(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1627) M. Ansiau procède à l'appel nominal à 2 heures un quart.
M. T’Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance de samedi ; la rédaction en est approuvée.
M. Ansiau présente l'analyse des pétitions adressées à la chambre :
« Le sieur Maréchal, brasseur à Tongres, demande une modification à l'article 8 de la loi du 2 août 1822 qui fixe la capacité des cuves-matières à 20 hectolitres dans les communes de 5,000 âmes et à 10 hectolitres dans celles qui n'atteignent pas ce chiffre. »
M. de Renesse. - Le sieur Maréchal, brasseur à Tongres, adresse à la chambre quelques observations sur la législation des bières ; il demande que la chambre veuille admettre une modification à l'article 8 de la loi du 2 août 1822, qui fixe la capacité des cuves-matières à 20 hectolitres dans les communes de 5,000 âmes et à 10 hectolitres dans celles n'atteignant pas ce chiffre. En appuyant la demande de M. Maréchal, qui me paraît fondée d'après les motifs qu'il donne dans sa pétition, j'ai l'honneur de proposer à la chambre de vouloir ordonner le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur les bières.
- Cette proposition est adoptée.
« Quelques distillateurs agricoles présentent des observations sur le projet de loi relatif aux distilleries. »
« Mêmes observations des sieurs Verschaeve, distillateurs à Ypres. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif aux distilleries.
« Plusieurs habitants d'Anvers demandent la construction d'un chemin de fer d'Anvers à Turnhout. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner le projet de loi concernant un ensemble de travaux publics.
« Le conseil communal de Malines présente des observations contre le projet de construire un chemin de fer direct de Bruxelles à Gand par Alost. »
M. Vanden Branden de Reeth. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi relatif à différents travaux publics.
- Adopté.
« Le conseil communal de Liège, présentant des observations en faveur de la dérivation de la Meuse, prie la chambre d'adopter le projet de loi concernant un ensemble de travaux d'utilité publique. »
- Même renvoi.
« Plusieurs cultivateurs d'Achel prient la chambre d'adopter la proposition de M. Coomans relative à l'abolition de quelques taxes communales.
« Même demande de plusieurs cultivateurs de Hechtel. »
- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d'examiner la proposition.
M. le président. - En exécution de la décision de la chambre, le bureau a nommé la commission chargée d'examiner le projet de loi relatif aux honoraires des notaires.
Voici comment elle est composée : MM. Moreau, de Theux, Thiéfry, de Muelenaere et Ch. Rousselle.
Motion d’ordre relative à
M. Cools (pour une motion d'ordre). - Je désire adresser au cabinet une interpellation concernant le département de la guerre. M. le ministre de la guerre n'étant pas présent, je pourrais l'ajourner à demain. Cependant, je préviens la chambre qu'elle peut avoir lieu sans la présence de M. le ministre de la guerre.
- Plusieurs voix. - Parlez ! parlez !
M. Cools. - Messieurs, il circule depuis quelques jours des bruits d'une nature alarmante concernant l'état de nos forteresses. Ces bruits ont pris une telle consistance, que j'ai cru devoir en faire l'objet d'une interpellation publique. Voici ce qui se dit : l'un des comités chargés de préparer le travail relatif à la réorganisation de nos forces militaires, aurait constaté que même, sans qu'il survînt aucune éventualité fâcheuse, le matériel d'artillerie serait dans une situation telle que dans un avenir très prochain il exigerait une dépense de 18 à 20 millions.
Je serais sans doute très heureux de savoir à quoi m'en tenir sur ces bruits, mais je crois que le gouvernement n'est pas encore en mesure de me répondre ; aussi, tout en étant très disposé à écouter les explications qu'on pourra nous donner, si le gouvernement ne repond pas, je n'insisterai pas. Le but principal de ma motion est d'indiquer le jour où je porterai la discussion sur ce terrain d’une manière sérieuse, pour que le ministère ait le temps de s’y préparer. Ce ne sera ni demain,ni après-demain ; je ne le ferai pas même lorsqu’on commencera la discussions des lois d’impôt ; mais quand nous examinerons le projet de loi relatif aux travaux publics qu’il s’agit de commencer sur toute la surface du pays, je poserai sur ce point les questions que je croirai commandées par l’intérêt et l’honneur du pays ; j’ajoutai que k’insistera pour obtenir des réponses complètes et catégoriques.
M. Osy. - Dans la section do«t je faisais partie, la question dont M. Cools vient de vous entretenir, a été agitée..Nous avons voulu savoir, le rapporteur est chargé de demander où en est cette affaire qui doit primer tous les travaux publics. Je crois que la proposition de M. Cools sera très nécessaire pour qu'en section centrale des travaux publics nous soyons éclairés sur une affaire aussi importante, car je suis rapporteur de la sixième section, j'ai été chargé par mes collègues à l'unanimité de soulever la question de savoir quelles seront les dépenses nécessaires pour le matériel de nos forteresses en 1852. J'appuie donc la motion de M. Cools. je désire qu'on fixe un jour où des explications seront données pour nous éclairer sur cette question.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - J'ai peine à m'expliquer le motif de la motion. L'honorable M. Osy qui l'appuie dit qu'il est chargé par sa section de prendre des renseignements sur la quotité des dépenses que nécessiterait l'entretien de nos forteresses ; eh bien, l'honorable M. Osy, en section centrale, pourra entendre M. le ministre de la guerre. Il me semble que ces sortes de questions seraient d'abord mieux traitées dans le sein d'une section centrale qu'en séance publique.
La chambre, du reste, décidera si le moment est venu de traiter cette question en séance publique. Toutes les questions qui concernent l'armée et l'état militaire de la Belgique, ont été examinées, je l'ai déjà dit, par des commissions spéciales. Les travaux de ces commissions seront à leur tour examinés par une commission spéciale qui sera incessamment nommée. Le gouvernement attendra le résultat de ce double examen avant de prendre une résolution et avant de la faire connaître à la chambre. Jusque-là je considérerais toute discussion ou toute demande d'explication comme parfaitement inopportune.
J'ajoute au surplus, pour rassurer la chambre, que la somme que l'on vient de signaler, est exagérée outre mesure, et qu'il n'est pas quetlion de porter à une pareille somme les dépenses signalées comme nécessaires pour les besoins de notre matériel.
M. de Perceval. - Messieurs, lors de la discussion de la loi sur les sociétés de secours mutuels, j'ai commenté la statistique des salaires des ouvriers. Interpellé par plusieurs de mes collègues sur le remède à opposer au mal que je signalais alors, j'ai répondu que ma tâche n'était pas terminée, qu'il me restait à vous faire connaître la situation des classes laborieuses sous le rapport de l'habitation, de l'alimentation, de la mortalité, de la moralité et de l'instruction.
Fidèle à mes engagements, je viens aujourd'hui vous entretenir de l'habitation du travailleur salarié, de son alimentation et de la mortalité qui l'atteint.
L'examen du budget de l'intérieur m'en fournit naturellement l'occasion, parce qu'il pétitionne quelques crédits spéciaux, très insuffisants sans doute, mais destinés, après tout, à améliorer le sort des populations laborieuses et nécessiteuses.
Je demande de nouveau la bienveillante attention de la législature. Elle ne me fera point défaut, j'ose l'espérer, puisqu'il s'agit de la condition de plus de deux millions de nos concitoyens qui, à tous égards, possèdent tant de titres à la sollicitude des grands pouvoirs de l'Etat.
J'entre en matière, et je commence par les habitations ouvrières.
Messieurs, l'état de l'habitation de l'ouvrier exerce, le plus souvent à son insu, une influence considérable sur son contentement moral, sur sa santé, sur sa conduite. Cette influence est non moins grande sur le sort de sa femme et l'avenir de ses enfants.
Voici deux familles composées chacune du père, de la mère et des enfants.
La première famille a une habitation assez spacieuse pour s'y loger à l'aise ; elle est largement exposée au soleil, bien aérée ; l'ameublement des chambres, quoique modeste, n'a rien qui choque la vue ; la propreté règne partout ; le nombre de pièces composant l'habitation permet d'allier l'observance des principes d'hygiène avec la décence dans les mœurs, avec le respect mutuel des sexes et des âges.
L'autre famille, au contraire, est logée toute entière dans une seule chambre étroite, mal éclairée, froide, humide, servant en même temps d'atelier, de salle à manger, de chambre à coucher pour tous les membres de la famille, de cave et de grenier.
Dans ce réduit, déjà malsain par lui-même, tout se trouve entassé, l'un gênant l'autre : les outils ou le métier de la profession du père, les matières premières à transformer, des vieux meubles vermoulus exhalent la moisissure, la petite provision de pommes de terre pour le ménage, le lit garni d'une paillasse plus ou moins corrompue où parents et enfants se reposent pêle-mêle, respirant un air sans cesse vicié par la présence des personnes et des éléments environnants, sans en excepter (page 1628) les émanations fétides de la voie publique qui est peut-être une impasse étroite, sale et dégoûtante, une ruelle ou l'allée d'un bataillon carré toujours inondé d'eaux croupissantes
Pensez-vous, messieurs, toutes choses égales d'ailleurs, que la conduite du chef de ces deux familles sera la même, qu'ils seront également actifs au travail, sobres de tout excès, honorables au même degré dans tous leurs actes ?
Non, messieurs, vous ne le pensez pas. D'un autre côté, croyez-vous que les femmes investies des soins de l'administration de ces deux ménages, apporteront de part et d'autre la même sollicitude pour assurer le bon ordre, l'étonomie et la prospérité au sein de la famille, les soins et l'éducation aux enfants, pour la propreté des vêtements et l'entretien des locaux ? Croyez-vous que dans les jours d'abondance, s'il s'en rencontre, chacune de ces deux femmes saura agir avec la même prévoyance, afin de parer aux éventualités fâcheuses, aux événements imprévus ?
Encore une fois, non, messieurs, vous ne le pensez pas.
Et quant aux enfants venus au monde dans ces habitations, élevés dans des conditions hygiéniques et morales si opposées, qui oserait affirmer qu'ils présenteront la même beauté corporelle, la même force de santé et d'intelligence ; que, devenus hommes, ils révéleront un égal sentiment de dignité, des droits et des devoirs de l'homme ?
Les impressions de l'enfance ne sont-elles pas les plus vives, les plus durables ? N'occupent-elles point la première place dans nos souvenirs ?
En vieillissant l'homme peut perdre la mémoire d'actes posés dans la plénitude de sa raison, mais rarement il oublie les exemples, les faits, les idées qui ont frappé son attention et son intelligence au début de la vie. Ne conçoit-on pas dès lors la direction différente que doit imprimer aux enfants de chacune de ces deux familles le spectacle de l'extérieur et des environs de leur habitation !
Personne, messsieurs, n'oserait le nier. Tous vous serez d'accord avec moi que les moeurs, les idées, la santé, la conduite, en un mot les caractères physiques et moraux du père, de la mère et des enfants, de tous les membres de ces deux familles d'ouvriers, présenteront le contraste de leur demeure.
C'est là une vérité d'expérience journalière.
Un honorable professeur d'une de nos deux universités de l'Etat, auteur d'un projet de cités d'ouvriers dans la ville de Gand, nous fournit un exemple frappant dans les développements donnés à l'appui de son projet, il s'exprime ainsi :
« Il y a quelque temps, nous visitions, avec un honorable étranger, les quartiers ouvriers. Dans la cité Devreese, nous demandâmes à une femme la permission de voir son habitation : sa réception fut pleine de cordialité, elle nous pria d'entrer et se complût à nous faire admirer son petit ménage. C'est qu'en effet il était d'une propreté qui réjouissait l'œil et le cœur. L'étranger était émerveillé. De là, nous nous rendîmes dans le quartier dit Batavia. Quel changement, bon Dieu ! Ce fut à travers une ruelle dégoûtante que nous y pénétrâmes. Une femme malpropre était occupée à repousser les immondices qui regorgeaient jusque dans son taudis. En nous apercevant, elle prit un air courroucé et s'écria que nous venions insulter à sa misère. Effrayante préoccupation d'esprit, qui fait que ces êtres ainsi dégradés, vient dans une hostilité continuelle vis-à-vis de la société ! »
Sans aucun doute, l'homme peut modifier, transformer les faits extérieurs qui le blessent ; il est doué jusqu'à un certain point de puissance sur le milieu où il vit afin de le soumettre à sa volonté, mais sa seule volonté ne suffit pas, sans les moyens de la faire triompher.
En quoi consistent ces moyens, dans le cas dont il s'agit ?
Ils consistent dans la possession de l'instruction, de l'éducation et d'un certain degré de bien-être. Trois conditions absentes chez la plupart des ouvriers salariés. Toute famille d'ouvriers privée de ces trois forces nécessaires à son émancipation doit donc subir, en ce qui concerne son habitation, le despotisme des circonstances extérieures au lieu de les approprier à ses besoins, de leur faire la loi.
Je tiens, messieurs, ce point démontré, et je crois inutile de l'appuyer d'aucune autre considération.
Partant de ces idées, j'ai voulu savoir le plus exactement possible quel est, dans les villes et les communes rurales de la Belgique, l'état général des habitations des familles d'ouvriers.
Je viens, messieurs, vous soumettre le résultat de mes investigations, faites encore une fois dans les documents officiels dressés et publiés par le gouvernement. Le recensement général m'a fourni des renseignements complets, décisifs, qui confirment et au-delà ce que m'avait appris, au sujet des habitations d'ouvriers, l'enquête spéciale dont la publication et la distribuion aux membres de la législature a eu lieu dans le courant de l'année 1848.
Le recensement général du royaume a constaté l'existence en Belgique de 890,566 familles. Eu égard à la population qui s'élevait à la même époque à 4,557,196 âmes, chaque famille se composait donc en moyenne de 5 personnes.
Les habitations de ces 890,566 familles comprennent 2,758,966 pièces, y compris les caves et les greniers habités ; donc, en moyenne, chaque famille occupait trois pièces.
Trouvez-vous, messieurs, que 3 pièces par famille de 5 personnes soit un logement convenable, satisfaisant à l'hygiène, aux exigences de la morale et de la dignité humaine ? Dans ma manière de voir, ce n'est pas trop par famille d'une chambre pour les parents, d'une autre pour les garçons et une pour les filles, et enfin une chambre pour la vie commune. Voilà déjà quatre pièces strictement nécessaires, et je n'ai encore parlé ni de partie de cave, ni de grenier, ni de cour, ni de jardin.
Prise dans son ensemble, envisagée au point de vue des habitations, la population du royaume est donc mal logée.
Mais passons aux détails :
Combien de familles n'ont qu'une pièce pour habitation ? Combien de familles n'habitent chacune que deux pièces ? Combien en habitent trois on plus ? Le recensement va nous le dire.
154,431 familles n'ont chacune qu'une pièce pour toute habitation.
282,785 familles en occupent chacune deux ;
453,327 familb's en ont chacune trois ou plus.
Ainsi, 437,239 familles, composées en moyenne de cinq personnes, c'est-à-dire plus de la moitié du nombre de familles qui composent la nation belge, n'ont chacune qu'une ou deux pièces pour habitation.
Ce n'est pas moi qui vous le dis, messieurs, c'est le gouvernement. J'engage ceux de mes collègues qui en doutent à le vérifier page 28 du premier volume du recensement général de la population. Je déclare pour mon compte qu'il m'a fallu pour y croire, le trouver dans un document officiel établi avec le plus grand soin.
Sur 1,000 maisons situées dans les villes, 434 n'ont qu'un simple rez-de-chaussée ; dans les communes rurales on en compte 876, c'est à dire plus du double.
Sur 1,000 maisons prises dans les villes, 430 ont un rez-de-chaussée surmonté d'un seul étage : dans les campagnes on en trouve 116 seulement sur 1,000, un peu plus que le 1/4 de celui existant dans les villes.
Enfin pour les maisons à trois étages et plus, y compris le rez-de-chaussée, on en trouve 136 sur 1,000 dans les villes et 7 seulement sur 1,000 dans les communes rurales.
A ce sujet, l'honorable ministre de l'intérieur s'exprime comme suit :
« Si l'on classe les provinces d'après le nombre proportionnel de maisons n'ayant qu'un rez-de-chaussée, (erratum, page 1662) un rez-de-chaussée surmonté d'un étage, un rez-de-chaussée surmonté de deux étages, on trouve dans leur succession un arrangement assez significatif. Nous les classerons ici-après seulement d'après le nombre de maisons n'ayant qu'un rez-de-chaussée, et nous commencerons par les communes rurales, parce qu'elles caractérisent le mieux la population d'une province.
« Communes rurales. Flandre orientale, Flandre occidentale, Anvers, Limbourg, Hainaut, Brabant, Namur, Liège et Luxembourg.
« Villes. Flandre occidentale, Flandre orientale, Hainaut, Limbourg, Anvers, Namur, Brabant, Luxembourg et Liège.
« Dans ce classemenl l'élément flamand prédomine d'une manière toute particulière. C'est dans les provinces flamandes, en effet, que l'on trouve le plus de maisons se réduisant à un simple rez-de-chaussée. Les maisons très élevées se rencontrent plus spécialement dans les provinces de Liége et de Brabant, où le nombre des étrangers est plus considérable et où les familles tendent moins à s'isoler. »
J'ai démontré tout à l'heure que le nombre proportionnel de maisons surmontées d'un ou de deux étages est bien plus grand dans les villes que dans les communes rurales. Cependant il n'en faudrait pas conclure d'une manière absolue que la population rurale esl la plus mal logée. Sans doute ses habitations laissent beaucoup à désirer, mais la population des villes est infiniment plus mal logée encore. Je ne parle pas de l'air qui est incomparablement plus pur en pleine campagne que dans les rues, ruelles, impasses et bataillons carrés des villes ; j'entends faire allusion au nombre de pièces composant, en moyenne, l'habitation des familles rurales et des familles urbaines.
La population des villes de la Belgique est de 1,092,507 âmes. Toutes ensemble, les communes rurales comptent 3,244,689 âmes. La population des campagnes est donc triple de celle des villes. Le même rapport existe entre le nombre de familles urbaines et celui des familles rurales.
Les communes rurales comptent 652,296 familles. Toules les villes réunies comptent 238,270 familles.
De part et d'autre, le nombre des familles est donc en rapport avec celui de la population.
Si l'on prend pour base le nombre de familles appartenant aux villes, n'ayant chacune qu'une pièce pour toute habitation (il est de 74,407), et que l'on calcule quel devrait être proportionnellement le nombre de familles des communes rurales qui n'habitent aussi qu'une seule pièce, ou trouve qu'il en faudrait proportionnellement 198,476, et le recencement direct à domicile n'en a trouvé que 82,047.
Le nombre des familles dont l'habitation est réduite à une seule pièce est par conséquent plus de 2 1/2 fois plus considérable dans les villes qu'a la campagne, eu égard à la population.
La même opération faite pour trouver le nombre proportionnel de familles rurales devant occuper chacune deux pièces, a donné pour résultat 179,208 familles.
Le recensement direct en a trouvé 217,324.
Ici l'avantage est d'un quart en faveur des villes. Mais si l'on passe aux familles habitant trois pièces ou plus, on trouve qu'il en faudrait à la campagne 274,612. En réalilé, il y en a 352,925. Ainsi, en tenant compte de la population, le nombre proportionnel de familles rurales habitant trois pièces ou plus, dépasse d'un tiers celui des villes.
Le résumé de ce qui précède nous apprend que, par rapport à la population :
(page 1629) Le nombre de familles n'habitant qu'une seule pièce est près de trois fois plus considérable dans les villes qu'à la campagne ;
Que le nombre de familles occupant deux pièces est à la campagne d'un quart plus élevé qu'à la ville ;
Enfin, que le nombre de familles habitant trois pièces ou plus est à la campagne près d'un tiers plus élevé qu'en ville.
Pris dans son ensemble, cet état de choses dénote un avantage marqué en faveur des habitants des campagnes.
Comme vous connaissez tous, messieurs, l'état des habitations des familles rurales, jugez de celui des habitations dans les villes.
N'avais-je pas raison de dire que même pour le nombre de pièces occupées par famille, abstraction faite de l'air qu'elles respirent, celles habitant les communes rurales sont mieux logées que celles habitant dans les villes.
Si vous tenez compte des faits que je viens d'avoir l'honneur de vous exposer, faits soigneusement recueillis et sur l'exactitude desquels aucun doute sérieux ne saurait être articulé, si vous considérez, de plus, que le nombre total des familles existant dans le pays dépasse de 90,711 le nombre de maisons habitées et qu'on n'a trouvé en moyenne que 344 pièces par 100 maisons, même en comptant les caves et les greniers habités, vous avez, j'en suis persuadé, l'intime conviction que les familles en possession des 4 ou 5 chambres jugées strictement nécessaires à une habitation convenable, forment une très petite partie des 890,560 familles qui constituent la nation belge.
