(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 1183) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à une heure et quart.
- Il est procédé au tirage des sections du mois d'avril.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier; la rédaction en est approuvée.
M. A. Vandenpeereboom fait connaître l'analyse des pièces suivantes.
« Plusieurs habitants de Beaussaint prient la chambre de rejeter le projet de loi sur l’enseignement moyen ou de le modifier profondément.
« Même demande de plusieurs habitants de Villers-la- Bonne-Eau, Zele, Asche-en-Refail, Wesemael, Werchter, Thielt, Tremeloo, Rhode-Saint-Pierre, Nieuwrode, Bael, Cortryck-Dutzel, Duysbourg, Herent, Pellenberg, Betecom, Kessel-Loo, Beggynendyck, Hoeledcn, Kieseghem, Scherpenheuvel, Sichem, Schaffen, Tervueren, Burnonville, Zout-Leeuw. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi et insertion au Moniteur.
« Plusieurs habitants de Saint-Pierre-sur-la-Digue prient la chambre de rejeter le projet de loi sur l'enseignement moyen. »
« Même demande de plusieurs habitants de Rendeux, Coyghem, Diner, Emblehem, Vremde, Houthem, Rumpst, Weslmeerbeek, Bruges, Beernein, Snaeskerke, Ramscappelle, Wickevorst, Wolverthem, Petit-Rœulx-lez-Braine-le-Comte, Oostvleteren, Anseghem, Ronquières, Villers-Saint-Ghislain, Baisieux, Malines et Angre. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Maldeghem présentent des considérations sur la nécessité de propager la langue flamande. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Gand prient la chambre d'introduire dans le projet de loi sur l’enseignement moyen une disposition qui rende l'enseignement de la langue flamande obligatoire pour toutes les classes des athénées et collèges des provinces flamandes, et qui prescrive à ces établissements d'instruction publique de se servir de cette langue pour enseigner l'allemand et l'anglais. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Tournay prient la chambre d'adopter le projet de loi sur l’enseignement moyen tel qu'il a été amendé par la section centrale. »
« Même demande du conseil communal de Rotheux-Rimière, et du sieur Call de Noidans. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants d'Anvers demandent que l'enseignement de la langue flamande soit obligatoire dans tous les établissements d'instruction publique de la capitale et des provinces flamandes, qu'on y soit tenu de se servir de cette langue pour enseigner l'allemand et l'anglais, que les administrations provinciales et communales et, autant que possible, les tribunaux de la province en fassent exclusivement usage; qu'elle ait une section spéciale à l'Académie de Bruxelles et qu'elle jouisse à l'université de Gand des mêmes prérogatives que la langue française. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants de Peuthy demandent que le projet de loi sur l'instruction moyenne déclare obligatoire l'enseignement de la religion, qu'il maintienne aux communes la direction de leurs écoles, qu'il assure à la langue flamande, dans les établissements d'instruction publique de l'Etat, les mêmes prérogatives que la langue française et qu'il n'occasionne pas des charges nouvelles. »
- Même décision.
« Plusieurs habitants d'Anvers demandent que les administrations communales et provinciales dans les provinces flamandes, et, autant que possible, les tribunaux fassent exclusivement usage de la langue flamande; que cette langue ait une section spéciale à l'Académie de Bruxelles et qu'elle jouisse, à l'université de Gand et aux établissements d'instruction publique du gouvernement, des mêmes prérogatives que la langue française. »
- Même décision.
« Les sieurs Vandervoort, Stallaert et Dautzenberg demandent que, dans les écoles d'instruction moyenne, tout enseignement se donne au moyen de la langue maternelle et prient la chambre de formuler le premier paragraphe de l'article 26 de la même manière que le paragraphe premier de l'article 23. »
- Même décision.
« Le sieur Verstraeten, capitaine pensionné, réclame l'intervention de la chambre, pour obtenir la révision de sa pension. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
Par messages du 16 avril, le sénat informe la chambre qu'il a adopté :
1° Le projet de loi qui institue une caisse générale de retraite;
2° Le projet de loi modifiant la loi monétaire du 5 juin 1842;
3° Le projet de loi qui ouvre au budget du département des finances, pour l'exercice 1849, un crédit supplémentaire de 228,000 fr.
- Pris pour notification.
Il est fait hommage à la chambre, par M. Xavier Heuschling, d'une brochure intitulée: Notice biographique sur Guillaume-Benjamin Craan, auteur du plan de la bataille de Waterloo, etc.
- Dépôt à la bibliothèque.
M. le président. - La parole est à M. de Mérode, inscrit contre le projet.
M. de Mérode. - Mon intention, messieurs, n'est point de rechercher si de précédents projets de loi ont plus ou moins d'analogie avec celui que nous sommes malheureusement obligés de combattre en ce moment, lorsqu'aucune nécessité ne commande un laborieux débat actuel sur une si grave question.
Nous avens à préserver notre pays des envahissements de l'esprit de vertige barbare qui menace nos voisins et dont nous sommes encore affranchis jusqu'à ce jour. Rien ainsi ne pressait moins que d'imiter des errements funestes aux peuples qui les avaient adoptés d'abord et cherchent maintenant à s'en écarter. Après les événements extraordinaires et déplorables qui se sont succédé en des lieux bien éloignés les uns des autres depuis l'avortement ou l'ajournement des projets d'organisation relatifs à l'instruction moyenne en Belgique, je ne saurais éplucher, comparer les combinaisons de telles ou telles personnes placées à leur tour au timon des affaires. Des épreuves trop frappantes ont dû nous apprendre plus qu'on n'en pouvait savoir antérieurement. Certains principes immuables existent. A ceux-là je veux exclusivement m'attacher, et si je cite des opinions émises par des individus, je le ferai ou parce qu'elles s'appuient sur des fondements solides et sont exprimées fortement, ou parce que les erreurs qu'on y découvre servent à mieux relever l'éclat de la vérité.
Veuillez accorder d'abord quelques instants de patience à la mention que je vais faire d'un débat où je fus engagé afin d'élucider une question de très haute valeur intimement liée à celle que nous traitons aujourd'hui.
En 1845, il y a cinq ans, j'eus l'heureuse occasion de pouvoir discuter avec monseigneur Parisis, évêque de Langres, ce qu'était l'athéisme légal dans nos constitutions modernes. M. Odilon Barrot, sous la restauration, prétendit un jour, dans l'intérêt d'un client confié à sa défense, que la loi était athée et devait l'être. A la même époque, M. de Lamennais, par d'autres motifs, accusait le gouvernement d'athéisme, tandis qu'aux états généraux des Pays-Bas, Belgique alors comprise, un député belge affirmait que la liberté des cultes ne constituait point l'indifférence religieuse; mais dérivait de l'indispensable assemblage sous un même sceptre de peuples, d'opinions et de croyances divergentes, et déclarait qu'à la religion catholique suffisait la simple liberté pour se maintenir dans sa pureté et dans sa plénitude d'existence.
Plus tard monseigneur l’évêque de Langres, réclamant les conséquences pratiques de la charte de 1830 en faveur de la liberté d'enseignement, supposait aussi l'athéisme du système légal constitutionnel moderne, attribut qui me choquait profondément.
Selon moi, si les institutions fondamentales de France et de Belgique n'adoptaient point de religion déterminée, c'était pour maintenir contre les empiétements trop expérimentés précédemment du pouvoir civil le libre exercice du culte et non dans un sens athée; car ces constitutions, disais-je, ne prétendent nullement que les populations qu'elles régissent sont dépourvues de religion.
La charte française de 1830 reconnaît comme étant catholique la majorité du peuple français, et la constitution du Congrès, sans s'exprimer sur un fait palpable, oblige l'Etat à pourvoir aux besoins matériels du culte catholique et des autres cultes que professent les citoyens belges. Or de semblables institutions ne peuvent avoir pour base l'athéisme, c'est-à-dire la négation ou l'oubli de Dieu.
Comment nierait-on l'existence de la Divinité, quand on prend un soin particulier d'assurer la célébration du culte divin qui s'exerce par conviction et librement?
Si le gouvernement veille à ce que rien n'empêche le développement des sentiments religieux les plus vrais, il accomplit son rôle moral et juste en ce monde; mais s'il travaille directement ou indirectement à (page 1184) détruire dans les cœurs la piété, il est athée, eût-il même un culte apparent. Et j'ajoutais, sur la question dont nous sommes saisis : En ce qui concerne l'éducation, par exemple, que doit faire l'Etat selon l'esprit constitutionnel véritable? Il doit, ou renoncer à y prendre une part directe, ou l'organiser conformément aux principes religieux des parents dont les enfants seront confiés à ses écoles; car les enfants ne sont pas les enfants de l'administration, qui ne possède aucune doctrine propre à elle; ils appartiennent à la famille où ils sont nés. Aussi l'éducation publique donnée aux frais de l'Etat devrait être mise sur le même pied que les cultes dotés par l'Etat qu'il ne confond pas ensemble. Les professeurs de collège et les pasteurs se tiennent de très près. Livrer la jeunesse catholique à un maître qui n'est pas catholique sincère, c'est presque aussi absurde que de faire prêcher les catholiques dans leur église par un ministre de la réforme ou les juifs dans leur synagogue par un évêque. Ce serait là démolir les cultes les uns par les autres, et qu'importe où s'opérerait une telle œuvre? Si elle s'opère plus ou moins quelque part, fût-ce dans un collège du gouvernement, elle est indigne de lui.
Que si l'on se figure qu'une constitution l'autorise, on aura raison de la dire fondée sur l'athéisme ; mais nulle part dans les chartes françaises ou belge, on ne trouvera d'article d'où découle une si funeste conséquence. Outre la garantie qu'offre la liberté promise, tout enseignement donné aux frais de l'Etat doit être l'objet d'une loi. Celle-ci fût-elle détestable ne prouverait que le mauvais vouloir de l'autorité législative du moment. Elle ne rendrait point athée la constitution qui, prise dans son sens naturel évident, assure d'abord la faculté d'une franche concurrence que l'athéisme déplore et produirait ensuite un enseignement public fondé sur la religion des citoyens, de manière à ne pas effacer dans les jeunes âmes à l'école ce qui leur a été appris, soit au foyer domestique soit à l'église.
A ces observations qui tendaient à rejeter absolument l'idée d'athéisme légal et dont je ne puis produire ici qu'un extrait, monseigneur Parisis me répondait :
« Notre constitution sociale veut que le pouvoir exécutif use de ses moyens d'actions pour protéger les hommages publics rendus à Dieu. Sur cela vous me demandez comment une telle constitution peut être athée?
« Certainement le culte public ainsi protégé exclut l'idée d'athéisme dans les populations, mais il ne l'exclut pas nécessairement dans l'autorité temporelle qui ne professe aucun culte pour son propre compte. Rien n'empêche qu'un tel gouvernement ne reste subjectivement, c'est-à-dire quant à lui-même, athée.
«Dans la lutte que je soutiens contre le pouvoir qui se présente comme le précepteur privilégié de la jeunesse, je l'examinais comme on examine tout précepteur. Je lui demandais non pas qu'elles étaient ses relations officielles avec les sociétés religieuses, mais quels étaient ses principes et ses actes personnels, puisque c'est là seulement ce qui pourrait lui donner quelques titres à la confiance des familles ; or, de cet examen approfondi, j'arrivais à conclure que le pouvoir civil est plus inhabile à la fonction d'instituteur que le moindre des citoyens. Il n'admet en effet, pour lui-même, aucun article de foi, et n'adopte comme sienne propre aucune pratique religieuse. Ces deux omissions réunies ne forment-elles pas un athéisme à la fois intérieur et extérieur complet? »
Messieurs, dernièrement en Angleterre à l'occasion du choléra, on arrêta, dans le conseil de la reine, la prière qui devait être dite à partir du 16 septembre pendant la durée du fléau dans toutes les églises et chapelles de l'Eglise établie et dont voici la fin :
« Dieu tout-puissant et père, dont aucune créature ne peut braver le pouvoir et qui liens dans ta main la vie et la mort, daigne abaisser du haut du ciel tes regards sur nous, tes indignes serviteurs. Nous avons trop suivi les choses de ce monde, et dans notre prospérité, nous ne t'avons pas suffisamment honoré. Puissent tes inspirations nous suggérer plus de foi! puissent les fréquents exemples de mortalité que nous avons vus nous rappeler à tous la proximité de la mort afin, que vivants ou mourants nous soyons trouvés les disciples fidèles de celui qui en a enlevé l'aiguillon. Reçois notre demande par les mérites de N.-S.-J.-C.»
En Belgique, le conseil du roi peut-il, en cas de malheur public, faire une profession de foi, adopter pour lui-même une invocation à la Divinité, la prescrire à quelqu'un? Evidemment non.
« Cependant, continue M. Parisis dont je reprends l'argument, enseigner la jeunesse, c'est lui communiquer des doctrines à la tête desquelles se trouvent les doctrines religieuses. Elever la jeunesse, c'est la former à l'habitude des actes moraux parmi lesquels se trouvent nécessairement les actes religieux (par exemple la prière).
« Mais à moins de changer l'enseignement et l'éducation en une odieuse et stérile imposture, le maître doit croire à ce qu'il enseigne, il doit remplir les devoirs qu'il veut faire pratiquer à ses élèves. Or, le pouvoir dont nous parlons ne croit légalement à rien, ne pratique rien. Donc il ne peut par lui-même donner les leçons les plus essentielles, les exemples les plus importants; donc il est le plus incapable de diriger l'éducation et l'enseignement de la jeunesse, et l'athéisme dont je parle n'est pas nommé ainsi par métaphore ou par hyperbole ; il est essentiel et absolu. Il consiste dans la privation de l'élément divin, dans une manière d'être tout à fait en dehors des choses de Dieu, selon l'expression de M. Royer-Collard que j'ai citée. Reléguée à jamais aux choses de la terre, la loi humaine ne participe pas aux croyances religieuses; dans sa capacité temporelle, elle ne les connaît ni ne les comprend.
« Maintenant si le pouvoir, après avoir donné à tous la liberté d'enseigner, voulait organiser lui-même un enseignement, nous le placerions en présence d'obligations qui, dans leur objet, c'est-à-dire les rejetons des familles, excluent l'idée d'athéisme; mais quand même le gouvernement accomplirait fidèlement ces obligations saintes,, comme le fait celui de Belgique (nous étions en 1845), il ne cesserait pas pour cela d'être intrinsèquement athée, parce que ces obligations, ne prendraient leur source que dans un état de choses placé hors de lui, c'est-à-dire dans les droits individuels des membres de la société qu'il dirige selon l'ordre public. »
Aussi, messieurs, lorsque fut votée la loi sur l'instruction primaire, on la traita tout à fait selon les besoins du peuple objet de cette instruction, peuple au point de vue religieux bien distinct du pouvoir civil ; et comme notre sol est couvert d'églises catholiques fréquentées par lui, on agit avec bon sens pratique et respect pour le culte de Dieu, en donnant au clergé une part spirituelle, nécessaire et légale d'autorité sur les livres et les maîtres dans l'enseignement, avec égards pour d'autres cultes et lorsqu'on fît alors des allusions à l'instruction moyenne, je me contentai de dire que la religion n'est pas moins nécessaire aux messieurs qu'au peuple, car les messieurs ne sont pas plus destinés à vivre éternellement ici que les ouvriers.
