(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1217) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à midi et un quart.
La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la dernière séance; la rédaction en est approuvée.
M. A. Vandenpeereboom présente l'analyse des pièces qui ont été adressées à la chambre.
« Plusieurs habitants d'Ath prient la chambre d'ajourner la discussion du projet de loi sur l'enseignement moyen. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Plusieurs habitants de Westvleteren prient la chambre de rejeter le projet de loi sur l'enseignement moyen. »
« Même demande de plusieurs habitants de Lombeek-Notre-Dame, Wulveringhem, Saint-Genois. »
- Même décision.
« Un grand nombre d'habitants de l'arrondissement de Charleroy demandent que le projet de loi sur l'enseignement moyen contienne une disposition qui autorise le gouvernement à créer des collèges de l'Etat dans quelques chefs-lieux d'arrondissement. »
- Même décision.
Message du sénat faisant connaitre l'adoption :
- du projet de loi organisant le service du caissier de l'Etat;
- du projet de loi instituant une banque nationale ;
- du projet de loi prorogeant quelques dispositions de la loi du 15 juillet 1849 sur l'enseignement supérieur;
- du budget des dotations pour l'exercice 1851. »
M. le président. -Le bureau a composé comme suit les deux commissions suivantes :
Commission chargée de l'examen du projet de loi relatif à l'érection, en commune distincte, d'un hameau de la commune de Beverloo (Limbourg): MM. de Theux, Julliot, de Renesse, de Pilleurs et Christiaens.
Commission chargée de l'examen du projet de loi relatif à la déchéance en matière de consignations : MM. Osy, Orts, Cools, Mercier et de Man d'Attenrode.
M. le président. - La discussion générale continue. La parole est continuée à M. Coomans.
M. Coomans. - Messieurs, avant de reprendre le fil du discours que vous m'avez permis d'interrompre hier, je crois devoir vous entretenir un instant des nombreuses pétitions qui nous sont parvenues et qu'on s'efforce aussi de dépeindre sous un faux jour, sous un jour aussi défavorable à la moralité qu'à l'intelligence des pétitionnaires. On nous parle de tactique, mais il n'y a pas de tactique plus visible que celle qui consiste à ridiculiser le pétitionnement, à nous répondre par des rumeurs et des rires chaque fois que nous invoquons ces manifestations civiques comme une preuve de la vive émotion que le projet ministériel répand, dans le pays.
Messieurs, on s'efforce d'amasser autour du pétitionnement presque unanime dont l'instruction publique est, en ce moment, l'objet, des ombres qu'il importe de dissiper. D'honorables adversaires attribuent positivement à de la tactique, à d'indignes menées, à d'odieuses calomnies les manifestations constitutionnelles qui nous sont adressées. Ils prétendent que l'opinion publique est égarée, que les pétitionnaires ne savent pas ce qu'ils font, qu'on leur arrache des signatures par l'intimidation et l'astuce. le ne me bornerai pas à faire remarquer avec mon honorable ami, M. Dedecker, qu'en ce point comme sur d'autres, leur langage est renouvelé des mauvais jours de 1829 et 1830, alors qu'on tâchait aussi de ridiculiser le mouvement le plus significatif, le plus légal, le plus digne et le plus national qui se soit peut-être jamais produit sur le continent européen.
Je déclarerai qu'à mes yeux le pétitionnement actuel mérite toute notre attention, parce qu'il est notoire que des citoyens honorables de toute qualité et de tout rang y participent. Sur la plupart des pétitions dont j'ai pris connaissance, j'ai vu figurer les noms d'une foule de magistrats, de fonctionnaires municipaux, de négociants et industriels notables, d'avocats, de médecins, de pères de famille électeurs.
On y trouve aussi des noms obscurs; mais je ne sache pas qu'au droit constitutionnel de pétitionner soit attachée la condition d'être illustre ou riche. Ce droit est assuré à tous les Belges, et nous devons le respecter chez tous, même dans ses écarts, au même titre que le droit d'élection, dans ses limites légales. Il n'appartient à personne, il n'appartient surtout pas à cette chambre, sauvegarde spéciale de toutes les libertés, de dénigrer l'appel patriotique qui nous est fait par de simples citoyens, sous prétexte qu'ils n'auraient pas tous la dose de lumières qui éclate chez les défenseurs du projet de loi.
On a fait grand bruit d'une rétractation envoyée à l'honorable ministre de l'intérieur par MM. le bourgmestre et les échevins de Zantvoorde. Ces fonctionnaires déclarent que n'ayant pas compris le sens de la pétition, ils l'ont signée innocemment à la demande d'un cultivateur; mais qu'ayant ensuite connu la portée de la pétition contraire au projet, ils retirent leurs signatures.
Messieurs, je ne sais vraiment quel intérêt a pu avoir l'honorable ministre de l'intérieur à nous prouver que les fonctionnaires placés par lui à la tête d'une administration communale signent innocemment les requêtes qui leur sont présentées. Je ne comprends pas plus l'honorable ministre sur ce point que je ne l'ai compris, quand il a voulu constater que le deuxième paragraphe de l'article 17 de la Constitution a été violé pendant près de vingt ans. Ne vous semble-t-il pas, messieurs, que la démarche des bourgmestre et échevins de Zantvoorde n'est pas celle de gens éclairés et fermes, et que le témoignage d'hommes qui prêtent innocemment leur signature, ne mérite guère de faire impression sur cette assemblée?
L'étonnement de la chambre croîtrait sans doute s'il lui était prouvé que la première pétition désavouée par ces fonctionnaires était écrite dans une langue qu'ils comprennent parfaitement, tandis que la lettre contenant la rétractation est conçue dans une langue que plusieurs d'entre eux n'entendent pas.
Du reste, nous restituons volontiers au ministère les signatures en litige; nous sommes assez riches sous ce rapport pour lui faire cette aumône qui ne saurait pas nous appauvrir.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est à M. de Haerne qu'il faut les restituer...(Interruption.)
M. Coomans. - L'honorable M. de Haerne me dit que, contrairement à l'allégation qui se trouve dans la lettre de rétractation, la première pétition ne lui a pas été envoyée, qu'il n'en a pas eu connaissance.
Mais ce que nous ne pouvons pas souffrir, messieurs, c'est qu'on dépeigne le pétitionnement comme une trame ourdie de mille captations.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Qui est-ce qui fait cela ?
M. Coomans. - C'est le sens des critiques que vous et vos amis (page 1218) avez élevées. Nous engageons nos honorables adversaires à formuler nettement leurs critiques; à faire connaître les raisons de leur dédain, à justifier les attaques lancées par eux contre les pétitionnaires, je dirai contre une partie de cette chambre et notamment contre l'honorable comte de Mérode qui s'est avoué leur complice, en ajoutant avec raison que ce ne sont pas ces pétitionnaires qui bouleverseront la société.
Que nos honorables adversaires proposent une enquête, s'ils le veulent, je ne reculerai pas devant cette investigation, bien convaincu que l'honneur des pétitionnaires, que notre dignité en sortiront sains et saufs.
Chose étrange, messieurs, le pétitionnement est signalé dans cette enceinte non seulement comme une œuvre de parti, mais comme un mouvement aveugle, indigne d'une attention sérieuse. On a osé déclarer ici qu'il était le produit de menées odieuses; cependant, aucun de mes honorables adversaires n'a protesté contre les manifestations réellement odieuses qui éclatent assez régulièrement dans les tribunes quand l’œuvre ministérielle est chaudement louée.
Quelle différence cependant entre ces deux genres de manifestations populaires! L'une est décente, pacifique, constitutionnelle; l'autre est illégale, injurieuse pour une portion de cette assemblée; par conséquent pour vous, car vous n'êtes pas revêtus ici d'un mandat plus sacré que le nôtre; l'un est général, puisqu'il exprime l'opinion avouée de milliers de citoyens belges; l'autre est isolé et mystérieux, puisqu'il cache des anonymes; l'un prouve que le pays est avec nous; l'autre prouve seulement que vous avez les tribunes. Notre lot est le meilleur.
Non, messieurs, le cri des tribunes n'est pas le cri de l'opinion publique. L'opinion publique, si souvent invoquée dans cette enceinte, se fait connaître par la presse et surtout par le pétitionnement, et elle s'est prononcée, par cette voie, d'une façon dont nous n'avons pas à nous plaindre. Si le cabinet récuse ces témoignages, il n'en est plus qu'un qu'il puisse invoquer, c'est celui du corps électoral tout entier, et à celui-là je me soumets avec une entière confiance. Les comices sont le seul tribunal où les représentants de la nation puissent décemment comparaître. On nous y trouvera à l'heure légale.
Quant à l'espèce de tribunal marron qui s'érige dans les tribunes en censeur de nos actes, je le récuse avec une indignation où il n'entre pas un grain de dépit. Loin d'envier les applaudissements des tribunes, je les subirais avec humiliation, avec la crainte fondée d'avoir mal rempli mes devoirs, car ils me paraîtraient le témoignage d'une popularité dont l'expérience nous a appris à redouter la funeste influence. Messieurs, l'ambition de toute ma vie sera de devenir impopulaire dans un certain sens. C'est la plus ferme des résolutions que j'ai prises. Que les manifestations dont je parle éclatent donc sur nos têtes; je laisserai à d'autres le soin de les réprimer ; je les essuierais même avec orgueil si mon mépris ne m'y rendait sourd.
Maintenant, messieurs, deux mots de réponse à l'honorable M. Dolez. L'honorable député de Mons nous accuse non seulement de ne pas comprendre aussi bien que la gauche les nécessités sociales, les droits et les devoirs du clergé, les intérêts de la religion; mais il nous reproche, avec d'autres membres, notre ingratitude politique. N'est-ce pas le ministère actuel qui a sauvé la Belgique il y a deux ans? N'est-ce pas son triomphe opportun qui nous a préservés des bouleversements les plus épouvantables? Eh, messieurs, on a déjà donné, même sur vos bancs, des explications fort diverses du maintien de la paix en Belgique, au milieu de la tourmente européenne. On a indiqué tour à tour l'abondance qui succéda à deux années de disette, le jeu de nos institutions, nos franchises communales, l'union des partis après le 24 février, etc. Votre arrivée aux affaires est une autre explication. Je l'admets dans une certaine mesure. Mais puisque l'honorable M. Dolez est si prodigue de conseils à notre égard, qu'il me permette de lui témoigner notre reconnaissance par un bon procédé du même genre, par un cadeau en même monnaie.
A sa place, nous tiendrions médiocrement à prouver que si la catastrophe de février avait éclaté sous un ministère de six Malous, (j'emploie cette définition parce qu'elle n'a rien d'injurieux, je pense, pour mes honorables amis MM. de Theux et Dechamps et parce qu'elle ne peut que rappeler un agréable souvenir de polémique à l'opinion libérale), nous tiendrions médiocrement à prouver, dis-je, que sous un semblable ministère la Belgique eût été remuée de fond en comble. A la place de l'honorable M. Dolez, nous laisserions faire cette réflexion par les anciens ministres et par leurs amis qui pourraient bien y trouver quelque fondement; mais nous nous garderions, étant ministre libéral ou défenseur considérable du ministère libéral, de laisser croire, d'affirmer que la queue de notre parti aurait fait ou toléré une révolution pour arriver aux affaires.
Au point, messieurs. L'honorable M. Dolez veut que l'atmosphère des écoles officielles soit religieuse. Sa déclaration me suffit pour ne pas révoquer sa bonne foi en doute.
Mais je puis dire, sans le blesser, qu'il se trompe, que son but ne sera jamais atteint; qu'à part cette préoccupation constante de faire concurrence aux écoles religieuses, l'Etat, ou pour mieux dire le pouvoir civil, qui est laïque, et exclusivement laïque, comme l'a prouvé M. le comte de Mérode, est radicalement inhabile à rendre l'instruction religieuse. Ici nous avons pour nous mieux que des théories; nous avons des faits, des faits européens, généraux, qui concordent tous en ce point que l'enseignement donné par l'Etat est fatalement sceptique. Je supplierais l'honorable M. Dolez, avec qui la discussion est réellement profitable, de me dire pourquoi en Allemagne, en France et en Belgique, sous deux princes éclairés et philosophes, le caractère irréligieux de l'enseignement donné par le pouvoir central a été si tranché? Pourquoi la plupart des instituteurs universitaires de France ont hautement embrassé le socialisme? Jamais on ne nous a répondu sur ce point si digne d'attention.
Messieurs, je veux être franc jusqu'au bout. Rien ne s'explique mieux, rien n'est plus logique à mes yeux que le socialisme naissant des exagérations du libéralisme sceptique. Dès qu'on se place en dehors de la sanction divine des grands principes sociaux, dès que cette vie mortelle est le but final de l'humanité, la philosophie est impuissante contre les doctrines des novateurs à la mode. Philosophiquement le socialisme et le communisme ne sont pas réfutables. La preuve c'est qu'ils sont le produit de la philosophie. Je conçois le libéralisme conservateur chez les riches chez les heureux, chez ceux que l'intérêt et le point d'honneur retiennent dans les bornes d'une législation faite principalement à leur profit.
Mais je ne conçois pas le libéralisme conservateur chez ceux qui n'ont rien à conserver, chez ceux qui n'ont pas trouvé de place au banquet social, et qui veulent s'y asseoir parce qu'ils croient qu'il n'y en pas d'autre.
Au fond, messieurs, je crains fort que l'honorable M. Dedecker n'ait raison quand il signale un abîme entre la pensée qui vous inspire, à votre insu, et la nôtre. Que dit la philosophie humaine? Elle dit que l'homme est ici-bas pour être heureux et jouir.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est peut-être la vôtre.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - C'est une philosophie à vous.
M. Coomans. - Ce n'est pas la mienne, ce n'est pas la vôtre, ce n'est celle, je le veux bien, d'aucun membre de cette chambre.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous ne faites qu'injurier.
M. Coomans. - Cette interruption est une injure véritable.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je demande la parole.
M. Coomans. - La doctrine dont je viens de parler est très répandue dans le monde. Elle a fait école en Allemagne, en France et ailleurs. Il m'est permis de l'apprécier, j'espère, surtout dans un débat sur les questions d'enseignement.
J'ajouterai que notre honorable président a seul le droit ici de me rappeler aux convenances, si je m'en écartais.
Eh bien, messieurs, cette philosophie matérialiste, la voilà prise au mot par tant de populations malheureuses qui la somment d'exécuter son programme.
Que dit, au contraire, la philosophie chrétienne? Elle dit: L'homme est ici-bas pour remplir ses devoirs, pour se dévouer et, s'il le faut, pour souffrir. La première dit: La souffrance est un mal. La seconde dit: La souffrance est quelquefois un bien, selon la manière dont on la supporte. Celle-ci ordonne l'abnégation, celle-là pousse à la révolte. Pour briser par un dernier mot sur cette matière délicate, je déclarerai hautement que si je n'étais pas chrétien, et si j'étais dénué de tout, je serais probablement socialiste; du moins, ne trouverais-je pas dans les différents systèmes philosophiques des motifs pour être un libéral conservateur. (Interruption.) Croyez-le bien, messieurs, il n'y a rien de personnel dans ces remarques; je laisse hors de cause les hommes et les partis en Belgique. Je raisonne à priori, me bornant, si vous le voulez, à faire allusion à la France.
Messieurs, je reprends la démonstration que j'ai entreprise hier. J'en étais resté à la réfutation de certaines allégations de M. le ministre de l'intérieur. Permettez-moi d'achever ma tâche.
L'honorable ministre est tombé dans une contradiction flagrante ; voici comme. L'instruction publique, a-t-il dit, est d'intérêt communal; nous avons reçu beaucoup de pétitions de communes rurales que la loi ne concerne en aucune manière. Je copie le Moniteur.
L'honorable ministre a donné à la loi ce caractère communal afin d'établir que beaucoup de communes destinées à ne pas avoir d'écoles officielles, se mêlaient de ce qui ne les regardait pas; afin de flétrir, ou du moins de discréditer leurs réclamations, comme étant inopportunes on usurpatrices.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je suis fâché de vous interrompre, mais vous me prêtez des opinions que je n'ai point exprimées. Je n'ai point dit que la loi est d'intérêt communal; j'ai dit qu'elle est d'intérêt public, d'intérêt national, voilà ce que j'ai dit. Vous me faites dire des choses que vous inventez.
M. Coomans. - Je ne tiens pas à inventer des choses, surtout lorsqu'elles peuvent être désagréables à l'un de mes honorables collègues. Je sais bien que l'honorable ministre n'a point dit que la loi n'était que d'intérêt communal, mais quand l'honorable ministre dit que la loi ne concerne en aucune manière les communes rurales....
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Les administrations des communes rurales.
M. Coomans. - Il n'y a pas que des administrateurs de communes rurales qui aient pétitionné; il y a bien d'autres citoyens qui ont usé de ce droit, je vous prie de le croire. Vous voulez jeter du blâme sur les pétitionnaires, en disant qu'ils n'avaient aucun intérêt dans la loi, que la loi ne les concernait en aucune manière, ce sont vos expressions. Effacez-les du Moniteur, j'y consens volontiers, mais aussi longtemps que vous ne les aurez pas retirées, il me sera bien permis dire que sur 2,500 communes belges il y en a 2,400 qui, selon vous, n'ont aucun intérêt à la loi. Dès lors, comment pouvez-vous dire qu'elle est d'intérêt (page 1219) national, et si elle est d'intérêt national, comment pouvez-vous prétendre qu'elle ne concerne en aucune manière les communes rurales?
M. de Mérode. - C'est bien dit.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ce n'est pas ma pensée.
M. de Mérode. - Il faut savoir parler.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous dénaturez ma pensé. Ayons au moins une discussion loyale.
M. le président. - Je dois engager de nouveau tous les honorables membres de cette assemblée, de quelque côté qu'ils siègent, d'apporter dans sa discussion tout le calme et toute la modération qu'exige la gravité des questions qui s'agitent. La chambre ne pourra qu'y gagner en temps et en dignité.