Y a-t-il bien-être, aisance, prospérité, que dis-je ? n'y a-t-il pas un grand malaise, voire même beaucoup de misère chez une nation dont la moitié du nombre des familles n'a qu'une ou deux chambres pour se loger, alors que le respect mutuel des sexes, des enfants et des parents, l'hygiène et la décence, la santé du corps et du cœur en exigent 4 au moins !
A quelle classe de la nation appartient la majeure partie des 437,239 familles dont l'habitation est réduite à une ou deux pièces ? N'est-ce pas à la classe ouvrière, à la catégorie des travailleurs salariés ?
Je franchis à présent le seuil de leur logis afin d'en connaître la situation intérieure.
Voici ce que m'en apprend la société de médecine d'Anvers : (Enquête sur la condition des classes ouvrières, trois volumes, publiés par le gouvernement. - Voir volume III, p. 231.)
« L'état des habitations varie suivant le degré d'aissance des ouvriers et selon les localités. Dans les grandes villes, comme Anvers, une seule maison est presque toujours occupée par plusieurs ménages d'ouvriers, chaque famille n'ayant ordinairement à sa disposition qu'une seule chambre ; on conçoit dès lors que, le plus souvent, celle-ci est malpropre, et que l'air qu'on y respire est chargé d'odeurs méphitiques, surtout pendant l'hiver, lorsqu'on y brûle de mauvaise huile, et que le froid empêche d'ouvrir les croisées. L'insalubrité de pareilles demeures est un fait qui ne souffre aucune contestation. Néanmoins, ces effets sont en partie contrebalancés par l'habitude de la classe ouvrière de passer la plus grande partie de la journée dans la rue, que l'on peut considérer comme le jardin du pauvre. »
Vous l'entendez, messieurs, la rue, la voie publique est pour l'ouvrier plus agréable que son domicile. La rue, c'est le jardin du pauvre, du travailleur ! Quelle amère critique de l'état de son habitation !
Si l'ouvrier, même en hiver, quitte sa chambre, tandis que le bourgeois et l'homme opulent restent chez eux, ne doit-on pas l'attribuer à une répugnance instinctive qu'il éprouve pour l'état dégradant de son habitation ?
Anvers compte 18,106 familles ; 11,123 familles n'ont qu'une ou deux pièces ; 6,983 familles en ont trois ou plus.
Je continue à citer le même corps compétent, la société de médecine d'Anvers :
« Un autre résultat de la petitesse de l'habitation du pauvre (et j'ajoute, moi, de l'ouvrier), c'est celui d'exciter les enfants à l'exercice précoce des organes de la génération, et les parents n'exercent pas toujours sur eux, à cet égard, la surveillance nécessaire. Ce résultat est particulièrement à craindre lorsque la famille ne possède qu'un seul lit, ce qui est assez souvent le cas. »
Voilà, messieurs, les leçons de décence et de morale qui dérivent pour les enfants d'ouvriers de la misérable habitation de la famille. Et lorsque ces créatures de Dieu auront grandi dans cette atmosphère qui corrompt leur sang et leur âme, ils trouveront de froids rhéteurs pour leur dire qu'ils sont des débauchés !!!
Voilà pour les villes. Voici pour les campagnes. Je cite :
« De même que dans les villes, les habitations de la classe ouvrière des campagnes sont plus ou moins salubres, suivant l'aisance des ouvriers et les ressources du village. En général, elles offrent l'inconvénient de n'avoir pas de cave, d'être basses, mal éclairées, ce qui les rend humides ; enfin, celles qui sont construites en terre glaise et couvertes de chaume, ont le défaut de n'abriter que fort imparfaitement contre les intempéries de l'atmosphère. »
De la province d'Anvers, passons à la province de Liège.
Je lis dans le rapport de la chambre de commerce de Liège. (Enq., vol. 1, p. 174.)
« L'état de santé des ouvriers et des enfants présente plus d'un côté affligeant. Mais il faut moins l'imputer à la profession qu'ils exercent, qu'aux habitations qui sont ordinairement resserrées, froides et humides. L'autorité ne pourrait assez se préoccuper de la nécessité d'assainir les quartiers habités par les populations des fabriques et d'y faire régner la propreté.
« Le logement de l'ouvrier est généralement peu convenable.
« Une même pièce sert d'habitalion, de cuisine et de chambre à coucher pour les parents et les enfants. »
Liège compte 17,397 ménages ; 7,248 n'ont qu'une pièce ; 3,485 en ont deux, et 6,664 en ont trois ou plus.
« Hainaut. Chambre de commerce de Mons. (Vol. I. pag. 47.)
« L'ouvrier est, en général, logé dans des maisons basses, humides et malsaines. Mais l'ouvrier charbonnier est d'autant plus mal logé qu'au Borinage la population est très considérable, que les terrains y sont chers, que le défaut d'économie permet à peu d'ouvriers de se faire construire une demeure, et que dans une maison à peine suffisante pour un seul ménage, on en voit s'entasser quelquefois jusqu'à trois. »
Elle ajoute :
« Le prix des loyers varie de 1 fr. 20 c. à 2 fr. par semaine. Aujourd'hui il est peu de familles qui n'aient pas de dettes. Il en résulte que les marchands détaillants de tous les objets nécessaires à la vie, connaissant l'esprit dissipateur de ces ouvriers, et s'attendant sous ce rapport à des pertes fréquentes, élèvent le prix de ces objets à des taux souvent exorbitants. Beaucoup de ces débitants sont à la fois boulangers, épiciers, cabaretiers, marchands d’étoffe, etc. Quelques-uns possèdent de misérables maisons qu’ils louent à plusieurs ménages, qui s’y logent pêle-même, à la condition expresse que ces ménages achèteront exclusivement chez eux tout ce qui doit servir à la nourriture et au vêtement. C’est une sorte de féodalité de bas étage, dont l’odieux et la tyrannie se trouvent à l’abri des atteintes de la loi. »
Lettre du docteur Schoenfeld sur la condition des ouvriers du district houillcr de Charleroy. (Enq. vol. IlI. page 28.)
« Les conditions hygiéniques dans l'intérieur de la maison ne sont pas très favorables à l'ouvrier : la maison est d'ordinaire trop étroite pour lui et sa famille ; souvent la chambre à coucher n'a pas l'espace convenable.
« La chambre où se tient la famille est souvent remplie d'effets de toute espèce : là sèchent les habillements des ouvriers ; le savon de mauvaise qualité et les membres de la famille répandent des émanations malsaines ; cette chambre est souvent sale, d'une puante humidité ; il y a manque d'air, de bon air. »
L'arrondissement de Charleroy compte 24,262 ménages ; 2,596 n'ont qu'une chambre ; 11,070 en ont deux ; 10,596 en ont trois ou plus.
Flandre occidentale. Rapport de la commission médicale de la province. (Enq., vol. IlI, page 305.)
« Les ouvriers les plus pauvres séjournent dans de misérables chaumières, construites avec quelques morceaux de bois et du limon ; le chaume qui les couvre garantit à peine de la pluie et du vent ; il n'y a ni plancher, ni pavement, et il arrive souvent que le sol de ces habitations est couvert d'une boue infecte qui exhale une odeur méphitique, et rend ces tristes réduits d'autant plus insalubres, qu'ils abritent tous les animaux domestiques qui appartiennent à la famille. Cet état de choses ne se voit pas seulement à la campagne ; mais il existe aussi dans les villes des emplacements où séjournent quelquefois jusqu'à cent personnes éparses dans de misérables taudis qui ne sont guère plus salubres que les habitations dont nous venons de parler. Il est vraiment déplorable de voir jusqu'à quel point est poussée la cupidité de certains propriétaires qui, pour faire valoir leurs capitaux, extorquent à ces infortunés des loyers qui dépassent le plus souvent leurs moyens, et leur donnent pour abri des repaires dont la description, quoique fidèle, ne rencontrerait que des incrédules, tant elle serait hideuse. »
Les villes de la Flandre occidentale comptent en tout 39,308 ménages ; 10,673 n'habitent chacun qu'une pièce ; 11,208 en occupent deux, et 17,427 en ont trois ou plus.
J'aborde le logement des classes laborieuses dans la province de Brabant.
Le volume II, page 385, de l'Enquête, contient un mémoire des plus remarquables, présenté à M. le ministre de l'intérieur par le conseil central de salubrité publique de Bruxelles. Ce mémoire embrasse toutes les questions qui intéressent le sort de l'ouvrier et de sa famille.
Composé de médecins et d'architectes, le conseil fait connaître le soin minutieux apporté à la confection de son travail, par conséquent la confiance qu'il doit inspirer.
« En ordonnant, dit-il, une enquête sur le travail des enfants et la condition des ouvriers, le gouvernement a accompli un devoir important, un devoir devant lequel il ne lui était plus permis de reculer depuis que la plupart des nations, la France, l'Angleterre, la Prusse, la Bavière, l'Autriche, les Etats-Unis, entre autres, avaient marché si hardiment dans la véritable voie du progrès et de l'humanité, en promulguant des lois protectrices en faveur de la classe laborieuse, partout si malheureuse, si peu considérée, et cependant si digne de tout notre (page 1630) intérêt, de toutes nos sympathies ! L'exploitation de l'homme par l'homme est de toutes les exploitations la plus illicite, et celle qui doit le plus soulever d'indignation tout cœur généreux, toute âme qui n'est pas complètement inaccessible à la pitié, à la commisération. Malheureusement l'appât du lucre, la cupidité, ne viennent que trop souvent combattre (et presque toujours avec succès, hélas !) les meilleurs sentiments, l'amour, la charité, dont Dieu a fait une loi à ses créatures.
« Alors le cri de la nature est étouffé ; l'homme ne voit plus en son semblable un être auquel il doit amour, aide et protection, mais un instrument, une machine, qu'il faut fonctionner outre mesure, pour augmenter la production et réaliser de plus grands bénéfices. La charité étant si mal comprise, et l’ « auri sacra fames » dirigeant la grande généralité des hommes, qui viendra au secours de la classe ouvrière, qui mettra des bornes aux empiétements incessants de la cupidité, qui protégera les travailleurs jeunes ou vieux, contre les exigencs toujours croissantes des maîtres, qui défendra le pauvre contre le riche, l'honnête et modeste ouvrier contre le puissant manufacturier, qui fera tout cela, si ce n'est le gouvernement ? Oui, au gouvernement appartient non seulement le droit, mais incombe l'obligation de prendre l'initiative ; c'est à lui de faire sonder l'abîme, d'en faire constater la profondeur et d'aviser aux moyens de le combler ; c'est à lui qu'est réservée la création d'une réforme des plus utiles et des plus vivement désirées, parce que, seul, il peut assurer une protection efficace à la classe si nombreuse des travailleurs......
« Pour répondre convenablement à l'attente du gouvernement, nous avons parcouru la province de Brabant en tous sens, et, dans cette longue pérégrination, qui n'a pas duré moins de six mois, et durant laquelle nous avons visité au moins cent soixante et dix fabriques ou ateliers, nous avons recueilli et annoté sur les lieux tous les renseignements indispensables à la confection de notre travail. »
Messieurs, voici ce que nous apprend le rapport du conseil central au sujets des habitations. (Enq.,vol. Il, page 650.)
« L'ouvrier des villes, cherchant toujours à se loger au plus bas prix possible, choisit ordinairement sa demeure dans les rues les plus étroites, ou dans des ruelles, ou dans des impasses, que le soleil ne favorise jamais, ou presque jamais, de ses rayons, où l'air est corrompu et ne se renouvelle pas facilement, où la malpropreté du sol et les immondices que les habitants accumulent autour d'eux donnent lieu à des émanations de toute nature, émanations qui constituent de puissantes et permanentes causes d'insalubrité, etc., etc. On conçoit que les habitations construites dans de semblables localités ne peuvent être que malsaines, et cependant nous n'avons pas encore énuméré toutes les causes d'insalubrité. En effet, indépendamment de ces causes, dont l'origine se trouve dans le quartier habité par la classe laborieuse, il y a encore d'autres causes d'insalubrité, dont il faut chercher la source dans l'état même des habitations.
« Ainsi, le plus souvent, l'ouvrier ne possède pour lui et sa famille qu'une seule pièce qui sert à tous les besoins du ménage ; cette pièce, fréquemment trop exiguë pour le nombre de personnes dont se compose la famille, se trouve à l'étage ou au rez-de-chaussée ; au rez-de-chaussée, elle est presque toujours carrelée, froide, et présente surtout des murs ruisselants d'humidité ; à l'étage, elle est ordinairement planchéiée, plus chaude et plus sèche ; mais dans l'un et l'autre cas ; on n'y respire qu'un air profondément altéré dans sa composition, et par les diverses opérations qui s'exécutent dans le ménage, et par la présence même des personnes qui y vivent, et par l'emploi de lampes fumantes, et par l'usage d'appareils ou de moyens défectueux de chauffage, et disons-le, par la malpropreté dans laquelle croupit un grand nombre de familles de la classe ouvrière.
« C'est surtout pendant l'hiver que la viciation de l'air est portée au plus haut degré, parce qu'alors, pour ne pas perdre le peu de chaleur produit par quelques tisons fumants, ou par une mince pellée de houille, ou même pour quelques rares charbons de bois, on se garde bien d'ouvrir la porte ou la fenêtre qu'on calfendre, au contraire, avec soin. Pendant l'été, l'air se corrompt moins dans la demeure étroite de l'ouvrier, car pour ne pas y étouffer, il sent le besoin d'y appeler l'air extérieur et par la porte et par la fenêtre, et d'établir une large ventilation qui lui apporte la fraîcheur et la vie ; pendant l'époque des chaleurs, le séjour dans beaucoup d'habitations de la classe ouvrière ne serait pas tolérable durant la nuit, si l'on ne prenait pas la précaution de laisser une fenêtre ouverte, précaution qui, en obviant à un inconvénient grave, ne fait que courir de nouvelles chances de maladie à la famille... »
« L'ouvrier des campagnes ayant, en général, plus d'aisance et plus d'ordre, soigne mieux son intérieur, entretient mieux la propreté de son corps et de ses vêtements. Son habitation, quoiqu'elle ne se trouve pas, comme celle de l'ouvrier des villes, au milieu d'un foyer permanent d'infection, n'est pas toujours exempte de graves inconvénients sous le rapport hygiénique ; ainsi, elle est souvent située dans des endroits bas et humides, ou à proximité de terrains marécageux ; d'autres fois, la situation de l'habitation est meilleure, mais l'air ambiant est chargé d'émanations provenant des immondices, du fumier ou des fosses d'aisances à ciel ouvert qui se trouvent dans le voisinage de l'habitation ; d'autres fois, enfin, la demeure de l'ouvrier n'est qu'une misérable cahute à parois d'argile, et recouverte d'une mauvaise toiture de chaume, dans laquelle il n'est qu'incomplètement abrité. En général, les habitations de la classe laborieuse des campagnes sont peu élevées, ne se composent que d'un rez-de-chaussée et manquent presque toujours de cave ; le logement de la famille ne comporte, dans la plupart des cas que quelques pieds carrés ; aussi l'air s'y vicie-t-il promtement et par les mêmes causes que dans les demeures des ouvriers des villes ; cependant la propreté, qu'on observe plus généralement dans les habitations des ouvriers de la campagne doit atténuer considérablemerit l'influence de ces causes.
« Ne sortons pas de la demeure de l'ouvrier sans jeter un coup d'œil sur son lit et sur les objets de couchage ; car, pour lui porter efficacement secours, il faut toucher du doigt toutes ses misères.
« L'ouvrier est plus ou moins bien couché, selon qu'il a des salaires plus ou moins forts, et qu'il est chargé d'une famille plus ou moins nombreuse. Il est quelques ouvriers possédant pour eux et leur famille des lits et de la literie en quantité et de qualité convenables ; avons-nous besoin d'ajouter que ce sont encore là des exceptions qu'on ne rencontre : qu'en petit nombre, et que, dans la plupart des familles d'ouvriers, une couple de lits garnis d'un mauvais matelas servent au couchage de tous les membres de la famille, composée quelquefois de cinq ou six personnes de tout âge et de tout sexe. Et cependant ces familles-là ne sont pas encore les plus pauvres, les plus misérables ! C'est du sybarilisme, en comparaison de ce qui existe chez un grand nombre de familles ouvrières qui n'ont, pour reposer leurs membres fatigués par le travail, qu'un affreux grabat, qu'une espèce de large bac contenant une méchante paillasse, sur laquelle s'étendent, pêle-mêle, père et mère, garçons et filles, qui la tête au chevet, qui la tête au pied du lit, et n'ayant, pour se garantir du froid, qu'une sale et grossière couverture, souvent en lambeaux ! Certes, nous ne pouvons pas nous arrêter à faire le triste tableau de ce que nous avons vu dans ce genre ; mais nous voulons, au moins, en donner un échantillon qui résume assez bien la condition d'une infinité de familles ouvrières. »
Ainsi, messieurs, ce qui va suivre est un échantillon de la condition d'une infinité de familles ouvrières. Vous vous rappelez que le conseil central de salubrité publique qui parle, est composé de médecins, d'architectes, etc.. en un mot d'hommes compétents, et qu'il a rédigé son rapport après avoir parcouru et inspecté pendant six mois les différentes localités de la province de Brabant.
« Dans une commune voisine de la ville de Bruxelles, vit une famille composée du père, de la mère et de sept enfants, dont l'habitation est sise en pleine campagne ; le père, la mère et deux filles de l'âge de douze à quatorze ans environ, exercent la profession de tisserands en coton. Leur logement est au rez-de-chaussée, et se compose d'une petite pièce carrée dans laquelle se trouvent deux métiers à tisser qui en remplissent tout l'espace, puis d'une espèce de réduit attenant à cette pièce, et juste assez grand pour contenir un métier ; c'est dans ce réduit que la famille a trouvé moyen de se loger la nuit, en fixant au-dessus du métier, et à 80 centimètres environ de distance du plafond, un immense bac garni d'une mauvaise paillasse ; c'est dans ce réduit encore que nous avons rencontré les provisions de ménage, consistant en quelques légumes, plus quelques lapins vivants, partageant et corrompant, avec la famille, l'air déjà si peu salubre de cette pièce.
« Le pauvre ménage dont nous nous occupons ne mange jamais de viande : sa nourriture se compose exclusivement de pain, de pommes de terre et de faible café au lait. La mère, en travaillant depuis cinq heures du matin jusqu'à dix heures du soir, estime qu'elle peut gagner environ l franc ; une de ses filles, habile travailleuse, peut gagner à peu près autant ; le père, occupé dans une fabrique des plus insalubres, gagne 1 franc par jour ; quant au travail des autres enfants, il est improductif, par la raison qu'ils ne font que garnir les navettes. Voilà donc quelles sont les ressources de cette famille, ressources fort éventuelles, car l'ouvrage manque souvent, et alors la journée du père et l'exploitation d'un petit coin de terre doivent subvenir à tous les besoins du ménage. Une fille était bossue et rachitique ; la mère et une autre fille étaient pâles et étiolées, et plusieurs autres enfants étaient scrofuleux. Notre cœur était navré en quittant cet intérieur, d'ailleurs assez propre, où nous avions vu tant de misère, tant de courage et de résignation ! »
Selon la commission médicale locale de Bruxelles, de toutes les causes d'insalubrité qui entourent l'ouvrier, c'est son habitation qui en constitue la plus pernicieuse et qui exerce la plus grande influence sur la mortalité dans la classe des travailleurs. Il ne faut pas perdre de vue, dit-elle, ces principes importants de l'hygiène, dictés par Briand : « Les rues sont aux villes ce que les poumons sont au corps humain. De même que les poumons, par l'intermédiaire des artères, portent l'élément respiratoire dans les parties les plus intimes de l'organisme, de même les rues distribuent l'air jusque dans les dernières profondeurs des habitations. »
Examinant jusqu'à quel point les rues de la capitale satisfont à ces conditions normales ou s'en éloignent, la commission dit qu'un assez grand nombre de ces rues sont larges, bien aérées ; mais que d'autres sont petites, tortueuses, privées de trottoirs. Celles qui doivent surtout fixer l'attention des magistrats communaux sont les ruelles, les allées, les impasses. Ces dernières sont malsaines, obscures, humides, extrêmement étroites et privées, en grande partie,des rayons solaires. On y rencontre souvent des immondices formés de détritus de matières animales et végétales en putréfaction, qui y séjournent trop longtemps, et laissent dégager une multitude de miasmes putrides qui infectent l'atmosphère. Elles sont occupées par la classe indigente ; les habitations que l'on y rencontre sont mal construites, trop resserrées, humides ; la plupart n'ont qu'un étage ; les réparations y sont rares. Plusieurs ont le rez-de-chaussée plus bas que le sol, les égoûts sont mal faits, s'obstruent (page 1631) pendant la saison des pluies, et laissent aller refluer à travers le pavement une boue infecte. Les chambres y sont très petites, trop basses, mal aérées, s'éloignant de toutes les conditions hygiéniques nécessaires.
