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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 28 janvier 1850

(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)

(Présidence de M. Delehaye, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 579) M. A. Vandenpeereboom procède à l'appel nominal à 2 heures et un quart. La séance est ouverte.

M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance précédente; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Luesemans présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs meuniers du district de Thuin demandent le maintien du droit d'entrée de 50 centimes par 100 kilog. de froment, et, si ce droit venait à être élevé, la mise en rapport du droit sur les farines avec celui sur les céréales. »

M. Dequesne. - Je demande le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du projet de loi sur les denrées alimentaires.

- Cette proposition est adoptée.


« Les membres du comice du 16ème district agricole du Brabant présentent des observations contre le projet de loi sur les denrées alimentaires, et prient la chambre de le modifier de manière à concilier les intérêts du producteur avec ceux du consommateur. »

« Mêmes observations du bureau du comice, du 11ème district agricole, des membres de l'administration communale et de plusieurs habitants de Hoegaerde, Oirbeek, Vertryck, Bautersem, Haekendover, Cumptich, de propriétaires, cultivateurs et négociants de Tirlemont et d'Oplinter, et du comice agricole du 1er district du Hainaut. »

M. de Man d'Attenrode. - Messieurs, les pétitions s'accumulent sur le bureau. Pour ma part, j'en ai déposé aujourd'hui deux, signées par 200 travailleurs agricoles des environs de Tirlemont; ils demandent à ne pas être exclus du droit commun ; ils demandent à partager avec les travailleurs manufacturiers la part de protection qui est assurée au travail national par notre législation ; je ne puis que les féliciter d'avoir l'intelligence de leurs droits, de venir réclamer leur part d'un droit commun à tous les Belges.

Je conclus, messieurs, à ce que le greffe soit chargé de continuer l'analyse de ces pétitions, et à ce que la chambre ordonne l'impression et la distribution de cette analyse. Je demande en outre qu'elle indique le nombre des signataires de chaque pétition.

- Cette proposition est adoptée.


« Quelques propriétaires, fermiers et cultivateurs, à Dorinne, demandent que le droit d'entrée sur les céréales soit porté à 1 fr. 50 les 100 kilog. »

- Même décision.


« Quelques distillateurs dans l'arrondissement de Soignies présentent des observations contre la proposition tendante à réduire le chiffre de la restitution des droits accordée aux boissons alcooliques fabriquées dans le pays. »

M. Faignart demande le renvoi à la section centrale chargée d'examiner la proposition.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs cultivateurs du canton de Deynze demandent une augmentation du droit d'entrée sur les foins. »

M. Boulez. - Je demande le renvoi à la commission permanente d'industrie avec prière de faire un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs membres d'une société de rhétorique à Grammont demandent que l'enseignement de la langue flamande soit obligatoire dans les athénées et collèges des provinces flamandes, et qu'on soit tenu de s'en servir pour enseigner dans ces établissements les langues allemande et anglaise. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Nicolas-Joseph Klinkenberg, boulanger négociant à Dison, né à Wurgelen (Prusse), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


Il est fait hommage à la chambre par M. Biot, rédacteur du journal La Pharmacie belge, de 110 exemplaires du n°2, troisième année, de ce journal. »

- Distribution aux membres de la chambre.


M. de Brouwer de Hogendorp demande un congé pour indisposition.

- Ce congé est accordé.

Projet de loi sur les denrées alimentaires

Discussion générale

M. Boulez. - Messieurs, l'industrie agricole est l'élément le plus important, le plus utile, le plus avantageux de l'activité industrielle du pays; c'est elle qui alimente tous les citoyens riches et pauvres, rentiers et artisans, commerçants et travailleurs à la peine.

C'est un état tout particulier; le locataire ne peut se dégager de son bail qu'à l'échéance; s'il est obligé de déloger ou de quitter sa ferme, il se trouve en partie ruiné d'abord par les frais et en second lieu qu'une grande partie de son trésor consiste dans la prisée dont il est impossible de constater la valeur réelle.

Cette industrie mérite donc plus que toute autre la protection du gouvernement. Celui-ci doit lui donner les moyens de soutenir la concurrence avec les pays étrangers où les charges sont moins lourdes et les facilités de production plus grandes.

Il ne faut pas se dissimuler, messieurs, au prix actuel des grains et s'ils venaient encore à baisser, les cultivateurs simplement locataires et ne possédant aucune propriété personnelle sont hors d'état d'acquitter leurs fermages, de payer à l'Etat les contributions qu'il leur impose, de faire face aux charges communales si onéreuses dans certaines localités.

Telle est la situation dans les Flandres que je connais particulièrement et que j'habite.

Sans doute, je ne veux point le nier, l'agriculture a fait de remarquables progrès; elle a su augmenter ses produits ; de plus, je l'avoue encore, les expositions agricoles et l'institution des comices ont éveillé le sentiment d'une émulation louable dans le cultivateur, trop souvent endormi au milieu de ses sillons. Mais ces stimulants n'ont point rempli sa bourse; au contraire ils n'ont fait que lui occasionner des frais, et provoquer des dépenses plus ou moins considérables. Depuis quelques années, le défrichement des bois et bruyères a sensiblement accru le chiffre de la production : c'est un progrès heureux, car il est à désirer que la Belgique puisse récolter sur son sol les denrées alimentaires qui sont nécessaires à ses besoins, sans avoir recours à l'étranger.

Mais il faut aussi que le cultivateur, l'industriel de la charrue et de la herse, trouve une juste rémunération de ses travaux, et que la terre, arrosée de ses sueurs, le fasse vivre lui et sa famille.

Je ne désire point, pour ma part, que les denrées alimentaires atteignent un prix trop élevé; ce que je demande, c'est que l'on s'efforce de constituer une situation normale où le propriétaire raisonnable dans ses prétentions et le fermier laborieux trouvent chacun leur part d'avantage et de bien-être.

Les baux sont partiellement trop élevés, peut-être. Mais au prix actuel des grains, les réductions de fermage les plus sensibles ne donneraient pas encore au cultivateur les moyens de faire face à ses obligations, et de pourvoir à son existence.

Voyez, messieurs, l'état des choses, tel qu'il est : l'industriel, le manufacturier, l'artisan et l'ouvrier des villes sont dans une position relativement avantageuse précisément à raison des bas prix des denrées alimentaires.

Mais que deviennent, et où en sont les petits cultivateurs des Flandres? Ils végètent dans un état indicible de souffrance ; beaucoup déjà ruinés dans une de leurs ressources principales par la concurrence des filatures mécaniques, et par la décadence de l'ancienne industrie linière ; ajoutez à cela la ruine des petites distilleries, où ils se procuraient si utilement, contre de la paille, sans vider leurs caisses, le fumier dont ils ont besoin pour fertiliser leur exploitation ; ils voient encore le prix de leurs productions agricoles tellement abaissé qu'il ne leur reste plus que des mains fatiguées sans fruit à lever au ciel et des yeux pour pleurer sur leur malheureux sort.

Tâchons du moins d'épargner le même sort aux grands cultivateurs de nos Flandres. Car en vérité, messieurs, et je le dis avec un profond sentiment de douleur, si ce malheur nous frappait, les plus riches et les plus laborieuses provinces deviendraient un vaste dépôt de mendicité.

Il reste à nos agriculteurs une grande ressource, précieuse à conserver et à garantir, c'est l'élève et l'engraissement du bétail ; il est indispensable qu'un droit protecteur d'une certaine importance favorise cette industrie. D'un autre côté, les foins qui nous arrivent de la Hollande ont fait baisser la vente d'herbes sur pied l'année dernière à tel point que, dans certaines localités et particulièrement sur les rives de l'Escaut, les herbes se sont vendues au-dessous du prix des contributions foncières. Nouveau motif de protéger l'agriculture en général.

On m'objectera, peut-être, ici qu'il faut tenir compte du sort des ouvriers. Je le sais, mais les intérêts des ouvriers des villes sont étroitement liés à ceux des ouvriers agricoles. C'est un fait parfaitement élémentaire que, lorsque ceux-ci prospèrent, ils achètent à ceux-là les produits fabriqués à un prix avantageux et qu'ainsi la prospérité de l'un fait celle de l'autre. Inutile de s'étendre sur ce point.

Je demande donc, messieurs, un droit modéré, mais fixe et stable, à l'entrée des céréales, pour une période bien déterminée. Un tel droit ne nuira point au commerce, il produira des ressources précieuses à l'Etat, et empêchera d'encombrer le pays par l'introduction de mauvaises marchandises.

Ne sait-on pas que le négociant qui importe des denrées alimentaires établit toujours ses calculs d'après le prix de revient, y compris les droits, et que, par conséquent, il n'introduira jamais dans le pays que des marchandises dont le placement puisse lui offrir des avantages certains.

Il est évident que, sans un droit protecteur, on inonde le pays de mauvaises marchandises et on écrase le petit marchand de grain, à qui le fermier est obligé de vendre ses productions.

Le commerce des grains est attaché à d'autres industries; les pays étrangers pourraient en certaines circonstances exercer une grande influence, sur les prix des céréales par des échanges de leurs produits manufacturiers contre des denrées alimentaires qu'ils introduiraient sans bénéfices (page 580) ayant profité sur les marchandises fabriquées, encombrer ainsi le pays de grains étrangers au détriment de nos fabriques et de l'agriculture. Nos exportations et notre marine marchande ne sont pas assez considérables pour soutenir la concurrence.

Je finis en proposant à la chambre un amendement ayant pour objet d’établir :

1° Sur le froment un droit d'entrée d'un franc cinquante centimes par cent kilog,

2° Sur le seigle, le maïs, le sarrasin, les fèves, vesces, pois et avoine, un droit d'entrée d'un franc par cent kilog.

3° Sur l'orge et la drèche, un droit d'entrée de cinquante centimes par cent kilogrammes ;

4° Sur la farine et gruaux de froment, un droit d'entrée de cinq francs par cent kilogrammes ;

5° Sur la farine et gruaux de seigle, un droit d'entrée de deux francs pat cent kilogrammes.

Bestiaux.

