(Annales parlementaires de Belgique, chambre des représentants, session 1848-1849)
(Présidence de M. Delfosse, vice-président.)
(page 1062) M. de Luesemans procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
- La séance est ouverte.
M. Troye lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvés.
M. de Luesemans présente l'analyse des pièces adressées la chambre.
« Le sieur Bourgeois, notaire à Dottignies, demande que la formai du serment prescrite par le projet de loi sur les droits de succession soit remplacée par l'obligation de faire les déclarations de succession par acte notarié. »
- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.
« Plusieurs fabricants de cordages à Nivelles demandent la suppression des droits d'entrée sur les écorces de tilleul. »
- Renvoi à la commission permanente de l'industrie.
« Les sieurs Marchandise, entrepreneurs du nettoiement de la ville de Liège, appelant l'attention de la chambre sur la disposition de la loi 26 août 1822, qui prohibe l'engrais à la sortie et sur l'élévation du prix du transport de cette marchandise par le chemin de fer, demande des mesures de protection pour cette branche de commerce. »
- Renvoi à la commission permanente d'industrie.
« Le sieur Lepoutre prie la chambre de lui faire la remise des droits qu'il a dû payer à l'administration des accises comme caution de veuve Delà, saunière à Warneton. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Plusieurs pharmaciens demandent l'organisation de l'enseignement pharmaceutique et l'institution d'un jury central pour l'admission des pharmaciens. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
« Le sieur Loins prie la chambre de prendre des mesures pour réprimer l'ivrognerie. »
- Même renvoi.
« Les exploitants de mines de houille du Couchant de Mons demandent une réduction de 50 p. c. sur les péages des canaux de Mons à Condé et Antoing, et l'abolition du droit du canal d'Antoing pour les bateaux qui ne le parcourent pas. »
- Sur la proposition de M. Rousselle, dépôt sur le bureau pendant la discussion sur le projet de loi relatif à la réduction des péages du canal de Charleroy, et ensuite renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.
Messages du sénat faisant connaître l'adoption, par cette chambre des projets de loi relatifs :
1° à la prorogation de la loi du 22 septembre 1835, concernant les étrangers résidant en Belgique;
2° à la révision des tarifs en matière civile.
- Pris pour notification.
M. Dolez, retenu chez lui par une indisposition, demande un congé.
- Le congé est accordé.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) présente les projets de loi suivants :
1* Projet de loi relatif à une délimitation de commune; 2° Projet de loi de crédit pour l'armement de la garde civique ; 3° Projet de loi relatif à l'enseignement supérieur et aux jurys d'examen pour les grades académiques, accompagné de l'exposé des motifs.
- La chambre donne acte à M. le ministre de l'intérieur de la présentation de ces projets de lois et des exposés de leurs motifs, en ordonne l'impression et la distribution et renvoie le premier à l'examen d'une commission nommée par le bureau, les deuxième et troisième à l'examen des sections.
M. d'Elhoungne. - Ce projet est urgent.
- Un membre. - Il faut le mettre à l'ordre du jour des sections d'après-demain.
M. de Theux. - Je ne demande pas mieux que de voir accélérer les travaux de la chambre; mais nous ne devons pas nous habituer à examiner d'urgence tous les projets de loi importants qui nous sont présenté. Je demande que la mise à l'ordre du jour des sections n'ait pas lieu avant la semaine prochaine.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Ce projet mérite un examen sérieux de la part de la chambre, mais il est complexe et dans une des parties il est urgent, c'est celle qui concerne la formation du jury. C'est prochainement que doit s'ouvrir la session de Pâques. Si la loi n'était pas votée pour cette époque, je ne dis pas cela pour pousser les travaux la chambre outre mesure, nous serions obligés de demander la continuation du jury actuel.
M. Cools. - Comme l'a fait observer l'honorable préopinant, il y a de grands inconvénients à examiner et encore plus à voter d'urgence des projets de la plus haute importance. Si on examine le projet dont il s'agit dans les sections, tout ne sera pas terminé ; on va sans doute demander la discussion d'urgence; chacun me rendra cette justice de reconnaître que je n'ai apporté aucune entrave à la discussion de la loi sur les successions ; que je n'ai fait, jusqu'à présent, aucune proposition formelle relativement à la question des sucres; mais je tiens à déclarer que du moment où la loi sur les successions sera terminée, je ne garderai (page 1063) plus une position passive; je ferai tous mes efforts pour maintenir l’ordre du jour, pour faire discuter la proposition relative à la question des sucres après le vote du budget des travaux publics.
