujet dans le discours actuel du trône. Il n'en est plus question, et c'est avec un sentiment pénible que j'ai remarqué ce silence : cependant je ne ferai pas au gouvernement l'injure de supposer que son intention est de laisser sans suite un projet qu'il avait solennellement annoncé.
Il est de la plus haute importance pour les administrations communales de nos Flandres, qu'il y ait une décision à cet égard ; car, dans la situation actuelle et dans les circonstances plus que critiques où nous nous trouvons, il est de la plus urgente nécessité qu'on soulage les budgets des bureaux de bienfaisance de ces communes pauvres qui, sans cela, devront se borner au rôle de mandater leurs revenus au profit des dépôts de mendicité et des hospices, et n'auront rien à distribuer aux pauvres honnêtes qui continuent à résider dans les communes.
J'ai eu l'honneur d'interpeller M. le ministre de la justice dans la séance du 5 avril 1854, M. le ministre m'a répondu :
« Je ne me suis pas pressé de m'occuper de ce projet, parce qu'il tend à reporter à la charge du trésor public des obligations très onéreuses.
« Je pense qu'il était hors de propos de saisir la Chambre d'un projet qui, dans la situation actuelle des choses, devait avoir cette portée. Je me réserve pour la session prochaine, si l'occasion s'en présente, de soumettre à la Chambre les propositions du gouvernement sur cette matière. »
En présence de nombreuses pétitions sur lesquelles j'ai eu l'honneur de vous présenter le rapport, non une à une, mais par groupes de vingt et de quarante, j'ose espérer que dans la session actuelle M. le ministre donnera suite à ce projet et que les paroles mises dans la bouche royale seront une vérité. On a donné un commencement d'exécution par la nomination d'une commission nommée par arrêté royal chargée d'aviser aux moyens d'introduire des réformes dans les dépôts de mendicité.
Cette commission a fait son rapport ; depuis longtemps, il est arrivé au ministère ; les députations permanentes ont été consultées. Aujourd'hui, je regrette que dans le discours du trône, on ne nous dise rien qui prouve la bonne intention de présenter ce projet de loi dans la session actuelle.
Je demanderai à M. le ministre quelle est son intention à l'égard de ce projet ; car s'il doit rester dans les cartons, nous aviserons sur le parti à prendre et à user de notre droit d'initiative ; la question est plus urgente qu'on ne pense ; le gouvernement ne pourra prendre aucune mesure efficace pour faire baisser le prix des céréales, il pourra tout au plus empêcher une plus forte hausse. Les autres moyens de venir en aide aux populations, il ne doit pas les négliger ; je le convie de toutes mes forces à les employer pour mettre les communes à même de donner un morceau de pain noir aux pauvres honnêtes ; les réformes à introduire dans la loi sur les dépôts de mendicité seraient des plus efficaces ; si vous ne la votez pas, il n'est pas un seul bureau de bienfaisance des pauvres communes des Flandres qui puisse faire face à ses dépenses.
M. le ministre a dit qu'il s'est trouvé arrêté devant une nouvelle aggravation de charges pour le trésor public, et le gouvernement peut-il plus longtemps rester spectateur impassible devant les injustices criantes et l'inégalité dans la répartition des charges causées par la loi actuelle qui régit les dépôts de mendicité ?
A une autre occasion, notre honorable collègue M. T'Kint de Naeyer, dans un discours très remarquable à cet égard, nous a fait voir l'injustice de la répartition des charges qui pèsent en ce moment sur les campagnes et sur d'autres localités accablées de pauvres.
Dans les circonstances actuelles, plus qu'à toute autre époque il est urgent d'obvier aux inconvénients de la loi sur les dépôts de mendicité. Et c'est de plus une justice à rendre ; car il doit y avoir une répartition égale des charges entre tous les citoyens de l'Etat. Si cette égalité de répartition n'existe pas, supprimons le budget du ministère de la justice, car quand il n'y a pas de justice distributive dans un pays, il ne faut pas de département de la justice.
Je ne fais pas de proposition d'amender la réponse au discours du trône pour le moment ; je bornerai là mes observations que je recommande à l'attention toute spéciale de M. le ministre de la justice.
M. Verhaegen. - Messieurs, le ministère, par l'organe de M. le ministre des affaires étrangères, vient demander à la Chambre une promesse de concours nettement exprimée.
Cette promesse, je ne puis, pour ce qui me concerne, la lui donner, parce que sa position n'est pas nette, n'est pas franche dans cette assemblée. Nous sommes dans l'habitude, lors de la discussion de l'adresse, (page 73) d'examiner les principes qui ont guidé le cabinet et les actes qui en ont été la conséquence.
Je me réserve d'examiner quelques-uns de ces actes, lors de la discussion des paragraphes.
Mais avant l'examen des actes nous avons, et surtout dans l'occurrence, à faire un autre examen ; cet examen se rattache à la position même du ministère.
Il est relatif aux rapports qui doivent exister entre la Chambre et le .gouvernement et surtout à l'attitude de la Chambre vis-à-vis du cabinet.
Quel est donc le ministère que nous avons devant nous ? Ce n'est pas, à coup sûr, un ministère mixte, un ministère de coalition, un ministère de conciliation. Je suis convaincu que chacun des membres du cabinet repousserait hautement cette qualification. Le ministère se dit un ministère libéral. Son origine, il l’a répété tantôt, est libérale. Mais il ne suffit pas de mots en pareille circonstance ; il faut des choses. Son carcatère de ministère extra-parlementaire ne fait rien à la question ; car, qu’il soit parlementaire ou extra-parlementaire, il faut qu’il cherche et qu’il trouve ses appuis quelque part.
Si le ministère est libéral, il faut qu'il s'appuie nécessairement sur une majorité libérale. Je demande, dès lors, s'il existe encore dans cette Chambre une majorité libérale.
On a parlé de franchise ; oui, il faut être franc. Pour moi, je pense que la majorité de la Chambre n'est plus ce qu'elle était, et qu'une majorité nouvelle vient de se produire au scrutin secret d'une manière solennelle. Aussi ce moment de retraite auquel M. le ministre des affaires étrangères faisait allusion tantôt pourrait-il bien être arrivé.
Je ne parlerai pas des votes qui ont amené les nominations du président et des vice-présidents et qui se sont faites de commun accord. Je ne parlerai que d'un seul vote parce qu'il est solennel : c'est celui qui a amené la nomination de la commission d'adresse. Certes, il ne peut y avoir de vote plus solennel que celui qui amène une commission représentant la Chambre, se mettant directement, politiquement en rapport avec le chef de l'Etat. Ce vote au scrutin secret, et j'ajoute à dessein ces derniers mots, a amené une commission d'adresse exclusivement composée de membres de la droite.
- Plusieurs membres. - Et M. Loos ?
M. Verhaegen. - Permettez ! N'allons pas trop vite... Et composée, dis-je, exclusivement de membres de la droite.
La Chambre se trouvait à peu près au complet. Il y avait 92 votants, et au premier tour de scrutin, MM. Dumortier et Delehaye ont eu chacun 53 voix, M. de Decker 49, M. de Theux 47. MM. Devaux et Orts, mes honorables amis qui se trouvaient sur la liste libérale, et qui précédemment avaient toujours fait partie de la commission, furent écartés. Le premier n'obtint que 41 voix ; le deuxième en obtint 44.
L'honorable M. Osy fut nommé par la même majorité à un deuxième scrutin.
Il est vrai que le lendemain la droite, par esprit de convenance ou, si l'on veut, de condescendance, voulut bien donner la sixième place restée vacante à mon honorable ami M. Loos.
La gauche, se considérant comme impuissante, s'abstint de prendre part au vote ; ce que constatent 21 billets blancs trouvés dans l'urne. Aussi l'honorable M. Loos ne se rendit-il point dans le sein de la commission de l'adresse.
- Plusieurs membres. - Il était malade.
M. Verhaegen. - Il s'abstint de se rendre dans le sein de la commission. Je ne sais quels ont pu être ses motifs ; mais il est évident que dans cette occurrence il ne fut pas le mandataire de la gauche. Le résultat du scrutin l'a prouvé.