M. Coomans. - Je supplie l'honorable président de me rappeler au règlement chaque fois que je m'en écarte. Jusqu'ici je m'y suis conformé strictement, et ce n'est pas ma faute si M. le ministre m'oppose, au lieu de raisons, des interruptions au moins déplacées.
Messieurs, en qualifiant la loi d'intérêt communal, en soutenant qu'elle ne concerne que les communes où l'instruction officielle sera donnée, l'honorable ministre crée deux grosses difficultés. La première est de savoir s'il est équitable et constitutionnel d'imposer à l'Etat des charges communales, de lui imposer des dépenses d'intérêt communal. La seconde difficulté se rapporte à l'article 108 de la charte qui attribue aux conseils communaux tout ce qui est d'intérêt communal. Ainsi donc, si l'on admet, avec l'honorable M. Rogier, que la loi ne concerne que les communes à qui des écoles officielles sont destinées, il faut reconnaître aussi qu'elle est à la fois inique, puisqu'elle crée un privilège odieux, et inconstitutionnelle, puisqu'elle enfreint le paragraphe 2 de l'article 108 de la Charte. Cette argumentation me paraîtra concluante, aussi longtemps que la vieille logique dont nous nous servons encore ne sera pas remplacée par une logique nouvelle.
Le projet de loi, a dit l'honorable M. Rogier, ne concerne en aucune manière les communes rurales! Je ne tirerai pas de cette pensée de M. le ministre tout ce qu'elle fournit de conséquences défavorables à la loi; j'aime mieux protester contre ce qu'elle renferme d'erreurs dangereuses, contre ce qu'elle a d'injurieux pour des milliers de pétitionnaires. La loi est d'intérêt communal, sans aucun doute, en ce qui concerne l'action des élus de la commune et le caractère local des écoles; mais elle est aussi d'intérêt national, car elle aggrave les charges du Trésor, car les fils des campagnards doivent être admis aux écoles ministérielles aussi bien que les habitants des villes, car tous les citoyens belges ont intérêt, pour l'honneur et la sécurité du pays, à prévenir le vote d'une mauvaise loi. Le pétitionnement des communes rurales est donc pleinement justifié, et je dois exprimer le regret que l'honorable M. Rogier ait cru pouvoir parler avec tant de dédain des centaines de pétitions qui nous ont été adressées, lui qui, dans d'autres circonstances, a pris une large part à ces manifestation civiques; lui qui les a louées. J'ajoute, sans crainte de me tromper, que le pétitionnement de 1850 est inspiré par la même pensée, par les mêmes défiances, les mêmes alarmes qui signalèrent le mouvement de 1829.
Messieurs, j'ai démontré, je pense, que la loi proposée n'est pas libérale, attendu qu'elle diminue la liberté. Pour l'appeler libérale, il faut se trouver sous l'empire d'autres préoccupations que celles que la liberté inspire. L'honorable ministre des travaux publics nous objecte le projet de l'honorable M. de Theux, et prétend que le cabinet actuel ne pourrait se montrer moins libéral que le précédent ministère. L'argument me toucherait si j'avais approuvé le projet de 1846, et si le libéralisme de ce projet consistait dans le grand nombre d'écoles qu'il fondait aux frais de l'Etat. Mais je répète que ma manière de voir est tout autre. S'il était vrai de dire qu'il est plus libéral de créer dix athénées que trois, vingt que dix, trente que vingt, cent que trente, vous arriveriez à cette conclusion monstrueuse que le triomphe du libéralisme en cette matière serait la destruction de la liberté d'enseignement! Je n'ignore pas que cette conclusion est acceptée par certains libéraux, qu'en France notamment il a paru très libéral, pendant plus d'un demi-siècle, d'étouffer la liberté; mais je sais aussi que ce genre de libéralisme a fait son temps et que les libéraux les plus éclairés de France l'ont hautement abjure et répudié.
Par quelle étrange exception la liberté complète de l'enseignement serait-elle moins libérale que la liberté de la presse, la liberté de l'industrie et du commerce, et toutes les autres libertés dont nous jouissons en dehors de la concurrence de l’Etat ? Vous ne souffririez pas, j'en ai déjà fait la remarque, que l'Etat exploitât des journaux, des usines, des comptoirs, des pharmacies, des spectacles; vous qualifieriez d'illibérale cette intervention de l'Etat dans le travail physique et intellectuel des citoyens. Pourquoi donc, je le dis encore, appelez-vous libérale la restriction de la liberté d'enseignement?
L'honorable M. Lebeau avoue que l'Etat est inhabile à enseigner; mais, dit-il, l'Etat n'enseigne pas, il fait enseigner, ce quoi est tout autre chose.
Eh, messieurs, qui ne voit que, d'après la doctrine de M. Lebeau, l'Etat pourrait se constituer journaliste, fabricant, négociant, boulanger, apothicaire, médecin, pourvu que MM. les ministres déléguassent à des fonctionnaires l'exercice de toutes ces industries?
Est-il libéral encore de compliquer sans cesse les rouages du gouvernement au lieu de les simplifier? Est-il libéral d'augmenter les impôts par suite de l'accroissement continuel du nombre des fonctionnaires publics ? N'y a-t-il pas déjà assez de citoyens, en quelque sorte privilégiés, qui vivent aux dépens des autres, et convient-il de créer un nouvel et décevant appât pour cette masse de capacités équivoques et de médiocrités paresseuses qui aspirent aux fonctions publiques moins pour travailler que pour se reposer?
Avons-nous besoin d'élargir encore cette plaie de la bureaucratie, qui est la gangrène de notre civilisation?
Ce qui n'est pas libéral non plus, messieurs, c'est d'étendre l'arbitraire ministériel, de lui donner une consécration légale, de substituer le caprice, même éclairé, d'un ministre, et la routine de la bureaucratie, à l'action nettement définie de la loi. Le principal caractère de la liberté politique est la restriction minutieuse de l'arbitraire, la limitation aussi sévère et aussi droite que possible de la marche gouvernementale. Il faut que la loi règle tout ce qu'elle peut régler, afin que le pouvoir ait toujours la responsabilité, jamais le choix de l'exécution. Ce système rationnel, progressif, dans le sens honnête du mot, convient particulièrement aux institutions, aux mesures, aux besoins, aux traditions de la Belgique. J'ai remarqué avec peine qu'on s'en écarte trop souvent. On nous présente et nous votons des lois vagues et élastiques qui laissent une part extrêmement large à l'arbitraire, des lois en partie écrites et en partie verbales, à moitié publiques et à moitié secrètes, des lois à double fond qui se prêtent à toutes sortes d'expériences, et qui sont bonnes ou mauvaises, selon l'usage qu'en font MM. les ministres. Je déplore cette manière d'agir, je la trouve peu conforme à l'esprit de la charte et je suis bien décidé à n'émettre aucun vote qui m'y associe.
Le « caveant consules ne quid detrimenti respublica capiat » n'était décrété chez les vieux Romains que dans les circonstances critiques, et alors on voilait par pudeur la statue de la Liberté. La dictature grande ou petite n'est pas de saison dans la république belge, la vraie, la bonne, celle de 1830. Le projet qui nous occupe contient, comme la loi d'enseignement supérieur, plusieurs articles dictatoriaux qui suffiraient pour me le faire repousser.
Ceci m'amène aux subsides, dont les ministres belges ont les poches pleines, et dont l'honorable M. de Brouckere a signalé l'influence corruptrice. Je voudrais que ce mode d'encouragements fût réglé par la loi le plus minutieusement possible, de telle manière qu'ils fussent à la portée de chacun et la récompense du mérite ou du besoin réel, et que la responsabilité des ministres fût dégagée. J'ai déjà eu l'honneur de dire à la chambre, qu'en fait de primes commerciales et de secours à l'industrie, je réprouve toutes les libéralités qui dépendent du bon vouloir d'un homme, quelque impartial, quelque éclairé qu'il soit. Je verrais de grands avantages et peu d'inconvénients à confier aux conseils provinciaux, le partage des fonds alloués sur le Trésor, pour améliorer la voirie vicinale, reconstruire des églises et des presbytères, assainir les communes, etc. Dégagé de ce soin, qui lui procure moins d'amis que d'adversaires, le pouvoir central n'en serait que plus libre, plus fort et plus respecté. Appliquant ces idées à l'enseignement moyen, je n'hésite pas à dire que le meilleur système, selon moi, d'intervention de l'Etat en cette matière serait la distribution des fonds publics aux écoles moyennes, et aux collèges, tant communaux que privés, d'après les résultats de concours légalement organisés.
En divisant ces écoles par catégories, selon leur siège et leur organisation scientifique, en les appelant à concourir, élèves contre élèves, professeurs contre professeurs, devant un jury national bien organisé, en assurant des prix aux uns, des secours provisoires aux autres, d'après les propositions du jury; en armant l'Etat d'une inspection efficace sur tous les établissements qui accepteraient la lutte; en l'élevant au-dessus de tous, non comme un concurrent jaloux et affairé, mais comme un protecteur désintéressé et généreux, vous obtiendriez, messieurs, des résultats remarquables sous le rapport de la science et de l'éducation, vous débarrasseriez le gouvernement d'un fardeau qui l'accable, vous recueilleriez le fruit de vos sacrifices, vous respecteriez la liberté, vous feriez une loi véritablement libérale et vous prépareriez les voies à une grande réforme que j'appelle de tous mes vœux, la concession des emplois publics, par voie de concours, aux plus dignes et aux plus capables. Ce système , que j'ai peut-être l'imprudence d'énoncer en termes trop sommaires, ce qui me fait courir le danger d'être mal compris, ce système s'adapte admirablement, ce me semble, à notre Constitution, à nos franchises communales, à nos habitudes, à nos mœurs, aux faits accomplis, aux faits à venir. Je ne le formulerai point, car la situation des esprits, les engagements du ministère, les précédents des opinions qui divisent la chambre ne me permettent pas de compter sur un succès même partiel. Je me bornerai à voter contre l'ensemble du projet.
Messieurs, je pourrais démontrer, par diverses preuves, qu'il n'est pas nécessaire d'être clérical pour professer les doctrines que je défends. Je n'alléguerai qu'une seule de ces preuves, sous la forme d'une citation très curieuse, très pittoresque et très concluante, empruntée à M. de Cormenin, publiciste et légiste distingué, non suspect, je pense, de subir l'influence occulte! Voici comment M. de Cormenin appréciait, il y a quelques semaines, la loi d'enseignement soumise à l'assemblée législative. On a beaucoup parlé ici de cette loi; quelques-uns de mes honorables amis l'ont proclamée plus libérale que le projet en discussion ; quelques-uns de mes honorables adversaires l'ont fort maltraitée ; Ici uns et les autres me semblent avoir raison, car je me bornerai à dire de la loi française que ce n'est pas en faire un grand éloge que de la juger préférable au projet belge. Messieurs, veuillez écouter M. de Cormenin, dont le langage vous reposera de l’attention fatiguée que vous avez bien voulu accorder au mien :
« Qu'y a-t-il de commun entre les constitutions impériales et royales (page 1220) des gouvernements précédents, et la Constitution républicaine de 1848? « Que lisons-nous sur le frontispice des premières? L'Enseignement n'est pas libre. Que lisons-nous sur le frontispice de la Constitution actuelle? L'Enseignement est libre.
« Or, comment l’enseignement serait-il libre de fait et de droit, si « l'Etat, par son monopole, empêche de fait et de droit l'enseignement d'autrui d'être donné par autrui, et la liberté d'être libre?
« Où avez-vous vu que l'Etat puisse se faire maitre de pension? Où l'avez-vous vu? Où avez-vous pu le voir légalement, ailleurs que dans la Constitution? Dans quel article? Est-ce dans l'article 9, qui n'accorde à et l'Etat qu'un droit de surveillance? Comment donc! l'Etat pourrait être à la fois son professeur et son inspecteur! L'Etat se surveillerait lui-même ! Il pourrait se faire sa part de liberté, grande à lui, cela va sans dire, petite aux autres, si petite même qu'il n'en resterait rien, ou si peu que rien. »
« Et, de plus, l'Etat spéculerait industriellement ! Il serait à lui-même, il serait à la fois son bailleur de fonds avec nos fonds, son receveur et son contribuable! Il ferait concurrence d'écus avec nos écus, et subsidiairement de science, en achetant la sienne à bon marché, puisqu'elle ne lui coûterait rien, pour la revendre à bénéfice !
« Mais dans quel article de la Constitution, je vous prie, avez-vous vu qu'il fût permis à l'Etat de vendre aux enfants de la bourgeoisie, pour leurs aises et commodités, du cirage, du grec et de l'abondance, et d'en tirer, outre l'honneur, de petits profits?
« Comment l'instituteur particulier, qui sera obligé de payer le loyer d'une maison, son entretien, son propre salaire, son vivre, son caissier, ses domestiques, son portier et ses maîtres, pourra-t-il possiblement entrer en concurrence avec l'Etat pédagogue, qui se fait payer honorablement par le budget sa maison, ses directeurs, ses inspecteurs, ses censeurs, ses économes, ses écoles normales et ses professeurs?
« Si l'Etat fournissait à des cordonniers privilégiés le logement, la nourriture et le salaire, et que les souliers, vendus dans le commerce six francs la paire, fussent livrés dans la boutique de l'Etat pour trois francs seulement, l'Etat pourrait-il sans se moquer des gens, dire: « L'industrie du soulier est libre !
« Si vous n'appelez pas votre monopole d'Etat un monopole, quel nom lui donnerez-vous? et qu'est-ce donc que la liberté dont vous nous octroyez l'exercice, sans l'égalité dont vous nous ôtez les moyens?
« Croyez-vous que sans la liberté constitutionnelle, sans la liberté complète, sans la liberté libre, la nation des travailleurs, jusqu'ici retenue dans les liens de l'abécédaire, puisse se former et gravir à l'exercice intelligent et consciencieux du suffrage universel?
« Ne sentez-vous pas, d'ailleurs, aux nouvelles aspirations de la démocratie, à tous ces souffles qui se répandeut autour de vous, qu'il faut retremper vos langueurs scolaires et vos universités épuisées, dans les sources vives de la liberté?
« Après tout, si vous pensez que l'éducation de l'Etat est la meilleure, est-il logique de souffrir l'éducation libre; et si vous pensez, au contraire, que l'éducation libre est préférable, est-il logique de souffrir l'éducation de l'Etat?
« Qu'on s'explique : Veut-on ne mouler toutes les générations que dans l'uniformité de l'instruction classique, et continuer à ne faire de nos enfants que des petits Romains et des petits Grecs?
« Ne semble-t-il pas qu'on pourrait, sans trop de dommage, laisser Lyon, Toulouse, Marseille, Rouen, Bordeaux, Lille, Amiens, Nantes, Orléans, et les autres villes, nous dire s'il leur convient d'avoir tant de Romains et de Grecs dans leurs murs, ou d'en avoir moins, ou même de n'en point avoir du tout ?
« Ne serait-il pas temps, enfin, que ces puissantes villes, dégagées des liens universitaires, marchassent toutes seules dans leur propre force et dans leur propre intelligence? Et en quoi la France serait-elle exposée à se voir démembrer et à subir l'invasion des Cosaques, parce que Nantes, Bordeaux, Rouen, Toulouse, Marseille, Orléans, Lille et même Quimper, ne seraient pas traînées à la remorque de Paris, et parce qu'elles prendraient la liberté grande d'avoir des collèges à elles, qu'elles accommoderaient à leur gré et façon, pour le bien et l'avantage des pères et des enfants de la cité ?
« Comment, après leur élection par le suffrage universel, comment, dès leur première séance, comment, avant toute délibération, les conseils municipaux de toutes les villes de France n’ont-ils pas réclamé leur décentralisation intellectuelle, et demandé qu'on les laissât croire comme ils veulent croire, qu'on les laissât penser comme ils veulent penser, qu'on les laissât s'instruire comme ils veulent s'instruire, et qu'après tant d'années d'un servage abrutissant, on leur permît, à l'exemple de l'Allemagne et de l'Italie, des Etats-Unis et de l'Angleterre, de vivre de leur souffle propre et de rentrer en possession d'eux-mêmes? »
« Aurait-on juré, la Constitution, et peut-être sur la Constitution, qu’on ne laisserait pas aux communes de France une ombre, une parcelle, un atome de leur indépendance et de leur libre arbitre? et pour leur ôter toute vie municipale, pour mieux leur signifier, pour mieux leur faire voir et sentir qu'ils ne sont pas des collèges de Nantes, de Toulouse, de Bordeaux, de Rouen, de Caen. de Lyon, de Marseille, leur organisera-t-on toujours des collèges aujourd'hui nationaux, hier royaux, uniformément marqués au front de la marque de Paris, comme un stigmate ineffaçable de provenance et de fabrique, avec des recteurs étudiés et choisis à Paris, avec des inspecteurs lancés à haute pression, à toute vapeur, sur les rails des chemins de fer par les chaudières de Paris, et avec des comités provinciaux, départementaux, cantonaux, communaux, épurés, égouttés et passés au filtre de Paris? »
Ici, messieurs, j'ouvrirai une parenthèse à l'adresse de l’honorable ministre des travaux publics. L'honorable ministre des travaux publics a toujours cru et croit encore que nos communes, nos grandes cités particulièrement, doivent conserver la faculté d'avoir des collèges à elles. Je suis persuadé que si l'honorable ministre croyait que la ville de Gand pourrait être privée de la direction de son établissement d'instruction moyen et destituée du droit d'enseigner par elle-même, il aurait un motif de plus d'hésiter à voter la loi telle qu'on la propose. Eh bien, messieurs, cette privation est formulée dans la loi.