Ainsi tout le monde est prévenu à cet égard. (Interruption.)
On fera ce qu'on voudra.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Personne n'a demandé l'urgence de la discussion. Tout le monde reconnaît que la partie du projet relative au jury universitaire a une certaine urgence à cause de la prochaine session du jury. J'ai ajouté que si la loi n'était pas votée avant Pâques, le gouvernement serait obligé de demander la prorogation du jury actuel.
M. Le Hon. - Il ne s'agit que de l'examen en sections.
- Un membre. - Il faut le fixer à mardi.
- La mise à l'ordre du jour des sections pour mardi, est adoptée.
M. le président. - La parole est continuée à M. de Liedekerke.
(Note pour cette version numérisée ; le discours de M. de Liedekerke s’est étendu sur deux séances, celles du 21 mars et du 22 mars 1849, sans qu’il soit possible de déterminer le moment de la scission. L’intégralité de ce discours dès lors a été insérée dans la séance du 22 mars 1849)
(page 1056) M. de Liedekerke. - Messieurs, je ne récuse pas mon affinité avec deux des catégories qu'établissait, au début de son discours, M. le ministre des finances.
Je suis un de ces puritains qui voient dans l'impôt qui vous est proposé un danger sérieux pour la famille et pour l'énergie de sa constitution. Pour ma part, je le confesse, je crois aussi qu'il y a d'autres ressources à découvrir pour mettre les finances de l'Etat dans ctlte situation forte et prospère que je suis un des premiers à souhaiter.
Vous avez vu se dérouler devant vous, messieurs, le triste tableau de nos besoins; et les sombres couleurs dont il était chargé pouvaient assurément jeter quelques alarmes dans vos esprits.
Je ne toucherai pas, messieurs, tous les points de cet horizon financier, je laisse à d'autres de mes collègues plus habiles, plus expérimentés que moi, le soin d'approfondir cette face de la question, dont l'importance et la portée doivent frapper chacun de nous.
Cependant, l'argumentation de l'honorable M. Frère, son système même de discussion m'a quelque peu surpris. Toutes les fois, en effet, qu'il s'agissait d'un impôt autre que celui sur lequel votre attention est plus spécialement fixée, l'honorable préopinant affirmait qu'il était impossible, insuffisant, et qu'il faudrait engager une longue discussion incidente pour pouvoir l'apprécier. Assurément, j'ai une grande foi dans les assurances de M. le ministre des finances, mais si, d'un autre côté de la chambre, j'entendais s'élever des assertions ou des dénégations tout aussi péremptoires, tout aussi décisives, je me sentirais saisi de doutes très sérieux et j'éprouverais un embarras véritable !
En remontant toutefois vers le passé, je trouve, aux inquiétudes, aux appréhensions même que M. le ministre des finances semait autour de lui avec une si généreuse profusion, un calmant dont j'emprunterai la recette à lui-même.
Lorsque l'honorable préopinant parla pour la première fois (il était alors ministre des travaux publics) de la situation financière, il nous la présenta, dans la séance du 2 décembre 1847, « comme n'étant pas bonne. »
Lors de la session extraordinaire de l'été dernier, une modification assez sensible s'était déjà opérée dans l'esprit de l'honorable préopinant chargé ad intérim du ministère des finances, et « la situation était singulièrement améliorée » d'après lui.
(page 1057) Mais, messieurs, laissez-moi constater jusqu'au bout le contentement progressif qui se développait chez l’honorable membre. Voici dans quels termes il répondait, dans la séance du 14 décembre 1848, à notre rigoureux collègue l'honorable M. Delfosse : « .le ne sais trop si dans l'espace de ces dix-huit dernières années, la situation du pays, en général, a été plus satisfaisant, et, si l’on veut, moins difficile qu’elle ne l’est aujourd’hui.
