(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1850-1851)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1465) M. A. Vandenpeereboom fait l'appel nominal à 2 heures et un quart.
- La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« La société de rhétorique de Ninove demande l'exemption de tout droit pour les livres envoyés de la Hollande en Belgique et réciproquement. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« L'administration communale de Frasnes-lez-Buissenal demande la continuation des travaux de la route d'Ath à Frasnes »
- Sur la proposition de M. Delescluze, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
« Le sieur Pierre Vieggen prie la chambre de statuer sur sa demande de naturalisation. »
- Renvoi à la commission des naturalisations.
« Plusieurs propriétaires et locataires à Anvers demandent une loi qui interdise aux administrations communales d'imposer les engrais nécessaires à l'agriculture. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. le ministre de la justice transmet à la chambre, avec les renseignements y relatifs, deux demandes de grande naturalisation et neuf demandes de petite naturalisation.
- Renvoi à la commission des naturalisations.
M. Lelièvre, au nom de la commission spéciale qui a examiné le projet de révision du régime hypothécaire, dépose le rapport sur les amendements introduits par le sénat dans ce projet de loi.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport, et, sur la proposition de M. Lelièvre, met la discussion de ces amendements à l'ordre du jour après la discussion du projet de loi sur les droits de succession.
M. Deliége, au nom de la section centrale qui a examiné le projet de loi sur les droits de succession, dépose le rapport sur les amendements présentés à ce projet de loi.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de ce rapport.
M. Delehaye remplace M. Verhaegen au fauteuil.
M. Delehaye. - La discussion est ouverte sur l'ensemble des articles qui font l'objet du dernier rapport de la section centrale.
La parole est à M. de Liedekerke, inscrit contre.
(page 1471) M. de Liedekerke. - Nous avons discuté pendant de longues séances la situation financière du pays. Je n'y reviendrai pas ; je ne scruterai pas les tableaux qu'on nous a présentés : je n'examinerai pas s'ils ont été parfois trop riants ou trop sombres. De leur consciencieuse appréciation, il est résulté pour moi la conviction que la situation financière, loin d'être alarmante, est plutôt satisfaisante, et qu'avec un peu de modération et de bonne volonté réciproque, il serait facile de lui rendre son essor et toute son élasticité.
Aujourd'hui, je le reconnais avec M. le ministre des finances, nous touchons à une tâche à la fois ingrate et difficile.
En effet, messieurs, sous tous les régimes, dans toutes les circonstances et sous tous les gouvernements, la question des impôts est une des plus graves qui puissent s'agiter.
Aussi appartient-il à un gouvernement prudent et réfléchi de consulter en une matière si compliquée l'expérience, de bien interroger les mœurs, les traditions, les habitudes, je dirai le tempérament d'un pays, et de heurter le moins possible ses antipathies. On a dit, messieurs, que tous les impôts étaient impopulaires. Cela peut être vrai ; mais ce n'est pas là un argument qui suffît pour absoudre du reproche de présenter et d'insister pour celui de tous qui est le plus impopulaire.
Ceci m'amène à vous dire combien je regrette, au point de vue de l'entente et de l'harmonie des différents pouvoirs publics, dans l'intérêt du gouvernement, dans celui de la satisfaction et du contentement de l'opinion publique, combien je déplore l'insistance du gouvernement pour ce fatal et malhabile impôt.
M. le ministre de l'intérieur consacrait, il y a peu de jours, toutes les ressources de sa dialectique, toutes les fleurs de son éloquence à un thème favori chez lui, celui de l'homogénéité.
Il adressait à la sensibilité de tous ses partisans politiques une homélie qui aurait pu être plus touchante si elle était moins souvent renouvelée. Il leur demandait, au prix de l'abjuration de toutes leurs pensées, de tous leurs sentiments, de leurs opinions d'autrefois, de se rallier autour du ministère et de cimenter son existence.
Quel est donc ce système de l'homogénéité si souvent préconisé par M. le ministre de l'intérieur, et qu'il ne rappelle sans doute que parce qu'il est souvent mis en péril ?
Il y a peu de mois, lorsqu'il s'agissait du plus important de nos budgets, d'un budget qui importe à la dignité du pays, à sa sécurité, à ses relations européennes, au principe même de sa nationalité, M. le ministre de l'intérieur et le ministère tout entier, au nom de cette même homogénéité, désertait, ou, si le mot vous paraît trop fort, modifiait profondément, complètement tous ses actes antérieurs, tous les faits politiques posés par lui ; toutes ses paroles, tous ses discours. Oui, messieurs, il abandonnait ceux de ses partisans politiques, ceux des autres membres de la chambre qui jusqu'alors avaient professé la même opinion que lui ; pour aller vers ceux qu'il avait combattus pendant plusieurs années, avec une énergique persistance.
Tout cela s'accomplissait au nom de cette homogénéité.
Peu de mois cependant s'étaient écoulés, et déjà cette homogénéité s'était brisée, rompue. Son faisceau, si laborieusement soudé, se décomposait comme par enchantement.
Et aujourd'hui, que vient-on vous proposer, que vient-on vous demander ? D'ériger ce précédent en exemple ; on convie la chambre, le parlement tout entier à le suivre.
Car enfin, messieurs, le projet de loi sur lequel vous avez à délibérer aujourd'hui, voici deux ans et demi qu'il sommeille, et d'un sommeil si profond, qu'il ressemble à une léthargie mortelle. Il n'y a que peu de jours, il y a du moins peu de semaines, comme si cela ne suffisait pas encore, M. le ministre des finances lui-même venait ici nous notifier son acte de décès. Il venait dissoudre, décomposer et envoyer aux limbes son projet. Oui, il le retirait devant l'opinion non équivoque de cette chambre, lui-même se chargeait de le proclamer, devant l'opinion plus invincible encore du sénat.
Il le relirait en disant qu'en présence de la situation des esprits, de l'opinion bien avérée de la grande majorité de cette chambre, il n'avait aucun espoir de faire triompher son projet ; et aujourd'hui, quelques jours, à peine quelques semaines se sont écoulées, et on vient vous proposer, à vous, aux mêmes hommes, au même parlement, aux mêmes convictions, on vient vous proposer identiquement le même projet. Eh bien, je le demande à tout homme de bonne foi, j'interroge vos consciences : qui donc ici devra se donner tort pour vous donner raison? Qui devra supporter les conditions de votre résurrection, les frais de votre triomphe, de votre restauration ministérielle ? Qui ? Le parlement ! Au prix de quoi ? Au prix de sa dignité.
Eh bien, je dis que c'est là un jeu fatal, dont le résultat sera profondément regrettable et douloureux pour tout ami sincère de son pays. Oui, c'est un jeu fatal où la puissance gouvernementale du pouvoir périra, où la dignité, où la moralité, où l'influence souveraine du parlement s'éclipseront. Vous pourrez, sans doute, remporter un succès flatteur pour votre amour-propre, un triomphe qui encensera votre orgueil, c'est possible. Mais ce triomphe sera déplorable pour le pays, pour le parlement, pour vous-mêmes, car il n'aura, soyez-en sûrs, pour vous-mêmes qu'un triste et impuissant lendemain.
Messieurs, la fermeté et la constance sont, sans doute, des qualités louables chez les hommes publics ; elles le sont quand il s'agit de faire triompher ces mesures, ces importantes réformess, qui réalisent de grands progrès, de grands bienfaits pour les nations et qui aidant puissamment au mouvement de la civilisation.
J'ai compris, par exemple, que pendant quarante ans de sa noble vie, lord Grey ait poursuivi la réforme parlementaire ; j'ai compris que Wilberforce ait lutté avec non moins de persévérance pour effacer du code européen la traite des nègres. Mais ici, de quoi s'agit-il ? Il s'agit d'une mesure isolée, car c'est en vain que nous avons demandé à M. le ministre des finances de nous saisir de l'ensemble de ses projets ; il s'agit d'une mesure isolée, mais d'une mesure qui heurte profondément les mœurs, les traditions du pays ; d'une mesure qui éveille ses plus justes susceptibilités ; d'une loi importée par la conquête française, disparue avec elle, et que le génie fiscal du gouvernement hollandais n'avait point osé rétablir.
Eh bien, je le dis, il y a une audacieuse témérité à se mettre ainsi au-dessus des plus graves considérations, à ne tenir aucun compte des opinions consciencieuses, à répudier, pour ainsi dire à plaisir, pour un succès éphémère, tous les éléments d'entente qui nous auraient permis, en face de si grands périls, en face des éventualités de l'avenir, de leur opposer l'imposante barrière de notre union.
Messieurs, je ne rentrerai pas dans le débat théorique qui a si longtemps occupé l'assemblée, il y a deux ans et demi ; qu'il me soit seulement permis de vous dire que, dans ma conviction sincère et profonde, les successions en ligne directe ne sauraient être légitimement frappées d'un droit.
Les successions ab intestat en ligne directe, au sein des familles, du père ou de la mère aux enfants, sont de droit naturel. Ce sont les sueurs, c'est le travail de l'homme, de sa famille, qui féconde la terre et qui l'élève à l'état de propriété. La loi civile régit, consacre, conserve la propriété, mais la propriété elle-même est antérieure aux lois civiles ; elle n'est pas leur résultat ; elle n'est pas en un mot d'institution civile, mais d'institution naturelle.
Pouvez-vous vous figurer un instant la propriété sans la succession et la transmission des biens ? Non, car elle en est le complément naturel. De même qu'au point de vue moral, les traditions des familles, l'affection qui lie les parents aux enfants sont le fondement de la civilisation et les progrès de l'humanité, de même, au point de vue matériel, la transmission et la succession des biens forment l'anneau, le lien matériel qui perpétue et qui conserve la société. Telles sont les règles simples et touchantes auxquelles applaudissent les instincts du cœur et que consacre la grande voix de la nature ; telles sont les assises, les bases solides et fermes de toute société. Les contester, les ébrécher, c'est, croyez-le bien, confier le fondement même de la société aux hésitations, aux variantes et aux capricieuses contradictions des législateurs humains.