D'après la loi, il y a confiscation complète de la liberté communale,, dans certains cas, notamment lorsqu'il plaira au gouvernement d'établir dans telle ou telle localité une école à lui. Dès lors la commune ne pourra pas avoir son école à elle. Le cas peut donc se présenter où la ville de Gand, par exemple, mécontente de l'école ministérielle, sera privée du droit d'en établir une selon sa convenance.
L'honorable ministre acceptait-il cette éventualité, en 1842 et 1846?
Je rends la parole à M. de Cormenin.
« Si c'est là le genre de liberté dont les villes et les départements, qui ne sont pas tous de Paris, ont la liberté de s'entre-faire, que messieurs leurs représentants nous le disent.
« Mais en attendant, me permettrez-vous d'analyser votre projet en peu de lignes ? Eh bien, les articles 1,2, etc., jusqu'au quatre-vingt-septième et dernier, ne font pas autre chose que d'organiser la haute police de l'Etat contre les criminels de lèse-majesté universitaire, contre les condottieri des méthodes nouvelles, contre les ennemis du monopole, qui passent, aux yeux des monopoleurs, pour des ennemis de la patrie. »
Après avoir critiqué avec la même verve la création du Conseil supérieur de l'instruction publique, M. de Cormenin ajoute :
« Non, il faudrait n'avoir pas la moindre connaissance, ni du cœur humain, ni de la légèreté nonchalante de l'esprit français, ni de ce qui s'est passé, se passe et se passera toujours dans ces grandes et impuissantes commissions officielles, pour ne pas concevoir qu'avec la section permanente, qu'avec toutes les forces, toutes les adresses, toutes les habiletés, toutes les traditions, toutes les convergences, toutes les expériences, et tous les intérêts de corporation d'un côté, et avec toutes les faiblesses de position, tous les dégoûts d'isolement, toutes les défiances réciproques et toutes les incapacités relatives de l'autre, que, sous un pareil régime, le ministre ne sera rien, le conseil supérieur, moins la section permanente, rien, et finalement, la liberté de l'enseignement, rien. »
M. de Cormenin conclut en ces termes :
« Est-ce parce que vous aurez corroboré le monopole dictatorial et professoral de l'Etat, imposé de force vos maîtres à la France, ôté toute initiative aux villes et communes, éteint la province dans son dernier rayon, exagéré la commissionomanie dans le grand et dans le menu, étouffé l'esprit de famille, multiplié l'abus des internats, claustré toute publicité, grevé le budget et emmailloté l'enseignement dans les langes de mille petites servitudes, que vous appelez ça une belle et grande loi ?
« D'honneur, n'est-ce pas diminuer cette haute question de l'enseignement, que de la ravaler à la proportion d'une lutte de partis, tandis que nous ne devrions la considérer et la traiter amplement, généreusement que dans l'intérêt des progrès de l'esprit humain, de la vérité à la Constitution, de l'honnêteté des mœurs publiques, de la grandeur et des devoirs de l'éducation populaire et des droits de la liberté?
« De la liberté ! ah ! je crains bien que le Français ne soit pas fait pour elle ! il ne la sent pas, il ne la comprend pas, il ne la veut pas. »
Législateurs belges! voilà bien des vérités à votre adresse. Profitons-en, afin que, en cela encore, nous agissions plus sagement que la France qui les a méconnues !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, j'avoue que c'est sous l'empire d'un sentiment très pénible, d'une véritable indignation que j'ai demandé tout à l'heure la parole, en interrompant l'honorable préopinant. J'avais peine à contenir les sentiments qui faisaient explosion dans mon âme en entendant sous des mots doucereux, sous un langage d'une modération simulée, des outrages déversés sur toute une opinion considérable...
M. Coomans. - Pas le moins du monde.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - … contre toute une opinion considérable qui tient une si grande place dans le pays, qui a donné des gages éclatants de son amour pour nos institutions et qui vous a vaincus dans ces comices auxquels vous faites appel.
S'il faut en croire l'honorable préopinant qui ne fait, du reste, qu'exprimer avec plus de franchise ce qui se cachait sous des voiles dans bien des discours dont le souvenir n'est pas effacé, le libéralisme, non pas ce bon libéralisme qui est celui de nos adversaires, mais le mauvais libéralisme qu’ils combattent et qui est le nôtre, le mauvais libéralisme, c'est le socialisme; nous le représentons au pouvoir! (Interruption.)
Oh ! point de dissimulation : ayez du courage jusqu'au bout ; et si vous vous sentez défaillir, j'arracherai le masque de votre pensée pour livrer cette pensée toute nue à la risée publique.
Oui, c'est là le langage qu'on tient en dehors de cette enceinte ; et qui, (page 1221) dans cette enceinte, se traduit encore dans maints discours. Fantôme trompeur et mensonger, auquel ne croient point ceux qui l'agitent, et qui le font mouvoir dans l'espérance de réunir quelques pauvres dupes autour d'eux! C'est pour essayer de lui donner un corps, une apparence qui lui manque, que l'un de nos plus ardents antagonistes ramène sans cesse dans nos débats, à tout propos, je veux dire hors de propos, ce droit de succession, objet de si vives colères ; c'est pour cela qu'il l'évoque, soit qu'il s'agisse des chemins de fer ou des céréales; c'est pour cela qu'il est venu l'introduire encore dans la discussion de la loi sur l'enseignement. Le sujet prête aux mouvements d'éloquence, il sert à balbutier les mots de propriété et de famille, et laisse deviner cette qualification que l'on retrouve dans les libelles, mais qui vient ici pudiquement expirer sur les lèvres de l'orateur. Puis, c'est l'honorable préopinant qui reprend la même injure pour la lancer à une classe entière de citoyens qui représente la majorité légale dans ce pays. C'est lui qui se charge de former la généalogie de nos principes et d'établir une filiation adultère entre nos opinions et ces opinions subversives qui fomentent et débordent dans les bas-fonds de la société et sont frappées de la réprobation du monde.
Le libéralisme, messieurs, est une émanation des principes les plus purs d'ordre et de progrès, de tolérance et de liberté; c'est lui qui, après des luttes incessantes, a fait enfin prévaloir les libertés civiles et politiques, la liberté de conscience surtout; c'est ce libéralisme, messieurs, qui vous a sauvés au 24 février. Ah! je m'en souviens encore, je vous ai vus descendre de vos bancs, vous trembliez alors, vous aviez peur, vous êtes venus presser nos mains et reconnaître vos erreurs...
M. de Liedekerke. - Je proteste pour ma part que je n'ai rien fait de semblable.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous n'étiez pas ici. Je cite des faits qui se sont passés dans cette chambre en présence de la plupart des membres qui sont encore ici et qui peuvent juger maintenant de la sincérité des protestations que votre effroi laissait échapper.
M. de Liedekerke. - Je proteste!
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oh ! c'est là ce qui s'est passé; c'est là ce que la Belgique entière a connu, et vos protestations tardives n'y pourront rien changer.
Mais aujourd'hui, ayant tout oublié, le courage étant revenu, l'aveu que vous fîtes alors est aujourd'hui le texte d'une nouvelle injure. « Bel honneur que vous vous faites! s'écrie l'honorable préopinant; vous voudriez donc faire accroire que, si vous n'aviez pas été au pouvoir, si le pouvoir avait été entre nos mains, vous auriez laissé passer la révolution, » Vos consciences protestent contre nos paroles.
Vous connaissez la mesure de votre impuissance ; vous en faisiez l'aveu après le 24 février ; vous sentiez alors que vous auriez succombé sous l'impopularité dont vous étiez accablés, vous auriez péri parce que vous n'aviez pas de racine dans l'opinion publique. Mais ce que vous savez surtout, c'est que si nos institutions avaient été menacées, c'est en marchant sur nous qu'on aurait été vous renverser !
Messieurs, l'honorable membre disait tout à l'heure, pour en faire un autre sujet d'injure, que nous calomniions les pétitionnaires. Oui, vous faites un signe affirmatif; confirmez de nouveau que nous calomnions les pétitionnaires, que nous méconnaissons le droit de pétition, que nous le livrons à la dérision, à la raillerie.
Non, messieurs, nous respectons profondément le droit de pétition; ce que nous blâmons, ce sont les manœuvres employées pour tromper, pour égarer les populations; on leur dit : que les églises seront fermées, que les prêtres seront chassés de l'autel ; on imprime que le temps des persécutions arrive, que les institutions communales sont menacées; que le règne de Joseph II et de Guillaume Ier va revenir.
Voilà ce qu'on ne craint pas de dire de répéter, d'imprimer; voilà ce que nous pourrions nommer d'odieuses calomnies, si le mépris public n'en faisait bonne et prompte justice. Et si nous protestons contre des actes aussi blâmables, c'est dans votre intérêt même. Vous vous proclamez conservateurs! Mais croyez-vous que lorsque tant de mensonges auront été répandus dans le pays, croyez-vous que lorsque vous aurez ainsi signalé le pouvoir à la haine, au mépris des citoyens, croyez-vous qu'il serait suffisamment fort, si l'heure du danger venait à sonner?
Et si, étranges conservateurs, vous avez peu de souci du pouvoir civil, croyez-vous qu'il n'y a pas, dans ce qui se passe, la source d'une triste et déplorable déconsidération pour les agents les plus actifs, les plus influents de cette agitation que vous provoquez?
Croyez-vous que la loi étant votée et exécutée, le prêtre restant à son autel, les temples n'étant pas fermés, ce règne de Joseph II et de Guillaume ne venant pas, cette nouvelle édition des arrêtés de 1825 n'étant pas publiée, les libertés communales, loin d'être restreintes, étant étendues et respectées, croyez-vous que la conscience révoltée des populations ne poussera pas enfin ce cri qui enlève tout prestige aux chefs, qui affaiblit, qui détruit toute puissance morale : On nous avait trompés !
Qu'y a-t-il au fond de ce débat? au premier abord, à ne considérer que les clameurs qui s'élevaient autour du projet de loi, on pouvait croire qu'il s'agissait vraiment de combattre un monopole, de défendre les libertés communales, de discuter le mode à adopter pour introduire l'enseignement religieux dans les écoles. Purs prétextes! simple stratégie parlementaire! ce n'était là qu'une fausse attaque pour masquer le point sur lequel on voulait se porter. Au fond de ce débat il n'y a pas autre chose que la négation la plus absolue, la plus audacieuse de tous les droits du pouvoir civil. Aujourd'hui, le terrain de la discussion est donc entièrement changé. L'Etat est incompétent pour enseigner. (Interruption). Le pouvoir civil, me dit M. de Mérode; pour moi, c'est tout un. (Réclamation). Permettez! l'Etat, le pouvoir civil est incompétent pour donner l'enseignement, l'Etat, le pouvoir civil n'a ni religion ni doctrines, ni principes, ni morale... c'est ainsi que l'on parle; la conclusion le laisse aisément deviner.
La doctrine de l'Etat, du pouvoir civil, sa religion, sa morale, ses principes, c'est le Code pénal ; son grand prêtre, c'est le bourreau ! (Interruption.) Oh ! c'est ainsi que l'on s'est exprimé. Ecoutez-moi ! conservateurs, qui ne craignez pas de signaler, à vos populations religieuses, ce pouvoir civil, comme le type de l'impiété et de l'athéisme ; ne comprenez-vous pas qu'elle vont vous répondre que l'on ne peut trop se hâter de renverser, de briser un pareil pouvoir !
M. Dumortier. - Je vous prie de ne pas dénaturer ma pensée !
M. le président. - Messieurs, pas d'interruption, je vous prie.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - C'est aussi à M. de Mérode que je réponds.
M. de Mérode. - Je n'ai pas dit cela.
M. le président. - J'invite M. de Mérode, j'invite M. Dumortier à ne pas interrompre.
M. de Mérode. - Mais M. le ministre des finances me fait dire ce que je n'ai pas dit.
M. le président. - M. de Mérode pour la seconde fois, je vous invite à ne pas interrompre. Vous aurez la parole à votre tour, je vous inscris.
M. de Mérode. - Je ne puis me laisser attribuer...
M. le président. - Si M. de Mérode reste sourd à mes avertissements réitérés, je serai obligé de le rappeler à l'ordre.
M. de Mérode. - J'ai le droit de parler quand on m'attribue ce que je n'ai pas dit.
M. le président. - M. de Mérode je vous rappelle à l'ordre !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je ne crois pas dénaturer la pensée des honorables membres auxquels je réponds. Ils ont énoncé en termes fort clairs, très précis, irrécusables, que l'Etat ou le pouvoir civil, pour ne pas provoquer une nouvelle réclamation de la part de M. de Mérode, n'a pas de religion, pas de doctrine, pas de morale, que sa morale c'est le Code pénal, son grand prêtre le bourreau, que l'Etat ou le pouvoir civil est athée !
C'est là le sophisme le plus grossier, permettez-moi cette expression, qui puisse être présentée; il n'est pas nouveau; il sert de base, si je ne me trompe, à ce rapport sur la loi d'enseignement de 1835, qui est l'œuvre de l'honorable M. Dechamps. C'est ce que Bentham nommait le sophisme par confusion.
Lorsque l'on dit : l'Etat n'a pas de religion, on exprime par là que l'Etat, le pouvoir civil, la puissance publique, ne prête pas son appui pour faire prévaloir, dominer, régner une religion exclusive. Voilà ce que l’on entend par cette pensée : L'Etat n'a pas de religion ; c'est-à-dire qu'aucune religion particulière, exceptionnelle, privilégiée, ne peut obtenir pour ses commandements, qui n'ont d'empire que sur les âmes, la sanction des lois civiles; c'est-à-dire, enfin, qu'aucune religion ne peut plus invoquer le bras séculier; et c'est là cette noble conquête des temps modernes connue sous le nom de la liberté de conscience.
Mais, comme les principes religieux et moraux ne sont point le domaine exclusif de tel dogme ou de tel culte, comme les religions dignes de ce nom, ont à leur base des principes moraux; comme la philosophie elle-même, non point cette philosophie impure dont nous parlait tout à l'heure l'honorable préopinant, mais la philosophie qui a toujours honoré l'humanité, n'enseigne que des doctrines morales, il est évident que tous les hommes, catholiques ou protestants, juifs ou philosophes, appelés à la participation de la puissance politique, à la direction de l'Etat, ne peuvent chercher et ne cherchent qu'à faire prévaloir dans les lois et dans les mœurs, non l'impiété et l'athéisme, mais des doctrines véritablement morales et religieuses.
Aussi, de ce qu'il n'y a plus de religion de l'Etat, de ce que les consciences ne peuvent plus être opprimées, tirer de là la conséquence que l'Etat n'a point de principes religieux, qu'il est athée, qu'il n'a point de doctrine, point de morale; messieurs, cela est vraiment incompréhensible! Sans doute encore cet être intellectuel, cet être moral qu'on appelle l'Etat, qui n'a ni corps ni âme, qui est insaisissable, qui n'est visible que dans l'esprit, sans doute, cet être moral ne pratique pas une religion, et l'on n'a jamais prétendu que la fiction pût opérer pareil miracle. Mais on a prétendu longtemps que la puissance publique pouvait contraindre les hommes à pratiquer un culte plutôt qu'un autre. Libres sous ce rapport, ont-ils cessé d'être religieux et moraux? Et enfin, messieurs, l'Etat, le pouvoir civil, qu'est-ce donc, si ce n'est vous? Le corps et l'âme du pouvoir civil, de l'Etat, c'est vous! C'est par vous que l'Etat pense; c'est par vous que l'Etat agit. Eh bien! ne comprenez-vous pas que le sophisme que je dégage de son enveloppe trompeuse, ne signifie lien, si ce n'est que vous êtes sans religion, que vous êtes athées! que vous êtes sans principes, que vous êtes sans foi, que vous êtes sans morale. Mais à quel titre faites-vous donc des lois? A quel titre réglez-vous les droits de la famille, la pu^'-puissance paternelle, le mariage? A que titre proscrivez-vous la bigamie? Vous n'avez pas de doctrine ; vous n'avez point de principes, point de morale, et vous vous permettez (page 1222) de décider sur ces points ! Vous n'avez pas de doctrines, pas de morale! Mais à tel titre, je vous prie, punissez-vous le mal? N'est-ce pas en vertu de principes moraux? N'est-ce pas en vertu de principes qui sont puisés ailleurs que dans le texte même du Code pénal ?
M. Dumortier. - Où?
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Dans les principes de la morale!
M. Jullien. - Et de la religion !
M. Dumortier. - C'est cela.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Vous jugez donc de ces faits, des nécessités sociales, des obligations, des droits, des devoirs de l'homme, de ses fins sur la terre, en vertu de ces grands principes religieux et moraux inscrits dans la conscience de l'homme.
Mais, quand il serait vrai cependant que l'Etat, cet être de raison, ne peut être réputé avoir ni religion, ni doctrines, ni morale, s'ensuivrait-il, messieurs, que les agents préposés à la puissance publique, seraient incapables de choisir les professeurs; car c'est à cela, j'imagine, que se borne le rôle de l'Etat? Or, nous sortons ici des fictions, nous entrons dans les réalités; c'est un homme cette fois qui s'adresse à un autre homme. Cet être est réel cette fois; il est en chair et en os; cet être a une pensée, il a une âme, il a une religion, une philosophie, une morale, des principes, une science; de quel droit viendrait-on déclarer que les préposés à la puissance publique sont incapables de désigner l'homme qui pourra enseigner cette morale, cette science, de constater qu'il la possède et qu'il peut la communiquer à ses semblables?
Quoi ! dans un pays où le premier venu peut s'instituer professeur de la jeunesse sans que nul ne puisse l'interroger sur sa religion, son culte, ses principes, sa morale, sa science, les élus de la nation, des pères de famille seraient déclarés inhabiles, incapables, incompétents, pour choisir les instituteurs de leurs enfants! Il y a vraiment ici une insurrection si manifeste contre le bon sens que l'on ne sait trop ce qui pourrait l'excuser.