« Quant à l'ameublement, il se compose ordinairement d'un poêle qui fume presque toujours pendant le mauvais temps, que la fumée provienne de la mauvaise construction des cheminées ou des poêles eux-mêmes, mal confectionnés ou délabrés ; d'une table qui est ordinairement en bois blanc ; de chaises en paille ou en bois. Une mauvaise commode ou armoire complète le mobilier de la chambre à manger, qui sert en même temps de cuisine, de chambre à laver le linge, et quelquefois de chambre à coucher. Dans ce dernier cas, elle renferme un mauvais bois de lit souvent vermoulu, qui sert de refuge à une grande quantité d'animaux incommodes ; un matelas ou paillasse, dont l'intérieur, n'étant pas assez souvent renouvelé, laisse dégager une odeur désagréable ; une couverture de laine malpropre, et une paire de draps de lit qui, trop rarement changés, sont d'une salelé repoussante ; encore existe-t-il beaucoup de ménages qui en sont totalement privés.
Voilà, messieurs, la condition du logement des ouvriers au sein de la capitale du royaume, au centre du gouvernement.
Aussi, ce comité déclare-t-il, en terminant sa description, que les habitations de la plupart des ouvriers « représentent fort bien un tombeau vivant où viennent se reposer les malheureux ouvriers, après douze heures de travail. »
Mais, un fait grave, messieurs, qui m'a particulièrement affligé dans mes recherches sur la déplorable situation des classes laborieuses, c'est que les embellissements publics de la plupart de nos grandes villes ont élé réalisés non seulement en partie avec les deniers des ouvriers, tous contribuables de l'octroi, mais encore à leur détriment.
L'élargissement d'une ruelle dans un quartier habité par la bourgeoisie aisée et l'opulence, amène toujours le départ forcé des anciens habitants. Aux vilaines masures on substitue, il est vrai, de jolies maisons généralement bien aérées et recevant les rayons du soleil, mais le loyer de ces maisons est devenu trop cher pour la bourse des ouvriers, lesquels dès lors se trouvent obligés d'aller se loger ailleurs.
Les travailleurs salariés qui habitaient là jadis, s'en vont donc avec femmes et enfants accroître l'entassement déjà si considérable dans les quartiers presque exclusivement occupés par la population laborieuse.
Dans ces derniers quartiers presque rien n'a bougé depuis un siècle, depuis plus longtemps encore ; absence d'égoûts, de bon air, d'eau potable et de soleil ; aucun élargissement, aucune rectification de la voie publique pour faciliter l'accès et la circulation de l'air et de la lumière, ces deux nécessités de la vie humaine en même temps que ces deux dons gratuits de la Providence. On trouve dans ces quartiers de misère un manque absolu de tous les travaux d'hygiène et de salubrité publique qui ont été jusqu'ici l'apanage des quartiers habités par les classes qui gouvernent et administrent les communes.
A Bruxelles, par exemple, la petite rue de Saint-Hubert qui se trouvait au centre d'un beau quartier de la capitale, a été remplacée, moyennant un minimum garanti par la ville, par la galerie couverte que j'admire avec vous, messieurs ; mais que sont devenues, où sont allées se loger les familles d'ouvriers qui avaient là auparavant leur domicile ? Où sont allées celles que le Marché de la Madeleine a déjà fait partir ? Où iront se loger celles qui par suite devront émigrer encore ?
Ne pensez-vous pas que, dans un avenir plus ou moins rapproché, l'ouverture de la place du Congrès amènera une transformation radicale des ruelles environnantes et des impasses qui aboutisssent à la chaussée de Schaerbeek ? Que deviendront alors les familles d'ouvriers qui y demeurent ?
Je le répète, on améliore et assainit sans cesse avec soin tout ce qui environne l'habitation du riche, mais on ne fait rien de sérieux en faveur des classes laborieuses dans les grandes sections de Bruxelles qui comprennent le quartier des Marolles, le quartier de la rue du Renard, celui du Vieux-Marché et de la Porte de Flandre, ou se trouve agglomérée, dans d'affreux bouges, une population de 60,000 âmes.
Je me trompe ; on leur a construit de nouvelles impasses, de ces bataillons carrés d'invention moderne, qui sont, du reste, au point de vue des habitations d'ouvriers, la conclusion pratique du système si préconisé, depuis quelque temps surtout, du laisser faire et du laisser passer.
Oui, messieurs, les bataillons carrés, voilà les édifices, voilà les monuments que l'édilité moderne, subjuguée parl e principe du laisser faire et du laisser passer a eu le triste courage de laisser bâtir pour loger les familles composant la population des travailleurs salariés. Sous le règne de ce principe, la dégradation de l'habitation de l'ouvrier a suivi parallèlement l'abaissement, l'avilissement de son salaire, l'unique ressource de toute sa famille.
Bruxelles, foyer du gouvernement, Bruxelles qui semble sourire à l'étranger lorsqu'il y entre du côté de certains quartiers, qui paraît ne renfermer que bien-être, luxe, aisance générale, Bruxelles compte 30,550 familles. 20,546 familles n'ont qu'une ou deux pièces par habitation ; 13,721 familles n'ont qu'une seule pièce ; 6,825 en ont deux, et 10,004 seulement ont trois pièces ou plus.
A Bruges, sur 10,706 familles, 7,001 n'ont qu'une ou deux pièces.
A Liège, sur 17,397 familles, 10,733 sont dans le même cas.
A Verviers, 4,251 familles, sur 5,671, n'ont aussi qu'une ou deux pièces par habitation.
Et ainsi de suite généralement dans les autres villes du royaume.
Et une famille, veuillez-vous-le rappeler, est composée en moyenne de cinq personnes, qui devraient, ainsi que je crois l'avoir établi, pouvoir disposer de quatre places au moins.
Cependant ne croyez pas, messieurs, que Bruxelles soit la seule ville du pays où la dégradation des habitations des travailleurs se développe parallèlement à l'embellissement (erratum, page 1662) des quartiers de la classe aisée et moyenne. Le même fait regrettable, le même contraste se reproduit ailleurs.
« Si l'on considère, dit la commission médicale de la province de Liège, que les nouvelles constructions sont destinées principalement à la classe aisée et à la clause moyenne, et que souvent une de ces constructions en remplace deux autres qui donnaient asile à la clause ouvrière ; si on tient compte surtout de l'augmentation des loyers, résultant d'une population qui n'est plus en rapport avec le nombre des habitations, on concevra sans peine que les ouvriers, surtout ceux dont le salaire est peu élevé, doivent s'entasser dans des habitations malsaines, et que leur nombre par habitation a augmenté bien au-delà de la moyenne que nous avons vue exister pour Liège, pour Huy et pour Verviers ? Qui ne sait, en effet, que dans ces dernières villes, et même dans quelques rues de Liège, plusieurs ménages, composés de sept à huit personnes chacun, occupent une ou deux pièces de peu d'étendue, et qu'il y a même souvent dix à douze habitants dans une chambre de quelques pieds carrés ? »
La société de médecine de Gand, dans son admirable et consciencieux travail sur la condition des ouvriers cotonniers, s'exprime sur le même-sujet. (Enq. vol. IlI, pag. 386.)
« Si l'on compare les principaux quartiers de nos villes modernes, dit-elle, à ce qu'ils étaient autrefois, tous les avantages paraissent en faveur de notre époque. Au moyen-âge les rues, même les plus fréquentées, étaient étroites et tortueuses ; l'air et la lumière y pénétraient avec la plus grande difficulté, et cette disposition vicieuse était une des causes des épidémies meurtrières qui affligeaient parfois leurs habitants. Aujourd'hui, des monuments imposants, des habitations spacieuses, alignées en rues larges et droites, et où l'on a su concilier le bon goût avec les exigences de la salubrité, s'élèvent là où l'on ne voyait, il y a deux siècles, qui des masures en bois, à étages multipliés et surbaissés, et dont les faîtes rapprochés opposaient à l'entrée de l'air et du jour dans les rues une barrière presque insurmontable.
« D'après ce parallèle, on est tenté de croire à un progrès immense et d'accorder à nos magistrats, pour la santé publique, une sollicitude complètement ignorée de leurs devanciers. Mais il ne nous est plus permis de conserver cette illusion, que nous avons partagée avec une foule de personnes, depuis que nos études sur l'ouvrier gantois nous ont conduits dans ces cloaques immondes, d'invention moderne, qu'on désigne sous le nom d'enclos ou d'impasses, et qui nous ont fait connaître l'existence d'une seconde ville dans la ville ; d'un côté, de l'air, de l'espace et des provisions de santé ; de l'autre, tout ce qui empoisonne et abrège la vie, l'entassement des maisons et des familles, l'obscurité, l'humidité, l'infection.
« Bien souvent, depuis le commencement de notre enquête, nous nous sommes demandé, comment, pendant vingt ans, tous les jours des impasses nouvelles et de plus en plus dégoûtantes ont pu s'ajouter à celles qui existaient déjà, sans qu'on ait trouvé le moyen d'empêcher une si indigne spéculation, qui compromet la santé et la vie d'une immense partie de nos concitoyens et exerce une influence fatale jusque dans les générations à venir... C'est une sordide avarice qui inspira la première idée de convertir un jardin étroit et improductif en un labyrinthe de petites demeures obscures, où le pied se glisse sur une boue continuellement humide et formée du détritus de substances végétales et animales en putréfaction, et d'où se dégage une multitude de miasmes putrides.
« Nous prions le lecteur de ne pas nous taxer d'exagération avant qu'il ne soit allé lui-même se soumettre à l'impression qu'on éprouve en visitant ces réduits. Nous lui recommandons toutefois de se faire accompagner d'un guide qui connaisse les lieux ; sans cette précaution, il parcourrait mille fois les rues où aboutissent les impasses, sans trouver les issues de celles-ci. Quoique natifs de Gand, il nous a fallu l'obligeante intervention de M. Hensmans, médecin des pauvres du quartier de Saint-Pierre, pour découvrir les nombreux enclos que renferme cette partie de la ville.
« Nous n'essayerons pas de dépeindre ce que nous avons vu ; jamais du reste nous n'y parviendrions ; cependant pour donner l'idée d'un enclos aux personnes qui n'y ont jamais pénétré, nous décrirons celui que l'on désigne sous le nom de Batavia. Il est loin d'être le plus insalubre et le plus fangeux, mais, par sa régularité et ses dimensions, il peut être considéré comme type de ce genre de quartiers, »
Suit la description de l'enclos que je vous engage à lire à la page 387 de l'enquête (vol. IlI). Vous y verrez qu'on trouve là des cabarets, des boutiques, et en général tout ce qui est nécessaire à la subsistance des ménages entassés dans les 117 habitations dont il se compose ; que les ménagères et ceux qui travaillent à domicile ne franchissent presque jamais les limites de l'impasse.
Quant aux bâtiments évalués ensemble à 40,000 fr., ils rapportent un revenu net de 17 à 18 p. c.
« Les malheureux locataires savent, dit la société de médecine, qu'ils sont exploités, car ils ne manquent jamais, quand un étranger va les visiter, de maudire leurs avides propriétaires. »
(page 1632) Dans l'enclos de Balaya, le choléra de 1832 a fait 60 victimes ; à en juger par le rapport connu des décès au nombre des malades, tout le quartier a été atteint et est passé à l'hôpital.
La société de médecine de Gand termine, à ce sujet, par cette considération :
« L'influence de l'air sur la vie ne paraîtra point extraordinaire, si l'on se rappelle que la respiration constitue avec la digestion, dont elle est en quelque sorte le complément, la fonction la plus importante de l'économie animale et que rien ne vicie l'atmosphère comme les miasmes humains qu'exhale une foule condensée dans de pareils réduits....
« Telles sont ces agglomérations de chenils, qu'un auteur a justement stigmatisés du nom de nids de fièvres, d’où la plus grande partie de la population des fabriques vient se reposer d'un labeur de douze à quatorze heures par jour. »
Dans la ville de Gand, on compte 427 rues et 14,372 maisons, il y en a 3,586 qui sont situées dans des enclos. On y compte en outre 220 caves habitées. Ainsi le quart, et nous oserions dire le tiers de la population gantoise se trouve entassée sur une superficie qui ne forme sans doute pas la trois centième partie de celle de la ville.
Sur 1,000 ouvriers interrogés indistinctement dans les fabriques, 430 ont déclaré habiter dans des impasses, 314 demeurent dans de petites rues ne valant guère moins que les impasses.
« Voilà comment, s'écrie la commission médicale du Brabant, voilà comment dans un pays qu'on dit être civilisé, la demeure du pauvre est ravalée bien au-dessous de celle de beaucoup de peuplades sauvages. La civilisation a organisé des châteaux, la barbarie préside encore à la construction des chaumières. »
Les témoignages unanimes des autorités que je viens d'avoir l'honneur de citer, démontrent à la dernière évidence la justesse de cette réflexion.
Si de l'habitation nous passons à l'alimentation des familles d'ouvriers, les conditions de la vie sont-elles meilleures ?
Que trouvons-nous ? Le père, la femme et les enfants recueillent-ils tout au moins dans une nourriture substantielle, achetée de leur salaire, des forces pour vaincre les causes de maladies qui encombrent et enveloppent leur domicile ?
Non, loin de là, messieurs.
Selon le témoignage presque unanime des autorités compétentes consultées par le gouvernement, la nourriture des familles d'ouvriers est aussi mauvaise, aussi détestable que l'état de leurs logements.
Vous ne l'ignorez point cependant ; de deux familles qui ont une habitation insalubre, la plus mal nourrie sera la plus frappée par les épidémies, par les fièvres, par les phthisies, par tous les fléaux enfin qui parcourent les rues des quartiers d'ouvriers où ces pourvoyeurs de la mort semblent avoir élu domicile.
L'influence délétère de l'habitation agit en raison de la faiblesse des êtres qui la subissent. De là, la grande mortalité parmi les enfants dans la classe ouvrière.
Afin qu'on ne puisse pas dire que j'exagère, je vais de nouveau laisser parler les documents officiels et les autorités publiques.
Mais d'abord à quelles conditions devrait satisfaire la nourriture des ouvriers de l'industrie et de l'agriculture eu égard au climat de notre pays et à la durée du travail ? De quels éléments nutritifs devrait se composer en Belgique uuc bonne alimentation pour la population des travailleurs salariés ?
J'ouvre le rapport fait au gouvernement par le conseil central de salubrité publique de Bruxelles, et je dis (Enq., vol. Il, p. 651) :
« Il est un fait incontestable et d'accord avec les principes de la saine physiologie, c'est que, tandis que l'homme vivant dans les contrées méridionales, peut se contenter et se trouve même mieux d'user d'une nourriture presque exclusivement végétale, celui qui vit sous les latitudes septentrionales éprouve le besoin d'une alimentation plus excitante, plus fortifiante, d'une alimentation, en un mot, dans laquelle les substances animales réclament une large part.
« Si une semblable alimentation convient et est nécessaire à tous ceux qui vivent sous un climat froid et humide, à plus forte raison faut-il la considérer comme, indispensable pour celui qui, travaillant du matin au soir, fait une dépense considérable de forces, et éprouve des pertes qu'il lui importe de réparer aussitôt, pour que la continuation du travail n'épuise point son économie. Or, si l'ouvrier ne peut disposer que d'une nourriture grossière, que d'une nourriture purement végétale, même en abondance, il est évident qu'il ne peut convenablement réparer ses forces, parce que, pour que la nutrition ait lieu, il ne suffit pas qu'on remplisse l'estomac, mais il faut lui confier des aliments plus riches en principes assimilables que ne le sont les végétaux : ces aliments sont ceux que fournit le règne animal. La privation habituelle de ces aliments réparateurs est donc préjudiciable à l'ouvrier, car la nutrition ne s'exerce qu'imparfaitement, car le sang que reçoivent les organes manque de propriétés excitantes, vivifiantes, car la fibre s'amollit, les tissus perdent de leur tonicité, l'économie s'affaiblit, offre moins de résistance aux causes morbifiques, et a moins de force pour réagir contre elles.
« Sous l'empire de ces conditions défavorables, l'organisme contracte une aptitude plus grande à recevoir l'impression des causes morbides, et telle cause qui serait restée sans effet sur l'ouvrier habituellement bien nourri, n'exerce bien souvent sa funeste influence que par cela seul que les privations ou un mauvais régime alimentaire lui ont préparé, de longue main, des chances plus nombreuses de succès.
« Le régime alimentaire influe, par conséquent, beaucoup sur l'état sanitaire des ouvriers ; plus il sera abondant, fortifiant, réparateur, animalisé, plus la constitution de l'ouvrier s'améliorera, plus elle opposera de résistance à l'action des causes de maladies qui surgissent du travail ; plus, au contraire, l'alimentation sera mauvaise, sous le rapport de la quantité et de la qualité, plus s'affaiblira la constitution, et augmentera la susceptibilité morbide.
Ce que nous disons des aliments solides s'applique aussi aux boissons ; nul doute que l'ouvrier ne se trouvât beaucoup mieux, s'il pouvait substituer à sa boisson la plus habituelle, le petit café, un verre de bonne bière. Le genièvre même, s'il était pris avec modération et en petite quantité, ne pourrait imprimer à l'économie qu'une excitation salutaire, et donner un peu plus de ton aux organes. »
« L'alimentation fibrineuse, dit la société de médecine de Gand (Enq., vol. IlI, page 381), est celle qui donne à tous les organes la plus grande somme de forces ; aucune n'est donc plus propre à faire résister l'homme à de rudes travaux et c'est un axiome en physiologie, que la nourriture doit être d'autant plus abondante et substantielle, que l'activité esl plus grande, parce que les réparations de l'organisme doivent être en raison directe des dépenses qu'il fait.
« D'après ces considérations, nous sommes donc forcés de répéter pour la Belgique ce que M. Villermé a dit de la France. « On paraît ne pas savoir assez combien la viande est nécessaire au travailleur, et si les ouvriers anglais passent pour travailler plus que les autres, c'est à la viande dont ils font une grande consommation qu'on doit l'attribuer. »
Ainsi, messieurs, dans notre pays, l'alimentation des ouvriers exige une nourriture forte et substantielle, composée en grande partie de viande, de végétoux pour les accessoires et d'une bonne bière pour boisson. Tous les comités médicaux dont les rapports sont cités dans l'enquête, sont unanimes sur ce point.
Voilà ce qui devrait être. Voyons, messieurs, ce qui est.
Je laisse d'abord parler la chambre de commerce de Liège. (Enq., vol. I, pag. LV.)
« Le pain, les pommes de terre, un peu de graisse commune et du sel, rarement de la viande, tel est le régime habituel de la classe ouvrière à Liège.
« Le café est devenu la boisson indispensable. La bière n'entre presque jamais dans la dépense intérieure du ménage de l'ouvrier, qui la consomme au cabaret. Il serait philanthopique de lui rendre cette boisson d'un usage moins coûteux, en tempérant les rigueurs de l'accise et de l'octroi. »
Au sujet des enfants, la chambre de commerce de Liège s'exprime d'une manière non moins catégorique.
« Qu'on ne s'y trompe pas, dit-elle, ce n'est pas le travail de l'atelier, mais l'absence d'une nutrition substantielle, d'une habitation saine et aérée, d'un vêtement et d'une chaussure convenables à son âge, qui étiole, mine et dévore l'enfant du prolétaire, et le met, pour ainsi dire, en coupe réglée.
« C'est là que gît la cause de cette déplorable moisson, on ne peut le méconnaître ; mais il a paru plus facile de la chercher ailleurs, parce qu'il y avait plus d'espoir d'y trouver le remède. C'est éluder la question, tourner la difficulté, sans songer que les sympathies qu'on éprouve pour l'enfance, pourraient, en dernier résultat, lui être plus nuisibles que favorables.
« En effet, qu'on consulte les personnes qui s'occupent d'hygiène publique, ou plutôt qu'on visite les écoles gardiennes, qui, sous de nombreux rapports, conservent le régime de l'atelier, et on y constatera ce fait, que dans les années d'abondance, alors que la vie animale est à bon compte, que l'industrie permet de rémunérer suffisament le travail de l'ouvrier, les enfants jouissent généralement d'une bonne santé, qu'ils sont frais, dispos, bien conformés. Survient-il une année où le prix des denrées alimentaires augmente, où les salaires diminuent ? Dans ces mêmes écoles, on ne verra plus que des visages faméliques, qu'une génération maladive, pâle et amaigrie, subissant déjà l'épreuve des infirmités physiques et la privation des joies et des plaisirs de l'enfance.
« Un peu moins de travail dans l'atelier, un peu plus d'exercice au grand air suffirait-il pour calmer ces souffrances ? Assurément non : c'est du pain qu'il faut à ces enfants avant tout. »
Est-ce clair, messieurs ?
Mais continuons.