Daignez-vous souvenir, messieurs, que tout est contesté et discuté aujourd'hui ; que les bases mêmes de la société sont mises à nu. Des utopistes fameux, des théoriciens sacrilèges ont dit que la propriété n'était qu'un fait civil ; qu'étant un fait civil, uniquement créé, érigé par les lois, il appartenait aux législateurs humains de leur faire subir toutes les modifications qui pouvaient leur convenir.
Eh bien, messieurs, prenez garde qu'en entamant ce qu'il y a eu de sacré jusqu'à présent d'intangible pour la loi dans les successions ; prenez garde qu'en entamant la transmission en ligne directe des biens, vous n'établissiez un précédent dont vous auriez à vous repentir plus tard et dont pourront s'applaudir les sectaires impies auxquels je viens de faire allusion.
Quoi qu'en ait pu dire le rapport de l'honorable M. Le Hon, vous allez admettre pour la première fois au foyer paternel, inviolable jusqu'à ce jour, et où pouvait se réfugier l'âme de la famille, vous allez y admettre le fisc ; il y pénétrera au moment où la famille attristée et affaibli par la division des biens et la mort de son chef voit sa situation amoindrie ; le fisc scrutera d'un avide regard l'état des fortunes, et il le devra pour contrôler la vérité des déclarations, pour établir l'exactitude et la sincérité du droit. C'est là une fatale innovation !
Messieurs, ce que je viens surtout combattre, l'ordre d'idées dans lequel je vous prie de vouloir bien me suivre quelques moments, c'est le système d'impôts de M. le ministre des finances, système injuste et exclusif. Car il ne faut pas croire que tout soit dit, qu'on ait atteint un résultat satisfaisant quand on est parvenu à grouper quelques chiffres et à élever le niveau du revenu. C'est là, sans doute, une opération fort simple, mais qui, semblable aux opérations les plus simples en chirurgie, qui, mal conduites, amènent la mort, peut aussi, en matière de finances, n'être pas moins funestes.
Je m'empresse de reconnaître que M. le ministre des finances possède au suprême degré la vivacité de l'opérateur, mais je lui en conteste la prudence et la science.
L'honorable M. Lebeau disait, il y a quelques mois, que M. le ministre des finances n'avait pas le génie de l'impôt. Je n'amoindrirai pas une assertion qui dans la bouche de l'honorable députe de Huy ne saurait être suspecte. J'y fais une seule exception et je dis qu'il a le génie de l'impôt direct et de celui qui frappe la propriété immobilière.
Quelle est la nature et la portée de l'impôt qu'on propose? Ce n'est au fond qu'une aggravation de l'impôt immobilier, de l'impôt foncier. Parlerai-je de l'amendement proposé par M. le ministre des finances? Quelle est la signification vraiment singulière et puérile à la fois de cet amendement ? C'est que ceux qui n'ont que de l'actif payeront un quart (page 1472) de moins que ceux qui ont du passif. Voilà sa portée nettement formulée.
Qu'avez-vous constamment prétendu dans cette enceinte? C'est que les successions mobilières échappaient au droit de succession ; c'est que le fisc ne pouvait que difficilement les atteindre. Ce sont là vos aveux ; ils ont été top constants, trop positifs pour que vous puissiez les nier ou rejeter leurs conséquences. Qu’en résultera-t-il ? Que l’impôt nouveau en ligne directe n’atteindra pas davantage les successions mobilières, ne frappera que les successions immobilières, c’est-à-dire que dans la ligne directe comme dans la ligne collatérale, les successions mobilières échapperont à l’impôt.
J'invoque ici tous vos précédents et j'ajouterai pour les fortifier que quand on a discutait la loi sur les droits de succession dans l'assemblée constituante de France, car remarquez que toutes ces lois contre les successions, contre la propriété, ont une sorte d'odeur révolutionnaire, quand, dis-je, on a discuté dans l'assemblée constituante la loi qui tendait à aggraver le droit de succession sur les meubles et les immeubles en ligne directe, l'assemblée repoussa la partie de la loi qui devait frapper la succession des immeubles.
M. de Parieu fit observer alors que si on ne voulait frapper que les meubles, la loi n'aurait aucune efficacité, que ses résultats seraient nuls pour le trésor, et la commission retira sa loi. Voilà la justice de vos combinaisons !
On a beaucoup parlé de l'Angleterre. On cite toujours l'Angleterre.
En Angleterre, la loi date de 1796 ; elle fut proposée sur les meubles et sur les immeubles ; on admit le droit de succession relativement aux meubles ; on le repoussa quant aux immeubles à cause du caractère du principe éminemment conservateur que l'Angleterre attribue au sol, afin de ne point atteindre la stabilité et la sécurité des substitutions, et de n'affaiblir en rien la concentration des forces productives de la terre. Tels furent les motifs de ceux qui n'admirent l'impôt que pour les meubles.
Le droit sur les successions immobilières rencontra la plus grande opposition. Et le ministre de cette époque-là, homme assez souverain dans sa puissance, et d'un talent assez éminent pour demander au parlement de la déférence pour ses mesures financières dictées par les besoins des grandes guerres continentales, William Pitt retira la partie de la loi qui concernait les successions immobilières.
Je vous rappellerai aussi les avantages de la propriété immobilière en Angleterre : dans ce pays, il n'y a point de droit d'enregistrement, ni de droit de mutation. L'impôt foncier, en Angleterre, n'a pas été augmenté depuis cent cinquante ans ; il a été réduit à la somme de 25 millions. Tels sont les avantages dont jouit la terre en Angleterre, et cependant lorsqu'à une époque de nécessité, de grands besoins, on a voulu frapper la propriété immobilière, le parlement n'y a pas donné son consentement.
On parle de l'Allemagne, l'on cite l'Autriche, on invoque ces pays comme des exemples. D'abord , messieurs , permettez-moi de vous le dire, il n'est point de genre de discussion plus dangereux ni plus perfide que celui qui isole une loi, qui la sépare d'un ensemble de législation qu'on ne peut ainsi suffisamment apprécier. Les droits sur les successions immobilières dans presque toute l'Allemagne, ne sont point des droits qui viennent frapper la terre comme le fait l'impôt de succession ; ce sont des espèces de droits régaliens, ce sont des droits payés aux souverains pour la souveraineté exercée par les propriétaires ou en échange de la souveraineté qu'ils leur ont restitué. Voilà la vérité au sujet du droit de succession en Allemagne, vous voyez ce que vaut l'exemple.
On cite encore la France. Je ne sais si l'origine même de la loi que nous discutons maintenant (car elle vient de la France), j'ignore si cette origine parlerait bien haut en sa faveur. En effet, elle date de 1790 et vous savez que, pour toutes les lois, mais surtout pour les lois financières, cette époque est un souvenir assez fâcheux, et cependant le droit établi en ces jours de réaction et de fanatisme politique était beaucoup moins élevé que celui qu'on nous propose. Mais, après tout, pourquoi tant s'étonner que M. le ministre des finances veuille aggraver l'impôt immobilier ? C'est là sa pensée constante, sa préoccupation persistante. Je ne dis pas que ce soit le complot d'un esprit hostile à la propriété immobilière, je suis loin de le dire ; mais c'est une erreur, une illusion d'un esprit égaré et trompé.
Il y a dix mois, lorsque nous discutions ici la grande loi des céréales, dans la séance du 29 janvier 1850, M. le ministre des finances répondait à l'honorable M. Tesch, qui à cette époque-là combattait et rivalisait d'ardeur avec nous dans son opposition contre le gouvernement, l'honorable député d'Arlon qui à cette époque aussi improuvait et combattait.,.. Mais non. je m'arrête ; je ne préjugerai rien. Je pense que, dans le courant de ce débat, l'honorable ministre de la justice prendra la parole et qu'il nous parlera avec sa franchise et sa netteté habituelle des sympathies qu'il avait naguère pour la loi de succession, de celle qu'il professe pour la disposition que nous discutons maintenant.
« La propriété foncière (disait à cette époque le ministre des finances, répondant à l'honorable M. Tesch), a doublé, quadruplé de valeur depuis 1790. Fera-t-on quelque difficulté de reconnaître ce fait. Quel était l'impôt foncier en 1797 ? Voilà la question. Il était de 20 millions et 15 millions additionnels. Il est aujourd'hui de 15,500,000 francs et 18 additionnels. Il serait de 16,104,000 francs avec la partie cédée. En 1805 nous avions 10,500,000 francs et 28 additionnels. »
Veuillez remarquer, messieurs, qu'ici déjà il y avait une certaine amélioration parce que le gouvernement était plus régulier. « A aucune époque, ajoutait le ministre, l'impôt foncier n'a été moins élevé qu’il n'est depuis ces dernières années en Belgique. Ces renseignements dispenseront désormais de parler des charges accablantes de la propriété foncière en Belgique. »
Messieurs, ce conseil de silence, je me permettrai de ne pas le suivre, et de contester les assertions de M. le ministre des finances. Ces chiffres ont sans doute quelque chose d'extrêmement séduisant. Mais je vous prie de vouloir bien vous souvenir de la différence entre ces dates de 1797 et 1850. 1797 était une époque de confusion, d'anarchie, de guerre, de conquête ; où le pays était soumis à un gouvernement étranger et despotique. 1850 succède à plus de 30 années de paix : 1850 est une année de tranquillité et de prospérité, pour notre pays du moins.
Et vous voulez comparer des époques si différentes, et en tirer des conclusions qui aient quelque vérité !
Mais autant vaudrait pour ceux qui voudraient critiquer la loi de recrutement, citer les années 1813 et 1814 où l'on traquait, en France, les hommes pour en faire des soldats.