C'est parce qu'elle est conforme à la raison, à la vérité des faits que notre loi sur l'instruction primaire, dans son application d'ensemble (rien n'est parfait en ce monde), produit de bons fruits, et si l'on y touche avec l'imprudence de l'orgueil, qui ne tient pas compte de l'expérience, on la gâtera.
Malgré l'appréciation rigoureuse qui semblait, au premier coup d'œil, incompatible avec une complète approbation de notre régime constitutionnel, monseigneur Parisis, au contraire, s'exprimait ainsi dans ses conclusions finales :
« Vous établissez que notre gouvernement constitutionnel n'est pas autre chose qu'un ordre temporel distinct de l'ordre spirituel; rien de plus, rien de moins. »
J'admets cette définition sans aucune réserve, je l'ai toujours admise; j'en ai fait et j'en fais encore la base de tous mes raisonnements, je reconnais qu'un gouvernement ainsi constitué, quand il est fidèle à sa constitution, mérite beaucoup de sympathies et d'éloges.
Serait-il même possible de prouver qu'il vaut mieux pour la religion être seulement libre sous un gouvernement neutre que protégée sous un gouvernement même catholique, cette thèse serait très facile à prouver.
Tant que le gouvernement constitutionnel reste dans sa sphère, ce régime est bon en lui-même, et sous bien des rapports il est meilleur qu'aucun autre, même dans l'intérêt de la religion; mais dès qu'il sort de son centre, dès qu'il envahit le domaine immense des libertés publiques, il est comme l'athéisme mauvais, très mauvais. Il est alors beaucoup plus dangereux pour la religion que les gouvernements absolus; parce que, n'ayant lui-même aucun principe religieux, il peut se livrer aux écarts les plus incalculables. »
Trois ans plus tard, en février 1848, le gouvernement de France, dont les professeurs s'étaient livrés à tous les écarts, se voyait en un instant renversé du fond en comble, attaqué, non pas seul cette fois, mais avec l'ordre social tout entier. Et les pairs de France, auxquels je puis comparer la majorité de cette chambre, sans lui manquer de respect, ces pairs, hommes de haute expérience politique, qui avaient souvent entendu les plus graves objections contre l'instruction universitaire ,étaient remplacés, au palais de Luxembourg, par des docteurs qui se moquaient d'eux et du bon sens. Alors, mais trop tard, l'un des membres les plus instruits et les plus habiles de cette assemblée, qui comptait tant d'illustrations, disait à un plus jeune dont il n'avait pas compris les persistants efforts contre cette éducation ruineuse: « Quelle bêtise nous avons faite d'élever ainsi la jeunesse! »
Messieurs, c'est la même bêtise dont nous cherchons à vous préserver, ainsi que nous-mêmes; car nous sommes tous embarqués sur le même navire et, coupables ou non des fautes qui se commettront dans sa manœuvre, nous périrons de concert, et nous sommes exposés à périr, quoi qu'en ait dit hier, à la fin de la séance, un orateur trop confiant, sans savoir même si nous trouverons un radeau.
Je reviens aux définitions exactes, mathématiques, de l'homme de conciliation par excellence que M. Victor Hugo a nommé le vénérable évêque de Langres, et qu'il a même expressément distingué du parti clérical, pour lui faire honneur sans doute, et quant à moi, je le déclare ici, j'adopte entièrement les opinions du savant prélat si parfaitement d'accord avec notre Congrès national dont l'intention a toujours été de conserver à la religion son influence légitime par la liberté sérieuse et sincère et de doter la Belgique de ce gouvernement constitutionnel ferme sur le maintien des libertés promises et, selon monseigneur Parisis, bon en lui-même et meilleur peut-être qu'aucun autre dans l'intérêt de la religion.
Selon le sens étymologique du mot athée, le pouvoir civil, qu'on ne doit pas confondre avec la nation comprenant aussi l'Eglise, est privé de toute doctrine à l'égard de Dieu, par conséquent sans Dieu.
Je défie qui que ce soit, en effet, de me montrer non seulement un catéchisme quelconque du pouvoir civil, mais de m'expliquer le Dieu qui est le sien. Est-ce le Dieu du déisme fataliste de Mahomet, le Dieu en trois personnes des chrétiens, le bon Dieu de M. Destriveaux, le Dieu de M. Cousin si longtemps grand maître du corps professoral de France et que M. Gioberti, pendant son séjour à Bruxelles, dans un écrit imprimé qu'il voulut bien m'offrir, a démontré n'être que le Dieu nature, c'est-à-dire le Dieu des panthéistes; enfin est-ce le bien de notre compatriote (page 1185) M. de Potter expliqué dans son livre intitulé « la Justice et sa sanction religieuse »; plein d'observations très justes qu'admettent les chrétiens avec une conclusion singulière, mais logique à sa façon, où il repousse tout à la fois le Dieu personne et le Dieu nature qu'il déclare être le matérialisme déifié et tous les cultes qui ont eu, dit-il page 124, leur époque d'utilité, de nécessité même, et sont devenus une irrationabilité ridicule?
Or, dans l'enseignement donné directement par le pouvoir civil, écartera-t-on du professorat tout Belge qui pensera comme M. Cousin, ex-grand et fort illustre maître du corps professoral de France sous le roi Louis-Philippe?
Exclura-t-on tout professeur qui partage sur la Divinité et les cultes le sentiment de M. de Potter ? Et il en est peut-être plus d'un. Exclura-t-on celui qui aime mieux tout simplement l’ « otium cum dignitate », c'est-à-dire le loisir avec la dignité qu'ont réclamé les membres du congrès professoral de Belgique, et qui se contenterait de bons appointements, puis d'une pension pour subvenir aux besoins de la vie présente sans prendre souci d'aucune croyance en ce qui concerne le Créateur ou la vie future?
Et si l'on exclut ces professeurs, quel sera le point d'arrêt de l'exclusion officielle? Et préalablement à leur admission sur quoi portera l'examen de leurs doctrines, en vertu desquelles ils seront reconnus bons ou mauvais?
Je suppose la loi qu'on vous présente votée, quel sera probablement d'abord le grand pontife de l'éducation dite de l'Etat, payée par tous les contribuables? Ce sera M. Rogier; mais quelle est la philosophie de M. Rogier? Est-ce celle de Platon, d'Aristote, d'Epicure, de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, de M. Cousin, de M. de Potter? Je n'ai pas le droit de le lui demander.
Je pourrais l'interroger en conversation particulière sur ce sujet, si cela lui convenait. Comme homme public, comme agent du pouvoir civil, il n'a rien à me dire, et moi, représentant, je n'ai pas droit de le questionner. Que devient donc la surveillance des chambres, qu'on fait sonner si haut, sur cette espèce d'éducation publique, surveillance impossible. Si M. de Potter devenait, lui, grand maitre de l'éducation de l'Etat tant célébrée ; notre Constitution ne porte aucun article qui puisse l'exclure, et cela vous étonnera peut-être, messieurs, j'aimerais autant voir M. de Potter à la tête d'une machine ingouvernable que M. de Theux.
Si M. de Potter, libéral sincère, antilibéraliste, devenait chef du corps professoral officiel, je saurais au moins ce qu'il croit, ce qu'il désire faire prévaloir dans l'enseignement; parce qu'il a écrit, qu'il a publié ses opinions franchement, qu'il ne me promène pas dans un labyrinthe, mais dans une avenue large où je puis distinguer le point vers lequel il me mène.
Quant à M. Rogier, je le vois bien lever les bras au ciel chaque fois qu'on se permet de soumettre à une sérieuse analyse sa théorie de l'éducation du pouvoir civil, sans critérium philosophique ou religieux ; mais c'est pour moi, je l'avoue, comme le jeu du télégraphe que les passants ne comprennent pas et qui ne s'explique qu'au point d'arrivée. Or pour le père de famille prévoyant et sensé, il faut que la voie morale et religieuse sur laquelle il va diriger son fils lui soit connue dès le point du départ et dans tout son cours, sinon il peut être fort ébahi de la révélation finale qui le surprendra quand ce même fils aura traversé l'adolescence, pendant laquelle se forment les plis de l'âme comme la taille et les contours du corps matériel qu'elle habite.
Je viens de dire que je ne connaissais pas les doctrines de M. Rogier , et qu'en sa qualité de ministre il m'était interdit de lui en demander l'explication. Je ne pourrais donc, sans agir en aveugle, lui confier l'éducation d'un jeune homme qui dépendrait de moi. Lui, d'autre part, ne voudrait peut-être pas me livrer un pupille dont il serait chargé. Je ne m'en offenserais certes pas, surtout si j'étais ministre de l'éducation du hasard au nom du pouvoir civil que je me déclare incapable de diriger, parce que l'on devrait me définir ce que c'est. Je sais bien, sans doute, qu'on établirait devant moi la série des langues, des connaissances mathématiques et physiques que je devrais faire distribuer aux élèves ; mais à quel point et comment devrais-je établir dans cet enseignement la morale, la part de Dieu grande ou petite, apparente ou réelle, solide ou creuse, vague ou déterminée ? Quelle direction devrais-je donner à l'enseignement de la littérature, de l'histoire?
Chose singulière ! c'est au nom du système qui a découvert l'homogénéité pour le gouvernement politique, de telle sorte qu'une administration mixte est selon son principe un contre-sens intolérable, c'est au nom de l'homogénéité qu'on veut une éducation très répandue aux frais de l'Etat avec la plus complète mixture professorale qu'on puisse imaginer; les maîtres peuvent sous ce régime appartenir à toutes les religions, à toutes les absences de religion. Ainsi le professeur protestant enseignera l'histoire où l'Eglise joue un si grand rôle à de jeunes catholiques, et le professeur rationaliste, en leur enseignant la littérature, vantera spécialement les auteurs hostiles à toute religion révélée et les présentera comme supérieurs sous le rapport du style et du génie. Puis le prêtre sera invité à venir donner une leçon de religion.
Aussi, dit quelque part M. de Lamartine, quand l'Eglise vous demande, avant de vous prêter son ministère dans vos collèges, de lui laisser connaître les doctrines de vos professeurs; consciencieuse et convaincue, elle a raison; car elle ne peut pas jouer une comédie sacrée, couvrir complaisamment de son manteau les fraudes de l'enseignement philosophique qui lui dérobe ses âmes entre le pupitre et l'autel. C'est indigne d'elle, c'est se jouer des hommes, c'est trafiquer des enfants, c'est vendre Dieu ; et ses ministres sont respectables dans leur vigilance, ils sont dans leur droit et leur devoir.
Messieurs, une difficulté insoluble que n'apprécient point ceux qui veulent une forte intervention de l'Etat dans l'éducation par intérêt pour la science humaine, c'est qu'on ne peut pas recueillir toute espèce d'avantages de toutes les formes et de tous les principes du gouvernement. Vous voulez un ordre de choses qui assure la plus parfaite indépendance de conscience. Vous ne voulez plus d'action du bras séculier en faveur de l'Eglise. Vous voulez un gouvernement qui ne peut s’immiscer en rien dans la publication des livres et journaux, vous repoussez toute censure de sa part. Vous ne lui accordez aucune autorité d'ordre moral, pour le for intérieur. A peine s'il peut faire respecter extérieurement les convenances que la décence la plus commune exige; et tout d'un coup vous trouvez parfaitement rationnel de lui livrer une part énorme aux frais du trésor dans l'éducation de la jeunesse.
Le gouvernement ne peut pas agir directement en faveur de l'Eglise et vous lui donnez la mission de faire directement concurrence aux écoles religieuses qui ne devraient avoir à subir que la concurrence particulière. Vous établissez même des empêchements à l'égard des communes qui voudraient adopter les écoles vraiment chrétiennes. De la sorte vous affaiblissez tellement l'action du christianisme que vous lo rendez incapable de protéger la société par sa libre expansion et conservation, et tout cela se fait pour l'avantage de la science, au détriment du budget. Sachez donc qu'on ne peut faire vivre un Etat sans principes ayant leurs conséquences coordonnées entre elles. Le principe de liberté pure et simple, faussé dans son application, devient un poison. La vérité parfaitement libre a peut-être la puissance de contrebalancer l'erreur libre aussi ; mais si la foi livrée à elle-même trouve l'indifférentisme religieux non plus livré à lui-même, mais patronné, aidé par le gouvernement, l'équilibre est rompu.
Je ne crains pas de reconnaître que la liberté de l'enseignement est favorable à la religion plus qu'au rationalisme sceptique, et je reconnais que l'Eglise libre pour l'instruction est plus forte que ses adversaires, et c'est là ce qu'on appelle dérisoirement monopole. Cependant d'autre part, ceux-ci, libres également, l'emportent par la presse, par le journalisme qui a tant d'influence; aussi par les passions humaines que l'Eglise est forcée de combattre sans ménagement, passions désordonnées qui attirèrent sur elle pendant trois siècles les sanglantes persécutions du paganisme et la poursuivront jusqu'à la fin du monde.
L'on peut donc à notre époque se rassurer sur l'exubérance de son pouvoir et ceux-mêmes qui le suspectent doivent redouter bien plus aujourd'hui qu'il ne suffise point pour résister à l'action subversive, dissolvante, terrible qui menace l'Europe entière.
Qu'il y ait dans un pays un certain nombre de personnes sans foi religieuse positive, elles se soutiendront avec le reste comme les arceaux interrompus de vieux édifices, qui s'appuient sur des arcades encore entières. Mais si le pouvoir civil se met du parti sceptique, insouciant dans l'éducation, au lieu de s'abstenir, sauf pour le nécessaire; s'il écarte fatalement par la nature de la mission limitée qui lui est dévolue, sa construction de science humaine du fondement du temple divin, il périra, car aucun peuple ne peut vivre avec la nullité religieuse, non pas seulement tolérée et libre, mais organisée dans l'éducation par la puissance publique, payée, soutenue par elle-même, et tel sera l'effet inévitable du développement large de l'instruction moyenne dite de l'Etat et qu'on peut appeler hardiment contre l'Etat.
Maintenant, qu'oppose-t-on à ces arguments si justes, si profondément vrais, qu'on ne peut les entamer d'aucune manière ?