Et qu'on ne perde pas de vue qu'en agissant ainsi, les honorables membres de la droite ne furent pas mus par un sentiment de dignité de parti ou seulement d'amour-propre.
Il y avait là-dessous une question plus importante pour eux et qu'ils tranchèrent par cette nomination des membres de la commission d'adresse. Ils voulaient arriver, dans la réponse au discours du trône, à formuler un paragraphe approuvant purement et simplement la convention ou le règlement d'Anvers. L'honorable M. Orts avait, sur la proposition de l'honorable M. Osy dans la séance du 14 février, formulé un amendement et entouré l'ordre du jour proposé d'explication d'où résultait que l'honorable membre ne partageait pas cet avis qu'auraient voulu voir adopter les membres de la droite, à savoir que la convention d'Anvers devait être approuvée, et car il pensait uniquement que le gouvernement, dans les circonstances où il était placé, n'avait pas mal agi en laissant aux communes le soin de régler l'enseignement religieux, sauf au gouvernement à examiner, à apprécier les actes que les communes auraient posés.
Cette opinion ne devait probablement pas convenir aux membres de la droite, puisque le nom de l'honorable M. Orts ne sortit pas de l'urne.
Le nom de l'honorable M. Devaux ne sortit pas non plus.
On voulut bien faire une exception pour l'honorable bourgmestre d'Anvers.
Tel a été, messieurs, le résultat du scrutin pour la nomination de la commission d'adresse.
Il en a été de même au Sénat, car l'honorable M. de Tornaco qui, depuis longtemps, avait fait partie de la commission d'adresse, fut également éliminé et, par condescendance, on nomma l'honorable comte de Renesse que, peu de temps auparavant, on avait éliminé de la première vice-présidence.
Tel est l'état des choses que nous voudrions en vain dissimuler.
Or, d'après les principes du gouvernement représentatif, quelle est la conséquence de cet état de choses ? C'est que la droite, au scrutin secret, est en majorité, et même en majorité assez grande. La conséquence ultérieure, c'est que c'est à la droite à prendre les rênes du gouvernement. Car je ne veux pas supposer qu'elle veuille faire ses affaires par personnes interposées. Si l'on est en majorité, on doit avoir le courage de sa position ; on doit faire ses affaires soi-même ; et dans ces circonstances, je viens demander au gouvernement, au ministère qui veut de la franchise et de la netteté, quelle est sa position, quels sont ses appuis.
Si le ministère reste tel qu'il est, c'est le ministère de la majorité, un ministère de droite. Or, quant à moi, cela ne me convient pas, et vous comprenez dès lors que je ne puis pas voter d'une manière affirmative sur la question de confiance posée par le cabinet.
Il y a, messieurs, au banc des ministres, deux hommes qui tiennent en main des drapeaux ayant des significations différentes.
Je vois d'abord l'honorable ministre de l'intérieur qui tient un drapeau sur lequel est inscrit : « Convention d'Anvers ».
Celui-là sera bien accueilli par la majorité, par la droite. Je ne pense pas que ceux qui sont imbus des véritables principes libéraux puissent adopter.
Je me réserve d'entrer à cet égard dans des explications, lorsque nous serons arrivés au paragraphe relatif à l'instruction publique.
Un autre tient en main un drapeau sur lequel est inscrit : « Organisation de la charité publique conformément aux lois actuellement en vigueur ». Que fera-t-il de ce drapeau ? Le tiendra-t-il bien haut ou le cachera-t-il momentanément ?
Il faut, en définitive, messieurs, subir les conséquences de sa position. Si nous sommes en minorité, il faut que nous nous résignions à être minorité, et à ceux qui ont la majorité, d'en supporter les conséquences et la responsabilité. Il faut, avant tout, de la sincérité dans le gouvernement du pays.
Toutes les phrases qu'on nous a faites, toutes les protestations qui se rencontrent dans le discours de M. le ministre des affaires étrangères, ne mettront pas de côté ce fait capital que je viens de signaler à l'attention de la Chambre et du pays.
Je ne veux pas, messieurs, traiter deux fois la même question. J'ai parlé de la convention d'Anvers. J'aurai occasion d'y revenir lorsque d'autres orateurs se seront fait entendre, et lorsque nous arriverons au paragraphe qui parle de l’instruction publique.
Je voulais en faire de même, messieurs, pour ce qui est relatif à un point très important qui a été signalé à votre attention par l'honorable M. de Perceval, et qui concerne tout à la fois et M. le ministre de la justice et M. le ministre des affaires étrangères, je dirai même plus, le cabinet tout entier, car c'est un acte qui a été délibéré en conseil des ministres. Mais, comme on a déjà appelé votre attention sur ce fait, je crois ne pas faire chose déplacée en disant aussi quelques mots sur ce point, quoique M. le ministre de la justice et ses collègues n'aient pas encore jugé à propos de donner une réponse aux observations qui leur ont été soumises.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Nous attendions que vous eussiez parlé.
M. Verhaegen. - Saviez-vous que je devais m'occuper de cette question ?
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Nous en étions certains. Vous aurez une réponse.
M. Verhaegen. - En effet, M. le ministre des affaires étrangères devait s'y attendre.
J'ai eu l'honneur d'intervenir dans cette affaire avec l'un de mes honorables amis, membre du Sénat. Cette affaire nous avait émus et, dans l'intérêt de la dignité du pays, nous avons pensé, en notre qualité de membres du Parlement, devoir faire quelques représentations au cabinet et protester contre l'acte qui porte atteinte à notre honneur national.
J'aurai soin, messieurs, en vous narrant les faits, de garder tous les ménagements que les circonstances commandent. Je n'aurai pas recours à de grandes phrases ni à de grands mots ; je me bornerai aux faits, dans toute leur simplicité, les faits sont indispensables à la Chambre.
Je n'avais jamais vu le colonel Charras avant le jour où il est venu me remercier de la démarche que mon honorable ami M. Van Scboor et moi avions cru devoir faire chez M. le ministre de la justice ; je suis même loin de partager les opinions politiques du colonel, mais, dans l'intérêt de la dignité du pays, je n'ai pas pu garder le silence sur une mesure qui, à mon avis, compromet si gravement notre vieille réputation de loyauté et de nation hospitalière.
Le 8 janvier 1852, le colonel Charras fut extrait du fort de Ham où il avait été incarcéré et où il était détenu au mépris des lois de son pays. Le lendemain il arriva à Bruxelles, conduit par deux agents de la police française qui avaient ordre, ainsi qu'ils le lui avaient déclaré. « d'aller jusqu'aux dernières extrémités de la violence contre lui s'il tentait de se débarrasser de leur escorte, même sur le territoire belge en réclamant la protection des autorités belges. »
Dans ce fait qui fut étendu aux généraux Lamoricière, Bedeau, Changarnier et à M. Baze, il y avait une violation manifeste du droit international, une violation du territoire d'une nation indépendante. L'opinion publique s'en émut et le ministère d'alors partagea, sans doute, (page 74) cette émotion, car le 11 février, M. Verheyen, administrateur de la sûreté publique, se présenta chez le colonel Charras et lui demanda s'il avait l'intention de porter plainte contre la violence dont n'avait été l'objet sur le territoire belge, lui assurant que justice serait faite.
A cette assurance, dont il fut très touché, le colonel répondit, que, proscrit de sa patrie, jeté en Belgique comme une épave, par ordre du prince Louis Bonaparte, il ne réclamait du gouvernement belge rien de plus qu'un asile à l'abri de ses lois, et ne voulant pas risquer par une plainte judiciaire de devenir l'occasion d'un différend entre le pays qui lui donnerait asile et un gouvernement qui ne respectait pas plus le droit des gens que les lois jurées par lui.
Il ajouta que c'était cette volonté qui l'avait empêché de réclamer, contre les agents qui l'avaient conduit à Bruxelles, la protection des autorités sur la route de Quiévrain à cette capitale.
M. Verheyen pria alors le colonel d'écrire cette déclaration et de la lui remettre, afin de la faire passer sous les yeux de M. le ministre de la justice.
Le 13 janvier, le colonel la porta lui-même à M. l'administrateur de la sûreté publique, qui l'en remercia beaucoup.
Peu après, il reçoit l'autorisation officielle de résider à Bruxelles et de voyager, quand il le voudrait, en Belgique, ainsi que cela fut spécifié sur le permis de séjour qui lui fut délivré.