Quand on cite cette date de 1797, on oublie qu'alors il n'y avait pas d'autre impôt connu, pratiqué que l'impôt foncier, que c'est l'empereur qui a rétabli successivement les impôts indirects, qu'alors on demandait tout à la terre, toujours exposée la première aux vexations de l'anarchie.
L'honorable ministre des finances a dit que la terre avait doublé, triplé, quadruplé de valeur. Quand il s'agit de la terre, la multiplication est l'une des figures favorites de M. le ministre des finances. Eh bien, a-t-on jamais fait cette distinction ? C'est que si, par la concurrence, la division, les ventes incessantes, les changements perpétuels accompagnés des droits les plus durs d'enregistrement et de mutation, le capital de la terre va en augmentant, ce qui diminue d'autre part, c'est l'intérêt, le revenu de la terre.
Les charges énormes qui l'accablent affaiblissent tellement son revenu, que depuis longtemps déjà elle doit, pour les acquitter, toucher à son capital. Chaque nouvel impôt ne peut donc qu'aggraver une situation contraire à toutes les règles d'une saine économie, et au bout de laquelle se trouve une ruine assurée.
Messieurs, il y a dans la société des faits nouveaux, des modifications profondes dont il faudrait tenir compte et au-dessus desquelles on se place sans cesse.
Vous voulez constamment peser sur l'impôt direct, impôt qui atteint surtout les valeurs immobilières et le foncier ; et vous oubliez que l'impôt direct est surtout l'impôt des sociétés primitives, peu civilisées ou médiocres en richesses ; tandis que l'impôt indirect est l'impôt des sociétés riches, ayant fait de grands progrès, ayant réalisé une situation prospère et florissante. Vous oubliez ou vous méconnaissez que l'impôt direct frappe constamment le même genre de fortune, la même branche du revenu public, tandis que les impôts indirects les atteignent toutes dans une équitable mesure.
Vous oubliez que l'impôt direct est pour ainsi dire inconnu dans ces grands pays que l'on cite comme des modèles de prospérité et de législation économique, tandis que l'impôt indirect y est pratiqué sur la plus large échelle.
Oui, messieurs, l'impôt direct est pour ainsi dire étranger à l'Amérique. L'impôt d'enregistrement, l'impôt foncier n'y existent point.
En Angleterre, je vous le disais tantôt, les impôts de mutation et d'enregistrement sont inconnus.
Et quel est donc le phénomène des temps modernes, phénomène qui est commun à tous les pays ? C'est l'accroissement prodigieux des richesses mobilières, manufacturières et industrielles ; c'est le développement étonnant du capital et du travail.
Eh bien, messieurs, quand je consulte les actes posés par le ministère depuis son avènement, quand je sonde leur portée économique, que vois-je? C'est qu'il a usé d'une condescendance qui va jusqu'à la faiblesse pour tous les intérêts nouveaux. C'est qu'il n'a eu que de l'indifférence et je veux me servir d'un terme modéré, c'est qu'il n'a eu que de l'indifférence déguisée, je lui rends cet hommage, sous des phrases souvent retentissantes, pour les intérêts de la propriété immobilière et, parmi ceux-là, avant tout, pour l'intérêt agricole.
Examinons les mesures que vous avez prises, les dégrèvements que vous avez proposés et fait accepter par le parlement. D'abord vous avez affranchi, et c'est là une mesure que vous avez prisée et vantée bien haut, vous avez affranchi 60,000 patentables. Etaient-ce des industriels agricoles? Non, messieurs, c'étaient surtout des industriels citadins auxquels la patente n'enlevait qu'un pour cent du revenu de leur travail, tandis que vous maintenez, que vous aggravez les 10 p. c. qui frappent le revenu de l'ouvrier agricole. J'emprunte ce renseignement à la publication fort remarquable d'un publiciste, dont j'ai trouvé la brochure à mon retour à Bruxelles, et que je recommande à la lecture de mes honorables collègues. C'est celle de M. Godin sur l'impôt.
Vous avez diminué les tarifs et les péages du chemin de fer, toujours au point de vue de la restauration financière. Eh bien, je veux bien reconnaître qu'il peut en rejaillir quelque bien-être, mais un bien-être fort faible pour la plupart des populations ou des intérêts agricoles, mais le grand bienfait de cette diminution, à qui s'est-il adressé ? Surtout à l'intérêt industriel, à l'intérêt commercial et manufacturier.
Vous avez réduit la taxe des lettres. Dira-t-on que ce ne sont pas les grands centres commerciaux et industriels qui en retirent le profit le plus permanent?
Vous avez réduit le timbre des journaux. Croyez-vous que beaucoup (page 1573) d'ouvriers agricoles ou que beaucoup de fermiers bénissent le résultat de la réduction du timbre des journaux?
Vous avez, vous ministres libre échangistes, vous qui vous êtes posés comme les prophètes et comme les propagateurs de cette idée, incomprise de presque le monde entier, vous avez non pas seulement combattu les primes qui existaient autrefois et qui avaient été établies dans des circonstances douloureuses et pénibles, vous en avez fondé de nouvelles.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Pas une !
M. de Liedekerke. - Je serais heureux que M. le ministre des finances, quand il prendra la parole dans cette discussion, voulût bien prouver cette dénégation si formelle, dénégation d'ailleurs pour laquelle, surtout à rencontre des assertions de ses adversaires, il a une incomparable facilité.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Citez-en une.
M. de Liedekerke. - Vous avez, il est vrai, accordé à l'agriculture une prime ; seulement c'était une prime à rebours qui protégeait sur le marché national les céréales étrangères.
Direz-vous que la mesure de la libre entrée des céréales n'a pas été prise dans l'intérêt des grands centres industriels, des cités populeuses, des cités manufacturières? Pourriez-vous le soutenir ? Si on contestait cette assertion, je puiserais la plus éloquente réponse dans le discours que prononçait à cette époque, avec nous, dans le même sens que nous, l'honorable ministre de la justice.
Ainsi, messieurs, les faveurs, les encouragements, ont toujours été pour ces intérêts nouveaux. Est-ce à dire que je le blâme? Est-ce à dire que je le critique ou que je le regrette? Non, messieurs, mais ce que j'aurais voulu, c'est qu'il n'y eût pas une exception désolante pour un intérêt aussi éminent, aussi grand, aussi intéressant que celui du sol et de l'agriculture.
Mais, messieurs, examinons quelques chiffres.
Le revenu de la propriété immobilière en Belgique s'élève, d'après les chiffre officiels, à 158,217,000 fr. C'est là un chiffre officiel, non pas le chiffre des registres du cadastre, mais la moyenne qui a été prise par le gouvernement entre la valeur cadastrale et la valeur vénale de la terre depuis 10 ans. Ainsi 158,217,000 francs.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Le chiffre cadastral.
M. de Liedekerke. - J'ai l'honneur de vous répéter que le chiffre de 158,217,000 fr. est emprunté à vos documents officiels et qu'il a été établi non pas d'après la valeur cadastrale unique des terres et des propriétés bâties, mais d'après une moyenne établie entre la valeur vénale et cadastrale pendant un espace de 10 ans. Je ne puis faire mieux que de rapporter les termes exprès de vos documents officiels. Voulez-vous les contester?
Ce n'est donc pas la valeur cadastrale, c'est une moyenne entre la valeur vénale et la valeur cadastrale.
Eh bien, quelle est la part de la propriété immobilière dans votre budget des voies et moyens? Toujours d'après vos chiffres, elle s'élève à 33,700,000 fr. A ce chiffre de 33,700,000 fr. il faut ajouter un chiffre que l'honorable ministre des finances, dans son projet de budget des voies et moyens, omettait ; c'est un chiffre de 2,500,000 à 3,000,000 de fr. d'impôts communaux et provinciaux ; il faut sans doute les rattacher pour la plus grande partie aux charges qui pèsent sur la propriété immobilière.
Le restant du revenu des impôts est de 52,893,000. Mais voici l'observation et la distinction qu'il faut faire : c'est que la propriété immobilière, la propriété foncière supporte seule toutes les charges que je viens d'énumérer ; mais, outre qu'elle les supporte seule, elle prend sa part de tous les autres impôts, des impôts indirects. L'industriel, l'ouvrier agricole prend sa part dans la contribution personnelle, dans les droits qui protègent les tissus de coton, les tissus de laine, dans ceux qui pèsent sur les bières, sur les vins, sur les genièvres, sur les eaux-de-vie. Ainsi, d'un côté, il est frappé de l'impôt qui pèse exclusivement sur lui, et d'un autre côté, il prend une large part aux impôts qui lui sont communs avec les autres contribuables.
Je sais bien qu'on répond à cela : Les charges qui pèsent sur la propriété foncière, l'industriel agricole peut les retrouver sur le prix de vente de ses produits, sur celui des céréales ; sans doute, messieurs, il le pourrait s'il avait sur le marché national les mêmes garanties et la même protection qu'ont les autres industries ; mais cette protection, il ne l'a pas ; la concurrence, il ne peut point la supporter, il faut qu'il y succombe. Et en voulez-vous une preuve, messieurs, une preuve incroyable ? Voici, d'après les chiffres officiels du gouvernement, les quantités de céréales qui sont entrées dans le pays depuis 5 mois :
Le froment importé depuis 5 mois s'élève à 18,477,741 ; l'exportation a été de 3,710,427.
Si nous réunissons toutes les céréales, les fèves, les farines, les pommes de terre, nous trouvons, pour le même temps. 53,905,590 kil. L'exportation est de 5,534,250 kil. Différence en faveur de l'importation, 48,351,340 kil.
Le gros bétail importé est de 6,252 kil. On en a exporté 3,226 kil. Différence en faveur de l'importation : 3,036 kil.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Les chevaux.
M. Coomans. - On ne mange pas des chevaux.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - On parle des produits delà terre.
M. de Liedekerke. - M. le ministre des finances, en comparant le chiffre de 33 millions que paye la propriété foncière et celui de 52 millions qui pèse sur les autres contribuable, M. le ministre disait que la propriété foncière supporte, je pense, 38 90 p. c. et les autres contribuables 61.10 p. c.