M. de Lamartine lui, car je ne veux pas le citer à demi pour ma cause, trouve que les ministres de la religion ne sont plus libres parce qu'ils reçoivent un salaire; il oublie toujours que la société religieuse, à laquelle nous devons noire société civile, le savant jurisconsulte Troplong l'a démontré, s'était dotée elle-même pour ses besoins matériels, et que l'assemblée constituante, après une spoliation complète, remplaça le strict nécessaire de ces besoins par une indemnité assurée de nouveau par le concordat de 1802.
Quant à la Constitution belge, elle n'admet en rien ce faux raisonnement de M. de Lamartine. Mais on lui attribue une autre erreur qui ne lui appartient pas le moins du monde, et sur laquelle se dresse tout l'échafaudage de la loi qu'on nous présente. L'article 17 de la Constitution ainsi formulé : « L'enseignement est libre, toute mesure préventive est interdite, la répression des délits n'est réglée que par la loi. L'instruction publique donnée aux frais de l'Etat est également réglée par la loi. »
L'enseignement donné sous la direction du pouvoir civil, que notre Constitution rend impropre à l'éducation par la mission purement temporelle qu'elle lui attribue, est sans nul doute une cause absolue de ruine pour le pouvoir lui-même et pour la société; cependant si j'avais encore à voter la Constitution, j'accepterais l'article 17 qui ne dit ni trop, ni trop peu sur la matière; en effet, pouvait-on la remplacer par une disposition ainsi formulée : « Aucun enseignement ne sera soldé ou aidé pécuniairement par le trésor public. » Alors aucune école de droit, aucune école de médecine, aucune école militaire ou du génie civil n'aurait pu être organisée aux frais de l'Etat.
Certes, malgré mon opposition bien ferme et bien motivée contre l'enseignement étendu à toutes choses aux frais des contribuables, je n'aurais pas admis l'exclusion de toute participation de l'Etat à l'instruction; j'aurais donc dù me borner à faire assurer par la loi fondamentale que cette instruction quelle qu'elle fut, serait réglée par l'autorité (page 1186) législative et non confiée au simple régime des arrêtés royaux comme la nomination aux emplois civils et militaires. L'article 17 ne prescrit évidemment qu’une seule chose, c'est que l'enseignement donné aux frais de l’Etat sera l'objet d'un acte législatif. Lui faire dire plus, l'établir comme une sorte de machine de siège contre l'instruction libre et vraiment religieuse, c'est torturer la langue pour pouvoir nuire à l'éducation chrétienne au profit de l'éducation sans croyance.
On a proclamé ici souvent une sorte d'axiome qui ne se trouve pas dans la Constitution : l’Etat est laïque. Définissons donc exactement ces deux termes : l'Etat, c'est l'ensemble d'une société complète, organisée de manière à constituer une nation. L'Etat se compose de magistrats, de militaires, d'employés divers d'administration publique, de ministres de la religion, puis d'agriculteurs, de commerçants, etc. L'Etat n'est exclusivement ni financier, ni légiste, ni prêtre, ni militaire, ni agriculteur, ni commerçant ou médecin. Il est l'ensemble de toutes ces fonctions ou professions. Le sacerdoce fait partie essentielle, indispensable de cette société et figure au budget. L'Etat n'est donc pas exclusivement laïque.
Cependant on peut et l'on doit dire que le pouvoir civil chargé d'assurer l'ordre matériel et la sécurité de l'Etat, avec lequel on ne doit pas le confondre dans un langage exact, est lui purement laïque, c'est-à-dire distinct du pouvoir religieux et par cela même, n'étant que laïque, il lui manque la qualité la plus essentielle pour l'éducation de la jeunesse. Et certainement on ne contestera point qu'un catholique ne peut pas confier son fils à un précepteur dont la foi lui est inconnue. En vain lui dirait-on : Ce précepteur ne doit être à vos yeux qu'un homme de science. Pour la religion vous formerez votre fils vous-même; vous l'enverrez à l'église entendre des sermons. Il répondrait : Si mon père avait traité si légèrement mon éducation, je ne serais pas ce que je suis.
Aussi la Constitution s'est bien gardée de dire : Il y aura un enseignement à tous les degrés et dans toutes les branches dirigée par le pouvoir civil. Elle a supposé l'utilité, la convenance, le besoin même d'un certain enseignement public donné aux frais de l'Etat ; elle n'en a déterminé ni les conditions, ni la nature, ni les limites, ni même l'agent. L'enseignement du droit pourrait être confié à une commission prise dans la cour de cassation qui nommerait les professeurs de cette science. L'enseignement médical pourrait être l'attribut de professeurs choisis par l'Académie centrale de médecine, et dans un pays chrétien parfaitement tolérant d'ailleurs, une immense majorité de catholiques pourrait confier à des institutions religieuses, avec certaines conditions, l'éducation moyenne donnée aux frais de l'Etat, c'est-à-dire à 1 aide de contributions payées par eux-mêmes, en réservant aux autres cultes proportionnellement une part de ces frais. Y a-t-il rien dans l'article 17 ou ailleurs qui empêcherait qu'on donnât des subsides à l'université de Louvain, comme établissement d'utilité publique, de même que la province de Brabant favorise de son assistance et à ses frais l'université de Bruxelles?
Les dépenses matérielles des cultes sont aux frais de l'Etat, et cependant le culte divin n'est pas dirigé par le pouvoir civil, il lui est même interdit de s'en mêler. Tout cela prouve à la dernière évidence que l'article 17 n'entraîne aucune des conséquences forcées et funestes qu'on lui prête et qu'on ne lui attribuait pas en 1834, trois ans après les travaux du Congrès constituant. A cette époque primitive, dès que les populations belges se virent affranchies des entraves apportées à l'enseignement religieux, sous le règne du roi Guillaume, elles appelèrent avec bonheur le clergé pour l'organiser. L'exposé des motifs de la loi qu'on nous présente et le rapport de la section centrale nous l'apprennent, en signalant cette tendance pieuse comme un excès. « L'enseignement prive, dit le rapport (page 2), et nous comprenons sous ce nom l'enseignement donné par les corporations religieuses ou le clergé séculier, profita surtout de la nouvelle situation. Dans beaucoup de localités secondaires, les régences se déchargèrent de l'obligation d'entretenir un établissement coûteux, en le cédant au clergé. Ces cessions étaient habituellement indirectes. Un vote du conseil communal supprimait le collège ; une autre délibération mettait à la disposition de l'évêque diocésain les bâtiments ainsi que le matériel; le clergé se rouvrait sous les auspices et sous l'autorité de l'évêque. Il n'était pas rare que la commune allât (ô! abomination!) ajouter un subside sur les fonds communaux aux autres avantages déjà concédés à l'évêque. » C'est-à-dire, à l'œuvre que lui confiait la commune.
Ainsi donc, au lieu d'entretenir chèrement une éducation qui ne convenait pas aux familles chrétiennes, celles-ci représentées par les conseils communaux préféraient la direction d'un évêque à celle d'un laïque flanqué d'autres laïques, dont il était infiniment difficile de connaître les principes moraux et religieux; elles imitaient ce que j'ai vu et vois encore dans presque toutes les maisons aisées, on a préféré les précepteurs ecclésiastiques, quand on peut en avoir, aux précepteurs laïques. Et ce serait en vertu de l'article 17 qui proclame l'enseignement libre, non pas seulement en faveur de ceux qui sont assez riches pour donner a leurs enfants des précepteurs, mais pour la multitude ; ce serait malgré la disposition qui défend toute mesure préventive, que la loi nouvelle, ironiquement déférente envers cet article, mettrait tout en jeu afin que les communes ne choisissent plus, conformément aux désirs des pères de famille quand ils sont pieux, le mode d'éducation qu'un grand nombre adoptent le plus volontiers.
« Déjà une circulaire du 31 mars 1840 (c'est le rapport qui le dit) avait servi de base à un système au moyen duquel on s'efforça de reconquérir sur les communes, en échange de subsides, une partie des prérogatives abandonnées depuis 1830. »
La clef d'or est toujours un excellent moyen d'action. Maintenant à cette clef d'or, la loi ajouterait des menottes de métal moins précieux qui lieraient les mains aux communes pour qu'elles ne les tendent plus au clergé.
Une chose curieuse se passe de la sorte à l'égard des familles chrétiennes et qu'on ne remarque pas assez. On leur dit : La liberté vous suffit; vous savez faire surgir des collèges chrétiens pour vos enfants, vous n'avez besoin d'aucun subside, mais à vos frais on organisera des collèges éclectiques, où la religion sera le moindre des soucis, et ceux-là s'appelleront collèges de l'Etat qui leur donnera l'avantage officiel sur les vôtres, lesquels ne peuvent prendre le titre que de collèges privés; s'il y a des bourses payées par le trésor, on ne les donnera qu'à ceux-là.
Cependant, de deux choses l'une, la société prise en masse, qu'on appelle l'Etat, ne doit se mêler en rien de l'enseignement moyen, trop intimement lié à l'éducation religieuse, ou bien il doit faire la part à toutes les familles qui la composent en raison de leur nombre.
Si nous étions tous, en Belgique, catholiques, ou protestants, ou israélites, ces parts respectives se feraient facilement.
Malheureusement le rationalisme arrive, et comme l'absence d'éducation religieuse réelle lui convient parfaitement, que le pouvoir civil en religion est zéro, il met le pouvoir sur le trône scientifique officiel et sous le nom commode et sonore de l'Etat, le rationalisme prend pour lui seul l'argent du trésor, livré à l'incapacité religieuse du pouvoir laïque, et tant pis pour vous, dit-il ensuite aux familles chrétiennes, si l'éclectisme professoral ne vous convient pas. A nous, libres penseurs, il nous convient; car si nos enfants expliquent Homère, Demosthènes, Horace, Cicéron, Virgile, s'ils connaissent les langues modernes, les gaz et les acides, les nombres, les surfaces, les cubes, cela nous suffit. Vous croyez, vous, que cela ne suffit pas à l'homme complet, soigneusement élevé, non seulement pour la terre, pour le temps présent, mais plutôt encore pour Dieu et l'éternité dont chaque mesure de vie humaine la plus longue n'est qu'un atome. Nous sommes fâchés pour vous de ces hautes prétentions. Pourquoi êtes-vous si difficiles? Pourquoi portez-vous vos regards au-delà du siècle présent? Nous sommes, nous, les enfants de ce siècle. Le pouvoir civil est exclusivement dévolu au siècle, il nous doit toutes ses faveurs.
Mais Dieu, que vous mettez à la merci du hasard et à la queue de votre enseignement, ne vous laissera pas même jouir de ce bonheur temporel. Vous userez de mille découvertes ingénieuses, et malgré tous ces progrès matériels l'inquiétude des esprits ne fera qu'augmenter avec l'orgueil.
Vous le verrez en Belgique comme on le voit hors de Belgique, si vous perdez les traces de votre langue nationale, la seule assemblée politique de ces temps modernes qui ait voulu franchement la liberté libérale, sincère, sans contrainte d'aucun genre pour ou contre l'Eglise, liberté bien différente de ce libéralisme qui cherche toujours à entraver l'action naturelle et bienfaisante du christianisme, et qui voit, par exemple, avec colère, avec jalousie, l'agglomération des familles généralement unies par la même foi dans une commune, préférer l'éducation confiée à la direction d'un évêque à celle d'un délégué de la bureaucratie scientifique ministérielle, qu'on décore du nom Etat, comme les proconsuls de la Convention se disaient les représentants du peuple. Et cependant, quoi qu'on en fasse, messieurs, jamais de cette source ne sortira une éducation vraiment, solidement religieuse et sociale. L'expérience a été faite dans divers pays; elle n'a produit que les plus tristes résultats.
Lorsque, en 1833, M. Guizot fit voter aux chambres des députés et des pairs, toutes deux dynastiques en si grande majorité, la loi qui organisait les écoles normales destinées à former les maîtres de l'instruction primaire, il disait : « Vous le savez, messieurs, l'instruction primaire est tout entière dans les écoles normales primaires ; ses progrès se mesurent sur ceux de ces établissements. L'Empire qui, le premier, prononça le nom d'école normale primaire, en laissa une seule. La restauration en ajouta cinq à six ; nous, messieurs, en deux ans, nous avons perfectionné celles-là, dont quelques-unes étaient dans l'enfance, et nous en avons créé plus de trente, dont une vingtaine sont en plein exercice et forment dans chaque département un vaste foyer de lumières pour l'instruction du peuple. Enfin, messieurs, nous nous croyons sur la route du bien. Que votre prudence soutienne la nôtre; que votre confiance nous soutienne et nous encourage, et le temps n'est pas éloigné où nous pourrons dire tous ensemble, ministres, députés, départements, communes, que nous avons accompli autant qu'il était en nous les promesses de la révolution de juillet et de la charte de 1850, dans ce qui se rapporte le plus directement à l'instruction et au vrai bonheur du peuple. »
Pourtant ce bonheur du peuple, élevé par les soins du ministère de l'instruction publique que dirigeait le très savant M. Cousin, panthéiste, selon M. Giolieri, non suspect de jésuitisme, comment s'est-il manifesté depuis? Par la fuite d'un roi très clément, très humain, et de son ministre, M. Guizot, en Angleterre; par des combats affreux dans les rues de la capitale; par les plus grands pouvoirs accordés ensuite aux préfets contre les maîtres d'écoles primaires de l'Etat qui devaient le transformer en un vaste foyer de lumières et qui ont contribue à en faire un immense foyer d'incendie socialiste; par la réunion de 75,000 hommes casernés ou bivaqués dans Paris et ses environs, à Lyon et dans les départements qui l'entourent; par l'état de siège ; enfin, par les troupes d'infanterie, cavalerie, artillerie qui bivouaquent constamment dans les cours du palais de l'Assemblée législative de France, tandis que nos quatre ou (page 1187) cinq bons factionnaires placés, on ne sait trop pourquoi, dans les tribunes, n'y peuvent certes rien pour nous protéger, et tout ce que nous risquons ce sont quelques trépignements improbateurs ou quelques bravos de commande contraires au règlement. Et cependant que n'ont pas débité les journaux libéraux français, même conservateurs, contre cette pauvre Belgique courbée sous la domination politique du clergé?