Depuis lors, il n'eut qu'à se louer de ses relations avec l'administration de la sûreté publique ; plusieurs fois il est intervenu auprès d'elle en faveur de quelques proscrits, ses compatriotes, et presque toujours cette intercession fut heureuse : il s'agissait pour les uns d'obtenir en Belgique l'hospitalité qui leur avait été d'abord refusée, pour les autres d'échanger pour le séjour plus avantageux de Bruxelles l'internement qui les confinait dans des villes de province. Je puis citer entre autres M. Hardy, propriétaire du département de Puy-de-Dôme, autorisé de revenir d'Anvers à Bruxelles où il est encore, et M. Houiller, avocat d'Evreux, expulsé d'abord de Belgique, puis autorisé à y rester et y restant toujours.
Dans la position qui lui était faite et qu'il méritait, je ne crains pas de le dire d'après des renseignements puisés à une bonne source, le colonel Charras croyait l'hospitalité belge si sûre pour lui, qu'il avait loué une maison à Ixelles près Bruxelles, et retiré de France, pour la placer en Belgique, une partie de sa fortune.
Aussi son étonnement fut-il extrême quand, au commencement du mois d'août dernier, M. l'administrateur de la sûreté publique qui l'avait invité à passer dans son cabinet, lui communiqua une décision ministérielle prononçant son expulsion du territoire belge.
Le colonel demanda immédiatement s'il pouvait connaître les motifs de cette résolution ; et M. l'administrateur les énuméra ainsi, eu consultant une note posée sur son bureau :
1° La présence du colonel Charras en Belgique est une cause d'agitation dans les garnisons du nord de la France ;
2° Il est le chef du parti militaire mécontent ;
3° Son nom est un drapeau pour le parti républicain en France.
M. l'administrateur ajouta tout aussitôt qu'il était chargé par le ministre de la justice de lui dire que son expulsion tenait à certaines circonstances qui ne devaient pas durer.
Le colonel n'avait eu ni à discuter ni à contester les motifs assignés à son expulsion. Il s'était borné à faire observer que même, en les supposant parfaitement vrais, on ne pouvait en tirer le moindre blâme contre sa conduite au point de vue des devoirs imposés à l'hospitalité reçue ; car ces motifs ne prouvaient rien, si ce n'est l'influence de la personnalité du colonel Charras en France et dans l'armée française ; et comme le gouvernement belge n'avait jamais prétendu mettre l'hospitalité au prix de l'abdication de la personnalité, du nom, des antécédents, des opinions (prétention, il estinutile de le dire, qui aurait été repoussée avec énergie, si elle se fût produite), le colonel avait déclaré que pour lui et pour toute personne de sens la mesure prise contre lui ne pouvait être que le résultat d'une pusillanime et déplorable condescendance pour les haines ou les frayeurs d'un gouvernement voisin.
Du reste, cela ne ressortait-il pas avec la dernière évidence de l'assurance même donnée au nom de M. le ministre de la justice que le colonel pourrait revenir résider en Belgique, dès la cessation de certaines circonstances ?
Une pareille assurance lui aurait-elle été donnée, si sa conduite eût fourni matière à griefs au gouvernement belge ? Non, mille fois non !
Ce furent ces faits qui nous avaient été narrés par un homme méritant toute notre confiance, faits dont il existe d'ailleurs des traces dans les cartons du ministère, qui nous engagèrent, mon honorable ami M. Van Schoor et moi, en notre qualité de membres du parlement, à nous rendre dans le cabinet de M. le ministre de la justice et à lui demander des explications sur un acte qui à notre avis était de nature à compromettre la dignité du pays ; c'était je pense, le 9 du mois d'août.
Nous avons demandé à M. le ministre si, dans la conduite du colonel Charras, il y avait des motifs personnels, un fait personnel quelconque pour servir de base à l’expulsion ; le ministre nous a répondu négativement.
Nous avons insisté et demandé puisqu'il n'y avait aucun motif personnel, pourquoi donc l'expulsion avait lieu ? Le ministre a répondu que la mesure avait été décidée en conseil des ministres et que lui ne pouvait pas revenir sur cette décision.
Enfin, nous avons demandé s'il pouvait nous faire connaître les motifs de la décision du conseil des ministres, et il nous a été répondu que M. Charras lui-même avait apprécié les motifs de la mesure.
Là s'est arrêtée notre entrevue, et nous avons dit à M. le ministre qu'il ne nous restait plus qu'à nous retirer et à protester au nom de dignité du pays.
Dans la séance du Sénat du 9 novembre dernier, M. le ministre de justice, répondant aux interpellations de l'honorable M. Van Schoor, employant une de ces équivoques dont son collègue des affaires étrangères et lui ont été si prodigues ce jour-là, a dit « que M. Charras avait apprécié les raisons pour lesquelles son éloignement avait été décidé. Il nous avait été répondu par la même équivoque lorsque, dans la visite que nous fîmes le 9 août à M. le ministre de la justice, nous insistâmes pour connaître les motifs de la mesure prise par le conseil des ministres. Nous ne nous sommes pas trompés sur le sens qu'il fallait attacher au mot « apprécié ».
Ces appréciations, paraît-il, avaient fait une assez grande impression sur l'esprit de M. l'administrateur de la sûreté publique ; car, après les avoir écoutées, non sans bienveillance, il dit au colonel qu'il allait communiquer au ministre de la justice immédiatement ; et il le pria de repasser à son cabinet une heure après. Le colonel revint, en effet, par égard seulement pour M. l'administrateur. Mais le ministre n'avait pas changé d'avis, ce qui n'avait rien de surprenant.
Il n'y a pas à le contester, l'expulsion du colonel Charras et une violation de la loi de 1835 sur les étrangers ; car cette loi ne donne au gouvernement le droit d'expulsion qu'à l'égard « de l'étranger qui par sa conduite compromet la sûreté publique » et la conduite du colonel est l'abri de tout reproche. C'est sa présence en Belgique, c'est sa personnalité, c'est son nom, c'est la constance de ses opinions politiques qui portent ombrage à un gouvernement voisin et qui sont les seules cause de son expulsion.
A la suite du cri d'indignation que l'expulsion du colonel Charras ava soulevé dans tout le pays, le ministère avait co pris qu'il lui était indispensable de donner des explications ou tout au moins d'en promette
Ces explications, il les a promises par une note insérée au Moniteur la date du 15 août 1854 ; mais en même temps il chercha à égarer l'opinion publique en faussant la portée de la loi et en dénaturant les conditions qu'elle impose aux résidants étrangers.
Il en vint à dire dans la note du 15 août 1854, « que l'asile n'était accordé aux étrangers qu'à une condition : c'est que par leur conduite et leur présente sur le territoire belge, ils ne porteraient aucune atteinte à la tranquillité publique. » La loi ne dit rien de semblable, mai le dit-elle, il resterait encore à prouver en quoi la présence du colont Charras pouvait porter et portait atteinte à la tranquillité publique. On n'oserait pas aborder une pareille discussion dans la crainte de tomber sous les coups du ridicule.
Aussi, nous avons vu le ministère abandonner le terrain de la loi passer pour ainsi dire condamnation sur la légalité de la mesure qu'il a prise, et aborder enfin devant le Sénat, mais d'une manière timide, les véritables motifs de l'expulsion du colonel Charras, motifs puisés, dit-on, dans les relations internationales de la Belgique (c'est-à-dire dans les exigences du gouvernement français), et qui touchent d'assez près à une question d'honneur national pour qu'il soit nécessaire de les voir justifier, auprès de la représentation nationale autrement qu'ils ne l'on été jusqu'à présent.
En réponse à l'honorable M. Van Schoor, M. le ministre de la justice s'est borné à exposer les théories que le gouvernement belge a adoptée vis-à-vis des réfugiés que les événements politiques ont amenés en Belgique, théorie qui lui permettrait de jouer, à son gré, avec le repos et l'existence des réfugiés et de leur famille.
J'ai le droit de demander jusqu'à quel point cette théorie est d'accord avec la loi, qui seule fixe les conditions de résidence des étrangers en Belgique. Mais que signifie-t-elle dans un débat tout spécial ? Elle revendique tout au plus le droit du ministre, mais elle ne justifie nullement l'usage qu'il en a fait vis-à-vis de M. Charras.