Chambre de commerce de Louvain (Enq., vol. Il, p. 36) :
« Les pommes de terre, le pain de seigle, une fois par semaine de la viande, l'été du beurre et en hiver du lard fondu, tel est le régime habituel de l'ouvrier. »
Chambre de commerce d'Alost (Enq., vol. Il, page 50) :
« Le régime alimentaire habituel de l'ouvrier se compose de pain, des pommes de terre, en majeure partie de lait, de légumes et quelquefois de viande le dimanche. »
Chambre de commerce de Termonde (ibid., p. 06) :
« Le régime alimentaire de la majeure partie des familles ouvrières doit nécessairement contribuer à la lenteur de la croissance et du développement physique des enfants ; car l'ouvrier vit de pain, de pommes de terre et de lard ; sa boisson habituelle est du café fort léger ; les plus pauvres sont même privés de lard ; quant à la femme et aux enfants, ils ne vivent que de tartines, de café et de pommes de terre au vinaigre ; il est rare que la famille mange une soupe ou des légumes. »
Chambre de commerce de Charleroy (ibid., page 130.) :
(page 1633) « Les ouvriers, en général, se nourrissant pain de froment, de cafe au lait, et de pommes de terre. Le dimanche ils mangent de la viande ou prennent du bouillon...
« Si des ouvriers parviennent à satisfaire à leurs besoins indispensables, il faut l'attribuer à l'emploi qu'ils ont trouvé ailleurs que dans nos établissements industriels, par exemple, dans les entreprises de chemins de fer. »
La chambre de commerce de Tournay déclare que l'ouvrier et sa famille ne mangent que du pain et des légumes, rarement de la viande. Le coût des dépenses du ménage absorbe amplement tout le produit du travail de la famille.
Les ouvriers tanneurs et corroyeurs de Tournay mangent la viande provenant des peaux de la tannerie. (Enq., vol. Il, p. 142 et 146.)
« Dans quelques villes de la province, dit la chambre de ctmmercc d'Anvers (Enq., vol. I, page LXI), le salaire est très bas ; les ouvriers n'y mangent de la viande que très rarement ; ils se nourrissent presque exclusivement de pommes de terre, qu'ils ont cultivées eux-mêmes et du pain qu'ils achètent chez leur chef. Ce qui contribue à aggraver la position de ces ouvriers, c'est que les salaires leur sont payés souvent en nature et non en espèces. De cette manière, la liberté de l'ouvrier est entravée, et on l'oblige quelquefois à accepter en payement des objets autres que ceux dont il a impérieusement besoin. Les fabricants de Turnhout on fait récemment un arrangement entre eux pour donner un salaire égal à leurs ouvriers ; mais il serait à désirer qu'ils convinssent aussi de les payer tous en argent sur le même pied. »
A son tour la commission médicale de la province d'Anvers s'élève avec une juste indignation contre un abus qui contribue puissamment à retenir les ouvriers dans un état de dépendance, et qui détruit chez eux toute émulation, tout désir d'améliorer leur position.
« Les fabricants de coutil de Turnhout, dit-elle (Enq., vol. IlI, pag. 192), font des avances aux tisserands, qui travaillent tous à la pièce ou à la tâche ; c'est un abus qui leur est très nuisible, car il arrive fréquemment qu'ils dépensent ces avances en débauches, avant même de commencer à tisser la pièce. D'un autre côté, plusieurs fabricants ont adopté, dit-on, un mode de payement, connu sous le nom de « système de troc ». Les ouvriers sont payés en marchandises au lieu d'argent. Ces fabricants tiennent boutique, en même temps, de tous les articles dont les ouvriers ont besoin, jusqu'au pain et au beurre qu'ils doivent payer plus cher que chez les boulangers. Les ouvriers sont forcés de prendre ces marchandises de leurs maîtres, quelle qu'en soit la qualité, et à tel prix qu'il leur plaît de fixer ; ces prix sont ordinairement plus élevés que dans les autres boutiques, et de cette manière les ouvriers sont frustrés d'une grande partie de leur salaire.
« Il serait d'autant plus à désirer que l'autorité pût intervenir par des moyens efficaces pour mettre fin à cet abus, que déjà ce mode de payement s'étend, à ce qu'il paraît, à d'autres industries. A Turnhout, les fabricants de dentelles forcent les ouvrières à venir acheter le fil chez eux. Ils le leur vendent à un prix exorbitant. On nous assure qu'on leur fait payer 16 florins (30 fr.) la livre, la même qualité qu'on vend ailleurs 4 florins (7 fr. environ). Pour obliger les ouvrières à prendre leur fil, ces fabricants n'achètent que les dentelles de celles qui ont chez eux un compte courant. Quelques briquetiers à Boom et à Niel semblent avoir adopté déjà le même système.»
Voilà, messieurs, l'odieuse exploitation que doit subir l'ouvrier sous le régime du laisser faire et du laisser passer.
Chambre de commerce de Mons.
« La classe ouvrière de notre ressort se nourrit habituellement de pain de méteil, de pommes de terre, d'un peu de lard, de café et de bière. Les charbonniers, quand la hauteur du salaire le permet, ont généralement un régime plus substantiel. »
La commission médicale de la province de Brabant déclare que les ouvriers sont généralement mal nourris ; ils ne mangent guère que des pommes de terre cuites à l'eau, rarement ils y mettent de la graisse, du beurre et du lard.
Le pain dont ils font usage est souvent un mélange de farine de seigle et de froment ; quelquefois de seigle uniquement ou de farine de féverole ; une légère infusion de café est leur boisson favorite. Ils sont presque constamment privés de substances nutritives animales.
Ecoulez, messieurs, sur le même sujet, le rapport du conseil central de salubrité publique de Bruxelles, dont les membres ont parcouru la province de Brabant en tous sens pendant six mois, comme je vous l'ai dit tout à l'heure.
« Le régime alimentaire des ouvriers varie beaucoup, et en raison des lieux où ils vivent, et en raison des salaires plus ou moins élevés qu'ils reçoivent. En général, on peut dire cependant que leur régime alimentaire est mauvais et peu réparateur ; le plus souvent il se compose de pain de seigle pur, ou de seigle mêlé à des proposions plus ou moins fortes de froment, ou de seigle et de fécule de pommes de terres, de légumes, parmi lesquels figurent au premier rang les pommes de terre, puis les carottes, les haricots, les navets, etc.
« Ces légumes sont presque toujours mal préparés, assaisonnés avec de mauvaises graisses et avec des condiments avariés, achetés à bon marché. Enfin une infusion ou décoction de café et de chicorée de qualité inférieure est le nectar qu'ils savourent avec le plus de délices, et qui leur fait oublier, du moins pour le moment, les privations et les peines de leur précaire existence. Voilà ce qui constitue, à quelques légères modifications près, la nourriture la plus habituelle du plus grand nombre d'ouvriers, Nous n'avons mentionné aucune substance animale, telle que la viande et le poisson, parce que la classe ouvrière, en général, n'en mange que très rarement ; il ne sera pas inutile d'entrer dans quelques détails à cet égard, et de signaler rapidement les distinctions que nous avons été à même de faire.
« Ainsi, on pense assez communément que les ouvriers des campagnes, par cela seul que celles-ci offrent moins de ressources que les villes en fait de comestibles, se nourrissent moins bien que les ouvriers des villes ; il n'en est rien cependant : au contraire, la population ouvrière prise en masse, il est certain que celle des campagnes se nourrit généralement beaucoup mieux que celle des villes, non pas que ses aliments soient plus recherchés, mais parce que ceux-ci sont d'ordinaire de meilleure qualité, mieux préparés et mieux assaisonnés, et que les ouvriers peuvent d'ailleurs se les procurer en quantité assez abondante pour se restaurer convenablement et maintenir dans leur économie l'équilibre que tendent toujours à y rompre les pertes qu'occasionne le travail. Toutes choses égales, leur alimentation et donc meilleure, plus saine et plus abondante ; mais l'ouvrier des campagnes, quoique ses salaires soient plus modiques, peut se permettre l'usage de la viande plusieurs fois, ou tout au moins une ou deux fois par semaine, parce qu'il a moins de besoins factices que l'ouvrier des villes, parce qu'il est plus sobre, plus rangé, parce que l'ivrognerie et la débauche lui sont à peu près inconnues, parce qu'il possède presque toujours quelque jardinet ou quelque parcelle de terre qui augmentent ses ressources, enfin parce que les loyers et tous les objets de consommation journalière sont moins chers que dans les grands centres de population.
« Il résulte, en effet, des renseignements que nous avons pris sur les lieux, qu'un assez bon nombre de ces ouvriers mangent de la viande plusieurs fois par semaine, qu'il en est même qui mangent assez souvent encore de la viande froide à leur goûter, qu'il en est d'autres qui n'en mangent que deux fois par semaine, et que le plus grand nombre n'en font usage qu'une seule fois, le dimanche ou le lundi. Sans doute, tous les ouvriers de la campagne n'ont pas la même facilité à pourvoir aux besoins de leur existence ; nous n'avons, hélas !l rencontré que trop d'exceptions, que trop de malheureux tisserands et fileurs travaillant dès le lever du soleil jusqu'à dix et onze heures de la nuit, réduits toute l'année à une alimentation des plus grossières, qu'ils n'ont pas même toujours en quantité suffisante pour réparer leurs forces, et ne mangent guère de la viande qu'une fois par an, le jour de la kermesse !
« L'ouvrier des villes, avec des salaires plus forts, est moins heureux et a moins de bien-être que celui de la campagne ; quels que soient les avantages que présentent les villes populeuses en ce qui regarde la facilité de se procurer les aliments les plus substantiels, la viande et le poisson, la classe ouvrière ne peut guère en jouir, parce que ces aliments, par leur prix élevé, sont inabordables pour elle : aussi la plus grande partie des ouvriers n'a d'autre alimentation que celle que nous avons indiquée au commencement de ce paragraphe, alimentation grossière et exclusivement végétale, qu'elle relève de temps en temps une fois par semaine par l'usage d'une maigre portion de viande ou de poisson, et encore la viande qu'elle se permet n'est souvent que de qualité fort inférieure ou déjà en voie de décomposition, ou ne se compose que de ce qu'on appelle vulgairement les issues, comme foie, poumons, cœur, etc. ; le plus souvent même ce sont les issues du porc, de la tripaille, ou quelque autre cochonnade qui forment la base de sa nourriture dans les bons jours. Ce que nous disons de la viande est vrai aussi pour le poisson ; l'ouvrier n'achète que celui qui est le moins cher, et qui, par conséquent, n'est que le rebut du marché, ou du poisson déjà corrompu, et le plus souvent il se rejette sur les moules, parce que ces mollusques sont plus à la portée de sa bourse. »
Messieurs, il ne vous sera pas échappé que les rapports dont je viens de donner des extraits concernent les populations ouvrières des provinces qu'on dit être les plus florissantes : le Brabant, le Hainaut, les provinces d'Anvers et de Liège. Jugez, d'après cela, de l'alimentation de la population ouvrière dans les autres provinces et surtout dans les districts liniers des deux Flandres.
Maintenant, en quoi réside la première et la principale cause de cette absence de nourriture ? Je vous l'ai dit ; dans le bas prix, dans l'avilissement des salaires. Lisez les nombreux documents de l'enquête sur la situation des classes laborieuses, et vous acquerrez avec moi la conviction profonde que le gain annuel de l'ouvrier père de famille est au-dessous de ce qu'exigent les plus strictes nécessités de sa vie. Je dirai plus. Les documents de cette enquête sont le commentaire de la statistique des salaires que je vous ai apportée lors de la discussion de la loi sur les sociétés de secours mutuels.
On m'a dit alors : Vos chiffres ne prouvent rien, vous donnez seulement les salaires par individus, il faut nous les apporter groupés par ménages, et alors vous arriverez à un résultat tout opposé, etc... A part la réfutation peremptoire qui y est déjà faite par les extraits dont je viens de vous donner lecture, je dirai encore que l'objection n'est sérieuse qu'en apparence.
D’abord elle est nulle, sans valeur, pour les ménages d'ouvriers dont les enfants sont en bas âge, où le père gagne seul, et certes on ne niera pas qu’il s’en trouve toujours bon nombre dans ce cas. Je crois même pouvoir ajouter, et mes contradicteurs admettront aisément que tous les ménages d’ouvriers qui ont des enfants dont le travail rapporte, ont dû nécessairement passer par la phase malheureuse dont je viens de parler.
A mon tour je demanderai à mes adversaires de me dire s'ils sont bien convaincus que les dépenses du ménage de l'ouvrier n'augmentent pas avec (page 1634) l’âge des enfants ; si, en grandissant, ceux-ci ne coûtent pas davantage de nourriture et d'entretien, et, dès lors, si l'on peut regarder le produit de leur travail comme pouvant apporter une notable amélioration au sort de toute la famille ?
La réponse que chacun de vous pressent, messieurs, n'explique-t-elle pas fort bien pourquoi l'ouvrier, père de famille, préfère pour son fils l'atelier à l'école.
Abordant ce sujet dans son rapport, la société de médecine de Gand nous dit (Enq., vol. IlI, p. 377) :
« L'empressement du père à conduire ses jeunes enfants aux ateliers, loin d'être, comme on l'a dit, un acte de barbarie, n'est qu'une dure nécessité à laquelle il est poussé par le désir de hâter l'heure de la délivrance de sa famille.
« Dans notre enquête, nous avons rencontré maint exempte de jeunes enfants qui, par leur travail prématuré, allégeaient les peines de leurs parents, et nous en avons rencontré un grand nombre qui constituaient leur seul soutien.
« Il ne suffit donc pas d'enlever à l'ouvrier simplement et sans précautions la ressource du travail précoce de ses enfants. En agir ainsi, ce serait forcer la loi de produire des maux bien plus graves que ceux qu'elle aurait voulu prévenir. Craignons que pour soustraire des malheureux à l'atmosphère d'une fabrique, nous ne les reléguions dans nos fameux dépôts de mendicité et ne les plongions ainsi dans des foyers, mille fois plus ardents, de corruption physique et morale. »
Deux honorables industriels de Tournay, s'expliquant sur la question de savoir si l'ouvrier de fabrique peut économiser, déclarent qu'un chef de famille, avec des enfants en bas âge, peut gagner environ 10 francs par semaine. Lorsqu'il a, disent-ils, des enfants en état de travailler, le produit s'accroît en raison du nombre des enfants, de leur capacité et surtout de leur courage ; mais, ajoutent-ils, le coût des dépenses du ménage est aussi en raison du personnel ; il absorbe amplement tout le produit du travail de la famille.
Voici encore, sur la même question, l'appréciation du conseil central de salubrité publique de Bruxelles :
« Au demeurant, il y a un fait qu'on semble tout à fait perdre de vue : c'est que le travail des enfants n'a pas amélioré la position de la classe ouvrière, c'est que celle-ci n'en a pas acquis une aisance plus grande, et cela par une raison fort simple, c'est que du moment où l'emploi des machines a permis aux enfants de faire irruption dans l'industrie, les salaires des ouvriers adultes ont subi une diminution proportionnelle aux salaires accordés aux enfants. Les économistes les plus distingués ont établi ce fait dans toute son évidence, et il nous est impossible de ne pas corroborer notre opinion par les lignes suivantes de M. de Simondi : « Depuis que les enfants gagnent une partie de leur vie, le salaire des pères a pu être réduit. Il n'est point résulté de leur activité une augmentation de revenu pour la classe pauvre, mais seulement une augmentation de travail, qui s'échange toujours pour la même somme, ou une diminution dans le prix des journées, tandis que le prix total du travail national est resté le même.
« C'est donc sans profit pour la nation que les enfants des pauvres ont été privés du seul bonheur de leur vie, la jouissance de l'âge où les forces de leur corps et de leur esprit se développaient dans la gaieté et la liberté. C’est sans profit pour la richesse ou l’industrie qu’on les a fait entrer, dès six ou huit ans, dans les moulins de coton, où ils travaillent douze et quartorze heures, au milieu d’une atmosphère constamment chargée de poils et d epoussière, et où ils périssent successivement de consomption avant d’avoit atteint vingt ans. On aurait honte de calculer la somme qui pourrait mériter le sacrifice de tant de victimes humaines ; mais ce crime journalier se commet gratuitement. »
Voilà pourquoi, messieurs, je n'ai pas jugé à propos de grouper les salaires par familles ou ménages pour en démontrer l'insuffisance au point de vue des plus stricts besoins.
Voulez-vous que j'aille plus loin encore dans ma démonstration ?
Voici les budgets de trois familles d'ouvriers dressés par trois autorités dans trois provinces différentes. Vous y verrez de quel côté, dans la discussion de la loi sur les sociétés de secours mutuels, était la connaissance de la véritable situation de nos classes ouvrières.
Budget des recettes et budget des dépenses annuelles d'une famille du Borinage, se composant du père, de la mère, de quatre garçons âgés de 13, 7, 5 et 2 ans, de trois filles ayant respectivement 15, 0 et 1 ans, et d'un élève de l'hospice âgé de 11 ans.
Ce budget a été recueilli avec soin par la chambre de commerce de Mons (Enq., vol. H, page 114).
Recette par semaine, 26 francs.
Cette recette se décompose de la manière suivante : le père gagne par semaine, fr. 13 60 ; la fille aînée, fr. 4 80 ; le fils aîné, fr. 3 ; la pension de l'enfant de l’hospice rapporte 60 c. ; les ouvrages en dehors des journées régulières, le travail de nuit, etc., produisent environ, fr. 2.
Total par semaine, fr. 26. Total par jour, fr. 3 71. Total par an (cinquante-deux semaines), fr. 1,352.
Voici l'aperçu des dépenses :
La consommation de pain est de vingt quatre à vingt-six pains par semaine, et coûte, fr. 13.
La location de 10 à 12 ares de terrain permettant de récolter la provision de pommes de terre ; on ne tient pas compte du travail de la famille, on ne renseigne qu'une quotité proportionnelle du loyer, 50 c.
La dépense du beurre, sel, lait et café, s'élève à fr. 2.
Et celle de la viande pour la soupe du dimanche à fr. 1.
Ensemble, fr. 16 50
Ce qui revient à 22 c. environ par tête et par jour.
Les légumes proviennent d'un petil jardin cultivé par tous les membres de la famille en âge d'y travailler. Les autres frais du ménage consistent :
Vêtements, fr. 4.
Blanchissage, 1 kil. 50 de savon par semaine (la main-d'œuvre est comptée pour rien, c'est la besogne de la mère), 90 c.
Literies, renouvellement des paillasses, etc, 50 c.
Chauffage, 75 c.
Eclairage, 50 c.
Loyer de maison et contributions, fr. 1 25
Ensemble, fr. 7 90.
La dépense tolale de la semaine est par conséqueut de fr. 24 40, par jour de fr. 3 48 et par an de fr. 1,270 20.
Ainsi pour cette famille les recettes par semaine dépassent la dépense de fr. 1 60. L'excédant par jour est de 23 centimes, et par année de fr. 83 20.
Mais remarquez que d'un côté on a compté du travail pendant toute l'année, sauf les dimanches, pour le père et deux enfants, outre la pension de l'enfant des hospices, et d'un autre côté, qu'il n'entre pas un seul centime de bière dans le régime alimentaire de la famille, lequel ne contient aussi qu'un franc de viande par semaine, le dimanche. Eh bien ! dans cet état de choses, les recettes journalières ne dépassent les dépenses que de 25 centimes.
Voilà, messieurs, un aperçu du groupement des salaires par famille. Qu'en pensent mes honorables contradicteurs ?
La 26ème question posée dans l'enquête est conçue en ces termes :
A combien estimez-vous, en moyenne, par jour ou par semaine, ses bénéfices et le coût de son entretien et de celui de sa famille ?
Réponse consignée dans le rapport de la chambre de commerce de Tournay (vol. Il, page 150) :
« J'ai pris les rapports de salaire et les dépenses de cinq ménages composés comme suit :
« Sans enfants, un enfant, deux enfants, trois enfants, cinq enfants. Le salaire a rapporté au ménage, en moyenne, 9 fr. 73 c. Les dépenses en moyenne ont été de 9 fr. 18 c.
« Dans le chapitre des dépenses il n'a rien été mis en compte pour les cas imprévus, les maladies ; plusieurs ouvriers ne pouvaient rien dépenser pour l'habillement ; deux seulement mangeaient de la viande le dimanche. »
25ème question de l'enquête. Le salaire actuel suffit-il en général pour que l'ouvrier ait une existence convenable. Peut-il faire des économies ?
Réponse. Non, jamais d'économies ; le salaire n'est pas même suffisant pour se procurer amplement du chaufajge en, hiver. (Volume III, page 149.)
Messieurs, je lis au sujet des salaires dans le rapport de l'ingénieur en chef des mines de la première division (Hainaut) (vol. Il, p. 230) :
« Depuis 1840, le prix de la main-d'œuvre, dans les mines du Hainaut, a considérablement diminué, puisque, par des calculs dont le résultat est consigné dans le compte rendu annuel de la députation permanente au conseil provincial, de 1842 et de 1843, j'ai démontré que chaque ouvrier mineur n'avait reçu, en moyenne, que 692 fr. en 1841, et 612 fr. en 1842, ou, par jour, 1 fr. 90 en 1841, et 1 fr. 68 en 1842.