Dans son rapport de 1844 sur la loi française concernant précisément l'instruction moyenne, M. Thiers se faisait l'écho de ces sorte de jugements prononcés sur nous, et je me permettais de lui adresser ce court résumé de la domination cléricale en Belgique :
« Comment ce clergé, maître de la politique intérieure, supporte-t-il que plusieurs journaux l'accusent, lui attribuent des projets, des intentions propres à le rendre suspect et même odieux? Comment, aucun publiciste anticlérical n'a-t-il été condamné en Belgique, ainsi que l'a été en France M. Comoalot, anti-universitaire, à la prison et à plusieurs milliers de francs d'amende? Le dominateur qui supporterait ces censures, ces attaques même violentes de son sujet avec tant de bénignité, serait vraiment trop bon. Comment, le clergé, politiquement maître, permet-il aux états provinciaux du Brabant d'accorder des subsides à l'université catholique de Bruxelles, tandis qu'ils n'accordent rien à l'université catholique de Louvain, également située en Brabant, et qui ne vit que de souscriptions? Comment ce clergé souffre-t-il que les écoles des frères de la doctrine chrétienne, reconnues excellentes par MM. Guizot et Villemain, n'obtiennent à Bruxelles et à Liège aucun secours de la caisse communale, largement ouverte à d'autres établissements d'instruction primaire? Comment, enfin, le clergé dominateur politique n'oppose-t-il aucun moyen coercitif au travail du dimanche, qui empêche souvent trop d'ouvriers d'assister au service divin, tandis qu'ils chôment le lundi? Si le clergé belge est politiquement dominateur à ces conditions, vous conviendrez, monsieur, qu'on ne peut rencontrer nulle part d'autorité moins redoutable à tous les hommes, quelle que soit leur religion ou leur insouciance du culte. »
Ceci, messieurs, me dispensera d'une dissertation trop longue sur Rome et les Etats romains, enveloppés dans cette révolution italienne despotiquement propagée par le poignard, pays dont le régime n'avait rien de commun avec celui que nous avons adopté, et qui consiste dans la simple liberté d'action de l'Eglise pour le bonheur de l'Etat.
En France, en Allemagne, on a beaucoup gêné cette liberté dans l'éducation de la jeunesse; on a beaucoup donné au pouvoir civil. En Belgique, on a beaucoup laissé faire à l'Eglise, avec le consentement et le vœu des laïques, pas autrement, bien entendu, et jusqu'ici on n'a point organisé de corps professoral qu'on peut appeler exclusivement corps, parce qu'il n'aura jamais d'autre âme qu'un bureau scientifique, et la science seule n'aura jamais le fondement d'un Etat, l'histoire entière le démontre. Pour le prouver mieux encore sans doute, la grande école normale de Paris a voté en masse pour le socialisme destructeur de la société, et j'ajouterai que si la Montagne de l'Assemblée législative était appelée à voter dans cette enceinte, elle accorderait avec joie ses suffrages, probablement unanimes, à toutes les écoles qu'on vous propose de créer, même aux athénées royaux, dont le monarchisme nominal ne la rebuterait pas un instant.
Messieurs, je me suis permis de vous entretenir cette fois plus longtemps que de coutume, vous me rendrez cependant la justice que je me renferme strictement dans le sujet du débat. Je n'ai fait appel à aucuns textes d'anciens discours pour embarrasser ceux qui les avaient prononcés. Je n'ai fait la guerre ni aux journaux ni aux brochures publiés dans un sens adverse au mien. Je n'ai rien dit de moi-même. Tous les éloges que je m'accorderais, toutes les assurances personnelles de mes sentiments libéraux ne prouveraient rien sur la question que j'examine dans sa nature propre et non dans un but hostile à qui que ce soit. Comme toutes les protestations fort honorables de son attachement à l'Eglise catholique de la part de M. le ministre Rolin ne changent point les mauvaises bases de la loi, j'ai donc seulement, à l'aide de principes et de faits certains, démontré clairement, d'abord que le pouvoir civil est impropre à la direction de l'éducation, qu'il ne doit être appelé à s'en mêler que le moins possible et par nécessité, ensuite, que l'article 17 et spécialement son dernier paragraphe 2, l'enseignement public donné aux frais de l'Etat est également réglé par la loi, n'attribuent rien au pouvoir civil; puisque l'enseignement aux frais du trésor public pourrait être constitutionnellement distribué d'une manière plus équitable et plus conforme aux besoins de l'humanité et de chaque homme pour lequel l'existence n'est pas bornée à la vie fragile de ce monde, comme celle du pouvoir civil. Enfin, j'ai rappelé quelques faits patents qui prouvent combien il est dangereux de beaucoup remettre en ce genre à un pouvoir dont les fonctions, selon notre charte libérale, se bornent à l'ordre temporel et le rendent ainsi, de fait et de droit, incapable d'élever les âmes vers Dieu, par l'ensemble de l'éducation, tâche bien plus difficile encore que d'instruire l'esprit par les sciences.
On a cru quelquefois m'embarrasser en me rappelant, ailleurs qu'ici, l'éducation de Voltaire par un ordre religieux. Je ne prétends et ne prétendrai jamais que l'Eglise n'élèvera que de bons sujets. Je ne prétends pas davantage qu'il n'y ait point d'autre cause de corruption que la mauvaise éducation. Sous les gouvernements si longs de Louis XIV, du Régent et de Louis XV, les affreux scandales de la cour, ceux que donnait la haute noblesse follement concentrée à Versailles, démoralisèrent la capitale et une grande partie des provinces de France; tandis que la Belgique ne subissait pas ces mauvais exemples d'en haut. La trop grande richesse ecclésiastique mal employée devient encore une cause corruptrice, et bien d'autres que je ne puis énumérer et parmi lesquelles je citerai la licence de la presse et des théâtres.
Ce que j'affirme, c'est que pour être convenablement initié aux doctrines et aux pratiques de la foi chrétienne, pour se soumettre aux sacrifices qu'elle exige, même imparfaitement, pour résister aux mauvais penchants si multipliés qu'elle réprime, le jeune homme a besoin d'être encouragé à marcher généreusement dans cette voie laborieuse, et qu'ils lui faut autre chose de la part de ses maîtres que l' « otium cum dignitate », devise du congrès professoral belge. Il lui faut l'exemple dans ce combat spirituel que nous devons, depuis l'âge de raison jusqu'à la mort, soutenir contre nous-mêmes, en invoquant constamment, chaque jour, la grâce de Dieu, pour qu'elle vienne humblement en aide à notre faiblesse.
Et le pouvoir civil, qui ne prie pas, comment nous enseignera-t-il l'art de bien prier, la science de bien mourir? Car, messieurs, si le Créateur avait voulu que l'Etat fût notre dernière fin, notre fin principale, le but essentiel de notre existence, il nous eût accordé l'immortalité sur la terre. Notre catéchisme catholique répond à cette question : « Pourquoi l'homme a-t-il été créé et mis au monde? - Pour connaître Dieu, l'aimer, le servir et, par ce moyen, obtenir la vie éternelle. »
Ce n'est certes pas la réponse de la « statolâtrie » exclusivement occupée du temps présent. Et cependant, qui, pour l'humanité, a rendu la vie actuelle et de passage moins misérable, malgré les histoires de Josué et Galilée (qui ne m'empêchent pas de défendre ici l'observatoire)? Les faits universels l'attestent, c'est le christianisme; ce n'est pas cette morale vague et sans autorité, inspirée à chaque homme, dont a parlé l'honorable M. Destriveaux.
Les Grecs et les Romains étaient parfaitement formés par les arts et la littérature, et néanmoins, quelle était l'affreuse barbarie de leurs mœurs! Barbarie si complète que, sous les meilleurs empereurs de Rome païenne, comme Trajan, le peuple et les grands, passionnés pour les combats de gladiateurs, condamnés à se tuer pour l'amusement public, y demeuraient des journées entières. De jeunes esclaves venaient de temps en temps dans l'arène retourner le sable avec des râteaux pour lui faire boire le sang qui l'inondait. Personne, à Rome, n'accusait ces combats d'inhumanité, et Cicéron, le meilleur moraliste de la République, ne les trouvait pas blâmables quand on n'y faisait paraître que des criminels.
La morale des Indous, comme celle des Germains, nos ancêtres, que convertirent les saints dont plusieurs de nos communes, de nos églises portent le nom, saint Eleuthere, saint Amand, saint Remacle, saint Liévin, faisait un devoir aux veuves de s'enterrer avec les cadavres de leurs maris ou de se brûler sur un bûcher.
La morale des Mahométans leur permet de dégrader les femmes, en les enfermant dans des harems; la morale des Chinois, de laisser mourir les enfants qui les gênent. Celle des Carthaginois, habiles dans le commerce, trouvait bon qu'ils immolassent les leurs à Saturne; et, selon la morale de Rousseau :
« Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, fut un imposteur, et le bienfaiteur de l'humanité eût été l'homme qui, arrachant les pieux et comblant les fossés, se fût écrié : N’oubliez pas que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne! »
C'est après cette morale qu'arriva le culte de la déesse Raison, avec tous les massacres, toutes les turpitudes qui l'accompagnèrent, religion bestiale à laquelle succéda le culte imbécile de la législation humaine, et je me rappelle encore avoir vu dans mon enfance inscrit sur le fronton de notre église de Caudenberg en lettres maximes : « Temple de la loi ou de l'Etat déifié »; car la signification est absolument pareille. Le Dieu sauveur de l'Evangile, qui seul a civilisé les nations, était chassé de son sanctuaire pour l'idole dite l'Etat, et la même idole lui sera substituée ou préférée comme maîtresse suprême dans l'éducation publique qu'on nous prépare.
Messieurs, la morale de la spoliation et de la terreur sanglante menace l'Europe civilisée par la foi chrétienne, depuis que les princes et ducs, comtes, marquis, qui furent leurs ministres, enfin la classe moyenne aujourd'hui régnante, ont cru pouvoir s'en passer, plus ou moins ont cru bien faire de suspecter la croix, d'entraver, de restreindre, de combattre l'enseignement dont elle est la sanctification, gêne, restriction, concurrence privilégiée, qui se montrent comme un nouveau progrès par le texte clair, formel, évident du préambule de la loi que nous discutons, si différent de l'exposé des motifs et des termes du projet proposé par le même ministre en 1834.
Cependant on pourrait demander à propos de l'éducation librement développée en Belgique en vertu de la Constitution et sans secours de l'Etat, ce que Pilate demandait aux Juifs en leur montrant Jésus auquel ils préféraient Barabbas, « quid enim mali ferit ? » Qu'a-t-elle donc fait de mal? On pourrait demander quel mal a-t-elle donc fait à l'Etat, cette éducation, pour qu'il lui enlève une très grande partie de la jeunesse avec la clef d'argent aidée par des liens artistement tressés au profit d'un corps professoral, construit de toutes pièces, qui coûtera cher, se dira l'Etat docteur sans doctrine et se pavanera dans l’ « otium cum dignitate ».
Tel ne fut pas, messieurs, l'esprit de notre Congrès national et c'est à lui qu'il convient de revenir, si nous voulons continuer de vivre en paix et n'être pas démolis par la science isolée de la conscience.
(page 1188) En face des résultats produits par cette sorte de science, M. Ch. Dupin dans une de ses leçons au conservatoire s'est vu forcé de dire : « N'est-ce pas un fait très étonnant et qui renverse toutes les idées reçues jusqu'à ce jour que la plus complète ignorance s'allie à la moindre proportion de crimes contre les personnes, et que l'instruction supérieure l'emporte sur toutes les autres par la multiplicité des crimes! En la rapprochant de la classe complètement ignorante, on trouve qu'elle la surpasse en crimes contre les personnes dans la proportion de 55 pour cent. »
Un ancien appelait une bibliothèque le remède de l'âme. Lorsqu'elle est remplie de livres mauvais, elle se transforme en poison de l'âme. Il en est de même de l'instruction mal dirigée sur une grande échelle , comme sera l'enseignement d'un pouvoir civil incapable au point de vue moral et religieux, puisque sa morale, sa religion, ne sauraient se définir légalement, ni s'expliquer autrement que par les articles du Code qui punit certains crimes et délits. Et c'est pourquoi l'on ne saurait trop le redire, trop le répéter, le gouvernement constitutionnel sans culte déterminé peut être excellent lorsqu'il reste dans ses attributions temporelles. S'il prétend s'en donner d'autres, il devient comme l'athéisme mauvais, très mauvais.
Maintenant, messieurs, s'il arrive ce dont se plaignait Lamétrie à Voltaire, que l'on réfute tout ce que je n'ai pas dit et qu'on ne réponde presque pas un mot à ce que j'ai dit, ce ne sera point, je l'espère, faute d'exactitude, faute de précision dans mon langage ; car je croîs n'avoir usé d'aucune réticence, d'aucune ambiguïté.
Je n'ai pas fait allusion à la loi française nouvelle, parce que la France cherche à sortir de son bourbier universitaire, qu'elle a parfaitement raison, mais que nous n'avons aucun motif de venir à sa rencontre dans une fondrière si dangereuse.
Je n'ai pas non plus défendu des projets anciens que toujours je voulais repousser de toutes mes forces, fussent-ils conçus par mes amis ; et si j'en avais soutenu de mauvais je les retirerais.
Je n'en vois qu'un seul acceptable; l'application absolue et rigoureuse de la meilleure logique étant rarement possible ; c'est le projet présenté en 1834, auquel je donne la préférence avec les honorables préopinants MM. de Brouckere et Osy, vu qu'il ne contient rien d'hostile envers l'éducation à la fois économique, libre, pieuse et fondée sur la confiance des familles.
Je reconnais, il est vrai, qu'après le projet de loi de 1846, il était difficile de se borner à la proposition des trois athénées du projet de 1834; mais rien ne l'obligeait d'aller plus loin, rien ne l'obligeait à regretter, dans un exposé des motifs, la disposition heureuse qui porte les Belges, quand on ne les séduit point par des amorces, à préférer l'éducation ecclésiastique à l'éducation laïque, éducation qui, paraît-il, n'a aucune force propre, que des amis généreux n'aident point, et qu'il faut soutenir à beaux deniers comptants du trésor public sous le nom d'éducation de l'Etat.
Messieurs, dans la limite qui m'était tracée, j'ai fait ce qui m'était possible pour convaincre vos esprits en faveur des seuls principes conservateurs de l'avenir, principes sur lesquels nos pères ont vécu tant de siècles, et j'estimerais heureuse ma soixantième année qui commence, si j'avais aujourd'hui le bonheur d'obtenir quelque succès pour notre salut commun, pour le salut du peuple, qui, soyez-en persuadés, ne vous adresse pas des pétitions sans motifs et niaisement, comme on se plaît trop à le dire, et ce ne sera jamais le peuple de pétitionnaires honnêtes et chrétiens, dont je me fais honneur d'être complice, qui bouleversera la société.
M. le président. - La parole est à M. Van Hoorebeke inscrit sur le projet.
M. Van Hoorebeke. - Messieurs, le discours si franc, si loyal que vient de prononcer l'honorable M. de Mérode, me confirme dans la pensée qu'au fond de ce débat il y a deux opinions en présence, deux opinions respectables, mais bien distinctes, bien tranchées et qui, je le crains beaucoup, se trouveront aux prises chaque fois qu'une question d'enseignement public sera agitée dans cette enceinte.
