(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1849-1850)
(Présidence de M. Verhaegen.)
(page 524) M. de Perceval procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
La séance est ouverte.
M. T'Kint de Naeyer donne lecture du procès-verbal de la séance d'hier ; la rédaction en est approuvée.
M. de Luesemans fait connaître l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Les membres de la société commerciale et industrielle de la ville de Nivelles demandent l'adoption du projet de loi sur les denrées alimentaires. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Plusieurs habitants de Wommersom demandent une augmentation les droits d'entrée sur les céréales. »
« Même demande de plusieurs habitants de Hombeek. »
- Même dépôt.
« Plusieurs anciens fonctionnaires prient la chambre d'accorder au gouvernement le crédit nécessaire pour solder le montant des condamnations judiciaires qu'ils ont obtenues contre l'Etat, en payement des gratifications annuelles, dites toelagen, qui leur ont été accordées par arrêté royal de 1827. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Les administrations communales de Reeth et de Waerloos demandent le rétablissement du bureau des contributions à Rumpst. »
- Même renvoi.
« L'administration communale des Deux-Acren prie la chambre d'allouer au budget les fonds nécessaires pour l'exécution des travaux de la canalisation de la Dendre ou d'y employer le cautionnement déposé par la société concessionnaire du canal latéral à la Dendre. »
- Même renvoi.
« Plusieurs agents de remplacement militaire présentent des observations contre le remplacement militaire par l'entremise du département de la guerre. »
- Même renvoi.
« Plusieurs membres de sociétés littéraires à Louvain demandent que, dans les provinces flamandes, les administrations provinciales et communales, les tribunaux et les fonctionnaires publics, fassent usage de la langue flamande, qu'il y ait une Académie flamande annexée à l'Académie de Bruxelles et que la langue flamande jouisse des mêmes prérogatives que la langue française à l'université de Gand et aux établissements d'instruction publique, subsidiés par l'Etat. »
M. Rodenbach. - Je demande le renvoi de cette pétition à la commission des pétitions, avec prière de faire un prompt rapport.
M. Dedecker. - Si j'ai bien entendu, on demande que la langue flamande soit enseignée dans les athénées et collèges. Je crois qu'il vaudrait mieux réunir cette pétition à toutes celles de même espèce, pour que, lorsque la loi sur l'enseignement moyen nous sera présentée, elles puissent être remises à la section centrale qui examinera le projet.
Cette question se présentera naturellement lorsque nous aurons à examiner le projet de loi sur l'enseignement moyen.
M. Rodenbach. - Lorsqu'on a présenté, il y a quelques semaines, d'autres pétitions du même genre, j'ai demandé qu'elles fussent l'objet d'un prompt rapport. Lorsqu'on nous fera ce prompt rapport, nous pourrons demander alors le renvoi au ministre, ainsi que le renvoi à la section centrale, qui examinera le projet de loi sur l'instruction moyenne.
Mais je crois qu'il faut que ces requêtes soient renvoyées d'abord à M. le ministre. Ainsi je persiste dans ma demande. Plus tard je me joindrai volontiers à celle que fait l'honorable député de Termonde, mais ce n'est pas le moment.
M. de Haerne. - J'accepterais aussi la proposition faite par l'honorable M. de Decker. Cependant, comme il y a eu d'autres pétitions de même nature, dont la commission des pétitions s'est probablement déjà occupée et sur lesquelles elle doit faire un rapport dans un délai plus ou moins rapproché, je crois que la question est un peu complexe et qu'il vaudrait mieux joindre cette pétition aux autres de même nature, pour la comprendre dans le même rapport. Ensuite la chambre jugera. Elle verra s'il convient de renvoyer ces requêtes à la section centrale qui sera chargée de l'examen du projet de loi sur l'instruction moyenne.
Mais en attendant, je demande que toutes les pétitions relatives à cette question soient examinées ensemble et qu'on les comprenne toutes dans un même rapport.
- Le renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport est ordonné.
Il est fait hommage à la chambre par M. Colmant, de quinze exemplaires d'un travail sur la libre entrée des grains.
- Dépôt à la bibliothèque.
M. Moreau. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale sur le projet de loi relatif à l'assimilation des marchandises.
M. Van Hoorebeke. - J'ai l'honneur de déposer le rapport sur le projet de loi relatif au régime des aliénés.
- La chambre ordonne l'impression et la distribution des deux rapports, et met les projets qu'ils concernent à l'ordre du jour.
M. Liefmans (pour une motion d’ordre). - Messieurs, l'objet de cette pétition est de la plus haute importance. Souvent déjà il en a été question dans cette enceinte. Il s'agit de différentes condamnations prononcées en faveur des pétitionnaires à charge de l'Etat. Ces condamnations résultent non seulement des jugements rendus par un tribunal de première instance, mais de plusieurs arrêts de la cour de Bruxelles, contre lesquels le pourvoi en cassation a été vainement tenté.
Messieurs, on conçoit difficilement les motifs qui peuvent engager le gouvernement à ne pas se soumettre à des décisions souveraines. Le respect de la justice est le premier devoir de l'Etat et des particuliers. Les pétitionnaires cependant, quoique leurs droits soient irrévocablement établis depuis plus de cinq ans, ont jusqu'ici vainement poursuivi l'exécution des différents arrêts. Il me paraîtrait peu digne, messieurs, d'un, pays comme la Belgique, d'un pays qui se distingue et doit se distinguer par le respect de toutes ses institutions, de se refuser plus longtemps à l'exécution d'une condamnation que les tribunaux ont prononcée à sa charge. Que la condamnation soit élevée ou modique, une fois qu'elle est définitive, il importe qu'on s'y soumette. L'Etat doit en considérer l'exécution comme une dette, en quelque sorte sacrée; aussi, messieurs, il convient, d'après moi, que la requête qui vous est adressée soit transmise à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.
- Cette proposition est adoptée.
M. de Man d'Attenrode (pour une motion d’ordre). - Messieurs, le gouvernement s'est engagé à publier le compte rendu de l'exploitation du chemin de fer de l'exercice 1848, pour éclairer la discussion du budget des travaux publics, et nous avons discuté le budget des travaux publics pour 1850 sans être muni de ce document. Maintenant nous allons être appelés â discuter un projet de loi concernant les tarifs du chemin de fer, et je commence à craindre que le travail dont il s'agit ne soit pas encore distribué avant cette discussion; or, ce compte rendu est indispensable pour que cette discussion soit utile.
Je demande donc que le bureau veuille bien hâter l'impression de ce travail, dont nous devrions déjà être saisis depuis 7 ou 8 mois. Je ne sais à qui il faut attribuer la faute du retard dont je me plains. Est-ce négligence de l'imprimeur, ou bien l'imprimeur n'aurait-il pas reçu la copie en temps utile?
M. le président. - Je dois à la vérité de dire que l'imprimeur n'a pas reçu la copie.
M. de Man d'Attenrode. - Eh bien, je conclus alors à ce que M. le ministre des travaux publics veuille bien hâter enfin la remise du document dont il s'agit, et qui nous a clé promis depuis si longtemps.
- Plusieurs membres. - Il n'y a pas de ministres présents.
M. de Man d'Attenrode. - Peu importe : le bureau aura la complaisance de faire part à M. le ministre des travaux publics de l'objet de ma motion d'ordre.
- Un membre. - La questure pourra en faire l'observation à M. le ministre.
M. le président. - On prendra les mesures nécessaires pour qu'il soit fait droit à la demande de M. de Man d'Attenrode.
M. le président. - Le gouvernement se rallie-t-il au projet de la section centrale?
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Non, M. le président.
M. Prévinaire. - Messieurs, la question que la chambre aborde aujourd'hui n'est pas moins importante que celle dont elle vient de terminer la discussion.
Si notre organisation militaire intéresse notre dignité, notre sécurité nationale; le régime des denrées alimentaires intéresse notre avenir commercial, et les plus hautes considérations politiques et sociales viennent du reste s'y rattacher.
Cette question, si importante en elle-même, emprunte une gravité nouvelle des circonstances dans lesquelles elle se présente.
Ce n'est point une question isolée dont il s'agit. C'est tout notre système économique qui est en cause, car le régime des denrées alimentaires est la clef de voûte de l'édifice.
Je félicite le pays de ce que cet objet si grave puisse être discuté par la chambre avec calme et d'une manière approfondie.
(page 524) Je chercherai, pour ma part, à préciser avec vérité la position des intérêts engagés.
Certes les opinions du dehors peuvent exercer une influence légitime sur nos discussions et sur nos résolutions même, mais je compte beaucoup aussi sur nos discussions pour restituer aux questions agitées leur véritable point de vue trop souvent méconnu, celui de l'intérêt général.
Sous ce rapport je regrette, messieurs, que la section centrale ait traité dans son rapport la question d'une manière trop exclusive.
Reproduisant l'observation déjà faite dans cette enceinte, relativement au défaut d'harmonie dans nos mesures économiques, elle s'en fait une arme pour demander le retour à la protection pour les produits de l'agriculture; à ses yeux la protection doit être absolue; le bénéfice doit en être départi à tous les produits quels qu'ils soient, quelle que soit leur corrélation avec les besoins. C'est ce que je ne saurais admettre. Selon moi, la protection douanière ne peut avoir qu'une destination relative, et nos tarifs passés et présents confirment cette opinion. Evidemment quand on a voulu protéger les produits indigènes au moyen de droits d'entrée sur les produits étrangers similaires, on a sous-entendu l'examen des conditions dans lesquelles la concurrence étrangère pouvait s'exercer. C'est ainsi que plus l'industrie intérieure progressait, moins la concurrence étrangère devenait redoutable et plus le système de la protection s'est relâché ; de la prohibition, il est passé à des droits graduellement réduits et proportionnels.
Quand on invoque aujourd'hui le retour à la protection pour les produits de l'agriculture, il faut évidemment examiner les conditions dans lesquelles a lieu la concurrence étrangère.
Je pense que les défenseurs du système de la section centrale se rallieront à ces prémisses, car ils sont ceux des protectionnistes.
Les céréales de la Baltique, de la Méditerranée, du nord de l'Europe supportent en frais de transport et frais commerciaux une majoration qui élève de 25 à 28 p. c. les prix des lieux de production.
Cette majoration est d'environ 40 p. c. pour les provenances des Etats-Unis ou de la mer Noire. Voilà, messieurs, une protection naturelle, constante, considérable, et certes plus efficace que ne sera jamais une protection douanière.
Quant à la concurrence des pays voisins, qui alarme notre agriculture, elle ne se fera jamais sentir que dans une zone très restreinte vers les frontières, car les frais de transport exercent immédiatement une action considérable sur les prix de revient des céréales. Consultez les mercuriales et vous apprécierez l'influence de ces frais de transport, en voyant la différence de prix entre des marchés voisins.
Remarquez, du reste, que ces pays voisins se trouvent dans des conditions de production qui diffèrent fort peu des nôtres.
Cette seule circonstance, de l'éloignement et des frais considérables qui en résultent, me rassure sur les effets de la concurrence, puisqu'elle constitue en fait une protection considérable.
Il est constaté qu'il nous manque annuellement 250 à 300 mille hectolitres de céréales destinées à la nourriture de notre population :
Cette nécessité d'acheter à l'étranger devait contribuer à assurer l'efficacité du système de la loi de 1834. Eh bien, qu'a-t-il produit? Une protection douanière inférieure de fait à celle qui résulte du droit de 50 centimes. C'est ce que savent fort bien les promoteurs du droit d'un franc; aussi ne veulent-ils plus du système de 1834, mais bien du droit fixe; en attendant une majoration nouvelle, ils provoquent celle de 50 centimes ; elle est entièrement inoffensive, suivant eux; elle ne saurait faire renchérir la nourriture du peuple ; elle créera une ressource nouvelle pour le trésor, ressource peu importante à la vérité, mais qu'il ne faut pas dédaigner dans les circonstances présentes.
Messieurs, il est de principe économique que tout droit d'entrée sur un produit étranger relève, dans une proportion égale, le prix des produits similaires indigènes. Si ce principe est vrai, et je le crois tel, surtout lorsqu'il s'agit de denrées ou d'objets dont la production est forcément restreinte, comme c'est le cas pour la production agricole, si ce principe est vrai, le droit d'un franc, qui vous est proposé, doit réagir sur le prix de toute la quantité de céréales absorbée par la consommation.
On doit évaluer à 8 ou 9 millions d'hectolitres la quantité de céréales converties annuellement en pain; le droit de douanes proposé équivaudrait donc à un impôt de consommation sur le pain de 8 à 9 millions de francs, frappés au profit de l'agriculture.
Cet impôt n'aurait aucun des caractères de nos impôts actuels; il ne serait, ni proportionnel comme nos impôts directs, ni facultatif comme les impôts indirects ou de consommation.
S'appliquant à une consommation de première nécessite, à l'aliment plus spécial du pauvre, frappant dans la même proportion le riche et le pauvre, un semblable impôt serait souverainement inique.
A mes yeux, la fiscalité s'attaquant à un objet de première nécessité comme le pain, est une monstruosité.
Je ne veux point d'une telle ressource pour le trésor ; j'en veux encore moins gratifier des intérêts privés.
Messieurs, il y a, dans la question qui nous occupe, des faits qui repoussent l'analogie que l'on voudrait faire admettre entre l'industrie agricole et l'industrie manufacturière, analogie sur laquelle on appuie principalement la demande de majoration du droit actuel.
Ces faits sont la position très différente des trois intérêts qui se rattachent à ces deux industries, notamment celui du capital, de la main-d'œuvre et du consommateur. Je ne doute pas que vous ne reconnaissiez avec moi que ces intérêts doivent se spécialiser de la manière suivante :
Dans l'industrie agricole :
Le capital s'isole des chances de l'entreprise; il stipule, avant tout, une rémunération qui lui reste propre; il la stipule, et je lui en reconnais le droit, d'autant plus élevée, qu'il est lui-même plus sollicité. Tout concourt à exciter cette sollicitation ;les produits s'adressent à des besoins qui doivent être satisfaits; le cercle de la consommation s'élargit constamment ; l'augmentation de la population rurale assure une recherche constamment grandissante du capital foncier.
Cette position magnifique faite au capital, et dont je le trouve digne à tous égards, car ce capital représente ce qu'il y a de plus respectable, le travail et l'ordre, cette position expose nécessairement la main-d'œuvre, ce second intérêt engagé dans le travail agricole, à toutes les chances de l'entreprise; les progrès, les succès sont escomptés au profit du capital; cela tient à des causes dont l'action est inévitable.
Les chiffres que je vais avoir l'honneur de vous communiquer confirment ce que j'ai dit de cette position brillante du capital.