Que dit M. le ministre de la justice au sujet de cette expulsion ? « Le gouvernement a agi à l'égard de M. Charras comme il a agi à l'égard de plusieurs autres réfugiés politiques qui ont été invités à quitter le pays pour des raisons particulières et pour des motifs sérieux dont le gouvernement faisait l'appréciation avec toute la modération, toute la maturité et toute la justice convenable. » Et plus loin : « Que M. Charras avait apprécié les raisons pour lesquelles son éloignement avait été décidé. »
Mais il n'y a pas dans tout cela autre chose que la réponse vague qu'a donnée M. le ministre de la justice à mon honorable ami, M. Van Schoor et à moi et que ce qui se trouve dans la note du Moniteur de 15 août, promenant des explications, tant on trouvait soi-même cela insuffisant.
M. le ministre des affaires étrangères a tenu la même ligne de conduite que son collègue de la justice, sauf qu'il a mis en avant quelques insinuations que pour lui-même et pour l'homme dont le nom est mêlé à ce débat il eût dû éviter ou convertir en accusations saisissables. On dirait vraiment qu'il a craint de voir chacune de ses paroles lui attirer un démenti de M. Charras tant il prend soin de ne pas lui en faire l'application et de l'écarter par cette parenthèse (je parle en général).
Le colonel Charras repousse de toutes ses forces et nous repoussons avec lui de pareils ménagements. Il réclame ou un aveu formel de l'excellence de sa conduite en Belgique, ou une accusation basée sur des faits, sur un fait quelconque prouvant qu'il a manqué aux devoirs de l'hospitalité.
Pendant son séjour en Belgique il a été l'objet d'une surveillance, d'un espionnage presque continuel de la part de la police française. M. l'administrateur de la sûreté publique ne l'a pas ignoré. Dans ses promenades, ses courses à Bruxelles, dans ses voyages en Belgique, le colonel (page 75) Charras était presque toujours suivi, sa maison était observée, ses lettres étaient ouvertes en France. Il le savait, grâce surtout à des avis amicaux et même à un reste de probité chez quelques-uns des agents qui ont été employés à le surveiller et qui lui ont avoué leur ignoble mission.
Le gouvernement belge a peut-être fait surveiller, de son côté, la vie du colonel ; celui-ci n'a aucune raison de le croire ; mais il l'admet, et c'est en l'admettant, en connaissant parfaitement l'espionnage dont il a été entouré par la police française, qu'il porte au ministère le défi le plus absolu de produire, non pas la preuve, mais le moindre adminicule de preuve d'un fait accusant sa conduite en Belgique.
J'en ai dit assez pour faire apprécier la conduite du ministère à l’égard du colonel Charras, et je me résume :
Le colonel Charras a été conduit de force jusqu'à Bruxelles, il y a résidé pendant deux ans et demi sans avoir manqué ni aux lois, ni aux convenances de l'hospitalité donnée par un peuple libre ; et il a été expulsé par une mesure illégale, inique, qui n'est et ne peut être expliquée que par la pusillanimité du gouvernement belge, par une condescendance sans bornes aux volontés d'un gouvernement voisin, condescendance que les organes de la presse indépendante ont qualifiée comme elle méritait de l'être.
J'ai dit.
M. le ministre de la justice (M. Faider). - L'affaire dont l’honorable M. Verhaegen vient d’entretenir la Chambre, étant le sujet principal de la dernière partie de son discours et l’objet principal du discours de l’honorable M. de Perceval, je crois devoir me borner d’abord à cette partie de la discussion
Le gouvernement, messieurs, a eu deux fois l'occasion d'expliquer aux Chambres sa conduite à l'égard des réfugiés politiques ; à la séance du 13 mai 1853, à l'occasion de l'interdiction de certains cours publics, le gouvernement a été interpellé et il a exposé à la Chambre la ligne de conduite adoptée par l'administration de la sûreté publique et par le département de la justice dans la surveillance et le régime des réfugiés politiques.
A cette époque, la Chambre a accueilli les explications du gouvernement, et sa conduite a été implicitement approuvée. Tout récemment, messieurs, à la séance du 8 novembre dernier, le gouvernement a exposé au Sébat quelle était la jurisprudence qu’il suivait à l’égard des réfugiés politiques, et le Sénat, à l’unanimité moins deux ou trois voix, a ratifié implicitement cette jurisprudence. Je pense, messieurs, qu'aujourd'hui la Chambre n'exprimera pas une autre opinion à l'égard de l'application récente qui a été faite à des réfugiés politiques des mesures auxquelles on a fait allusion.
Je ne répéterai pas, messieurs, ce que j'ai dit au Sénat il y a quelques jours ; je suppose que les honorables membres de cette assemblée en ont pris connaissance ; ce serait donc prolonger inutilement cette discussion que de me répéter ici. Je dirai simplement en deux mots que le système des permis provisoires et révocables que j'ai trouvé établi, que j'ai approuvé et que j'ai maintenu, offre aux réfugiés eux-mêmes des avantages que j'ai indiqués et auxquels il a été fait allusion dans la conversation entre l'administrateur de la sûreté publique et M. Charras, à savoir que quelques-uns de ces réfugiés politiques, qui ont une importance particulière, ont été avertis de quitter le pays, que les raisons de cette retraite leur ont été données et que, en général, ces réfugiés se sont conformés à l'avertissement ou, si vous voulez, à l'injonction du gouvernement. On leur indiquait ce que j'ai moi-même signalé comme étant un des avantages de cette jurisprudence, c'est que n'étant point frappés d'un arrêté royal d'expulsion, n'étant point frappés d'un ban d'expulsion, ils avaient une facilité plus grande, si les circonstances changeaient et si le gouvernement le jugeait convenable, d'être admis de nouveau dans le pays, n'ayant besoin pour cela d'autre formalité qu'une simple autorisation administrative.
Messieurs, je demanderai si, en général, on a abusé de la faculté d'éloigner du pays les réfugiés politiques ? Je réponds : Non, sous aucune administration. Quelquefois, à de rares intervalles, des plaintes ont été articulées, des explications ont été données, mais toujours ces explications ont été accueillies par les Chambres.
La preuve la plus convaincante qu'il n'a point été fait abus des lois que nous possédons relativement aux étrangers de toutes les catégories, c'est que depuis le mois de septembre 1835, la loi qui régit les étrangers en Belgique, a été prorogée à sept reprises différentes et que cette loi qui a été, en 1853, par l'honorable ministre de la justice, qualifiée de loi de confiance et qui a toujours été considérée comme telle, a été constamment renouvelée par une continuation non interrompue de cette confiance nécessaire dont on investissait l'administration pour surveiller efficacement les étrangers en Belgique.
D'autres ratifications, messieurs, d'une nature analogue, se sont renouvelées perpétuellement chaque année, lorsque dans le vote des budgets on allouait pour frais de police au ministère de la justice, une somme qui est employée principalement à la surveillance et à l'administration des étrangers.
Enfin, messieurs, je le répète, tout récemment, sous l'administration actuelle, il y a deux ans, comme il y a quelques jours, la conduite du gouvernement a reçu l'approbation des Chambres.
Je pourrais encore, si la Chambre le désirait, entrer dans des détails statistiques pour prouver quelle est l'application qu'on fait des lois aux étrangers résidant ou non résidant en Belgique ; on verrait à quel nombre infiniment petit se réduisent les expulsions qualifiées de politiques et à quel nombre considérable s'élèvent les expulsions pour délits et pour crimes ordinaires ; ce serait, messieurs, une réponse fort catégorique à ce que l'honorable M. de Perceval disait tout à l'heure, à savoir que tandis que le département de la justice traquait en quelque sorte les réfugiés politiques, il accordait sa protection à des condamnés pour escroquerie ou pour vol ; l'on pourrait se convaincre, en voyant, d'un côté, des unités, de l'autre, des centaines, que l'administration surveille avec un soin infini la moralité, la position et les antécédents des étrangers arrivant sur le sol belge. Un grand nombre sont éloignés de nos frontières par le refus d'admission ; un grand nombre sont éloignés du pays, avant qu'ils aient une résidence effective, c'est-à-dire avant qu'ils aient formé un établissement quelconque en Belgique ; ce nombre, messieurs, est le plus considérable ; il en est d'autres qui obtiennent l'autorisation de résider d'une manière effective et ils se trouvent sous le régime de la loi de 1835.