L'une de ces opinions, messieurs, consiste non seulement à affaiblir constamment la part d'intervention de l'Etat dans l'éducation publique, mais à nier la compétence de l'Etat, à déclarer que l'Etat doit être neutre, que l'Etat doit s'abstenir. Et dans ce système l'éducation est un droit inhérent au sacerdoce ; dans ce système, on doit tout abandonner à l'activité individuelle; l'Etat ne doit pas revendiquer comme un élément de la puissance souveraine le droit de prendre sa part dans la direction et la surveillance de l'éducation publique.
Les partisans de ce système que je respecte pour mon compte, ont sans doute raison, mille fois raison de combattre le projet de loi qui est soumis à la chambre. Ils ne seraient pas conséquents avec leurs principes, je dirai même qu'ils ne resteraient pas dans les termes d'une logique irréprochable, s'ils ne considéraient pas le projet qui est soumis en ce moment à vos délibérations comme une sorte d'attentat de la part de la puissance souveraine. Ils doivent l'attaquer au point de vue politique, au point de vue social, au point de vue financier.
C'est dans cet ordre d'idées que vient de se placer l'honorable M. de Mérode, et avec lui, je trouve qu'il a parfaitement raison de le combattre, de le combattre énergiquement. Il ne peut en approuver un seul article; il devrait même rejeter le système de 1834, comme le système de 1846, comme le système de 1850.
Messieurs, on se prévaut ordinairement, lorsqu'on se place à ce point de vue, de l'exemple qui a été suivi dans deux grands pays, en Angleterre et en Amérique. J'ai souvent entendu invoquer cet exemple, je l'ai entendu invoquer dans les délibérations en sections et cet exemple a été reproduit encore dans la discussion publique.
Eh bien, messieurs, je dois le dire, après examen, je dois le déclarer, on se fait à l'égard de la situation religieuse et morale des classes qui reçoivent dans ces pays les bienfaits de l'éducation, une illusion vraiment étrange. On s'imagine que, sous l'empire de ce principe illimité, absolu de la liberté d'enseignement, qu'à l'ombre de ces vastes associations qui ont couvert l'Angleterre d'institutions utiles, d'établissements charitables, tout est parfait, irréprochable. Messieurs, il n'en est absolument rien. Il ne faut pas avoir suivi l'histoire politique de ces quinze dernières années pour ne pas constater la transformation notable qui s'est opérée dans les dispositions des hommes d'Etat les plus éminents de ce pays.
J'ai ici, messieurs, sous les yeux un certain nombre de faits. Je ne sais pas si les détails dans lesquels j'entrerai ne seront pas un peu longs.
Mais il en résulte, pour moi, la conviction que depuis 1833, les hommes les plus considérables de tous les partis en Angleterre cherchent à propager le principe que nous avons introduit dans notre Constitution, à savoir qu'il est bon, qu'il est juste d'appliquer une partie du revenu social à l'instruction publique, que si l'Etat doit protéger les personnes et les biens, il doit aussi combattre l'ignorance, puisque l'ignorance compromet nos personnes et menace les propriétés;
C'est, comme je l'ai dit, depuis 1833 que cette réaction dans la politique anglaise se manifeste. En 1833, on voit inaugurer ce principe qu'il est juste d'appliquer aux besoins de l'éducation une portion du revenu public, on vote d'abord 500,000 francs; en 1843, on vote un million; en 1845, le subside est porté à 2,500,000 francs.
Voici ce que disait en 1847 un des hommes les plus remarquables du Parlement, un homme éminent qui occupe, je pense, un rang distingué dans l'enseignement public en Angleterre. M. Macaulay. Que restera-t-it au gouvernement si vous lui retirez l'éducation? La force armée, les prisons, les cellules, la potence et l'appareil des lois pénales.
« Il me semble qu'il n'y a pas de doctrine plus étrange que celle qui consiste à prétendre que l'Etat doit avoir le droit de punir ses sujets pour n'avoir pas fait leur devoir et en même temps qu'il ne doit rien faire pour leur apprendre quel est ce devoir. »
Le ministre de l'intérieur, sir James Graham, disait en plein parlement, il y a quelques années:
« Il est très triste pour nous que l'Angleterre seule, l'Angleterre protestante et chrétienne, ait négligé plus que toute autre nation civilisée de l'Europe le devoir de diriger le peuple dans la voie où il doit marcher. Les derniers événements qui se sont passés dans ce pays doivent être pour nous une leçon solennelle. »
En 1841 un ministre anglais déplorant l'état d'abaissement moral et intellectuel où étaient tombées les classes inférieures, rappelait que dans quatre villes seulement plus de 80,000 enfants n'avaient aucune notion d'instruction ou d'éducation.
Il ajoutait : « Dans ces 80,000 enfants sans religion, si toutefois ce n'est pas une dérision de parler de religion à propos de créatures si ignorantes, vous pouvez voir les chartistes de la génération qui vient. »
En 1834, lord John Russell, qui est aujourd'hui encore à la tête du cabinet, soumettait au parlement un plan d'éducation populaire. Il proposait de créer un comité composé de cinq membres du conseil privé, auquel on devait adjoindre un certain nombre d'inspecteurs ayant le droit de surveillance sur toutes les écoles.
Cet essai de centralisation se manifeste dans les lois sur les pauvres et sur l'établissement d'une gendarmerie nationale, dans la réforme des corporations municipales et l'abolition des privilèges héréditaires.
En 1841, les torys reprennent la direction des affaires et, telle est l'influence des principes, qu'ils ne trouvèrent rien de mieux que de reproduire, par l'organe de leurs illustres chefs, le plan d'éducation proposé par lord John Russell.
L'instruction moyenne, si l'on veut poursuivre l'enquête parlementaire qui a eu lieu sur ce sujet, l'enseignement moyen, si l'on excepte les grandes écoles publiques, se trouve également dans un état flagrant d'infériorité.
Quant à l'instruction primaire, en 1837, le parlement ordonne une enquête et voici ce qu'elle constate : Dans les cinq paroisses de Westminster, suivant les commissaires, sur les 4,770 écoliers qui fréquentaient les écoles, les 666 écoliers des écoles du dimanche, et les 340 écoliers des « dame schools » n'apprenaient absolument rien. Restait 3,764 écoliers; sur ce nouveau nombre, il y en avait encore tellement à rabattre qu'ils le réduisirent à 1,532 écoliers, c'est-à-dire 1 écolier sur 28 habitants.
A Liverpool et à Manchester, les enfants se trouvent souvent entassés dans des caves. Les études statistiques de M. Porter confirment ces faits.
Il y a d'autres faits qui ont été révélés au parlement, grâce à la courageuse initiative de lord Ashey, le créateur des « Raggedschools ».
En portant à u cinquième de la population le nombre des individus susceptibles de recevoir une certaine éducation, on a le chiffre de 3,181,365, et en déduisant de ce nombre un tiers, comprenant les enfants élevés aux frais de leurs familles, il reste encore plus de deux millions d'individus dont l'éducation est à la charge de l'Etat. Or, le nombre des enfants élevés dans la communion de l'Eglise établie, et celui des dissidents, ne va guère au-delà de 1,200,000. Il reste donc près d'un million d'individus dénués de toute espèce d'instruction ou d'éducation.
(page 1189) Je n'insisterai pas davantage sur ces faits; je pourrais en mettre d'autres sous les yeux de la chambre, mais je craindrais d'abuser de ses moments.
Je disais au début qu'en présence du débat actuel, l'on pouvait constater deux opinions tranchées; l'une qui dénie toute compétence à l'Etat, qui demande tout au principe de l'action individuelle ; l'autre qui est la seule opinion conforme à notre Constitution, et qui repose sur la double base de l'enseignement libre d'une part, et de l'enseignement aux frais de l'Etat d'autre part. Cette opinion, je n'ai pas à la discuter, je la constate, comme point de départ de l'examen auquel je vais me livrer.
Le principe de l'intervention de l'Etat, en matière d'instruction publique, je dois le répéter, n'a pas seulement été consacré par des faits, en Angleterre, mais il a même été introduit là où le droit individuel est si grand, si prépondérant.
Dans plusieurs Etats de l'Amérique du Nord, les législatures affectent des sommes considérables à l'établissement des écoles. Il y a tel Etat de l'Amérique du Nord dont la population n'excède pas un million, qui consacre jusqu'à 800,000 francs à l'entretien des écoles, et ces écoles doivent subir l'inspection, la direction et la surveillance que leur imposent ces législatures,
Et, du reste, comment s'étonner de ces faits? Le principe de l'intervention de l'Etat est justifié par une considération en quelque sorte historique.
Anciennement le clergé possédait l'instruction publique, il gouvernait la société, je dirai même qu'il était à la tête de la civilisation, parce qu'il conservait le dépôt des lumières et des sciences. Je dirai même que , dans ma pensée, il a fait sortir la civilisation des ténèbres du moyen âge. Mais aujourd'hui, à mesure que la civilisation a grandi en bien-être moral et matériel, le clergé ne pourrait plus suffire à la tâche; les besoins se sont multipliés; l'influence sociale, l'influence de la puissance publique doit venir concourir avec l'influence religieuse.
Messieurs, une première question qu'on s'est posée, c'est celle de savoir si le projet de loi qui est soumis à la chambre a été présenté d'une manière opportune.
Je pense qu'à cet égard il faut rendre justice au gouvernement. Le gouvernement, en soumettant à la chambre le projet de loi, répondait évidemment à une des exigences de la situation. Le projet de loi était, du reste, réclamé par l'opinion libérale ; c'était un devoir de la part du gouvernement d'en soumettre l'examen aux chambres.
Un honorable membre, l'honorable M. de Brouckere, a proposé un amendement qui tendrait à affaiblir, selon moi, considérablement l'importance du projet de loi. Il propose de réduire à 12 le nombre des écoles professionnelles. Je m'expliquerai franchement sur ce point. Je suis frappé d'un fait, c'est de l'extension qu'ont reçue en Belgique les écoles latines. Je prie la chambre de ne pas se méprendre sur ma pensée. Je tiens les études classiques proprement dites en profonde estime. Je suis convaincu, quoi qu'en en ait pu dire, que ces études ont été, pour la plupart d'entre nous, plutôt un moyen qu'un but, et que pour l'élève elles développent au plus haut degré son intelligence, son imagination, sa mémoire; elles obligent son esprit à travailler sur lui-même ; en se combinant avec les méthodes nouvelles, elles ne se bornent plus à la compréhension, en quelque sorte matérielle, des textes. Je suis encore convaincu que ces études seront toujours la source la plus riche, la plus abondante des inspirations, parce qu'elles seront une école de bons préceptes, de bons principes, parce qu'elles apprendront à l'élève la religion du devoir et la soumission aux lois de son pays. Elles en feront de bons citoyens.
Mais soyons justes et reconnaissons que si ces études ne sont pas conduites à terme, que si elles ont eu seulement pour résultat d'accroître la puissance intellectuelle de l'élève sans compensation pour lui, sans lui fournir le moyen d'utiliser ses études, vous aurez opéré un déclassement fâcheux dans la société, vous aurez peut-être jeté au cœur de l'élève, avec le dégoût de cette carrière à laquelle il aura été préparé imparfaitement, la déception, l'orgueil, vous en aurez fait en un mot un mauvais citoyen.
C'est ce qui arrive aujourd'hui, c'est ce qui arrive en France où, sur onze mille élèves qui se livrent aux études latines, 7 mille sont rendus à leurs parents sans qu'ils aient pris la peine d'achever le cours des humanités; 7 mille rentrent après une ou deux années d'études, pourvus de quelques bribes de latin et de grec.
C'est ce qui arrive en Belgique où, sur 100 élèves, dix-huit seulement achèvent leurs humanités; le reste périt en route.
Il y a en Belgique 70 écoles pour les langues anciennes. Eh bien, en moyenne, moins de 2 élèves par collège prennent annuellement des grades académiques.
Messieurs, je constate ces faits et j'en tire cette conséquence, que s'il faut à celui qui se destine aux professions libérales des études classiques, s'il en faut à celui que la fortune a doté de ses faveurs, il faut aussi et avant tout des études professionnelles à la grande masse de la population.
Quel est aujourd'hui le grand fait social qui domine l'Europe et auquel doivent se rapporter la sollicitude et les efforts du gouvernement? C'est l'amélioration de cette classe si nombreuse née du développement peut-être immodéré de l'industrie. Cette classe confine à la bourgeoisie. Un jour elle devra s'élever par son travail, s'ennoblir par son travail. C'est à elle, c'est à elle surtout qu'il faut le bienfait de l'instruction professionnelle. C'est pour elle que le gouvernement réclame la fondation de nouvelles écoles, et je ne puis donner qu'une adhésion sans réserve à cette noble pensée.
D'ailleurs, il ne faut point le perdre de vue, les études classiques elles-mêmes, en Belgique, sont tombées dans un état d'infériorité regrettable. A quoi tient cette infériorité? Elle tient à une double cause : 1° à l'absence de tout bon plan d'études; 2° à la faiblesse notoire, réelle, affligeante du corps enseignant.
C'est sur cette double base que reposera toujours tout bon système d'instruction; et c'est cette double base qui fait défaut en Belgique;
Il n'y a pas de bon plan d'études, parce qu'il n'y a pas de corps enseignant. Il n'y a pas de corps enseignant; par une raison fort simple, c'est qu'il n'y a pas de carrière professorale; c'est qu'une carrière professorale ne peut exister là où il n'existe ni moyens d'encouragement, ni moyens de répression, là où il n'existe pas de bon système de recrutement.
Comment se fait aujourd'hui le recrutement des professeurs? Il se fait au hasard, sans esprit de suite, sans direction, sous le souffle de l'esprit de localité.
Il y avait donc, selon moi, deux motifs principaux pour désirer la présentation du projet de loi sur l'enseignement moyen : le premier, la nécessité de compléter le programme des études de l'enseignement moyen, d'y faire entrer les études professionnelles; le second, la nécessité de constituer un corps professoral sur des bases solides, d'offrir au corps enseignant la perspective d'une carrière honorable.
On a adressé au projet de loi plusieurs critiques. L'honorable ministre des travaux publics a rangé ces critiques sous trois groupes distincts. Il s'est demandé :
La loi que nous discutons aboutit-elle au monopole?
La loi que nous discutons porte-t-elle atteinte au principe communal?
Enfin n'offre-t-elle pas assez de garanties aux pères de famille, en ce qui concerne l'instruction morale et religieuse ?
Je suivrai cet ordre.
J'examinerai d'abord si la loi aboutit au monopole, et si dans le cas où la loi serait votée avec toutes les modifications que je voudrais y voir introduire, je pourrais craindre un instant ce reproche de monopole. On dit : Quand l'Etat aura ses dix athénées, quand il aura établi et organisé 50 écoles moyennes, que restera-t-il au principe du libre enseignement? La liberté d'enseignement existera dans la Constitution, existera en droit. Mais elle n'existera plus en fait.