La valeur territoriale et l'augmentation des loyers ont subi, durant la période de 1830 à 1846, la progression suivante :
Province d'Anvers : 43 1/2 p. c., 21
Province de Brabant : 22 p. c., 23
Province de Flandre occidentale : 10 p. c., 17
Province de Flandre orientale : 25 p. c., 20
Province du Hainaut : 23 1/2 p. c., 24
Province de Liège : 29 p. c., 25 1/2
Province de Limbourg : 22 1/2 p. c., 27 1/2
Province de Namur : 25 1/2 p. c., 20.
Province de Luxembourg : 20 1/2 p. c., 13.
Voyons maintenant, messieurs, quelle est la position du troisième intérêt engagé, celui du consommateur. Je regrette de ne pouvoir m'appuyer sur un document applicable à tout le pays ; celui que j'ai sous la main est exact; bien qu'il ne concerne que le marché de Bruxelles, et ne constate que des faits locaux, il ne perd rien de son autorité; c'est le relevé du prix moyen annuel du marché de Bruxelles, de 1785 à 1848.
Le prix moyen de l'hectolitre de froment a été de fr. 13 80 pour la période de 1785 à 1792.
Pendant une égale période finissant en 1848, le prix moyen annuel a été de fr. 21 91.
Sans doute, des fluctuations ont eu lieu ; c'est ainsi qu'en 1825 le prix a été de fr. 11 27 et en 1834 de 14 00 ; mais il n'en est pas moins vrai, que la hausse a été progressive et soutenue.
La baisse actuelle ne détruit pas plus le fait de la hausse soutenue, que les prix de 1823 et 1834 que je viens d'indiquer. Pendant les années 1835, 1836, 1837, les prix moyens annuels de l'hectolitre de froment n'ont pas dépassé fr. 16 60, et pendant les cinq années 1839, 1840, 1841, 1842, 1843, les prix se sont maintenus entre fr. 19 50 et fr. 23 75, le plus souvent vers la limite la plus élevée.
Le fait de la hausse progressive du prix des céréales me paraît incontestable.
Dans l'industrie manufacturière :
Le capital est commanditaire de la main-d'œuvre; il supporte seul les chances les plus défavorables des entreprises; le danger est d'autant plus grand que la production est plus variée, qu'elle s'adresse à des besoins moins réels ; le capital n'étant pas limité, la concurrence ne l'est point.
Cette position du capital affranchit la main-d'œuvre de la position qui lui est faite dans l'industrie agricole, elle l'intervertit complètement.
Quant à l'intérêt du consommateur, ai-je besoin de démontrer que la baisse des produits a été progressive et que si les produits agricoles ont augmenté de prix, les produits manufacturés ont baissé dans une progression inverse ?
Peut-être, et je m'y attends, protestera-t-on contre cet isolement des intérêts engagés; on me répondra que le capital est dans l'agriculture comme dans l'industrie, le commanditaire de la main-d'œuvre, et la plus grande partie des terres exploitée par les propriétaires; que par conséquent ma distinction ne s'applique qu'à l'exception. Voici, messieurs, des chiffres, exacts qui s'appliquent à l'arrondissement de Bruxelles :
Hectares exploités : 96,081
Par les propriétaires ou usufruitiers : 30,467
Par les locataires. : 65,614
Les exploitations sont au nombre de 34,132.
Celles dirigées par les propriétaires au nombre de 7,543
Et celles dirigées par les locataires au nombre de 26,589
Ainsi, messieurs, les propriétaires exploitants sont aux locataires comme 29 est à 100, et l'étendue territoriale respectivement exploitée dans la proportion de 46 à 100.
Je crois, messieurs, qu'il est difficile de trouver une division territoriale plus grande que celle accusée par ces chiffres, puisque la moyenne des exploitations est de 5 hectares environ :
La moyenne est d'un peu plus de 4 hectares pour les exploitations (page 525) dirigées par les propriétaires, et de moins de 2 1/2 hectares pour les exploitations louées.
Je crois, messieurs, avoir précisé avec une exactitude rigoureuse la véritable position des trois intérêts engagés dans la question.
Je crois dès lors pouvoir avancer que le système protectionniste, dans son application aux diverses industries, produirait des résultats très différents dont il faut savoir tenir compte.
Appliqué à l'industrie manufacturière, ce système n'est pas exclusif des trois intérêts engagés; appliqué à l'agriculture, il doit être funeste au consommateur; négatif pour l'exploitant non propriétaire, c'est-à-dire pour le plus grand nombre de producteurs, et profiter exclusivement au capital dont la recherche est assurée par des causes naturelles.
La protection appliquée à l'agriculture place le capital dans une position privilégiée, exceptionnelle.
C’est à bon droit que je réponds à ceux qui se fondent sur l'analogie entre les industries manufacturières et agricoles, que cette analogie n'existe point et qu'ainsi ils arrivent à une conséquence fausse, en demandant, en faveur des produits agricoles, le même régime que l'on a maintenu jusqu'ici par rapport aux autres produits industriels. Cette prétendue analogie a déterminé le vote de plusieurs membres de la majorité de la section centrale, du moins c'est là l'impression générale que j'ai recueillie de la discussion. Je regrette que le rapport de la section centrale n'ait point reproduit ce point important de la discussion.
S'il est vrai, messieurs, comme j'en suis convaincu et comme le prouvent surabondamment les chiffres que j'ai cités, que la valeur territoriale et la quotité des baux doive seule se ressentir des droits de douane, ne reconnaîtrez-vous pas avec moi, qu'il y aurait de l'imprudence à faire prévaloir un système qui mettrait tôt ou tard en hostilité deux intérêts de la société?
Je ne veux pas m'appesantir sur ce côté de la question.
Cependant je dois ajouter que le parti auquel vous vous arrêterez peut exercer une immense influence sur l'avenir matériel du pays. J'ai dit plus haut qu'il fallait considérer un droit de douane de 1 fr. par hectolitre comme l'équivalent d'un impôt de 8 à 9 millions. C'est ce que reconnaîtront sans doute les défenseurs de la proposition de la section centrale, car ils ont évidemment en vue un renchérissement du prix des céréales; eh bien, s'il y a renchérissement, il y aura nécessairement absorption des ressources individuelles; cette absorption (je persiste à l'évaluer de 8 à 9 millions) réagira sur le développement manufacturier , commercial, sur le produit des douanes et des impôts de consommation. Pour moi, cela est évident, messieurs; je suis convaincu que les conséquences que j'indique seraient immédiatement traduites en faits, par l'application du système de la section centrale. Je suis convaincu des dangers qui en résulteraient.
Je crois qu'il est sage de ne point revenir à la protection, qu'il convient au contraire d'adopter franchement le système d'une liberté sagement progressive en matière de commerce et d'industrie.
Je fais, messieurs, le sacrifice de ces droits si avantageux à l'industrie, à ce qu'on prétend.
Reproduire dans une proportion plus considérable qu'on n'a consommé, voilà où doit tendre l'économie politique; ce but, il faut chercher à l'atteindre dans la mesure la plus large, c'est-à-dire calculer les moyens de production, de consommation et de reproduction de manière à obtenir le plus grand résultat possible des forces productives employées et à éviter les déperditions inutiles.
Le système protecteur ne satisfait en rien à ces conditions ; il crée dans toute l'organisation productive un état fictif de sur-value, qui pourrait ne présenter que peu d'inconvénient si une nation pouvait se passer complètement de produits étrangers et de vente à l'étranger, mais qui la constitue immédiatement en perte alors qu'elle doit échanger ses produits.
Produire à bon marché est le but où doit tendre toute bonne économie politique ; le cercle des consommateurs s'élargit dans ce cas et la consommation individuelle grandit. C'est là la condition essentielle de l'avenir commercial et industriel de la Belgique.
Pour être conséquente avec nos institutions politiques, notre économie doit tendre à la subdivision de la richesse sociale, de manière à prévenir la pauvreté comme la trop grande fortune de certaines classes.
Comment concevoir chez nous une économie politique qui ne répartirait point équitablement les charges comme les profits? Liberté politique, liberté religieuse, liberté communale, liberté de l'enseignement, liberté commerciale ne sont que des applications différentes du même principe, des moyens d'atteindre un même but, celui de l'amélioration de la condition morale, intellectuelle et matérielle du peuple. Sous ce rapport, celui qui n'accepterait pas les conséquences du principe renierait le principe lui-même. Il faut vouloir que l'arbre que l'on a planté porte tous ses fruits.
Le système de la protection ne saurait être d'accord avec des principes libéraux, car la protection est la conséquence d'un principe despotique.
L'ordre social est intéressé à ce que notre économie politique rentre dans ses véritables errements, la justice le veut, notre intérêt l'exige. La logique des peuples n'arrive à des conséquences antisociales qu'alors que les principes qu'on lui oppose sont faux et que les intérêts populaires sont exclus de la combinaison des intérêts.
Le terrain de la politique est déblayé pour nous des questions d'organisation politique; craignons qu'une lutte trop sérieusement engagée sur les questions d'intérêt matériel ne remette en question ce qui devrait être considéré comme définitif. Réaliser la volonté nationale, tel doit être notre but, car tel est le but du régime représentatif : si les conditions d'exercice de ce régime se sont modifiées quelquefois, on l'a dû à des fautes ; la Belgique continuera à savoir éviter ces écueils.
Les véritables conservateurs sont aujourd'hui ceux dont les principes ont reçu une magnifique consécration dans les événements de 1848.
Messieurs, nos plus belles conquêtes industrielles sont ducs à la concurrence; continuons à marcher dans cette voie, avec prudence et résolution; surtout ne compromettons pas ce grand intérêt social qu'on appelle la propriété, en revenant au principe de la protection en ce qui concerne l'agriculture, parce que, dans ce cas, la protection n'est qu'un privilège. Où sont d'ailleurs ces dangers si terribles pour l'agriculture ? La baisse ne date que de quelques mois, elle n'a atteint, ni en intensité, ni en durée, l'importance d'autres baisses qui se sont prolongées pendant plusieurs années, même sous le régime protecteur de la loi de 1834.
Messieurs, si nous voulons fonder une grande industrie, ayons le courage de résister aux entraînements de l'intérêt individuel; que l'exemple des autres peuples ne soit pas perdu pour nous; l'Angleterre a su énergiquement se résigner à de douloureuses réformes; la Hollande se prépare à faire un pas nouveau et considérable dans la voie de la liberté commerciale; la France y sera contrainte tôt ou tard par les besoins de sa politique et du développement commercial.
Au milieu de ces faits, en présence de ces symptômes, la conduite de la Belgique est toute tracée; le système restrictif a fait son temps; y persister conduirait à l'isolement, à la décadence industrielle et commerciale.
Ne nous faisons pas illusion, messieurs : l'état prospère de plusieurs de nos industries tient à des causes plutôt accidentelles que réelles. Si les Flandres respirent, si elles reviennent graduellement à la vie, on le doit à d'excellentes mesures, à un pas heureux dans l'application du principe libéral en matière de commerce; on le doit en très grande partie au bas prix des denrées alimentaires.
M. Rodenbach, ce défenseur si vigilant des intérêts flamands, nous disait naguère, qu'il était nécessaire d'employer des mesures pour relever le prix de la main-d'œuvre dans les Flandres; cette nécessité le déterminera sans doute à voter le projet du gouvernement.
Je compte sur un vote semblable de la part de honorables collègues qui ont si souvent protesté contre les impôts nouveaux, car le renchérissement des denrées alimentaires produirait le résultat qu'ils repoussent : une charge nouvelle pour le pays.
Messieurs, c'est avec une profonde conviction que je le déclare: l'adoption de la proposition de la section centrale compromettrait de la manière la plus grave la position des Flandres; elle arrêterait le développement de la production, absorberait les ressources de l'assistance publique et privée.
Ai-je besoin de vous dire, messieurs, qu'un tarif de douanes reprenant graduellement le caractère de la fiscalité, sans compromettre les intérêts engagés dans l'industrie, aurait certainement la plus heureuse influence sur les ressources du trésor ?
Messieurs, j'ai cherché à me renfermer dans le cadre le plus étroit ; il me reste encore deux points du rapport de la section centrale auxquels je dois répliquer quelques mots.
La section centrale reproduit, avec l'autorité qui s'attache toujours à son caractère, cette singulière prétention déjà formulée au nom de l'agriculture, cette prétention à une rémunération que l'on détermine; c'est dit-on, 20 fr. pour l'hectolitre de froment, et 12 fr. pour l’hectolitre de seigle, qu'il faut assurer par tous les moyens possibles à l'agriculture. Est-ce sérieusement que la section centrale a pu se rendre l'interprète d'un tel système? Que me dirait-elle si demain je venais lui prouver livres en mains qu'il faut absolument que tel produit manufacturé puisse se vendre à un prix que je lui désignerais? Probablement que la section centrale me renverrait bien loin.
Mais si l'agriculteur peut prétendre à un prix rémunérateur, pourquoi tout commerçant , industriel , artiste , travailleur quelconque ne pourrait-il pas élever la même prétention? Admettre que la loi puisse intervenir dans ce règlement d'intérêts, admettre qu'elle puisse dans un intérêt spécial restreindre la concurrence étrangère, c'est admettre également son intervention pour restreindre la concurrence intérieure.
Déjà nous avons entendu préconiser cette théorie, alors qu'on approuvait l'organisation industrielle de la fin du siècle dernier, et une parole puissante a signalé la parenté qui existait entre cette théorie et ces théories nouvelles, dont la société n'est pas tentée de faire l'épreuve. Je dirai à la section centrale que sa prétention à une rémunération pour les produits agricoles est tout aussi peu compatible avec notre ordre social.
Qu'il me soit permis, messieurs, de répondre un dernier mot à la section centrale :
La section centrale élève des doutes sur l'exactitude des notions fournies par le gouvernement sur le produit de la dernière récolte : j'aurais voulu lui voir produite, à l'appui de ce doute, des éléments d'appréciation d'une autorité égale au moins à celle qu'elle semble écarter; mais elle n'en fait rien. Pour moi, comme pour toute la chambre, il est, je crois, acquis que la récolte de 1849 a été supérieure à la récolte d'une année moyenne; le gouvernement et la chambre en ont rendu grâces à la Providence.
(page 526) Pour le gouvernement comme pour la chambre, ce fut un bienfait de la Providence, bienfait, auquel toute la population devait participer.
La Providence aurait eu d'autres intentions, s'il faut en juger par le rapport de la section centrale.
Les souffrances, la misère de nos populations pendant les deux années de disette, le typhus décimant nos populations flamandes, tout cela n'était pas digne du regard de la Providence !
Messieurs, je me préoccupe autant que personne de la prospérité de l'agriculture; je donnerai mon concours empressé à toutes les mesures qui pourraient y contribuer, sans compromettre les intérêts généraux du pays.
Ce n'est point dans une élévation factice du prix des produits que réside l'avenir de l'agriculture, mais dans une exploitation plus intelligente et plus fructueuse du capital foncier.
L'association plus complète du capital avec la main-d'œuvre, voilà le moyen de pousser l'agriculture dans la voie du progrès et de la prospérité.