« Or voici la dépense journalière et normale d'un ouvrier aisé du couchant de Mons, en 1843 :
« 1° Nourriture, fr. 0 65
« 2° Boisson, fr. 0 31
« 3° Vêtements de toute espèce, fr. 0 30
« 4° Literies, fr. 0 03
« 5° Chauffage, éclairage, blanchissage, logement, fr. 0 08
« Total, fr. 1 37
« Cette dépense est exacte et facile à contrôler, car on sait qu'un individu de la classe ouvrière paye, pour sa table et son logement, 1 franc par jour, dans les communes de Cuesmes, Jemmapes, etc. Mais il arrive rarement qu'un ouvrier mineur soit seul : ou il demeure chez ses parents, et remet son salaire au chef de la famille, ou il est lui-même marié et a plusieurs enfants en bas âge. Dans le premier cas, il n'est pas libre de disposer de l'argent qu'il reçoit ; dans le second, et le supposât-on dans les conditions les plus favorables, je veux dire âgé de vingt-cinq ans, n'ayant que deux petits enfants et sa femme, travaillant six jouis par (page 1635) semaine, touchant le salaire le plus élevé, c'est à dire 2 fr. 50 par jour, je m'explique pas que ce salaire suffise à l'entretien de la jeune famille, bien loin que l'on puisse en détourner une partie pour le dépenser au cabaret. »
Budget des dépenses par semaine d'un ménage d'ouvriers cotonniers composé du père, de la mère et de quatre enfants en bas âge. (Vol. IlI, page 376.)
« Pain (de seigle et de froment alternativement), fr. 4 62
« pommes de terre, fr. 2 24
« beurre, fr. 2 38
« café, 35 c.
« chicorée, 21 c.
« lait, 21 c.
« sel, 14 c.
« poivre, 3 c.
« vinaigre, 14 c.
« lait battu, 14 c.
« riz, 24 c.
« farine, 8 c.
« oignons, 8 c.
« entretiens des habillements, 80 c.
« combustible et lumière, fr. 1 00
« savon, 22 c.
« amidon, 11 c.
« loyer, 1 fr. 27.
« Total, fr. 14 28.
14 francs et 28 centimes par semaine font uue dépense annuelle de 742 francs 56 centimes.
Ce budget des dépenses a été dressé par les soins et d'après les investigations minutieuses de la société de médecine de Gand.
Pour vous démontrer que ce corps savant n'a pas agi à la légère, qu'il comprenait l'importance sociale de son œuvre, permettez-moi, messieurs, de vous faire connaître de quelle manière judicieuse il a procédé pour établir le chiffre du budget des recettes.
Les ouvrages le plus rétribués, dit-il, sont ceux qui exigent de la force et de l'intelligence, et, comme ils sont encore confiés aux hommes, c'est donc parmi ces derniers que se trouvent les plus forts salaires. Cependant ces travaux sont peu nombreux, et, par conséquent, ils n'élèvent que médiocrement la moyenne absolue du gain de l'homme.
En effet, si l'on multiplie les salaires moyens, attribués aux différents travaux d'une filature et d'une tisseranderie, par le nombre d'ouvriers qui y sont employés, on parvient à ce résultat, qu'abstraction faite de l'âge, la moyenne absolue du salaire de l'ouvrier mâle est de 1 fr. 83 c, et que celle de la femme est de 1 fr. 12 c. Ces données découlent des calculs suivants lesquels donnent le taux de salaires de 1,000 hommes et de 1,000 femmes, répartis, classés par groupes, par catégories d'après les proportions que présente le travail des ateliers dans les manufactures.
(Suit les tableaux justificatifs, non repris dans la présente version numérisée).
Si du tableau précédent on retranche tout ce qui concerne les enfants pour établir le salaire moyen de l'ouvrier adulte, on obtient 2 francs 36 centimes. En faisant un changement analogue pour les femmes, on voit la moyenne de leur journée augmenter dans la même proportion et s'élever à 1 franc 38 centimes.
Mais à combien faut-il évaluer par année le nombre effectif de journées de travail ?
Nous ne craignons pas avoir dépassé les limites du vrai, dit la société de médecine de Gand, en abaissant à deux cent soixante et dix-huit le nombre effectif des jours de travail. En effet, nous avons vu que les jours de chômage régulier s'élèvent à soixante et quatorze, et certainement l'on ne doit pas estimer à moins de treize jours par an la durée des stagnations produites par des causes accidentelles, telles que dérangements dans le système moteur, sinistres, réparations, maladies, etc., et parmi lesquelles les plus graves sont les crises industrielles, qui pèsent sur les ouvriers manufacturiers plus que sur aucune autre classe.
Si l'on évalue donc à 278 le nombre de journées de travail par an, on trouve que la moyenne de la rétribution annuelle est de 656 fr. 08 pour l'homme adulte, 383 fr. 64 pour la femme adulte, 241 fr. pour les jeunes gens de 12 à 16 ans et 114 fr. pour les enfants au-dessous de 12 ans. Nous avons vu que pour subvenir aux dépenses de la plus absolue nécessité, en supprimant la viande et la bière de l'alimentation, et en ne comptant rien pour renouvellement de vêtements, le chef du ménage composé du père, de la mère et de quatre enfants en bas âge devait gagner, par semaine, 14 francs 28 centimes, ce qui exige un revenu annuel de 742 francs 56 centimes. Or, cette dépense, dont il est impossible de rien déduire sans vouer la famille à la dernière détresse, est encore au-dessus des ressources de l'ouvrier cotonnier, dont le revenu moyen n'est que de 656 francs 8 centimes !
Les dépenses les plus indispensables d'un ménage, telles que nous venons de les évaluer, dépassent non seulement les ressources de l'ouvrier manufacturier, mais aussi celles des ouvriers de la plupart des industries, et par conséquent ceux-ci éprouvent le même besoin d'améliorer leur position.
Passant au chapitre de la nourriture des travailleurs cotonniers, la société précitée nous dit ce qui suit (vol. IlI, p. 378) :
« Les ouvriers se rendent à jeun à leur travail ; à huit heures ils déjeunent avec des tartines.
« Le dîner consiste en une soupe au lait battu ou en un potage maigre, qui est ordinairement préparé aux poireaux et aux pommes de terre, et en pommes de terre assaisonnées d'une sauce au vinaigre ou mêlées à des légumes communs, tels que choux, carottes, oignons, etc. Ils terminent le repas par une ou deux tartines.
« Pendant la récréation de l'après-midi ils prennent un repas analogue à celui du matin.
« Le soir, en entrant chez eux, ils mangent encore des pommes de terre et un morceau de pain.
« La boisson ordinaire de l'ouvrier est une infusion faible de café à la chicorée, coupée d'un peu de lait.
« Tel est l'ordinaire de nos ouvriers. Il subit des variations en plus ou en moins d'après leurs ressources.
« Les ouvriers les plus aisés, ceux qui trouvent, soit dans la nature de leur travail, soit dans l'absence de famille ou dans la coopération de leurs enfants, des ressources plus grandes, mangent de la viande quatre fois la semaine et ils assaisonnent leur dîner d'un verre de bière.
« Sur mille ouvriers nous en avons compté deux cent vingt et un qui étaient dans ce cas.
« Cent quatre-vingt-sept ne mangeaient jamais de viande ou n'en usaient qu'à des intervalles très éloignés.
(page 1636) « Deux cent quatre-vingt-cinq en faisaient usage une fois la semaine.
« Trois cent soixante et dix-sept en prenaient deux fois la semaine, savoir, le dimanche et le lundi ; ces deux jours ils vont ordinairement au cabaret se régaler de bière.
« Beaucoup d'ouvriers ont l'habitude de boire une petite mesure de genièvre le matin ou le soir. Il est évident que ce sont généralement les mieux rétribués qui peuvent se servir de ce stimulant.
« Telles sont à peu près toutes les substances qui concourent à l'alimentation de l'ouvrier des fabriques. L'on ne doit point perdre de vue que la plupart d'entre elles non seulement lui sont pesées d'une main avare, mais qu'elles pèchent encore le plus souvent par la qualité. La viande surtout est du plus mauvais choix. Les chairs fortement colorées et riches en osmazame étant au-dessus de ses moyens, il doit se contenter des os, des tendons, des aponévroses, des muscles plats, et en général de toutes les parties de l'animal les moins estimées. »
Messieurs, je borne ici mes citations sur l'état des habitations et la nourriture des travailleurs salariés. Ce n'est pas faute de matériaux, mais c'est uniquement pour ne pas vous fatiguer d'une démonstration désormais inutile. Je me hâte de passer aux déplorables et effrayantes conséquences d'un pareil état de choses.
Messieurs, le tableau que je viens d'exposer, et qui nous est tracé par des autorités compétentes a déjà dû vous faire penser, sans avoir besoin de connaître la réalité existante, que dans la classe ouvrière le salaire étant généralement mesuré d'une main avare, l'habitation malsaine, la nourriture mauvaise et insuffisante, les maladies doivent être nombreuses, fréquentes et la mort prématurée.
Si la santé, le bonheur, la longévité de l'homme exigent qu'il vive constamment au milieu d'un ensemble de conditions conformes à la nature de son être, déterminées par les besoins, par les lois de son organisation, lois ou principes auxquels il doit se soumettre, loin de pouvoir les assigner d'une manière arbitraire suivant les convenances des lieux et des temps, peut-il, je vous le demande, y avoir santé, bonheur, longévité, dans ces nombreuses familles d'ouvriers, chez la moitié de la population du pays, laquelle malgré ses efforts, contrairement à ses aspirations, vit continuellement hors de ces conditions naturelles ?
Innocente et irresponsable de son sort, elle n'en subit pas moins par le manque d'institutions sociales, par l'absence de charité chrétienne, par l'indifférence séculaire des pouvoirs de l'Etat, une grande partie des travailleurs salariés, dis-je, n'en subit pas moins tous les maux que la Providence a, sans aucun doute, destinés à ceux-là qui violeraient volontairement les lois de la vie !
Le premier fait dont on est frappé en lisant les rapports des comités médicaux des différentes provinces, fait très grave, qui m'a causé autant de surprise que de douleur, de tous les faits le plus fâcheux, celui qui domine tout parce qu'il compromet l'avenir, et qui mérite, à ce titre, de préoccuper vivement les représentants de la nation et les autorités publiques, c'est que le régime hygiénique et de travail auquel est soumis la population ouvrière des grands et des petits ateliers, conduit de degré en degré, à la dégénération de l'espèce.
Cette dégénération est constatée par des preuves irrécusables ; elle est signalée par tous les praticiens, et le jugement de ceux-ci se trouve confirmé et par les registres des individus réformés aux conseils de milice, et par les registres de l'état civil pour les décès.
Je n'imagine rien, messieurs, voici mes preuves, ou plutôt mes autorités.
Le conseil de salubrité publique de Liège s'exprime comme suit : (Vol. IlI, p. 38, 61 et 62.)
« Si on envisage d'une manière générale la constitution de l'ouvrier, on ne peut s'empêcher de reconnaître que, dans nos villes industrielles, elle ne possède pas assez d'énergie ni de vigueur. Ces hommes forts, robustes, que nous retrouvons dans les villages que n'a pas encore envahis l'industrie, ne s'y rencontrent pas communément. Généralement nos citadins sont plus grêles, moins musclés, d'un aspect plus pâle que ne le sont les campagnards. Ceux-ci présentent entre les divers systèmes généraux de l'organisme et les organes essentiels à la vie, plus d'harmonie ; ils sont mieux faits pour résister aux nombreuses causes de destruction qui menacent continuellement l'existence.
« Ce n'est pas que, dans nos villes, on ne rencontre assez d'hommes bien constitués ; mais la proportion n'en est pas assez considérable ; elle n'est nullement ce qu'elle devrait être pour l'avenir de la nation. En effet, le tempérament lymphatique y prend tous les jours plus d'extension ; tout semble contribuer à énerver la constitution et à donner au corps de l'ouvrier une contexture grêle et lâche qui prédispose à une foule de maladies lentes. Autrefois les populations ouvrières étaient ravagées par des fièvres graves qui en emportaient un quart ou un huitième à la fois. Ces maladies se développaient et se propageaient d'autant plus facilement dans la classe ouvrière, que généralement les maisons étaient mal aérées et trop petites relativement au nombre des personnes qui les habitaient. Aujourd'hui, ces épidémies apparaissent plus rarement ; mais à leur place et comme une conséquence naturelle des progrès de l'industrie, on rencontre des maladies non moins déplorables, mais plus fatales, telles que la phthisie, les scrofules, les squirrhes...
« Ce sont des scrofules qui atteignent l'ouvrier plus particulièrement. Il est impossible de faire un pas dans la carrière médicale, sans avoir occasion de rencontrer cette pénible maladie. Les scrofules et toules les affections qui s'y rattachent, ne rompent pas immédiatement le fil de l'existence. Elles ne frappent pas le public d'épouvante comme les épidémies de fièvres aiguës. Cependant leur gravité, quoique moins apparente, doit autant attirer l'attention du médecin et du public, que les affections aiguës les plus meurtrières. Ces maladies s'avancent furtivement ; à peine s'est-on aperçu de leur présence, que déjà elles ont envahi une certaine partie de la population...
« Elles permettent le mariage, et les enfants qui naissent de ces unions malheureuses sont des êtres chétifs, malingres, qui sont une charge pour la société et leurs familles...
« Les enfants nés de parents scrofuleux sont atteints, vers l'âge de deux ans, du carreau ; beaucoup même périssent dans le sein de leur mère ; de là cette quantité énorme de mort-nés qu'on rencontre dans les grands centres de population.
« La phthisie se rattachant à peu près aux mêmes causes que les scrofules, est également une maladie fréquente dans la classe ouvrière....
« Misère, scrofules et phthisie, sont trois mots à placer à côté les uns des autres : ils se lient d'une manière si intime, nous dirons même si nécessaire, qu'il est impossible de les séparer. »
La dégénération des facultés intellectuelles accompagne la dégénération des facultés physiques. Je ne vous en parlerai ici qu'accidentellement, ma résolution étant de traiter ce sujet avec tous les développements qu'il comporte, dans un discours spécial sur l'état de l'instruction, ou plutôt de l'ignorance parmi la population ouvrière de notre pays.
Le même comité médical, continuant son œuvre, parle ainsi de l'une des causes qui amènent chez les ouvriers, dans les conditions actuelles du travail manufacturier, la décadence de l'intelligence (vol. IlI, p. 39) :
« Les progrès de la civilisation se caractérisent par le triomphe de l'intelligence et l'économie des forces humaines. L'intelligence agrandit tous les jours son domaine en détruisant petit à petit l'empire que s'était arrogé la force. Dans la grande industrie, elle est venue en aide à l'ouvrier, elle a allégé son travail ; mais en même temps elle a rétréci la sphère de ses facultés physiques et intellectuelles. Aux forces de l'ouvrier se sont substituées celles de la vapeur et des chutes d'eau ; à son intelligence, celle du mécanicien qui, à l'aide de combinaisons ingénieuses, a réduit l'ouvrier au rôle d'automate.
« Ici, point de variété dans l'exercice des muscles, point de déambulation, point d'efforts intellectuels. Le jeu de la machine exige que l'ouvrier s'agite et se meuve, et l'ouvrier s'agite et se meut. C'est elle qui commande le travail, qui assigne à chacun sa besogne : elle réunit collectivement tous ceux qui lui sont attachés, pour les mettre en action, comme l'intelligence individuelle dispose des membres du corps pour armer à un but. L'ouvrier est un véritable outil qui s'use ou se rompt, et qu'on remplace par un autre dès qu'il est usé ou rompu. C'est un marteau, une lime, tout ce que vous voudrez, s'il peut rapporter tant la journée. Son sort est subordonné à la prospérité du maître ; l'industrie vient-elle à chômer, il est jeté sur le pavé sans moyens d'existence ; car, notez-le bien, il n'a pas appris de métier, il n'a servi toute sa vie que de machine. »
Le conseil de salubrité ajoute :
« Ce que nous venons de dire sur la constitution de l'ouvrier, ne résulte pas d'une préoccupation de notre esprit, ni de fantômes que notre imagination se serait créés : nous avons puisé notre conviction dans les faits ; nous avons compulsé les registres de milice qui sont déposés dans les bureaux de l'hôtel du gouvernement ; nous avons comparé les tables de mortalité des diverses villes et des divers districts de la province : ces documents nous ont confirmé ce qu'une observation moins rigoureuse nous avait déjà révélé. »
Commission médicale du Hainaut. « La constitution physique de la classe ouvrière est lymphatico-sanguine et présente les apparences de la santé et même de la force ; mais la prédominance maladive de l'un des deux systèmes sur l'autre s'établit plus facilement que dans les classes aisées, à raison de l'intensité, de la multiplicité et de la continuité des causes qui agissent sur l'ouvrier, indépendamment même de son travail.
« Ces causes sont l'une ou l'autre des suivantes, ou plutôt la réunion de plusieurs d'entre elles ; une nourriture peu abondante et surtout peu succulente, principalement dans l'enfance, et pour boisson, l'usage d'une eau crue et quelquefois même stagnante ;
« L'intempérance ou le libertinage ;
« Des habitations basses, humides, resserrées, froides, sans air et sans lumière, leur encombrement le jour et surtout la nuit, les exhalaisons qui les entourent presque toutes, provenant plus souvent des dépôts de fumier ou de matières végétales et animales en putréfaction et quelquefois des mares d'eau croupissante.
« La nature des maladies les plus fréquentes, chez nos ouvriers, s'explique parfaitement d'après les causes qui précèdent : en effet, ce sont le plus ordinairement des inflammations pulmonaires, abdominales et musculaires. La fièvre muqueuse est très fréquente dans la province, et, de même que les fièvres éruptives, elle dégénère aisément en typhus, qui d'ailleurs se rencontre toujours sur divers points.
« La phthisie et les affections scrofuleuses occupent le premier rang parmi les maladies chroniques du peuple : les dernières retardent fréquemment le développement du corps de l'enfant. »
Ai-je besoin de vous dire, messieurs, que l'envahissenaejit du système lymphatique sur le système sanguin est également, signalé dans les Flandres.
(page 1637) La commission médicale dit que la phthisie pulmonaire peut être considérèe comme endémique non seulement dans les villes, mais même dans les campagnes de la Flandre. De l'aveu de tous les praticiens, cette maladie devient de jour en jour plus fréquente et multiplie ses victimes. Nous tâcherons plus tard d'indiquer les causes du développement de ce fléau, ajoute-t-elle.
« Quant à la constitution physique des habitants, et plus spécialement des ouvriers de notre Flandre, elle varie nécessairement suivant les localités.
« Ainsi le nord de notre province, qui est justement nommé le grenier des Flandres, et qui est couverte de grasses métairies, nous présente une population forte et robuste, chez laquelle l'élément sanguin domine, et qui, par cela seul, est prédisposée aux inflammations de toute espèce. Les habitants de nos côtes, soumis aux influences des émanations salines de la mer, offrent tous les caractères d'une trop grande fluidité de sang qui les rend sujets aux affections scorbutiques, affections qui se développent, chez eux, avec d'autant plus de facilité, qu'ils ont moins de moyens de neutraliser, par une nourriture substantielle et saine, les effets de l'air de la mer. Ceux qui sont établis dans le voisinage des prairies, des marais et des polders, incessamment soumis aux miasmes délétères de ces localités, sont sujets à contracter des fièvres intermittentes de types différents, mais qui revêlent rarement un caractère pernicieux. Il est à remarquer que ces malheureux, une fois atteints de cette maladie endémique, conservent le plus souvent des engorgements de la rate, qui leur impriment une sorte de cachexie spéciale ; dès lors, le travail leur devient, sinon impossible, du moins fort difficile ; ils languissent et traînent une vie de souffrance, jusqu'à ce qu'enfin ils succombant à une hydropisie secondaire......
« Les populations voisines, des bruyères, des forêts et des bois, ont aussi une constitution physique particulière et dépendante des lieux ; la terre y est plus avare de ses produits ; par conséquent, la nourriture des travailleurs y est moins abondante et d'une qualité moins bonne que dans les terrains fertiles ; ajoutons que le cultivateur de ces parages doit travailler beaucoup plus que les autres, pour rendre productif un sol quelquefois fort ingrat. Toutes ces circonstances, jointes à l'influence spéciale des localités, prédisposent aux maladies scrofuleuses ; c'est le système lymphatique qui devient surtout le siège des désordres qu'exercent ces maladies ; des engorgements glandulaires et ganglionnaires se développent au cou, aux aisselles, aux aines ; le plus souvent, ils se résolvent par des abcès, et laissent parfois des plaies fistuleuses et toujours des cicatrices profondes qui stigmatisent, en quelque sorte, les malheureuses victimes des écrouelles. Enfin, pour peu que la misère et des habitations basses, humides et malsaines, viennent réunir leur fatale influence à celle de la maladie, celle-ci atteint son plus haut degré et dégénère en une lèpre hideuse qui envahit tout le corps. Ceci est d'autant plus déplorable, que cette maladie se transmet de génération en génération...