6° Pour un bœuf, par tête, vingt-cinq francs ;

7° Pour un taureau, vache, autres que ceux désignés plus bas, par tête, vingt francs ;

8° Bouvillons, taurillons, génisses ayant encore quatre dents de lait, par tête, dix francs ;

9° Veaux pesant trente kilogrammes et plus, par tête, trois francs;

10° Veaux pesant moins que trente kilogrammes, par tête, deux francs ;

11° Moutons et agneaux, par tête, un franc cinquante centimes;

12° Cochons, par tête, trois francs.

J'ai lieu de croire, messieurs, que ces mesures sages, sans remédier tout à fait au mal, apporteront quelques soulagements à l'industrie agricole. C'est dans cet espoir que je prends la confiance de les soumettre à votre examen et à votre sanction.

M. Trémouroux. - Messieurs, je m'honore d'être du nombre de ceux dont parlait, il y a quelques jours, M. le ministre de l'intérieur, qui sont venus dans cette enceinte grossir cette minorité si courageuse qui, enfin devenue majorité, a composé le cabinet. Cependant, messieurs, je regrette de le dire, je n'ai pu le suivre dans la question si grave du budget de la guerre, et je me vois forcé de m'en séparer de nouveau dans la question non moins grave des céréales.

Je le regrette d'autant plus, messieurs, que le ministère a rendu des services au pays. Loin de moi la pensée de les méconnaître; il en a rendu de véritables, et sans doute, lors des événements de février, sa présence aux affaires a préservé le pays de commotions que n'eût pas évitées le ministère précédent. Il en eût au moins été le prétexte.

Messieurs, je reconnais ces services; mais ni la reconnaissance, ni la nécessité de resserrer les liens de la majorité libérale ne commandent le sacrifice de convictions profondes dans des questions qui intéressent aussi vivement la prospérité et l'avenir du pays.

Nous voulons tous sincèrement, fortement, j'en suis certain, l'amélioration du sort de la classe ouvrière. Tous aussi nous sommes d'accord que le meilleur moyen pour y parvenir, c'est d'augmenter la production agricole qui, assure-t-on, peut s'élever d'un tiers.

J'ai écouté avec la plus grande attention les moyens que nous a énumérés l'honorable ministre de l'intérieur, pour venir en aide à l'agriculture. Plusieurs de ces moyens peuvent être d'une grande utilité à l'agriculture. Mais en général ce ne sont que des moyens secondaires. La science elle-même ne peut améliorer le sol; il faut des capitaux; il faut de l'argent, et les mesures qu'on prend ne peuvent en donner.

Pour qu'une industrie soit prospère, il faut qu'elle fasse des bénéfices, et, quoi qu'en disent certains passages de rapports adressés à M. le ministre de l'intérieur, l'agriculture est loin d'être prospère ; les céréales sont à vil prix, les laines et les chevaux ne trouvent point d'acheteurs.

Il se passe, non loin de la capitale, un fait très significatif. Les immondices, on le sait, sont un engrais très puissant ; en temps prospère, l'agriculture les achète au fur et à mesure. Maintenant, si je dois croire les renseignements qui me sont donnés, les cultivateurs ne savent plus en acheter, et il y en a des montagnes à quelques pas d'ici.

On avait compris de quelle utilité pouvaient être, pour l'amélioration du sol et l'augmentation de la production, les distilleries agricoles; la loi leur avait accordé une déduction de 15 p. c, mais cette déduction est entourée de tant de conditions que les distillateurs ne peuvent en profiter; d'un autre côté, le bétail gras étranger vient faire concurrence à leur bétail, sur notre marché. Aussi le nombre de ces distilleries est-il diminué des neuf dixièmes.

Les mesures adoptées par le gouvernement sont évidemment inefficaces. Il faut des moyens plus puissants pour relever l'agriculture, il lui faut un droit protecteur.

Chose étrange, messieurs, toutes les institutions organisées par le gouvernement : les conseils d'agriculture, le congrès, les comices agricoles, réclament un droit protecteur comme indispensable. Ces institutions sont faites pour éclairer le gouvernement sue les questions agricoles, et cependant l'honorable ministre de l'intérieur n'a aucun égard à leurs avis; il repousse le droit protecteur qu'elles demandent toutes.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Pas toutes.

M. Trémouroux. - Pas toutes. Je remercie l'honorable ministre de l'intérieur qui fait cette exception. En effet, messieurs, il nous a rappelé le comice de Thielt. Pour le comice de Thielt, la lumière s'est faite. Pour les autres, ils sont comme nous sans doute, comme tous ceux qui ne partagent pas l'opinion de M. le ministre de l'intérieur, sous le poids de préjugés, de préventions, d'un brouillard épais, qui les aveuglent au point de s'affliger des récoltes abondantes. Que M. le ministre de l'intérieur se rassure, nous ne nous affligeons pas des récoltes abondantes; nous en rendons grâce, comme lui, à la Providence ; nous savons que ce ne sont pas les récoltes abondantes qui avilissent les prix des grains.

L'avilissement provient, messieurs, de ce que l'offre est plus forte que la demande. Or, messieurs, qu'arrive-t-il en Belgique ? Les récoltes ordinaires ne sont pas suffisantes pour la consommation; les récoltes les plus favorables ne la dépassent jamais, je crois que tout le monde est d'accord sur ce point, Or, comment veut-on que l'offre des céréales du pays dépasse la demande? Il est évident que c'est la concurrence des céréales étrangères dont l'offre vient se joindre à l'offre des céréales du pays, qui occasionne l'avilissement des prix.

Messieurs, lorsque M. le ministre de l'intérieur nous faisait l'historique de la législation sur les céréales, il nous disait que c'était la première fois en 1814 que les céréales étrangères avaient été imposées. L'honorable M. le ministre de l'intérieur se trompait : sous le régime autrichien, les céréales étrangères ont été imposées à l'entrée. Je ne ferai pas tout l'historique de cette législation ; mais je me bornerai à rappeler qu'une ordonnance du 15 novembre 1697, renforçant un tarif du 18 juillet 1670, élevait les droits à l'entrée sur le froment à 12 florins et 3 sous par last, ce qui fait plus de 2 fr. par 100 kil., et certes 2 fr. alors étaient une protection bien autre que ne l'est celle de 2 fr. aujourd'hui.

Ce ne fut que le 11 décembre 1786 que la libre entrée fut proclamée. Vous savez comment elle fut restreinte en 1814 et comment elle arriva à la législation de 1834.

Je suis loin de vouloir proposer à la chambre de la faire fonctionner encore ; je ne veux pas non plus renouveler cette proposition que plusieurs membres de l'ancienne majorité avaient soumise à la chambre ; si j'en parle, croyez-le, ce n'est pas pour en faire un sujet d'attaque contre cette ancienne majorité; il n'y aurait ni courage ni loyauté à attaquer une majorité qui n'existe plus, et d'ailleurs, je déteste les récriminations. Je n'ai pas non plus mission de justifier une proposition qui n'est point partie des bancs où siégeaient mes amis politiques.

Je dirai seulement que cette proposition avait été parfaitement accueillie par tous ceux qui tenaient d'un peu près à l'agriculture, libéraux et catholiques. Il a fallu des circonstances extraordinaires que personne ne pouvait prévoir, cet avertissement de la Providence, d'après M. le ministre de l'intérieur, pour donner une apparence de fondement aux reproches, d'excuse aux outrages dont elle fut poursuivie. Il ne s'agit plus de cela aujourd'hui. Il faut tenir compte, je le reconnais, des changements apportés depuis à la législation anglaise.

Que veut aujourd'hui le gouvernement? Un droit de 50 centimes, comme vous l'avez voté l'année dernière. La section centrale, pénétrée que ce droit ne suffit pas, propose un franc. Ce n'est pas assez.

La minorité de la section centrale disait avec raison que si l'on voulait un droit protecteur, on n'allait pas assez loin. L'honorable M. Bruneau propose le droit d'un franc, mais à la condition que la loi soit définitive. Quant à moi, je ne voterai une loi définitive que pour le cas où l'amendement de l'honorable M. Coomans, sous-amendé par l'honorable M. de Binckum soit adopté.

Messieurs, vous avez entendu l'honorable M. De Pouhon sur les dangers des droits protecteurs. Prenez-y garde, disait-il, vous allez à rencontre de votre but : vous voulez favoriser l'agriculture; vous ne la favorisez pas; vous lui nuisez, au contraire; l'exportation se ralentira.

Messieurs, je ne me fais pas illusion sur la grande efficacité d'un droit d'un franc 50 centimes sur le renchérissement des prix, mais je crois qu'il préviendrait leur avilissement.

Mais je ne crois pas non plus aux prédictions de l'honorable M. De Pouhon ; je ne crains pas que ce droit d'un franc cinquante centimes ralentisse le commerce d'exportation, lorsque toutes les chambres de commerce, celle d'Anvers y comprise, proposaient, en 1845, des droits plus élevés.

Anvers demandait un droit fixe, sans se prononcer sur le chiffre. Que disait la chambre de commerce de Gand? On peut aller jusqu'à 1 fr. 50 c. sans aucun inconvénient, sans aucun danger.

Mais une objection plus grave s'est produite; vous voulez, dit-on, faire renchérir le pain de la classe ouvrière.

Je porte autant que qui que ce soit intérêt aux classes ouvrières, autant que qui que ce soit je désire leur bien-être. La question pour les classes ouvrières n'est pas de payer plus ou moins cher les denrées alimentaires; la question est de gagner de quoi payer non seulement ses aliments, mais ses vêtements, la houille.

Et à ce propos, je m'étonne que l'on ne se préoccupe de la classe ouvrière que quant aux aliments ; n'est-il point d'autres nécessités de la vie? On ne parle ni de ses vêlements, ni de la houille nécessaire pour la chauffer et cuire ses aliments. Cependant, il me semble qu'il ne fallait pas un hiver aussi rigoureux que celui-ci pour nous le rappeler. Les draps et les cotons, dont les classes ouvrières ont besoin pour se vêtir, payent un droit de plus de 50 p. c; la protection leur fait payer la houille plus (page 581) cher. Cependant on ne vient pas proposer de supprimer ni même de réduire aucun de ces droits protecteurs.

C'est surtout la classe ouvrière des campagnes dont paraît se préoccuper l'exposé de motifs. C'est là, en effet, que se trouve le plus grand nombre d'ouvriers.

Messieurs, que se passe-t-il dans les campagnes? Chaque fois que les céréales sont à bas prix, tout travail cesse, à l'exception des travaux agricoles, et encore les restreint-on à ce qui est indispensable. De là, diminution de la production et du travail des ouvriers.