Mettez un terme à cette progression factice de la valeur territoriale et des baux, et vous provoquerez cette association plus intime du capital et de la main-d'œuvre.
Messieurs, si je ne veux pas d'augmentation du droit actuel, je ne veux pas non plus de restriction à la sortie des denrées alimentaires, dans quelque circonstance que ce soit; c'est là encore une application du régime protectionniste qui dit à l'agriculture : Vous vendrez à tel prix, mais vous ne vendrez pas au-delà de tel prix.
Je déposerai, dans le cours de la discussion, un amendement au projet de loi pour annuler cette faculté de restreindre la sortie des denrées alimentaires.
M. le président. - La parole est à M. Bruneau, inscrit « sur ».
M. Bruneau. - Messieurs, la question des denrées alimentaires est lice des plus vastes que l'esprit des hommes d'Etat et des économistes puisse être appelé à examiner.
Elle touche aux intérêts les plus graves, les plus vitaux de la société.
Je n'ai pas l'intention de l'examiner sous toutes ses faces : cet examen dépasserait mes forces et la patience que vous voudrez bien avoir à m'écouter.
D'autres orateurs vous démontreront l'influence du prix des céréales sut la population et sur les lois de la mortalité qui suit invariablement l'échelle ascendante ou descendante du prix des grains.
D'autres vous parleront de cette même influence sur le bas prix de la main-d'œuvre qui fait notre force industrielle et qui a porté dernièrement l'Angleterre à introduire une réforme radicale dans son régime douanier.
Quant à moi, je veux examiner seulement la question des céréales au point de vue de noire régime douanier et de l'influence que ce régime peut exercer sur le prix des denrées alimentaires, et sur ce qu'on appelle la protection due à l'agriculture.
J'ai la conviction la plus absolue, et je veux essayer de vous prouver que les différentes lois douanières qui ont régi le commerce des grains dans notre pays depuis près d'un demi-siècle n'ont exercé aucune influence sur le prix des céréales.
Les faits seront la meilleure démonstration de cette proposition.
Les documents statistiques nous permettent de remonter jusqu'en 1815.
Pendant celle période de 35 ans, différentes lois douanières ont régi le commerce des grains dans notre pays, depuis le régime hollandais jusqu'à la loi de 1834 et toutes les dispositions transitoires que nous avons eues depuis 1839. Il est inutile de vous les én;mérer ici, il suffit de noter qu'elles établissaient des droits différents, passant de droits modérés à des droits prohibitifs, soit à l'entrée, soit à la sortie, ou au régime de la liberté.
Ce qui est le plus important, c'est de suivre les fluctuations des prix pendant ces mêmes années : Voyons donc cette statistique.
Je la trouve dans les documents qui ont été fournis à la chambre dans la séance du 7 novembre 1848.
(L'orateur donne lecture de cette statistique.)
En examinant avec attention les relevés de ces prix moyens du froment de 1815 à 1845, vous serez frappés comme moi, messieurs, de la division remarquable qu'ils présentent de trois périodes de dix en dix an,. qui toutes trois suivent une progression ascendante et descendante presque identique et régulière.
On voit en effet, en 1815, le prix de 21 fr. 85 c. monter pendant les années calamiteuses suivantes jusqu'à 35 fr. 41 c, et redescendre jusqu'en 1824 à 10 fr. 88 c.
En 1825, les prix parlent de 11 fr. 87 c. pour monter jusqu'en 1829 à 23 fr. 21 c, et de là redescendre jusqu'en 1834 à 13 fr. 86 c.
En 1835, les prix partent de fr.14 67, pour monter en 1839 à fr. 23 86 et redescendre en 1844 à fr. 17 75, pour remonter encore en 1845 et former la nouvelle période qui ressemble singulièrement à la période de 1815.
Et en rapprochant ces relevés du tableau des importations, on remarque que les importations les plus considérables n'ont pas empêché les grains de se maintenir à des prix élevés, précisément parce que ces importations ont toujours lieu dans les années où la production intérieure est insuffisante et dans la proportion de cette insuffisance, et qu'alors le prix des grains importés est réglé par les prix des grains intérieurs.
Il semble aussi que la statistique ci-dessus ne soit que la répétition des sept années d'abondance et des sept années de disette du rêve explique par Joseph au Pharaon d'Egypte, et dont la rotation est circonscrite maintenant dans un cercle de dix années, mais avec cette différence cependant que, grâce aux progrès de la civilisation, des relations des peuples entre eux et des facilités des communications, les grandes disettes qui décimaient les peuples de l'antiquité sont désormais impossibles, parce que l’esprit d'entreprise et l'activité du commerce savent compenser aujourd'hui l'insuffisance des récoltes que les influences d'une loi atmosphérique occasionnent dans un pays, par les bienfaits que la même loi providentielle accorde d'une main plus libérale dans d'autres contrées.
Ces faits me semblent aussi révéler l'existence d'une loi naturelle, générale, immuable, au-dessus de l'action des hommes, dont nous pouvons constater les effets, mais dont nous ignorons encore le principe et le mode.
Mais quoique je ne puisse vous expliquer les principes de cette loi, elle n'en existe pas moins à mes yeux : rappelez-vous, messieurs, qu'une des lois les plus immuables de la nature a été révélée à l'esprit humain par la chute d'une pomme aux pieds d'un savant. Je n'ai pas eu le bonheur d'une semblable révélation pour la loi générale de production des denrées alimentaires, et je n'ai pas la prétention d'être un savant.
Sans doute, messieurs, je ne prétends pas qu'il soit absolument impossible aux hommes d'exercer une influence directe, immédiate, sur le prix des denrées alimentaires, dans un pays donné, par exemple, en les frappant de prohibition, ou de droits élevés à l'entrée au moment d'une disette, ou d'une récolte manquée, ou bien en empêchant leur sortie dans des années d'abondance, mais on ne peut raisonner sur la supposition de lois absurdes et impossibles.
Pour justifier ma proposition, je n'ai eu à l'examiner qu'au point de vue pratique que l'expérience et notre législation nous ont donné depuis un grand nombre d'années.
Vous venez de voir ce qui a eu lieu en Belgique, voyez maintenant ce qui se passe en France.
On a en France le régime de l'échelle mobile avec des droits plus élevés que ceux de notre loi de 1834, et cependant les prix y sont beaucoup moins élevés qu'en Belgique.
C'est que là aussi c'est la production intérieure qui domine le marché et règle les prix.
La Hollande nous offre un exemple contraire; un régime plus libéral y maintient des prix plus élevés;
Mais ce pays nous a encore fourni un autre enseignement qui vient à l'appui de mon opinion.
En 1847, à l'époque du haut prix des céréales, on espérait en Belgique faire baisser ce prix en prohibant la sortie des grains.
En Hollande, au contraire, on maintint la liberté à la sortie comme à l'entrée.
Et qu'en advint-il? C'est qu'en Hollande, où ordinairement ils sont plus élevés, les grains étaient moins chers en 1847 qu'en Belgique.
Nouvel et frappant exemple de l'inanité de vos lois sur une chose à laquelle tient l'existence de l'humanité, et que la sagesse divine semble avoir voulu placer au-dessus des atteintes des erreurs et de l'ignorance des hommes !
Vous parlerai-je maintenant de l'Angleterre, où un régime de liberté absolue maintient cependant les prix à un taux beaucoup plus élevé qu'en France et en Belgique?
Au lieu d'aller sans cesse puiser vos leçons d'économie douanière dans les idées rétrogrades d'un pays voisin, où désormais nous n'avons plus guère de bonnes choses à aller apprendre, tournez les yeux vers cette grande et habile nation anglaise, et voyez comment, dans cette vaste question des céréales, elle entend les intérêts de son commerce, comment elle y entend aussi les intérêts de son agriculture.
Que les amis de l'agriculture en Belgique, au lieu de s'attacher à ce fantôme de lois protectrices el d'entretenir ainsi les erreurs et les illusions des cultivateurs, apprennent à leur parler le langage de sir Robert Peel, le langage de la vérité, du progrès, et de leur véritable intérêt.
Qu'ils leur disent : que leur prospérité ne dépend pas de vains droits protecteurs, mais de leur intelligence et de leurs progrès; qu'au lieu de se contenter d'une moyenne de 18 ou 21 hectolitres de froment par hectare, ils devraient en produire 24 ou 28; et qu'ils le peuvent en améliorant leurs terres, en augmentant la culture des plantes fourragères, le nombre de leur bétail, et par suite leurs engrais, comme cela se fait en Angleterre.
Quant à moi, messieurs, j'appartiens à un arrondissement où les intérêts agricoles occupent la plus large place, et je n'hésite pas à leur tenir ce langage parce que j'ai la conviction de défendre beaucoup mieux ainsi les véritables intérêts de l'agriculture. Je sais bien que dans cette question, comme dans celle du budget de la guerre, je blesse un grand nombre d'opinions préconçues; mais des préoccupations électorales ou d'intérêt personnel ne me feront jamais renoncer à mes convictions.
Mais, me répond-on, nous ne demandons pour les céréales que la même protection que vous accordez aux autres produits du travail national?
D'abord je n'hésite pas à penser, quant à moi, que la liberté introduite d'une manière générale serait aussi favorable aux autres industries qu'à l'agriculture.
Ensuite je vous ai prouvé que cette protection de droits d'entrée n'est pas une protection pour l'agriculture.
(page 527) Assez d'autres vous prouveront, qu'en fût-il ainsi, il y aurait des raisons invincibles pour maintenir cette différence de régime.
Mais j'ajoute qu'il y a, entre l'industrie agricole et les autres industries du pays, cette immense différence, que l'industrie agricole produit un objet de consommation permanente indispensable, qu'on ne peut restreindre, et qu'elle le produit en quantités insuffisantes pour les besoins de la consommation du pays, tandis que les autres industries produisent en général beaucoup plus que les besoins de cette consommation, et qu'en tous cas ces besoins peuvent se modifier et se restreindre
Cette différence constitue un immense avantage au profit de l'agriculture; et bien que la production intérieure des céréales soit insuffisante pour la consommation, c'est cependant elle qui fournit la plus grande part à cette consommation (plus de 7/8 4,289,231 hectolitres année moyenne, contre 500,000 hectolitres environ.)
Et c'est cette considération qui fait dire, avec raison, que la production intérieure forme l'élément principal, j'oserais dire le seul élément du prix des céréales, parce que sa quotité domine et règle le jeu régulier de la loi générale de l'offre et de la demande, base de tous les prix.
Cette dernière observation peut expliquer aussi l'absence d'influence que nos différents régimes douaniers ont exercée sur les prix des céréales.
Avec ces convictions, vous comprenez, messieurs, que je ne puis voir une protection pour l'agriculture ni dans la loi de 1834, ni dans tous les droits que vous pourriez convenablement imposer à l'entrée des grains étrangers.
Je ne puis considérer ces droits qu'au point de vue fiscal et comme ressource pour le trésor.
Dès lors je puis dégager aussi en grande partie la question des appréhensions que peut faire naître l'influence de droits sur le renchérissement des céréales, et je n'ai plus à tenir compte que de deux considérations.
La première : Est-il convenable, est-il juste d'imposer un droit à l'entrée des céréales comme objet de consommation intérieure ?
La deuxième : Il faut établir les droits dans des limites telles qu'ils n'entravent pas les opérations commerciales et puissent ainsi procurer les meilleures recettes au trésor.
Je sais bien, messieurs, tout ce qu'il y a dire sur la première de ces questions, j'appelle de tous mes vœux le moment où il sera permis d'affranchir de toute imposition les objets de première nécessité, tels que les grains, les sels et autres; mais comme je ne crois pas qu'un droit restreint puisse exercer une influence quelconque sur les prix, la question de convenance ou de politique disparaît pour moi, et l'équité me pousse à imposer un produit étranger d'un droit à peu près équivalent à celui qui frappe le produit indigène.
Or, en admettant même qu'on doive considérer l'impôt foncier comme tombant entièrement sur les fruits que la terre produit, et que cet impôt revienne même à environ 50 cent, par hectolitre de céréales produit, ce qui est exagéré; un droit semblable remplirait toutes les exigences de l'équité.
Et quant à la question commerciale, je pense que l'établissement d'une législation permanente avec des droits fixes répondrait à tous ses besoins et permettrait même l'augmentation des droits actuels.
Dans ce système, la sortie des céréales devrait toujours être libre (sauf un droit de balance), tant dans l'intérêt de l'agriculture dont il est injuste d'entraver inutilement les exportations, que dans l'intérêt du commerce dont les opérations doivent être protégées et libres , alors surtout qu'elles ont à pourvoir, dans des temps de disette, à l'insuffisance plus considérable de la production intérieure.
Le fisc, de son côté, serait assuré de trouver la plus grande somme de revenu possible dans un droit légèrement augmenté, de manière cependant à ne pas diminuer les opérations commerciales sur lesquelles il repose.
L'amendement que j'aurai l'honneur de soumettre à la chambre est rédigé dans l'esprit des observations que je viens de lui soumettre.
Il substitue un régime définitif à un régime provisoire.
Il propose un droit fixe de 1 fr. par 100 kilog. pour le froment et autres similaires de même valeur.
Un droit fixe de 50 centimes pour le seigle et autres similaires.
Il ne m'a pas paru équitable de frapper des mêmes droits des produits d'une valeur aussi différente; la loi de 1854 avait déjà reconnu ce principe qu'il m'a semblé juste de rétablir.
Je formulerai les détails de cet amendement avant la discussion des articles.
La section centrale et le gouvernement pensent que nous devons continuer le régime provisoire que nous avons depuis quelques années sur les denrées alimentaires.
Les motifs que j'ai développés m'empêchent de partager cette opinion.
Si jusqu'à présent, dans la question des céréales, nous avons eu la prétention de changer nos lois d'après les circonstances, dans l'espoir de modifier ou de dominer ces dernières, elles nous ont prouvé qu'une loi plus forte que les nôtres les empêchait de se soumettre à nos caprices.
Laissons donc le provisoire et l'imprévu aux événements, que nous ne pouvons ni prévoir ni diriger, mais ne les mettons pas dans notre législation.
Je passe maintenant, messieurs, à la question qui concerna le bétail.
La section centrale propose de revenir à la législation générale antérieure sur le bétail, d’après laquelle le droit se perçoit au poids.
Elle s’est ralliée à l’opinion émise que ce système est beaucoup plus juste et plus utile à l’agriculture, puisque le droit est ainsi proportionné à la valeur du bétail, et que c'est particulièrement le bétail maigre que nos éleveurs recherchent. Au surplus, dit-elle, comme la presque totalité du bétail importé vient de la Hollande, et que le traité de commerce du 29 juillet 1846 a force obligatoire pour plusieurs années encore, les droits réduits par le traite subsisteront pendant la durée de la loi provisoire.
Voyons d'abord, messieurs, quelle est cette législation antérieure qu’on voudrait rétablir.