« Aussi voyons-nous en général que les populations des usines ou des fabriques ont une constitution lymphatique ; elles sont souvent d'une taille au-dessous de la moyenne, ont une carence chétive et malingre ; elles ont aussi un caractère plus faible, plus ombrageux, plus irritable, plus mélancolique, que les campagnards. Les maladies qui attaquant ces ouvriers se montrent le plus souvent sous la forme asthénique, affectent plus spécialement le système lymphatique et les tissus blancs, offrent toutes les apparences de l'anémie, donnent lieu au scorbut, aux scrofules, au développement des tubercules, aux déviations des systèmes osseux, et enfin aux affections nombreuses qui reconnaissent pour cause l'appauvrissement du sang. Ces maladies se développent d'autant plus facilement, qu'elles sont en quelque sorle entretenues par l'abus des boissons alcooliques, et par la corruption des mœurs qui est générale dans les manufactures des grandes villes… (Vol. IlI, pages 298,299,302).
« Il est démontré, d'après l'unanimité des renseignements qu'on a recueillis, dit M. Villermé, que la santé des pauvres est toujours précaire, leur taille moins développée, et leur mortalité excessive en comparaison du développement du corps, de la santé, et de la mortalité des gens mieux traités ; ou, en d'autres termes, que l'aisance, les richesses, c'est-à-dire les circonstances dans lesquelles elles placent ceux qui en jouissent, sont véritablement les premières de toutes les conditions hygiéniques.
« Telles sont aussi les conclusions que M. Quetelet a déduites de ses recherches sur la taille de l'homme en Belgique. Leur stature devient d'autant plus haute, dit-il, leur croissance s'achève d'autant plus vite que, toutes choses étant égales d'ailleurs, le pays est plus riche, l'aisance plus générale ; que les logements, les vêtements et surtout la nourriture sont meilleurs, et que les peines, les fatigues, les privations éprouvéees dans l'enfance, la jeunesse, sont moins grandes ; en d'autres termes, la misère, c'est-à-dire les circonstances qui l'accompagnent, produit les petites tailles, et retarde le développement du corps. » (vol. Il, p. 557).
La seizième question posée dans l'enquête demande aux comités médicaux : Quelles sont les maladies ou les infirmités que les ouvriers contractent par suite de leurs travaux dans les manufactures, mines et usines ?
L'Académie royale de médecine y a répondu en ces termes : « Ces maladies ou infirmités sont très nombreuses. Elles varient suivant les influences nuisibles exercées par la situation des ateliers ; par la nature et la durée des travaux ; par les époques du jour et de la nuit auxquelles les ouvriers s'y livrent ; par la nature des matériaux mis en oeuvre ; par les substances morbifiques pulvérulentes, vaporeuses ou gazeuses mélangées ou suspendues dans l'air ambiant ; par la situation incommode du corps ; par l'humidité ; par une température trop élevée ; par un excès de fatigue, etc., etc. Ces maladies contribuent puissamment à produire cette mortalité et ce dépérissement des hommes, proportionnellement plus évidents et plus considérables dans les pays manufacturiers que dans les pays agricoles, au point qu'un auteur moderne appelle les villes de fabriques les « catacombes » de la population.
« Lorsque le gouvernement anglais voulut tarir dans leur source les maux produits par le travail des fabriques, il fit examiner par un comité médical l'état sanitaire des districts manufacturiers. Le comité constata cinquante affections morbides propres aux diverses espèces d'industrie.
« Indépendamment des accidents multipliés auxquels nos jeunes ouvriers sont exposés dans les fabriques où l'on emploie des machines à moteur continu, nous noterons spécialement : l'affaiblissement de la constitution ; le dépérissement général du corps ; l'arrêt du développement normal et régulier des diverses parties ; l'anémie, les affections scrofuleuses, rachitiques, tuberculeuses et cancéreuses, devenues si fréquentes de nos jours ; l'emphysème pulmonaire, les phlegmasies aiguës et surtout chroniques des voies aériennes et des poumons ; des maladies lentes et trop souvent incurables, parce qu'elles altèrent profondément la composition, la texture des organes affectés, du cœur et des gros vaisseaux, de l'œsophage, de l'estomac, du foie et des centres nerveux. De toutes ces maladies, l'une des plus fréquentes dans les grandes villes, et surtout dans les villes manufacturières, parmi les ouvriers adonnés aux travaux sédentaires, est sans contredit la phthisie pulmonaire. On a signalé comme circonstances, propres à favoriser le développement de cette affection, la misère, une nourriture insuffisante et de mauvaise qualité ; la malpropreté, l’encombrement prolongé d'une certaine quantité d'individus dans des espaces clos, l'absence d'exercice actif général, l'air impur des ateliers, l'exhalaison de certaines vapeurs minérales ou végétales, l'intempérance dans l'usage des boissons alcooliques, etc., tandis que les circonstances qui exercent en quelque sorte une influence prophylactique sur ce fléau dévastateur des jeunes ouvriers sédentaires, dans nos fabriques, sont une condition aisée, la vie active et en plein air, les travaux agricoles, l'exercice de toutes les parties du corps, l'inhalation de vapeurs aqueuses, une habitation saine, une bonne nourriture, la tempérance, des soins de propreté, etc., et, enfin, une éducation physique et morale susceptible de développer la raison et les forces, et de mettre le malheureux prolétaire plus en état de lutter avec avantage contre les causes de destruction qui l'entourent de toutes parts.
« L'on connaît les précieux travaux de M. Villermé sur la trop longue durée du travail des enfants dans beaucoup de manufactures, et sur la maladie à laquelle sont sujets ceux qui travaillent dans les filatures de coton : ses observations ne se vérifient malheureusement que trop dans nos villes manufacturières. Le système de travail tel qu'il est actuellement organisé dans tous les grands établissements de filature, a effectivement produit à la longue des résultats d'autant plus désastreux que les enfants sont reçus dans les ateliers à un âge où leur constitution n'est pas encore formée et où ils ne peuvent pas résister aux causes qui tendent à l'altérer.
« Examinez l'enfant des fabriques : vous lui trouverez l'organisation peu développée en proportion de son âge ; il est chétif et comme étiolé ; il présente tous les signes d'un état de dégradation physique, caractérisée par des symptômes de chlorose avec disposition aux scrofules et au rachitisme.
« La face pâle et maigre exprime un air de souffrance ; les muscles sont à peine dessinés ; le ventre est proéminent, empâté et gonflé ; les digestions sont souvent laborieuses et remplacées par des aigreurs. Il se plaint de mal de tête, de diarrhée et d'affection vermineuse ; sa croissance est lente, souvent interrompue ou stationnaire, et sa taille définitive reste toujours au-dessous des limites normales.
« Arrivé à l'âge de la puberté, le jeune homme ressent plus que jamais les conséquences des conditions nuisibles inhérentes à sa profession. Il contracte des maladies professionnelles et n'atteint que rarement la virilité.
« La poitrine et le bassin se développent irrégulièrement et restent étroits ; les vicières contenues Jans ces cavités sont disposés aux maladies les plus graves, telles que la pneumonie, la pleurésie, les tubercules des poumons, la phthisie, etc. Chez les jeunes filles pubères, les organes générateurs subissent à leur tour les tristes effets de ce degré de dégradation physique générale. Quoique âgées de 18 à 24 ans, la faiblesse de leur constitution les rend incapables de devenir mères de famille, triste garantie contre l'état de désordre dans lequel elles vivent le plus souvent ! Elles succombent ordinairement aux scrofules, à la chlorose, à la phthisie pulmonaire…
Ces maladies ou infirmités atteignent-elles plus fréquemment les enfants que les adultes ?
« Il y a des maladies qui atteignent plus fréquemment les enfants que les adultes ; répond encore l'Académie royale de médecine de Bruxelles.
« Telles sont, ajoute-t-elle, le rachitisme, la déformation des membres, l'incurvation de l'épine dorsale, les scrofules, le carreau, les tumeurs bianches des articulations, la teigne, les tubercules des os et des centres nerveux, une sorte de dépérissement général avec atonie et arrêt ou perversion dans la nutrition des organes. En outre, dans les fabriques où l'on emploie des machines à moteur continu pour filer de la laine, du coton ou du lin, il arrive assez souvent que diverses parties du corps, spécialement les doigts et les mains, s'engagent et sont broyés entre les rouages, d'où résultent des plaies par arrachement, qui estropient (page 1638) ordinairement ces jeunes malheureux pour le reste de leur vie... » (Vol. Il, p. 334, 335, 336 et 338).
Le conseil de salubrité publique de Bruxelles signale 36 professions qui devraient être interdites aux enfants.
Maintenant laissons parler les chiffres. Ils vont résumer en faits sensibles, clairs et précis, toutes les appréciations des autorités.
Dans le district de Verviers, où la ville de Verviers et quelques fortes communes ont des fabriques de drap et de filatures de coton qui occupent un nombre de bras assez considérable, les exemptions de la milice pour causes physiques s'élèvent à 21 p. c.
Dans le district de Liège presqu'exclusivement industriel, le nombre d'exemplions pour même cause est de 26 p. c.
Dans le district agricole de Waremme, il n'est que de 15 p. c.
Est-ce significatif, messieurs, qu'une différence de 75 p. c. entre les réformes pour causes physiques fournies par les miliciens d'un district agricole et les miliciens d'un district industriel ?
M. le commissaire de l'arrondissement de Roulers-Thielt, dans le rapport qu'il a adressé en 1847 à la députalion permanente de la Flandre occidentale a fait ressortir les effets de la misère sur la constitution physique du peuple, en comparant le nombre d'exemptions de la milice prononcées pour infirmités physiques dans l'une de nos provinces les plus prospères, le Hainaut, aux exemptions prononcées dans les trois arrondissements liniers Courtray, Thielt et Roulers.
Dans le Hainaut, de 1840 à 1846, les exemptions pour infirmités physiques ont été de 1 sur 18.
Dans les trois districts liniers, il a été de 1 sur 7 ; 2 1/2 fois plus considérable.
Dansle Hainaut, les miliciens exemptés pour défauts corporels en général, ont été de 1 sur 8.
Dans les trois districts liniers, de 1 sur 3 ; près du triple.
« Ces chiffres, dit l'auteur du mémoire sur le paupérisme dans les Flandres, n'ont pas besoin de commentaire ; ils résument, dans leur énergique concision, toutes les misères dont notre plume est impuissante à retracer le tableau. Ils révèlent l'action lalente et continue d'un mal antérieur à la crise dont nous sortons à peine, mal que l'on peut assoupir peut-être à l'aide de certains palliatifs, mais qui reparaîtra tôt ou tard plus terrible et plus profond, si l'on n'avise aux moyens de le combattre avec énergie et persévérance. » (Mémoire couronné par l'Académie royale de Bruxelles, page 35.)
Messieurs, si de la population en général, je passe aux exemptions présentées par certaines professions spéciales qui occupent cependant un grand nombre de bras, les résultats sont bien plus désavantageux encore.
Sur 100 bouilleurs miliciens, 42 sont exemptés pour causes physiques, sur 100 cloutiers miliciens, 36 sont exemptés pour les mêmes motifs ; sur 100 ouvriers de fabriques, il y en a 41 jugés inaptes au service militaire.
Ces chiffres proviennent du dépouillement des registres de milice de la province de Liège.
Le conseil de salubrité publique de celle ville dit à ce sujet :
« Nous livrons ces chiffres, sans plus longs commentaires à l'appréciation des hommes qui auront à s'occuper du sort de la classe laborieuse. Mieux que tous les raisonnements, ils indiquent la dégénération de la constitution de l'ouvrier, qui est, du reste, reconnue par la plupart des observateurs. »
Messieurs, permettez-moi à présent de vous donner une idée des ravages que les maladies et la mort font au sein des familles des travailleurs salariés de la grande et de la petite industrie.
Voici la mortalité dans une contrée industrielle comparée à la mortalité dans un canton agricole.
De 1830 à 1842, la mortalité moyenne annuelle a été :
Dans la ville de Verviers, de 1 décès par an sur 26 habitants ;
Dans le district agricole de Verviers, de 1 décès par an sur 38 habitants ;
Dans la ville de Liège, de 1 décès par an sur 29 habitants ;
Dans le district agricole de Liège, de 1 décès par an sur 57 habitants ;
Dans la ville de Huy, de 1 décès par an sur 33 habitants ;
Dans le district agricole de Huy, de 1 décès par an sur 47 habitants ;
Et enfin dans le district agricole de Waremme, de 1 décès par an sur 46 habitants.
Ainsi, pendant ces douze années consécutives, la mortalité moyenne qui a été de 1 décès sur 47 habitants dans le district agricole de Huy, a été de 1 décès sur 26 habitants dans la ville de Verviers ! La différence est de 81 p. c.
Le conseil de salubrité n'a-t-il pas eu raison de dire qu'à Verviers, ville essentiellement industrielle, la mortalité est effrayante ? Elle est, dit-il, aussi forte, que dans les pays marécageux.
Verviers, messieurs, est de toutes les villes de la Belgique la ville où la population est la plus mal logée, c'est-à-dire où l'on compte le plus de familles n'ayant qu'une ou deux pièces pour toule demeure. Verviers adonné, en 1849, 769 décès du choléra.
Des faits analogues sont constatés dans d'autres provinces.
Sur 100 miliciens qui se présentent, 42 sont réformés pour défauts corporels à Gand ; 42 à Alost ; 41 à Grammont ; 53 à Renaix, ville essentiellement manufacturière.
Grammont a donné en 1849, 176 décès de choléra ; Alost 354 et Gand 2,226.
Les six arrondissements de la Flandre occidentale ont dû fournir en cinq ans 5,821 soldats. Pour obtenir ce contingent, l’on a fait comparaître devant les conseils de révision 11,271 miliciens sur lesquels 2,083 ont été exemptes pour cas prévus par la loi. Il a donc fallu 9,188 hommes pour en trouver 5,821 propres au service, et par conséquent il a été nécessaire d'en réformer 3,367 sur 9,188 ou 57 p. c. Dans les villes réunies, l'on a exempté 1,332 miliciens sur 3,279, ou 41 sur 100.
Autre fait démonstratif du dépérissement, de la dégénération de la classe ouvrière.
Si l'on compare le poids de l'ouvrier manufacturier avec celui de l'homme normal, c'est-à-dire de l'homme considéré dans toutes les classes de la société, on est frappé du résultat déplorable auquel on est conduit par ce rapprochement. L'enfant de l'ouvrier, en entrant dans la fabrique, se rapproche des conditions de l'enfant ordinaire ; mais à mesure qu'il subit l'influence de sa position sociale, son poids diminue progressivement, et bientôt la différence en moins atteint le chiffre énorme de 7, 8 et même de 9 kilogrammes ; la moyenne de la différence est d'environ 5 kilog., plus de 10 livres.
« Les conclusions que nous venons de déduire, ajoute la société de médecine de Gand, des différences observées dans les poids sont confirmées par l'appréciation relative des dimensions des organes parenchymateux et de celles des extrémités. Il existe pour le développement du sommet de la poitrine, au-dessus de dix ans, une différence moyenne de 80 millimètres, et pour le développement de la cuisse une différence de 33 millimètres en faveur de l'habitant de la campagne représenté par le prisonnier entrant.
« Dans une poitrine qui, sur 945 millimètres, présente en moyenne 86 millimètres de plus en contour, et qui, en outre, est si bien desservie par des muscles forts et vigoureux, l'on comprend combien la respiration doit s'exécuter avec plus de liberté et de plénitude, et combien doit être plus grande la facilité qui en résulte pour l'accomplissement de toutes les fonctions de l'économie.»
Ces tristes vérités, messieurs, ont été constatées au moyen d'expériences directes faites par les membres de la société de médecine de Gand sur un très grand nombre d'ouvriers cotonniers des fabriques.
Les travaux de la même société lui ont démontré que la croissance de l'ouvrier de fabrique est diminuée et surtout retardée.
« En effet, dit-elle (voir vol. IlI, pag. 408), il résulte des tableaux précédents que la taille de l'ouvrier est inférieure à celle de l'homme normal à toutes les époques de la vie ; mais la différence, qui est très marquante à la puberté, devient infiniment moindre pendant l'âge adulte ; la taille de l'ouvrier est alors exactement la même que celle des prisonniers, qui, comme nous l'avons dit, représentent la population rurale.
« Cette infériorité de taille s'observe également chez l'orphelin, chez qui elle est même plus prononcée. Ce n'est donc pas la vie de fabrique seule qui la produit, et il n'est pas impossible qu'elle soit engendrée, comme le coeit M. Villermé, par la misère et toutes les circonstances qui l'accompagnent... »
La capitale du pays, Bruxelles, va à son tour vous fournir des éléments de conviction.
Dans un mémoire concernant les naissances et la mortalité à Bruxelles, publié par le ministère de l'intérieur au Bulletin de la commission centrale de statistique, on a rangé les rues de Bruxelles en quatre classes, savoir :
La première classe, composée de 55 rues, comptant plus de la moitié des habitants inscrits sur les registres des maîtres de pauvres.
Dans ces rues, l'état civil compte par année 1 décès sur 30 habitants ; et sur 1,000 déclarations de décès constatées dans ces 55 rues peuplées d'ouvriers, il y a jusqu'à 551 enfants au-dessous de 5 ans, et seulement 449 personnes âgées de plus de 5 ans.
Vous voyez donc que dans ces rues la mortalité atteint les enfants incomparablement plus que les adultes. Pour bien en juger, il faut se rappeler que dans ces rues, sur 1,000 enfants qui naissent, 551, plus de la moitié, sont morts avant l'âge de 5 ans, tandis que sur 1,000 enfants qui naissent dans le pays, la moitié n'est décédée qu'entre 22 et 23 ans.
La deuxième classe comprend 98 rues de Bruxelles ou moins de la moitié, mais plus du dixième des habitants sont inscrits sur la liste des pauvres. Ces rues donnent annuellement 1 décès sur 303 habitants ; et sur 1,000 déclarations de décès appartenant à ces rues, il n'y a déjà plus que 495 enfants au-dessous de 5 ans, au lieu de 551 que nous comptions tout à l'heure ; par contre, le nombre de décès de plus de 5 ans est de 505 au lieu de 449.
La diminution de la mortalité parmi les enfants, à mesure qu'on passe aux rues où il y a plus de bien-être, devient plus sensible encore pour les autres classes de rues, la troisième et la quatrième.
La troisième classe se compose de 64 rues de Bruxelles ayant moins d'un dixième de leurs habitants inscrits sur la liste des indigents ; il y meurt, par an, 1 personne sur 40, et l'état civil n'y compte que 394 enfants au-dessous de5 ans sur 1,000 déclarations de décès. Il y a donc, sur 1,000, 606 décès de personnes âgées de plus de 5 ans.
Enfin, dans la quatrième classe, uniquement composée, de rues au nombre de 255, qui ne comptent aucune inscription sur la liste des pauvres, ce sont les rues habitées par la bourgeoisie et la classe opulente, l'état civil ne constate en moyenne tous les cas que 1 décès sur 50 habitants. 1,000 déclarations de décès appartenant à ces 255 rues se décomposent en 320 enfants au-dessous de 5 ans et de 680 personnes au-delà de cet âge.
(page 1639) Ainsi, en allant des rues pauvres aux rues où loge l'opulence, la mortalité moyenne générale présente une progression décroissante qui est de 1 décès sur 30, 3 ; 1 sur 30 ; 1 sur 40 et 1 sur 50, La différence entre les deux classes extrêmes, la plus pauvre et la plus riche, est de 66 p. c.
Ces résultats proviennent du dépouillement des registres de l'état civil de Bruxelles pendant trois années consécutives.
Ne montrent-ils pas de la manière la plus évidente combien chez les travailleurs salariés les enfants sont frappés plus que les adultes, tandis qu'au sein de l'aisance, c'est le contraire qui a eu lieu ?
Faut-il s'en étonner ? Chez l'ouvrier, plus l'enfant est jeune, plus il reste d'heures du jour plongé dans l'air empoisonné de l'habitation de ses parents. Pour les enfants, le danger de l'épreuve, les chances de maladies et de mort croissent en raison de la faiblesse des organes, c'est-à dire en proportion de la jeunesse.