D'ailleurs, bon nombre d'ouvriers sont attachés aux exploitations. Dans une foule de localités, ils reçoivent leur salaire en nature; dans une partie de l'arrondissement de Nivelles, ils ont la treizième gerbe et la 16ème mesure de grain battu; ils consomment le seigle et vendent le froment et l'avoine. Certainement, on ne dira pas que cette catégorie très nombreuse d'ouvriers a intérêt à l'abaissement du prix des céréales.

Et vous voyez l'erreur de l'honorable ministre, de croire que, malgré l'abondance des récoltes , la rémunération de l'ouvrier agricole ne change pas.

Dans tous les districts agricoles, du moins dans ceux que je connais, il est peu d'ouvriers qui ne cultivent quelques parcelles de terre; ils gardent le seigle pour se nourrir et vendent le froment et l'avoine pour en appliquer le produit à leurs autres besoins et au payement du fermage.

Il en est ainsi pour l'immense majorité des ouvriers. Ceux-là n'ont pas intérêt non plus à ce que les céréales soient à bas prix; ils trouveraient dans un droit protecteur le salaire rémunérateur dont parlait l'autre jour M. le ministre de l'intérieur.

Je ne parlerai pas des ouvriers des villes; on en a parlé suffisamment, je me bornerai à faire une citation. L'honorable M. Delehaye vous a dit que, dans l'enquête, toutes les chambres de commerce se prononçaient pour le droit protecteur; du moins n'y voyaient-elles aucun inconvénient.

Eh bien, permettez-moi de vous citer le langage que tenaient à cette époque les industriels de Gand. Certes, ce langage ne sera suspect à personne. Voici quel était le langage des industriels gantois.

« Lorsque les agriculteurs, qui forment la classe la plus nombreuse des consommateurs en Belgique, font des bénéfices, c'est alors que nous vendons plus et plus cher, c'est alors par conséquent que nous sommes à même de mieux payer nos ouvriers, qui ainsi sont mis à même de payer leur pain plus cher. »

Tant il est vrai que tous les intérêts se lient, et que la gêne ou la prospérité de l'agriculture réagissent sur toutes les autres industries.

Mais les souffrances de l'agriculture, dit-on, ne proviennent pas de l'abaissement du prix des céréales; elles proviennent de l'augmentation successive du prix des baux. Les propriétaires seuls jouissent des droits protecteurs. On nous a dit cela tant de fois que je pensais que cette objection ne serait plus reproduite; on en a fait bonne justice lorsque dans la dernière séance l'honorable M. Anspach est venu la reproduire encore.

Je ne m'y arrêterai pas. Je dirai seulement que je n'admets pas que les droits protecteurs profitent aux propriétaires seuls. Mais je reconnais qu'ils profitent aux propriétaires et aux locataires. Et pourquoi refuserait-on aux propriétaires et aux locataires de jouir d'un droit protecteur comme les industriels ? Est-ce, par hasard, parce que leur industrie est plus importante que les autres industries? Est-ce parce qu'elle est la plus nécessaire, la plus indispensable ?

Un savant économiste, l'honorable M. de Brouckere, vous l'a dit, dans la séance de vendredi, les autres industries n'ont pas plus, de droit à la protection que l'industrie agricole. Cependant, on ne respecte pas cette opinion. Il y a des différences, dit-on. Le propriétaire ne court pas les mêmes risques que l'industriel! S'il y a des différences dont on a parlé, il y en a beaucoup d'autres dont on n'a rien dit et qui conduisent à une conclusion contraire à celle que vous voulez atteindre.

On ne vous dit pas que c'est le propriétaire qui supporte la plus grande partie des charges: que c'est le propriétaire qui, dans les temps de détresse, vient, avec ses capitaux, au secours de l'industrie, comme cela est arrivé il n'y a pas bien longtemps; on ne vous dit pas que si le propriétaire ne court pas les mêmes risques que l'industriel, il n'a pas les mêmes chances de grands bénéfices. Ce n'est pas avec le revenu de la terre qu'on voit s'élever ces rapides fortunes. Malgré cette élévation du prix des baux, il se contente d'un intérêt qui ne suffirait pas à l'industriel, de 2 et demi et 3 p. c. au plus.

Nous ne voulons pas de faveurs. Nous demandons un système uniforme pour tous.

Je ne veux pas éterniser ces droits protecteurs, mais je craindrais, en les rayant d'un seul trait, de jeter la perturbation dans tous les intérêts engagés.

Je veux bien de la liberté commerciale, mais sagement, progressivement et autant que possible marchant d'un pas égal pour toutes les industries et avec tous les ménagements que nécessitent ces nombreux intérêts. On est généralement d'accord que c'est ainsi qu'il faut procéder, qu'il faut donner aux capitaux engagés le temps de se retirer, ou de se préparer à la lutte. Pourquoi ne procède-t-on pas ainsi avec l'agriculture? N'est-ce pas dans cette industrie que les plus grands capitaux sont engagés?

On cite constamment l'Angleterre. Mais procède-t-on comme elle? Quel moment a choisi l'Angleterre, pour proclamer la liberté du commerce? Elle a choisi le moment où elle était supérieure aux autres nations par son agriculture et par toutes les autres industries, et puis a-t-elle agi par voie d'exception à l'égard de l'agriculture? On a présenté un système complet, et en même temps qu'on privait l'agriculture du droit protecteur, on la dégrevait de charges assez fortes qui posaient sur elle.

Messieurs, l'agriculture est loin d'être prospère; l'agriculture souffre, il lui faut un remède efficace; il lui faut un droit protecteur.

Le gouvernement ne veut pas d'une liberté commerciale complète, immédiate, et je l'en approuve, car il y aurait danger à l'adopter; s'il ne veut pas d'un droit protecteur suffisant, voudra-t-il davantage du moyen qui lui a été proposé par l'honorable M. Julliot, voudra-t-il dégrever la terre des charges qui pèsent sur elle?

Je l'espère moins encore.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Quelles charges?

M. Trémouroux. - Les contributions ne sont-elles pas des charges? l'impôt foncier ne pèse-l-il pas sur la terre?

- Un membre. - Et sur les propriétés bâties.

M. Trémouroux. - Je ne dis pas qu'il ne pèse pas sur les propriétés bâties, mais il pèse aussi sur la terre. Je crois que vous ne nierez pas que la terre est fortement grevée? Direz-vous par hasard qu'elle ne l'est pas?

Dans une autre discussion, à mon grand étonnement, j'ai entendu dire dans cette enceinte que la propriété foncière pourrait payer davantage, qu'elle était favorisée par l'impôt.

En France, elle ne paye pas plus qu'ici, elle paye moins, je pense.

L'agriculture est protégée par des droits élevés, et cependant vous avez lu ce que disait, il y a peu de temps, à la tribune française, le ministre des finances :

« Demanderons-nous, disait-il, un nouveau subside au revenu de la terre? L'agriculture est déjà chargée, ce serait une mesure impolitique que de s'adresser encore à elle; dégrevons-la plutôt du poids dont elle est surchargée; en agissant autrement nous donnerions lieu à d'immenses et légitimes réclamations. Notre devoir est de travailler à la soulager. »

Ces paroles du ministre furent suivies de nombreuses marques d'approbation.

En Angleterre, Cobden aussi disait dans un meeting qu'il fallait atténuer ces charges.

L'agriculture et la propriété foncière sont tellement liées d'intérêts qu'il est impossible de frapper l'une sans atteindre l'autre.

Si la situation continuait, la ruine de l'agriculture et l'amoindrissement de la prospérité foncière sont inévitables.

Et si les événements qui ont bouleversé l'Europe se renouvelaient, si la guerre vous forçait à mettre en mouvement cette armée que vous croyez devoir maintenir si nombreuse, où iriez-vous demander les fonds nécessaires ?

Ce ne serait point à une réserve que vous n'avez pas, vous avez un déficit énorme.

Ce ne serait point au commerce qui souffrirait, aux industries qu'il vous faudrait peut-être secourir encore.

Ce serait encore et nécessairement à la propriété fonciers que vous vous adresseriez.

Que l'agriculture et la propriété foncière supportent leur juste part des charges ; mais ne les épuisons pas, protégeons-les au contraire comme les premiers éléments de nationalité et de prospérité nationale Conservons-les comme une sage et prudente réserve, afin qu'aux temps mauvais cette suprême et dernière ressource ne vienne pas à nous manquer et qu'elle puisse encore sauver la Belgique du seul et véritable danger qu'elle ait à craindre, du danger financier.

M. Lebeau. - Messieurs, je crains que l'attention de la chambre ne soit déjà bien fatiguée d'une discussion aussi longue, et j'avouerai très franchement que si mon exemple pouvait être suivi, je serais très disposé à renoncer à la parole. (Non! non!) Je ne serai donc pas entièrement responsable de la prolongation de cette discussion.

Par le caractère que quelques-uns de nos honorables collègues ont donné à la discussion, c'est, il est vrai, presque une question d'honneur pour ceux qui professent en toutes circonstances des opinions libérales en matière de commerce et d'industrie, que de répondre aux reproches immérités qui leur ont été adressés. Sous ce rapport seul, je me sentais vivement sollicité à prendre part à cette discussion.

Il est d'autant plus naturel d'expliquer l'apparente opposition de conduite dont on nous accuse, que, quant à moi, je suis un de ceux qui se sont le plus constamment montrés hostiles au système de protection, tel qu'il a prévalu pendant plusieurs années dans cette enceinte.

Messieurs, nous pourrions nous montrer opposés à un système de protection pour les céréales; nous pourrions maintenir l'ancienne législation sur les produits industriels sans pour cela être infidèles aux principes d'économie politique qu'on nous reproche de déserter. Car, j'en appelle à l'honorable M. Coomans qui paraît avoir fait une étude spéciale de la question, les économistes de toutes les écoles ne mettent-ils pas une différence immense entre le régime dont peuvent être frappés les produits de la terre et le régime dont peuvent être frappés les produits manufacturés?

M. Coomans. - M. de Brouckere pas.

M. Lebeau. - M. de Brouckere doit faire cette distinction, (page 582) puisqu'un des hommes les plus éminents de la science, l'illustre Ricardo, qui a eu le dernier mot sur cette question, met une différence énorme entre les produits naturels, les céréales spécialement, dont la production est nécessairement limitée par le sol même, et les produits manufacturés dont la création est en général illimitée.