La loi de 1822 avait établi un droit de 20 fl. P.-B., soit 42 fr. 33 c par tête à l'importation des bœufs, vaches et taureaux, quels que fussent les pays de provenance.
Lors de la séparation de la Belgique et de la Hollande, en 1830, le gouvernement provisoire, afin de faciliter les moyens de subsistance, réduisit de moitié, par arrêté du 7 novembre, le droit établi qui fut ainsi porté à 21 fr. 16 c.
Le gouvernement hollandais, guidé alors par des vues aveugles d'hostilité, défendit la sortie des bestiaux vers la Belgique. Cette prohibition fut maintenue jusqu'en 1833, époque à laquelle la suppression de notre seconde ligne de douanes, qui venait d'avoir lieu en vertu de la loi du 7 juin 1832, rendait illusoire cette prohibition en donnant une facilité de plus à la fraude.
Une loi du 27 juillet 1834 décréta en Belgique la libre sortie du bétail.
En 1835, le gouvernement, guidé par l'opinion que le régime de l'arrêté du 7 novembre 1850 avait pour effet de favoriser l'agriculture et les distilleries hollandaises au préjudice de l'agriculture et des distilleries belges, présenta, le 12 août, à la chambre une loi qui fut adoptée le 8 décembre par 49 voix contre 20 et promulguée le 31 décembre 1835.
Cette loi fixa à 10 c. par kil. du poids brut le droit d'entrée sur les bœufs, taureaux, vaches, taurillons, bouvillons, génisses et veaux, et à 50 c. par tête le droit sur les veaux pesant moins de 30 kilogrammes.
Celle augmentation de droits n'était applicable qu'aux introductions par mer et par les frontières de la Hollande. C'était le retour à la loi de 1822.
Afin de prévenir les fraudes, la loi de 1835 astreint les propriétaires de bestiaux, domiciliés dans l'étendue du rayon des douanes, à des formalités nombreuses et au recensement, à la visite et à la justification de leurs bestiaux.
La loi du 24 février 1845 vint généraliser les dispositions de la loi de 1835.
Le traité conclu avec le royaume des Pays-Bas le 29 juillet 1846, approuvé par la loi du 21 août suivant, vint modifier le régime de la loi de 1835 envers ce pays et réduisit à 71/2 c. par kilogramme le droit à l'entrée pour les bœufs, vaches, taureaux, etc., et à 5 c. pour bouvillons, génisses et veaux au-dessus de 30 kil.
Depuis 1847, différentes mesures provisoires décrétèrent la libre entrée du bétail.
Un arrêté royal du 27 mai 1848 abolit les formalités prescrites par la loi de 1835 pour le contrôle du bétail dans le rayon des frontières.
Enfin, la loi du 31 décembre 1848 et l'arrêté royal de la même date ont réglé le régime provisoire en vigueur aujourd'hui.
Cet arrêté royal impose un droit fixe à l'entrée par tête de bétail, savoir :
Pour bœufs, etc. ; fr. 15
Pour bouvillons, etc. : fr. 7
Veaux de 30 kil. : fr. 2 50
Veaux de moins de 30 kil. : 0 50.
Si cette législation était abolie, comme le propose la section centrale, nous aurions pour les importations de la Hollande les droits établis par le traité du 29 juillet 1846, approuvé par la loi du 21 août. Ces droits sont :
Pour bœufs, taureaux, vaches : fr. 0 07 1/2 par kilog.
Pour bouvillons, génisses et veaux au-dessus de 30 kil. ; fr. 0 05 par kilog.
Pour veaux au-dessous de 30 kilog. : fr. 0 50 par tête.
A l'expiration de ce traité, ces droits remonteront à fr. 0 10 par kilog.
Pour les importations par les autres frontières, l'arrêté du 7 novembre 1830 resterait en vigueur, c'est-à-dire 21 fr. 16 c. par tête de bœuf, etc. Mais il est à remarquer que les importations de bestiaux viennent presque exclusivement de la Hollande; ce sont les mesures prises envers ce pays qui doivent surtout fixer l'attention.
D'après le tableau des valeurs officielles attribuées, par l'arrêté du 10 octobre 1847, aux marchandises dont l'importation et l'exportation sont constatées par la douane, les droits fixés par la loi de 1822 représentent savoir :
Pour les bœufs, taureaux, vaches, etc., un droit de 20 p. c.
Pour les génisses (ancienne valeur), un droit de 40 p. c.
Pour les veaux d'un an, un droit de 25 p. c.
Les droits fixés par la loi du 31 décembre 1835 représentent environ :
Pour les bœufs, taureaux, vaches, etc., un droit de 20 p. c.
Pour les génisses, un droit de 20 p. c.
Pour les veaux au-dessus de 36 kil., un droit de 17 p. c.
Le traité avec la Hollande a réduit ces droits de 1/4 environ, Voyons maintenant les législations étrangères.
(page 528) En France les droits d'entrée sont :
Pour les bœufs, fr. 50 par tête.
Pour les vaches, fr. 25 par tête.
Pour les génisses, fr. 12 50 par tête.
Pour les taureaux, taurillons, veaux d'un an, fr. 15 par tête.
Pour les veaux de moins d'un an, fr. 3 par tête.
Dans le Zollverein les droits sont :
Pour les bœufs et taureaux, de fr. 18,75 par tête.
Pour les vaches, fr. 11 25 par tête.
Pour les génisses, fr. 7 50 par tête.
Pour les veaux, fr. 0 62 par tête.
Ces droits sont réduits au quart par certaines frontières (du duché de Bade et de la Saxe) pour l'entrée des bœufs maigres, des taureaux, vaches et génisses, pour l'élève, importées par têtes isolées et non pour le commerce.
En Angleterre, les droits étaient en 1846 :
Pour les bœufs, taureaux, taurillons, de fr. 25 par tête.
Pour les vaches et génisses, de fr. 18 75 par tête.
Pour les veaux, de fr. 12 50 par tête.
La réforme douanière de sir Robert Peel vint aussi abolir ces droits en 1847 et établir la libre entrée.
C'est encore au nom des intérêts de l'agriculture qu'on demande des droits élevés sur l'entrée du bétail.
C'est aussi au nom de ces intérêts, mieux entendus selon moi, que je repousse cette augmentation de droits.
On part d'un faux principe en considérant le bétail comme un produit de l'agriculture auquel un autre produit étranger vient faire concurrence.
Le bétail est beaucoup plus un instrument de production pour l'agriculture qu'un produit.
Pour le cultivateur, la vache est l'instrument qui lui produit du lait, du beurre, un veau, mais surtout des engrais.
Au lieu de restreindre l'entrée des bonnes races hollandaises du bétail, nous devrions la favoriser comme les instruments les plus puissants du progrès agricole.
C'est encore une fois dans cette voie qu'il faudrait pousser l'agriculture.
Notre pays, bien loin d'avoir trop ou assez de bétail, en a beaucoup trop peu; et c'est là une des causes de notre infériorité agricole.
Nous ne possédons en Belgique qu'environ 900,000 têtes de bétail.
En Hollande, pour une population et une étendue beaucoup moindre, il y en a environ un million.
En Angleterre, il y en a 14 millions d'une valeur moyenne de fr. 400 par tête, ce qui représente une valeur de 5 milliards 600 millions de francs.
Là est le secret de la force et des progrès de son agriculture.
En cela encore sachons l'imiter.
Le bétail ne peut être considéré principalement comme produit que pour deux classes de détenteurs :
Les distillateurs et autres engraisseurs à l'étable ;
Les propriétaires de prairies qui y engraissent du bétail pour les améliorer.
Mais ceux-là aussi ont intérêt à se procurer des bêtes maigres à bon marché.
Je conçois jusqu'à un certain point qu'on demande des droits à l'entrée sur les bœufs et bouvillons gras, comme objets exclusivement destinés à la consommation immédiate, mais je ne les conçois pas pour toutes les autres classes de bétail.
Je serais donc disposé à accepter un droit plus élevé pour ces deux classes que pour les autres ; mais pour celles-ci je maintiendrai les droits actuels comme ressource pour le trésor.
Veuillez remarquer, messieurs, que la proposition du retour à la législation antérieure n'aurait d'autre résultat que de porter à 21 fr. par tête la première classe de bétail pour toutes les frontières, autres que celles de la Hollande, et les introductions par mer, tandis que le droit actuel est de 15 fr. pour la même classe.
- M. Delfosse remplace M. Verhaegen au fauteuil.
M. Julliot. - Messieurs, le gouvernement nous propose de proroger d'un an la loi du 31 décembre 1848, qui frappe d'un droit de 50 centimes par 100 kilogrammes l'entrée des céréales étrangères.
La section centrale n'adopte pas ce projet, elle double le droit et nous propose de le porter à un franc.
Nous savons tous, messieurs, que la terre, machine à production agricole, supporte en Belgique des impôts directs des plus lourds, qui toujours sont avancés et souvent supportés définitivement par l'agriculteur, qu'il soit propriétaire ou non.
Vous êtes si bien convaincus de cette vérité que, dans la loi des emprunts de 1848, vous avez cru devoir stipuler une dérogation à la règle générale, pour soustraire, par exception, l'exploitant à ce fardeau. Et c'est en présence de ces impôts qu'on laisse intacts, dont on paraît ne tenir aucun compte, que le gouvernement, de son côté, nous vante la libre entrée des céréales comme un régime très libéral, et que la section centrale, à son tour, nous dit que le franc qu'elle propose constitue une protection à l’agriculture ; que cette protection est due, parce que beaucoup de branches de l'industrie manufacturière et commerciale sont protégées par des droits élevés à l'entrée de leurs similaires.
Messieurs, je ne puis accepter ni l'une ni l'autre de ces conclusions.
D'une part, je ne vois pas de régime libéral dans une mesure qui exempte de l'impôt ou à peu de chose près un vingtième de notre consommation alimentaire, pris de préférence sur la production qui nous vient de l'étranger, tandis que les produits alimentaires nationaux, restent courbé sous un régime illibéral exagéré.
D'autre part, je ne vois pas de protection à l'agriculture dans le franc d'impôt par 100 kilogrammes, alors qu'on oblige le producteur belge à payer davantage, sur le même poids des grains qu'il produit.
Tout ce que je vois dans la proposition de la section centrale, c'est un impôt indirect mais timide, proposé pour compenser des impôts directs plus forts, que nous payons sur la fabrication à l'intérieur, afin de faire concourir toute la production agricole qui est consommée en Belgique, à fournir un impôt égal, proportionnel au trésor de l'Etat, ce sont deux mesures fiscales qui vous assureront un impôt basé sur la justice, et cet impôt je suis obligé de l'accepter.
Il m'est impossible, messieurs, de vous entretenir des droits d'entrée sur les céréales, sans les mettre en regard des nombreux impôts directs que nous payons sous toutes les formes sur la production des céréales indigènes.
Je ne donnerai que des considérations générales.
D'abord, avant tout, je suis partisan dévoué de la politique du sens commun, c'est-à-dire que l'action humaine étant impuissante pour élever le niveau social, la législature le baisse chaque fois qu'elle touché à ce mécanisme, parce qu'elle ne peut fortifier un point sans en affaiblir un autre, que pour rapprocher les extrêmes elle ne peut qu'abattre les forts au niveau des faibles.
Je n'aime donc pas les prohibitions, les droits qui deviennent protecteurs, les privilèges et autres immunités qui toutes tendent à rendre les produits plus chers, afin de les rendre rares, et en fin de compte privent le grand nombre de beaucoup de consommations qu'ils pourraient faire si gouvernement en tout temps n'avait cru devoir y mettre ordre, probablement afin de nous préserver de l'excès en fait de consommation.
Messieurs, après les mauvais jours, viennent les beaux jours. La position du gouvernement est bien belle aujourd'hui, il plaide la cause de la liberté, et je pense que des deux côtés il n'entendra pas un discours qui ne la plaidera avec lui ; puis le camp ministériel est renouvelé, le ministère a retrouvé ses anciens amis, qui le défendront d'autant mieux que depuis huit, jours ils n'ont plus dépensé la moindre force à son profit.
La discussion, messieurs, sera franche, loyale, modérée ; elle ne servira plus, comme autrefois, de terrain à des tirades ronflantes, à des parades populaires; à cette époque, le thème favori, c'était la cupidité du fermier, surtout la cupidité du propriétaire, ce cruel propriétaire ! Et qu'opposait-on à cet être nuisible pour le combattre? On lui opposait l'abnégation, le désintéressement du commerçant et de l'industriel qui occupaient les bras à perte pour nourrir les populations ouvrières.
Et savez-vous ce que c'est que ces propriétaires terriens? L'honorable ministre des finances peut vous le dire. Nous avons déjà voté les fonds pour payer les frais de la statistique, mais nous ne la connaissons pas encore. Néanmoins voici ce qui en approche. Les neuf dixièmes de ces propriétaires sont pauvres et n'ont en revenu que l'équivalent d'une journée d'ouvrier de quelques centimes, ou d'un, deux, trois ou quatre francs. Quelques centièmes représentent la propriété moyenne, et un dix-millième la grande propriété, voilà le classement de ces coupables.
Je vous demanderai à quoi il sert de venir guerroyer aujourd'hui pour un demi-centime par ration d'individu à percevoir au profit du trésor, alors que vous continuez à prendre sur ce même individu 5 à 6 centimes par jour, sur toutes ses autres consommations, aussi de première nécessité, au profit du monopole. Vous cherchez le soulagement où il n'existe pas.
Messieurs, me permettez-vous de vous dire ce que je pense du gouvernement? Eh bien, je dirai que le gouvernement n'est pas partisan du monopole; cela n'est pas possible, il doit comprendre mieux que moi les bienfaits de l'abondance en tout, les bienfaits de la libre concurrence. Mais comment s'y prendre pour attaquer cette forteresse formidable de la protection? Proposer à toute la chambre d'en faire le siège? Mais cela ne se peut pas; on ne combat pas ses frères en masse. Il fallait donc, dans cette circonstance, engager la majorité à combattre les frères de la minorité, ce à quoi on paraît s'être arrêté; on avoue même que c'est un premier jalon.
On s'est dit : Ne nous occupons pas du cœur de la place, elle tombera quand elle sera démantelée; négligeons même les bastions, n'attaquons surtout pas les forts, mais tombons sur les fermes, les chaumières ; le torchis et le châlet, cela ne se défend pas ; commençons par une guerre de rase campagne; et comment se défendraient-ils. Ils n'ont aucun de ces grands moyens dont nos villes nous ont fait si peur au commencement. Pousser aux clameurs publiques. Mais personne ne les entendrait ! Fabriquer un attroupement ? Mais cela ne réussirait pas, ils sont trop loin les uns des autres, ils voudraient créer une émeute simulée que nos gardes champêtres seraient suffisants pour les disperser. Mais non, ainsi rien n'est à craindre. C'est vrai, messieurs, nous n'avons aucune ficelle à notre disposition; et, d'après la stratégie moderne, nous sommes désarmés.