Sans doute la comparaison de M. le ministre des finances a quelque exactitude quand on compare les chiffres fractionnés de l'impôt avec le total du budget ; mais ce n'est pas ainsi qu'il faut faire la comparaison ; il faut prendre le total des revenus du pays entier. Quel est le revenu total du pays, de la nation tout entière? Messieurs, la plupart des statisticiens l'évaluent à 1,500,000,000 ; quelques-uns l'ont voulu porter plus haut, mais je crois qu'ils sont dans l'erreur : le chiffre des revenus de la France tout entière est de 12 milliards ; en prenant 1,500,000,000 pour la Belgique, nous nous plaçons à un chiffre plus élevé que pour la France, et je crois que cela est juste, parce que la propriété et la richesse mobilière sont comparativement plus importantes en Belgique qu'en France.
Eh bien, sur 1,500,000,000, le revenu de la propriété foncière est de 158 millions. Trouvez-vous ce chiffre trop bas? Eh bien, nous l'élargirons un peu et nous le porterons à 200 millions. Ces 200 millions supportent donc un impôt de près de 38 millions, et le restant des revenus du pays, soit 1,300,000,000, ne supporte qu'un impôt de 48 millions à peu près.
Quelle est la différence entre ce que payent les uns et ce que payent les autres? C'est que la propriété foncière est frappée de 18 à 20 p. c., tandis que le reste de la fortune publique, le reste de la richesse ne figure au budget des voies et moyens que pour 4 p. c.
18 p. c. d'une part, 4 p. c. de l'autre en moyenne. C'est là, messieurs, une différence, qui mérite quelque attention.
Je sais bien qu'on veut s'absoudre des reproches adressés à ceux qui défendent la loi, qu'on veut s'en absoudre en disant qu'on veut frapper la richesse, qu'on veut frapper la grande propriété. Je ne rechercherai pas, messieurs, jusqu'à quel point un pareil système, une pareille prétention serait d'accord avec les prescriptions de notre Constitution qui veut, en matière d'impôts, l'égalité proportionnelle ; je ne sais s'il serait juste d'abandonner ce principe, le seul équitable, pour arriver à une espèce d'impôt progressif ou plutôt à une espèce d'impôt nominal, s'adressant à une classe particulière de la société ; mais enfin où est celle grande propriété, où se trouvent ces vastes richesses qu'il faut frapper dans l'intérêt et pour le salut du pays? Quels sont ces grands propriétaires?
Mais nous avons les chiffres du gouvernement et nous y voyons que le nombre total des propriétaires fonciers du pays s'élève à 738,000, parmi lesquels 517,000 ont moins de 100 francs de revenu, 10,941 de 2,000 à 100,000 francs, dans ces derniers il y en a 54 seulement qui jouissent de 50,000 francs de revenus et au-delà et parmi ces 54 il y en a 11 qui atteignent ou dépassent 100,000 francs ! Eh bien, c'est sur ces grands propriétaires, contre lesquels nous avons souvent entendu faire des réquisitoires plus ou moins éloquents, mais aussi plus ou moins vrais, c'est sur ces grands propriétaires qu'il faut faire peser les sacrifices nécessaires pour rétablir l'équilibre financier, c'est eux qui combleront le gouffre de votre déficit l Quel inconcevable préjugé !
Messieurs, croyez-le bien, tant que vous aboutirez à de pareils résultats, vous n'aurez pas déplacé la misère, mais vous en aurez créé une nouvelle.
Quoi ! la propriété souterraine, la propriété houillère qui met en circulation de 50 à 60 millions par an, dont 25 millions pour l'exportation, la propriété houillère savez-vous, messieurs, ce qu'elle paye ? J'ai ouvert, en venant ici, le rapport sur le budget des voies et moyens, de l'honorable baron Osy, et j'y ai vu que cette propriété qui fait circuler annuellement, je le répète, 50 ou 60 millions, paye au trésor 209,700 fr. !
Les sociétés anonymes, les banques, les autres associations possèdent de 620 à 650 millions, richesse circulante qui produit d'immenses et de permanents intérêts. Eh bien, ces 620 à 650 millions, en quoi viennent-ils au secours des nécessités et des besoins publics? Pour une minime somme de 200 et quelques milliers de francs.
Est-ce à dire après cela, qu'en insistant sur cette différence, en vous énumérant des chiffres si éloquents, mon avis est qu'il faille atteindre d'une manière dure et irréfléchie la propriété mobilière ? Non, messieurs, ce n'est pas ma pensée ; je sais qu'elle a des grands hasards à courir ; je sais qu'elle est soumise à beaucoup de chances ; que les bénéfices d'un jour ne sont pas les bénéfices du lendemain. Mais serait-il juste pour cela que ce que vous voulez épargner à la richesse mobilière, vienne retomber avec exagération sur la richesse immobilière ? Non, messieurs, il n'y aurait là aucune équité ; ce serait avoir deux poids et deux mesures, et l'injustice est la ruine des sociétés, comme des gouvernements.
Ce serait là un acte d'injustice et un acte impolitique. Une injustice souveraine. Et pourquoi? Parce que l'impôt direct est un esclave, un véritable esclave. Vous pouvez le frapper autant que vous le voulez ; vous pouvez exiger de lui tous les sacrifices possibles ; il faut qu'il se soumette ; il ne peut pas échapper à vos exactions. Il se traînera jusqu'au moment de sa ruine, de son appauvrissement total.
J'en appelle à tous ceux qui connaissent la campagne ; j'en appelle à (page 1474) tous les hommes qui se sont mêlés d'intérêts agricoles, l'épargne agricole est devenue difficile, elle sera bientôt impossible.
Et cependant, en se plaçant au point de vue sérieux de l'homme d'Etat, qui doit être celui de la prévoyance, ne savez-vous pas que, dans l'intérêt du repos et de la tranquillité du pays, il faut permettre à la propriété foncière et immobilière d'accumuler de sages réserves pour les jours difficiles et pour les nécessités imprévues ? Et comment cela se pourra-t-il, si vous consommez ses épargnes, si vous l'empêcher d'en faire ? C'est là, permettez-moi de vous le dire, un système économique profondément aveugle.
Aussi, si la loi que je combats maintenant, si ce principe que je déclare un principe désastreux, doit triompher, j'espère que l'amendement qu'un de nos honorables collègues a déposé au sein de la section centrale, recevra l'approbation de la grande majorité de cette chambre. Il la recevra, parce qu'ainsi vous épargnerez une classe considérable et intéressante de contribuables qui sans être livrée à de dures nécessités, a cependant à peine atteint une aisance supportable, parce qu'au moins la souveraine injustice que vous voulez commettre à l'égard de tous pourra être diminuée et affaiblie à l'égard de quelques-uns.
Oui, ce n'est pas là peut-être une exception, un amendement parfaitement équitable ; je le reconnais ; mais en présence de l'injustice générale, nous demandons qu'on excepte ceux des contribuables qui nous paraissent, par leur situation de fortune, mériter le plus grand intérêt. Nous lutterons, soyez-en sûrs, jusqu'au dernier moment pour la vérité, la justice, l'équité. Mais lorsqu'enfin il nous sera impossible de faire triompher ce que nous croyons être la vérité et la justice, changeant la fidélité aux principes en un dévouement de sacrifice, nous laisserons éclater ces sentiments qui sont toujours dans notre âme, au fond de nos cœurs, et lorsque l'heure des patriotiques sympathies sera venue, nous aussi nous prouverons que nous savons porter un intérêt efficace à ces classes nécessiteuses dont sans cesse vous vous vantez d'avoir le privilège de soulager la misère.
Messieurs, je vous disais que ce serait un acte impolitique ; je maintiens ce mot. Ah ! soyez-en sûrs, messieurs, vous allez répandre parmi des populations paisibles et dévouées les germes d'un vif mécontentement, parmi ces populations qui sont cependant le plus solide appui de la société, du bon ordre et du gouvernement.
Et lorsqu'une fois le paupérisme aura pénétré au sein des campagnes, sous le toit de chaume de nos paysans, vous aurez placé la société en face du plus redoutable problème qui puisse peser sur elle. Assez puissants aujourd'hui mais assez imprudents, pour pousser insensiblement la société vers une si fatale situation, vous serez, je vous le prédis, impuissants pour la sauver des périls, pour la tirer de l'abîme où par votre aveuglement de parti vous l'aurez volontairement précipitée.
(page 1465) M. Lebeau. - Messieurs, ce fut en tout temps, pour un cabinet, mais surtout pour une chambre élective, un acte de courage, de patriotisme, d'abnégation, que de voter de nouveaux impôts. Je viens, fidèle à mes antécédents de député et de ministre, soutenir le cabinet dans la tâche courageuse et patriotique qu'il poursuit aujourd'hui.
J'ai eu l'honneur d'appartenir, dans des circonstances difficiles, à un ministère qui se sentait entouré des sympathies nationales, et qui n'a pas craint de risquer sa popularité, en venant demander aux chambres législatives cinq à six millions d'impôts nouveaux, destinés à faire face à des besoins qu'un optimisme financier trop prolongé avait laissés imprudemment s'accumuler.
En 1840, en présence d'une situation financière qui n'était pas sans analogie avec la situation actuelle, nous vînmes demander plusieurs millions d'impôt ; nous ne les obtînmes pas tous, cela est à peu près impossible ; mais nous obtînmes enfin les moyens de mettre au moins le trésor public dans une situation moins périlleuse.
Il nous souvient, messieurs, des conséquences que peuvent produire l'imprévoyance financière et la faiblesse du gouvernement, quant aux nécessités du trésor public ; il nous souvient qu'une énorme dette flottante pesait sur le pays en 1840, dans un moment bien grave, à l'époque où une crise européenne s'annonçait, une crise qui semblait devoir conduire à une guerre générale ; il est impossible de se faire une idée de l'état d'inquiétude, d'anxiété dans lequel le gouvernement belge fut placé alors, ayant au pied le boulet d'une dette flottante à laquelle il ne savait comment faire face.