Et puis, où vous arrêterez-vous, après avoir nié les droits, l'aptitude, si vous voulez, de l'Etat, du pouvoir civil? Vous proclamez, si je ne me trompe, les droits des communes; c'est en faveur de leurs droits que vous parlez; ces droits, nous, nous les violons! Mais quelle est, je vous prie, la religion de la commune, la morale de la commune? Nous ferez-vous la grâce de nous les indiquer? et si la commune, à contresens, n'a pas plus de religion, ni de morale que l'Etat; concluez donc, ô rigoureux logiciens! ou plutôt, avouez que c'est, de votre part, un indigne prétexte d'invoquer ici, en matière d'enseignement, les droits des communes.
Savez-vous ce que c'est que votre système? C'est le système de la théocratie pure. Vous en fait es ici la théorie. Vous êtes inconséquents si vous admettez que la commune puisse enseigner ; je vais plus loin : Vous ne pourrez pas reconnaître ce droit à une association de pères de famille; vous ne le pourrez pas, car vous direz, au même titre, quelle est la religion, la morale de cette association de pères de familles? Vous considérez que chaque membre individuellement peut avoir une religion, une philosophie, une morale ; mais vous nierez la religion, la morale, de l'être intellectuel qui se nommera association ; sinon vous reconnaîtriez l'hérésie dans laquelle vous tombez, lorsque vous contestez les droits communs, ou si vous l'aimiez mieux, de l'Etat, du pouvoir civil.
En définitive, la commune qu'est-ce autre chose que la représentation des pères de famille? L'Etat, qu'est-ce autre chose que le nom donné à l'assemblée des familles du pays? Et l'on vient soutenir devant vous, messieurs, que vous êtes incompétents pour vous occuper des matières de l'enseignement! Que vous n'avez aucune espèce de qualité pour choisir les professeurs, les livres! Qu'il faut remettre à un autre pouvoir le soin de consacrer ceux qui pourront former le cœur et l'esprit de vos enfants !
Certes, je ne viens pas prétendre que le droit d'enseigner soit un droit régalien qui, en soi, au point de vue spéculatif, fait partie essentielle des prérogatives des gouvernements. Mais je dis que les gouvernements ne sont ni incompétents, ni inhabiles, pour faire donner l'enseignement! que dans nos Etats modernes, c'est une nécessité sociale; et c'est ce que le Congrès a parfaitement compris, en déclarant, d'une part, que l'enseignement est libre; de l'autre, qu'il y a une instruction publique donnée aux frais de l'Etat !
Je sais qu'au milieu du désordre qui règne aujourd'hui dans le monde, on fait aisément accueillir par les esprits crédules, les pitoyables sophismes que je viens de discuter devant vous. Voyez, s'écrie-t-on, quelle anarchie dans les intelligences, quels troubles dans les idées ! Quelle absence de sentiments moraux et religieux? Qui faut-il accuser, qui faut-il en rendre responsable? Tournez les yeux vers cette pauvre France, et vous y verrez les œuvres du monopole, de l'enseignement donné par l'Etat !
Messieurs, l'Université a été fondée en France, par l'empereur; c'est l'empereur aussi qui rétablissait la religion catholique; et, dans ses décrets sur l'université, il déclarait que la religion catholique, apostolique et romaine était la base de renseignement dans les lycées. Sous l'Empire, a-t-on vu un prêtre refuser l'enseignement religieux dans les lycées? Jamais cet enseignement n'en a été proscrit.
Les choses ont ainsi continué jusqu'en 1815. Est venue la Restauration. Le monopole à qui a-t-il été livre alors? Il a été envahi par le clergé. Vous ne soutiendrez pas que pendant ce temps, pendant ces 15 années, il n'y ait pas eu d'instruction religieuse dans les établissements du monopole en France. Eh bien, messieurs, si je devais conclure d'après vos prémisses, je serais obligé de dire que ceux qui étaient alors enfants et qui aujourd'hui sont hommes, que ceux qui vous épouvantent, dont les idées perverses jettent l'effroi dans vos âmes, que ceux-là sont sortis d'un monopole livré au clergé.
Est-ce donc la première fois que le monde assiste à un pareil spectacle? Faut-il remonter bien haut dans l'histoire pour y trouver la condamnation de vos étranges affirmations. Tous les livres ne sont pas brûlés, messieurs ; nous pouvons encore ouvrir l'histoire et l'interroger.
Les anabaptistes, au XVIème siècle, n'ont-ils pas prêché toutes les doctrines immondes du socialisme moderne, toutes, je n'en excepte pas une? N'ont-ils pas fait d'innombrables prosélytes? Ne se sont-ils pas installés dans Munster, ville épiscopale dirigée par un sénat composé de chanoines nobles et que l'on pouvait croire ainsi suffisamment défendue contre les erreurs, contre les passions des hommes; et là n'ont-ils pas proclamé l'abolition de la propriété, l'abolition de la religion, l'abolition de la famille? Le communisme et la plus immonde promiscuité n'y ont-ils pas été pratiqués?
Et qui donc régnait alors en maître dans l'Europe entière ? Qui gouvernait? Qui dirigeait l'instruction des jeunes générations? Le monopole universitaire? Les libéraux? Les libérâtres? Les libéralistes?
Et Luther ! Luther, qui est venu jeter le doute au milieu du monde catholique; Luther qui a suscité un redoutable problème entre la raison et la foi; Luther, qui a mis le libre examen en face de l'autorité, qui a livré pendant deux siècles le monde à d'effroyables guerres de religion; Luther, d'où sortait-il? D'un couvent.
Et cette assemblée, cette assemblée terrible dont le nom fait encore frissonner après cinquante ans, de qui était-elle composée? D'universitaires? d'enfants du monopole? D'où sortaient les membres de cette assemblée? Des écoles que vous vantez !
Ah! je sais que l'honorable comte de Mérode désirant une explication de ces faits qui l'avaient frappé, faisait remarquer hier que les chefs des nations avaient donné alors de tristes exemples à ceux qu'ils devaient gouverner. Je sais aussi que l'on croit avoir surmonté toutes les difficultés lorsque l'on a indiqué comme étant la cause de tous les maux ces écrivains fameux, cette brillante pléiade du XVIIIème siècle; oh! ce sont ceux-là qui ont fait tout le mal! Mais quels avaient été les instituteurs des rois? qui les dirigeait? Et ces écrivains par qui avaient-ils été formés? D'où sortaient-ils? Encore des écoles que vous vantez. Si vous étiez plus humbles, vous devriez avouer que vos principes ont été impuissants pour arrêter la dévorante activité de l'esprit humain. On suit dans l'histoire la trace des révolutions faites contre vos idées de domination. (Interruption.)
L'honorable comte de Mérode me dit qu'il a expliqué tout cela.
M. de Mérode. - Lisez mon discours.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je l'ai écouté attentivement; je l'ai relu et je le considère comme l'aveu le plus éloquent des doctrines contre lesquels nous nous élevons à bon droit. Ces doctrines sont dangereuses, pernicieuses, révolutionnaires. Oui, vous ne sauriez sans danger les faire prévaloir dans aucun pays.
El dans les temps modernes, que voyons-nous? Allons de Paris à Berlin, de Berlin à Vienne, de Vienne à Turin; n'imitons pas ce publiciste qui s'y arrêtait l'autre jour pour nous combattre; allons de Turin à Rome! Voilà des monopoles bien différents en matière d'enseignement! Et pourtant quelles sont les idées et les révolutions qui éclatent de toutes parts? Partout le même mal, partout les mêmes dangers!
L'Allemagne nous fut cependant vantée pendant longtemps sous le rapport de l'organisation de ses établissements d'instruction, par l'honorable M. Dechamps. Il y signalait particulièrement l'enseignement religieux. Et maintenant si j'en crois un orateur de la droite qui a emprunté les paroles de M. Donoso-Cortès, c'est en Allemagne que sont les grands prêtres et les pontifes du socialisme.
En vain, à une époque, on a brûlé les hommes; en vain, à une autre époque, on a brûlé les livres; en vain, sous nos yeux, dans un autre pays, dans cette malheureuse Italie, en vain on a empêché par tous les moyens les lumières extérieures de pénétrer, le calme ne s'y maintient point, et d'année en année, il faut de nouveaux efforts pour y étouffer les révolutions.
Et croyez-vous, messieurs, que je veuille, vous imitant, conclure contre les écoles, contre la direction imprimée à l'éducation, soit anciennement, soit dans les temps modernes, par l'Etat ou par le clergé? Non, soyons plus justes. En tous temps, mais à l’époque où nous vivons surtout, mille autres causes agissent sur les esprits, et, d'ailleurs, il y a au fond de ces trames qui effrayent le monde des mystères qu'il n'est pas donné à l'œil de l'homme de sonder.
Mais savez-vous ce que nous devons faire, en présence des maux qui affligent la société européenne? Nous devons nous unir tous, tous les hommes d'ordre, tous les hommes moraux, tous les hommes honnêtes, tous les hommes religieux; catholiques ou protestants, anglicans ou philosophes, tous ceux-là doivent s'unir pour faire propager les bonnes, les saines doctrines morales, les vraies doctrines sociales. Ne dites pas que c'est assez de vous: ne dites pas qu'il suffit de vos efforts. Ne repoussez pas un autre appui qui n'est pas moins puissant que le vôtre. Ce n'est pas trop, et de votre influence, et de toutes les influences religieuses et de celle que nous pouvons vous prêter encore.
Voilà, messieurs, à quoi il faut travailler, et non pas à semer les haines contre nous, non pas à écarter cette vaillante armée du libéralisme (page 1223) qui veut la liberté, mais qui veut l'ordre aussi ; qui veut le progrès, mais qui ne veut pas de bouleversements, et qui, avec vous ou sans vous, saura bien défendre les principes sur lesquels repose la société.
Renoncez donc à vos paroles amères ; rétractez les déplorables expressions de vos colères de parti; abandonnez vos injurieuses préventions ; gardez-vous, messieurs, non- seulement dans cette enceinte, comme vous l'avez fait et cela est déplorable; mais gardez-vous surtout au dehors de propager, alors, en des termes moins voilés, avec moins de prudence, avec moins de modération, gardez-vous de propager davantage vos injustes, vos audacieuses accusations.
Messieurs, le projet de loi a-t-il besoin maintenant d'être défendu ? Ce n'est pas le projet de loi en lui-même que l'on attaque; je viens de le démontrer, c'est le principe en vertu duquel l'Etat peut agir.
Ce projet, mais pour l'attaquer, il faut que les honorables membres qui siègent à la droite désavouent la plupart des actes de leurs chefs ; il faut qu'ils les renient. Vous les entendez, les uns après les autres, venir condamner M. Deschamps, M. Malou, M. de Theux; oui, tous, excepté eux. Nous n'avons pas encore entendu MM. Dechamps et de Theux qui sans doute se défendront contre vous; exceptez eux, vous tous vous avez condamné leur projet de loi. Armée en déroute, qui se révolte contre ses chefs et les fusille en les accusant de trahison !
Le monopole! Il faut bien abandonner ce grief, personne n'en a plus parlé sérieusement. L'honorable M. Dedecker, hier, a renoncé, je dois le dire, a renoncé complètement à soutenir qu'il y avait véritablement un monopole là où vous vouliez le voir, c'est-à-dire dans le nombre d'établissements. Il l'a cherché, je ne sais dans quelles misérables dispositions, il l'a cherché, si j'ai bien compris, jusques dans les dispositions sur le choix des livres.
Les libertés communales! Je vous avoue, messieurs, que je suis étonné de les entendre défendre par vous : Vous êtes, permettez-moi de le dire, des défenseurs bien retardataires et bien inutiles de ces libertés.
M. Dumortier. - Nous avons combattu pour elles pendant deux ans.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, il y a dans tous les partis des individualités, des exceptions.
L'honorable M. Dumortier ne doit point croire que je m'attaque personnellement à lui en ce qui concerne la liberté communale; il l'a toujours énergiquement défendue, mais il me permettra, au moins, de rappeler que c'était contre ses amis; il me permettra de rappeler que ceux qui se posent aujourd'hui en défenseurs des libertés communales, les ont mutilées, et que c'est nous qui sommes venus les rétablir. L'honorable M. Osy, un jour, se sépara de ses amis auxquels il vient de se réunir de nouveau, et il s'écria : Je me sépare du parti réactionnaire (Interruption.)
Je suis heureux d'entendre que l'honorable membre ne retourne pas sous le drapeau de ses anciens amis, qu'il ne se sépare de nous que pour cette loi d'enseignement. Eh bien, je m'étonne qu'il nous quitte un moment à l'occasion de cette loi, pour aller vers ses anciens amis : mais il faut qu'il les combatte, il faut qu'il déclare à M. de Theux, que M. de Theux voulait violer la liberté communale.
M. de Theux voulait consacrer le monopole, il faut que l'honorable membre le lui déclare ; M. de Theux admettait des écoles sans enseignement religieux, car à défaut du concours du clergé, son projet statuait que l'enseignement religieux était suspendu. C'est à M. de Theux que l'honorable M. Osy répétera le langage violent qu'il nous a fait entendre. Vous le voyez donc, vous êtes seul ; vous vous trouvez placé entre les deux camps; vous n'avez ni l'approbation de M. de Theux ni la nôtre.
Messieurs, comment entendez-vous la liberté d'enseignement? La liberté d'enseignement se combine pour vous avec le pouvoir, pour les communes, de se livrer pieds et poings liés à vous. C'est là ce que vous nommez la liberté. Vous nous dites bien, de temps à autre : mais si nous avons des établissements, s'ils existent, s'ils prospèrent, c'est grâce au concours des pères de famille, ce n'est point avec l'argent des contribuables. Erreur, messieurs, c'est avec l'argent des contribuables, c'est avec l'argent des communes. Il y a des établissements qui sont en dehors de ce régime, sans doute, et encore leur existence tient-elle à des causes spéciales ; mais un grand nombre, le plus grand nombre peut-être, ne vivent également que par l'influence de la commune, par l'argent de la commune. Eh bien, appliquez ici, je vous prie, les opinions que vous professiez tout à l'heure. L'honorable préopinant nous disait : Mais si l'Etat voulait se faire journaliste, marchand, apothicaire, cordonnier, pourrait-on soutenir que la liberté existe encore?
Si l'Etat enseigne, s'il ouvre des établissements d'instruction, continue-t-il, la liberté d'enseignement ne sera-t-elle point menacée? - Et la commune, messieurs? Si elle se fait journaliste, marchande ou apothicaire, en sera-t-il autrement? Si la commune a des établissements d'instruction, n'aurez-vous aucune crainte pour la liberté d'enseignement? -Vous me répondrez peut-être que vous distinguez ; que si la commune vous fait concurrence, il faudra la blâmer; que si elle vous donne des immeubles et des subsides elle agira très bien. Mais lorsqu'une commune vous aura doté de ses immeubles, vous aura abandonné les fonds des contribuables, lorsqu'elle vous aura livré ses ressources pour créer des établissements d'instruction, la liberté pourra-t-elle encore trouver sa place dans la commune?
Quel est donc l'établissement qui pourra venir se constituer en concurrence avec le nôtre? N'est-ce pas la force de l'autorité publique qui vous fait vivre, ne sont-ce pas les deniers publics que vous empruntez? Prenez garde! vos principes sont dangereux pour les écoles patronnées. et pourtant, c'est ainsi que vous entendez la liberté ! Ah si vous n'aviez aucune espèce de rapports avec la commune, si vous ne puisiez pas à la caisse de la commune, de la province, de l'Etat - c'est toujours la caisse du contribuable - si vous étiez véritablement dans les conditions de la liberté, je vous comprendrais.
Mais ce n'est point au nom de la liberté, c'est au nom d'un genre particulier de monopole que vous parlez. Et, messieurs, cela constate un fait qui, d'ailleurs, ne peut être méconnu, c'est que l'enseignement ne peut pas, sauf de rares exceptions, faire véritablement l'objet d'un commerce, d'une industrie, d'une spéculation.
Les établissements qui vivent de leurs propres forces, sont, je le répète, de rares exceptions. Les établissements d’instruction ne vivent, en général, qu’avec une intervention de la communauté. C’est pour cela, messieurs, et c’est là la pensée prévoyante et profonde de l’article 17 de la Constitution, c'est pour cela que l'article 17 de la Constitution ne s'est pas borné à proclamer que l'enseignement est libre, mais qu'il a ajouté : L'instruction publique donnée aux frais de l'Etat est réglé par la loi. C'est-à-dire qu'il y a et qu'il doit y avoir nécessairement un enseignement aux frais de l'Etat ; nécessairement, parce qu'en effet c'est l'expression d'un besoin des sociétés modernes, parce que si l'enseignement donné aux frais de l'Etat n'existait pas, il y aurait pénurie pour l'instruction des populations; parce que toutes vos forces, toutes vos influences ne seraient pas encore suffisantes pour établir le nombre d'écoles nécessaire pour les besoins du pays.
Vous avez eu jusqu'à présent la liberté la plus complète, la plus entière, puisque vous demandez le maintien de l'état de choses actuel ; eh bien, messieurs, avez-vous pu prendre une place plus large que celle que vous occupez aujourd'hui. (Interruption). Celle-là suffit, dit l'honorable comte de Mérode; eh bien, c'est celle que nous vous laissons. Nous prenons les faits tels que nous les rencontrons, nous les organisons, nous y mettons de l'ordre, nous donnons une direction utile, une direction salutaire, mais nous ne portons pas atteinte à la liberté. Pourquoi, messieurs, voudrions-nous porter atteinte à la liberté de la commune? Mais que nous a donc fait la liberté de la commune? En quoi a-t-elle nui, la liberté de la commune?
Mais, messieurs, vous oubliez donc que vous vous êtes élevés vingt fois contre elle. (Interruption.)