Mais il nous reste la défense morale, la tribune, la presse : et le retentissement que recevra cette discussion pourrait, pour la campagne prochaine, amener à l'honorable ministre de l'intérieur, s'il réussit aujourd'hui, (page 529) quelque troupe fraîche qui viendrait ici pour renforcer son régime libéral.
Pour le moment, messieurs, je dirai à mes adversaires en économie, dont j'admire la bonne volonté à suivre le ministère, je me bornerai à leur dire: Hodie mihi, cras tibi, et quand on me proposera de faire le tout ensemble, j'accepte.
D'après le paragraphe du discours du Trône qui est relatif au bas prix des denrées alimentaires, je comprenais qu'on voulait, en fait de denrées alimentaires, la liberté de l'échange comme la liberté du travail; je me disais: La liberté du travail, c'est le travail sans entraves, et la pire des entraves c'est l'impôt; donc libre entrée des grains, diminution de la moitié de la contrition foncière et des droits de succession, abolition complète des droits d'enregistrement qui sont l'impôt le plus mauvais de tous. Mais il n'en est rien, ce paragraphe était destiné à nous apprendre qu'on voulait obtenir la fin sans employer les moyens.
Et au lieu de nous proposer, d'une part, de dégrever un capital qui est beaucoup trop chargé, puisqu'en vingt ans il serait détruit, s'il n'était refourni par l'épargne, et de nous présenter, d'autre part, un projet de loi abaissant en général les droits sur tous les objets de première nécessité, on nous présente une seconde édition sur les céréales étrangères et les amylacées.
Messieurs, pour défendre le travail de la section centrale, je dirai que quand vous levez, à l'intérieur du pays, des impôts énormes sur le capital d'une certaine nature, il ne faut pas nous présenter des lois qui ne sont autres que des lois de droits différentiels au profit des capitaux similaires étrangers. L'honorable M. Rogier se fait un peu abbé de Foere à l'endroit des grains, avec cette différence que l'honorable abbé croyait travailler dans l'intérêt de la monarchie belge, et que son rival travaille un peu pour le roi de Prusse, un peu pour la- république notre voisine.
Messieurs, le mécanisme économique de cette question est si perfide, il se cache sous tant de voiles, il se dérobe sous tant de plis, on peut soutenir tout sur cette thèse sans y comprendre un peu plus le lendemain qu'on y comprenait la veille; j'abandonnerai ces détails à de plus habiles que moi, je vous ai donné quelques considérations générales, j'en donnerai quelques-unes encore; mais je n'abuserai pas des moments de la chambre, il faut qu'ici tout le monde ait son tour de parole et j'ai l'avantage.de m'apercevoir, qu'après avoir parlé, je laisse toujours encore beaucoup à dire.
Je comprends, messieurs, que le gouvernement serait extrêmement fort dans cette question, si l'honorable ministre de l'intérieur pouvait nous tenir le langage que tient l'illustre homme d'Etat Peel, s'il pouvait nous dire : Nous puisons presque toutes nos ressources dans l’accise et la douane, la contribution foncière est abolie, vous ne payez presque rien pour droit de mutation sur vos immeubles, et si vos produits agricoles se vendent moins cher, vous trouvez une ample compensation dans le bas prix de toutes vos autres consommations de première nécessité que j'ai dégrevées en même temps. Mais il n'en est pas ainsi.
Messieurs, quand une question se présente, je commence toujours par l'examiner du côté important, à savoir si la mesure qu'on propose promet d'avoir pour effet naturel l'augmentation du capital social ou son appauvrissement ; je me dis que plus le capital national grossit, peu importe par quel moyen pourvu qu'il soit naturel, plus l'aisance doit généralement se répandre, car on n'enfouit plus son surplus.
Je suis de ceux qui pensent qu'alors qu'il pleut sur le toit d'un palais, il doit pleuvoir aussi sur la mansarde qui se trouve dans le même rayon, et, je dois l'avouer, la loi en discussion n'a pas d'une manière absolue ce caractère propice, mais elle a pour elle les principes éternels de justice, d'équité et de l'égalité de tous; je voterai donc un franc par cent kilogrammes de céréales, à titre d'impôt pour un an. Je le voterai d'autant plus à mon aise que ce sont des droits plus faibles perçus pour compenser des droits plus forts. Faites-nous, en un mot, l'honneur de nous envisager comme des travailleurs, faites pour les grains en sac ce que vous faites pour eux quand ils ont passé au moulin, à la brasserie ou à la distillerie.
Oh ! alors cette matière première devient intéressante quoi qu'elle n'ait reçu d'accroissement de valeur que d'un seizième par le travail du moulin ou d'un dixième par le travail de la brasserie ou de la distillerie, car ceux-là mêmes qui font bon marché du travail du paysan jetteraient les hauts cris si on voulait recevoir librement les grains étrangers sans la moindre transformation ; l'homme est ainsi fait. Mais, je dois le dire, quand nos grains ont passé dans une usine, ils sont dégrossis, ils sont décantés, ils ont reçu le baptême de la véritable industrie, et il nous reste à les respecter.
Je me bornerai là pour le moment, sauf à voir plus tard ce qu'il restera à ajouter.
M. le président. - Messieurs, voici l'amendement présenté par M. Bruneau :
« Art. Ier. A dater du 15 février 1850, les denrées indiquées au tableau annexé à la présente loi sont soumises aux droits d'entrée fixés dans ledit tableau. »
« Art. 2. Les céréales ne sont soumises à la sortie qu'à un droit de balance de cinq centimes par 100 kilogrammes. »
M. David. - Messieurs, dans cette question, comme dans celle du budget de la guerre, je me trouverais en opposition avec le cabinet, qui nous propose d'imposer les céréales d'un droit d'entrée de 50 c. par 100 kilogrammes, si je n'écoutais, comme toujours, que la voix de ma conscience et les inspirations de mes convictions profondes, car elles me disent : Les denrées alimentaires doivent être complètement libres à l'entrée. Cependant, en agissant ainsi, je pourrais grossir le nombre des protectionnistes à outrance, qui, comme acheminement vers des droits plus élevés encore, vous demandent de les porter cette année à 1 fr. par 100 kil., et je voterai, mais à contre-cœur, la proposition du gouvernement.
L'année dernière, messieurs, j'ai eu l'honneur de vous démontrer, d'après les documents d'appréciation nous fournis par le gouvernement :
1° Que, pendant la période fertile de 1835 à 1844, la production du pays en céréales avait été annuellement inférieure à sa consommation de 554,000 hectolitres de froment et de 400,000 kilogrammes de riz, le tout d'une valeur de 12 à 13 millions de francs.
2° Que la population de la Belgique augmente de 40,000 âmes chaque année, augmentation qui, calculée à 3 hectolitres par tête, vient aggraver le déficit annuel de la production de 120,000 hectolitres.
Je vous ai démontré de plus, et cela par des chiffres que chacun peut aisément contrôler, que la production de céréales indigènes était protégée par 72 à 84 fr. et 200 à 216 fr. par hectare, suivant provenance, ou de la Baltique ou de la mer Noire et de l'Orient.
En voici la preuve :
La moyenne de rendement en 1848 était de 18 hectolitres de froment et de seigle par hectare.
Le last de 30 hectolitres coûte pour arriver de la Baltique à Anvers, en commission d'achat, chargement, fret, assurance, etc., de 116 à l40 fr. Ces chiffres divisés par 30, donnent de 4 fr. à 4 fr. 66 c. par hectolitre, soit 72 à 84 fr. par 18 hectolitres ou par hectare.
La même mesure, le last de 50 hectolitres, coûte 320 à 360 fr. en frais de toute espèce, quand l'expédition se fait de la mer Noire et de l'Orient (contrées où le fret est presque toujours rare, pour Anvers surtout). Divisez maintenant 320 et 360 par 30, et vous trouverez que chaque hectolitre est protégé par 11 et 12 fr., soit 198 et 216 fr. par 18 hectolitres ou par hectare.
D'après les résultats de la récolte de 1849, la moyenne de production, par hectare indiquée dans les annexes du projet, de loi a été de 21 hectolitres.; vous voudrez donc bien observer que la protection de fait, des mêmes chiffres que ci-dessus, se trouve augmentée de 12 et 14 fr. pour les provenances de la Baltique, et de 35 et 36 fr. pour celles de la mer Noire et de l'Orient, soit maintenant 84 et 98 fr. et 231 et 252 fr. par hectare.
Ces quelques considérations devraient être assez puissantes pour déterminer l'abolition complète de tout droit fiscal à l'entrée des denrées alimentaires dans le pays. Bien d'autres encore seront produites pendant le cours de ce débat; moi, messieurs, je ne m'attacherai aujourd'hui qu'à faire une seule démonstration; je prouverai aux grands propriétaires, les seuls intéressés dans la question qu'en travaillant à faire hausser les droits, d'après eux protecteurs de l'agriculture, ils se préparent des déceptions et tarissent les sources de leurs revenus.
Une ferme, pour être maintenue en bon état de fertilité, doit se composer de 2/5, un tiers au moins, de prairies et prés artificiels, et 3/5 où 2/3 de terres arables; une culture ainsi divisée permet de tenir un bétail suffisant, qui donne l'engrais qu'il faut pour rendre à la terre les éléments de fertilité enlevés par les récoltes annuelles de céréales et autres produits épuisants. Il ne peut y avoir d'exception à cette règle, que pour les exploitations rurales situées assez près des grands centres de population, d'où elles retirent avec facilité et à bon marché de fortes quantités d'engrais de toute espèce ; mais des exploitations, ainsi exceptionnellement bien placées, ne pourront même se maintenir perpétuellement; en bon état de fertilité, si la production du grain y est forcée, si les assolements ne sont pas convenablement répartis. La campagne de Rome, jadis si fertile, ne produit plus aujourd'hui qu'un peu d'herbe pour de misérables chèvres ; et une grande partie de la Virginie, aux Etats-Unis d'Amérique, si je ne me trompe, après avoir donné pendant cent années des récoltes de céréales, se refuse aujourd'hui à toute production de ce genre.
Ce sont là, messieurs, des exemples frappants du résultat de l'épuisement de la terre. Tâchons qu'ils nous servent de leçon, ne forçons pas par des lois de douane, l'agriculture belge, à marcher dans cette voie funeste.
Cependant en décrétant des droits d'entrée sur les céréales. Vous l’y entraînerez, car vous maintiendrez le taux exorbitant de la majeure partie des baux que le fermier ne pourra acquitter sans appauvrir et sans épuiser la terre dans un avenir plus ou moins rapproché.
Sous la pression d'un bail trop cher l'élevage et l'engraissement du bétail, messieurs, sont des opérations trop chanceuses et de trop longue haleine; elles ne donnent pas à jour fixe l'argent nécessaire au payement des termes échus; l'acheteur ne se présente pas chaque jour, et quand il se présente, il ne paye pas ce qu'a coûté l'animal ; ainsi le fermier doit, autant que possible restreindre ces deux industries si importantes, si indispensables; en même temps son tas de fumier diminue d'année en année, et les terres qu'il exploite perdent à chaque récolte quelque chose de leur force de production: il ne peut, par une fumure insuffisante leur rendre les éléments de fertilité successivement enlevés.
Vous me demanderez maintenant : Que doit faire le fermier pour acquitter ses charges? Je vous répondrai : Un bail trop élevé le force à cultiver grain sur grain, dont il trouve toujours une vente facile quand le besoin d'argent se fait sentir; il cultive grain sur grain parce que ce mode offre moins de chances défavorables que l'élevage et l'engraissement du bétail.
Vos jardiniers n'ont garde de planter vos dahlias chaque année à la (page 530) même place; ils savent que bientôt vos fleurs redeviendraient petites, simples et de nulle valeur; chaque printemps, ils ont bien soin de destiner un nouveau carré à la culture des oignons du potager.
Ce sont de ces règles élémentaires que vous connaissez tous et que le cultivateur n'ignore pas, mais qu'il ne peut suivre. Force lui est de payer son bail, et pour cela il demande à la terre du grain, du grain et encore du grain; il laboure chaque année une nouvelle partie de ses prairies et établit moins de prés artificiels, les récoltes sont à chaque saison moins belles; en épuisant ainsi la terre, il court à sa ruine; bientôt il ne pourra plus payer et rendra au propriétaire sa terre dans un état de pauvreté tel, que celui-ci devra, pour obtenir un nouveau locataire, en diminuer extraordinairement le fermage et accorder des conditions très onéreuses pour lui; en général ces conditions consistent dans l'obligation de fournir au fermier autant de fumier, de chaux, de poudrette, guano, etc., par hectare jusqu'à ce que les terres soient ramenées à un certain état de fertilité.
Une ferme ainsi épuisée ne peut qu'à la longue et après d'immenses dépenses être mise en bon état de fertilité; sa mauvaise réputation est faite; elle est décriée, aucun fermier solvable ne veut plus s'en charger , les mauvais locataires s'y succèdent et les revenus du propriétaire sont compromis pour bien longtemps.
Je puis, à l'appui de ce que je viens de vous dire, vous apporter quelques citations concluantes; elles sont extraites des rapports faits par les commissions d'enquête ordonnées par le parlement anglais de 1826 à 1835, à l'époque, remarquez-le bien, messieurs, où l'Angleterre gémissait sous l'étreinte de droits exorbitants sur les céréales.
Pour ne pas trop prolonger un débat qui sera long et approfondi, je ne vous rappellerai que deux courts extraits de ces enquêtes.
Un témoin, interrogé par une de ces commissions, répondit :
« Si tous les fermiers anglais se trouvaient forcés de remplir leurs engagements, la moitié d'entre eux feraient banqueroute. »
On trouve plus loin, et ceci confirme entièrement ma manière de voir:
« Quelquefois on force les terres, on les contraint à donner plus qu'elles ne devraient, enfin d'en obtenir de quoi payer les fermages, et on les abandonne ensuite. Stérilisées, épuisées, desséchées par cette violente et fatale exploitation, elles deviennent incapables de rien produire, si ce n'est après un assez long repos; et il ne se trouve plus ni acquéreurs ni fermiers qui consentent à se charger d'elles. Si les bons terrains que l'on fatigue finissent ainsi par être délaissés, à plus forte a raison les mauvaises terres qui demandaient un grand nombre de bras et qui se convertissent bientôt en vaines pâtures. »
Le tableau que je viens de vous faire, messieurs, est exact ; je ne pense pas qu'il puisse être contesté; aussi j'espère voir bon nombre de nos collègues, indécis encore sur la détermination à prendre lors du vote de la loi, se rallier à la proposition du gouvernement.