Je ne veux pas arrêter plus longtemps la chambre sur ces considérations. Nous dirons seulement que tous ceux qui professent nos opinions sont disposés à rester fidèles à leurs antécédents, à diminuer la protection exagérée, selon nous, et inutile la plupart du temps, qui est inscrite dans nos tarifs. Mais, messieurs, aujourd'hui comme à toutes les époques où de semblables discussions se sont élevées, nous déclarons ne vouloir pas le faire en hommes imprévoyants, en hommes inintelligents, en hommes qui oublieraient que c'est le législateur lui-même qui, par des encouragements irréfléchis, par des encouragements souvent aveugles, a le plus contribué peut-être à l'érection et au développement excessif d'établissements industriels.

Je dis que dans ces circonstances on a toujours professé le plus grand respect pour les positions acquises, alors même et surtout alors, je le répète, que ces positions ont en quelque sorte été créées et développées par la législation elle-même.

Remarquez d'ailleurs, messieurs, que le changement de notre législation en matière de céréales n'a pas nécessairement les conséquences que pourrait entraîner un changement de législation en ce qui concerne les produits industriels.

La terre a une aptitude très complexe; et si par une mesure quelconque on venait restreindre la production des céréales, la terre ne serait pas déshéritée d'une foule d'aptitudes diverses : les céréales pourraient être remplacées par beaucoup d'autres produits, qui sont en quelque sorte naturels à notre pays. On pourrait, messieurs, et beaucoup d'entre vous y poussent, ce n'est pas mon avis, mais on pourrait multiplier la culture de la betterave, surtout la culture du lin, la culture des graines oléagineuses, etc.; enfin, je laisserai aux agronomes beaucoup plus compétents que moi, le soin d'énumérer les diverses aptitudes de la terre en Belgique.

Mais si par des changements de tarifs inconsidérés, irréfléchis, précipités, vous ébranlez les établissements industriels, si vous fermez les fabriques, vous les rendez absolument impropres à quoi que ce soit. Vous ne pouvez pas transformer une filature de lin en fabrique de fer, une fabrique de draps en raffinerie de sucre, etc. ; vous ne pouvez en tirer aucun parti. Voilà déjà, messieurs, une différence sur laquelle je n'ai pas besoin d'insister, tant elle doit frapper tous les esprits.

Maintenant, messieurs, peut-on rendre le gouvernement, peut-on rendre nos législatures responsables de l'espèce d'anomalie que l'on signale entre le tarif des céréales étrangères et le tarif des produits manufacturés exotiques? Cette grande innovation dans la législation des céréales est-elle l'ouvrage de l'homme, est-elle l'œuvre du gouvernement, l'œuvre des chambres? Evidemment non, messieurs, le gouvernement et les chambres, ici comme ailleurs, n'ont fait que subir une contrainte irrésistible, qu'obéir à une force majeure, n'ont fait que subir la loi de la Providence.

C'est une force majeure qui a exposé le pays, en cas de maintien de la législation des céréales, comme les pays voisins, à la famine et à tous les désordres que la famine entraîne.

C'est par une loi providentielle que la législation des céréales a été si profondément modifiée chez nous, et l'on ne peut en rendre responsable aucun gouvernement.

Je suis des premiers à rendre hommage au génie, au courage, au patriotisme de l'homme d'Etat qui a changé la législation des céréales en Angleterre; mais, messieurs, ce n'est pas spontanément qu'il l'a fait. Il a fallu la perte presque absolue de la récolte des pommes de terres en Irlande pour que le premier ministre de l'Angleterre, sir Robert Peel, désertât les opinions économiques qu'il avait professées très longtemps; c'est sous l'empire d'une inexorable nécessité qu'il a porté la hache dans le système qu'il avait longtemps préconisé.

Ainsi, messieurs, n'en veuillez à personne de ce qui est arrivé; pas un gouvernement n'eût été capable de résister aux événements; non, pas plus en Belgique qu'en Angleterre. La loi de 1834 a donc disparu, messieurs, sous la pression des circonstances de l'année 1845.

Mais quelle était donc, sous le régime de la loi de 1834, la protection, non pas la protection nominale officielle, mais la protection réelle de l'agriculture? Vous êtes en aveu, tous, que la loi de 1834, a été inopérante, que sous le régime de la loi de 1834, la protection de fait, en moyenne n'a pas été supérieure à celle qui est inscrite dans le projet de loi du gouvernement. Voilà la protection de fait sous la loi de 1834.

Et avant la loi de 1834, messieurs, si vous remontez bien loin, que trouvez-vous? Un droit insignifiant, une quasi-liberté d'entrée. Ce n'est que sous l'empire de la loi du 24 mars 1826, qui a élevé le droit sur le froment à 2 fr. 50 c. par 100 kilogrammes, ce n'est que sous l'empire de cette loi qu'une espèce de protection a existé, mais vous savez ce qu'elle a duré. Elle a été abolie complètement par le gouvernement provisoire en 1830.

La loi du 24 mars 1826 a été rétablie, mais elle n'a guère reparu que pour dix-huit ou vingt mois et pour faire place enfin à la loi de 1834, dont l'inefficacité a été si bien reconnue, que les plus ardents protectionnistes sont venus eux-mêmes en proposer l'abolition.

Ainsi, depuis plus de vingt ans, en Belgique, la protection de fait ne s'est guère élevée au-delà de celle que le gouvernement propose de maintenir.

La conséquence de ce fait, messieurs, c'est que toutes les transactions affectant des immeubles, qui se sont accomplies depuis un laps de vingt ans, soit par succession, soit par transmission entre-vifs, ventes, etc., n'ont en aucune façon été affectées par la législation sur les céréales étrangères. Dès lors, ce qui arrivera aujourd'hui, si le projet du gouvernement est adopté, c'est purement et simplement le maintien du statu quo.

Ce régime a-t-il donc été si funeste? Déjà M. le ministre de l'intérieur a répondu par des faits irrécusables, par des faits officiels, à cette question. Il résulte d'une enquête faite par les soins du gouvernement, confiée à des hommes dont on ne peut récuser l'autorité ni sous le rapport de la loyauté ni sous le rapport des connaissances, que le prix moyen de la rente, par hectare, établi par les baux privés, et non par les baux faits en adjudication publique, que le taux moyen, qui était en 1830, de 52 fr. 17 c. par hectare s'est élevé jusqu'en 1846, à 67 fr. 80 c. Ainsi, messieurs, en 16 ans il y a eu un accroissement de la rente, de 30 p. c.

Ceci prouve encore autre chose : c'est que les locataires, les fermiers, sont à peu près désintéressés dans la question. Car vous voyez qu'à mesure que, par le développement des affaires dans le pays, par l'accroissement de la population, et alors que la protection de fait était à peu près nulle, vous voyez l'accroissement continuel du prix des baux. Si les baux étaient restés stationnaires, je concevrais que les fermiers se crussent intéressés; mais il est évident ici que c'est la rente qui s'est constamment accrue.

Je regrette que le gouvernement n'ait pas pu produire un travail analogue sous le rapport des mutations, de la plus-value dont les transmissions ont donné le signe depuis 1830 jusqu'à 1850. Je crois pouvoir affirmer qu'un tel travail présenterait des résultats analogues à l'accroissement de la rente. Je crois qu'il est reconnu par vous que de 1830 à 1850 le prix vénal de la terre s'est accru de plus de 30 p. c, il y a une plus-value dans le capital territorial qui correspond au moins à la plus-value des baux.

Messieurs, la protection naturelle, celle qui résulte des distances et des frais que ces distances entraînent pour les céréales qui viennent faire concurrence à nos céréales sur nos marchés, est incontestable. Mais cette protection, on n'en a pas encore fait ressortir les conséquences les plus frappantes. Je vais en signaler une qui n'a pas été remarquée, quoique, et peut-être parce que, les éléments en soient sous nos yeux.

Je prends le Moniteur du 3 janvier 1850, qui nous donne les mercuriales des différents marchés du pays. J'y vois qu'à Namur l'hectolitre de froment est coté à fr. 16-12; je prends, pour comparaison, Arlon, le marché le plus rapproché de Namur; savez-vous ce que je trouve? Que l'hectolitre de froment est coté à fr. 13-15. Ainsi d'Arlon à Namur, la protection de fait est de 20 p. c. en faveur de Namur, soit 4 francs l'hectolitre, calculé à 20 francs. Il n'est pas possible de récuser ces chiffres, ni les conséquences que j'en tire.

Les spéculateurs en grains de Namur ne craignent pas la concurrence d'Arlon, et vous avez peur des concurrents d'Odessa, de Copenhague, de Dantzick ! Vous avez peur de ceux-là, probablement parce qu'ils sont loin, et qu'on ne les connaît pas. (Interruption.)

Ces grains nous viennent par mer, me dit l'honorable M. de Mérode ; mais l'honorable membre sait d'abord que ces grains ne croissent pas dans les rues d'Odessa; il faut qu'ils y soient amenés, et ils n'y viennent pas pour rien. Quoique le Luxembourg ne soit pas à la hauteur des autres provinces belges pour les voies de communication , je ne crois pas que les contrées russes voisines de la mer Noire puissent supporter, en fait de chemins, de parallèle avec le Luxembourg.

Pour amener les grains à Odessa, en assez grande quantité pour en inonder des pays situés à quelques centaines de lieues du port de départ, il faut quelques frais ; il faut des frais de voiture; il faut nourrir hommes et chevaux; il faut des frais d'embarquement,, il faut des frais d'assurance; je prie l'honorable M. de Mérode de prendre la carte, et il verra la petite promenade que les grains doivent faire pour venir d'Odessa à Anvers, en passant par le détroit de Gibraltar, à moins que les antiprotectionnistes n'aient changé la géographie. Ensuite ces grains n'arrivent pas pour rien à Anvers; il faut payer un fret; il faut qu'ils subissent un déchargement, un rechargement, des frais de commission, etc., et qu'ensuite, pour les livrer à la consommation, on les charge sur le chemin de fer ou ailleurs.