En présence et au milieu de la crise soulevée par la question orientale, il n'échappa peut-être à une suspension de payements que par une intervention que je me plais à reconnaître. Je veux parler d'une société financière qu'on a beaucoup attaquée dans ces derniers temps, que j'ai moi-même quelquefois attaquée aussi, et à laquelle je veux de nouveau rendre justice pour sa conduite en 1840, aujourd'hui qu'elle a beaucoup moins de défenseurs qu'elle n'en avait jadis ; je veux parler de la Société Générale.
Que disait-on alors quand l'honorable M. Mercier, notre collègue, venait demander de nouveaux impôts, en acquit d'un devoir sacré ? On disait, et on ne tardera pas à le dire encore : « Voyez ces libéraux, voyez ce qu'ils apportent aux populations qui les ont envoyés dans les chambres ; à peine sont-ils installés sur le banc ministériel, que leur joyeuse entrée est une demande d'impôts nouveaux ! »
Voilà les armes dont on faisait usage alors et dont on ne tardera pas à faire usage encore. Devant ces clameurs, le ministère libéral d'alors n'a pas reculé et a, autant qu'il l'a pu, rempli ses devoirs. Les populations, les électeurs, loin de leur répondre par les colères dont on les avait menacés, ont noblement protesté par des votes successifs contre ces calomnies, contre l'injure faite à leur patriotisme et ont de plus en plus grossi sur ces bancs la force de l'opinion libérale.
Prouver la nécessité de l'impôt nouveau me paraît tout à fait inutile. L'aveu de cette nécessité a échappé à la plupart de ceux qui se montrent le plus sévères en matière de dépenses et en matière d'impôt.
Vous avez l'aveu non équivoque, l'aveu non suspect de l'honorable M. Osy ; vous avez l'aveu, en partie rétracté, il est vrai, aujourd'hui, de l'honorable M. Malou.
L'honorable M. Malou, rapporteur de la section centrale du budget des finances, a, à plusieurs reprises, appelé l'attention des chambres et du gouvernement sur la nécessité de créer de nouvelles ressources financières.
L'honorable M. Malou, conséquent avec ses paroles, a prouvé par un acte dont chacun a le souvenir, que comme ministre il avait porté sur le banc où il siégeait la conviction exprimée par le député, puisqu'il a annoncé avoir mis à l'étude un projet de loi conférant au gouvernement le monopole des assurances, qui, suivant lui, devait couvrir le déficit du trésor et créer une réserve, puisque les évaluations de l'impôt nouveau étaient de 6 à 8 millions de francs. (Interruption.)
J'ai quelquefois entendu les partisans de votre projet porter le produit éventuel du monopole des assurances à 6 ou 8 millions. Vous n'êtes pas responsable de ces appréciations. J'accepte du reste volontiers votre chiffre, fùt-il réduit à 4 millions. Il suffit pour constater qu'il y avait déficit.
Depuis, qu'avons-nous vu ? Le sentiment de cette mauvaise situation financière tellement général dans les chambres, que l'honorable M. Mercier est venu, à diverses reprises, solliciter des aggravations d'impôt sur les sucres.
De toutes parts on a provoqué d'autres aggravations, sur le tabac, le café, le genièvre, etc. ; on n'a cessé de poursuivre l'aggravation des tarifs du chemin de fer, toujours en vue d'améliorer une situation financière mauvaise et dangereuse.
Je n'en dirai pas davantage sur ce point. Le besoin d'améliorer notre situation financière est universellement reconnu.
Mais je pourrais me montrer aussi optimiste que nos adversaires ; je pourrais accorder qu'il y a entre nos dépenses et nos recettes un équilibre parfait ; que le découvert seul est à consolider ; qu'alors tout sera bien ; n'y aurait-il pas encore une imprudence extrême à ne rien faire de plus pour le trésor public ? Comment ! nous sommes en 1851, témoins déjà de graves complications, de menaçants symptômes, qui se produisent tout autour de notre Belgique ; nous sommes à la veille d'une crise imminente qui ne peut tarder au-delà des premiers mois de 1852, si elle ne les devance.
Dans cette situation, dont la conséquence inévitable, quelle que soit la solution à intervenir, sera d'opérer une réduction considérable sur le produit des impôts indirects, sur le chemin de fer notamment, et probablement une aggravation de dépenses, alors même que l'équilibre entre les recettes et les dépenses ne serait pas rompu, ne manquerions-nous pas aux règles les plus vulgaires de la prudence politique si nous ne constituions pas une sorte de réserve ?
En 1848, l'effet de la crise qui eut lieu dans un pays voisin fut tel chez nous qu'il en est résulté une moins-value d'environ 12 millions dans les recettes prévues, et que le produit du chemin de fer a subi une réduction des plus notables. Il est donc impossible de ne pas convenir que dans les circonstances qui se préparent, vous avez à envisager l'éventualité presque certaine d'une augmentation de dépenses, en même temps qu'une diminution de recettes.
Je ne veux pas rappeler nos dissentiments sur le budget de la guerre, mais ce que je crois pouvoir dire sans être démenti par personne, c'est qu'en présence de circonstances analogues à celles qui se sont produites en 1848, ces dissentiments se changeraient en unanimité d'opinions pour voter, comme nous le fîmes alors, ce qu'exigeraient la prudence politique, la sécurité du pays.
Si même nous avions cette rare bonne fortune, à laquelle je ne suis pas assez optimiste pour croire bien profondément, d'avoir une réserve, voyez (page 1466) le malheur ! L'Angleterre a ce malheur, grâce aux efforts prévoyants et courageux de sir Robert Pecl, d'avoir une réserve annuelle de 50 à 60 millions de francs ; elle n'est pas embarrassée d'en faire usage, elle l'emploie à diminuer sa dette ou à réduire certains impôts.
Si nous étions embarrassés d'une réserve, nous pourrions en faire le même emploi. Mais, je le répète, je ne suis pas assez optimiste pour croire à cette bonne fortune et pour être bien inquiet sur l'emploi que nous aurions à faire d'une réserve.
La nécessité de nouveaux impôts est donc incontestable. Voyons maintenant celui qui est en discussion.
L'adoption d'un droit de succession en ligne directe n'est pas autre chose, à mes jeux, que la restauration légitime, indispensable, dans nos recettes, d'un des impôts les plus rationnels et les plus équitables qui puissent être décrétés dans un pays. L'abolition de l'impôt de succession en ligne directe fut évidemment un acte purement politique et de circonstance, un acte plus ou moins antifrançais, de la même nature que l'abolition du jury et que d'autres mesures caractérisant le système inauguré en Belgique en 1815.
Si vous remontez à l'origine du droit de succession en ligne directe ; si, comme vous l'a dit M. le ministre des finances, vous portez vos regards en France, il faut remonter jusqu'à saint Louis, étrange socialiste ! il faut aller fouiller jusque dans notre vieux droit où, sous une autre forme, le droit de succession en ligne directe était évidemment inscrit.
En France, quelle est l'assemblée qui a établi ce droit de succession ? Est-ce une assemblée purement révolutionnaire ? Est-ce la Convention ? Mais ce n'est pas même l'Assemblée Législative ; c'est l'Assemblée constituante qui a établi, par le décret du 19 décembre 1790, le droit de succession en ligne directe, confirmé depuis par d'autres lois et spécialement par la loi du 22 frimaire an VII. Sous la République, sous l'Empire, sous la Restauration, sous la monarchie de Louis-Philippe, le droit de succession en ligne directe a figuré dans les impôts de la France. Ce droit de succession, on vous l'a rappelé hier, est également perçu en Autriche, en Danemark ; il vient d'être voté en Sardaigne, il y est devenu loi de l'Etat ; il existe en Angleterre, seulement pour les meubles. Mais ce privilège de la propriété foncière est l'objet des attaques les plus vives, les plus générales, de la part de ces hommes qui naguère ont fait triompher l'importante réforme de la loi des céréales.
A la tête de la ligue financière pour la réforme des impôts, se trouve le même homme M. Cobden, qui a fait triompher la loi abolitive de la protection des céréales.
Ai-je besoin de vous rappeler, avec le rapporteur de la section centrale, que M. Léon Faucher, que M. Thiers, ces défenseurs de la propriété par excellence, que M. Troplong, se sont prononcés en tout temps avec énergie en faveur du droit de succession en ligne directe.
Maintenant, messieurs, l'honorable M. de Liedekerke vient de vous dire que parmi les vices qu'il reproche au droit de succession en ligne directe, il faut ranger celui-ci, qu'il frappe principalement les campagnes.
Mais est-ce qu'il n'y a pas de propriété immobilière ailleurs que dans les campagnes ? Compte-t-on donc pour rien la propriété bâtie ? Est-ce que les villes ne payent pas largement leur part dans l'impôt foncier ?
Vous prétendez en outre que si en Angleterre on pouvait jusqu'à certain point revendiquer un droit de succession en ligne directe destiné à frapper les immeubles, c'est que là du moins la propriété immobilière est, sous d'autres rapports, presque indemne de tout impôt. C'est là une grave erreur que l'honorable M. de Liedekerke répète à la suite d'un éminent orateur français qui s'est trompé sur ce point.
M. de Liedekerke. - Pardon ! Je n'ai pas dit cela.
M. Lebeau. - Vous avez dit, je crois, que la terre, en Angleterre, est presque affranchie de tout impôt.
M. de Liedekerke. - Vous avez mal saisi ou mal apprécié ma pensée.
M. Lebeau. - Je suis en mesure d'administrer la preuve que la propriété foncière paye annuellement en Angleterre des taxes pour un chiffre qui va au-delà de 250 millions de francs, c'est-à-dire le décuple du chiffre que vous avez indiqué. Elle paye d'abord la land-tax, impôt considérable qui a remplacé la dîme ; puis l’income-tax, dont le chiffre est également très considérable, et enfin le chiffre le plus considérable est la taxe des pauvres, qui est exclusivement, je crois, à la charge de la propriété foncière.