En adoptant pour le moment cette proposition , vous arriverez, messieurs, à des résultats entièrement opposés ; les propriétaires et les fermiers, considérant votre décision comme indication de la ligne de conduite qui sera dorénavant suivie par le gouvernement et qui tend à dégrever entièrement les céréales à l'entrée du pays, dans un avenir plus ou moins long ne renouvelleront les baux qu'à des prix inférieurs à ceux d'aujourd'hui; le fermier, travaillant une terre qui lui coûtera moins désormais, pourra avec avantage égal élever, nourrir, engraisser du bétail et cultiver des céréales; avec un bétail plus nombreux, il rendra abondamment à la terre ce qu'il lui enlèvera par les récoltes de céréales, il obtiendra 25 à 28 hectolitres de froment et de seigle, en moyenne par hectare, comme cela existe déjà dans quelques fermes bien administrées. Alors les propriétaires, messieurs, par la marche toute naturelle de l'amélioration de leurs terres, pourront hausser leurs baux sans nuire à leurs fermiers, sans grever la consommation.
M. Van Renynghe. - Il est vrai que le gouvernement a pris depuis quelque temps des mesures utiles aux intérêts agricoles, mais aussi il est certain que toutes ces mesures sont inefficaces en présence de la concurrence de l'étranger.
C'est en établissant un droit modéré sur les denrées alimentaires exotiques que l'on accordera une certaine protection à l'agriculture, surtout pour ce qui concerne les céréales qui déjà sont à un prix si bas qu'il est insuffisant pour rémunérer les travaux des cultivateurs et des ouvriers agricoles.
Malgré notre sympathie pour la population des localités industrielles, nous ne devons pas perdre de vue les intérêts des populations ouvrières des campagnes qui forment la plus grande partie de notre territoire. Si d'un côté le bas prix des céréales paraît offrir, ce dont je doute, un grand avantage à la classe industrielle, d'un autre côté le trop grand avilissement de ces denrées doit porter des atteintes fâcheuses à la classe agricole, en ce sens que le prix de revient ne suffisant pas au cultivateur pour payer ses charges et pour subvenir aux besoins de sa famille, il se trouve forcé non seulement de diminuer le salaire de ses ouvriers, mais encore d'en restreindre le nombre, dont, néanmoins, il ne peut se dispenser s'il veut faire produire à son sol tout ce qu'il est susceptible de produire.
Je sais que la première condition pour une nation, c'est de vivre et qu'il faut, en conséquence, tâcher d'assurer au peuple une alimentation à bon marché. Mais je sais aussi qu'avant tout il faut que l'on tâche de faire en sorte que l'ouvrier ait du travail qui puisse lui procurer un salaire suffisant pour acheter de quoi vivre : car l'ouvrier qui ne peut obtenir du travail et un salaire suffisant à ses besoins se trouve dans l'impossibilité, malgré le bas prix des céréales, de pourvoir à son existence. Par conséquent ce n'est pas l'alimentation à bon marché seule qui fait vivre, c'est surtout le salaire proportionné aux besoins. Agissez donc de manière que le prix des récoltes soit rémunérateur et vous procurerez à l'ouvrier agricole de quoi vivre.
Je le répète, je doute que l'avilissement des denrées alimentaires offre de grands avantages à la classe industrielle, La plus grande partie de notre population, ne gagnant pas assez pour acheter de quoi vivre, ne peut naturellement acheter de quoi se vêtir, de quoi se loger convenablement. La grande diminution de la consommation intérieure des produits de nos industries ne doit-elle pas mettre au rabais le salaire de l'ouvrier ? On voit que tout s'enchaîne, que tous nous devons nous entraider. Point de distinction. Point deux poids et deux mesures. Protection égale pour l'industrie et l'agriculture, ou libre échange pour tous.
Un honorable collègue a dit, dans une séance précédente, qu'on n'a jamais vu une ferme sans fermier; qu'il n'y a jamais eu de ferme vacante, qu'elles sont toujours occupées et que le propriétaire foncier touche toujours un revenu. Cela n'est pas toujours exact. En 1825, 1826 et 1827, plusieurs propriétaires n'ont pu affermer leurs propriétés foncières à des personnes solvables, à cause du trop grand avilissement des denrées alimentaires.
Prenons garde, messieurs, car la ruine du cultivateur compromettrait les intérêts du propriétaire et, par conséquent, ceux du pays.
C'est pour ces motifs que je propose, par forme d'amendement, une protection très modérée pour quelques céréales, dans le cas où les propositions faites en faveur d'une protection plus élevée ne seraient pas acceptées par la chambre ; et en attendant la liberté de commerce illimitée, je voterai pour toutes les propositions qui seront faites dans le but d'empêcher que la concurrence étrangère ne déprécie nos produits agricoles.
M. le président. - Voici l'amendement proposé par M. Van Renynghe ;
« J'ai l'honneur de proposer à la chambre, par forme d'amendement au paragraphe premier de l’article premier de la loi sur les denrées alimentaires, de soumettre à l'entrée le froment à un 1 fr. 50 c. les cent kilogrammes, et le seigle, l'avoine, le sarrasin, le maïs, les vesces et les pois à un droit d'un 1 fr. les cent kilogrammes. »
M. de Liedekerke. - Messieurs, il nous est enfin donné d'aborder la discussion sur le projet de loi qui concerne les céréales, longtemps, trop longtemps retardée, par la tolérance, par le concours ou, si on l'aime mieux, par l'imprévoyance du gouvernement. En effet, messieurs, il y a plus d'un mois que cette loi pourrait être discutée, et qu'au lieu d'une loi provisoire de six semaines, nous aurions obtenu au moins une loi provisoire d'une année. Le provisoire et les mesures exceptionnelles, commencés sous l'empire d'une dure nécessité, continués en présence de circonstances politiques exceptionnelles, justifiés par l'incertitude qui pesait sur tous les intérêts, devaient cependant, nous pouvions l'espérer, avoir enfin un terme.
L'honorable ministre de l'intérieur le reconnaissait lui-même, dans la séance du 22 décembre 1848, alors qu'il nous disait :
« Tout ce que nous vous demandons, c'est que, pendant un an encore on continue l'expérience dans laquelle on est entré. »
L'année est expirée, et le provisoire, on vous demande, au nom du gouvernement, de le renouveler encore ! Quelle foi, quelle confiance , j'ai regret de le dire, pouvons-nous avoir dans ces assurances nouvelles, et qu'est-ce qui atteste que ce provisoire se bornera à une seule année?
Oui, il nous est permis de le dire : Comment! Vous qui êtes chargé de la responsabilité et des devoirs du gouvernement; vous qui avez une si longue expérience des affaires publiques; vous qui avez été si honorablement mêlé, je me hâte de le reconnaître, à toutes les affaires de votre pays, depuis vingt ans; vous que nous devons croire à la tête d'un parti politique important ; comment se fait-il que sur une question si haute, si sérieuse, si grave, tous les orateurs l'ont reconnu, sur cette question source vitale du bien-être de la classe la plus nombreuse de la communauté belge tout entière, vous n'ayez ni projet ni plan arrêté, et que vous aboutissiez encore à des mesures provisoires !
Messieurs, nous pourrions peut-être l'accepter, fût-ce même avec hésitation, si, en scrutant ce qui nous entoure, en considérant l'horizon politique le plus éloigné du firmament ministériel, nous pouvions trouver quelque chose qui pût dissiper nos alarmes, ou attiédir nos craintes.
Mais il n'en est rien. Que disiez-vous l'an passé? Vous disiez que la concurrence étrangère ne pouvait avoir aucune influence désastreuse pour le producteur indigène ; et cette considération vous faisait repousser tout droit protecteur; vous disiez ensuite à l'honorable M. Coomans que le droit qu'il réclamait n'était qu'une sorte de loi de famine déguisée; qu'il pèserait d'une manière désastreuse sur l'alimentation des classes inférieures. Et vous êtes venu confesser, cependant, dans une discussion récente, à l'occasion de l'adresse , que ce même droit n'eut pas empêché l'avilissement des prix des céréales. Ce qui ne vous détournait pas de reconnaître, d'autre part, que le droit de 50 c. avait eu les conséquences les plus heureuses, les plus fructueuses pour le trésor.
Mais s'il est vrai que le droit proposé par l'honorable M. Coomans ne pouvait empêcher l'avilissement des céréales, il ne pouvait donc pas (page 531) nuire aux consommateurs; si, d'autre part, le droit de 50 centimes a produit des conséquences heureuses pour le trésor, à plus forte raison en aurait-il été de même de celui qui a été proposé par l'honorable M. Coomans l'année dernière. Seulement les bénéfices eussent été plus abondants pour le trésor.
Mais ce n'est pas tout : plus je compulse la biographie commerciale de M. le ministre de l'intérieur, plus je trouve que ses contradictions économiques éclatent avec force ; je lui en demande pardon ; je ne voudrais rien dire ici qui lui fût blessant, aussi je ne cite que des faits, je ne fais que de l'histoire.
Certainement, le ministère tout entier et M. le ministre de l'intérieur incline pour le libre-échange; ses sympathies sont pour ce principe, ou pour cette théorie, car en fait, le libre échange n'est encore qu'à l'état de principe, de théorie. Eh bien, comment se fait-il qu'en présence de ces sympathies, qu'en présence du principe de libre-échange que vous semblez proclamer si haut en paroles, vous ayez conservé des primes pour l'industrie linière par votre arrêté du 15 juillet 1848? Comment se fait-il que vous ayez institué, fondé, c'est bien plus fort, des primes en faveur des tissus de coton par votre arrêté de mai 1848 ? Comment se fait-il que vous ayez créé des primes en faveur des fabricants de fil de coton qui renouvelleraient ou compléteraient leur outillage?
Voilà, messieurs, une série de mesures que je déroule devant vous et qui, assurément, n'entrent point dans le système de ceux qui professent des sympathies, des sentiments favorables au libre-échange. Comment se fait-il que vous vous soyez attiré, de la part d'un de vos amis, des observations si justes, si éminemment vraies dans la séance du 30 mai 1849? Rappelez-vous ce que disait cet honorable membre, dont je ne partage pas tous les principes ni toutes les opinions, mais dont je respecte les convictions et la constance de principes dont il fait preuve.
Il vous disait : « Nous avons été une fois dans le ministère et dans la chambre libre-échangistes, une autre fois nous avons été protectionnistes renforcés, prohibitionnistes même dans la loi sur les étoupes. Je demande, poursuivait-il, si ces trois actes appartiennent au même système.»
Voilà ce que disait l'honorable M. Prévinaire dans la séance du 30 mai 1849. Sans doute, je sais bien qu'on dira que ces primes étaient instituées dans des temps difficiles, quand les industries particulières, les facultés personnelles, les forces individuelles, venaient à fléchir. Je l'admets, mais il fallait fixer un terme où ces primes viendraient à cesser et indiquer quelles mesures d'ensemble vous adopteriez pour rentrer d'une manière normale définitive dans le système que vous professez, que tous semblez porter si haut. Et voyez, messieurs, à quelles singulières contradictions on arrive !
Il vous souvient peut-être que vous avez voté naguère un crédit de 800 mille fr. mis à la disposition de la prison de Saint-Bernard, pour introduire une nouvelle industrie, celle des toiles russias, si je ne me trompe. Cette subvention devait avoir un terme après avoir excité et vivifié l'industrie particulière; son but atteint, on ne devait pas créer là en germe un monopole en faveur de l'Etat. Eh bien, c'est vraiment étrange à dire, aujourd'hui la chambre est saisie d'une demande de crédit de 2 millions qui aura pour effet irrécusable de monopoliser ce commerce au détriment de l'industrie privée elle-même.
Vous le voyez, messieurs, il n'y a rien de suivi, rien de soutenu il n'y a aucun ensemble dans les actes de M. le ministre de l'intérieur; il y a peut-être de l'harmonie dans ses paroles, mais il n'y en a aucune dans «es actes, dans les faits successifs destinés à dérouler à enchaîner son système.
N'est-il donc pas permis de souhaiter qu'un rayon de soleil vienne enfin éclairer cet épais brouillard, cette espèce de mysticisme dans lequel s'enveloppc M. le ministre de l'intérieur?
Ce n'est pas ainsi qu'en agissait sir R. Peel, cet homme illustre souvent cité dans cette enceinte, si digne de ses hautes destiné et du pouvoir qu'il exerce dans son pays.
Savez-vous ce qu'il disait - et ses paroles étaient des actes - en présence d'une question analogue qui embrassait l'intérêt industriel et l'intérêt de l'agriculture ? Voici, messieurs, un extrait de son mémorable discours :
« Je ne vais pas aller choisir les grands intérêts liés à l'agriculture de ce pays, leur demander d'abandonner les droits protecteurs sans être en même temps préparé à demander le même sacrifice aux autres intérêts aujourd'hui protégés par nos lois. Ma proposition, ajoutait-il, n'est pas une proposition séparée ou isolée. »
Voilà un système fondé sur la justice, sur l'équité. Et au moment où il demandait l'abaissement du droit sur les céréales, que faisait-il? Il établissait, non pas le crédit foncier, chose détestable, mais le crédit agricole qui peut être excellent; il déchargeait les communes de grands frais qui pesaient sur elles pour la construction de routes, et une série d'autres mesures qu'il serait trop long d'énumérer ici.
Mais puisque j'ai touché l'Angleterre, qu'il me soit permis de considérer ce qu’elle a fait pour son agriculture, sous quel régime elle a vécu, dans quelles circonstances, sous l'empire de quelles nécessités impérieuses, elle a adopté le nouveau système dans lequel elle est embarquée depuis un an à peine.
Savez-vous de quelle époque date la protection la plus exagérée pour l'agriculture en Angleterre? Elle date de 150 à 160 ans au moins. Sous l'empire de cette protection, son agriculture a pris ce développement fabuleux que l'on cite aujourd'hui comme l'honneur de l'Angleterre, comme l'exemple des nations. Oui, l'impôt foncier, depuis Guillaume III, a été toujours en diminuant. Les droits frappaient les céréales étrangères; les primes protégeaient l'exportation des céréales étrangères.
Pour ne citer qu'un exemple, de 1741 à 1758, les primes à l'exportation des grains se sont élevées à 1514,962 liv. 17 schel.; et en 1750, pour citer une seule année, les primes s'étaient élevées à la somme énorme de 324,176 l. 16 schell. 6 den. Dans des temps plus récents, pour ne plus remonter si haut, je vois que de 1816 à 1834 on a réduit de 965,634 liv. ster. les impôts dont les classes agricoles étaient spécialement grevées, tels que la taxe sur les chemins employés à l'agriculture, les juments poulinières, la taxe des fenêtres occupées par les domestiques des établissements agricoles, et d'autres éléments d'impôts que je ne citerai pas en ce moment.
Voilà une faible partie de ce qui a été fait pour l'agriculture anglaise.
Et quelles sont les causes qui ont amené impérieusement, après de nombreuses hésitations, après de violents combats, à l'adoption de la législation nouvelle? De 1815 à 1841, la balance en faveur des importations avait été de plus de 20 millions de quarters (le quarter vaut. 2 hectolitres 90 litres.)