Voilà pourquoi, sur 1,000 déclarations de décès appartenant :
Aux 55 rues habitées par les travailleurs les plus pauvres on compte 551 décès (erratum, page 1662) au-dessous de 3 ans et 449 décès au-dessus de 3ans ;
Aux 98 rues un peu moins pauvres, on compte, 495 décès au-dessous de 3 ans et 505 décès au-dessus de 3 ans ;
Aux 64 rues d'une demi-aisance, on compte 394 décès au-dessous de 3 ans et 606 décès au-dessus de 3 ans ;
Aux 255 rues aisées et riches, on compte 320 décès au-dessous de 3 ans et 780 décès au-dessus de 3 ans.
Ainsi nul doute. La progression de la mortalité parmi les enfants dénote ou suit exactement le degré de misère de leurs parents. A Bruxelles, la différence entre les termes extrêmes est de plus de 72 p. c.
Il est donc clairement établi qu'à mesure qu'on passe des rues les plus pauvres aux rues les plus riches, la mortalité, sur 1,000 décès déclarés, diminue chez les enfants et se reporte sur les adultes, c'est-à-dire se rapproche des lois naturelles de la vie humaine.
A quoi faut-il l'attribuer, si ce n'est à l'habitation et à la nourriture ?
Un dernier mot pour vous faire voir jusqu'à quel point la mortalité excessive que je viens de signaler correspond avee l'agglomération des habitations et de la population.
A Bruxelles, les 153 rues où l'on compte plus d'un dixième des habitants inscrits sur la liste des pauvres, renferment une population de 62,870 âmes, tandis que le nombre d'habitants des 230 rues sans inscription sur la liste des indigents ne s'élève qu'à 34,963.
Ainsi, les 153 rues où logent les ouvriers comptent une population presque double des 230 rues où habitent la bonne bourgeoisie et la classe riche.
Les chiffres ont leur éloquence. Ils sont officiels, irrécusables.
Maintenant, si au lieu de classer la population de Bruxelles par rues où les différentes positions sociales sont toujours plus ou moins mêlées, on la divise en travailleurs salariés et en professions lucratives, la différence, déjà fort grande quant à la mortalité respective, s'accroît encore.
Parmi les domestiques et les journaliers, formant une population de 14,472 âmes, l'état civil constate annuellement 1 décès sur 14 individus.
Parmi les industriels, ouvriers et commerçants, sur une population de 39,628, le dépouillement de l'état civil donne par an 1 décès sur 27.
Parmi les professions libérales et les propriétaires formant une population de 8,965 âmes, on constate par an 1 décès sur 50.
La mortalité qui est de 1 décès sur 14 personnes parmi les domestiques et les journaliers, est de 1 décès seulement sur 50 personnes parmi les professions libérales et les rentiers. (V. Bulletin de la commission centrale de statistique, tome II, p. 164.)
Ces chiffres, messieurs, vous donnent une idée de l'influence meurtrière qu'exercent dans la capitale de la Belgique la misère et le mauvais état des habitations.
A Bruxelles, près du tiers de décès a lieu dans les hôpitaux et les hospices.
Messieurs, en terminant ce travail sur les habitations et la nourriture des travailleurs salariés et des calamités qui en proviennent, je crois devoir insister d'une manière toute particulière sur l'attention que méritent de la part des chambres législatives et du gouvernement les rapports des comités locaux, notamment des autorités médicales, sur les dangers de la situation des classes ouvrières.
Je m'appuierai de deux exemples qui feront, j'en suis certain, impression sur vos esprits.
Ecoultz avec quelle certitude un savant médecin dont le rapport est consigné dans l'enquête prédit l'invasion de l'épidémie parmi la population ouvrière bien nourrie, mais mal logée, du canton de Seraing.
« Je vis an milieu de quatre grandes industries qui, pour le but, dit-il, que je dois atteindre, me sont familières, savoir : 1° la construction des machines à vapeur ; 2° l'exploitation du charbon ; 3° la métallurgie du fer ; 4° la fabrication de verres et cristaux. Je me les dis familières, ces industries, parce que les relations continuelles que j'ai avec les nombreux ouvriers qui vivifient ces diverses branches industrielles, me mettent à même d'apprécier leur condition, leur besoins, et ce qu'il convient de faire dans l'intérêt de leur santé. »
« Après avoir examiné et discuté diverses questions sur la condition des ouvriers du canton industriel de Seraing, le savant docteur déclare que là, comme ailleurs, l’existence de l’ouvrier se règle d’après son salaire ; mais comme chez nous, dit-il, ce salaire est assez élevé, il s’ensuit que l’ouvrier se nourrit bien, qu’il est convenablement vêtu et qu’il cherche à se loger le mieux possible. Sa nourriture journalière se compose de pain de froment ou d'épeautre, rarement de seigle, plus souvent de froment et de seigle par moitié, de viande de porc et d'œufs en fricassée ; de viande de vache, de veau ou de mouton, rôtie, ou cuite en bouillon ; de pommes de terre ou de choux, légumes principaux dont il use largement. Sa boisson favorite est le café, qu'il prend régulièrement trois quatre fois par jour. Assez communément il a son petit tonneau de bière à côté duquel on est sûr de trouver aussi le baril de genièvre. Ce qui prouve que les classes ouvrières de nos localités se nourrissent bien, c'est qu'il existe un commerce de consommation immense à Seraing, où tous les villages des environs s'empressent de venir déverser le surplus de leurs produits...
« La plupart de leurs habitations, en général fort bien situées, sont tenues assez proprement, mais pèchent toutes par le défaut d'espace et par leur mauvaise construction. Toujours petites et basses ; obscures par l'absence de fenêtres convenables ; remplies de fumée par le défaut de bonnes cheminées ; toujours humides ; le plus souvent environnées d'étables de porcs, de vaches, d'ordure ou de fumier qui contribuent à vicier l'air ; renfermant un nombre de personnes toujours trop considérable pour leur grandeur ; offrant souvent des chambres à coucher excessivement petites...
« Il nous reste à signaler les logements des ouvriers forains comme laissant beaucoup à désirer. Ceux qui avoisinent les établissements sont toujours encombrés ; les chambres à coucher y sont petites, très basses d'étage, malpropres, contenant autant de lits qu'on peut en placer, continuellement fermées parce que, dès que l'ouvrier qui travaille du jour, se lève,, son lit est aussitôt occupé par un autre qui a travaillé la nuit, et ainsi chaque jour. A peine l'aubergiste a-t-il le temps de remuer un peu la paillasse toujours échauffée.
« Aussi les odeurs infectes qu'exhalent les urines et les pots de nuit, la respiration, la transpiration et les vêtements salis et trempés de sueur, sont-elles repoussantes et insupportables pour celui qui n'y est pas habitué. Nous pouvons en parler sciemment. De semblables miasmes ne peuvent que nuire, et doivent parfois développer des maladies dont la cause la plus immédiate reste ignorée ou méconnue. C'est encore dans ces misérables demeures que la gale exerce ses ravages ; c'est du fond de ces bouges que de pauvres pères reportent au sein de leur famille le principe contagieux de cette triste affection qui gagne ensuite de proche en proche. Enfin aux houillères, il se trouve de petites cabanes à l'usage des mineurs étrangers ; là plus que partout ailleurs, les soins de propreté générale sont négligés, inconvénient grave qui ne peut être que préjudiciable à ceux qui y séjournent...
« Malgré tous les avantages de notre site, nous avons à faire remarquer qu'il existe chez nous de véritables casernes plus défectueuses encore que les habitations particulières, à tel point que nous pourrions en citer qui sont souterraines, casernes où la ventilation est très difficile, où les rayons solaires pénétrent à peine, où l'entassement des familles est considérable, où, pour comble de malheur, les soins de propreté générale sont oubliés d'une manière aussi déplorable que dangereuse. Aussi c'est sur ces lieux insalubres, infects, que les maladies épidémiques s'abattent comme un oiseau de proie qui fond sur sa victime. Le choléra nous l'a démontré, la grippe nous en a rappelé le souvenir, et peut-être le typhus nous donnera-t-il un de es jours un troisième exemple. Alors il sera trop tard de vouloir remédier aux causes déterminantes... » (Vol. IlI. p. 153 et suiv.)
Ceci, messieurs, s'écrivait vers la fin de 1844. En 1849, cinq années plus tard, la prédiction scientifique de M. le docteur Peetermans s'est vérifié, non pas par le typhus, mais par le choléra. A Seraing, en 1849, le fléau a fait 249 victimes, à Ougrée, 69, à Ramet, 34.
Ce n'est pas, remarquez-le bien, messieurs, le nombre de cas, mais le nombre de décès de choléra dans les trois communes industrielles du canton de Seraing.
Dans les quatre communes agricoles du même canton, où les populations ont plus d'air et d'espace, à Plaineveaux, à Boncelles, à Rotheux-Rimière et à Tilff, voulez-vous savoir combien le fléau a fait de victimes ? Pas une seule !
Mais partout, dans les environs de Seraing, où la population ouvrière s'est trouvée agglomérée dans de misérables taudis, la prédiction du docteur s'est accomplie. A Tilleur, il y a eu, en 1849, 62 décès de choléra, à Jupille, 79, à Flemalle-Grande et Haute, 78, à Herstal, 266.
Herstal est le centre de l'industrie des cloutiers où le salaire est très bas.
Voilà donc, messieurs, ainsi que je vous le disais, l'effet d'une épidémie sur une population bien nourrie, mais mal logée.
Je cite pour second exemple à l'appui de ma recommandation une population mal nourrie et mal logée ; j'entends parler de la population linière des Flandres.
(page 1640) En 1843, c'est-à-dire (erratum, page 1662) trois années avant l'invasion du fléau qui a ravagé ces deux provinces, la commission médicale de la Flandre occidentale écrivait au gouvernement :
« Les habitants des cantons où la culture et surtout le rouissage du lin s'opèrent sur une grande échelle, sont expocés à des irruptions fréquentes de la fièvre typhoïde, dont l'origine peut être attribuée à l'infection que répandent les flaques d'eau où le lin subit ce degré de décomposition, désigné sous le nom de rouissage ; c'est ainsi, par exemple, que les environs de Courtray, de Thielt et de Roulers, sont souvent affectés de cette maladie, qui se présente d'ordinaire avec un cortège de symptômes peu graves à la vérité, mais qui pourrait bien revêtir un caractère plus pernicieux, si le malheur voulait qu'elle attaquât, dans des circonstances ; désastreuses pour l'industrie linière, une population en proie à la détresse, et exténuée par la misère. »
C'est ici surtout, messieurs, que j'ose réclamer votre attention, parce que vous verrez combien les événements ultérieurs ont confirmé la prédiction. Je laisse parler la commission médicale :
« Loin de nous la pensée de vouloir mêler notre voix à celles qui se sont élevées de toutes parts pour signaler le malheur de la classe si importante des ouvriers liniers ; mais nous croyons remplir un devoir en mentionnant un fait que des renseignements fidèles nous mettent à même de garantir. De l'aveu presque unanime des praticiens des cantons où l'industrie linière florissait jadis, les maladies des ouvriers ont revêtu un caractère bien différent depuis quelques années. Ce ne sont plus ces maladies, généralement inflammatoires au début, qui nécessitaient des saignées abondantes et réitérées ; mais presque toujours des affections passives, cachexiques, nerveuses, adynamiques, qui naissent sous l'influence de la misère et de la détresse, qui se développent par la tristesse, le découragement et la négligence des soins hygiéniques, et qui, si une épidémie grave venait à se déclarer, feraient de chacun de ces malheureux un point d'attraction pour le fléau, et peut-être une victime. »
Cet avertissement, ces paroles mémorables, messieurs, je vous l'ai déjà dit, étaient adressées au-gouvernement dans le courant de l'année 1843.
Le ministère d'alors ne les a pas prises au sérieux, et ces malheureuses populations sont restées complètement abandonnées à elles-mêmes, à leur impuissance.
Je sais bien qu'on me répondra encore : Ni le gouvernement ni la société ne leur devaient secours et protection, si ce n'est peut-être l'avis de se suffire à elles-mêmes.
En attendant, l'avertissement de la commission médicale s'est vérifié avec d'effrayantes proportions.
Dans la province de la Flandre occidentale, les naissances d'une année ordinaire dépassaient les décès de 4,983 individus ; c'est une moyenne prise sur dix années, de 1815 à 1823.
En 1845, bien que la misère fût grande par la déchéance de l'industrie linière, les naissances dans la même province dépassaient encore de 3,117 le chiffre des décès.
La disette de 1845 et de 1847 éclate au milieu de la stagnation du travail, le typhus vient à la suite, c'est-à-dire dans les conditions préindiquées par la commission médicale en 1843, et voici le chiffre officiel des victimes :
Dans la Flandre occidentale, pendant les trois années 1846, 1847, 1848, le chiffre des décès a dépassé de 16,101 le chiffre des naissances. Et comme une année auparavant, en 1845, les naissances dépassaient encore les décès de 3,117, il est clair que la misère de la population de la Flandre occidentale pendant ces trois années a déterminé la mort de plus de 19,000 personnes. Dans la ville de Thielt, centre d'un district linier, signalée comme très insalubre par la commission médicale, il y a eu pendant1847 à 1849, 336 naissances et 755 décès.
Je trouve des résultats semblables dans la province de la Flandre orientale.
En 1845, les naissances y dépassaient encore les décès de 4,509 personnes. Pendant 1846, 1847,1848, les décès y ont dépassé les naissances de 10,471 personnes. Donc, plus de 14,000 personnes y sont littéralement mortes de misère ou des suites qu'elle engendre.
A quelle classe de la population appartenaient ces 34,000 Flamands morts ?
N'est-ce pas à la classe ouvrière, à la population mal nourrie, mal logée, mal vêtue ?
Si, de la mortalité dans deux provinces, je passe à la mortalité dans le pays entier, je trouve des faits non moins désastreux.
Le choléra de 1832, venant à la suite d'une bonne récolte, a fait dans toute la Belgique environ 6,000 victimes.
C'est beaucoup trop sans doute, car combien ces 6,000 victimes n'ont-elles laissé de veuves et d'orphelins, surtout parmi la classe ouvrière toujours la plus frappée ! Mais le choléra de 1849, attaquant une population ouvrière épuisée, appauvrie par plusieurs années de disette et de malaise industriel, a tué 23,027 de nos concitoyens. Tous ces chiffres, messieurs, sont officiels. L'on ne saurait en infirmer un seul. (V. le rapport au Roi par le ministre de l'intérieur 18 oct. 1850).
Enfin, si, laissant de côté l'influence spéciale de l'épidémie, je veux voir quelle a été l'influence, sur la mortalité élans le royaume, des différentes causes de disette de nourriture et de travail, lesquelles durant ces dernières années ont agi d'une manière fâcheuse sur la constitution de la population des travailleurs salariés, je trouve :
Que de 1841 à 1845, c'est-à-dire pendant les cinq années consécutives antérieures à 1845, la mortalité moyenne pour toute l’étendue du pays a été de 97,985 individus par année.
Ces cinq années consécutives pendant lesquelles les récoltes de blé et de pommes de terre furent généralement bonnes, ont été suivies en 1845 d'une perte totale de la récolte des pommes de terre, d'une mauvaise récolte de seigle et de pommes de terre en 1846 et de la récolte médiocre de 1847. Aussi, voyez quels ont été, les trois années suivantes, les nombres de décès constatés dans le pays entier.
En 1840, 107,835 décès, ou 9,850 décès au-dessus de la moyenne des années précédentes.
En 1847,120,168 décès, ou 22,185 décès au-dessus de la moyenne des années précédentes.
En 1848, 108,287 décès, ou 10,302 décès au-dessus de la moyenne des années précédentes.
Total, 42,335 personnes littéralement mortes de faim et de misère à la suite des trois années de disette !
Je me résume, et je conclus.
Bas salaire, mauvaise nourriture et insuffisante, habitations insalubres, dégénération physique et morale, excessive mortalité, telle est, pour la classe ouvrière, la situation que je vous ai annoncée lors de la discussion de la loi sur les sociétés de secours mutuels. Je laisse à chacun d'entre vous, messieurs, de décider si les rapports des conseils de salubrité et de milice, les documents transmis au gouvernement par les autorités publiques et les registres de l'état civil, ne confirment pas et au-delà tout ce que je vous ai dit à ce sujet.
Une pareille situation qui inspire l'effroi n'est plus tolérable. Il faut qu'elle cesse parce qu'elle condamne une société qui se dit chréiiene, parce qu'elle stigmatise un siècle que l'on nomme civilisé, parce que la sécurité de l'Etat l'exige et que la Constitution de 1830 nous l'ordonne.
D'ailleurs, tous, n'en avez-vous pas pris l'engagement solennel, et cela à différentes reprises ?
Je lis dans le discours du Trône, lorsque la Couronne a ouvert la session législative de 1845 à 1846, la phrase suivante :
« Le sort des classes pauvres fait l'objet de ma constante sollicitude. »
Nos adversaires politiques étaient alors au pouvoir, et le ministère qui mettait dans une bouche auguste ces paroles que je viens de reproduire, était composé de MM. Malou, Dechamps et d'Anethan.
Je trouve le même engagement dans le programme du libéralisme belge, adopté au congrès libéral le 14 juin 4846 :
Le congrès libéral adopte :
« Art. 6. Les améliorations que réclame impérieusement la condition des classes ouvrières et indigentes. »
Quand notre opinion est arrivée au pouvoir, qu'a-t-elle inséré dans son programme du 12 août 1847 ?
« Animé, disait le ministère, d'un sentiment de justice distributive pour tous les intérêts et toutes les classes de la société, le cabinet croit que l'action et l'attention du gouvernement doivent particulièrement se porter sur le bien-être matériel et moral des classes nécessiteuses et laborieuses. »
Lors de la pose de la première pierre de la colonne du congrès, aux fêtes nationales, voici encore les belles paroles prononcées le 24 septembre 1850, par notre honorable président, M. Verhaegen.
« En ce moment de généreuse émotion où le pays tout entier (car les absents se seront joints à nous par la pensée) s'applaudit de consacrer au Congrès un monument dont nulle assemblée constituante n'a encore été honorée, il est un souvenir à rappeler et un engagement à prendre qui doivent surtout pénétrer les âmes : le dernier article de la Constitution déclare qu'il est nécessaire de régler dans le plus bref délai possible les matières qu'il indique. La plupart ont déjà été l'objet de travaux législatifs ou d'études préparatoires ; mais il reste encore des réformes à introduire, entre autres dans nos finances et spécialement dans notre système d'impôts. Efforçons-nous donc, sans plus de retard, afin de rester dans la voie du progrès intelligent et paisible, où nous ne pouvons que bénir les hommes de 1831 de nous avoir conduits, efforçons-nous en améliorant la nature et la répartition de nos charges publiques comme en bannissant le préjugé de nos dépenses, d'apporter de nouveaux moyens à l'émancipation intellectuelle et matérielle de nos frères malheureux. Nous tresserons ainsi, pour notre part, les plus belles couronnes civiques qu'on puisse attacher à la colonne qui va s'élever ici... »
Et enfin permettez-moi de vous rappeler les paroles non moins significatives sorties de la bouche éloquente de M. le ministre des finances lors de la discussion du projet de loi sur les successions.
« Non, disait l'honorable M. Frère, ces classes moyennes, celles qui gouvernent aujourd'hui, ont d'autres devoirs à remplir, elles comprennent autrement leur mission : elles ont à s'occuper du sort du plus grand nombre, du sort des classes laborieuses....
« L'heure est venue, et toute la politique est là, de s'occuper constamment, ardemment, avec cœur et âme, du sort des elasses laborieuses. »
« Et je répéterai avec le gouvernement, messieurs, que l'heure est venue de s'occuper constamment, ardemment, avec cœur et âme, du sort des classes laborieuses. ».
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - (page 1641) Nous avons écouté avec beaucoup d’intérpet le discours de l’honorable représentant de Malines. Nous regrettons que l'honorable membre se soit attaché à présenter la situation des classes laborieuses sous un jour entièrement sombre ; d'avoir extrait de l'enquête qui eut lieu eu 1843, des passages qui présentaient la situation des classes ouvrières dans des termes que nous considérons comme quelque peu exagérés.
Le gouvernement, à aucune époque, ne s'est montré indifférent à la situation des classes laborieuses.
C'est ce que démontre l'enquête même dont l'honorable préopinant à lu un grand nombre d'extraits.
Si le gouvernement s'était borné à faire constater la situation des classes inférieures, on pourrait comprendre jusqu'à certain point l'espèce de mise en demeure qu'adresse aux chambres et au gouvernement l'honorable représen'ant de Malines.
Mais peut-être eût-il été équitable et convenable de placer, à coté des tableaux si sombres qu'il nous a présentés, quelques-unes des mesures qui ont été prises par le gouvernement dans le but de remédier, autant qu'il était possible de le faire, à la situation qu'il signale.
Il y a, messieurs, dans les classes inférieures, des souffrances que personne de nous ne songe à contester ; il ne faut pas cependant exagérer en mal la situation de ces classes.
Nous croyons que le meilleur moyen d'exciter la sympathie, de provoquer les bonnes mesures en faveur des classes laborieuses, c'est d'écarter des tableaux que l'on trace du sort de ces classes, tout ce qui ressemble à de l'exagération. Il faut rester dans le vrai.