Eh bien, je l'avouerai sans détour, si les conséquences de la loi devaient être que l'enseignement libre serait effacé, ou même compromis, je n'hésiterais pas un seul instant à repousser la loi, je la repousserais, parce que, dans ma conviction, la concurrence est, pour l'enseignement officiel, avant tout un élément de progrès, de force, de durée.
L'intervention de l'Etat, comme je le disais tantôt, n'est justifiable que par une nécessité sociale, elle ne peut être admise que pour stimuler l'enseignement libre, pour le seconder, pour le créer, pour aider à se créer.
Mais si l'on se borne à voter les établissements dont le gouvernement réclame la création, évidemment il n'y aura point de monopole, parce que l'équilibre entre les deux influences qui se partageront toujours le domaine de l'enseignement public ne sera point rompu.
Il existe aujourd'hui, en Belgique, 77 établissements d'enseignement moyen. Le clergé, il faut bien le nommer, a les deux tiers de ces établissements : il en a 51. Je suppose la loi mise en application, le clergé conservera toujours plus de la moitié des établissements existants.
On a, messieurs, invoqué l'exemple d'autres pays. J'ai entendu même, dans la section à laquelle j'appartenais, un honorable membre qui invoquait l'exemple de la Prusse, qui prétendait que si la loi était exécutée, nulle part on n'aurait le spectacle d'une centralisation aussi considérable.
Messieurs, j'ai recherché quelle était la situation de l'instruction moyenne en Prusse, et voici ce que j'ai trouvé : il existe en Prusse, pour une population de 16 millions d'habitants, 397 écoles primaires supérieures pour les garçons et 337 écoles primaires supérieures pour les filles ; ce qui fait bien 734 écoles primaires supérieures, et ce qui est bien loin des 26 écoles primaires que nous avons en Belgique. Indépendamment de cela, il existe en Prusse 113 collèges, 34 progymnases ou anciennes écoles latines, ensemble 881 institutions. Je ne compte pas les « Real schulen » qui répondent à nos écoles professionnelles; je ne compte pas également les écoles normales ou séminaires qui forment des instituteurs, et qui sont au nombre de 41.
Je ne pense donc pas, messieurs, que si l'on se borne à accorder au gouvernement la fondation de dix athénées royaux et de 12 écoles moyennes, il puisse entrer dans la pensée d'un homme sincèrement dévoué à l'enseignement de l'Etat, d'y voir la moindre tentative de monopole.
J'aborde le second grief, celui qui se rapporte au principe communal.
On a soutenu, messieurs, que nous avions en Belgique des institutions communales et provinciales, que nous n'avions plus de communes comme au moyen-âge. L'honorable M. Delfosse, dans le discours qu'il a prononcé hier, a déjà traité ce point important. L'honorable M. Delfosse a très bien indiqué qu'il existait, en Belgique, non plus des franchises communales, mais qu'il existait un pouvoir communal. Ce pouvoir communal existe non pas en vertu de l'article 108 de la Constitution qu'on a invoqué, mais en vertu de l'article 31 de la Constitution et, je dois le dire, dans ce pouvoir communal résidera toujours la force et l'avenir de nos institutions.
Ce pouvoir communal n'est pas indépendant. Il doit subir le contrôle de l'autorité supérieure. Evidemment, messieurs. Mais dans quels cas le (page 1190) pouvoir communal subit-il le contrôle de l'autorité supérieure? Pour peu qu'on se pénètre de la pensée qui a dicté les dispositions de la loi communale, on ne tarde pas à se convaincre que le pouvoir communal ne subit le contrôle de l'autorité supérieure que dans deux cas bien déterminés.
Le premier est celui où les actes des conseils communaux peuvent engager les intérêts matériels de la commune. Ainsi une commune ne pourra pas transiger; elle ne pourra pas aliéner; elle ne pourra vendre, parce que le patrimoine de la commune n'est pas le patrimoine de la génération actuelle ; c'est le patrimoine de la génération future; parce que la prospérité de la commune se lie à la prospérité générale. L'Etat doit intervenir; l'Etat a droit d'opposer son veto.
Le second cas est celui où la commune, par les actes qu'elle pose, voudrait empiéter sur des pouvoirs voisins, sur des pouvoirs parallèles, où elle pose des actes qui blessent l'intérêt général, qui sont contraires à la loi, qui sortent de ses attributions. L'autorité supérieure intervient encore; elle exerce son contrôle.
Eh bien, messieurs, ce principe, selon moi, élémentaire, je l'applique à la loi actuelle.
Les athénées royaux sont une création du gouvernement : il est juste que le gouvernement en ait la direction, qu'il en ait l'administration, qu'il en nomme les professeurs. Je dirai même que c'est à ce prix et à cette condition seulement que l’enseignement moyen pourra se développer en Belgique.
Je comprends encore que le gouvernement donne son approbation à la fondation des collèges communaux subsidiés, parce que le gouvernement y intervient financièrement, parce qu'il est juste, qu'il est légitime qu'il impose sa sanction aux conditions d'existence de ces collèges.
Quant aux collèges communaux non subsidiés, je me rallie à l'amendement proposé par l'honorable M. de Brouckere et auquel, je pense, s’est rallié l'honorable M. Delfosse.
M. Delfosse. - Je me suis rallié au fond.
M. Van Hoorebeke. - Je pense que dans ce cas l'avis de la députation permanente devrait suffire, parce que les actes qui créent ces établissements sont des actes qui sortent librement, spontanément de la volonté communale.
Du reste, messieurs, la tutelle du gouvernement, cette tutelle paternelle, cette tutelle administrative qu'on demande pour ces établissements, mais cette tutelle ne manquera pas, puisque ces établissements seront soumis à l'inspection et à l'obligation du concours.
J'arrive, messieurs, à la partie la plus délicate de ma tâche. J'arrive aux collèges patronnés; et je dois le dire, ici je me sépare de la disposition du projet de loi qui demande que les communes soient obligées, dans le délai de six mois, de déclarer si elles entendent maintenir les établissements existants et qui réserve en même temps à l'autorité supérieure le droit de fermer, de supprimer ces établissements.
Je crois que la question doit être considérée sous un double aspect, dans ses rapports avec les collèges patronnés existants, dans ses rapports avec les collèges patronnés à créer.
Les collèges patronnés existants pourront-ils, par un arrêté royal, être supprimés ?
Messieurs, laissant pour un instant de côté le point de vue légal, je dirai que, comme effet moral, cette disposition répugne à mes sentiments; cette disposition me semble peu conforme à la pensée qui a dicté le projet de loi ; elle me paraît inspirée en quelque sorte par le désir de faire concurrence à l'enseignement libre.
Les communes qui ont fondé ces établissements peuvent n'avoir pas eu assez de ressources pour fonder un établissement communal. Puis ces établissements peuvent avoir en leur faveur la protection des pères de famille; et je le demande, pourquoi faire violence d'abord aux sentiments de ces pères de famille ? Pourquoi en second lieu forcer les communes à des sacrifices qu'elles ne pourront peut-être pas supporter ?
Le reproche que je crains le plus, c’est le reproche adresse au projet du gouvernement de vouloir s'installer en quelque sorte sur les ruines des établissements que protège la volonté de la commune, et que protège la volonté des pères de famille. Si ce reproche avait quelque fondement, j'y verrais une tentative malheureuse, j'y verrais quelque chose qui peut aliéner à la loi bon nombre d'esprits sages et modères.
Du reste, les établissements patronnés ne sont que des établissements privés. L'action de la loi ne doit pas s'étendre jusqu'à eux, et c'est précisément pour avoir méconnu cette distinction que l'honorable M. de Theux, dans son projet de 1846, avait assimilé les collèges adoptés aux collèges communaux. L'honorable M. de Theux les mettait sur la même ligne; il les assimilait quant aux subsides. Eh bien, dans le projet dont nous sommes saisis, on les assimile, non pas quant aux subsides, non pas quant aux avantages, mais quant aux charges, c'est-à-dire qu'on leur impose l'obligation du concours et de l'inspection, et l'on réserve même au gouvernement le droit de les supprimer en cas d'abus graves.
On a fait cependant une objection, messieurs , et c'est l'honorable M. Orts qui très habilement, je le reconnais, l'a développée.
L'honorable M. Orts a dit : « le mandat politique ne se délègue pas. Lorsque une autorité communale aliène au profit d'un tiers le mandat qu'elle en a reçu, elle n'est plus le représentant de la liberté communale. »
Mais, messieurs, si ce raisonnement est fondé, et je pense qu’en principe il l'est, j'estime avec l'honorable M. Orts que le mandat politique ne peut point être délégué; si ce raisonnement est fondé, il faut en tirer cette conséquence naturelle que l'on doit proscrire toute espèce de patronage et qu'il faut condamner indistinctement tous les établissements patronnés qui existent. Que l'on proscrive à l'avenir tous les arrangements qui seraient faits en fraude de la loi, je le veux bien, et c'est pour cela que je me rallie au paragraphe de l'article 6 qui proscrit de semblables conventions.
Mais il y a plusieurs des conventions conclues qui n'ont pas été illégalement souscrites par les conseils communaux; il y en a même qui ont été approuvées non seulement par la députation permanente, mais par arrêté royal. Or, l'article 87 de la loi communale porte :
« Le Roi peut, par un arrêté motivé, annuler les actes des autorités communales qui sortent de leurs attributions, qui sont contraires aux lois ou qui blessent l'intérêt général.
« Néanmoins ceux de ces actes approuvés par la députation permanente du conseil provincial devront être annulés dans le délai de 40 jours à dater de l'approbation.
« Les autres actes qui auraient été communiqués par l'autorité locale au gouvernement de la province ou au commissariat d'arrondissement ne pourront être annulés que dans le délai de 40 jours à partir de celui de leur réception au gouvernement provincial et au commissariat d'arrondissement. »
Ainsi, messieurs, le droit d'annuler un semblable acte se prescrit par le délai de 40 jours. On a pensé que le gouvernement ayant un agent direct dans la province, il lui était facile d'accomplir sa mission de surveillance et de contrôler dans le délai de 40 jours. Maintenant, il n'y a plus pour l'annulation des actes approuvés dans le même délai ou pour relever le gouvernement de la déchéance encourue par lui en n'annulant pas, qu'une voie de recours, et c'est celle qui est prévue dans le paragraphe final du même article :
« Après le délai de 40 jours fixé par dans les deux paragraphes précédents, les actes mentionnés dans ces mêmes paragraphes ne pourront être annulés que par le pouvoir législatif. »
Ainsi, messieurs, dans ce paragraphe, veuillez bien le remarquer, on exclut véritablement le droit de délégation, on dit au pouvoir législatif: Vous seul serez compétent pour annuler des actes semblables, actes posés en fraude de la loi, actes contraires à la loi, actes blessant l'intérêt général ou sortant des attributions du conseil communal. Mais on n'admet pas la possibilité de la délégation. Et quand je consulte le commentaire, voici ce que je lis :
« On a considéré que des droits peuvent être acquis en conséquence de ces actes devenus définitifs par l'approbation ou la communication et non annulés dans le délai par le pouvoir; que ces droits acquis pouvaient entraîner des indemnités vis-à-vis des tiers, et que ces indemnités devant être payées par l'Etat, les chambres seules, qui votent les dépenses et les moyens d'y faire face, devaient seules aussi avoir le droit d'annulation en cette circonstance. »
Et c'est précisément le cas; les communes dont les actes seraient annulés par arrêté royal seraient exposées à des indemnités, à des restitutions et auraient conséquemment leur recours contre l'Etat. Voilà pourquoi nous, pouvoir législatif, pouvons seuls connaître de ces cas.
M. Dumortier. - C'est très vrai. C'est bien là l'esprit de la loi communale.
M. Van Hoorebeke. - Messieurs, je citerai un passage d'un rapport fait par l'honorable duc de Broglie, à la chambre des pairs en 1844 :
« Le droit d'enseigner n'est point, aux mains de l'Etat, l'un de ces droits éminenls, l'un de ces attributs du pouvoir suprême qui ne souffrent aucun partage. Tout au contraire, en matière d'enseignement, si l'Etat intervient, ce n'est point à titre de souverain, c'est à titre de protecteur et de guide ; il n'intervient qu'à défaut des familles, hors d'état, pour la plupart, de donner aux enfants dans leur propre sein une éducation purement domestique; il n'intervient que pour suppléer à l'insuffisance des établissements particuliers, pour les remplacer, pour les susciter là où ils manquent, pour les seconder là où ils existent, pour y tenir élevé le niveau des études, pour leur prêter secours au besoin et leur servir de point d'appui. »
Eh bien, messieurs, on n'a qu'à lire la correspondance échangée entre le département de l'intérieur et les administrations communales, pour se convaincre que beaucoup de communes tiennent à conserver ces établissements. Quelle position le gouvernement prendra-t-il vis-à-vis de ces communes? Les dotera-t-il d'établissements dont il fera les frais? Evidemment non.
Messieurs, on a adressé une troisième critique à la loi. On a prétendu que la loi ne respectait pas assez les consciences des pères de famille.
Je pense qu'après les discours qui ont été prononcés dans cette enceinte, qu'après le discours de l'honorable M. Jullien ma tâche est considérablement abrégée. Je dirai même que, dans ma pensée, tout le monde doit être d'accord. Tout le monde reconnaît qu'il faut une instruction morale et religieuse, que c'est là le premier besoin de l'enseignement public, qu'il est désirable que le concours du clergé soit assuré à cette éducation morale et religieuse, qu'elle seule peut former de bons citoyens en leur inspirant la pratique du bien et la croyance à une vie future. Hier encore, messieurs, l’honorable M. de Man d'Attenrode nous conviait à donner des garanties aux pères de famille, en faisant, à l'exemple de l'honorable comte de Mérode, un tableau extrêmement sombre de la situation générale des affaires.
N'est-ce pas surtout aujourd'hui, disait-il, que la nécessité d'une (page 1191) éducation morale et religieuse doit être sentie par tous les bons esprits, aujourd'hui que tous les liens sociaux sont détendus? N'est-ce pas aujourd'hui qu'il faut corriger le peuple des vices que produit l'absence d'une éducation morale et religieuse? Messieurs, cette question n'en est pas une pour l'Angleterre, n'en est pas une pour l'Allemagne, parce qu'en Angleterre existe jusqu'à un certain point le système que désirait tantôt l'honorable comte de Mérode.
En Angleterre, l'Eglise se présente aux populations comme intimement unie à l'Etat ; l'éducation y est considérée comme un droit inhérent au sacerdoce; et c'est en conséquence de ce principe que les rois d'Angleterre, lors de leur couronnement, jurent fidélité à l'Eglise établie.