La population, qui augmentait de 200,000 âmes par an, s'éleva, à partir de 1841, dans une proportion graduelle de 380,000 âmes. Il fallut donc admettre, comme une conséquence inévitable, une importation croissante de céréales étrangères.
En 1838, en 1839, en 1840, l'importation avait pris les proportions les plus grandes. C'est à cette dernière époque que correspond un emprunt que fit la banque anglaise, à la banque de France, phénomène étrange dans un pays si puissant par ses capitaux.
Enfin, l'Angleterre, avant tout nation manufacturière, suivait une politique insensée, funeste, homicide, lorsque, obligée de chercher ses approvisionnements à l'étranger, elle s'empêchait de les solder avec ses propres produits et s'obligeait ainsi à les solder en argent.
En 1828 Canning, en 1829 le duc de Wellington, en 1842 et en dernier lieu sir Robert Peel avaient essayé des diverses échelles mobiles; aucune n'avait réussi.
Et cependant on n'abordait pas cette fameuse liberté du commerce, de l'importation des céréales, dont on parle tant aujourd'hui. Qu'est-il arrivé? La disette vint fondre sur l'Europe entière! Il semblait que cette triste épreuve fût comme le précurseur des mauvais jours qui allaient se lever sur le monde. En présence du manquement total de la récolte des pommes de terre, du manquement de la plus grande partie de la récolte des céréales, en face de l'Irlande affamée et gémissante, il fallut bien que l'Angleterre, contrainte, en quelque sorte par la main de la Providence, abordât cette législation devant laquelle elle reculait depuis tant d'années.
Eh bien, cette libre entrée des céréales a été introduite par une échelle graduée, qui n'a pris son cours qu'en février dernier. Depuis lors, ceux qui sont le plus partisans de cette liberté reconnaissent qu'il y a encombrement dans le marché, dégradation dans les prix, excès d'approvisionnements. Et Cobden lui-même, ce grand promoteur, ce grand provocateur du free trade, l'admet, lui aussi, contraint par l'évidence des faits. Seulement, il soutient, et comment en agirait-il aulrement? qu'il faut maintenir cette législation.
Il s’écrie en s'adressant aux campagnards, aux agriculteurs : « Soutenez-moi, appuyez-moi, afin de conquérir une réforme financière et de diminuer les dépenses de l'Etat, les impôts qui pèsent sur vous, et d'arriver ainsi à l'affranchissement des charges qui vous accablent. »
Mais on sait ce que c'est que de diminuer les budgets; on sait les difficultés que l'on rencontre, surtout dans un pays aussi vaste que l'Angleterre et dont les besoins sont si compliqués, et les exigences si variées !
Messieurs, j'aborde plus directement notre situation. Et j'écarte d'abord une distinction que l'on voudrait faire trop souvent entre les ouvriers agricoles et les ouvriers industriels. Je repousse cette distinction. Les intérêts des ouvriers agricoles et ceux des ouvriers industriels sont solidaires. Les uns ne peuvent pas souffrir sans que les autres en reçoivent le contre-coup. Il ne peut y avoir pénurie pour les uns sans qu'à la longue il y ait pénurie, détresse, misère pour les autres. Car, ce qui est vrai, c'est que le grand consommateur de produits industriels, de produits importés par le commerce, c'est l'ouvrier agricole, c'est le campagnard. Je crois qu'il n'est pas contestable que le plus important, que le premier de tous les marchés, c'est le marché indigène. Mais pour cela que faut-il? il faut conserver un prix rémunérateur aux travaux de l'ouvrier agricole.
Il est évident que lorsque vous livrez les produits de l’agriculture indigène a une libre concurrence, que vous les privez de toute protection, tandis que vous entourez de droits protecteurs les produits de vos manufactures, vous établissez en faveur de ces derniers un monopole. Ce monopole offrant de plus gros profits, les capitaux y sont nécessairement attirés, et vous les éloignez forcément de l'agriculture, puisque les profits y sont moindres. N'est-ce pas là nuire directement, gravement, à l'agriculture? Cela ne me paraît pas douteux, car non seulement vous livrez exceptionnellement l'agriculture dans son état présent à la concurrence du monde entier, mais vous la retenez arbitrairement dans cette situation en détournant d'elle les capitaux qui seraient disposés à y aller!
De même quand vous enlevez toute protection aux céréales, et qui vous protégez par des droits importants les produits manufacturés, vous favorisez les intérêts d'une seule classe du pays, celle des fabricants, des industriels, des commerçants ; car vous donnez au plus bas prix possible (page 532) les substances alimentaires à leurs ouvriers, tandis que vous faites payer à un prix infiniment supérieur, aux ouvriers agricoles, d'autres objets de première nécessité. Vous réduisez, en un mot, la valeur des produits agricoles qui devient ainsi une monnaie avec laquelle on achète moins de produits d'une autre qualité.
Je rencontre ici, messieurs, cette objection si souvent renouvelée, si souvent répétée, et qui, je l'avoue, constitue une phrase bien retentissante, c'est que le droit qu'on vous propose est un droit prélevé sur le pain du peuple. L'année dernière, un membre éloquent de cette assemblée, que je regrette de ne pas voir à son banc, nous faisait un calcul dont les proportions gigantesques m'avaient accablé. Il vous parlait de 14,583,208 fr. que le droit proposé par l'honorable M. Coomans aurait prélevé sur le pain du peuple, dont 886,400 fr. seraient entrés dans les caisses de l'Etat, tandis que le reste allait grossir la bourse des propriétaires, bien surpris sans doute d'un accroissement si soudain.
Messieurs, ce calcul est trop exagéré. Ses proportions sont trop grandes pour que je croie devoir les détruire et en prouver toute l'inanité. Mais ce qui est vrai, messieurs, c'est que le pain n'est pas le seul objet essentiel pour le peuple. Il en est bien d'autres qui sont aussi de première nécessité pour lui : les vêtements, les étoffes, le café, le sel sont aussi des objets de première nécessité, et cependant vous les imposez. Le coton, la laine, la métallurgie, étrangère, vous les imposez.
J'entends ici par métallurgie, les fers qui servent à construire les instruments aratoires du cultivateur et sont ainsi des objets de première nécessité pour lui. Les houilles sont aussi des objets de première nécessité pour l'agriculteur qui veut développer l'agriculture sur son terrain ; et fabriquer de la chaux, et cependant vous les protégez, Est-ce un fait que je blâme? Non, messieurs, dans de certaines limites.
Car la métallurgie, messieurs, qui est une de nos plus belles, une de nos plus grandes industries, ne s'est-elle pas développée à l'ombre de la protection? N'est-ce pas par la protection, la plus durable, la plus continue, qu'elle a pris ces grands développements qui font honneur au pays et qui, j'ose le croire, la mettront à même de lutter, même sans être protégée et dans un avenir rapproché, avec les industries similaires d'autres pays?
Certes, messieurs, je ne blâme pas la protection qu'on a pu lui accorder. Je la considère comme salutaire et efficace; et ici je touche indirectement à cette question de la lutte des deux principes, du principe du libre échange et du principe de la protection.
Messieurs, il faut bien aborder ouvertement, en quelques mots du moins, cette question.
Il y a, je crois, parmi les partisans du libre-échange deux classes bien distinctes. Il y a des hommes d'une théorie absolue qui voudraient voir abaisser directement, complètement, immédiatement tous les droits protecteurs. A ceux-là je dirai, messieurs, que tant qu'on n'aura pas changé les mœurs, les préjugés, les intérêts nationaux, tant qu'on n'aura pas renversé les barrières naturelles ou artificielles qui séparent les différents peuples les uns des autres, on ne pourra jamais introduire un pareil système sans accumuler des ruines sur un pays, surtout sur un pays dont les frontières sont restreintes.
Il en est d'autres qui sont plus modérés dans leurs conceptions, qui voudraient que l'on introduisît dans les tarifs un abaissement graduel. Quant à eux, je crois que, dans un temps donné, il sera peut-être possible d'arriver à les satisfaire. Mais il faudra un temps bien long; car malheur au pays qui, dans des proportions semblables à celles du nôtre, voudrait donner cet exemple et aller au-devant de si formidables réformes ! Il serait accablé sans relâche par la rivalité, par la puissance, par la suprématie de ses voisins.
Messieurs, l'origine de la législation qui nous régit maintenant quant aux céréales est évidemment due à un accident, à des nécessités imprévues et passagères. Je le disais tantôt, ce sont des circonstances exceptionnelles, des circonstances malheureuses, des obligations très dures qui l'ont introduite.
Mais, messieurs, elle ne peut pas devenir une législation normale. L'année 1848 avait été une année heureuse sous le rapport des récoltes. L'année 1849 a été très abondante. Nous pouvions donc espérer d'arriver à une législation sinon définitive, au moins plus régulière que celle qui nous régit en ce moment.
L'honorable M. Coomans vous disait dernièrement que malgré le bas prix des céréales, que malgré le bas prix du bétail, il y avait une véritable pénurie, une misère constante, une sérieuse détresse dans la classe des propriétaires agricoles. Je crois que l'honorable membre a malheureusement, profondément raison. Et cependant, messieurs, il s'agit ici (l'exposé des motifs du gouvernement le disait) de 900,000 intéressés, sans compter les ouvriers et les domestiques. Il est vrai que, par un calcul bien singulier, ces 900,000 intéressés sont réduits à bien peu de chose.
En vérité, si l'on voulait appliquer le calcul de l'exposé des motifs aux autres grands intérêts du pays, aux industriels, aux industriels cotonniers, aux industriels liniers, par exemple, on arriverait à réduire le personnel intéressé dans la richesse industrielle, dans la grandeur, dans la prospérité du pays, à un nombre infiniment exigu.
On dit encore que les exportations ont dépassé les importations. C'est là un des arguments les plus puissants, un des arguments les plus forts, celui sur lequel on semble s'appuyer avec le plus de satisfaction.
Mais, messieurs, on oublie que 395.000 hectolitres de froment, que 228,000 hectolitres de seigle, sont restés dans le pays en 1848, époque d'une bonne, d'une très bonne recolle. C'est un fait qu'il ne faut pas écarter de votre esprit.
L'excès des importations, messieurs, avilit les prix ; c'est une chose qui est incontestable. Que ce soit un effet moral ou tout autre, les importations avilissent les prix; lorsqu'il y a une moisson souffrante ou abondante, ajoutez-y une quantité, même minime, de céréales étrangères, à l'instant vous avilissez les prix ; vous les dégradez, ou, s'ils le sont, vous les empêchez de se relever.
Cela est évident, c’est vrai pour les produits agricoles autant que pour tous les autres. Cela correspond à ce que les Anglais désignent du mot « overstock » ou de « gluth ». On dit qu’il suffit pour cela de l’abondance des céréales du pays lui-même. Mais, messieurs, lorsqu'il y a abondance dans le pays lui-même, cette abondance se règle elle-même, se combine, se compense : le fermier n'apporte pas au marché toutes ses céréales; il attend la fin de l'hiver afin de savoir quel peut-être le pronostic de la moisson future et par cela même il établit la compensation et comme une moyenne dans les prix. Mais si vous ajoutez à l'abondance indigène l'abondance extérieure, il est évident que vous dégradez, que vous diminuez, que vous abaissez les prix, parce que vous anéantissez du même coup toute combinaison sagement économique.
Messieurs, est-il inutile, est-il indifférent de pouvoir compter en grande partie, du moins, sur le marché indigène? Je ne le crois point. Je pense, au contraire, que c'est un grand bonheur, un grand avantage pour un pays, de pouvoir, par lui-même, fournir à sa propre alimentation. C'est ce que reconnaissait M. Huskisson, que certes aucun libre-échangiste ne pourra récuser dans cette discussion. Voici ce qu'il disait à deux époques bien différentes de sa vie, en 1815 et en 1827 ou 1828, peu de temps avant sa mort :
« Qu'il était d'opinion que, dans certaines limites, et en respectant les circonstances extrêmes, il était utile de rendre un pays indépendant de l'étranger sous le rapport des subsistances. »
Maintenant, messieurs, le pouvons-nous? Pouvons-nous,, dans une certaine mesure, nous rendre indépendants de l'étranger pour les subsistances? J'ai, messieurs, ce consolant espoir.
Notre agriculture, je ne pense pas que cela puisse être nié ni contesté, notre agriculture peut faire de grands, d'immenses progrès. On calcule à peu près que dans ce pays 400,000 hectares sont cultivés en froment ; eh bien ! l'exposé des motifs dit que la récolte moyenne est de 18 hectolitres. Admettez que sur ces 400,000 hectares, 200,000 puissent produire seulement deux hectolitres de plus et vous trouvez une augmentation de produits de 400,000 hectolitres. Mais ce n'est pas tout, car je ne parle ici que de la bonification de l'agriculture.
Vous avez encore 227,482 hectares de bruyères et de terres incultes. Eh bien, messieurs, sera-t-il dit que dans ces 227,482 hectares de bruyères et de terres incultes il n'en est aucune qui soit susceptible d'une bonne culture, qui ne puisse être utilement défrichée? Mais certes, non. Nous devons nous souvenir que nous avons voté une loi sur les défrichements, évidemment faite pour appeler à l'amélioration agricole ces nombreuses bruyères.
Eh bien, messieurs, je prends le tiers ou 75,827 hectares. La moyenne du rapport est de 18 hectolitres, je l'abaisse même à 14 et je trouve pour le nombre d'hectares que je viens de citer un total de 1,061,578 hectolitres. Si vous en défalquez la partie qui sert à payer le salaire du cultivateur et les frais de culture, vous conservez facilement 550,000 à 600,000 hectolitres qui pourraient être mis dans le commerce. Je pense qu'il n'y a là rien d'exagéré, et qu'un pareil calcul est parfaitement justifié, parfaitement légitimé.
Il y a bien plus, messieurs ; vous avez, outre les bruyères et les terres incultes, 539,128 hectares de bois.
Eh bien, messieurs, à en juger d'après ma province, il y a de nombreuses parties boisées qui peuvent très avantageusement être appelées à la culture et qui donneraient des revenus plus élevés que ceux qu'ils ont donnés dans le passé.
M. le ministre de la guerre, l'année dernière, dans la discussion de son budget, disait que les bruyères du camp de Beverloo, les plus mauvaises de la Belgique, avaient été mises en culture et formaient d'excellentes terres. J'invoque cette autorité parce que je pense qu'elle ne peut pas être récusée au banc ministériel.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Nous sommes parfaitement d'accord avec vous sur ce point. Nous poussons de tous nos efforts aux défrichements.
M. de Liedekerke. - Mais, messieurs, si vous ne garantissez pas à l'agriculture une rémunération suffisante, non seulement les terres actuellement cultivées resteront dans un état de stagnation complète, mais vous ne pourrez pas non plus espérer d'en améliorer ni d'en appeler aucune nouvelle à l'agriculture. Veuillez-vous arrêter à ce fait.
Quel sera, croyez-vous, l'effet inévitable des récentes mesures prises en Angleterre?