Il y a plus : c'est que dans l'une des dernières séances de la chambre des communes, M. d'Israëli, défenseur de la propriété foncière, a déclaré que les charges qui pèsent sur elle s'élèvent au-delà de 300 millions.
La France a le droit de succession en ligne directe, et la propriété foncière supporte une contribution beaucoup plus considérable que le sol belge. La contribution foncière s'élève en France à 280 millions au moins, près de 300 millions. A ce compte, le Belgique, d'après le compte des populations respectives, devrait de ce chef payer, si elle était française, environ 30 millions de francs. Or, le chiffre de l'impôt foncier, inscrit au budget belge, est de 18 millions ; de sorte que si nous laisions partie de la France nous payerions le droit de succession en ligne directe et de plus 30 millions d'impôt foncier au lieu de 18.
L'impôt foncier, en Belgique, étant de 18 millions, il résulte des calculs auxquels je me suis livré que, si le droit s'élève, comme le suppose M. le ministre des finances, à 900,000 fr., on payera en Belgique, tous les 30 ans (car c'est tous les 30 ans, en moyenne que, s'ouvrent les successions ab intestat) 3 mois de son revenu, soit 5 p. c. additionnels au principal de la contribution foncière. Quelle énormité !
Voila l'énorme charge qui doit écraser la propriété foncière.
Je ne conçois pas comment l'honorable M. de Liedekerke et quelques-uns de ses amis sont parvenus à trouver du socialisme dans le principe du projet de loi, alors que depuis plus de trente ans ils vivent à côté de ce socialisme sans même l'avoir aperçu, sans au moins qu'ils semblent l'avoir condamné. Le droit de succession en ligne directe est inscrit dans notre législation depuis 1817. Si un Belge domicilié à l'étranger, faites bien attention à ceci ; si un Belge resté Belge, mais domicilié à l'étranger, laisse des enfants domiciliés en Belgique, ceux-ci payent, à sa mort, un droit de mutation sur les immeubles délaissés.
M. de Liedekerke. - C'est une exception.
M. Lebeau. - C'est une exception. Mais que me fait la réponse si le principe est mauvais ? Le principe existe dans notre législation et vous ne semblez pas l'avoir aperçu.
Il y a plus. Si, messieurs, aujourd'hui un père de famille, voulant prévenir toute contestation entre ses enfants, voulant rémunérer les services que peuvent avoir spécialement rendus à la famille quelques-uns de ses enfants, juge à propos de faire le partage de son vivant, de procurer à l'un quelques avantages, le fisc se présente et vient percevoir son droit.
Voilà donc encore un nouvel attentat à la propriété, à la famille, et dont vous ne vous étiez pas douté, un nouvel attentat à la propriété qui ne vous avait pas ému du tout jusqu'ici. Je répète qu'il ne s'agit pas des conséquences plus ou moins restreintes en fait ; il s'agit du principe ; ce principe est vivant et appliqué en Belgique ; il est inscrit dans votre législation.
Je conjure les honorables adversaires de la loi, je respecte leur conviction et leur sincérité, mais, en vérité, je les conjure de ne pas prodiguer sans cesse cette accusation de socialisme.
M. de Liedekerke. - Je n'en ai pas dit un mot.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est le fond de tous vos discours.
M. Lebeau. - Il vous est arrivé maintefois sur les bancs de la droite, de présenter le projet de loi comme portant atteinte à la propriété. Eh bien, je répète qu'il faut être sobre, très sobre de pareilles accusations, parce que si on les prodigue de telle façon qu'on parvienne à les user pour ainsi dire complètement, quand il vous arrivera de crier : Voilà l'ennemi ! on ne vous croira plus.
M. de Liedekerke. - Je demande la parole.
M. Lebeau. - Messieurs, l'impôt qui est demandé et qui n'est pas chose nouvelle chez nous, est-il juste, est-il modéré ? Je n'examine pas si l'impôt est démocratique, s'il est aristocratique, ce sont là des distinctions oiseuses. J'examine si l'impôt est juste, s'il est modéré. Eh bien, messieurs, jamais un impôt ne fut plus rationnellement établi que l'impôt sur les successions en ligne directe. Il est, comme tous les autres impôts, le prix d'une protection, d'une garantie sociale.
Certes, je reconnais que la loi, que la législation ne crée pas la propriété, je suis moi-même aussi de l'avis que la propriété préexiste à la loi, qu'elle dérive du droit naturel. Je crois que le système contraire est une grave erreur d'un des plus grands esprits de la France, de Montesquieu ; et il est aujourd'hui admis par tous les économistes, et je dirai même par les philosophes les plus distingués, car c'est peut-être plus encore une question de philosophie qu'une question politique, que la propriété est une émanation directe de la liberté, de l'inviolabilité individuelle.
Mais, messieurs, si la loi ne crée pas la propriété, nul de vous ne peut méconnaître que la loi la protège, que la loi surtout en protège la transmission des mains d'une génération dans les mains de l'autre, et que si vous n'aviez pas, pour protéger cette transmission, les tribunaux qui veillent à ce qu'elle s'opère régulièrement, et la force publique sans laquelle les tribunaux seraient complètement impuissants, vous auriez beau écrire cette transmission dans vos lois, elle serait un vain mot. Elle coûte donc assez cher. Il faut des tribunaux pour la sauvegarder ; il faut une force publique pour porter main-forte aux tribunaux ; il faut payer ces services.
On parle de l'abus possible du droit de succession en ligne directe, du danger que, ce principe une fois inscrit dans la loi, on n'aggrave l'impôt et l'on n'arrive ainsi graduellement, selon les circonstances, à l'absorption, à la confiscation peut-être de la propriété.
Messieurs, cet argument existe contre tous les impôts. Il existe contre les successions collatérales ; il existe contre le droit de mutation ; il existe même contre l'impôt foncier. Quelles garanties, en effet, avez-vous qu'on n'arrive pas, par l'exagération toujours progressive de cet impôt, à l'absorption de la propriété ? Aucune, si ce n'est la garantie de l'opinion publiquc, aucune si ce n'est la moralité, la modération des pouvoirs de l'Etat. Vous n'en avez pas d'autres, et l'impôt sur les successions en ligne directe, les impôts de quelque nature que ce soit, l'impôt foncier lui-même, n'ont pas, dans notre organisation sociale, d'autres garanties que celles-là, contre des exagérations spoliatrices.
Dans le camp de nos adversaires, des adversaires de la loi (car nous n'avons pas d'adversaires personnels dans cette question) on ne fait pas souvent appel aux économistes. On n'a pas dédaigné cependant de leur emprunter un argument qui, sans doute, sera reproduit dans cette discussion comme il l'a été dans la discussion première : cet impôt doit être réprouvé parce qu'il frappe le capital.
(page 1467) J'avoue, messieurs, que l'assertion fût-elle exacte, je m'en inquiéterais assez peu, parce que cette question est tout à fait oiseuse en présence de la divergence aujourd'huiflagrante entre les économistes, les uns prétendant qu'il ne faut pas frapper le capital, mais seulement le revenu, les autres, au contraire, préconisant l'impôt sur le capital. Ainsi on est déjà loin, sous ce rapport, des théories d'Adam Schmith et de Ricardo. Je fais toutefois remarquer que ce dernier, dont on a souvent invoqué l'autorité, est loin d'être aussi absolu qu'on le dit. Du reste, les économistes, comme économistes, sont opposés à tout droit de mutation ; je dirai même qu'ils sont opposés à tout impôt par la raison fort simple qu'ils proclament (c'est le premier axiome de leur théorie] que tout impôt est un mal.
Donc au point de vue purement économique, ils doivent condamner spécialement le droit de mutation. Cependant la plupart des économistes modernes, M. Léon Faucher, M. Michel Chevalier, admettent sans discussion le droit de succession en ligne directe, et le droit même sur le capital. « Ces sortes d'impôts, dit M. Ricardo, sont d'une perception aisée, et bien des personnes paraissent croire que cela compense jusqu'à un certain point les mauvais effets qu'ils produisent. » Ricardo ne combat pas cette opinion.
D'ailleurs, messieurs, j'ai déjà établi tout à l'heure (et c'est une simple opération de chiffres que chacun peut faire) que quand on prend un droit si peu élevé que celui qui est demandé par M. le ministre des finances, ce droit se perçoit sur le revenu et non sur le capital.
Du reste, en exagérant ce système on peut dire que l'impôt sur le revenu diminue également le capital, car si une partie du revenu n'était pas absorbée par l'impôt, le capital s'augmenterait d'autant.
L'argument est donc sans valeur.
A défaut d'arguments sérieux contre la loi en discussion, on a fait appel à la dignité de la chambre et surtout à la dignité de la majorité ordinaire. Je crois que nos honorables adversaires sont de très bons juges des questions de dignité, mais c'est surtout quand cela les concerne personnellement. Je ne suis pas aussi sûr de leur infaillibilité dans l'appréciation de la dignité de leurs adversaires ; ils y sont moins désintéressés. Ils voudront donc bien nous permettre, malgré notre déférence pour leur opinion, de demander que ceux de nos honorables amis qui ont voté contre la loi dans les sections soient juges eux-mêmes de cette question de dignité.
Il me souvient d'ailleurs que ces leçons de dignité qui vont à l'adresse d'une partie de cette chambre, on ne les donnait pas autrefois à ses amis, lorsqu'ils avaient voté, contre le cabinet d'alors, le chemin de fer d'Alost et la dérivation de la Meuse. Le ministère de cette époque fut fort heureux de voir quelques-uns de ses amis, qui avaient voté contre lui, revenir sur leur opinion.