Mais, messieurs, nous avons pensé, mes prédécesseurs des différentes époques ont pensé, que les réfugiés politiques devaient être admis sous des conditions spéciales ; que l'administration ayant le droit rigoureux de ne pas les recevoir dans le pays, l'exercice de ce droit ne constituait pas ce qu'on a appelé une violation flagrante des lois de l'hospitalité belge ; que le gouvernement ne pouvait pas et n'a jamais dû accorder la faculté d'acquérir une résidence fixe en Belgique aux réfugiés politiques que les événements jetaient sur notre sol ; nous avons cru toujours devoir conserver une liberté d'appréciation à leur égard ; cette liberté d'appréciation résulte du régime que j'ai qualifié de permis provisoire et révocable, et il est indispensable que le gouvernement en reste armé.
« Cela, dit l'honorable M. Verhaegen, constitue une violation flagrante de la loi de 1835. »
Messieurs, la loi de 1835 n'a rien à voir dans ce régime ; nous appliquons d'une manière extensive les lois qui régissent les passe-ports èt l'admission des étrangers en Belgique ; nous admettons ces derniers conditionnellement et nous nous réservons le pouvoir de retirer l'autorisation qui leur a été accordée, si leur conduite, leur présence, leur position et les événements européens nous font un devoir de les éloigner du pays.
Lorsque j'ai eu l'honneur de prendre la parole au Sénat, je me suis expliqué de la manière suivante en ce qui concerne M. Charras ;
« J'affirme que, pour ce qui concerne particulièrement la personne dont on a parlé, il existait des raisons suffisantes, tenant tant à sa position intérieure qu'à sa position internationale, et que le gouvernement n'a fait que suivre à son égard la jurisprudence et les appréciations suivies à l'égard d'autres réfugiés politiques qui n'avaient pas moins d'importance que lui et qui ont été éloignés du pays, après un séjour plus ou moins long, pour des motifs fondés, pour des raisons gouvernementales. »
Comment, messieurs, dans la presse et dans cette enceinte même, a-t-on traduit ces paroles ? On a supprimé ce que j'ai dit de la position à l'intérieur de M. Charras ; on s'en est tenu à l'allusion que j'avais faite à sa position internationale et l'on a dit que c'était seulement par suite de sa position internationale que M. Charras avait été éloigné du pays ; l'honorable M. Van Schoor lui-même traduisait au Sénat les paroles que je venais de prononcer et ne les traduisait pas d'une manière exacte ; en me répondant, il disait :
« Il résulte, selon moi, des explications de M. le ministre de la justice, que la mesure contre laquelle je me suis élevé a été motivée par des actes tout à fait étrangers à la position prise par l'honorable colonel Charras dans notre pays, c'est-à-dire, en d'autres termes, que M. Charras n'a pas donné lieu, par sa conduite en Belgique, à la mesure dont il a été victime. »
Et cependant, messieurs, j'affirmais que la position prise à l'intérieur même du pays par M. le colonel Charras, que ses relations, comme son importance, étaient, dans les circonstances où nous l'avons éloigné du pays, un motif suffisant pour déterminer le gouvernement à prendre à son égard la mesure que l'on critique si amèrement.
En effet, messieurs, le colonel Charras a été averti de s'éloigner, le 1er août 1854 ; vous savez qu'à cette époque des événements graves s'étaient passés en Espagne et que des espérances avaient surgi dans les différents centres de l'émigration européenne ; une agitation réelle se manifestait dans ces différents centres ; elle a été constatée dans notre pays, et nous avons pensé que dans un moment où les conséquences de cette agitation pouvaient acquérir une certaine gravité, le chef militaire reconnu de l'émigration devait être éloigné du pays, afin de disloquer en quelque sorte les projets et tous les plans qui auraient pu être faits dans un but que je n'ai pas besoin d'indiquer, mais que la Chambre apercevra facilement.
Tout gouvernement, à notre place, eût agi de même, et je pose en fait que si des circonstances analogues se présentaient, nul ministre n’hésiterait, pas plus que je n’hésiterais moi-même, à poser l’acte que le cabinet a posé.
Messieurs, en nous livrant à cette appréciation, si nous servions des intérêts belges, si nous obéissions à des nécessités qu'on ne peut pas nier, nous servions du même coup, et si l'on veut, des convenances autres que les nôtres, des convenances internationales ; et, à ce point de vue, je ne vois pas pourquoi les convenances internationales devraient être (page 76) négligées d'une manière absolue par le gouvernement belge, lorsque ses relations avec les nations étrangères ont un caractère amical et convenable.
Maintenant, si les pouvoirs délégués au gouvernement à l'égard des étrangers en général, et particulièrement des étrangers politiques, sont des pouvoirs de confiance, assurément il faut laisser au gouvernement une certaine latitude, assurément le parlement, en votant ces lois de confiance, a en quelque sorte abdiqué une partie de ses pouvoirs entre les mains du gouvernement.
Le gouvernement ne peut pas en principe être astreint à expliquer catégoriquement et spécialement les motifs qui l'ont fait agir, pour chacun des actes pris à l'égard d'étrangers ; lorsque l'ensemble de la conduite du cabinet ne plaira pas à la Chambre, qu'elle y trouvera une tendance à violer les lois, à méconnaître ses devoirs, je comprends qu'un blâme soit infligé au ministère ; la Chambre peut même alors s'armer du droit d'enquête, droit dont l'usage est essentiellement exceptionnel, et ensuite, s'il y a lieu, blâmer ou mettre en accusation un ministre ou un ministère prévaricateur ; mais dans les circonstances ordinaires, quand par des considérations analogues à celles que j'ai eu l'honneur de vous exposer, le gouvernement prend des mesures à l'égard d'étrangers dont la présence ne peut pas être tolérée chez nous, la Chambre ne doit pas intervenir d'une manière directe dans les détails des motifs qui l'ont déterminé, la Chambre doit approuver le gouvernement quand il donne des raisons suffisantes pour justifier sa conduite à l'égard de certains réfugiés.
Messieurs, nous avons eu dans ces derniers temps trois occasions d'user du pouvoir auquel j'ai fait allusion, nous en avons usé malgré certaines réclamations, nous en avons usé ; et après en avoir usé, nous avons résisté à des sollicitations très puissantes près de nous, auxquelles il nous eût été très agréable de pouvoir nous rendre : mais, au-dessus de ces influences de certains personnages importants, il y a les devoirs du gouvernement, les devoirs de l'administration que nous ne pouvons pas faire fléchir devant des considérations particulières. Nous avons eu ces trois occasions usé de fermeté en résistant à des sollicitations inspirées par un sentiment généreux que je partage, mais auquel je ne pouvais obéir dans ces circonstances.
J'affirme, du reste, que, dans ces occasions, nous n'avons pas cédé à une influence étrangère, que nous n'avons pas sacrifié la dignité du pays. Nous serions les premiers, messieurs, à défendre la dignité du pays et du gouvernement, si elle était sérieusement menacée, non par des sollicitations, mais par des injonctions semblables à celles qu'on allègue, mais qui en réalité n'existent que dans l'imagination de ceux qui nous font un crime des actes qu'ils croient devoir blâmer.
Nous avons pesé l'intérêt belge, nous avons consulté l'intérêt belge avant tout, et il n'est personne qui ne reconnaisse qu'il y ait un intérêt belge dans les mesures que nous avons prises.
Messieurs, on a beaucoup parlé de la pression étrangère et de la faiblesse que nous aurions montrée vis-à-vis de gouvernements étrangers. Nous défendra-t-on par hasard de tenir compte, suivant les circonstances, des indications qui nous viennent de l'étranger et des motifs puissants qui peuvent contribuer à nous faire surveiller de plus près certains étrangers, certains réfugiés politiques ? N'y a-t-il pas un devoir international qui nous oblige à accueillir ces indications, à les suivre, à en tenir compte.