L'effet sera que les terres inférieures seront nécessairement abandonnées. Le revenu net de ces terres ne suffira plus pour donner une indemnité ou une compensation suffisante à l'agriculteur, et les terres de valeur inférieure seront nécessairement abandonnées. Voilà quel est le résultat des mesures récentes pri.es en Angleterre.
Des prix non rémunérateurs , il ne faut pas se le dissimuler, ont une triple influence : influence sur la fortune du propriétaire, influence sur la fortune du fermier ou de l'agriculteur propriétaire, influence sur la fortune de l'ouvrier agricole.
(page 533) Le propriétaire, messieurs, lorsque ses revenus sont mal payés, qu'ils rentrent langoureusement, ne peut plus faire aucune de ces dépenses de luxe qui ne sont point inutiles dans un pays, puisqu'elles s'adressent au travail national, à l'industrie, aux manufactures.
Le propriétaire se trouvera incapable d'user de ses capitaux, de ses revenus pour l'amélioration des terres et les travaux nouveaux, les constructions nouvelles, les améliorations diverses; il les reculera, les différera!
Quant au fermier, messieurs, loin de faire des améliorations, c'est tout au plus si, avec un prix non rémunérateur, il pourra continuer à ensemencer régulièrement toutes ses terres. Loin d'avoir des ouvriers en plus, il en réduira le nombre autant qu'il le pourra, il ne conservera que ceux qui lui sont strictement nécessaires, et ainsi la misère s'étendra de plus en plus à cette classe de travailleurs.
Quant aux ouvriers agricoles, il ne faut pas oublier que le prix des grains ne leur est pas indifférent. Le plus grand nombre est payé avec quoi? Est payé avec du grain, est soldé en nature. Dès lors, lorsque la valeur du grain vient à tomber, c'est une diminution de valeur dans la monnaie dont ils peuvent disposer. Loin de se donner alors du superflu, ils ne sont plus même capables de se donner le nécessaire. Toute la communauté, messieurs, en souffre ; car il ne faut point se le dissimuler, et il est facile de le vérifier, combien une diminution même de peu de centimes dans les acquisitions de l'ouvrier produit une différence grande et appréciable dans la distribution de la richesse, dans l'écoulement des produits manufacturés et industriels du pays, au sein du pays même.
Ce n'est donc pas dans un intérêt égoïste que nous demandons un prix rémunérateur, c'est dans l'intérêt de la généralité que nous élevons la voix.
Messieurs, j'appuie donc la nécessité de la protection sur les différents motifs que je viens d'énumérer. Je crois que la protection est utile au maintien de la production indigène et au développement de l'agriculture. De plus, messieurs, je crois que lorsque vous ne donnez aucune protection aux céréales indigènes, en ne frappant que d'un droit très minime l'entrée des céréales étrangères, vous donnez ainsi une sorte de prime au producteur étranger. Evidemment, messieurs, lorsque laissez arriver sur votre marché national, à un prix de revient fort inférieur à celui de vos propres grains, les céréales étrangères; que faites-vous, sinon de primer sur votre marché national lui-même les céréales étrangères?
Permettez-moi d'établir un calcul, de poser une hypothèse. Je ne dis point qu'elle est réelle dans les chiffres que je lui donne, mais c'est une simple supposition pour rendre ma pensée plus saisissante et plus lumineuse. Si le coût naturel d'un hectolitre de blé, de froment, de grain est de 25 fr., si par l'impôt dont vous le frappez, vous relevez à 26 fr. 50 c. tandis qu'au contraire, le blé étranger peut se débiter sur votre marché national au prix de 25 francs, que faites-vous? Vous donnez indirectement, volontairement, une prime d'un franc 50 centimes au blé étranger.
Un économiste célèbre le reconnaissait lui-même : il admettait tellement l'injustice d'un pareil fait qu'il demandait que, dans ce cas, on donnât une prime à l'exportation du blé indigène, parallèle à la différence du prix du blé étranger.
Je sais que, d'après les tarifs officiels du gouvernement, l'on établit des calculs qui prouvent que le blé étranger ne peut pas arriver à des prix aussi inférieurs sur notre marché; mais j'ai quelque défiance de ces chiffres qui n'ont pas été recueillis par des autorités très compétentes, et qui sont envoyés sauvent par des consuls peu au courant des prix réels, véritables de ces marchés. Permettez-moi, à mon tour, messieurs, de vous lire un extrait d'une statistique faite par M. Meesh, que le gouvernement anglais avait chargé d'aller recueillir les prix exacts, rigoureux sur les marchés de céréales les plus célèbres de l'Europe entière.
Voici ce que disait M. Meesh des blés danois : « Le blé danois a été en moyenne pendant ces dernières vingt-cinq années pour wheat (froment) 28 schellings 10 denier par quarter, rye (seigle, à ce que je crois) 19 schellings. La perspective d'exportation le fera monter à 30 ou 31 schellings, mais si une exportation régulière s'établissait, la quantité de céréales produite par le Danemark et le- Schleswig pourrait s'élever de beaucoup. Le fret peut aller au maximum d'Elseneur à Londres (je pense qu'on pourrait sans erreur substituer en Belgique) à 4 schellings, ce qui formerait un total de 34 ou 35 schellings le quarter, soit à une légère fraction près 14 fr. 76 c. l'hectolitre. »
J'ai ici une lettre d'un grand commerçant de grains, dans laquelle je lis que les blés français se vendent à 2 fr. 50, 3 et 4 fr. meilleur marché, au moins depuis deux ans que les nôtres, et qu'ainsi il est facile d'en introduire de grandes quantités, avec un bénéfice assez notable.
Or, messieurs, en songeant à nos prix déjà si réduits, diminués encore depuis l'an dernier, et déjà ils étaient bas, de dix pour cent, il faut avouer que les prix auxquels on peut importer le blé étranger sur nos propres marchés constitue l'avilissement de nos blés, et les abaisse à un taux qui cesse d'être rémunérateur pour le propriétaire, pour le cultivateur et pour l'ouvrier agricole.
Il ne faut pas oublier qu'on ne cultive en Russie que les meilleures terres, et que par conséquent on y a des produits faciles et à bon marché; il ne faut pas perdre de vue que si une exportation régulière s'établissait, il en résulterait que l'agriculture s'y améliorerait dans de grandes proportions et que le produit qui pourrait être importé de Russie et d'autres pays du Nord irait en augmentant? Que verrions-nous alors? C'est que la pression sur nos marchés s'aggraverait et qu'elle écraserait notre production nationale frappée d'épuisement et de désespoir.
Messieurs, je sais bien qu'on soutient toujours que le droit doit peser sur l'acheteur, que chaque fois qu'il y a un droit sur le grain, c'est le consommateur qui doit le payer. Cette assertion est très rarement fondée. Non, ce n'est pas toujours le consommateur que le droit que l’on établit vient frapper, c'est souvent le producteur ou le commerçant qui en est atteint, et permettez-moi de vous en indiquer une preuve.
Lorsque vous ajoutez à l'un de vos impôts quelques centimes additionnels, le prix du blé est-il donc augmenté de toute la valeur de cet accroissement d'impôt? On n'oserait le prétendre, et je crois qu'on aurait de la peine à le prouver. Lorsque, il y a près deux ans, nous avons vu l'impôt additionnel de 45 centimes établi en France, est-ce que le prix du blé, dans ce pays, s'est accru de la valeur des 45 centimes? Nullement; c'est le cultivateur français qui a dû en supporter le douloureux sacrifice, c'est son revenu net qui en a supporté tous les frais.
Dans une discussion qui a eu lieu dans le parlement anglais, en 1848 et 1849, on calculait qu'ou avait introduit eu Angleterre pour 12 millions de liv. st. de céréales étrangères; on calculait que les bénéfices s'élevaient à 3 millions de liv. st.; croyez-vous que si un droit était venu frapper ces. céréales à l'entrée, ce serait le consommateur qui l'aurait payé? Eh non, messieurs, le bénéfice de 25 p. c. serait peut-être tombé à 20 ou 18 p. c.; le consommateur n'eût pas payé le pain plus cher, il n'eût pas supporté cet impôt ; mais il aurait pesé sur le producteur des contrées lointaines, sur le navigateur, sur le commerçant.
Messieurs, j'aborde un autre ordre d'idées : je veux parler des nécessités financières et des besoins de la fortune publique. Je partage l'opinion de M. le ministre des finances, qui nous disait dernièrement que ta position financière de la Belgique était une position très forte; je partage l'opinion de M. le ministre des finances, lorsqu'il nous affirmait que notre pays était un des pays les plus riches de l'Europe entière; cela est vrai, et je me joins avec bonheur au témoignage éloquent que M. le ministre des finances nous en donnait l'autre jour dans cette enceinte. Mais il n'en est pas moins vrai que si notre position financière est forte et prospère, il y a un léger embarras, une légère gêne dans nos finances. Il n'en est pas moins vrai qu'il faut dissiper cette gêne, cet embarras insensible pour restituer à nos finances une situation pure et nette, celle qui est digne de ce pays, celle à laquelle la Belgique peut et doit prétendre.
Et qu'il me soit permis de le dire : Quel système avez-vous suivi? Vous proclamiez bien haut, il y a quelques années, que cette situation financière était alarmante. Votre langage s'est adouci depuis, et je vous en félicite. Mais, messieurs, qu'avez-vous fait pendant ce temps? Vous avez diminué les ressources de l'Etat; vous avez abaissé les tarifs du chemin de fer; vous avez diminué les péages des canaux; vous avez aboli le timbre des journaux, cet impôt qui subsiste encore en Angleterre, cette patrie première de la liberté; vous avez abaissé le port des lettres ; vous avez abaissé les patentes; et vous n'avez pas encore touché à un impôt qu'il faudra fatalement abaisser, malgré vous, malgré vos hésitations: c'est l'impôt sur le sel. Considérez la réduction qui est venue affranchir le même produit en France, et soyez certains que vous devrez la suivre dans de certaines proportions.
Eh bien, je crois que l'abaissement de quelques-uns de ces impôts a pu être en principe peut-être une chose juste et salutaire ; mais lorsque les finances de l'Etat sont embarrassées, lorsqu'elles n'ont pas toute cette pureté et cette netteté qu'on doit leur désirer, je crois qu'il eût été d'une politique sage et prévoyante de ne pas diminuer sans nécessité les ressources actuelles de l'Etat.
Messieurs, trois moyens s'offrent à vous pour combler cet embarras dont je vous parlais. L'un, c'est la réforme des dépenses. Celui-là, vous en avez usé, vous l'avez poursuivi avec une constance tenace et vigoureuse ; et quoique je n'adopte pas toutes les réformes que vous avez introduites , et bien que leur utilité, leur avantage définitif soit encore un problème pour moi, je puis louer du moins ici votre fermeté et votre persistance. Vous avez un autre moyen; c'est celui du crédit. Le crédit, dans la situation déplorable de l'Europe, vous ne pouvez pas y songer. Enfin, vous avez une dernière ressource; c'est celle de l'impôt.
L'autre jour on disait dans cette enceinte que plusieurs des adhérents au budget de la guerre, que plusieurs de ceux qui se disposaient à le voter, ne suivraient pas le ministère quand il viendrait demander des impôts nouveaux. Quant à moi, je le déclare sans détour, quand vous nous présenterez des impôts acceptables, je serai prêt à les examiner, à les discuter, et à les voter; mais jusqu'à ce jour, vous ne nous avez présenté qu'un seul impôt nouveau qui est tombé devant les antipathies de cette chambre comme il serait tombé devant les antipathies du pays, car il n'est pas un foyer domestique d'où ne serait pas parti un cri de réprobation contre cette funeste et dangereuse innovation fiscale.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il n'est pas tombé.
M. de Liedekerke. - C'est ce que nous verrons. Dès lors permettez-moi de vous dire : Il ne serait ni juste, ni politique, ni sage de refuser, la ressource nouvelle qu'on vous offre.
Vous vous en êtes félicité, dans une autre occasion ; acceptez-là donc pour l'avenir et sans hésiter.
Certes, je ne crois pas que la mesure qu'on vous propose maintenant, que l'amendement de la section centrale, ni que la proposition de (page 534) M. Coomans puissent constituer une mesure définitive pour l'agriculture; je fais à cet égard toutes mes réserves.
Mais je l'accepte sous le rapport fiscal, je l’accepte parce qu'elle introduit le principe de la protection égale pour l'agriculture comme pour les autres industries; je l'accepte enfin, parce que c'est une pierre d'attente pour parvenir à l'harmonie générale des lois qui auront à combiner sur un pied d'égalité les intérêts de l'agriculture et des autres industries du pays.
Aussi, c'est avec une non moins grande conviction que celle qui animait tout à l'heure un de mes honorables collègues, que je prie les membres de cette chambre de bien songer au vote qu'ils vont émettre.
Qu'ils n'oublient pas que les décisions législatives peuvent, jusqu'à un certain point, secourir l'agriculture ; qu'ils n'oublient pas que le remède aux souffrances avérées de l'agriculture dépend en partie de ces résolutions; qu'ils n'oublient pas que si, on protège tout le monde, il ne faut excepter personne de cette protection ; qu'ils songent enfin que, dans le budget des voies et moyens, les impôts qui concernent plus particulièrement le sol figurent pour près de 40 millions; qu'ils veuillent bien se rappeler qu'il s'agit ici d'une population qu'il ne faut pas réduire à la détresse, qu'il ne faut pas plonger dans le désespoir!
Car c'est parmi ces classes nombreuses d'ouvriers agricoles que se trouvent les plus grands éléments de paix publique, d'ordre et de tranquillité véritable.
Ah! messieurs, le faîte de l'édifice social peut briller ailleurs d'un plus vif éclat, mais ses fondements les plus permanents, les plus solides sont enfouis dans les profondeurs du sol.
Enfin qu'il me soit permis de citer un dernier fait, de réveiller un dernier souvenir.
Il y a vingt mois à peine, lorsque en présence de l'agitation et des alarmes de l'Europe entière, alarmés vous-mêmes et inquiets, vous vîntes demander au sein de cette chambre pour défendre la sécurité, l'indépendance et l'honneur de ce noble pays, un effort patriotique à la nation entière, elle vous l'accorda avec élan par la voix de ses représentants. Mais sur les 36 millions que reçut le trésor, 30 millions furent versés par l'impôt foncier, par la terre; lorsqu'après une longue attente, après des années d'une patiente résignation, nous ne venons demander ni privilège ni prérogative, mais nous nous bornons à réclamer un traitement commun aux autres grands intérêts du pays, nous avons quelque droit à ce que notre voix soit entendue dans cette enceinte, car hors de cette enceinte les sympathies du pays nous répondront, et de nombreux échos accueilleront nos plaintes et nos justes réclamations.
M. Cans. - (L'honorable membre n'ayant prononcé que la moitié de son discours, nous le donnerons en entier dans le compte rendu de la séance de demain.)
- La séance est levée à 4 h. 3/4.