L'honorable M. Coomans peut faire des signes de dénégation, je vais citer des faits qui le confondront. Vous oubliez donc que lorsque vous avez organisé l'enseignement primaire (M. Coomans a la ressource d'infliger un nouveau désaveu à ses amis et de déclarer, comme il vient de le faire, qu'il n'aurait pas voté la loi sur l'enseignement primaire), vous oubliez donc que lorsque vous avez fait la loi sur l'enseignement primaire vous êtes entrés en plein dans le domaine de la commune. Vous oubliez que lorsque vous avez organisé la loi sur l'enseignement primaire vous étiez animés d'une hostilité telle contre l'influence de la commune que vous l'avez chassée de toutes les écoles primaires supérieures. Vous oubliez que tout ce qui concerne l'enseignement religieux dans les écoles primaires, se règle par l'intervention du pouvoir central; qu'ici encore vous avez exclu ces pères de famille dont vous ne craignez pas de vous proclamer les organes, dont vous invoquez les droits si souvent méconnus par vous !
Voilà quelle était votre estime pour les pères de famille de la commune.
Vous avez raison d'être en défiance contre la commune. Ah ! c'est grâce à l'énergie, au zèle, à l'activité, à l'intelligence, au dévouement absolu des communes que l'on doit la conservation d'un enseignement public en Belgique. Si vos espérances avaient pu se réaliser, l'enseignement public aurait péri; vous avez tout fait, pour qu'il ne pût pas vivre; et nous serions, nous, en défiance contre les communes! Personne ne vous croira. Dix ans avant de devenir majorité dans le parlement, notre opinion avait conquis la majorité dans la commune.
Nous avons fait là d'immenses sacrifices, pour ne pas livrer nos établissements d'instruction à cette influence exclusive à laquelle vous voudriez abandonner tout l'enseignement donné aux frais de l'Etat. Et ce souvenir seul suffirait pour me rappeler sans cesse tout le respect que nous devons garder pour nos institutions communales, tout le soin que nous devons mettre à ne pas laisser usurper les droits des communes, si je pouvais oublier jamais tout ce que ces institutions offrent de précieuses garanties pour les libertés publiques.
Aujourd'hui nous demandons à régulariser, à organiser, ce que les communes ont conservé, ce que les communes ont créé. C'est là un enseignement public qui, en violation de la Constitution, n'est pas depuis vingt ans réglé par la loi. Voulons-nous pour cela exclure l'enseignement religieux de ces établissements? Nous voulons, au contraire, essayer de l'y ramener. Nous appelons le clergé de tous nos vœux. Mais pouvons-nous l'accueillir et l'accepter à tout prix? Voilà la question que nous avons à résoudre.
Vous avez critiqué le mode que nous voulons employer. Quel est celui que vous voulez y substituer? En est-il un autre que vous puissiez indiquer? J'entends que l'honorable M. Coomans me dit que non ; il n'y en a donc pas? Alors que signifie votre opposition? Comment donc a-t-on pu jusqu'à ce jour nous imputer de ne point donner à l'enseignement religieux la place qui lui est due?
Dans l'état d'indépendance du pouvoir civil, d'une part, et de l'autorité religieuse de l'autre, nous avons proposé de faire tout ce qui peut (page 1224) convenir à la dignité du législateur. Nous prescrivons comme un devoir au gouvernement de faire un appel aux ministres des cultes.
Pleins de respect pour les idées religieuses, pour l'influence religieuse, mais la voulant contenir dans son domaine, comme nous voulons rester dans le nôtre, nous disons à l'autorité religieuse, qui peut ouvrir librement des écoles dans lesquelles nos regards n'ont pas le droit de pénétrer; nous lui disons : « Venez dans les nôtres, visitez-les, donnez-y, surveillez-y l'enseignement religieux; organisez, d'accord avec le gouvernement, une inspection, si vous le voulez, pour l'enseignement religieux dans les collèges, à l'instar de l'inspection de l'enseignement primaire ; soit....
M. Rodenbach. - C'est tout ce que nous demandons.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Si c'est cela seulement que vous demandez, vous l'avez; cela est écrit dans la loi. « Les ministres des cultes seront invités à donner ou à surveiller l'enseignement religieux dans les établissements soumis au régime de la présente loi. » Voilà ce que porte l'article 8 du projet. Certes, c'est rendre un hommage bien éclatant, bien solennel aux principes religieux que vous nous accusez si injustement de vouloir proscrire.
Mais faut-il obtenir à tout prix le concours des ministres des cultes? Si, par exemple, en retour du concours du clergé, on exige une participation dans la nomination des professeurs des collèges, faut-il l'accepter? faut-il l'inscrire dans la loi? faut-il consacrer un tel droit par un règlement? Répondez. Pas de vaines déclamations; sortons du vague ; ne parlons pas tant de principes religieux, de salutaires doctrines ; allons au fait : Admettez-vous que l'on consacre dans une loi, dans un règlement, ce que je viens d'énoncer? Encore une fois, répondez!
Si l'on réclame l'approbation des livres, la censure ecclésiastique en d'autres termes, y voulez-vous consentir? faut-il la sanctionner par la loi, par un règlement?
Voilà les questions sur lesquelles je vous interpelle formellement.
Il faut qu'il y ait une pensée nettement formulée, il faut que le pays sache, si en définitive, nous avons combattu une prétention qui ne pouvait pas être légitimement repoussée. Mais, je vous le répète, pas de déclamations, pas de colère, la vérité, de la franchise sur ce point. Mais je pense que sur toutes ces questions je ne recevrai pas de réponse.
Messieurs, soyons vrais; il n'y a pas de solution légale à donner aux difficultés que soulève l'intervention des ministres des cultes dans l'enseignement; ces difficultés ne peuvent être résolues, que par l'amour du bien public; il faut que de part et d'autre, dans l'exécution on se montre animé d'un esprit véritablement conciliant et modéré; non pas de cette fausse modération qui n'est que de la faiblesse ; non pas de cette conciliation qui n'est que l'abandon de tous ses droits et ne forme jamais qu'une paix trompeuse; mais de cette véritable modération, de ce véritable esprit de conciliation qui consiste à ne réclamer que cela seulement, qui ne peut légitimement et équitablement être refusé; non pas de cette modération et de cette conciliation qui ne serait autre chose que l'abdication des droits de l'Etat. Le gouvernement ne peut compromettre ces droits; les ministres qui le représentent, le feraient en vain, ils seraient bientôt livrés.
Mais, de leur côté, les ministres des cultes ne peuvent pas être humiliés; le clergé doit entrer dans nos écoles, entouré de respect et de considération. Si l'Etat renonçait à la moindre parcelle de ses droits, il serait sans force; si les ministres des cultes, de leur côté, étaient humiliés, abaissés, ils perdraient cette force morale qui leur est nécessaire pour la mission que nous les appelons à remplir dans les écoles.
Voilà les sentiments sous l'empire desquels il faut agir. Repoussons loin de nous ces accusations odieuses qui n'ont que trop longtemps pesé sur ces discussions; ayons confiance dans l'esprit de justice et d'impartialité qui a dicté la loi; elle sera exécutée, pratiquée franchement, loyalement, comme elle a été conçue; elle sera une nouvelle preuve que le libéralisme, qui n'est animé d'aucun esprit d'hostilité envers le clergé, réalise les promesses qu'il a faites; et cette loi si longtemps attendue, si longtemps espérée sera aussi, n'en doutez pas, un véritable bienfait pour le pays.
M. de Mérode. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour un fait personnel, parce qu'on nous accuse constamment d'avoir voulu détruire les libertés communales. J'ai dans le temps, avec M. le ministre de l'intérieur actuel, soutenu le principe de la nomination des bourgmestres par le Roi en dehors du conseil.
Je n'ai par là violé aucune liberté communale constitutionnelle, puisque l'article de la Constitution attribue à la législature la faculté de donner au Roi la nomination des bourgmestres dans le conseil et hors du conseil. Il est possible qu'on ait, à cet égard, une autre opinion que la mienne, je ne dis pas que cette opinion soit désorganisatrice, mais il n'est pas juste de dire non plus qu'on ait voulu ôter aux communes leurs droits constitutionnels, qu'on ait voulu les dépouiller.
C'est contre cette allégation que j'ai cru devoir protester. J'ai voté pour les lois qui attribuent au Roi la nomination des bourgmestres dans le conseil et hors du conseil; je persiste encore à croire que cette latitude était une bonne chose.
M. le ministre des travaux pubics (M. Rolin). - J'ai l'honneur de déposer deux projets de loi ayant pour objet, le premier, d'exempter de tout péage le transport des engrais par canaux et rivières; le second, de proroger l'exécution du chemin de fer de Marchienne à Erquelinnes.
M. le président. - Ces projets et les motifs qui les accompagnent seront imprimés, distribués et renvoyés à l'examen des sections.
M. Osy. - Je saisis l'occasion de la présentation d'un projet de loi pour demander que le projet de loi de crédits supplémentaires, dont on a ordonné le renvoi aux sections, soit renvoyé à la commission des finances.
- Cette proposition est adoptée.
- Plusieurs voix. - A demain !
M. le président. - La parole est à M. Rodenbach.
M. Rodenbach. - Voilà déjà onze jours, messieurs, que l'on prononce de longs discours de part et d'autre sur le projet de loi de l'enseignement. Pour ce qui me concerne, je me bornerai à motiver mon vote d'une manière laconique.
Je voterai contre le projet de loi parce que sa présentation est inopportune, vu les dangers qui nous entourent.
Je voterai contre parce que c'est une loi de parti.
Je voterai contre le projet, parce qu'il est accueilli par une réprobation générale, preuve les pétitions qui nous arrivent.
Je voterai contre, parce que le gouvernement veut établir un monopole comme il en a fait l'aveu dans cette enceinte.
Je voterai contre, parce que notre Constitution et toutes nos lois condamnent toute idée de centralisation gouvernementale.
Je voterai contre, parce que je ne veux pas, en Belgique, une université française au petit pied.
Je voterai contre, parce que le Congrès, par l'article 17 de la Constitution, a voulu restreindre, et non pas étendre les droits de l'Etat, comme on le veut aujourd'hui.
Je voterai contre parce qu'il nous ôte une liberté dont nous sommes en possession et qu'il froisse la liberté de la commune et de la famille.
Je voterai contre, parce que je ne veux pas que, pour enseigner, on exige un certificat de libéralisme.
Je voterai contre, parce que je veux que l'instruction de la religion et de la morale soit enseignée par le clergé dans les athénées et dans les écoles moyennes, Comme le clergé le fait dans l'instruction primaire, article 6 de la loi.
Je voterai contre le projet de loi, parce qu'il nous amènera de nouveaux déficits et de nouvelles charges de quelques centaines de mille francs pour ruiner des établissements que nous possédons, et pour solder et pensionner des professeurs officiels.
Je voterai contre, parce que je préfère que les élèves des écoles privées ne coûtent qu'une moyenne de 25 francs par an, au lieu d'en coûter 500 ou 600 à l'Etat et à la commune.
Je voterai contre le projet de loi, parce que je ne veux pas qu'on dise de moi : Il a été membre du Congrès et a sanctionné une loi qui divisera le pays en deux camps, en catholiques et en libéraux.
Voilà les motifs de mon vote.
- Plusieurs voix. - A demain !
- D'autres voix. - Non ! non! continuons.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Il n'est que trois heures.
M. Coomans. - Je dois faire remarquer que plusieurs de nos honorables collègues M. le comte de Theux et M. Dechamps entre autres ne croyaient pas devoir prendre la parole aujourd'hui; il était convenu que d'autres orateurs l'auraient prise, qu'il y aurait encore un discours en faveur du projet. Je ne sais quels sont les motifs qui ont éloigné ces honorables membres de la chambre, mais je ne pense pas qu'il serait convenable de clore après l'espèce d'appel que vient de faire M. le ministre des finances aux ministres de 1846. Le projet qu'ils ont présenté a été attaqué non seulement par nos honorables adversaires, mais même par moi et d'autres membres de l'opposition. J'engage donc la chambre à les entendre lundi. Il y a pour l'absence de M. Dechamps une circonstance atténuante qui m'est connue; c'est qu'il est indisposé.
M. le président. - Voici l'ordre des inscriptions. Sur: M. le prince de Chimay, absent; pour : M. Le Hon qui renonce à la parole; contre : M. Rodenbach qui vient de parler, puis MM. Dechamps, de Theux, Vilain XIIII, M. Boulez. Ensuite, pour un second tour de parole: MM. Dumortier et de T'Serclaes.
M. Vilain XIIII. - Je suis prêt à prendre la parole, si personne ne la réclame. (Parlez! parlez!)
Messieurs, j'arrive bien tard dans la discussion pour pouvoir dire à la chambre quelque chose qu'elle n'ait pas déjà entendu. Dans une occasion aussi grave, je désire cependant joindre ma voix à celle de mes honorables amis. Et d'abord, permettez-moi de vous faire observer que, dans les efforts que nous tenions pour améliorer la loi, au point de vue religieux, ce n'est pas l'esprit de parti qui nous anime. Si nous pouvions nous laisser égarer par un étroit et égoïste esprit de parti, ne voyez-vous pas que notre conduite serait tout autre; que plus votre loi serait mauvaise, moins elle offrirait de garantie aux pères de famille, et plus les établissements libres seraient florissants? Bien loin de faire de l'opposition, nous devrions nous taire et vous abandonner à vous-mêmes, vous laisser avec vos seules forces pour l'exécution d'une loi dont le sort ne serait pas douteux. Croyez-vous que, lorsque nous réclamons pour le clergé sa part légitime d'influence, c'est l'intérêt du clergé qui nous anime? Quels avantages peut-il en retirer, si ce n'est de nouvelles fatigues, de nouvelles preuves de dévouement à donner? Non, ce n'est pas (page 1225) l'esprit de parti qui nous guide, c'est l'amour du pays, c'est le désir de voir la génération qui s'élève, non prête à s'égarer dans les bas-fonds de la société, mais prête à continuer, à consolider la mission de la Belgique depuis 1830 : l'accord de la religion, de l'ordre et de la liberté.
Sans le fondement de la religion, l'enseignement de l'Etat, ce qu'on appelle l'enseignement laïque, ne parviendra pas à ce but. Il y a longtemps que Bacon, qui n'était pas un clérical, a dit que de même que les viandes ont besoin de sel pour ne pas se corrompre, de même les sciences ont besoin d'être imprégnées de religion pour ne pas se gâter. Or, l'enseignement laïque abandonné à lui-même, ce sont les viandes sans le sel.
Le grand danger, le seul danger grave de l'enseignement laïque, danger que je signale particulièrement à M. le ministre de l'intérieur, c'est que les professeurs contrarient directement ou indirectement dans leurs classes, l'instruction religieuse, donnée par les ministres du culte.
M. le ministre des finances a signalé tout à l'heure ce fait que les hommes qui sont aujourd'hui aux affaires dans un pays voisin sont les élèves de la période où la restauration avait donné à l'enseignement une direction religieuse. C'est très vrai, messieurs, je vais vous donner la clef de ce phénomène : l'instruction religieuse était bonne et l'instruction classique était mauvaise et impie.
Laissez-moi vous dire quelques mots sur l'enseignement laïque, je le connais, j'en ai été la victime pendant mon enfance. J'ai fait mes cinq premières classes dans un des quatre grands collèges royaux de l'université de Paris, dans celui de ces quatre collèges qui est considéré comme le principal, aussi bien par le nombre de ses élèves que par le choix des professeurs et par la prééminence de ses compositions au grand concours.
Je ne vous parlerai pas de la manière dont se donnaient les cours dans les basses classes, mes souvenirs ne sont plus assez fidèles, mais en troisième je me rappelle parfaitement que notre professeur ne manquait jamais une occasion de nous débiter quelque facétie contre la religion.
Il en voulait particulièrement au culte des saints et, si je ne craignais de manquer de respect à la chambre, je lui rapporterais deux ou trois plaisanteries fort salées, qui datent de 33 ans, et que je me rappelle comme si je les avais entendues hier, car rien ne fait plus d'impression sur de jeunes intelligences.
En seconde; c'était beaucoup plus sérieux. Nous avions pour professeur un jeune homme d'un grand mérite littéraire, élève de l'école normale, enfant chéri de M. Royer-Collard, sévère, zélé, toujours grave. Il ne faisait jamais aucune plaisanterie, il ne disait jamais un mot contre la religion, oh! non, il se respectait trop pour cela ; mais il nous répétait continuellement : Si vous voulez apprendre à écrire en français, il faut lire et relire Massillon et J.-J. Rousseau; quand il corrigeait nos compositions il disait : Massillon eût tourné cette phrase de telle façon, Jean-Jacques eût écrit de telle manière. Et nous, messieurs, d'acheter Massillon et Rousseau. Massillon, avec sa parole correcte, son style pur et fleuri, mais avec sa morale si dure, si rigide, presque janséniste, était bien vite mis de côté, et nous dévorions Rousseau. Je ne sais si nous nous assimilions son style, mais nous aspirions sa doctrine par tous les pores. Quels ravages ne faisait pas dans nos jeunes cœurs la lecture d'Emile, de la Nouvelle Héloïse, des Lettres de la Montagne, des Promenades et des Rêveries d'un solitaire! A quinze ans nous étions tous déistes.
Voyons quelles étaient les conséquences de cette éducation , conséquences qui se produisaient dans le sein même du collège. Si je vous faisais une peinture exacte de l'état moral et religieux du collège, si je vous disais notre disposition d'esprit, le sujet de nos conversations, de nos querelles, de nos jeux, vous ne me croiriez pas, vous me taxeriez d'exagération, vous m'accuseriez de grossir, avec mes yeux de père de famille, des peccadilles d'enfance. J'aime mieux vous raconter un fait dont j'ai été le témoin et dont la mémoire vit certainement encore dans bien des souvenirs contemporains.