En France, la question a aussi moins d'importance qu'en Belgique; pourquoi? parce que l'Etat, en France, a encore un pied dans l'Eglise, parce que l'Etat intervient dans l'installation des évêques et dans la correspondance des ministres du culte avec le saint-siège.
Je dis que cette question présente surtout des difficultés, en ce qui concerne la Belgique, précisément parce que nous avons inscrit dans notre droit public le principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat. L'Eglise est indépendante en Belgique, mais elle est armée aussi du droit d'association, de la liberté d'enseignement; de tous les autres droits que la Constitution lui a garantis; son indépendance est complète. L'indépendance de l'Etat est moindre dans certains cas; elle est moindre lorsqu'il s'agit de cet ordre d'idées qui réclame le concours obligé de l'Eglise lorsqu'il s'agit de l'élément religieux, de cet élément qui peut seul donner à l'esprit la règle intérieure, la discipline et le frein moral.
Je ne connais dans l'histoire qu'une seule époque où l'idéal du principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat ait été réalisé. C'est en 1793, quand l'Etat ne voulut plus salarier les ministres du culte, quand l'Etat déclarait qu'il ne fournirait ni logement, ni église aux ministres du culte; quand il défendait aux communes d'acheter ou de louer des locaux pour le service des ministres du culte.
En Belgique, à l'occasion de la discussion du projet de loi actuel, un grand désaccord, un dissentiment profond s'est manifesté, et je me demande, en vérité, quelle peut en être la cause?
Je le disais tantôt : tout le monde veut une éducation religieuse et morale; tout le monde désire le concours du clergé. Que veut-on ? Que l'enseignement religieux soit obligatoire? Mais cette obligation résulte de l'article 8 du projet de loi. Le gouvernement prend l'engagement d'inviter les ministres du culte à donner l'enseignement de la religion et de la morale. Que veut-on encore? Que cet enseignement religieux figure dans le programme des études; mais je pense qu'on peut, qu'on doit l'y introduire. En lui consacrant une mention spéciale, on rendra hommage à un principe universellement admis, consacré partout et chez tous les peuples.
Mais on ne peut pas aller au-delà; on ne peut pas dire que cet enseignement religieux sera donné « obligatoirement par les ministres du culte » ; on ne peut pas le dire, parce qu'alors on restreindrait réellement le principe de l'indépendance du pouvoir civil, parce qu'on prêterait alors les mains à un contrat boiteux qui n'obligerait qu'une des deux parties contractantes, parce qu'alors, dépouillé de toute sanction, l'Etat, en cas de non-concours du clergé, resterait seul lié par le contrat.
Et c'est pour cela que je ne puis par adopter la formule qui avait été proposée par l'honorable M. de Theux; il admettait, comme les auteurs du projet de loi en discussion, que l'instruction religieuse est une des bases essentielles d'un bon enseignement, qu'elle est en quelque sorte le premier besoin des hommes destinés à vivre ensemble, parce que c'est réellement l'éducation morale qui conserve et perpétue le caractère national.
L'honorable M. de Theux disait cela, et cependant il admettait en même temps qu'en cas de non-concours du clergé, l'enseignement religieux pourrait être suspendu. C'est une disposition que je ne puis pas accepter.
Messieurs, je viens d'exposer sommairement et rapidement quelques-unes des modifications qui, selon moi, devraient être introduites dans le projet de loi pour le mettre en harmonie avec la pensée générale qui doit le dominer.
Que voulons-nous ? Nous voulons d'abord une loi qui organise l'enseignement aux frais de l'Etat, qui règle le programme des études, qui constitue le corps professoral.
Le gouvernement demande, à cet effet, la création de 10 athénées royaux et la fondation d'un certain nombre d'écoles moyennes. Pour mon compte, je donne mon adhésion pleine et entière à cette partie du projet de loi.
Que voulons-nous encore? Nous voulons une loi qui rassure les consciences des pères de famille.
Eh bien, la loi que nous discutons pourra rassurer entièrement les consciences des pères de famille si nous introduisons dans son texte la modification que je mentionnais tantôt.
Que voulons-nous enfin? Nous voulons une loi qui soit à l'abri de tout reproche de monopole, qui ne porte pas atteinte aux institutions existantes, qui n'ait pas une couleur de réaction; eh bien, c'est dans cette pensée que j'ai formulé les modifications que j'ai eu l'honneur de développer devant la chambre et que d'autres honorables membres compléteront peut-être.
Je pense qu'ainsi modifiée, la loi ne pourrait réellement plus avoir pour adversaires sincères et consciencieux dans cette chambre que les hommes qui, comme l’honorable M. de Mérode, n’acceptent point les conséquences du principe de l’intervention de l’Etat dans l’éducation du peuple.
M. Deliége. - Messieurs, je prends la parole sous le poids d'une triple émotion; émotion causée par la gravité du débat; émotion causée par la faiblesse de mes moyens pour une si grande cause ; émotion causée par les insultes, les accusations qui ont été lancées par la presse contre les membres de la section centrale dont j'ai eu l'honneur de faire partie. Il est un prince dont un historien chrétien a dit : « Julien avait des vertus, de l'esprit et une grande imagination l'on a rarement écrit et porté une couronne comme lui. Il détestait les jeux, les théâtres, les spectacles ; il était sobre, laborieux, intrépide, éclairé, juste, grand administrateur, ennemi de la calomnie et des délateurs. Il aimait la liberté et l’égalité, autant que prince le peut; il dédaignait le titre de seigneur ou de maître. Il pardonna dans les Gaules à un eunuque chargé de l'assassiner. »
L'historien, c'est Chateaubriand ; le prince donc je viens de parler, c'est ce Julien l'Apostat, auquel on nous a comparés, auquel on a comparé les membres de la section centrale.
Le peintre a-t-il été fidèle? Le tableau est-il flatté? Je l'ignore. Mais quel point de comparaison y a-t-il entre nous et Julien l'Apostat ?
Est-ce parce qu'il a apostasie? Personne, messieurs, ne dira dans cette enceinte que nous n'avons pas de principes religieux. La religion, nous l'avons toujours professée.
Est-ce peut-être parce que Julien avait un orgueil outré et qu'il mettait son orgueil à porter une barbe sale et un habit de bure, comme Diogène le mettait à loger dans un tonneau? Sous ce rapport, nous n'avons encore aucun point de comparaison avec Julien l'Apostat.
Est-ce peut-être parce que Julien avait un fanatisme qui aurait dépeuplé tout l'Orient de taureaux pour les sacrifier aux dieux? Sous ce rapport encore il est impossible de nous comparer avec l'empereur Julien.
Je me trompe, du fanatisme nous en avons, si l'on prend pour du fanatisme cet amour ardent dont nous serons toujours animés pour nos jeunes générations.
Oui, messieurs, noblesse oblige; allons dans les quatre parties du monde, nous y trouverons de nos artistes qui ont illustre le nom belge; allons dans nos fabriques, dans les expositions et nous trouverons partout des produits de notre industrie qui nous honorent.
Oui, noblesse oblige; nous devons maintenir intacte cette haute réputation; nous devons faire tout ce qui est humainement possible pour améliorer les études dans nos collèges, dans nos établissements d'enseignement moyen, pour que nos jeunes gens puissent se montrer dignes de leurs devanciers.
Messieurs, on a dit tantôt, je m'empresse de répondre à cette objection, que l'Etat ne peut enseigner, que l'Etat est athée, que la loi est athée. On a cité des paroles qu'on a attribuées à M. Odilon Barrot. Je proteste contre ces paroles. Je me rappelle qu'il a protesté contre les paroles qu'on lui a prêtées ; je le prouverai quand on voudra.
Mais, dit-on, n'avez-vous pas l'enseignement privé ? Ne suffit-il pas ? Vous avez des écoles de toute espèce ; chacun peut en instituer.
Oui, messieurs, nous avons un enseignement privé, nous avons en Belgique deux établissements dirigés exclusivement par les communes; nous en avons trois dirigés par des particuliers, je parle des établissements d'enseignement moyen.
Le reste est dirigé en partie par le clergé ; on vous l'a dit : le clergé en possède 28 dirigés par les évêques , 7 par des corporations religieuses, 10 par les jésuites, en tout 45 établissements.
A ces établissements dirigés par le clergé, joignez une quantité d'établissements subsidiés par l'Etat, dont la direction appartient à l'autorité ecclésiastique, vous arriverez à un nombre qui approche de celui de 61 qui existe dans le projet ; car, remarquez-le bien, le projet, comme on vous l'a dit, autorise le gouvernement à maintenir 50 établissements d'enseignement moyen et 11 athénées.
Messieurs, on vous a dit aussi qu'il ne faudrait que quelques établissements modèles.
Mais des établissements modèles, qui les suivrait? Serait-ce le clergé qui suivrait ces modèles? Non, il déclare par ses organes que l'Etat est athée, qu'il ne peut pas enseigner. Donc ce seraient des modèles qu'on ne suivrait pas.
Messieurs, on dit que nous voulons le monopole; on nous reproche le défaut que l'on a ; on voit dans notre œil la paille et on ne voit pas dans le sien la poutre qui s'y trouve.
Ce que l'on veut, c'est conserver les 50 à 60 établissements qu'on a, chose que nous voulons aussi; mais au-delà on veut encore la part du lion dans les établissements du gouvernement, une part dans la nomination des professeurs, une part dans l'inspection et la censure sur les livres. Voilà ce que l'on veut.
Messieurs, je crois, quant à moi, que les établissements de l'Etat profiteront à l'enseignement libre; qu'ils tiendront constamment en éveil l'enseignement libre. Je crois que l'enseignement libre sans l'enseignement de l'Etat serait mauvais.
Chateaubriand, dans le livre que je viens de citer, dit que l'enseignement du clergé n'a pas toujours été bon.
Il rappelle entre autres que saint Jérôme lui-même a été accusé a cause de son enseignement ; et savez-vous de quoi on l'accusait? Je vais (page 1192) vous le dire : D'avoir fait copier l'impie Cicéron par des moines du Mont des Olives. Savez-vous de quoi on l'a accusé encore? D'enseigner l'impie Virgile à ses élèves! Voilà dans quelle aberration l'enseignement libre peut tomber quand il n'est pas stimulé.
Messieurs, laissons un moment le clergé et son enseignement, parcourons très succinctement, très bravement, les dispositions du projet ; voyons ce qui a causé cette émotion dont on a tant parlé, cette émotion qui se reproduit de ce côté de la chambre.
D'après le projet, l'Etat peut avoir dix athénées, cinquante écoles d'enseignement moyen. Comme on vous l’a dit, rien n'est changé sous ce rapport, les 10 athénées existent, 39 autres écoles d'enseignement moyen appartenant au gouvernement existent ; onze écoles de plus, onze écoles que le gouvernement pourra créer par la suite, voilà donc ce qui cause tant d'émotion !
Quant aux communes, on est d'accord avec le projet de M. de Theux; d'après le projet en discussion, les communes ne pourront plus aliéner leurs droits sur l'enseignement moyen. D'après le projet de M. de Theux, elles ne le pouvaient plus.
Il y a une innovation. Cette innovation, doit-on la repousser? Cette innovation est écrite dans l'article 8; aujourd'hui le prêtre n'est pas invité par la loi à donner l'enseignement religieux dans les collèges. Désormais; il le sera. Cette innovation est toute en faveur de la religion ; elle est toute en faveur du clergé; car beaucoup d'établissements sont aujourd'hui privés de l'enseignement religieux.
Le projet en discussion apporte, du reste, fort peu de modifications à ce qui existe. Il répond cependant, comme l'honorable M. Van Hoorebeke vous l’a dit, à un besoin qui se fait vivement sentir, celui de donner un enseignement plus étendu à nos industriels, à nos ouvriers qui reçoivent aujourd'hui une éducation incomplète. Ce besoin, messieurs, avait frappé plusieurs de nos collègues ; il avait frappé entre autres l'honorable M. Coomans, qui a dit, dans une brochure qui a été distribuée à cette chambre :
« L'éducation de nos négociants est d'une simplicité primitive. Ils se bornent à apprendre les quatre règles de l'arithmétique, le français, le flamand, un peu d'anglais et d'allemand, et la géographie élémentaire. On ne les prépare aucunement à l'état qu'ils embrassent.... Ils passent les plus belles années de leur vie à faire dans les bureaux de commerce la besogne de simples ouvriers, c'est-à-dire qu'on les emploie à la réception, à la pesée et à la délivrance des marchandises.
« Au milieu de ces soins grossiers et monotones, comment leur intelligence se développerait-elle? Comment pourraient-ils acquérir cet esprit d'entreprise, cette audace raisonnée qui excite sans cesse à avancer dans la voie du progrès ? »
Ainsi, messieurs, le projet comble une lacune signalée par l'honorable M. Coomans lui-même.
Mais, nous dit-on, le projet est anticonstitutionnel; il est anticatholique; il est antireligieux; il est attentatoire aux droits de la commune.
Il est anticonstitutionnel? Qu'est-ce qui le prouve? Est-ce ce qui s'est passé avant 1830? Mais vous vous rappelez, messieurs, que dans les pétitions qui ont été présentées dans le temps aux états-généraux, pas un mot n'était dit en faveur de la commune qu'on tenait alors en suspicion ; pas un mot n'était dit de l'enseignement religieux; rien qui pût faire croire que les pétitionnaires fussent hostiles à l'enseignement donné par l'Etat sous un régime dans lequel entrerait la liberté d'enseignement.
Est-ce ce qui s'est passé dans les états provinciaux de cette époque ? Je puis rappeler ce qui s'est passé aux états provinciaux de Liège dont je faisais partie.
Une motion y fut faite en faveur de la liberté d'enseignement. Je fus désigné par une commission de six membres nommée pour examiner cette motion, pour en être le rapporteur. Mon rapport contenait quelques mots dont on pouvait inférer que le gouvernement serait dispensé, au moins en partie, de donner un enseignement aux frais de l'Etat. Ces mots, qui avaient été insérés à la demande d'un des membres de la commission, donnèrent lieu à de murmures violents parmi les 63 membres qui composaient les états provinciaux de Liège, et, sur ma proposition, ils furent rayés.
Ainsi, messieurs, à Liège, d'où sont sortis ces hommes qui ont tant contribué à fonder notre indépendance, on croyait alors qu'il fallait un enseignement donné par l'Etat.
Passons au Congrès.
La liberté d'enseignement a-t-elle, au Congrès, excité tant d'enthousiasme? La liberté pleine et illimitée de l'enseignement y a-t-elle été le sujet d'une ovation? Y a-t-elle été adoptée à l'unanimité? Non , messieurs, la liberté de l'enseignement pleine, entière, sans restriction, a été votée à une majorité de 5 voix.