Si on voulait faire la récapitulation de toutes ces dépenses, je suis presque certain que les grains étrangers, surtout ceux de la mer Noire, fussent-il presque sans valeur sur place, ne sauraient faire une concurrence sérieuse à nos propres produits. Aussi ce n'est que dans le 4ème ou 5ème ordre que viennent les importations de Russie; les véritables importations sont celles de la Hollande et de la France.

Il y a une autre considération sur laquelle, selon moi, on ne s'est pas assez appesanti. Les idées de réforme de tarifs en Angleterre, et même de réforme des lois des céréales, sont des idées très complexes.

Ce n'est pas seulement dans un but philanthropique que le gouvernement anglais a abaissé les droits sur les céréales; ce n'est pas seulement dans le but de donner le pain à bon marché; il y eut encore là un intérêt industriel puissant. Cela est tellement vrai qu'un peu avant le bill des céréales, d'autres réformes avaient été introduites pour d'autres denrées (page 583) alimentaires et pour les étoffes communes, dans l'intérêt de la classe ouvrière, et avec ces réformes vous avez vu coïncider cette singulière mesure qu'on a dû retirer, mais qui caractérisait ces réformes : un droit sur la sortie de la houille.

Je signale ces faits pour que vous ne preniez pas le change sur les motifs des grands changements qui ont été introduits dans le tarif anglais. Je le répète, dans ces réformes il y a autre chose qu'une pensée de philanthropie, une pensée de salut public; il y a l'obligation, mieux comprise de jour en jour par l'Angleterre, de diminuer notablement le prix de revient sur les produits manufacturés. C'est sa condition de vente sur les marchés étrangers.

J'engage tous ceux qui ont aussi à cœur les intérêts des manufactures que ceux de l'agriculture, intérêts qui peuvent certainement se concilier, à prêter, sous ce rapport, la plus grande attention à la loi qui nous occupe, et à voir si là n'est pas une question de salut pour les manufactures belges, pour l'industrie nationale.

Je voudrais maintenant dire quelques mots sur une des questions qui ont été abordées dans les deux dernières séances. On a voulu faire dériver de l'impôt foncier des conséquences qu'il est impossible, selon moi, d'admettre. Ainsi, par exemple, on a dit qu'il serait naturel de frapper les céréales étrangères d'un droit au moins égal à l'impôt que la terre paye dans le pays; que, sans cela, la concurrence est impossible pour le producteur du pays, qu'elle est tout à l'avantage de l'étranger.

On a été plus loin. On a voulu faire dériver du même principe la nécessité, la justice qu’il y aurait à restituer l’impôt foncier à la sortie.

Je ne sais si c’est là-dessus que les propriétaires anglais ont fondé la jouissance d'énormes primes d'exportation, grand scandale, selon nous, dans l'histoire de l'aristocratie anglaise.

Je ne veux faire de la modestie que pour moi. Mais j'avouerai que, pour moi, cette question est une des plus difficiles qui se soient présentées dans la discussion actuelle.

Cependant on y trouve dès l'abord plusieurs réponses. La première, c'est que presque partout il existe un impôt équivalent à l'impôt foncier, ce qui maintient l'égalité dans la concurrence. Ainsi, par exemple, la Hollande, qui fait chez nous des importations très-considérables en denrées alimentaires, a un impôt foncier au moins égal au nôtre, s'il n'est pas plus fort; je ne connais pas les modifications qu'on peut avoir introduites depuis peu de temps, mais elle ne passe pas pour donner l'exemple de la modération en matière d'impôt.

Donc de ce chef le raisonnement serait faux quant à la Hollande. Le Luxembourg allemand, d'où nous tirons des céréales en quantités considérables vu l'importance de cette province, je ne pense pas non plus qu'il soit exempt de l'impôt foncier. Si l'impôt foncier, ce que j'ignore, n'a pas existé en Prusse avant ces derniers temps, il est évident que, par l'effet des événements qui viennent de s'accomplir dans ce pays, les privilèges dont les propriétaires pouvaient jouir sous le rapport de l'impôt ne peuvent plus trouver place dans le nouvel ordre politique; quand même les institutions politiques de la Prusse ne seraient pas profondément modifiées, l'esprit public ne comporte plus de privilèges de cette nature. Je ne vois que la Russie qui jouirait de cet avantage sur nous.

Le principal impôt, en Russie, est la capitation, cet impôt des peuples peu avancé. Mais il est très probable que, dans l'impôt par capitation, la terre doit prendre une place quelconque. Je sais au moins que les propriétés bâties sont, en général, imposées; au reste, ce serait une exception pour un Etat qui tient le quatrième rang dans nos importations, et qui, étant le plus éloigné, est le moins dangereux;. Ce serait la seule exception sur laquelle pourrait s'appuyer le système de M. Thibaut, si toutefois il ne pouvait être détruit par beaucoup d'autres arguments.

L'impôt foncier est bien faible si vous le comparez à celui qu'il a remplacé. Il a remplacé la dîme; vous savez que la dîme était le dixième , non du produit net, mais du produit brut ; première révolution qui a été singulièrement favorable aux possesseurs des terres.

La dîme était le dixième du produit brut; l'impôt foncier est un tantième du produit net, à peu près 10 p. c; ceci est évident puisque le produit net seul est constaté dans le relevé des baux faits par l'administration du cadastre.

Que voit-on dans ce relevé? Uniquement le fermage, la rente du propriétaire, ce qui est le produit net, c'est-à-dire ce qui reste après le remboursement de tous les frais de culture, l'entretien du bétail, l'alimentation du fermier et de sa famille ; j'ajoute ses bénéfices ; et si j'en crois ce qui m'a été dit, beaucoup de fermiers ont acquis, depuis quelques années, des propriétés assez considérables. On doit croire dès lors aussi que ces bénéfices sont assez élevés.

Le produit net, qu'est-il en réalité? Le tiers, le quart peut-être du produit brut. Or, l'impôt foncier n'étant qu'un dixième environ du produit net, et celui-ci étant au produit brut comme 1 à 3 ou 4, un impôt à l'entrée frappant 2 1/2 p. c. sur le produit brut équivaudrait au remboursement de l'impôt, ce qui résoudrait la difficulté soulevée par M. Thibaut, si c'en était une, et l'impôt foncier serait ainsi presque intégralement remboursé.

J'ai prouvé tout à l'heure, en rappelant la progression du taux des locations et du prix des terres, que la prospérité de l'agriculture augmentait en raison de l'accroissement de la richesse publique et de la population; j'ai prouvé aussi que, dans la question qui nous occupe, les fermiers étaient désintéressés, que tout au plus ils pouvaient jouir des avantages résultant d'une augmentation de droit jusqu'à la fin de leur bail ; mais qu'au renouvellement, le taux des baux change nécessairement au profit du propriétaire.

Quant à l'impôt, le fermier ne fait que l'avance; s'il n'avait pas à payer l’impôt, il payerait davantage au propriétaire. Je suppose une ferme d’un revenu de 4 mille francs, le fermier paye au propriétaire 3,600 fr. de fermage, et en son lieu et place, 400 fr. d’impôt; s’il n’en était pas ainsi, s’il n’y avait pas d’impôt, qui en profiterait? Le propriétaire, qui recevrait 4 mille fr. au lieu de 3,600 fr.; cela est bien élémentaire, le fermier ne fait que l'avance de l'impôt pour le propriétaire, qui le lui diminue sur son fermage et prend la quittance du percepteur comme un papier-monnaie.

En définitive, si la rente de la terre baissait d'une manière progressive et permanente, par l'effet de la concurrence étrangère, et qu'on dût maintenir un tel état de choses dans un intérêt plus général, dans un intérêt d’ordre public et d’humanité, il y aurait évidemment alors nécessité d’accorder un dégrèvement d’impôt au propriétaire de la terre; c’est une impudence de qualifier l’impôt foncier d’impôt foncier d’impôt de répartition. C’est un abus que ces expressions. Je ne connais pas d'impôt de répartition, je ne connais que des impôts de quotité. S'il m'était démontré, quant à moi, que le produit net de la terre doit baisser par suite de la concurrence étrangère, et baisser pour ne pas se relever, il y aurait, à mes yeux, une souveraine injustice à ne pas baisser le contingent de l'impôt foncier. Voilà l'opinion que je professe sincèrement quant à cette question.

De même que, s'il est constaté, lors des révisions du cadastre, qu'il y a une plus-value considérable de la propriété, il est évident que le contingent doit s'augmenter, que la quotité du revenu doit s'élever aussi.

Je n'ai pas bien compris l'honorable M. Coomans (c'est ma faute probablement, et j'attends de lui une rectification, si je me suis trompé), quand il a dit que la loi actuelle serait inopérante, comme loi protectrice, que c'était dans son opinion purement une loi fiscale, qu'elle serait complètement inopérante comme mesure de protection.

M. Coomans. - Je n'ai pas dit cela.

M. Lebeau. - L'honorable membre qui a fait un grand éloge de l'agriculture, qui a anathématisé tous ceux qui ne partagent pas ses opinions, qui a parle.de Tartufes et de jongleurs, doit être, lui, un saint de franchise.

Mais si la protection ne doit exercer aucune influence sur le prix des grains dans le pays, comment l'honorable M. Coomans arrange-t-il cette doctrine avec ce qu'il a dit, dans une séance précédente, sur les effets de la protection, quant aux produits manufacturés? Je suis encore épouvanté quand j'ai le souvenir de l'énorme chiffre que l'honorable M. Coomans nous a appris que nos produits font aller précisément dans la poche des chefs de ces industries. Il s'agit de la petite somme de neuf cents mit-lions !

M. Coomans. - Je n'y crois pas.

M. Lebeau. - Je pensais que l'honorable membre croyait toujours ce qu'il disait.

M. Coomans. - Ce ne sont pas mes chiffres, ce sont ceux de mes adversaires!

M. Lebeau. - J'accepte la rectification. J'ai déclaré que j'étais prêt, à l'avance, à l'accepter.

Quoi qu'il en soit de cette considération, je dois déclarer que la question actuelle, comme beaucoup d'autres, a fait de très grands progrès.

D'abord, l'échelle mobile est condamnée par tout le monde : je ne sache pas que qui que ce soit en ait proposé l'adoption. Si quelques-uns lui conservent un reste de ferveur, c'est une ferveur tellement mystique, un amour tellement platonique, que nous ne devons pas nous attendre à ce qu'il en résulte une proposition.