M. Malou. - Il n'y a qu'un seul membre qui ait changé d'opinion.
M. Lebeau. - Il y a quelque chose de moins franc, de moins sincère que de venir émettre ici en séance publique un vote contraire à celui qu'on a émis précédemment, c'est de ne pas venir voter du tout. C'est ce que beaucoup ont fait.
D'ailleurs, je prie la chambre de remarquer que, sur la question qui nous occupe, les sections seules se sont prononcées ; le relevé des voix n'a pas même été fait, et il est impossible de savoir si, en sections, une majorité s'est réellement prononcée contre la loi.
Mais se fût-on prononcé contre la loi dans les sections, serait-on irrévocablement lié par ce vote ? Mais alors à quoi bon la discussion publique ? Ce n'est donc qu'un vain spectacle ! Alors supprimons ces discussions, bien autrement approfondies cependant que l'examen préliminaire qui se fait dans les sections, et bornons-nous à résumer les procès-verbaux de celles-ci, pour en proclamer ensuite purement et simplement le résultat !
Je ne crois pas, messieurs, que ce soit dans ce but que la Constitution a consacré les discussions publiques des chambres législatives.
D'ailleurs, messieurs, un fait nouveau s'est produit, un fait très important et sur lequel on cherche encore à égarer l'opinion ; une question de cabinet est posée.
Je n'éluderai aucune difficulté. Du reste, la position est fort simple, même pour nos honorables amis qui auraient été dissidents en section. Une question de cabinet est posée. Je ne suis pas, messieurs, partisan des questions de cabinet multipliées ou posées à la légère ; mais quand non seulement la dignité d'un cabinet est engagée ; mais quand il se trouve exposé à l'impossibilité d'accomplir la mission qu'il considère comme un de ses premiers devoirs, alors je ne conçois pas qu'il puisse se dispenser de poser la question de cabinet.
C'est une contrainte morale qu'il exerce ! Assurément oui, c'est une sorte de contrainte morale. Mais les concessions que se font des hommes politiques ne sont pas, en réalité, autre chose qu'une sorte de soumission à une contrainte morale. Cela est parfaitement vrai. Mais ne vous y trompez pas, sous l'empire de cette contrainte morale, il n'est pas un député qui ne conserve en fait sa plus entière liberté d'action.
Une alternative est posée :
Voulez-vous d'une loi contre laquelle vous avez des répugnances, mais qui n'est pas, en réalité, une question de principe ? Ou voulez-vous la chute d'un cabinet ? Pesez les circonstances, pesez les conséquences du vote, les raisons pour et contre, et décidez-vous en pleine liberté. Je suis aussi libre de voter contre le ministère que de voter pour le ministère ; et si je crois que la question est d'un intérêt si grave qu'il prend un caractère pour ainsi dire national, dût mon vote emporter le ministère, je voterai entre lui. C’est ce que j'ai fait pour le budget de la guerre ; j’ai voté contre le ministère.
Si, au contraire, je crois que ce n'est pas une question de sécurité nationale qui est posée ; que c'est une question secondaire, grave pourtant, mais sur laquelle je puis céder sans compromettre un intérêt supérieur à tout intérêt d'opinion ; si c'est une question d'impôt qui m'inspire des répugnances, mais des répugnances qui ne portent pas sur un principe, alors je pèse les considérations pour et contre, et je me prononce en toute liberté pour le ministère. C'est là, sans nul doute, l'acte d'un homme qui, placé entre deux inconvénients, choisit librement le moindre.
Cela se fait tous les jours, messieurs, dans un pays où les caractères sont le plus fortement trempés, où le sentiment de la liberté et de la dignité individuelles est porté le plus loin peut-être ; en Angleterre, M. Hume, un radical, un homme sincère, un homme parfaitement loyal, l'ami de M. Coblen, a dit ces mots au sein de la chambre des communes : « Si pour conserver un ministère qui a ma confiance, et dont je crois la conservation indispensable au maintien de la tranquillité de mon pays, je devais voter que blanc est noir, je voterais que blanc est noir. » Eh bien, M. Hume, un des hommes les plus honorables de l'Angleterre, un des hommes les plus estimés de tous les partis, n'a pas cru, bien qu'obéissant en ce cas à une sorte de contrainte morale, aliéner ni sa liberté ni sa dignité.
Nous, messieurs, nous n'en sommes pas là ; aucun de nous n'a eu à voter blanc et n'aura à voter noir ; aucun de nous n'a voté dans un sens quelconque sur le droit de succession en ligne directe, qui n'est du reste pas une question de principe, d'intérêt national, mais une question d'impôt.
Ainsi, la dignité de chacun de nous est parfaitement sauve, et elle serait parfaitement sauve alors même que nous aurions voté en séance publique contre le droit de succession en ligne directe.
Comment pourrait-on reprocher au ministère de poser nettement la question de cabinet sur le droit de succession en ligne directe, alors que nous avons entendu plusieurs honorables collègues faire un grave reproche au ministère de ne pas les avoir avertis des conséquences de leur vote sur le serment ?
Quel est le sens de ce reproche ? C'est de ne pas avoir fait ouvertement de question de cabinet à l'occasion du serment. Que diriez-vous d'un ministère qui consentirait à occuper à tout prix le banc où il est assis ? Que diriez-vous d'un ministère qui, alors qu'il est pénétré de la grandeur de sa mission, dans les circonstances où nous sommes et alors que vous briseriez dans sa main les instruments à l'aide desquels il poursuit sa mission ; que diriez-vous de ce ministère s'il avait l'humilité, que je ne pourrais pas qualifier dans des termes assez sévères, de rester à son banc ? Il ne serait digne ni de l'estime de ses amis, ni de celle de ses adversaires.
Messieurs, le grand pays dont je parlais tout à l'heure et où l'on peut aller puiser bien des exemples ; ce grand pays a été témoin d'exemples de conciliation bien plus importants que ceux qu'on provoque aujourd'hui. Quand sir Robert Peel, avec cette préscience qui caractérise les hommes d'Etat, est venu, désertant ses opinions premières, demander l'abolition des lois sur les céréales, on a crié aussi, à l'égard des torys nombreux et éclairés qui l'ont suivi dans cette nouvelle voie ; on a crié aussi à l'apostasie, au servilisme, alors que ces hommes, marchant à la suite d'un des ministres qui figureront le plus glorieusement dans les annales de l'Angleterre et peut-être du monde, sauvaient peut-être leur pays d'une révolution imminente ; et sir Robert Peel avait tellement saisi la véritable opinion publique de son pays, que tout récemment ses contradicteurs, conviés à former un cabinet, ont dû inscrire comme premier article de leur programme politique, le maintien de l'abolition de la loi des céréales ; et s'ils n'ont pas pu s'entendre avec le ministère actuel pour former une administration, on sait que le dissentiment provenait uniquement du bill sur l'affaire catholique, qualifiée d'agression papale.
D'ailleurs le cabinet qui se présente ici devant ses amis est-il disposé à ne faire aucune concession ? Il a déjà fait une concession importante. L'inquisition dans les familles était le principal reproche qu'on faisait à la loi ; j'ai été même confident de ces répugnances chez plusieurs honorables membres.
Eh bien, on a tenu compte de ces répugnances par l'amendement présenté à l'article, par cette heureuse combinaison, empruntée aux principes de la loi de frimaire an VII, contre laquelle il ne s'élève aujourd'hui aucune réclamation en France.
Le ministère aurait été dans son droit, il restait dans les traditions du gouvernement parlementaire, en venant demander un nouveau vote sur le serment ; eh bien, tenant compte de cette profonde répugnance, d'un sentiment exagéré peut-être mais respectable, je le reconnais, le ministère, voulant poursuivre son système de concession et ménager les scrupules et la dignité de ses amis, ne veut pas revenir sur le serment.
Messieurs, la loi actuelle n'est pas seulement une mesure financière ; ou je me trompe beaucoup, ou la loi sur le droit de succession en ligne directe, la restauration de cette ancienne loi dans notre législation, est une mesure de prudence politique. L'esprit de l'époque, ne l'oubliez pas, messieurs, qu'on l'exale ou qu'on le maudisse, n'est pas seulement aux réformes politiques, à l'égard desquelles il n'y a plus grand'chose à faire en Belgique ; il est surtout aux réformes d'intérêt matériel, aux réformes économiques, aux réformes d'impôts.
(page 1468) Vous avez dans vos lois beaucoup d'impôls de consommation ! On vous l’a rappelé, vous frappez le pain, le cafe, la bière, le tabac, la houille ; vous frappez le vêtement de l'ouvrier ; vous le frappez sous ce rapport, selon un de nos collègues, d'un droit de 175 p. c. à l'entrée. Vous allez encore aggraver plusieurs de ces impôts de consommation. Je ne blâme pas à l'avance les nouvelles mesures qui nous seront proposées. Je reconnais que l'impôt, en principe, est dû par tout le monde, parce que tout le monde est protégé par la société.
Ainsi, si l'impôt de consommation n'atteint les classes ouvrières que dans une certaine, une équitable proportion ; si l'impôt est modéré, je ne trouve pas en cela injustice, attendu que, depuis la classe ouvrière jusqu'à la classe la plus opulente, la protection de la société est garantie à tout le monde ; tout le monde, à différents degrés, jouit de ses bienfaits ; mais c'est à la condition que pas une base équitable d'impôt ne sera négligée ,et que la proportionnalité sera constamment observée ; or, ici la base est excellente, le droit est modéré, légitime ; cette base d'impôt est en quelque sorte le droit commun financier de l'Europe.
Messieurs, il y a environ trois ans, dans des circonstances solennelles, nous votions ensemble, ensemble, entendez-vous ? une réforme électorale radicale, une réforme parlementaire ; nous abolissions le timbre des journaux. C'était là, messieurs, de la sagesse politique ; on l'appela autrement ailleurs ; mais en réalité, c'était là de la sagesse politique, inspirée par des événements graves, inattendus. Si une pareille crise se reproduisait bientôt, ah ! vous voteriez la loi actuelle plus facilement encore que vous n'avez voté la réforme électorale et la réforme parlementaire.