Je pourrais citer beaucoup d'opinions qui ont été émises dans cette enceinte par des hommes considérables, par des hommes politiques d'une grande valeur, qui, chaque fois qu'on a parlé des étrangers, ont tenu compte des relations internationales et ont reconnu qu'elles se rattachaient au régime des étrangers dans notre pays. Je me bornerai à vous citer un seul et respectable document qui interprète les lois sur les étrangers, comme nous les avons interprétées nous-mêmes, particulièrement dans la note insérée au Moniteur du 15 août dernier. Lors de la septième prorogation de la loi de 1835, décrétée en 1852, la section centrale a été appelée à s'exprimer sur l'esprit de cette loi ; la section centrale, par l'organe de l'honorable M. Thiéfry, son rapporteur, disait :
« Nous pouvons dire avec orgueil que le peuple belge est de tous les peuples du continent celui qui se distingue le plus par l'hospitalité qu'il a accordée, en tout temps, à de nombreux étrangers obligés de quitter leur pays par suite d'événements politiques.
« Il ne faut cependant pas oublier qu'il se rencontre quelquefois des réfugiés qui mésusent du droit d'asile, et dont le séjour parmi nous pourrait compromettre ou l'ordre intérieur ou nos bonnes relations avec les nations voisines. C'est pour la garantie de notre propre tranquillité que le congrès, dans sa sagesse, a inséré dans la Constitution l'article 128. »
Ainsi, messieurs, suivant l'expression même du législateur, le gouvernemepn a le droit de pourvoir aux inconvénients ou conséquences fâcheuses qui pourraient résulter du séjour parmi nous d'étrangers qui compromettraient l'ordre intérieur ou nos bonnes relations avec nos voisins. Cette interprétation a constamment été suivie.
Vous voyez donc bien que l'administration actuelle a fait comme toutes les administrations antérieures, et que malgré les griefs articulés depuis 20 ans contre la direction de la sûreté publique, la section centrale venait, en 1852, rendre à la tribune un hommage implicite à cette direction qu'on avait tant attaquée, et reconnaître que les principes de l'hospitalité belge n'avaient pas été méconnus et étaient restés intacts.
En résumé, messieurs, j'ose le dire hautement, la Belgique n'a point cessé d'être hospitalière ; nous connaissons et nous respectons la vieille tradition qui fait du sol belge une terre d'asile et de liberté ; cette tradition, je l'ai moi-même rappelée avec fierté dans divers écrits et j'entends n'y point déroger. Non, la Belgique n'a point cessé d'être hospitalière : le petit nombre d'expulsions politiques le prouve ; le grand nombre de réfugiés que renferment nos villes le prouve mieux encore : tous vivent tranquilles ; quelques-uns ont obtenu l'autorisation de fixer leur domicile en Belgique, d'autres ont été admis à exercer des professions libérales, plusieurs ont formé chez nous des établissements durables.
Mais si la Belgique est hospitalière, elle est aussi prudente et ferme ; elle n'oublie pas qu'elle est monarchique avant tout ; elle surveille rigoureusement ou bien elle éloigne sans hésitation les étrangers qui, grâce à une éclatante notoriété, sont en quelque sorte les drapeaux de doctrines politiques qui entraîneraient la destruction de nos institutions les plus chères. Ceux-là, lorsque leur conduite et les circonstances le commandent, nous les privons de notre appui : quelque élevé que soit leur talent d'homme de lettres, d'homme politique ou d'homme de guerre ; quelque honorable que soit leur caractère privé ; quelque sympathie que doive nous inspirer leur position, nous nous armons d'une juste rigueur envers des hommes dont le triomphe serait, en définitive, le tombeau de notre indépendance et qui ont pour premier dogme la propagande universelle, la conquête de la Belgique et l'anéantissement de notre nationalité.
Et je suis profondément étonné en voyant des concitoyens, excellents patriotes, qui ne nous refusent pas leur estime, se tourner avec violence contre les ministres belges au profit de certains étrangers qui, bien que personnellement honorables, sont au fond, par la force de leurs principes et par la logique de leurs doctrines, nos plus grandi ennemis et les directeurs nécessaires d'une agression qu'amènerait leur triomphe.
J'espère, messieurs, que les explications que j'ai fournies justifient l'administration actuelle aux yeux de la Chambre et du pays.
M. le président. - La parole est à M. Orts.
- Plusieurs voix. - A demain, à demain !
M. de Mérode. - Messieurs, en temps ordinaire on peut discuter des adresses d'une manière indéfinie ; mais en ce moment il y a des nécessités pressantes dont nous devons nous occuper ; je veux parler de la subsistance des habitants du pays ; ils n'attendent pas que nous nous lierions à des discussions à perte de vue sur tous les paragraphes de l'adresse, ils demandent qu'on prenne des mesures pour assurer leur subsistance.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - J'ai déjà fait remarquer à la Chambre qu'elle n'était pas en position d'aborder aujourd'hui les projets de lois concernant les denrées alimentaires. Je demande formellement que la discussion de l'adresse continue ; je déclare que j'ai des observations très sérieuses à faire valoir sur la première partie du discours de l'honorable M. Verhaegen et aussi relativement aux mesures qui ont été prises à l'égard de certains étrangers.
M. le président. - M. Goblet vient de déposer un amendement au premier paragraphe du projet d'adresse. Il est ainsi conçu :
« Je propose de remplacer le premier paragraphe par le suivant :
« Un des principes essentiels de notre existence politique acquiert, dans les circonstances actuelles, une haute importance. Le maintien de nos relations amicales avec toutes les puissances peut nous faire espérer la consécration solennelle de notre neutralité, gage précieux de sécurité pour la Belgique. »
M. Orts. - L'honorable ministre des affaires étrangères a exposé les principes du cabinet, la pensée qui l'a dirigé lors de sa formation, les actes qu'il a posés ; la ligne de conduite qu'il se propose de suivre ultérieurement, et de cet exposé il a tiré la conséquence que le ministère a le devoir de venir demander à la Chambre une confiance illimitée, qu'il a le droit de l'obtenir.
La confiance que le parlement accorde à un cabinet se décompose en deux éléments. Elle implique une foi entière en la bonne volonté des hommes qui composent le ministère ; elle implique aussi la ferme croyance que le ministère est assez fort pour faire prévaloir sa bonne volonté dans la Chambre, pour accomplir réellement les desseins qu'on lui connaît.
Avant d'émettre un vote sur la question que l'adresse soulève, je demanderai à M. le ministre des affaires étrangères s'il a lui-même cette confiance dans sa force, qu'il nous provoque à proclamer ? s'il est bien persuadé lui-même qu'il a le pouvoir de continuer à pratiquer avec succès dans la Chambre le système qu'il a pratiqué depuis dix-huit mois ?
Ce système a permis au cabinet d'accomplir les actes que M. le ministre a rappelés ; je ne prétends pas nier leur importance. J'ai approuvé les uns, je me suis opposé aux autres ; mais je ne méconnais pas leur valeur. Là n'est pas la question. Le pouvoir de continuer la tâche qu'il a entreprise, à quelles conditions le ministère peut-il l'avoir et veut-il l'exercer ?
Est-ce à la condition de trouver désormais dans cette Chambre la majorité qu'il est venu y chercher et que jusqu'à présent il avait trouvée ? Car, qu'on y prenne garde, M. le ministre des affaires étrangères n'a pas apprécié, selon moi, d'une manière complètement exacte la situation dans l'exposé qu'il en a fait tout à l'heure.
Il a parlé comme il aurait pu le faire avant le jour de l'ouverture de (page 77) la session. Jusqu'à cette date il était dans le vrai, en rappelant les actes du cabinet, les difficultés qu'il a cherché à résoudre. Je conçois qu'il eût pu tenir son langage avant les premiers votes de la Chambre. Mais il ne peut plus être question de cela aujourd'hui. Les situations sont modifiées depuis le discours auquel l'adresse doit répondre.
Je ne veux pas répéter ce que vient de dire sur ce sujet l'honorable M. Verhaegen, ni adresser, comme il l'a fait, des conseils, ou, si l'on veut, des excitations, des provocations à une partie de cette Chambre. Je n'ai ai mission, ni qualité pour cela.