Quant à la proposition des 21, il est évident qu'elle est encore plus de l'histoire que l'échelle mobile; car si cette proposition était reproduite, il me serait facile de démontrer que l'impôt de mouture est, comparativement, très bénin auprès de ce qu'elle aurait produit. C'est très facile à comprendre et à prouver.

La loi du 20 août 1822, qui a établi la mouture, a établi un droit par rasière de :

1 fl. 40 cents sur le froment. (Je reconnais que ce droit est très élevé.)

50 cents sur l'épeautre (que la section centrale et, si je ne me trompe, l'honorable M. Coomans veulent frapper à l'égal du froment).

40 cents sur le seigle (que la section centrale veut imposer à 1 fr.)

Je dois cependant, pour être juste, dire que la proposition de la centrale me paraît assez modérée. Mais je crois que la section centrale et l'honorable M. Coomans ont tort de ne pas établir une plus grande différence entre le seigle et le froment.

Quant à l'épeautre, ce serait vraiment une bizarrerie, car ce serait frapper nos brasseries, et leur enlever une grande partie de leurs matières premières.

M. Coomans. - Il n'en entre guère.

M. Lebeau. - J'ai dit que c'est un grand progrès. J'espère que nous n'en resterons pas là. Si je n'écoutais que mes sentiments, je serais tenté d'imiter l'exemple de notre honorable et si estimable collègue M. Osy, en faisant, comme lui, appel à la conciliation, ou plutôt en m’associant à celui qu'il a fait. Il faut cependant y prendre garde. J'éprouve jusqu'ici une répugnance qu'il me sera impossible de surmonter. D'abord l'assimilation du seigle au froment, je ne pourrais l'accorder ; je crois même que la distance devrait être plus forte que celle qu'indique la différence de valeur entre le seigle et le froment.

(page 584) De même qu'en Angleterre, sir R. Peel a eu bien soin de dire qu'il fallait constamment baisser les droits sur les objets à l'usage des classes ouvrières, de même je pense que la distance devrait être plus forte que la différence de valeur relative entre le froment et le seigle.

De ce chef seul, je ne pourrais admettre la proposition de la section centrale.

Du reste, je crois que l'honorable M. Bruneau a été également frappé de cette anomalie, et qu'il a essayé de la faire disparaître.

Mais voici surtout ce qui m'arrête : on peut dire que le droit de 50 centimes, proposé par le gouvernement, est autant un droit de balance qu'un droit protecteur, bien qu'en des circonstances exceptionnelles, il puisse être assez protecteur, trop protecteur encore peut-être.

Avec le droit d'un franc pour le froment, dans les circonstances ordinaires, peut-être personne ne réclamera bien vivement.

Mais s'il y a une hausse prononcée, durable, vous retomberez dans la nécessité de cette vieille législation, la prohibition à la sortie, qui, lorsqu'on veut bien voir ce que c'est, est une atteinte à la propriété, une expropriation sans indemnité; une perturbation ruineuse peut-être dans les opérations commerciales les plus légitimes.

C'est ainsi qu'un droit élevé, un droit d'un franc même, qui peut n'être rien pendant plusieurs années, peut devenir, dans des circonstances difficiles ce cri de ralliement: La prohibition des grains à la sortie!

Le droit de 50 c. peut rencontrer quelques difficultés. Mais on peut essayer d'y habituer le pays. C'est un pays de bon sens, d'équité. On pourrait lui dire: Vous avez eu les grains à bon marché dans des circonstances même difficiles pour les agriculteurs, soyez conséquents; permettez aux propriétaires, lorsque les prix sont élevés, de continuer leurs opérations, qui sont tout aussi loyales que quand ils vous donnent des grains à bon marché. Liberté là comme ailleurs.

Je suis extrêmement frappé de cette circonstance qui nous a été révélée par les documents statistiques soumis à notre appréciation, quand je vois le rapport du prix des céréales, non pas avec les mariages, ce qui me touche assez peu, mais avec les décès.

J'avoue que je suis effrayé, et qu'il y a là une terrible responsabilité. J'avoue que lorsqu'on 1845, je vois en même temps que le prix des grains s'élève de 17 fr. 75 à 20 fr. 22, la mortalité augmente de 3,000 morts, quand je vois le même phénomène se reproduire dans une proportion beaucoup plus effrayante en 1846 et 1847, puisqu'en 1846, le grain étant monté à 24 fr. 27, il y a eu 13,000 morts de plus qu'en 1844, et qu'en 1847, le prix des grains s'étant élevé à 31 fr. 14, il y a eu 23,000 morts de plus, je trouve qu'il y a là ample matière à réfléchir. Si pareil phénomène se reproduisait et qu'un droit quelque peu élevé fût maintenu quand même, il serait évident pour les esprits éclairés qu'on ne peut l'attribuer à cette cause, n'est-il pas évident qu'il y aura dans le pays une foule d'hommes crédules bien faciles à égarer, une foule d'hommes qui, moins crédules, sauraient s'adresser aux passions du peuple pour dire que la législature, que le gouvernement sont non les complices de la Providence devant laquelle on s'incline, mais les auteurs de ce qui arrive, de ces épouvantables résultats qu'on vous a rappelés.

Devant la Providence on s'incline. Quand on ne souffre que par ses décrets, on ne murmure pas. Personne n'est assez insensé, assez impie, surtout dans notre pays, pour murmurer contre les décrets de la Providence. Mais si l'on peut accuser les hommes de ce qui se passe, s'il y a, non pas même des motifs, mais des prétextes d'accuser les hommes d'un fléau qui décime les populations, il n'est pas toujours facile alors de maintenir l'ordre, la sécurité publique.

C'est alors, messieurs, que ce socialisme dont on a quelquefois voulu vous épouvanter, serait dangereux. Le socialisme, quand il n'a pour interprètes que des Proudhon, que des Louis Blanc, que ces brillants rêveurs, n'est pas bien dangereux. Mais quand le socialisme peut invoquer à l'appui de ses accusations et comme autorités les esprits d'élite, les nommes de cœur qui s'appellent Adam Smith, Turgot, Rossi, alors ses appels aux passions de la multitude peuvent être bien dangereux ! Sous ce rapport, je l'avoue, je redoute tout droit sur les denrées alimentaires qui peut ne pas être considéré comme un droit de balance.

M. Tesch. - Messieurs, les propositions du gouvernement rencontrent dans cette enceinte de nombreux adversaires. Je les divise en deux catégories : l'une composée de protectionnistes, l'autre composée des partisans de la liberté commerciale, mais qui repoussent le système du ministère comme incomplet et, par conséquent, comme injuste envers une partie du pays.

Je n'hésite pas, messieurs, à confesser mes opinions. J'appartiens à cette seconde catégorie, je suis partisan de la liberté commerciale, non pas en ce sens qu'il faille tout modifier, tout changer, tout détruire en un jour, mais en ce sens que, dans les limites des traités, il faut dès maintenant mettre la main à l'œuvre et pousser nos industries vers une liberté qui, comme toutes les autres, finira par triompher.

Mais je ne puis pas être partisan de la liberté commerciale, si l'on ne l'applique à tous, si à tous les intérêts on n'applique le même traitement; et si, messieurs, je prends la parole dans ce débat, c'est principalement pour combattre cette singulière prétention, cette singulière théorie qui consiste à vouloir soumettre l'agriculture à un régime différent de celui auquel on soumet l'industrie manufacturière.

Dans mon opinion, le régime de la liberté commerciale, comme le régime protectionniste, est fait tout d'une pièce; il faut ou l'accepter ou le repousser en entier.

Dans un pays, messieurs, tous les habitants sont producteurs et consommateurs à la fois ; je laisse de côté la classe des oisifs, qui heureusement diminue de jour en jour. Ce que l'un produit, l'autre le consomme, et celui-ci produit à son tour ce qui est consommé par le premier. L'agriculteur a besoin des produits de l'industrie manufacturière; l'industriel, de son côté, a besoin des produits agricoles.

Que résulte-t-il de là? Que quand vous placez une des industries de votre pays dans une position exceptionnelle, lorsque vous la soumettez, par exemple, au régime du libre-échange, eh bien, vous forcez ce producteur à vendre ses produits au prix réduit par la concurrence, tandis que vous le laissez dans l'inévitable nécessité d'acquérir les produits de celui qui est favorisé, à des prix sur lesquels la concurrence extérieure n'a pas influé. En d'autres termes, vous forcez ce producteur à vendre à bon marché, sans que, d'un autre côté, vous le mettiez dans la possibilité de produire à bon marché. Or, vendre à bon marché et produire à bon marché sont deux idées corrélatives que vous ne pouvez jamais séparer.

Aussi, messieurs; tous les hommes d'Etat, tous les économistes ont-ils toujours compris dans leurs théories, dans leurs projets, l'ensemble des intérêts d'une nation, l'ensemble des différentes branches de la production d'un pays, Ainsi, lorsqu'on France la société établie pour le libre échange des produits a demandé que d'emblée on supprimât tous les droits prohibitifs, que tous les droits protecteurs fussent immédiatement réduits à un maximum de 20 p. c. de la valeur, est-ce qu'elle a demandé que l'on admît instantanément les céréales des pays étrangers, en franchise de droit? Non. Elle a demandé un droit fixe; elle a demandé que les céréales fussent soustraites au régime de l’échelle mobile et soumises à un droit fixe de 2 francs par hectolitre. Voilà ce que demandait, comme un premier pas, la société établie en France pour le libre-échange de produits.

Sir Robert Peel, dont on a si souvent invoqué l'exemple dans cette enceinte (et ici je dois, en quelque sorte, répéter ce qu'on dit et l'honorable M. Tremouroux et l'honorable M. de Liedekerke), sir Robert Peel n'a pas procédé autrement.

M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je demande la parole.

M. Tesch. - Sir Robert Peel n'est pas venu dire à l'agriculteur : Je vais immédiatement soumettre vos produits au régime du libre échange et j'attendrai des circonstances favorables pour appliquer le même principe aux objets manufacturés. Sir Robert Peel a dit à l'agriculteur anglais : Vos produits seront soumis à la libre concurrence; les prix pourront être dépréciés; mais ce que vous perdrez d'un côté, vous le regagnerez et par les impôts dont vous serez déchargés et par le meilleur marché des produits de l'industrie manufacturière qui, elle, subira la même loi que vous.