Eh bien, messieurs, nous croyons qu'il y a amélioration sensible dans la situation des classes ouvrières, que depuis 1830 notamment, ces améliorations sont incontestables, que d'année en année l'état général du pays s'améliore en ce qui concerne les classes inférieures.
L'administration, que l'on ne peut pas rendre seule responsable de l'état de la société, à qui on ne peut pas imposer le mandat spécial de prévenir tous les malheurs, tous les maux, toutes les maladies, l'administration s'est occupée avec persévérance, avec sympathie, d'un grand nombre de mesures qui toutes ont pour but l'amélioration matérielle et morale des classes inférieures.
Nous ne pensons pas, messieurs, qu'il existe un autre pays, où l'administration donne plus de soin à toutes ces questions, les examine avec plus d'attention, avec un plus vif désir de parvenir au bien.
Le gouvernement a même été, sous ce rapport, quelquefois accusé non pas seulement pour les opinions qu'il exprime, mais pour les actes qu'il pose en vue des classes inférieures. Ce n'est pas cependant à l'administration actuelle que l'on doit l'enquête volumineuse dont l'honorable préopinant vient de nous lire un si grand nombre d'extraits ; cette enquête a été faite en 1843. La situation des classes inférieures s'est améliorée, disons-nous, et doit nécessairement continuer à s'améliorer sous l'influence de l'action incessante de l'administration supérieure, des administrations communales, des administrations de bienfaisance ; mais les administrations supérieure et inférieure doivent pouvoir s'appuyer sur le concours des particuliers. Si l'on avait un conseil à donner à un grand nombre de ceux qui parlent beaucoup en faveur des classes ouvrières, ce serait de parler un peu moins et d'agir un peu plus. Si, parmi les philanthropes dont toute la philanthropie consiste à jeter la pierre à la société et au gouvernement ; si, parmi ces philanthropes, il s'en trouvait seulement cinq pour cent qui prêtassent la main aux efforts de l'administration, qui s'unissent dans leur ville, dans leur quartier, pour introduire successivement ces améliorations si désirables, il ne faudrait pas peut-être un grand nombre d'années pour modifier notablement l'état de choses actuel.
Messieurs, on ne l'ignore pas, beaucoup de mesures législatives et administratives ont été prises dans notre pays en faveur des classes laborieuses et souffrantes ; l'instruction primaire établie sur une large échelle, est distribuée gratuitement aux populations ; l'instruction professionnelle est fondée, non pas sur une échelle aussi vaste, mais elle peut encore s'étendre et elle s'étendra en faveur des classes ouvrières. Nous avons successivement créé par la loi des caisses de retraite, des caisses de secours ; nous avons, par la législation, tâché d'assurer aux classes ouvrières la vie à bon marché, les denrées alimentaires à bon compte. Nous avons proposé des adoucissements à la rigueur du Code pénal ; bientôt la chambre aura à délibérer sur le projet du gouvernement ; le rapport a été déposé il y a quelque temps.
Tous nos efforts tendent au plus grand bien-être des classes ouvrières ; mais, je le répète, ce soin ne doit pas reposer tout entier sur le gouvernement, il faut qu'il soit aidé et par les administrations provinciales et par les administrations communales et par les associations charitables et philanthropiques. Nous avons déjà concouru à répandre des mesures d'assainissement dans un grand nombre de localités ; sous ce rapport, le tableau qui nous a été présente et qui remonte déjà à près de dix années en arrière, n'est plus aujourd'hui aussi vrai qu'il a pu l'être lors de sa formation.
Un grand nombre de villes et de communes se sont occupées des mesures d'hygiène publique ; beaucoup de travaux ont été exécutés dans un grand nombre de localités pour assainir les quartiers habités par les classes inférieures.
On doit le reconnaître, là est le germe d’une grande amélioration, d’une grande réforme pour les classes inférieures, et les communes, encouragées par les conseils du gouvernement, par les subsides du gouvernement, font à l'heure qu'il est de louables efforts pour corriger ce qui sous ce rapport se présente comme défectueux dans un grand nombre de localité. Parmi les propositions qui vous sont faites, une somme de 600 mille fr. doit être affectée à des travaux d'assainissement ; nous aurions voulu pouvoir augmenter cette somme, mais ce n'est pas le dernier crédit qui sera demandé aux chambres.
Messieurs, je n'ai pu voir dans le discours de l'Imnorable représentant de Malines aucun reproche adressé à l'administration actuelle.
L'honorable préopinant a constaté très soigneusement le mal ; il a étalé les plaies de la société, mais il ne nous a pas indiqué les remèdes. Sous ce rapport, son travail est incomplet. Comme législateur, l'honorable membre ne doit pas seulement exposer à la chambre des faits qui sont d'ailleurs parfaitement connus, il faut encore qu'il indique les mesures à prendre pour porter des remèdes efficaces à ces maux qu'il nous dépeint sous des couleurs si sombres. Je ne fais pas un reproche à l'honorable préopinant, je crois que nous devons écouter avec une attention bienveillante les discours de l'honorable représentant qui a pris à tâche de s'occuper plus particulièrement du sort des classes laborieuses et pauvres.
C'est un beau rôle à jouer, mais pour qu'il soit joué avec un succès complet, il ne faut pas se borner à constater les faits douloureux, à représenter la situation fâcheuse des classes pauvres, il faut pousser plus loin ses études et indiquer à ses collègues, au gouvernement, les mesures à prendre et qui ne sont pas prises ; nous faisons de ces questions l'objet de toutes nos études ; nous ne recherchons pas, par un vain amour-propre, une vaine popularité ; mais nous pouvons dire que tous les membres du cabinet sont animés des sentiments les plus bienveillants à l'égard des classes pauvres et, sous ce rapport, notre programme n'a pas été stérile, car un grand nombre de mesures ont été prises, et des mesures nouvelles seront prises, à mesure que la possibilité de les réaliser nous sera démontrée.
Je crois que, dans l'intérêt même des classes ouvrières, il ne faut pas toujours les représenter sous cet aspect misérable. Ce n'est pas le découragement qu'il faut aller jeter parmi ces classes ; il y a des sentiments à y éveiller, le sentiment de leur dignité, le sentiment du point d'honneur. Par là vous les relèverez à leurs propres yeux, vous les encouragerez à faire aussi des efforts sur elles-mêmes pour sortir de cette situalion. Il ne faut pas leur laisser croire que tout doit leur venir d'en haut. Il faut qu'elles sachent qu'elles ont en elles-mêmes des moyens de sortir de cette position pénible.
Les classes inférieures en Belgique jouissent, comme tout le monde, des bienfaits d'une législation douce, d'une administration paternelle. Il est à la connaissance de chacun de nous que, depuis vingt ans, un grand nombre d'artisans se sont émancipés, se sont élevés à la classe de bourgeois ; des ouvriers d'un ordre inférieur se sont élevés à la classe d'artisans. Il y a évidemment dans le pays un mouvement remarquable dans les classes inférieures qui s'élèvent vers les classes supérieures. Voilà ce qui doit aussi êlre constaté.
Nous voyons dans la plupart de nos communes, des traces incontestables d'amélioration. Ce ne peut pas être en quelques années que vous changerez la face de la société, et ce n'est pas non plus par des paroles décourageantes que vous amènerez les classes inférieures à faire des efforts sur elles-mêmes pour arriver à une meilleure situation.
Ce qui doit encourager les classes dont on s'occupe aujourd'hui avec tant de zèle, ce qui doit les encourager particulièrement en Belgique, c'est qu'elles savent qu'elles n'ont point ailleurs de partisans plus zélés, plus sincères que dans le gouvernement même du pays, que dans les chambres.
Le discours de l'honorable préopinant a été écouté avec bienveillance, avec beaucoup d'attention. Il est des pays où de pareils discours, il faut le dire, exciteraient de grandes rumeurs. Mais ici, ces questions ne nous effrayent pas, elles sont examinées avec bonne foi, avec sympathie par toutes les opinions. Tout le monde est d'accord pour prendre toutes les mesures qu'indique l'expérience, en faveur des classes laborieuses.
Voilà aussi pourquoi les classes laborieuses de ce pays ne se laissent nullement tromper, ni entraîner par les déclamations que l'on pourrait produire en leur faveur. Les classes laborieuses sont informées chaque jour des intentions du gouvernement et des chambres. De bonnes mesures, des mesures efficaces sont prises tantôt pour améliorer leur sort matériel, tantôt pour améliorer leur état moral, tantôt pour relever leur position par des distinctions honorifiques. Elles sentent que le gouvernement et les chambres s'occupent beaucoup d'elles et, sous ce rapport, nous ne voyons pus que dans aucune localité, les classes laborieuses renferment dans leur sein aucun germe de danger pour le pays.
L'ordre public se repose aussi solidement, dans le pays, sur les classes laborieuses que sur les autres classes de la société, c'est là ce qui fait aussi la force du pays ; c'est aussi pourquoi des discours comme celui que nous venons d'entendre n'offrent pas les inconvénients et les dangers qu'ils pourraient avoir dans d'autres pays où les classes laborieuses ne feraient pas l'objet constant de la sollicitude du gouvernement et des chambres comme nous le voyons en Belgique.
(page 1642) J'engage pour ma part l'honorable repésentant de Malines à compléter les études auxquelles il se livre. Je l'engage, après avoir constaté (en tâchant toujours d'écarter ce qui serait de l'exagération) l'état réel des populatious, à rechercher les mesures à prendre pour purter remède au mal.
Voilà comment l'honorable représentant complétera son travail, et lui-même doit comprendre qu'il ne pourrait continuer à entretenir la chambre de faits qui suit parfaitement connus, qu'il ne pourrait continuer utilement à occuper la chambre de pareilles questions, si à la suite de ces discours il n'apportait pas, pour conclusions, l'indication des mesures nouvelles à prendre.
Sous ce rapport, je le répète, je ne puis que l'engager à compléter ses études.
Pour nous, sans que nous ayons besoin d'être stimulés, nous continuerons de marcher dans la voie où nous sommes entrés. Appuyés sur les chambres, nous nous occuperons d'améliorer moralement, matériellement le sort des classes inférieures. Nous considérons que la politique du gouvernement doit résider en très grande partie dans ces questions qui sont à l'ordre du jour de tous les pays. Nous continuerons avec d'autant plus d'ardeur que nous avons l'avantage de ne pas rencontrer d'opposition sur ces questions.
C'est un honneur pour toutes les opinions en Belgique, d'être d'accord pour examiner avec le désir de trouver une solution, toutes ces questions, qui ont le malheur, ailleurs, d'effrayer beaucoup trop les esprits.
Nous aurons encore, dans la loi qui sera prochainement discutée, une occasion de manifester nos tendances. Nous aurions voulu proposer de plus fortes sommes, mais nous avons dû nous renfermer dans certaines limites.
Cependant, dans les crédits demandés, qui profitera le plus des dépenses ? Les classes ouvrières. C'est par le travail que nous voulons surtout, avant tout, leur témoigner notre sympathie. Spécialement pour les classes inférieures, nous proposons un crédit d'un million pour construction d'écoles, de 600,000 fr. pour mesures d'assainissement ; enfin, nous proposons une certaine somme pour améliorer le régime de nos prisons, parce que, à côté de l'adoucissement des peines, nous voulons aussi modifier, si nous le pouvons, le système pénal lui-même.
L'honorable préopinaut a parlé de la mortalité croissante dans la population.
M. de Perceval. - J'ai constaté la mortalité.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je ne m'attendais pas à cette discussion ; je regrette d'avoir été pris en quelque sorte au dépourvu dans ma réponse ; mais j'ai ici un tableau relatif à la statistique du royaume ; j'y vois que la mortalité a été en diminuant et que notamment depuis dix années elle n'a jamais été aussi faible qu'en 1850. Le nombre des décès qui avait été en moyenne, dans la période décennale, de 104,050 n'a plus été pour 1850 que de 92,820, combiné avec l'augmentation de la population.
De même, le nombre des mariages qui, jusqu'à un certain point, est aussi un signe de prospérité, n'a jamais été plus élevé qu'en 1850. Dans la période décennale de 1841 à 1850, le nombre moyen des mariages a été de 28,965 ; il a été en 1850 de 33,734.
Voilà des chiffres qui peuvent répondre à une partie du discours de l'honorable préopinant.
Gardons-nous donc, messieurs, d'exagérer ; tâchons de voir la situation telle quelle est et ne cherchons pas à la rembrunir. Ce n'est pas le moyen, suivant moi, d'exciter les sympathies. Le meilleur moyen d'atteindre un résultat, c'est de présenter la situation dans toute sa vérité ; c'est aussi d'ajouter à la théorie la pratique ; c'est de ne pas effrayer certains esprits par le tableau de misères tellement exagérées que l'on désespère en quelque sorte du remède.
Si l'on en croyait certains esprits, l'état social serait tellement désespéré que tous les efforts humains ne pourraient pas le sortir de ses misères. Eh bien, si vous voulez apporter des remèdes, des remèdes efficaces, si vous voulez améliorer la société, et nous croyons qu'on y arrivera successivement, il faut présenter la société telle qu'elle est, montrer que ses maux ne sont pas tellement désespérés qu'il n'y ail absolument aucun effort humain qui puisse en triompher.
Recherchons donc avec sang-froid, avec modération, tous les moyens d’apporter les remèdes que la pratique nous indique. Et au lieu de constater seulement le mauvais état de la société, tâchons de constater à chaque occasion favorable, les améliorations successives qui sont introduites. De cette façon on encouragera toutes les administrations, on encouragera tous les hommes sincèrement voués au sort des classes malheureuses, on les encouragera à de nouveaux efforts. Au besoin, vous prêcherez d'exemple ; vous provoquerez dans vos localités des associations philanthropiques et vous viendrez faire connaître aux chambres les résultats que vous aurez obtenus. Il ne faut pas de grands efforts, il ne faut pas de grands capitaux, il suffit d'une bonne volonté persévérante pour faire un grand bien, pour opérer de grandes améliorations. Et alors, messieurs, lorsque ces orateurs auxquels je conseille de suivre cette voie, se rendront compte à eux-mêmes ou rendront compte à leurs collègues des résultats qu'ils auront obtenus, du bien qu'ils auront fait, je suis convaincu que leur conscience sera plus tranquille et plus sereine qu'après avoir étalé et mis à nu, sans aucune espèce de réserve, les plaies de la société.
M. Orts. - Je ne voudrais pas que la chambre restât sous l'impression d’une partie du discours de l'honorable M. de Perceval, dont je loue les courageux efforts en faveur des classes laborieuses.
Dans le discours de l'honorable membre, un mot m'a péniblement touché. Il a semblé croire que la ville de Bruxelles se distinguait entra toutes par le peu de souci et de soin que son administration prenait pour venir en aide aux classes inférieures, aux classes souffrantes, à tous les maux qu'il a étalés devant vous. Il a dit que les monuments mêmes qui s'élevaient dans cette capitale ne servaient à rien aux pauvres, mais qu'ils étaient faits en grande partie avec les deniers du pauvre. Il a cité comme exemples les galeries Saint-Hubert, monument pour lequel la ville a garanti un minimum d'intérêt qui est couvert par l'octroi.
Je dis que l'exemple esl mal choisi aussi bien que la thèse à l'appui de laquelle il venait. Les galeries Saint-Hubert n'ont pas coûté un sou à la ville. La garantie d'un minimum d'intérêt a été une pure garantie de droit ; elle n'a jamais abouti à une dépense quelconque. Loin donc que le pauvre ait payé quelque chose pour ce monument, il y trouve une promenade utile et agréable dans les journées d'hiver, pendant lesquelles il lui est si difficile de trouver la lumière et la chaleur.
L'honorable membre a donc été injuste envers la ville de Bruxelles et envers son administration. Je lui en citerai une autre preuve. Dans la dernière séance du conseil communal, avant-hier, parmi les objets à l'ordre du jour, il se trouvait trois projets importants qui avaient pour but de venir en aide à la classe ouvrière : un projet de bains et de lavoirs pour les ouvriers ; un projet de nouvelle école, alors que la ville de Bruxelles se distingue déjà par le nombre et l'importance de ses écoles et ses crèches pour les enfants pauvres. A côté de cela l'on voit figurer le projet d'une cité ouvrière dans l'intérieur de la ville de Bruxelles.
La ville de Bruxelles s'occupe activement de l'amélioration morale et matérielle des classes ouvrières. Depuis trois ans, depuis que l'homme auquel on a fait une trop transparente allusion en parlant des principes du laisser-faire laisscr-passer, depuis que ce magistrat est à la tête de l'administration, cette administration s'est toujours attachée autant que les circonstances le permettaient à diminuer, parmi les charges publiques, celles qui pèsent particulièrement sur la population pauvre. L'octroi sur les denrées alimentaires a élé graduellement réduit.
Je désire que l'octroi disparaisse tout entier et j'appuierai tous les efforts qui seront faits dans ce sens. Mais je dois dire à l'honorable membre que la première pétition partie du sein d'un conseil communal pour demander la suppression des octrois est émanée du conseil communal de Bruxelles. Et le conseil communal de Bruxelles, alors, a fait ce que l'honorable membre a négligé de faire aujourd'hui ; il a indiqué les moyens pratiques d'arriver à la réforme qu'il réclamait.
M. de Perceval. - Est-ce qu'il est toujours de la même opinion ?
M. Orts. - Précisément de la même opinion. Et si le moyen qu'il a proposé venait à être admis par la législature, le conseil communal bénirait le jour où une pareille réforme serait adoptée sur son initiative. Ce ferait son éternel honneur.
L'honorable membre a parlé des habitations insalubres ; sous ce rapport la ville de Bruxelles encore a donné un noble exemple. La première elle a eu le courage de faire un règlement qui lui donnait le droit très contesté de faire fermer d'autorité les logements indignes des travailleurs qu'ils abritent, et ce règlement elle l'a fermement exécuté.
L’administration n'a pas craint d'engager, à cette occasion, sa responsabilité personnelle dans des poursuites judiciaires qui ont été portées jusqu'au plus haut degré de juridiction. Beaucoup de choses restent à faire. Toutefois la situation de la capitale s'est considérablement améliorée sous le rapport de la voirie et de la salubrité des habitations destinées à la classe ouvrière.
L'honorable membre ne connaît probablement pas la ville de Bruxelles depuis aussi longtemps que je la connais. S'il avait vu cette capitale il y a vingt ans, dix ans, je pourrais lui faire comparer avec satisfaction la situation actuelle avec la situation ancienne. Dans les quartiers pauvres et populeux, beaucoup de rues sont aujourd'hui plus claires, plus saines, plus propres. Des contrats sérieux ont été faits avec les entrepreneurs de l'éclairage et de la ferme des boues, pour garantir la lumière et le nettoiement aux plus petites ruelles. La police tient journellement la main à l'exécution rigoureuse de ces contrats. Des procès-verbaux nombreux sont là pour le prouver au besoin.
Lorsque l'épidémie dont on a parlé est venue désoler la Belgique, chacun a signalé les nobles efforts de la ville de Bruxelles pour diminuer les ravages de ce fléau parmi les classes les plus exposées. Personne n'ignore, personne n'a le droit d'oublier ce qui a été fait alors pour l'assainissement des habitations de la classe ouvrière. Nos comités de charité les ont visitées rue par rue, faisant blanchir les chambres, ouvrant les fenêtres, appelant autour du pauvre l'air, la lumière et la santé, prenant avec un zèle infatigable toutes les mesures qui pouvaient continuer à la salubrité publique. Aussi la ville de Bruxelles peut s'enorgueillir à ces souvenirs, car elle est une de celles où la population pauvre a le moins souffert de l'épidémie qui a si cruellement sevi sur la Belgique entière.
Je ne veux pas prolonger cette discussion ; je ne voulais faire qu'une rectification.
(page 1643) L’honorable membre poursuit un but louable ; je lui prêterai en toutes circonstances mon appui pour l'atteindre, mais je lui demande, à mon tour, d'être juste et modéré dans ses réclamations ; son bon droit n'en sera que plus évident.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai l'honneur de déposer : 1° un projet de loi qui autorise le visa pour timbre, l'enregistrement et la transcription sans pénalité des actes sous seing privé, translatifs ou déclaratifs de droits réels immobiliers ; 2° un projet de loi relatif au droit de transcription des actes de partage, licitations, etc.
Je demande le renvoi de ces projets à la commission qui a été chargée de la révision de la législation hypothécaire ; ils sont la conséquence des dispositions qui ont été adoptées et devront être publiées avant la loi sur le régime hypothécaire.
- Le renvoi proposé par M. le ministre est ordonné.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai également l'honneur de déposer un projet de loi pour le règlement définitif du compte de 1846.
- Ce projet est renvoyé à la commission des finances. Les trois projets de lois seront imprimés et distribués.
La séance est levée à 5 heures.