Je crois d'ailleurs que mes conseils ne seraient probablement pas suivis et certainement mal accueillis. Mais je m'adresse au ministère, et je lui dis :
Vous êtes venu, avez-vous dit, remplir une tâche modeste, utile. (Je reconnais qu'elle a été utile.) Vous êtes venu dans cette Chambre comme libéral, portant en main le drapeau libéral, chercher pour accomplir une œuvre de prudence, de modération,d e conciliation, une majorité libérale que vous proclamiez une condition de votre existence, sans laquelle vous ne seriez pas entré au pouvoir, sans laquelle vous ne croyiez pas pouvoir continuer à diriger les affaires du pays. Cette majorité libérale, l'avez-vous encore ?.. Où cette majorité libérale devait-elle se produire, si vous l'avez ? Assurément dans la composition de la commission de l'adresse.
Or, dans cette composition, retrouvez-vous l'expression réelle, sincère de cette majorité libérale qui est, vous l'avouez, la condition de votre existence ? Car vous l'avez dit dans votre programme : Pour que le ministère reste au pouvoir, il faut que la majorité prouve qu'elle n'a pas cessé d'être libérale. Comment voulez-vous que nous, qui sommes libéraux, nous fassions cette preuve ? Nous n'avons plus voix pour parler au nom de la majorité.
Vous dites que ce qui a donné naissance au cabinet c'est le désir d'imposer ou plutôt d'amener la trêve des partis. Cette trêve des partis avait été signée sous vos auspices l'an dernier ; mais je ne la retrouve plus dans les circonstances actuelles. Existe-t-elle ? Ou bien a-t-elle été rompue dans la Chambre comme hors de la Chambre ? Existe-t-elle ?
Messieurs, poser la question, en présence de ce qui s'est passé devant vous, c'est la résoudre.
La trêve des partie est rompue, et je me hâte de le dire, ce n'est pas de notre côté, c'est de la droite qu'est venue la rupture, ici comme au dehors. Dans la Chambre j'en ai donné la preuve déjà. Parlons du dehors. Vous vouliez l'appui des hommes prudents, modérés, conciliants, de toutes les nuances, ce sont vos paroles. La gauche vous l'avait donné pendant dix-huit mois.
Viennent les élections qui s'écartent de la prudence, qui repousse l'esprit de modération, de conciliation. Voyez nos bancs, compter les places vides et dites si ces proscrits de la droite n'étaient pas au nombre des plus conciliants et des plus modérés parmi nous. Est-ce encore une fois de la gauche qu'est venue la rupture de la trêve des partis sur le champ de bataille électoral ? La réponse que je faisais tout à l'heure au point de vue de la lutte parlementaire est encore ici une vérité. Poursuivons, car la vérité éclate dans tous les faits.
Vous attachiez, M. le ministre, une trop grande importance à un fait d'une signification considérable, lorsque vous énumériez les mesures conciliatrices que vous avez réussi à obtenir de cette Chambre, et vous aviez raison. Vous citiez l'ordre du jour du 12 mai dernier, sur l'incident d'Anvers. Et maintenant qui vois-je exclure par la majorité qui, seule, parle dans cette enceinte ? Qui vois-je exclure de la commission d'adresse ? Je ne parle pas de moi. On a fait à mon individualité très minime une place beaucoup trop grande dans un discours que vous avez entendu tout à l'heure. Je ne tiens aucun compte de mon élimination personnelle, je la trouve toute simple et n'attache aucune signification à la circonstance dont on s'est occupé tout à l'heure.
Mais il est une exclusion qui est autrement significative, et celle-là a une incontestable valeur. Quel est l'homme qui a permis à une notable partie de la gauche d'adhérer à cet ordre du jour dont le ministère se fait gloire et où il puise la preuve qu'il avait trouvé dans la Chambre une majorité conciliatrice ? N'est-ce pas l'honorable M. Devaux qui, par ses explications, avait rendu la tâche du ministère si facile ce jour-là ? Qu'a fait aujourd'hui la droite ?
L'homme dont je parle est-il encore aujourd'hui dans la commission d'adresse ? Non. La droite a voté l'élimination de cet honorable membre, de ce vétéran de la Chambre, de cet homme qui, comme le disait tantôt l'honorable M. Verhaegen, sous toutes les majorités avait presque invariablement pris part à la rédaction de l'adresse. L'élimination de l'honorable M. Devaux prouve que la majorité actuelle n'est plus ni prudente, ni modérée, ni conciliante ; qu'elle veut aujourd'hui dans la question d'enseignement, par exemple, autre chose que votre ordre du jour du 12 février. Est-ce clair ?
La majorité conciliante, modérée de l'an dernier, j'attends que le ministère m'explique s'il entend la posséder encore. Quant à moi, je le lui dis franchement, et qu'il soit bien convaincu que celui qui lui parle n'a pour le ministère et pour la tâche qu'il remplit ici que des sentiments de sympathique bienveillance ; le ministère doit y regarder de près. Il a la majorité, oui ; mais il n'a plus cette majorité qu'il voulait seule avoir. L'échéance de ce bail politique dont on parlait tout à l'heure me paraît parfaitement arrivée. Nous n'avons plus même le bénéfice d'un gouvernement de tacite reconduction.
Le ministère peut certes, avec sa majorité nouvelle, constituée contre l'opinion personnelle des ministres, rester au pouvoir, je ne dis pas accomplir sa première tâche. Le gouvernement, dans cette situation, est matériellement possible, mais il est en dehors de la sincérité du régime parlementaire. Et lorsqu'une politique pareille se révèle et se pratique, que le cabinet y réfléchisse, le ministère peut rester, mais alors c'est le gouvernement qui s'en va.
La position, messieurs, n'est pas nouvelle dans notre pays. Il y a quelque dix ou douze ans, parmi ces ministères dont on rappelait tout à l'heure la carrière plus ou moins longue, il s'en est présenté un dans les mêmes conditions. Ce ministère, l'honorable ministre des affaires étrangères l'a jugé plus d'une fois ; c'est le premier ministère de M. Nothomb. Lui aussi avait cherché une majorité qu'il voulait conciliante, qu'il voulait modérée, qu'il voulait prise indifféremment sur tous les bancs de la Chambre. Il l’a trouvée un moment. Mais cette majorité s'est dissoute ; il dut, pour continuer à siéger sur ce banc, se contenter de l'appui exclusif que lui donna la moitié de cette Chambre, alors que l'autre moitié constituait tout entière la minorité.
Dans cette situation, analogue à la situation d'aujourd'hui, cet homme d'Etat s'est trompé, comme les ministres actuels se tromperaient, s'ils se croyaient être encore ce qu'ils étaient à leur avènement au pouvoir. Il s'est trompé, et il s'est trompé dans des conditions où les ministres actuels ne peuvent se tromper, ayant pour son erreur une excuse que les ministres actuels n'ont pas, les attaques de toute une opinion de la Chambre à laquelle il avait fait appel, des rangs de laquelle il était sorti.
Or ces attaques, M. le ministre des affaires étrangères ne dira pas qu'il les a rencontrées dans cette Chambre. Il s'est plaint de quelques organes de la presse, soit. La presse a des vivacités que l'honorable ministre expliquait très bien tout à l'heure. Mais au sein de cette Chambre, ses amis politiques, ceux dont il réclamait, au début de sa carrière ministérielle l'appui sérieux, plus qu'une bienveillante impartialité, ses amis politiques du premier jour ne lui ont pas fait défaut.
Avant de voter l'adresse je demande donc au ministère libéral, appuyé par une majorité exclusive de la droite, qu'il me donne le mot de l'énigme, la clef de cette situation étrange. Je demande qu'on m'explique comment je puis avoir, aujourd'hui que les circonstances sont complètement changées, cette confiance illimitée, que le ministère réclame, alors que l'an dernier il ne demandait qu'une confiance restreinte à un but déterminé et spécial. Et cette confiance restreinte était alors demandée à toute une partie de la Chambre par des amis politiques composant par égale portion la commission d'adresse ! Aujourd'hui une confiance illimitée nous est demandée par ceux que nous ne pouvons qualifier au même titre sans outrager la vérité politique, sans mettre de côté la franchise et la sincérité, bases du régime parlementaire.
- Un membre. - A demain !