Aussi, fidèle à ce principe, messieurs, sir Robert Peel a immédiatement dégrevé les campagnes des frais relatifs aux routes, et il a porté au budget de l'Etat diverses dépenses qui grevaient les comtés et les paroisses. Il a changé la loi sur le domicile de secours, de manière à soulager les campagnes, et soulagé celles-ci d'un impôt que lord John Russell évaluait, dans la séance du 15 mars 1849, à 535,000 liv. sterl., au-delà de 13 millions de francs.

Et, messieurs, cette agriculture que l'on dégrevait ainsi, est-ce donc qu'elle pliait sous le faix des charges qui lui étaient imposées? Si mes recherches ne m'ont pas trompé, pour un revenu net, évalué par le chancelier de l'Echiquier à 150,000,000 de liv. l'Angleterre paye une contribution foncière de 2 millions, soit environ 1 fr. 83 p. c. du revenu net de la terre. Et les charges au profit des paroisses et des comtés, une Revue anglaise les évaluait à 38 sch. 7 pence par 100 liv. st., soit 85 p. c, ce qui fait en tout moins de 4 p. c. du revenu net, alors qu'en Belgique la propriété ne paye pas moins de 16 ou 17 p. c, centimes additionnels provinciaux et communaux compris.

Messieurs, le système de sir Robert Peel peut se résumer ainsi : Libre entrée des denrées alimentaires, mais réduction des impôts, mais suppression de toute protection des autres industries, soit que cette protection se nomme prime, soit qu'elle ait la forme d'un impôt établi à la frontière sur les produits similaires venant de l'étranger. Eh bien, que l'on nous présente ce système et je l'adopterai de bon cœur.

M. Coomans. - Et moi aussi.

M. Tesch. - Je l'accepterai, non pas même s'il doit être mis à exécution dès maintenant, mais je l'accepterai avec tous les tempéraments qui y ont été mis en Angleterre, car, comme je l'ai dit en commençant, je ne veux pas d'un système qui modifierait, qui bouleverserait tout en un jour.

Mais est-ce le système de Robert Peel qu'on nous présente? Quant à dégrever le pays d'impôts, je le reconnais, c'est impossible en ce moment; mais si cela était possible, ce n'est pas à la terre, à mon avis, qu'on appliquerait le dégrèvement; je crois plutôt qu'il y a une tendance contraire dans le ministère.

Quant aux circonstances que l'on attend pour soumettre l'industrie manufacturière au même régime que l'industrie agricole, elles peuvent être retardées indéfiniment.

De sorte que l'on inflige à l'agriculture tout ce qu'il y a de défavorable pour elle dans le système de sir Robert Peel et qu'on ne lui donne pas ce que ce système renferme d'avantageux pour elle.

Si, messieurs, l'on ne trouvait pas les circonstances favorables pour appliquer à toutes les industries du pays les mêmes tarifs, qu'eût-il été juste de faire? C'était, selon moi, de remettre l'industrie agricole dans la loi commune, et la loi commune en Belgique c'est la protection. Je (page 585) sais, messieurs, que les circonstances ont nécessité une exception à ce régime en ce qui concerne l'agriculture, mais ces circonstances ont disparu et avec ces circonstances devait disparaître aussi l'exception.

L'agriculture devait être mise dans le droit commun, et l'on pouvait ensuite, quand on aurait jugé que les circonstances étaient favorables, expérimenter sur toutes les industries à la fois. Je suis convaincu que l'agriculture ne se serait pas plainte d'une semblable mesure, car elle aurait permis au cultivateur d'obtenir les objets de première nécessité à plus bas prix, et il aurait trouvé ainsi dans la loi belge la compensation que la loi anglaise assure au cultivateur anglais.

Mais on veut faire une distinction entre l'industrie agricole et l'industrie manufacturière. On invoque des dissemblances pour soutenir qu'elles doivent être soumises à des régimes différents.

L'honorable M. Rogier nous disait, il y a quelques jours, que les denrées alimentaires constituaient une matière première et, par conséquent, qu'il fallait tâcher de les donner aux ouvriers au meilleur marché possible.

Je ne sache pas, messieurs, que, sauf pour les distilleries, sauf pour les brasseries, les céréales aient été considérées comme une matière première. Dans tous les cas, ce ne serait qu'une matière première relative, et si les céréales sont la matière première des ouvriers des villes, dans ce cas les vêtements, le fer, tous les autres objets indispensables au cultivateur deviendront une matière première pour l'ouvrier des campagnes. L'ouvrier des campagnes dira : Ces objets me sont aussi nécessaires que le pain peut l'être à d'autres, et dès lors vous devez aussi me les donner au meilleur marché possible.

L'honorable M. Cans a fait une autre objection sur laquelle est revenu aujourd'hui l'honorable M. Lebeau. Il nous a dit : La terre est un monopole. Certainement il y a quelque chose de fondé dans cette observation. La terre est un monopole en ce sens que c'est un agent producteur limité par l'étendue du territoire. C'est un monopole en ce sens qu'il n'est au pouvoir de personne de la faire produire à l'infini. Mais dire qu'il résulte de là qu'il ne faut accorder aucune protection à l'agriculture, c'est être trop absolu.

De cette dissemblance résulte que la concurrence ne peut pas être aussi illimitée que quand il s'agit de produits industriels; et j'en conclus que la protection ne pourra pas être illimitée, ne pourra pas être la même, qu'elle ne pourra pas s'élever jusqu'à la prohibition. Mais vous devez tenir compte, d'un autre côté, des analogies qui existent entre les diverses industries. Dans la production agricole, outre la terre, vous trouvez, comme dans l'industrie manufacturière, le capital et le travail, et si vous protégez le capital et le travail qui sont engagés dans l'industrie manufacturière, vous devez protéger également le capital et le travail qui sont engagés dans la production agricole.

Et ici je répondrai à une autre objection qui a été présentée par l'honorable M. Prévinaire. L'honorable membre disait que dans l'industrie agricole le capital se sépare des chances de l'entreprise.

L'honorable M. Prévinaire a confondu deux choses différentes, il a confondu la terre avec le capital. Lorsqu'il y a location, le propriétaire de la terre s'isole des chances de l'entreprise ; mais le capital et le travail, fournis par le fermier, restent réunis, et encore une fois si vous protégez dans l'industrie ces deux agents de la production, pourquoi ne les protégerez-vous pas quand ils sont appliqués à l'agriculture ?

« Mais, nous a-t-on dit, pour démolir le système protecteur, il faut commencer par faire une brèche ; quand nous serons entrés dans la place, nous y trouverons des auxiliaires qui nous aideront à cette œuvre de démolition. »

Messieurs, cette stratégie, lorsqu'il s'agit de l'ensemble des intérêts matériels du pays, je ne puis pas l'accepter; je ne puis pas l'accepter, par la raison que j'ai énoncée tout à l'heure, que la vente à bon marché de certains objets de consommation et la production des mêmes objets à bon marché, sont choses corrélatives. L'édifice ne doit donc pas être démoli complètement dans certaines parties; il faut en abaisser peu à peu le niveau et également sur toute son étendue.

Je ne puis pas accepter ce système par une autre raison : c'est que par là vous favorisez les populations des villes au détriment des populations des campagnes ; vous ferez affluer celles-ci dans nos cités; vous rompez l'équilibre qui doit exister entre les différentes populations. Je vois qu'il serait plus prudent de chercher à dégorger les villes, et de faire refluer leur trop-plein vers les campagnes.

D'un autre côté, n'est-il pas à craindre qu'en traitant ces populations d'une manière différente, on ne jette entre elles des germes d'hostilité, de dissensions qui ne peuvent qu'être nuisibles à la chose publique?

L'honorable ministre de l'intérieur nous a dit : « Il faut faire l'éducation des campagnes. »

Mais, messieurs, il restera toujours pour le campagnard un fait que tous les raisonnements du monde ne parviendront pas à obscurcir dans son esprit, c'est qu'il y a une protection pour les uns, et qu'il n'y en aura pas pour les autres, c'est qu'il y aura des tarifs qui protègent certains intérêts, mais qui ne protègent pas les siens.

Quand vous direz au campagnard : « Le peuple a faim, il faut lui donner à bon marché les denrées alimentaires », il vous répondra : « Le peuple a froid, il faut lui donner la houille et les vêtements à bon marché. » Quand vous direz au paysan : « Les céréales sont indispensables, » il répondra : « Le fer, mon instrument de travail, m'est aussi indispensable ; donnez-le-moi à bon marché. » Quand vous direz au paysan : « Le droit sera sans influence sur les prix », il vous répondra: « Mais alors pourquoi ne pas l’établir, pourquoi ne pas nous donner cette satisfaction et procurer cette ressource au trésor? » Quand vous direz au campagnard qu'il se met en hostilité avec la Providence, le campagnard vous répondra que la Providence n’a pas inventé le douanier, et que si vous voulez le faire disparaître pour les uns, il faut aussi le faire disparaître pour les autres.

Et puisque je parle de la Providence, qu'il me soit permis de répondre un mot à ce que disait M. le ministre de l'intérieur, quand il accusait les adversaires de son projet de voir avec peine, en quelque sorte, les bienfaits de cette même Providence.

Messieurs, je pourrais immédiatement rétorquer l'argument contre M. le ministre de l'intérieur; je pourrais lui dire : « Vous avez des droits sur la houille; grâce à ces droits, la houille est plus chère; vous devez donc redouter qu'on ne découvre dans le pays de nouvelles houillères parce que ces nouvelles houillères amèneraient une baisse dans les prix.»

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Tant-mieux!

M. Tesch. - L'argument est identiquement le même.

Eh bien, nous ne demandons pas mieux que l'avilissement des prix par la fécondité de notre sol, par l'abondance de nos récoltes; mais autre chose est l'avilissement des prix par les bienfaits de la Providence, autre chose est l'avilissement des prix par l'infiltration des grains qui nous viennent de l'étranger...

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Démontrez que l'importation des céréales en 1849 a contribué à avilir les prix.