Il y avait, dans le collège dont je vous parle, un jeune homme de 14 ou 15 ans, plein d'esprit et de facilité de travail ; il portait un nom que vous connaissez tous, un nom cher à la France, admiré par le monde entier. Ce jeune homme n'avait reçu que de bons conseils, de bons exemples dans sa famille, mais le collège l'avait entièrement gâté. Mis un jour au cachot pour je ne sais quelle faute, il se pendit aux barreaux de la fenêtre. Lorsqu'on alla pour lui porter de la nourriture, on le trouva mort, et à côté de son cadavre était placé le testament dont je vais vous donner lecture.
Voici la copie que j'en ai faite le jour même de la mort de ce malheureux enfant :
« Je lègue mon corps aux pédants et mon âme aux mânes de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau, qui m'ont appris à mépriser toutes les vaines superstitions du siècle, qu'ont enfantées la grossièreté des hommes et surtout les noires fourberies de nos prêtres fanatiques.
« J'ai toujours reconnu un Etre Suprême, et ma religion a toujours été la religion naturelle.
« Quant à mes biens terrestres, je donne à … mes livres, à … mes deux cassettes, à … mes deux dictionnaires grecs et latins, etc., à … mon dernier soupir.
« J'ai toujours reconnu, comme je l'ai dit plus haut, l'existence d'un Etre Suprême, j'ai toujours pensé que la seule religion digne de lui, étaient la probité et la vertu. Je crois que je ne m'en suis que rarement écarté, malgré la faiblesse et la fragilité humaines. Je parais devant cet Etre Suprême en disant avec Voltaire :
« Un bonze honnête homme, un derviche charitable
« Trouveront plutôt grâce à ses yeux
« Qu'un janséniste impitoyable,
« Qu'un pontife ambitieux.
« Omnia debentur morti, paultimque morati
« Serius aut citius sedem properamus ad unam
« Tendimus hùc omnes, haec est domus ultima.
« De tous les pédants qui m'ont le plus tourmenté, je compte surtout « P …, J … et V … qui est cause du rapt que je fais à la nature : je leur pardonne. L'équité le veut ainsi.
« Mon plus grand crime sera sans doute celui que je commets envers la nature, en coupant moi-même le fil de mes jours; je me suis en vain répété, avec J.-J. Rousseau : Tu veux cesser de vivre, sais-tu si tu as commencé?
« Je meurs victime de l'injustice. Adieu, mortels!
«Signé, V......
« Mon épitaphe.
« Amis, plaignez V.....
« De l'injustice il fut victime.
« Pédant qui fus son assassin,
« Pleure et gémis sur ton crime. »
M. Dolez. - C'est un fou!
M. Vilain XIIII. - C'est un fou, dit-on. Fou d'impiété, soit! Mais sa folie lui fut donnée par l'éducation universitaire, par l'éducation légale, et sa folie fut approuvée, louée, exaltée par cinq cents élèves. Ce testament, copié, par tous, fut considéré comme une œuvre digne de passer à la postérité, et les élèves exigèrent, en guise d'expiation, le renvoi du maître d'études, désigné comme l'assassin du suicidé.
Messieurs, je connais d'avance la réponse que va faire M. le ministre de l'intérieur; il me dira : En Belgique, pareilles choses n'arriveront jamais, le gouvernement ne permettrait ni un enseignement semblable, ni de pareils excès! Qu'il se détrompe. Sans doute, les mêmes faits peuvent ne pas se produire, ils ne sont pas dans nos mœurs; mais les mêmes principes produisent partout et toujours les mêmes conséquences. Je suis profondément convaincu des bonnes intentions de l'honorable M. Rogier; je suis certain que ni lui, ni aucun ministre belge, quel qu'il soit, honoré de la confiance du Roi et de la majorité des chambres, ne travaillera à établir dans les collèges de l'Etat l'indifférence en matière religieuse; mais M. de Fontanes, M. Royer-Collard, M. Frayssinous n'étaient pas non plus des impies, des corrupteurs de la jeunesse, et, malgré toute la bonne volonté de l'autorité supérieure, cette doctrine dissolvante de l'indifférence régnera partout où l'enseignement laïque ne sera pas tempéré par l'autorité religieuse ; il est impossible qu'il en soit autrement ; les viandes sans sel se gâtent moins vite au Nord qu'au Midi; mais elles finissent par se corrompre. En voulez-vous la preuve? Je vais la puiser dans le Moniteur. Vous verrez que, malgré toute la prudence dont l'enseignement officiel devait s'armer dans les circonstances actuelles, on est déjà, en Belgique, sur la pente de l'abime qui engloutit la France.
Je trouve, dans le Moniteur du 20 septembre 1849, le discours prononcé à l'occasion du concours général des institutions moyennes et de de la distribution des prix, discours solennel, prononcé, dans l'édifice des Augustins, en présence de M. le ministre de l'intérieur et d'un grand nombre d'autorités, de parents et d'élèves. Le Roi, la Reine, les Princes, avaient eu l'intention d'assister à la cérémonie. L'orateur est un des fonctionnaires les plus éminents de l’instruction publique, donnée aux frais de l'Etat, un des rédacteurs du dernier projet de loi sur le jury d'examen, et il ne peut manquer de faire partie du conseil de perfectionnement, institué par le projet de loi qui nous occupe. Littérairement parlant, il y sera parfaitement placé, car, autant que je puis en juger, c'est un professeur plein de talent et dont les idées, en fait d'instruction, me semblent irréprochables. Ce discours, à part les lignes que je vais vous lire, me paraît aussi bien pensé que bien écrit, plein de vues excellentes, propres à établir dans le pays, un enseignement solide et des études fortes et approfondies. Je n'ai qu'à louer d'un bout à l'autre jusqu'au passage suivant. N'oubliez pas, messieurs, que le discours est prononcé devant un grand nombre d'enfants de 10 à 20 ans.
« Le christianisme a été une réaction contre le caractère matériel du monde païen. Comme toute réaction, peut-être a-t-il dépassé les limites du possible et imposé à l’homme un spiritualisme au-dessus de ses forces, un spiritualisme contre lequel semblent s’insurger les tendances modernes. Qui sait si la sagesse divine ne nous réserve pas, dans un avenir plus ou moins éloigné, une civilisation où la matière et l'esprit coexisteront dans des conditions respectivement plus équitables, et cela pour le plus grand bien de l'homme? Nous y croyons, car nous avons foi dans la perfectibilité de la race humaine, comme dans la bonté et la prescience de Dieu. »
Messieurs, je n'hésite pas à dire que le passage que je viens de vous lire est la négation de la divinité de Jésus-Christ, la négation de la Révélation, la destruction par sa base de la religion chrétienne. En effet, si Jésus-Christ a imposé à l'homme une doctrine ou des devoirs, un spiritualisme au-dessus de ses forces, Jésus-Christ s'est trompé ou il a cherché à tromper l'homme, Jésus-Christ a ignoré la nature de l'homme ou il a cherché à égarer celui-ci; ignorant ou imposteur, dans l'une et l'autre hypothèse il n'est plus Dieu et la religion tombe. Veuillez remarquer que ce n'est pas seulement la religion catholique qui est renversée, mais (page 1226) à l'exception du judaïsme seul, la phrase citée renverse le fondement do tous les cultes établis en Belgique. Envoyez donc des enfants au catéchisme de la paroisse après leur avoir enseigné une doctrine pareille! Ils riront au nez de M. le curé.
Qu'est-ce ensuite que cette vague aspiration de l'orateur vers une nouvelle religion où l'esprit et la matière coexisteront dans des conditions plus équitables? Ces paroles rappellent la doctrine de la réhabilitation de la chair de la religion saint-simonienne. Est-ce avec cela, je le demande à M. le ministre de l'intérieur, est-ce avec des doctrines pareilles qu'il remplacera l'enseignement religieux, si le clergé ne répond pas à son invitation?
L'orateur dit ensuite aux élèves, dans sa péroraison: « Soyez religieux, aimez et respectez vos parents, ces sentiments sont la base de toute bonne éducation, et malheur à l'enfant qui les perd! » Certes le conseil est excellent ! Soyez religieux! Mais avec quoi? Car enfin on ne peut pas être religieux sans culte, religieux en l'air, et si le christianisme est trop difficile à pratiquer, que reste-t-il? Hélas, rien! Imprégné de cette religiosité vague, l'élève, en sortant du collège, n'a que trois routes à choisir. S'il a de l'imagination, un peu de poésie dans le cœur, l'amour de l'étude, il se noiera dans l'océan sans fin, sans fond, sans limites du panthéisme; s'il a le cœur sec et l'esprit froid, il se jettera dans l'athéisme de M. Proudhon, ou s'il est entraîné, dès l'abord de la vie, par le tracas des affaires, par le va-et-vient incessant du monde, s'il n'a pas le temps de réfléchir, il ira grossir le torrent de l'indifférence.
Je m'arrête, messieurs, et je conclus en disant que rien ne me semble plus dangereux que la séparation de l'enseignement religieux et de l'enseignement scientifique ou littéraire. Quand il n'y a pas accord, il y a désaccord; la neutralité est impossible, car la neutralité est déjà l'indifférence. M. de Lamartine a traité ce sujet avec un rare bon sens : La jeunesse, a-t-il dit, recevant un double enseignement contradictoire el travaillée en sens contraire par la philosophie et par la foi, finit par tomber, entre deux, dans le scepticisme, la mort dans l'âme.
C'est ce sort malheureux que je voudrais éviter à mes jeunes compatriotes. J'aurais désiré que le gouvernement, avant de nous présenter le projet de loi, s'entendît avec le clergé et conclût avec lui une convention qui eût réglé les conditions de son concours; je pense que M. le ministre de l'intérieur n'aurait pas tenté en vain cette démarche, qui eût offert plus de chances de succès avant la présentation du projet de loi, qu'après la discussion qui nous occupe et l'agitation qui a surgi dans le pays. On dirait qu'en Belgique il doit être si facile de s'entendre ! Seul en Europe le clergé belge ne regrette rien et ne désire rien ; il ne regrette rien du passé, il ne désire rien au-delà de la position admirable que lui a faite la Constitution. La nation est dans les mêmes sentiments, elle est contente de ce qu'elle a, elle s'attache tous les jours davantage à ses institutions, à sa dynastie. Quand on a le même but, pourquoi cette méfiance? Pourquoi ces tiraillements ? On n'a pas de graves reproches à s'adresser, on a l'air de craindre le mal qu'on pourrait se faire. Depuis vingt ans, catholiques et libéraux sont là à se regarder avec des mines effrayantes, ils échangent des gros mots, ils se montrent le poing et puis qu'un intérêt sérieux se présente, ils se prennent bras dessus bras dessous et marchent résolument, avec un accord admirable, vers le but national qu'ils emportent d'assaut. Le gouvernement a-t-il besoin du dévouement du clergé? Il répond au premier appel. Le clergé réclame-t-il un service de l'administration? Tous les ministres, M. Rogier en tête, s'empressent de le lui rendre. Et puis on se querelle! Eh bien, soit! Dans cette circonstance, comme dans tant d'autres, querellons-nous et entendons-nous : ni ma voix ni mon action ne feront défaut.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je ne viens pas opposer des paroles sévères au discours de l'honorable préopinant, discours qu'il a terminé d'ailleurs dans des termes si conciliants. J'ai demandé la parole au moment où, empruntant une citation à un discours prononcé dans une circonstance solennelle, par un professeur de l'université de Liège, l'honorable préopinant a cru y voir une attaque indirecte contre la religion. Vous comprendrez, messieurs, qu'il serait très dangereux, très inopportun de nous livrer dans cette enceinte à des discussions théologiques et philosophiques. Tout ce que j'ai à dire, à cet égard, c'est que je puis répondre des excellentes intentions de l'honorable professeur...
M. Vilain XIIII. - Je ne l'ai pas attaqué personnellement.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Et de l'excellent esprit qui domine son enseignement. Il a rendu de signalés services au pays par son enseignement et par ses écrits historiques. Je suis convaincu qu'il lui serait très facile de se défendre contre l'accusation que l'honorable membre a lancée contre lui.
Messieurs, veuillez-le remarquer, il s'agit ici d'un professeur d'université ; nous ne pouvons pas traiter un professeur d'université comme un instituteur primaire. Il faut bien accorder une certaine indépendance d'esprit et d'expression à un professeur d'histoire. Je ne pense pas que personne dans le pays, veuille jeter la pierre au professeur dont a parlé l'honorable comte Vilain XIIII.
M. Vilain XIIII. - Je demande la parole.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je suis persuadé qu'il jouit de l'estime et de la considération de tout le monde et particulièrement de tous les professeurs.
Ailleurs, on a accusé aussi et beaucoup plus sévèrement, un autre professeur que M. Vilain XIIII, si je ne me trompe, a contribué à amener dans le pays: je pense même que c'est l'honorable membre même qui a été le chercher.
Eh bien, ce professeur appartient à l’opinion que vous représentez plus particulièrement dans cette enceinte, et il se proclame le coreligionnaire des hommes les plus orthodoxes du pays.
Il serait très difficile pour le gouvernement d'avoir à défendre dogmatiquement dans cette enceinte les doctrines des professeurs de ses établissements.
Tout ce que je puis dire, c'est que, du moment où le gouvernement reconnaîtrait que la présence d'un professeur, quel qu'il soit, dans un établissement quelconque offre du danger, du moment où il aurait acquis la preuve formelle de ce danger, ce danger ne tarderait pas à disparaître.
Lorsque nous demandons l'intervention de l'Etat dans l'instruction publique, croyez-le bien, ce n'est pas pour propager les doctrines immorales, les doctrines impies. L'on raisonne toujours contre le gouvernement comme s'il était un propagateur des doctrines les plus détestables ; on raisonne aussi comme si, en Belgique, la liberté d'enseignement avait dit son dernier mot, comme si cette liberté avait tout produit, lorsqu'elle a répandu sur la surface du pays 50 à 60 établissements exclusivement dirigés par le clergé. Voilà, jusqu'à présent, le produit de la liberté constitutionnelle. Pensez-vous, messieurs, que la liberté doive s'arrêter là? Pouvez-vous répondre que, d'ici à quelques années, ces doctrines qui vous effrayent tant, et non sans raison, ne viendront pas aussi élever leurs établissements dans le pays? Elles en ont le droit; rien n'empêche que le socialisme ne s'enseigne dans le pays, sous l'égide même de certaines administrations communales, en faveur desquelles vous réclamez aujourd'hui l'indépendance. Cela peut arriver ; et, dès lors, est-ce trop que vous et l'Etat soyez présents pour lutter, au besoin, contre ces excès possibles de la liberté?
Pour vous, la liberté consiste, vous ne pouvez le dissimuler, la liberté consiste dans les établissements fondés par le clergé et les associations religieuses.(Interruption.) Voilà la liberté que vous défendez. Si, demain, la liberté produisait des établissements en dehors de votre influence vous les attaqueriez; vous ne leur permettriez pas de vivre; vous feriez comme cela est déjà arrivé...
M. Coomans. - Nous n'attaquons pas la presse.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Vous ne l'attaquez pas pour le moment: vous pouvez avoir vos raisons pour cela, M. Coomans; je vous prie de ne pas m'interrompre.
Lorsque nous nous sommes élevés contre les attaques injustes dont le projet de loi a été l'objet dans cette enceinte et au-dehors ; lorsque nous avons traité de calomnieuses ces attaques insérées dans les pétitions, propagées dans toutes les campagnes, avons-nous eu tort? Que reproche-t-on au projet de loi dans les pétitions et dans quelques-uns des discours qui ont été prononcés dans cette enceinte? De chasser la religion et les prêtres de l'enseignement public, de supprimer l'influence communale dans l'instruction. Voilà les plus grandes accusations qu'on nous adresse.
Eh bien! que fait le projet de loi? il ramène l'autorité du prêtre, il ramène la religion dans les établissements où il n'y a plus aujourd'hui ni prêtre, ni enseignement religieux.-
Que fait-il au point de vue de la commune? Il ramène l'influence communale dans des établissements d'où elle est aujourd'hui complètement bannie.
Voilà, en réalité, ce que veut, ce que fait le projet de loi. Des athénées de l'Etat seront probablement établis aux divers chefs-lieux des provinces. Quelle est la situation des établissements moyens dans ces localités. Dans la plupart de ces établissements aujourd'hui le prêtre et l'enseignement religieux sont absents. Que fait la loi? Elle invite le gouvernement à appeler les prêtres, l'enseignement religieux dans ses établissements d'où ils sont aujourd'hui bannis. Elle fournit au clergé une occasion de rentrer dans ces établissements d'où il est sorti à leur préjudice réciproque.
Une occasion de pacification se présente sous les auspices de la loi. La loi ouvre la porte au clergé pour donner aux établissements qui manquent aujourd'hui de sa présence, qui manquent aujourd'hui de l'enseignement religieux, pour leur fournir à la fois le prêtre et l'enseignement religieux.
Et l'on dira que cette loi chasse le prêtre et la religion de nos établissements, alors qu'elle a pour but et qu'elle aura pour effet de faire cesser un conflit qui n'a que trop duré! Pour peu que le clergé y mette de bonne volonté, et nous l'espérons, car nous serons les premiers à lui donner l'exemple, pour peu qu'il soit animé de l'esprit de conciliation qui nous anime, qu'il soit pénétré de l'importance de ses devoirs et de sa mission, il donnera la main au gouvernement pour procurer aux établissements de l'Etat, l'enseignement religieux. Il pourra le faire avec d'autant plus de facilité, qu'il n'aura désormais à traiter qu'avec un seul ministre, un ministre responsable, un ministre, dont il n'aura pas à attendre toutes les difficultés qui ne manquent pas de naître, lorsque le clergé doit traiter avec un très grand nombre de fonctionnaires électifs, lorsqu'il doit traiter avec la liberté communale dans tous ses caprices et dans toutes ses exigences.