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - J'entends dire : A demain. Je demande à la Chambre la permission de répondre seulement quelques mots à l'honorable M. Orts. Je serai extrêmement bref, et je déclare que si la question qui a été traitée par lui et par l'honorable M. Verhaegen se reproduit demain, je suis tout prêt à la traiter moi-même d'une manière plus approfondie. Pour le moment, je ne présenterai que quelques observations.
Messieurs, jusqu'en 1852, il y a eu dans cette Chambre une majorité compacte, une majorité étroitement unie, qui professait pour le ministère qui était alors aux affaires, une sympathie réelle, quoique n'étant pas marquée au même degré, sur tous les bancs de la gauche.
J'ai fait moi-même partie de cette majorité, et, comme je l'ai dit tout à l'heure, je suis certainement un de ceux qui ont le plus énergiquement et le plus constamment appuyé le ministère de 1847.
Après les élections de 1852, cet état de choses a complètement changé. Il ne s'est plus trouvé dans cette Chambre, pour me servir des expressions que j'employais il y a deux ans, qu'une majorité incertaine et quelque peu troublée.
Ce que je disais en 1852, je le répète aujourd'hui. La Chambre est composée de telle manière que l'on peut dire, sans crainte d'être démenti par personne, que la majorité est incertaine et qu'elle est fort troublée. Cela est si vrai, messieurs, que je ne crains pas de poser en fait que quelque ministère qui vînt s'asseoir sur ces banes, il ne saurait pas parvenir, dans l'état actuel des choses, à composer cette ancienne majorité, à composer une majorité compacte et étroitement unie, ni sur les bancs de la gauche, ni sur les bancs de la drojte.
Vous l'avouerez, messieurs, des circonstances comme celles que je viens d'indiquer ne sont pas de nature à rendre la position d'un cabinet ni bien facile, ni bien agréable, et je n'hésite pas à le dire, il faut un certain dévouement pour rester aux affaires, lorsqu'on se trouve dans cette position délicate et difficile.
On me demande : Sur quelle majorité comptez-vous vous appuyer C'est là la question qui m'a été posée par les deux honorables préopinants. Elle résume en quelque sorte leurs discours. Les honorables membres veulent donc savoir sur quelle majorité s'appuie le ministère. Je réponds que le ministère entend s'appuyer sur la majorité qui ne lui a point fait défaut en 1852 et en 1853, sur cette majorité qui lui a constamment prêté son concours dans les circonstances essentielles des deux dernières sessions. De quels éléments se compose cette majorité ? Elle se (page 78) compose de la majorité de la gauche et de la majorité de la droite. (Interruption.) Un honorable membre de la gauche se récrie, sur mon assertion, et probablement il. m'a trouvé bien téméraire d'oser avancer, que le ministère, compte sur la majorité de la gauche. Eh bien, messieurs, nous attendrons les votes pour nous en assurer.
Si les votes démontrent que, je suis dans l’erreur, le cabinet verra la résolution qu'il aura à prendre ; mais je tiens, jusqu'à preuve contraire, que si, pour un moment on élimine de la Chambre toute la fraction de droite et si on suppose le ministère en face de la gauche seule, je maintiens que le ministère y a la majorité.
M. Orts. - Positivement.
M. le ministre des affaires étrangères (M. H. de Brouckere). - Je maintiens que le ministère y à la majorité et j'en appelle aux votes futurs.
Si les votes futurs me donnent tort, le cabinet, je le répète, verra la conduite qu'il aura à tenir ; et probablement il ne délibérera pas longtemps.
Le ministère, donc, compte, pour la tâche qu'il a à remplir, sur l'appui de la grande majorité de la gauche et sur l'appui d'une notable fraction de la droite.
Messieurs, on s'est beaucoup appesanti sur les résultats d'un vote secret, d'un vote par bulletins de liste, pour établir que la Chambre est composée d'éléments tout autres que pendant les deux sessions dernières, en d'autres termes, pour démontrer que la majorité se serait déplacée. Moi, messieurs, pour savoir de quel côté était la majorité, au début d'une session, vous le savez, j'ai toujours eu une boussole que je croyais pouvoir consulter sans crainte de me tromper, c'est la nomination du président de la Chambre... (interruption), c'est la nomination du président de la Chambre, et je n'hésite pas à le dire, dans tous les pays constitutionnels, cette nomination est une nomination politique. Eh bien, messieurs, vous savez tous dans quelle partie de la Chambre le président a été choisi.
Maintenant il y a eu un scrutin secret pour la nomination de la commission d'adresse, dont le résultat a étonné quelques membres et je dois dire qu'il m'a étonné moi-même.
Je n'e tends pas expliquer comment les choses se sont passées, mais voici ce que je puis affirmer, c'est que je connais des membres de la Chambre appartenant à la gauche et ayant toujours appartenu à cette fraction, qui ont voté pour des membres de la droite. (Interruption.) On me dit : Je le sais bien ! Mais ceux qui ont voté pour des membres de la droite ne doivent pas s'étonner que les membres de là droite aient obtenu la majorité, les scrutins secrets peuvent s'expliquer de différentes manières, et je n'entends pas insister sur ce point.
Je le répète, le ministère attend les votes au grand jour, pour savoir quelle est sa position, et je n'ai pas besoin d'ajouter que si le ministère se croyait affaibli, s'il ne se sentait pas appuyé de manière à pouvoir diriger les affaires avec dignité et fermeté, il n'hésiterait pas à se retirer quels que soient les embarras de la situation qu'il laisserait après lui.
Je dois l'avouer, au reste, messieurs, c'est pour moi une chose toute nouvelle de voir des membres de la Chambre professant une opinion très caractérisée, faire des efforts pour établir qu'ils ne sont plus en majorité, faire des efforts pour démontrer que c'est par leurs adversaires prononcés qu'il convient que les bancs du ministère soient occupés ; car, veuillez relire ce qu'a dit l'honorable M. Verhaegen, sa conclusion la voici : Je suis libéral ; mais nous, libéraux, nous ne sommes plus en majorité, et je demande que ce soient les catholiques qui viennent au pouvoir. (Interruption.) L'honorable M. Verhaegen désire donc un ministère pur, pris dans la droite ; mais je demanderai à l'honorable M. Verhaegen si, suivant l'usage et selon la logique la plus simple, quand il appelle de tous ses vœux un ministère de droite, il promet à ce ministère l'appui de son vote et de son talent oratoire ?
Je n'ai jamais vu qu'on cherchât à constituer un cabinet d'hommes professant des sentiments diamétralement opposés à l'opinion que l'on professe soi-même, et l'honorable Verhaegen, qui est l'ami de son pays, ne peut pas désirer un ministère qui fasse mal les affaires du pays ; il ne peut donc pas désirer un ministère professant des opinions opposées aux siennes.
Entend-il qu'un ministère pris sur les bancs de la droite fera mieux les affaires du pays que nous ? Eh bien, qu'il fasse partager son opinion par ses honorables collègues de la gauche, et vous devez comprendre, messieurs, que notre parti sera bientôt pris.
Messieurs, encore une seule observation, car l'heure me presse et je sens que la séance a été assez longue, pour qu'on désire la voir se terminer.
L'honorable préopinant qui a parlé le dernier a rappelé le ministère de 1841, et a établi entre ce ministère et le nôtre une comparaison que je n'accepte point. (Interruption.)
Je n'admets pas que le ministère de 1841 fût dans la même position que nous ; le ministère de 1841, cela est de notoriété publique, cela est devenu historique, était un ministère mixte, un ministère composé des deux éléments différents dont se compose la Chambre elle-même. Nous, messieurs, nous professons tous la même opinion, et vous nous rendrez cette justice, que nous n'avons jamais dissimulé ni ce que nous étions, ni qui nous étions ; nous sommes entrés au ministère en déployant notre drapeau, et ce drapeau nous l'avons toujours tenu hautement.
Je déclare donc de la manière la plus formelle que nous continuerons à diriger les affaires dans la ligne politique que nous avons suivie pendant les deux dernières années et que si nous cessions d'avoir dans la Chambre une majorité qui nous soutienne et nous soutienne énergiquement nous n'hésiterons pas à déposer le pouvoir.
- La séance est levée à 5 heures.