Eh bien, votez-la aujourd'hui ; vous la voterez dans votre entière indépendance, dans votre pleine dignité ; mais si vous la refusiez aujourd'hui, et que vous dussiez la voter dans quelques mois, cette dignité serait fortement compromise ; car des rapprochements de dates et de votes se feraient dans tous les esprits. Permettez-moi de vous citer encore une fois le grand homme d'Etat qui est devenu en quelque sorte le phare politique de tous les gouvernements, dans des époques difficiles ; permettez-moi de vous citer encore l'exemple de sir Robert Peel ; n'attendez, pas plus que lui, pour être justes, que la tempête soit arrivée d'ailleurs ; prévenez-la plutôt chez vous par de bonnes lois, votées dans toute votre indépendance et toute votre dignité. Quant à moi, je crois encore, dans cette circonstance, agir en vrai, en loyal, en intelligent conservateur, en votant pour le droit de succession en ligne directe.
M. Lelièvre. - Messieurs, lorsque le projet de loi sur les successions en ligne directe fut mis en discussion en 1849, je crus devoir le combattre à cause des inconvénients auxquels devait donner lieu la nouvelle mesure, et aussi parce que je pensais qu'il était possible de couvrir le déficit du trésor au moyen d'économies sérieuses sur les différents services. L'un des principaux griefs qui me paraissaient militer contre le projet, c'était le caractère odieux de l'intervention du fisc au milieu des douleurs de la famille ; ce qui me faisait repousser l'impôt, c’étaient les difficultés d'exécution qui souvent donneront lieu à des poursuites vexatoires contre un grand nombre de contribuables et qui ne manqueront pas de soulever des plaintes générales.
Je vous avoue, messieurs, qu^ j'ai vu avec peine le ministère reproduire le projet tel qu'il est formulé et dont l'adoption pure et simple serait, selon moi, fatale à l'opinion libérale et compromettrait ses succès dans le pays.
L'impôt sur les successions en ligne directe devait, à mon avis, être le dernier de ceux à soumettre à la législature, non pas tant à cause de son principe, qu'à raison de la position que la nouvelle législation fera aux citoyens obligés à chaque instant de lutter avec le fisc et de subir des expertises provoquées par le zèle exagéré des agents de l'administration.
D'un autre côté, la déclaration à laquelle on astreindra les enfants et l'époux survivant fera souvent naître des difficultés sérieuses, comme l'expérience des affaires le démontre chaque jour. Il s'agira de fixer l'import des reprises du survivant, ses droits en vertu du contrat de mariage et de régler nombre de points qui soulèvent ordinairement de nombreuses contestations.
Je suis donc intimement convaincu que l'exécution de la loi qui sera votée par la chambre donnera lieu à de graves inconvénients, et je crains bien que le gouvernement qui la propose ne tarde pas à être frappé d'impopularité.
Toutefois, si par esprit de conciliation, en présence de la position qu'a prise le ministère et eu égard à notre situation financière, je puis me résoudre à frapper d'un droit modique certaines successions en ligne directe, il me serait impossible de voter le projet si, comme le propose l'article 2, la part d'un héritier était atteinte du moment qu'elle s'élève à mille francs.
Savez-vous quelles sont les successions qui seront frappées par une pareille disposition, ce seront surtout les fortunes de la petite bourgeoisie, parce que ce sont les plus nombreuses en Belgique.
On sait qu'à la différence de l'ordre de choses existant en Angleterre, les grandes fortunes ne sont chez nous qu'exceptionnelles, de sorte que le revenu qu'on se promet du nouvel impôt, pèsera principalement sur la classe moyenne et celle-ci sera frappée, ce qui est souverainement injuste, dans la même proportion que les classes opulentes de la société.
L'honorable M. Deliége l'a dit avec vérité dans le rapport qui reste comme un monument de la rectitude de son jugement, « l'impôt frappera plus de cent personnes pauvres avant d'atteindre une personne riche. »
Et voulez-vous être convaincus qu'il en est ainsi, remarquez les arguments à l'aide desquels on combat mon amendement. Celui-ci a pour objet de faire peser l'impôt sur les citoyens aisés et de le faire payer par les personnes riches ou du moins ayant quelque aisance. Eh bien, l’on vous dit que la loi ainsi restreinte ne produira presque pas de résultat. L'on convient donc qu'en définitive ce sera la petite bourgeoisie qui sera pour ainsi dire exclusivement atteinte par la mesure dont il s'agit.
N'est-ce pas le cas de s'écrier avec l'honorable M. Deliége : « Elle n'est pas bonne la mesure qui, pour frapper une personne riche, en atteint cent autres qui ne le sont pas. »
Ce que j'avance, messieurs, résulte bien plus clairement encore du rapport de la section centrale qui ne croit pas même devoir admettre un amendement ayant pour objet de ne soumettre au droit que la part de l'héritier s'élevant au moins à sept mille francs, par le motif que cette position tendrait à réduire considérablement le produit de l'impôt.
Ce n'est pas tout ; à la vérité l'impôt est modique, mais le contribuable astreint à une déclaration régulière devra recourir à des agents d'affaires, à des hommes de loi pour être renseigné sur l'étendue de ses droits, le mode de faire la déclaration et sur toutes les difficultés auxquelles celle-ci donnera lieu ; de cette nécessité résulteront des frais assez importants qui aggraveront notablement la position des contribuables appartenant à la classe moyenne. Supposez ensuite qu'il plaise à un agent du fisc de contester les évaluations du déclarant et de provoquer une expertise, les frais extraordinaires, honoraires d'avocats et autres hommes de loi formeront bientôt une charge très onéreuse pour le contribuable.
Les dispositions du projet sont donc loin d'être démocratiques. Si on veut qu'elles aient ce caractère, que l'on ne frappe la part de l'héritier que lorsqu'elle s'élève à un laux qui annonce chez lui de l'aisance. Ne frappons que le riche, et alors au moins la loi sera accueillie avec une faveur qui rachètera les défauts notables dont elle est entachée d'ailleurs. L'impôt ne pèsera que sur celui à qui son état de fortune permettra de faire quelque sacrifice dans l'intérêt de la société qui protège le droit de propriété.
Aussi M. Thiers, dont a souvent invoqué l'autorité dans la discussion, ne préconise l'impôt sur les successions en ligne directe que lorsque l'héritier « devient riche ou du moins aisé. La somme qui est payée, dit-il, en cette occurrence, n'est qu'une légère diminution de la richesse ou de l'aisance qui lui arrive. »
C'est par ces considérations que j'ai cru devoir proposer mon amendement. Il va de soi que le chiffre qu'il énonce n'est pas irrévocablement arrête, et que je me rallierai volontiers à tout sous-amendement qui proposerait de le réduire convenablement ; mais en aucun cas, je ne puis souscrire à la proposition ministérielle énoncée en l'article 2.
Le principal motif qui justifie l'impôt en ligne directe, c'est qu'aujourd'hui les grandes fortunes peuvent être transmises héréditairement jusqu'à la dixième ou vingtième génération, sans aucune retenue en faveur du trésor.
Or, pour obvier à l'injustice que présente réellement cet ordre de choses, on propose de frapper les petites propriétés, car, ne l'oubliez pas, une succession dont l'import s'élèvera à mille francs, sera atteinte d'après le projet ministériel, lorsque le défunt ne laissera qu'un héritier. Lorsqu'il y aura deux héritiers, un avoir de deux mille francs sera soumis à l'impôt.
La discussion soulevée par mon amendement et le rapport de la section centrale démontrent qu'en fait ce seront les citoyens peu aisés qui supporteront le droit en question. Cependant il est connu que ce sont les successions les moins importantes qui sont soumises d'un autre côté à des droits proportionnels en faveur du fisc. Les biens qui en dépendent ne pouvant commodément se partager, les licitations, les partages avec soulte sont indispensables, et le trésor perçoit ainsi des droits de mutation à l'occasion de décès, tandis que les successions importantes, permettant un partage en nature sont soumis au droit simple d'après la législation en vigueur.
Le projet ministériel renferme donc, selon moi, un vice fondamental, c'est de mettre sur la même ligne les grandes et les petites fortunes et de les frapper dans la même proportion, tandis que déjà les petites successions se trouvent sous d'autres rapports dans des conditions plus défavorables vis-à-vis du trésor.
D'un autre, côté tout ce que l'exécution de la loi présentera d'onéreux et de vexatoire pèsera plus fortement encore sur la petite bourgeoisie.
Pour moi, j'admettrais l'impôt en ligne directe en ce qu'il a réellement de démocratique, mais pour obtenir ce résultat, il est important que l'article 2 du projet soit modifié profondément.
Je ne suis pas frappé de la considération que l'impôt en question, restreint aux successions de quelque importance, ne rapportera pas le revenu qu'on se promet de la loi. Je ferai observer à cet égard que les prétentions ministérielles ont singulièrement grandi depuis le 15 mai. Alors on sacrifiait l'impôt en ligne directe et l'on se serait contenté du serment dont certainement on n'attendait pas un produit excédant 400,000 fr.
Aujourd'hui on renonce au serment, mais d'un autre côté on exige le droit en ligne directe organisé de telle manière qu'il rapportera au trésor des ressources d'une valeur triple au moins. C'est là bien certainement sortir de la crise avec tous les honneurs de la guerre, je désire seulement que ce ne soit pas aux dépens de l'honneur et de la dignité de la chambre.
(page 1460) Quant à moi, messieurs, je ne saurais souscrire à un ordre de choses qui non seulement pèsera sur la classe moyenne, mais doit l'exposer aux embarras et aux vexations qui nécessairement naîtront de la loi, si l'on maintient l'article 2 tel qu'il est proposé par le gouvernement. Dans ce cas aussi, il me serait impossible de donner un vote favorable au projet de loi.
- La séance est levée à 5 heures moins un quart.