M. Tesch. - M. le ministre de l'intérieur me fournit l'argument le plus fort dont je puisse user contre lui. Mais si le prix de nos grains ne s'avilit pas dans le pays par l'infiltration des grains qui viennent de l'étranger, pourquoi donc cette opposition au droit? Pourquoi donc accuser les partisans d'un droit de vouloir prélever un impôt sur le pain? Mais alors vous avez un moyen très simple de donner une satisfaction morale aux campagnards, de concilier tous les intérêts, et même celui du trésor, c'est d'accepter le droit qu'on propose.

En cas d'abondance des récoltes, la quantité compense jusqu'à un certain point la moins-value; c'est ce qui n'existe pas quand la dépréciation est le résultat de l'introduction des produits de l'étranger. Ainsi, quant à l'exemple que je citais, vous voulez bien le bas prix de la houille par la concurrence intérieure, vous ne la voulez pas par la concurrença étrangère, sans quoi vous lui ouvririez vos frontières.

Messieurs, je disais tantôt qu'on faisait un appel à notre concours, qu'on nous conviait à adopter le projet du gouvernement comme un premier pas vers la liberté commerciale.

Cet appel est-il bien sincère? Ne veut-on pas faire de nous des auxiliaires qu'on abandonnera le lendemain? Ce n'est pas la première fois que les partisans de la liberté commerciale se trouvent en présence des protectionnistes dans cette enceinte. Naguère, à propos de la loi sur les sucres, notre honorable collègue, M. Charles de Brouckere, a, par un amendement, nettement posé la question. Qui est venu se ranger sous sa bannière? L'honorable M. Prévinaire? Non, il a voté contre. L'honorable M. David? Non, il a voté contre. L'honorable M. Bruneau? Non, il a voté contre. L'honorable M. Anspach? Non, il a voté contre. L'honorable M. De Pouhon? Non, il a voté contre.

Messieurs, il ne m'appartient pas d'aller rechercher le mobile qui a déterminé le vote de ces honorables membres; mais qu'il me soit cependant permis de dire que ce n'était pas pour éviter un changement trop subit de système, car il y avait des amendements qui ménageaient parfaitement la transition; l'honorable M. Cools voulait faire produire au sucre 4 millions, ces honorables membres votaient contre sa proposition; l'honorable M. Delfosse, moins exigeant, proposait de lui faire rendre 3,500,000 fr. et l'expérience a démontré; qu'il ne pouvait pas en résulter un grande perturbation dans cette industrie, ces honorables membres votaient encore contre. L'honorable M. Coomans avait donc raison de dire qu'on voulait nous donner le navet du libre-échange et se réserver le chou-fleur de la protection.

Comme je condamne la protection en principe, il ne peut entrer dans mon intention de réfuter les arguments qu'on a présentés contre la liberté commerciale. Mais on semble vouloir prouver que ce qui est utile à l'industrie est nuisible à l'agriculture, et, sous ce rapport, je dois à quelques honorables collègues un mot de réponse.

On dit d'un côté: La loi de 1834 n'a pas eu d'influence sur le prix des céréales; elle n'a pas protégé l'agriculture. D'un autre côté, l'on nous objecte que la loi de 1834 ne profite qu'au propriétaire; qu'elle a fait hausser le prix des baux. Mais si la loi de 1834 n'a pas influé sur le prix des céréales, comment la rente de la terre s'est-elle élevée? Comment le prix des baux a-t-il pu augmenter? C'est là une contradiction sur laquelle il serait bon de se mettre d'accord.

L'honorable M. David nous disait que frapper les céréales d'un droit à l'entrée, c'était pousser l'agriculture dans une fausse voie, la pousser à la culture exclusive des grains, et il nous prédisait pour la Belgique les déserts qui entourent la ville éternelle. Je puis répondre à l'honorable M. David par l'exemple de l'Angleterre, qu'on cite si souvent. L'Angleterre n'a-t-elle pas été sous un régime archi-protecteur? Est-ce que ses campagnes sont stériles? N'est-ce pas là que l'élevage du bétail a pris le plus d'extension? N'est-ce pas là que vous allez chercher tous vos types reproducteurs? Cette nation ne s'est-elle pas en quelque sorte devenue créatrice en fait de races d'animaux ?

Quant à M. Bruneau, il nous dit qu'il faut à la Belgique plus de bestiaux, qu'il lui en faut autant qu'en Angleterre. Mais depuis quand (page 586) l'Angleterre a-t-elle adopté son régime actuel quant aux denrées alimentaires? Depuis très peu de temps, et n'est-ce pas sous l'empire de tarifs protecteurs qu'elle est arrivée à posséder les quantités de bestiaux que l'honorable M. Bruneau nous citait?

Il est un autre argument que l'on nous oppose, c'est celui qu'on tire de l'état de choses qui existe en France. On dit : Voyez l'échelle mobile existe en France, et le grain y est à meilleur marché qu'en Belgique! Cet état de choses s'explique par cette circonstance que le rapport entre la consommation et la production n'est pas le même en France qu'en Belgique; par cette circonstance que le rapport entre la population et la quantité de terre cultivée n'est pas non plus la même chez les deux nations. Si l'échelle mobile était établie en Russie, croyez-vous qu'elle pourrait opérer? Pourquoi ? Parce que la production excède la consommation.

J'ai parlé jusqu'à présent dans la supposition que les droits proposés étaient des droits protecteurs. Dans mon opinion, aucun de ces droits, pas même celui proposé par M. Coomans, ne sera un droit protecteur. En temps d'abondance, M. le ministre le disait, ce ne sont pas les grains étrangers qui font baisser les prix. Ce droit dès lors ne peut avoir d'autre résultat que de procurer une ressource au trésor. Lorsque la récolte ne sera qu'ordinaire, les prix n'en seront pas affectés davantage.

La Belgique est entourée de pays qui doivent venir sur ses marchés. Ainsi, du Luxembourg, de l'est de la France, d'une partie de l'Allemagne, du Limbourg. En temps ordinaire, ces pays venant chez nous, l'offre excédera toujours la demande, et les prix ne s'élèveront pas. Si une disette survient, les droits, quelque minimes qu'ils soient, vous les ferez tous disparaître.

Une autre raison pour que les prix ne soient pas affectés, c'est qu'une grande partie de la différence qui peut exister entre la production et la consommation de la Belgique se comble par des céréales introduites dans le pays avec une réduction des 3/4 des droits. Et l'honorable M. David a tort de se plaindre si vivement ; l'arrondissement qu'il représente s'approvisionne avec les céréales du Limbourg; or, cette province, peut introduire 12 millions de kilog. de froment, ce qui répond à 150 mille hectolitres, au quart des droits; c'est-à-dire qu'en ce moment les 100 kilogrammes de céréales provenant de ce pays payent 12 centimes et demi de droit.

Il est, selon moi, une autre raison que je soumets à la chambre et qui me semble devoir nous engager à ne pas aller trop loin dans la réduction de l'échelle des droits : nous avons des traités avec la Hollande et le Zollverein; ces traités, nous les avons obtenus en grande partie en raison de concessions faites sur les droits d'entrée qui frappaient les denrées alimentaires provenant de ces pays. Ainsi à la Hollande nous avons accordé un droit de faveur pour l'entrée de son bétail ; la loi du mois de juin 1839 n'accordait au Limbourg que le droit d'introduire 6 millions de kilog. de froment au droit réduit des trois quarts; par le traité, on a élevé cette quantité au double.

Par le traité avec le Zollverein, la loi de 1839, relative au Luxembourg, est devenue un acte international. C'est là une concession à laquelle on tenait beaucoup en raison du Luxembourg allemand.

Si tous allez trop loin dans la réduction de vos tarifs, quand vous voudrez renouveler ces traités, vous n'aurez plus rien à accorder, vous serez désarmés. Si vous n'êtes pas décidés à abandonner la politique des traités, à entrer largement dans la voie de la liberté commerciale sans vous inquiéter de ce que pourront faire nos voisins, du traitement auquel ils nous soumettront, je dis que c'est une considération qui a ainsi sa valeur.

Je termine en répondant à quelques arguments qui concernent plus spécialement ma province.

L'honorable M. Osy nous disait avant-hier que le fermier belge était aujourd'hui aussi bien placé que le fermier anglais pour venir sur les marchés de l'Angleterre. L'honorable M. Rogier nous disait, de son côté, qu'il faut tenir compte, dans les exportations, non pas seulement des céréales, mais encore d'un grand nombre de petits produits qui sont aussi une richesse pour l'agriculture. Je ne conteste pas ce que ces arguments ont de sérieux, de vrai.

Mais toutes les parties du pays ne sont pas, sous ce rapport, dans la même position : le cultivateur luxembourgeois n'est évidemment pas aussi bien placé que le cultivateur anglais pour arriver sur le marché anglais. Je puis même dire que le cultivateur du Luxembourg est moins bien placé pour venir sur les marchés de la Belgique que le Russe ou l'Américain. J'en ai fait le calcul. J'en m'en serais muni, si j'avais prévu que l'honorable M. Lebeau traitât cette question.

De New-York à Anvers, le fret est moindre que d'Arlon à Anvers. Le Luxembourg est donc placé dans cette position anormale de devoir payer beaucoup plus cher ce qu'il reçoit de la Belgique et de ne pouvoir vendre en Belgique ses propres produits.

Ce n'est pas le moment de m'appesantir sur cet état de choses, mais je prie mes honorables collègues d'y réfléchir; ils verront qu'il y a là quelque chose à faire, qu'il y a là une injustice à réparer.

Quant aux petits produits qui constitueraient à eux seuls une source de prospérité, ils sont pour nous sans valeur, en quelque sorte, faute de débouchés.

Je ne conteste pas, après cela, tous les efforts du gouvernement pour faire prospérer le Luxembourg; je ne conteste pas son bon vouloir, ni les résultats qu'il a déjà obtenus. Mais qu'il me soit permis de le dire, ces résultats disparaîtront en grande partie le jour où il retirera sa main bienfaisante.

La question de la prospérité du Luxembourg est une question de transport.

Par ses dépôts de chaux, le gouvernement a donné au cultivateur le moyen de produire à bon marché; mais il faut lui donner le moyen de vendre plus cher ; il faut niveler cette différence de 3 fr. par hectolitre entre le marché d'Arlon et le marché le plus rapproché, celui de Namur. Vous ne donnerez la vie au Luxembourg que par un chemin de fer ; et quand vous la lui donnerez, cette province saura la protéger elle-même.

- La discussion est continuée à demain.

La séance est levée à 4 heures 3/4.