Voyez les choses comme elles sont : le clergé n'aura-t-il pas une position plus digne, plus facile sous ce rapport, lorsqu'il aura à traiter, je le répète, avec un ministre responsable, que dans la situation d'aujourd'hui où il a à traiter avec un très grand nombre d'administrations communales, électives et irresponsables devant le pays?
Je ne veux pas examiner d'où sont venus les torts. Je ne veux blâmer ni les évêques qui ont refusé leur concours, ni les communes qui n'ont (page 1227) pas accepté leur concours à tout prix. Mais, je le dis, si l’on est animé d'un véritable esprit de conciliation, si l'on voit dans les établissements de l'Etat non pas des établissements rivaux, mais des établissements utiles à l'instruction de la jeunesse, on aura une occasion toute naturelle de rentrer honorablement dans ces établissements.
Il est donc faux, il est injuste, il est calomnieux de dire que le projet de loi chasse le prêtre, chasse la religion de nos écoles. Le projet de loi a pour but, il aura pour effet de ramener le prêtre dans l'école et d'y ramener l'enseignement religieux.
Maintenant vient la liberté communale, l'influence de la commune dans les écoles de l'Etat.
On prétend que nous voulons détruire, absorber les libertés communales. C'est précisément le contraire qui doit résulter de la loi. La loi doit ramener dans l'école l'influence communale qui n'y est pas aujourd'hui; et je vais le prouver.
Nous avons plusieurs athénées qui sont entièrement dans les mains de l'Etat: l'athénée de Hasselt, l'athénée d'Arlon, et jusqu'à certain point l'athénée de Namur. A l'avenir, près de ces athénées, sera placé un bureau d'administration émanant du conseil communal. Ce bureau d'administration aura à préparer le règlement, à surveiller, à assurer l'exécution de ce règlement. Il sera consulté sur le choix des professeurs ; il pourra au besoin suspendre dans certains cas les professeurs. Il aura l'administration de tout l'intérieur de l'école.
Aujourd'hui, cela n'existe pas en principe. A Namur, par exemple, nous avions, il y a deux ans encore, une administration de l'athénée, émanant exclusivement du pouvoir central. Par une décision du gouvernement, le conseil communal de Namur a été appelé à participer à la nomination de la commission directrice. Depuis lors, le conseil communal de Namur a pris dans la direction de l'athénée, une part qui lui faisait entièrement défaut, et nous l'avons fait de notre pleine et entière autorité, parce que nous avons reconnu utile d'introduire auprès des établissements de l'Etat la représentation du père de famille représenté lui-même par le conseil communal.
Quant aux écoles primaires supérieures, aujourd'hui ces écoles sont entièrement dans les mains de l'Etat. La commission directrice de l'école est exclusivement nommée par l'Etat sans participation aucune de la commune. D'après la loi sur l'instruction primaire, l'influence communale est entièrement nulle auprès des écoles primaires supérieures. Eh bien, nous allons ramener dans ces écoles l'influence communale; à l'avenir, auprès des écoles primaires supérieures, que nous appelons écoles moyennes, il y aura un bureau d'administration émanant de la commune, investi de toutes les attributions que nous avons énumérées tout à l'heure en parlant des athénées.
Est-il donc juste de venir soutenir, de venir répéter à satiété que nous chassons la commune de l'école? Et je crains que malgré ces déclarations que je suis moi-même obligé de répéter, tous les discours, tous les sièges préparés ne se fassent encore comme si je n'avais rien dit. Cependant que puis-je ajouter de plus? Le prêtre n'est pas dans l'école, nous tâcherons de l'y rappeler. L'influence communale n'est pas dans l'école, nous l'y mettrons. On de vous fait un signe négatif. Mais alors niez donc la loi.
Messieurs, je crois que pour tous les hommes vraiment modérés, que pour les hommes qui n'ont pas voulu transformer une loi d'amélioration intellectuelle pour le pays en une affaire de parti, en un moyen de parti, je crois que pour tous les hommes de bonne foi, pour tous ceux qui n'apportent dans cette discussion ni esprit de réaction, ni esprit de rancune, je crois que cette loi mise à l'épreuve de l'exécution sera acceptée avec une grande faveur.
L'émotion qu'on a cherché à susciter dans tout le pays, se calmera. Les efforts que l'on a tentés contre nous, les efforts que l'on fait aujourd'hui pour dépopulariser le gouvernement, ces efforts, je le crois, tourneront contre ceux qui les ont imprudemment et injustement tentés. C'est ma profonde conviction.
Ne croyez pas pour cela, messieurs, que nous soyons effrayés de cette émotion qui se manifeste aujourd'hui. Nous l'avons déjà dit, la liberté ne nous effraye pas. Nous comprenons très bien les effets de la liberté, et sous ce rapport nous irions sans doute plus loin que vous.
Nous n'en voulons pas aux pétitionnaires. Mais nous en voulons un peu à ceux qui les ont trompés ; à ceux qui leur ont fait croire qu'il y avait dans la loi des choses qui ne s'y trouvent pas; à ceux qui leur ont fait croire qu'il n'y avait pas dans la loi des choses qui s'y trouvent en texte formel. Voilà ce que nous blâmons, ce que nous appelons calomnie. Mais nous n'avons pas appelé les pétitionnaires des calomniateurs. Les pétitionnaires usent de leurs droits constitutionnels ; nous ne les en blâmons pas. Nous blâmons seulement ceux qui ont rédigé certaines pétitions calomniatrices vis-à-vis du projet de loi. Voilà ce que nous avons blâmé et ce que nous continuons à blâmer.
M. de T'Serclaes. - On répondra.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Je ne sais comment M. de T’Serclaes répondra. Je ne pense pas qu'il veuille prendre la parole pour un fait personnel à l'occasion d'un reproche adressé aux rédacteurs des pétitions.
Ces pétitions sont d'ailleurs un bon symptôme. Le pays est tranquille, il use paisiblement de toutes ses libertés; il met en pratique la Constitution. Eh bien, messieurs, cela ne nous émeut pas; cela, au contraire est une preuve de la bonne situation du pays. Il n'est pas mauvais que le pays se passionne pour ses propres affaires; il n'est pas mauvais qu'il se passionne surtout pour des questions d'intérêt moral; j'aime mieux cela encore que de le voir se passionner pour des intérêts matériels. Mais il y a une limite : il faut que ceux qui ont pris en main ce texte d'opposition se montrent loyaux ; il ne faut pas qu'ils attribuent à la loi des dispositions qui ne s'y trouvent pas; il ne faut pas non plus qu'ils signalent la loi comme ne renfermant pas des dispositions qui s'y trouvent.
Voilà ce que nous réclamons; nous laissons d'ailleurs toute espèce de liberté pour propager le pétitionnement. Et si nous avions voulu user du même moyen, il nous eût été extrêmement facile de provoquer un très grand nombre de pétitions en faveur du projet de loi, car ce projet sourit à un grand nombre de communes. Un très grand nombre de communes sont intéressées à voir paraître cette loi qui , je vous le prédis, deviendra très populaire.
Vous-mêmes qui trouvez aujourd'hui que le projet renferme un trop grand nombre d'écoles, vous-mêmes serez les premiers à venir réclamer pour vos cantons respectifs l'établissement de ces écoles; je ne crains qu'une chose, c'est que le gouvernement ne soit entraîné même au-delà des limites prescrites dans le projet de loi, notamment pour les écoles moyennes.
Nous vous en demandons 50; eh bien, je suis persuadé qu'avant quelques années beaucoup de représentants demanderont que ce nombre soit dépassé. C'est donc par esprit de modération, pour ne pas être entraîné trop loin que nous avons fixé le nombre des écoles dans la loi.
Voulez-vous ne pas fixer ce nombre et dire simplement : « Que le gouvernement est autorisé à établir des écoles moyennes », je le veux bien, mais, je vous en préviens, si vous ne fixez pas des limites, ce n'est pas au nombre de 50 que vous pourrez vous arrêter. Interrogez chacun vos consciences de député d'arrondissement et vous comprendrez sans peine que le nombre de 50 ne paraîtra pas suffisant d'ici à peu de temps.
Je serais charmé, messieurs, que la discussion, d'après le tour que lui a donné l'honorable M. Vilain XIIII, se transformât en explications officieuses et amiables, pour ainsi dire, entre nous. Le ton que l'honorable M. Vilain XIIII a donné à la discussion ne peut que lui être profitable. Nous avons entendu avec beaucoup de patience un très grand nombre d'injures et d'outrages adressés à la loi, adressés même à notre opinion ; le discours de l'honorable M. Vilain XIIII est venu mettre un terme à ce système d'attaques et réparer, sous ce rapport, le mal qui avait été fait par d'autres orateurs.
M. Vilain XIIII. - Messieurs, je dois protester que je n'ai pas eu la volonté d'attaquer ni la personne, ni les intentions, ni les opinions de l'honorable professeur de Liège, dont j'ai rapporté une partie du discours. J'ai trouvé dans le Moniteur les lignes que j'ai lues, et je pense qu'il m'était permis de signaler les conséquences de cette doctrine, qui m'avait frappé comme dangereuse, alors qu'elle était professée devant des jeunes gens; car, messieurs, quoique ce soit un professeur de l'université qui a prononcé ces paroles, il l'a fait devant des jeunes gens appartenant aux collèges, à l'enseignement moyen.
Ainsi, messieurs, il est bien entendu que je ne connais pas le professeur dont il s'agit; je ne l'ai jamais vu, j'ai peu entendu parler de lui et je déclare de nouveau que je n'ai eu la volonté d'attaquer ni sa personne, ni ses opinions, ni ses intentions; mais je crois avoir le droit de tirer conséquences d'une doctrine que je trouve imprimée dans le Moniteur.
M. Coomans. - Messieurs, je serai aussi calme que M. le ministre de l'intérieur vient de se montrer. Je n'aurais même pas demandé la parole pour un fait personnel, si l'honorable M. Rogier ne venait de répéter un reproche que l'honorable ministre des finances m'avait adressé. Il m'est impossible de rester sous le coup d'une interprétation peu bienveillante qui place dans ma bouche des injures pour une partie de cette chambre, pour les représentants de l'opinion libérale. J'ai parlé de la philosophie sceptique qui n'est pas sans écho et sans adhérents dans quelques nuances du libéralisme, et en m'exprimant comme je l'ai fait, j'étais pleinement dans mon droit. J'ai dit que cette philosophie sceptique mène au socialisme; pourquoi l'ai-je dit? Parce que c'est ma conviction et parce qu'on a fait un appel à ma franchise.
Cela signifie-t-il que l'honorable M. Frère-Orban, l'honorable M. Rogier favorisent sciemment les socialistes? Cela veut-il dire que je les croie moins effrayés que je le suis moi-même des progrès du socialisme? Cela veut-il dire que je les croie plus disposés que je ne le suis à pactiser avec les socialistes? Non, messieurs, mais lorsqu'on me dit, comme on l'a fait hier, que je calomnie à mon insu, ne puis-je pas dire à mes adversaires qu'ils entrent, eux, à leur insu aussi, dans une voie très périlleuse? Parler philosophie à propos de l'instruction moyenne, c'est très opportun, je pense; alors surtout qu'on raisonne en dehors des opinions politiques et qu'on n'attaque pas les personnes.
- Des membres. - A lundi !
- D'autres membres . - La clôture !
M. Moncheur. - Messieurs, je renoncerai volontiers à la parole, mais à la condition cependant que la clôture ne soit pas prononcée, et que MM. Deschamps et de Theux qui sont absents, puissent être entendus lundi.
- Plusieurs membres. - Parlez ! parlez !
M. le président. - Il n'est que 3 h. et 1/2.
M. Moncheur. - Messieurs, vous savez peut-être, que j'étais inscrit un des premiers contre la loi ; j'ai été appelé hors de cette enceinte pendant plusieurs jours pour remplir de tristes devoirs à l'occasion de la mort d'un parent ; c'est ce qui m'a fait perdre mon tour de parole, je le (page 1228) retrouvais aujourd'hui, mais voyant d'une part que nous nous trouvions déjà à la fin de la deuxième semaine de cette discussion générale et comprenant, d'autre part, que l'assemblée, désireuse d'entendre deux des vétérans de l'ancienne majorité qui sont encore inscrits pour parler sur ce projet, j'avais renoncé à la parole dans l'intérêt de la célérité de vos travaux, mais puisque j'ai le champ libre, j'userai de mon droit.
Messieurs, dans une matière aussi importante que celle dont nous nous occupons, votre équité reconnaîtra que les membres de cette assemblée qui n'approuvent pas la loi peuvent se croire sous l'empire d'un devoir impérieux, celui d'exposer les motifs pour lesquels ils la rejettent.
Quelque soit d'ailleurs le parti pris par un grand nombre d'entre vous, peut-être d'adopter la loi, ne peut-on pas espérer jusqu'au dernier moment, d'amener la majorité à l'amender d'une manière telle qu'elle devienne acceptable par nous?
Certes, les défauts du projet sont nombreux et le grand nombre d'amendements très importants qui ont été proposés, par les amis mêmes du ministère, prouve à l'évidence une chose, c'est que la plupart des prétendues odieuses calomnies dont M. le ministre de l'intérieur s'était plaint amèrement que l'on avait chargé son projet de loi, ne sont, en définitive, que des médisances. Quant à moi, je n'ai nulle envie ni de calomnier le projet, ni d'exagérer ses défauts ; mais je vous demande la permission de vous dire, à mon tour, le mal que j'en pense.
L'honorable ministre de l'intérieur vient d'affirmer que le projet restituait aux communes des droits qu'elles n'avaient plus dans l'état actuel des choses, et qu'il introduisait dans les athénées l'enseignement religieux qui n'y était pas donnée, en général, aujourd'hui.
Je conviens, que tel pourra être, sous certains rapports et dans certaines limites, la conséquence de la loi, si elle est adoptée; mais il y a dans le projet beaucoup d'autres choses dont M. le ministre de l'intérieur n'a nullement parlé, et qui blessent profondément les franchises communales; il y a aussi beaucoup d'autres choses qui peuvent constituer un véritable danger en fait d'enseignement religieux.
Avant d'aborder ce point délicat, voyons quelle est l'idée qui a inspiré les rédacteurs du projet en discussion.
Messieurs, pour moi, le vice radical de ce projet c'est qu'il est né d'une pensée fausse, d'une pensée injuste, injuste dans son principe et fatale dans ses conséquences; cette pensée, messieurs, la voici : c'est que l'enseignement privé a pris trop d'extension en Belgique, c'est que cet enseignement n'est pas réellement national, c'est qu'il ne présente pas toutes les garanties désirables: c'est enfin, qu'il est plutôt un mal qu'un bien.
Cette pensée, messieurs, ressort évidemment et de l'exposé des motifs et du rapport de la section centrale et de tout ce qu'on a écrit dans les recueils périodiques où l'on a traité de la loi dont nous nous occupons aujourd'hui, elle ressort en sus des discours qui ont été prononcés dans cette enceinte.
Ainsi, messieurs, n'a-t-on pas dit que l'enseignement libre, et par là on entend généralement l'enseignement donné ou dirigé par le clergé, que l'enseignement libre, disons-nous, avait mis l'embargo sur l'enseignement moyen tout entier; que l'enseignement libre avait usé de la liberté d'une manière que la loyauté de ceux qui avaient fondé cette liberté, n'avait pas pu prévoir? Sont-ce là des paroles bienveillantes pour l'enseignement privé? Ne dénotent-elles pas que l'on n'a aucune espèce de sympathie pour cet enseignement, que non seulement on ne l'aime point mais encore qu'on le redoute.
Cette observation, messieurs, donne la clef de tout le projet. Et, en effet, on en a formulé toutes les dispositions de manière à fonder, comme si cela était possible, une unité, une homogénéité parfaite dans l'éducation officielle ; unité à la faveur de laquelle on puisse comprimer, amoindrir l'enseignement libre, à la faveur de laquelle on puisse, au nom de l'Etat, donner une direction spéciale aux études, à la faveur de laquelle enfin on puisse toujours, au nom de l'Etat, exercer une influence spéciale sur les intelligences. C'est ce qu'on appellera un enseignement vraiment national.
Mais, messieurs, où sont donc les preuves que l'enseignement privé ne soit pas national?
Certes, s'il est une chose sur laquelle on puisse porter un jugement certain par les résultats, c'est sans doute l'enseignement, c'est l'éducation. Eh bien, nous avons depuis 20 ans le régime de l'enseignement libre. Est-ce qu'on n'est donc pas satisfait de ses résultats, au point de vue national aussi bien qu'au point de vue scientifique? Admettons un instant les prémisses de nos adversaires et voyons s'ils sont conséquents avec eux-mêmes. Que disent-ils? Ils disent que l'enseignement privé a accaparé presque tout l'enseignement moyen, depuis le régime de la liberté ; que cet enseignement privé, qui est, en général, celui du clergé, s'est rendu le maître presqu'absolu de l'enseignement moyen, qu'il exerce un vrai monopole. Or, il résulterait donc de là, que toute la jeunesse belge, que les hommes faits, même jusqu'à l'âge de 32 ou 34 ans, sont les élèves de ce monopole ; mais si cela est, le monopole a donc formé de bons citoyens? Etes-vous donc mécontents de la jeune génération belge? de cette partie vive et agissante de la nation belge qui, en définitive, tient nos destinées dans ses mains. Croyez-vous que son esprit soit mauvais, qu'il ne soit pas national? Mais non; vous louez, sans réserve, l'excellent esprit qui règne, non seulement dans les masses mais encore dans la partie éclairée de la société; vous louez ce bon esprit, et vous avez mille fois raison de le faire, mais alors pourquoi calomnier l'enseignement qui a amené ce bon esprit...
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Qui est-ce qui le calomnie?
M. Moncheur. - La calomnie, pour moi, réside dans l'antipathie qu'on manifeste contre l'enseignement privé du clergé.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Où se montre cette antipathie?