Il y a mieux. On nous a dit en section centrale : Aurait-on osé élaborer un pareil projet immédiatement après la promulgation de la Constitution? Oui, messieurs, on l'a osé; on a osé élaborer un projet semblable. L'honorable membre qui a fait l'objection a sans doute perdu de vue, qu'une commission, créée par un arrêté du 30 août 1831, et composée de M. Arnould, secrétaire inspecteur de l'université de Louvain, Belpaire d'Anvers, Ernst aîné, professeur à l'université de Louvain, homme très pieux, et de plusieurs autres membres, avait rédigé un projet de loi sur l'enseignement. Or, dans ce projet, pas un mot n'est dit de l'enseignement religieux. Il y a un article qui institue un conseil général de perfectionnement. Ce conseil devait être composé du ministre, de l'administrateur de l’instruction publique, de l'administrateur inspecteur de l'université, du directeur de l'école polytechnique ; de l'inspecteur général de l’instruction moyenne, de l'inspecteur général de l'instruction inférieure, du recteur de l'université, des quatre présidents des commissions d'examen qui confèrent les grades académiques, de deux personnes versées dans les sciences d'application.
L'élément religieux en était exclu.
Y avait-il au moins, pour sauvegarder l'intérêt des communes, un conseil d'administration près des collèges ou des établissements d'enseignement moyen? Non, il n'y en avait pas.
Ainsi on a osé, au mois d’août 1831, formuler un projet qui, sans doute, ne valait pas, sous tous les rapports indiqués par l’opposition, le projet élaboré par l'honorable M. Rogier.
Quant au nombre d'établissements, il était laissé à la volonté absolue du gouvernement; aucune limite n'était posée sous ce rapport.
Voyons, messieurs, si, comme on le dit, le projet est antinational.
Pourquoi serait-il antinational? Est-ce parce que des pétitions vous ont été présentées? Mais voyons ce que sont ces pétitions, On en a fait grand bruit, parce que cinq ou six membres du Congrès national les ont signées. Je demande d'abord de quel poids peuvent être les signatures de cinq à six membres, alors que le Congrès national était composé de 200 membres. Mais examinez de près ces pétitions et voyez d’où elles partent. Voyez si les localités qui nous les ont envoyées sont grandement intéressées à la question; voyez même s'il y a beaucoup de personnes dans ces localités qui peuvent la connaître.
Parmi ces pétitions, messieurs, il en est une qui est divisée en deux compartiments; dans l'un sont les signatures et, en regard de chaque signature, dans l'autre compartiment, il y a la qualité de père de famille. Voilà la qualité que se sont attribuée les signataires.
Il y en a d'autres où plusieurs personnes ont signé pour leur mère. Il y en a plusieurs, et même un grand nombre, qui sont signées par des ecclésiastiques de l'endroit. Evidemment les curés et les vicaires n'ont pas signé, dans ces localités, comme on signait en 1829; ils n'ont pas signé en tête des habitants; ils ont fait comme les anciens peintres ; ils ont mis leur nom dans le coin du tableau.
Mais, dit-on, le projet est antireligieux : il passe avec affectation la religion sous silence; il regarde la religion comme un accessoire, qui ne vaut même pas la gymnastique ; il met le prêtre en suspicion.
Bien loin que, dans le projet de la section centrale, nous ayons mis le prêtre en suspicion, bien loin, que nous ayons regardé la religion comme un accessoire, l’article 8 du projet a fait le sujet de la plus sérieuse attention, de la plus mûre délibération. A cet article, nous nous sommes arrêtés, et nous avons demandé la présence de M. le ministre de l'intérieur; nous l'avons prié de nous dire quelle portée il donnait à l'article 8 : il nous a dit, avec cette sincérité qui le caractérise, que l'article serait exécuté avec loyauté, avec bonne foi ; que le prêtre serait appelé; qu'il désirait ardemment que le prêtre se rende à l'appel du gouvernement; qu'on aurait pour lui tous les égards qui lui sont dus; que si le prêtre prêtait son concours comme il y avait lieu de l'espérer, les prêtres portés au nombre des candidats par les villes où sont établies les écoles d'enseignement moyen, ne seraient pas exclus du bureau d'administration.
Que si le concours des prélats était prêté, un prêtre désigné pourrait être appelé dans le conseil de perfectionnement pour y donner ses avis quant à l'enseignement de la religion.
Voilà ce que M. le ministre de l'intérieur a déclaré. Je ne crois pas être indiscret en le répétant ici. Le rapport en fait d'ailleurs mention.
D'ailleurs, que veut-on de plus que l'article du projet? Veut-on rendre l'enseignement religieux obligatoire ? Mais si le prêtre ne se rend pas à l'invitation du gouvernement, il est évident que l’enseignement de la religion pourra être donné aux élèves à l'église. L'enseignement religieux ne fait plus alors partie du programme obligatoire, l'enseignement religieux pourra aussi alors être donné dans l'intérieur du collège, avec les livres approuvés par l'ordinaire. En cas de non-concours, le gouvernement avisera, le vœu du père de famille sera consulté.
Dans tous les cas, l'élève des établissements de l'Etat sera mis à même de recevoir l'enseignement religieux; le gouvernement, d'accord avec les pères de famille, y parviendra. Mais il pourra se faire dans certaines localités que les pères de famille préfèrent l'enseignement du curé de la paroisse, l’enseignement donné à l'église. Vous ne pouvez donc dire que dans tous les cas il y aura obligation de donner l’enseignement religieux dans l'école moyenne ; vous ne voudriez pas, du reste, que la loi tirât sur le clergé une lettre de change qui pourrait ne pas être acceptée par lui.
Ce ne serait pas digne du législateur.
Quant aux droits de la commune, je proteste que, dans neuf articles différents, la section centrale a fait au projet des améliorations, introduit des amendements par respect pour ce qu'on est convenu d'appeler les franchises communales. Je le prouverai, s'il le faut, le texte en main, quand les articles seront discutés.
Dans les pétitions qui vous ont été présentées et même dans cette chambre, on a invoque le génie des révolutions ; on a dit que le projet du gouvernement et de la section centrale était une réminiscence des prétentions de Guillaume Ier et de Joseph II.
(page 1193) Il est évident que la position de la Belgique, dans ce moment, n'a aucune espèce de rapport avec ce qu'elle était sous l'empire de Guillaume Ier. Il est évident qu'aujourd'hui nous avons des lois, des libertés, que nous n'avions pas sous l'empire de Guillaume Ier; que nous avons cette liberté d'enseignement, pour laquelle nous professons tous le plus profond respect.
Sous l’empire de Guillaume Ier, il n'y avait pas de liberté d'enseignement; le monopole existait dans toute sa force, ce monopole qu'on voudrait aujourd'hui établir au profit du clergé. La position est donc bien loin d'être identique. L'Etat peut, doit avoir son enseignement sans que la liberté en souffre.
Quant à Joseph II, je n'ai pas à le défendre.
L'épithète de joséphistes a été lancé à une autre occasion. On sait dans quel intérêt on la lance encore aujourd'hui. Mais si de grandes fautes ont été commises, par Joseph II, des fautes n'ont-elles pas également été commises alors par le clergé ? Alors on ébranlait l'édifice social en Belgique; mais on n'avait pas remarqué que dans un pays voisin l'édifice social était aussi ébranlé. Peu de temps après, l'édifice social s'écroula en France ; et nous fumes écrasés.
M. Van Renynghe. - La question soumise à vos délibérations, est une des plus graves, des plus importantes et des plus délicates qui aient été soulevées depuis la révolution de 1830; elle rappelle, en effet, nos longs et orageux débats contre le système hollandais et touche à nos intérêts les plus précieux et les plus chers.
Ce qui m’a frappé tout d'abord dans le nouveau projet de loi, c'est la doctrine étrange qu'il renferme sur les attributions de l'Etat. Cette doctrine n'est pas neuve, toutefois ; elle remonte bien haut, elle est aussi vieille que le despotisme. L'Etat, en effet, y est représenté comme l'organisation par excellence, comme devant absorber, ou, du moins, dominer tous les autres éléments, toutes les autres institutions de la société. Et cette doctrine, on veut la faire prévaloir chez nous, c'est-à-dire dans le pays le moins centralisé et le moins centralisateur de l'Europe ; et cela a une époque où partout se manifestent les tendances pour le développement le plus large, le plus libre et le plus indépendant de l'instruction publique. J'ai suivi avec la plus sérieuse attention les récentes discussions de l'assemblée législative de France sur la loi organique de l'enseignement ; et le dirai-je? j'y ai vu les hommes les plus avancés réclamer ce que nous voulons, ce que nous avons toujours voulu; liberté absolue, point d'intervention directe de l'Etat, si ce n'est à titre d'encouragement et de secours, tandis qu'au contraire les esprits les moins progressifs y ont soutenu des systèmes analogues à celui de M. le ministre de l'intérieur, avec accompagnement de préfets et de sous-préfets, comme le veut l’article 11 du projet de loi.
Croyez-moi, M. le ministre, et c'est un des vôtres, M. Ancillon, qui l'a dit : « Les sciences et les arts prospèrent beaucoup mieux quand l'Etat se borne exclusivement à protéger la liberté et qu'il lui abandonne le reste. »
L'action de l'Etat, surtout dans les pays constitutionnels, est devenue essentiellement politique, et voilà pourquoi notre immortel Congrès national, en proclamant la liberté de l'enseignement, lui a ravi ce monopole que les articles 6, 7, 8, 9, 10, 30 et 32 du projet ont pour but évident de lui rendre. D'après l'esprit de notre pacte fondamental, l'instruction est une institution de liberté, et non pas une machine administrative, une agence de police. J'insiste sur ce point, parce que je redoute les ombrageuses susceptibilités du pouvoir, intolérant de sa nature, envers ceux qui pensent ou agissent autrement que lui.
Messieurs, je vois dans le système ministériel des tendances, plus ou moins déguisées, à la domination absolue de l'instruction publique. Ces tendances, je les avais déjà remarquées dans les opinions émises par M. le ministre de l'intérieur sur la collation des bourses universitaires. Vous les avez sanctionnées, ces opinions, par la majorité de vos suffrages ; mais enfin, je vous le demande, messieurs, le talent malheureux suffit-il encore pour avoir droit aux faveurs de la nation? Non, il faut qu'il soit formé dans les doctrines des universités de l'Etat. Si ce n'est pas là une violation patente de la liberté de conscience, qu'est-ce ? Mais c'est plus que cela, c'est la plus flagrante des injustices. Voici un jeune homme pauvre, mais doué de facultés éminentes; ses sympathies et celles de sa famille l'entraînent vers l'université de Louvain ou vers celle de Bruxelles : « Non, lui dit l'Etat, tu iras à Gand ou à Liége ; sans cela point de bourse. » Et le jeune homme, qui promettait les plus chères espérances, se trouve dans la plus cruelle des alternatives, celle de faire violence à ses sentiments intimes ou de laisser là ses études.
Mais où je vois, messieurs, le plus grand attentat à la Constitution, c'est dans cette doctrine exorbitante ainsi formulée par le ministère (page 7 de l'exposé des motifs) : « Si le gouvernement n'intervient en aucune manière dans les frais d'érection et d'entretien, il n'exerce plus sur l'établissement qu'une sorte de tutelle, commandée par l'intérêt général qu'il a mission de sauvegarder. »
Messieurs, lors de la discussion de l'article 17 de la Constitution, plusieurs membres du Congrès national avaient voulu confier à l'Etat non seulement un droit de répression sur l'enseignement libre, mais encore de surveillance, en d'autres termes, de patronage que le ministère prétend posséder actuellement en vertu de ce même article 17. Eh bien ! ce mot de surveillance fut rejeté comme conduisant au monopole de l'ancien gouvernement, et nonobstant que, dans un amendement, M. Fleussu eût proposé cette disposition démocratique que ladite surveillance ne pourrait être exercée que par des autorités élues directement par la nation. Ce qui est à noter, c'est que, parmi ceux qui votèrent contre cet amendement, se trouvent les honorables MM. Lebeau, Devaux et Rogier.
Je déclare donc les articles 30 et 32 du projet de loi subversifs d'une des libertés les plus précieuses de notre pacte fondamental, et empruntés aux plus funestes traditions du despotisme impérial et hollandais.
La vraie doctrine, comme on l'a dit dans l'importante discussion que je viens de rappeler, la vraie doctrine est celle-ci : Le gouvernement ne peut avoir aucun patronage sur les établissements auxquels il ne fournit aucun subside.
Ainsi les communes qui voudraient entretenir, à leurs frais ou avec l'aide de la province un établissement d'instruction moyenne, n'ont pas besoin. d'être autorisées à cet effet par une loi. Cette autorisation elles l'ont, elles la tiennent de la loi des lois, de la Constitution.
Comment, d'ailleurs, mettrez-vous d'accord l'article 11 du projet, qui. abandonne au gouvernement la nomination du personnel des athénées et des écoles moyennes, avec l'article 84, n°6 de la loi communale, d'après laquelle les professeurs, et les instituteurs attachés aux établissements communaux d'instruction publique doivent être nommés par le conseil communal? Foulerez-vous aux pieds nos privilèges municipaux comme vous voulez frapper la liberté de l'enseignement, la plus fondamentale de toutes nos libertés?
Messieurs, le projet de loi et l'exposé des motifs qui l'accompagne m'ont assez révélé la pensée du ministère ; il veut, par des voies détournées, nous imposer ce que les Belges ne supporteront jamais, un enseignement officiel; il veut faire adopter cet enseignement comme le meilleur et le plus conforme aux vrais principes, tandis que cet enseignement serait aussi changeant, aussi variable que le sont les ministères : aujourd'hui métis, noir demain et qui sait? peut-être rouge après-demain. Je suis toujours à me demander : Mais dans un pays où la presse et la religion sont entièrement libres, au nom de quel principe supérieur le ministère veut-il imposer son système d'enseignement, ses règles, ses livres à ceux qui refusent de les accepter?
Vainement argumenterait-il de la disposition finale de l'article 17 de la Constitution. Cette disposition n'a été créée que pour donner au gouvernement le droit de pourvoir aux besoins de l'instruction publique, alors que l’enseignement libre serait insuffisant.
Messieurs, nous nous montrons toujours si fiers, à la face de l'Europe, de nos institutions républicaines, et nous voulons mettre nous-mêmes la hache dans celle que nous envie et que n'aura jamais peut-être la soi-disant république de nos voisins.
Partisan de toutes les libertés, je voterai contre le projet de loi, à moins que, dans le cours de la discussion, on n'y introduise des modifications auxquelles ma conscience me permet et de me rallier. J'ai dit.
- La séance est levée à 4 heures et demie.