M. Moncheur. - Elle résulte du projet lui-même ; elle résulte de tout ce qui a été dit et écrit sur cette matière; elle résulte, enfin, des paroles qu'a prononcées M. le ministre de l'intérieur lui-même, quand il a dit qu'il était temps d'opposer un monopole à un autre monopole.
Messieurs, si l'on veut être sincère , on ne pourra nier qu'on n'ait eu pour but, par le projet de loi, d'amoindrir l'enseignement privé. Bien certainement, ceux qui, de bonne foi sans doute, croient devoir se plaindre de ce que cet enseignement privé a usé son droit au-delà des limites raisonnables et loyalement prévues, et de ce qu'il a, selon eux, mis l'embargo sur l'enseignement moyen tout entier, ceux-là doivent désirer de délivrer ce pauvre enseignement moyen de l'embargo qui l'opprime; ils doivent désirer de faire rentrer l'enseignement privé dans des limites plus étroites; il faut donc le combattre et lui faire une guerre incessante. C'est là la conséquence logique de préventions injustes.
Vous avez dans l'exposé des motifs jeté un coup d'œil rétrospectif sur l'enseignement moyen en général, sur l'enseignement de l'Etat et sur l'enseignement privé, depuis le régime de la liberté; eh bien, y a-t-il un mot, je ne dirai pas de bienveillance ou de reconnaissance, mais seulement de justice rendue pour les efforts généreux, utiles, efficaces que l'enseignement libre a faits pour former et moraliser, instruire toutes les classes de la société? Non, messieurs, pas un mot ; mais en revanche on fait le bilan de l'enseignement de l'Etat, et l'on constate avec regret, avec une sorte de dépit jaloux que le projet (c'est l'expression dont on s'est servi), que le profit est pour l'enseignement libre et privé; et sans doute, on se propose de diminuer ce profit au moyen de la loi actuelle.
Messieurs, il existe déjà, en Belgique, un enseignement donné aux frais de l'Etat. Je proteste, quant à moi, que je fais les vœux les plus sincères pour qu'il prospère et qu'il atteigne le véritable but qu'il doit se proposer.
Je fais moi-même partie, depuis dix ans, d'une commission administrative attachée à un des principaux établissements subsidiés par l'Etat; je lui porte et lui ai toujours porté le plus vif intérêt, et je désire qu'il soit florissant, mais cela ne m'empêche pas d'apprécier aussi les efforts que font d'autres instructeurs de la jeunesse pour répondre au vœu de la nation belge.
Messieurs, on rêve pour l'instruction donnée aux frais de l'Etat une unité et une influence qui ne sera jamais que chimérique. Et ce que M. le ministre des finances vient de dire à l'instant même ne prouve-t-il pas que l'Etat a toujours été impuissant pour imprimer une direction quelconque à l'éducation publique, et qu'il n'est jamais parvenu à former les intelligences à l'image de sa propre pensée.
Mgr l'évêque d'Hermopolis, devenu grand maître de l'université en France, a cru qu'il allait se servir, avec succès, de cette vaste et puissante institution que lui avait légué l'empire, pour inculquer à toute la nation française le principe de la légitimité; il avait pour lui et l'action et la force du clergé, joints à la force même de l'institution. Qu'en est-il résulté? que la jeunesse à laquelle il s'était adressé a conduit Charles X à Cherbourg. Et qu'est-ce que cela prouve? Cela prouve que quand le gouvernement veut se transformer en grand éducateur de la jeunesse, il se trompe, et qu'il recueillera toujours des fruits contraires à ceux qu'il aura espérés.
Mais, messieurs, n'avons-nous pas eu un exemple frappant de cette vérité en Belgique? Le roi Guillaume a-t-il asservi l'enseignement dans un autre but que celui d'opérer une fusion complète entre la Hollande et la Belgique? C'était là son but et son espoir; qu'a-t-il recueilli? Une révolution faite aux cris de : à bas la Hollande ! vive la séparation entre la Hollande et la Belgique !
L'humanité est ainsi faite; chaque fois que le gouvernement, eût-il même l'aide du clergé, voudra pousser, par l'éducation, le peuple dans une voie quelconque, ce sera une voie opposée qu'il prendra. Laissons donc agir la liberté.
Il est utile, je le reconnais, que le gouvernement ait un certain nombre d'établissements d'enseignement; et d'ailleurs, il ne faut rien détruire de ce qui existe. Mais ce qu'il ne faut pas, c'est que le gouvernement forme un vaste réseau d'établissements, dans le but de se faire éducateur public. Il n'en a pas le droit. Qu'il prouve qu'il sait, lui aussi, donner une instruction solide et bonne avec le concours de l'autorité religieuse dans quelques établissements modèles, c'est un droit qu'il trouve dans l'article 17 de la Constitution.
Mais, après le témoignage que nous a donné l'honorable M. de Brouckere , rapporteur du Congrès national sur cet article, après les témoignages qui nous sont venus du dehors, de la part d'autres membres de cette assemblée, après l'examen sérieux des motifs qui ont dicté cette disposition la plus importante peut-être de la Constitution, il n'est plus permis aujourd'hui de soutenir que cet article 17 ordonne au gouvernement ou même lui donne simplement le droit de fonder un vaste système d'éducation, dans le but d'exercer, comme gouvernement, une influence sur les esprits et de former le cœur et l'intelligence des jeunes gens. Non! les établissements libres, voilà la règle, et les établissements de l'Etat, voilà l'exception.
En fait d'instruction moyenne donnée aux frais de l'Etat, c'est au (page 1229) surplus aux communes, messieurs, qu'il faut laisser le soin et la responsabilité de sa surveillance immédiate, sous la tutelle ordinaire de l'autorité provinciale. Il ne faut pas toucher, surtout, au droit qu'ont les communes d'ériger à leurs frais des collèges. M. le ministre de l'intérieur prétendait tout à l'heure que son projet accordait aux communes à cet égard, des droits qu'elles ne possédaient plus dans l'état actuel des choses, mais je prierai M. le ministre de répondre à ces simples questions :
En vertu de votre loi, est-ce que la commune pourrait fonder un établissement d'enseignement sans le bon vouloir du gouvernement? L'article 6 dit formellement que non. En vertu de votre loi, est-ce que la commune peut patronner un établissement d'instruction sans le bon vouloir du gouvernement? non, porte l'article 32. Est-ce que, en vertu de votre loi, la commune peut nommer un professeur en dehors de l'école normale du gouvernement? non encore, porte l'article 10. Et vous considérez cette législation comme accordant de nouvelles franchises aux communes! Mais c'est une dérision.
Je dis au contraire que, d'après le projet, les communes sont bridées d'une manière incroyable. Messieurs, puisque j'ai parlé de l'enseignement normal, dont s'occupe ce projet, je m'y arrêterai un instant. Il y a d'abord une objection très grave d'inconstitutionnalité à faire contre l'article 37 de la loi qui institue cet enseignement. Cet article porte que le gouvernement est autorisée entretenir un enseignement normal, en y employant, s'il y a lieu, les ressources que présentent les universités de l'Etat.
Nous ne savons pas, d'après cet article, où seront positivement établies ces écoles normales; car l'article 37 ne dit point, d'une manière formelle qu'elles seront adjointes aux deux universités de l'Etat. Le projet ne dit point quels cours y seront donnés, quelle dépense elles occasionneront. Nous ne savons non plus ni le lieu, ni de quelle manière les internats seront établis. En un mot, le projet est complètement muet sur tout ce qui concerne l'organisation de l'enseignement normal; et cependant l'article 17 de la Constitution porte : « Que tout enseignement donné aux frais de l'Etat sera réglé par la loi. »
Il en résulte donc que l'article 37 du projet qui dit que la loi ne réglera pas l'enseignement normal, mais que les ministres le régleront comme bon leur semblera, que cet article, dit-je, est contraire à la Constitution. C'est là une délégation de pouvoirs que la législature n'a pas le droit de faire.
Investie par l'article 17 de la Constitution du droit et du devoir de régler l'enseignement donné au frais de l'Etat, elle ne peut autoriser le pouvoir exécutif à le régler en son lieu et place.
Quant au fond même de la question de cet enseignement normal, j'avoue, messieurs, que je ne suis pas convaincu de sa nécessité dans un petit pays comme la Belgique. Qu'arrivera-t-il dès que la loi sera adoptée? Bientôt toutes les nominations de professeurs se feront, les cadres du corps enseignant seront remplis.
Quel sera alors le nombre de professeurs à nommer, en moyenne, par an pour remplir les vides de ce corps? Cinq ou six, dit le rapport de la section centrale, et je crois que c'est le maximum. Croyez-vous donc qu'il faille fonder un enseignement normal, et même en deux volumes, si je puis m'exprimer ainsi, pour y puiser cinq ou six professeurs par an, et probablement même moins? Quant à moi, je ne le pense pas; et notez qu'on introduira déjà dans cet établissement vingt jeunes gens pourvus de bourses de 500 fr. chacune. Vous aurez chaque année au moins vingt jeunes gens diplômés avec le titre pompeux de professeurs agrégés et ayant été formés à l'école normale avec l'argent de l'Etat, et pourtant vous n'aurez que 4, 5 ou 6 places au plus à leur donner; que ferez-vous des autres boursiers diplômés?
Vous dites que vous voulez assurer une carrière à tous ceux qui voudront étudier dans votre école normale: mais il arrivera pour celle-ci ce qui arrive déjà pour toutes les écoles spéciales, pour l'école des mines, pour l'école des ponts et chaussées et pour l'école des arts et métiers; vos écoles normales d'enseignement moyen constitueront une dépense inutile pour le pays, et de plus elles seront un leurre pour les jeunes gens, qui y auront étudié, une amère déception pour les parents qui y auront envoyé leurs enfants.
Après cette digression, je reprends la discussion générale du projet.
Que faut-il, messieurs, pour que le projet puisse devenir acceptable ? J'ai dit, en commençant, que plusieurs amendements très importants et améliorant le projet avaient été proposés par des membres de cette chambre faisant partie ordinairement de la majorité. J'espère qu'il s'en produira encore d'autres.
Eh bien , il faut, messieurs, que l'ensemble de ces amendements dépouille le projet de loi du caractère d'hostilité dont il est empreint contre renseignement libre. Il faut, en outre, que les franchises communales soient complètement restitués aux communes. C'est assez vous dire que ceux des amendements proposés qui tendent à ce but auront mon adhésion.
Que faut-il encore, messieurs, pour que la loi soit encore acceptable par nous; il faut surtout que l'on s'entende et qu'on soit bien d'accord sur les grands principes qui président à la manière dont l'enseignement religieux doit être donné.
Or, messieurs, quels sont ces principes? L'enseignement religieux ne peut être donné que par le clergé ; c'est-à-dire, par les ministres du culte, ou sous leur surveillance: premier principe incontestable.
Point d'enseignement moyen complet sans enseignement religieux: second principe que personne aussi , je pense, ne songera à contester. D'où il résulte que le concours du clergé est nécessaire pour qu'il y ait un enseignement moyen complet, soit qu'il soit donné par l'Etat, soit qu'il soit donné par tout autre. Il est impossible de sortir de ce syllogisme.
L'article 8, tel qu'il est rédigé, donnerait satisfaction à ces principes, sans les commentaires qui l'accompagnent. L'article 8 constate, en effet, que l'enseignement religieux doit être donné dans les établissements d'enseignement moyen et si, comme un des amendements le demande, on inscrit, en tête du programme, l'enseignement religieux, cette volonté de l'article 8 sera d'autant plus claire. L'article 8 constate donc, en premier lieu, que l'enseignement religieux doit être donné dans les établissements d'enseignement moyen; et, en second lieu, il constate qu'il doit être donné par les ministres du culte. Si, messieurs, dans le sein de la section centrale, l'organe du gouvernement n'avait pas déclaré, qu'à défaut de l'enseignement religieux donné par les ministres du culte dans les établissements de l'Etat, des laïques pourraient le donner, sans mission comme sans inspection de l'autorité ecclésiastique, l'article 8 aurait pu, étant bien interprété, donner satisfaction aux grands principes qui règlent la matière; mais dès l'instant où l'on professe la doctrine qu'à défaut de l'intervention des ministres du culte dans l'enseignement religieux, on peut soi-même donner cet enseignement, il devient impossible alors d'accepter l'article 8 ainsi commenté.
Quoique vous n'aimiez pas l'enseignement privé...
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Au contraire, je l'aime beaucoup, plus que vous peut-être !
M. Moncheur. - Eh bien, j'accepte votre profession de foi; mais, je dois le dire, je la trouve diamétralement opposée à votre œuvre tout entière, que nous discutons en ce moment, et surtout à l'exposé des motifs, et d'ailleurs j'attends la même profession de foi de tous vos amis.
Je disais donc que, quoique vous n'ayez, selon moi, aucune sympathie pour l'enseignement privé, qui est en général fondé sur la religion, vous reconnaissez hautement la nécessité de l'enseignement religieux dans vos écoles, et à cet égard j'ai entendu avec bonheur les paroles que l'honorable M. Dotez a prononcées dans la séance d'hier ; mais ne croirait-on pas que vous n'aimez cet enseignement que dans vos établissements à vous, et que, dès qu'il s'agit d'établissements dont la base est l'enseignement religieux lui-même, vous ne l'aimez plus autant? Et s'il en est autrement, ayez donc le courage de reconnaître les services que rendent à la nation ces établissements; protégez-les, au besoin, au lieu de les combattre ; ne les mettez pas en état de suspicion ; ne cherchez pas à les amoindrir, à leur faire une concurrence ruineuse sur tous les points.
Messieurs, on a reproché, je le sais, au clergé d'avoir demandé en certaines circonstances, comme gage de son intervention dans l'enseignement de l'Etat des conditions contre lesquelles la loi civile élevait un obstacle invincible ; d'avoir, par exemple, demandé une part dans la nomination des professeurs, part qui ne peut lui être faite par la loi civile; je n'examine point ces griefs, mais au fond, votre conscience vous dit que les intentions du clergé étaient parfaitement pures et que s'il y a eu excès de zèle, au point de vue des formes civiles, ce zèle, appliqué à tel ou tel établissement d'éducation, n'était que pour le bien.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Comme le zèle des communes était pour le bien aussi!
M. Moncheur. - Je n'en doute pas. Eh bien, si tout le monde a de bonnes intentions, comment donc ne s'entendrait-on pas pour les rendre fructueuses.
Ah! messieurs, ne vous endormez point dans une trop grande confiance dans l'avenir. Ne croyez pas que notre beau navire, dont on vous parlait hier, notre beau navire de la monarchie constitutionnelle ne pourra jamais courir aucun danger au milieu des tempêtes; mais puisque nous apercevons ce vieux rocher, qu'on appelle l'Eglise, et qui, tant battu des vents et des flots, semble toujours plus solide, réfugions-nous à son abri. Assez d'autres ont voulu jeter l'ancre près de rives plus séduisantes, mais qui n'étaient que les rives d'îlots flottants qui, chaque fois, ont failli entraîner avec eux dans l'abîme les imprudents qui avaient voulu s'y arrêter.
Que la concorde nous guide. Quant à moi, je forme du fond du cœur des vœux ardents pour que de cette discussion sorte une loi qui puisse amener un accord franc et sincère, entre l'Etat et le clergé, pour le salut de mon pays.
- Plusieurs membres. - La clôture!
- D'autres membres . - Non ! non ! à lundi !
M. le président. - Voici la liste des orateurs qui sont encore inscrits :
Pour : M. Le Hon.
Sur : M. le prince de Chimay.
Contre : MM. Dechamps, de Theux, Boulez, Dumortier et de T'Serclaes.
La chambre désire-t-elle continuer aujourd'hui?
- Plusieurs voix. - Oui! oui!
M. le président. - La parole est à M. Boulez.
(page 1230) M. de Haerne. - Mon honorable collègue a dû s'absenter pour aller à Bruges assister à une réunion pour l'agriculture. Il désire ne parler que lundi.
- Plusieurs membres. - La clôture !
M. Dedecker. - Je ferai remarquer à la chambre qu'il est impossible de clore la discussion. Mes honorables amis MM. Dechamps et de Theux sont inscrits et doivent parler. Il suffit que je cite leurs noms pour qu'on reconnaisse que la discussion ne serait pas complète sans les entendre.
Si mes honorables amis se sont absentés, c'est qu'ils savaient que plusieurs orateurs des bancs opposés aux nôtres étaient appelés à prononcer aujourd'hui des discours. Ils auraient le droit de se montrer surpris et lésés par une décision de la chambre qui prononcerait la clôture avant qu'ils n'aient pu se faire entendre.
Je pense que, dans une question pour la solution de laquelle ces honorables membres ont présenté eux-mêmes des projets, il est impossible qu'ils ne soient pas entendus. Une grande partie de la discussion les concerne même directement. Ils ont à défendre leur position personnelle dans cette question.
M. Rodenbach. - Il me semble qu'il ne serait pas généreux do ne pas accorder la parole à des orateurs inscrits depuis plusieurs jours. Il faut donc, si la chambre veut clore aujourd'hui la discussion générale, qu'à l'occasion de l'article premier, elle permette aux orateurs inscrits, et notamment aux honorables MM. Dechamps et de Theux d'énoncer complètement leur opinion. (Oui! oui! Non! non!) Si la clôture n'est pas ainsi entendue, vous étouffez la discussion.
M. le président. - Messieurs, veuillez me permettre de faire une observation. Si vous admettez la proposition de M. Rodenbach, je prévois qu'à l'occasion des articles on va rouvrir toute la discussion et qu'ainsi, au lieu de gagner du temps, vous en perdrez beaucoup.
La chambre décidera; mais je pense qu'il doit être entendu que la discussion générale une fois close, on ne pourra plus réellement discuter que sur les articles. (Adhésion.) Dès lors, d'après les observations qui viennent d'être faites, ne vaudrait-il pas mieux continuer la discussion à lundi? (Oui! oui!)
- La séance est levée à 4 heures et quart.