« A quels signes reconnaît-on l’état plus ou moins satisfaisant d’un pays ? C’est, je pense, en consultant notamment le produit des impôts de consommation. A toutes les époques de misère il a éprouvé une réduction. C'est ce que vous avez vu dans les années 1846, 1847. Aujourd'hui le produit des impôts de consommation est excellent. Voilà un signe certain, infaillible, d'un état qui n'est pas alarmant. »
Plus loin, le même orateur disait que jamais les monts-de-piété n'avaient reçu moins de gages, que jamais les dégagements n'avaient été plus considérables.
Messieurs, je veux bien accepter les paroles du ministre, parlant dans la séance du 18 mars, mais je ne repousse pas les assurances qu'il nous donnait dans celle du 14 décembre. Si les unes m'effrayent, les autres me rassurent, et j'invoque tout au moins un système de compensation entre ces assertions si diverses!
Que si vous êtes aujourd'hui plus scrupuleusement véridique, plus convaincu, que vous ne l'étiez le 14 décembre, qui donc vous a poussé, en présence d'une situation pénible, de supprimer ou d'affaiblir tout au moins des sources réelles, certaines, de revenus, suppression qui ne profitera que peu ou point au peuple vraiment pauvre, pour vous trouver maintenant dans une nécessité plus pressante de proposer des impôts qui frapperont directement et durement, je le prouverai, le capital et la terre, ces sources certaines de la prospérité nationale!
Oubliez-vous donc que les réductions d'impôts ne constituent après tout qu'une munificence des temps prospères, et que la plus singulière des théories serait celle qui rejetterait un jour tel impôt pour en créer le lendemain même de plus lourds ou de plus odieux?
Du reste, permettez-moi de vous le dire avec une sincérité qui désire n'avoir rien de blessant pour votre caractère; votre système, je le sais, est de poursuivre l'abolition ou la diminution de la plupart des impôts indirects pour arriver à frapper par l'impôt direct toute richesse acquise, toute propriété. Vous oubliez ainsi que la multiplicité de l'impôt indirect est le signe d'une civilisation riche, puissante, industrieuse, et que c'est lui seul qui atteint la diversité de la richesse individuelle, et conduit sans effort dans les caisses de l'Etat le superflu des citoyens. Vous oubliez que tous les pays renommés pour leur système économique vivent surtout de l'impôt indirect, et réservent l'impôt direct pour les grandes calamités, pour les besoins imprévus. Ainsi, voulez-vous un exemple récent et frappant? Quand vous demandiez l'an dernier au pays 36,000,000, c'était l'impôt foncier qui se chargeait seul de vous en verser 30! Je n'étendrai pas davantage ces observations préliminaires, et je me hâte d'aborder la discussion même du projet de loi, pénétré de la pensée qu'il est utile, à cause de l'insistance même qu'y a mise l'honorable ministre des finances et le ministère tout entier, de l'approfondir et d'attacher aux flancs du projet l'expression d'une libre et consciencieuse opinion, afin d'en apprécier toute l'étendue, et toute la portée que, pour ma part, je trouve mauvaise sous le triple rapport du droit civil, de l'économie politique et de la morale publique.
Messieurs, le droit d'enregistrement prend son origine en 1790. Il vint remplacer celui de centième denier qui s'appliquait sous l'ancienne législation française, aux mutations de propriété, à l'exception des successions et des donations en ligne directe, faites en faveur du mariage des enfants. Ce nouveau droit vint frapper les successions et les donations en ligne directe. Voilà l'innovation. Mais reportons-nous à l'époque où cela eut lieu. L'antique législation des substitutions, des majorats, du fidéicommis s'écroulait; les biens du clergé étaient dévolus à la nation. Les privilèges dont avait joui le sol s'effaçaient au souffle de la révolution. Il régnait une effervescence ardente contre les grandes propriétés foncières, car l'aristocratie de la terre était alors une vérité. Un droit, même excessif, dont les successions eussent été frappées, aurait trouvé dans les circonstances son explication, sa justification. La haine contre les propriétaires se confondait avec celle contre la propriété, et cependant à voir la modicité du droit, si étonnante en ces temps de grandeur, mais aussi de fanatisme politique, on acquiert la preuve de la répugnance instinctive avec laquelle on l'introduisait dans la législation. Il s'éleva en effet à 1 demi p. c, puis fut poussé par la loi de frimaire à 1 p. c. sur les immeubles et 1/4 p. c. sur les meubles.
Depuis cette époque, messieurs, le droit est reste stationnaire en France. Quelles qu'aient pu être les circonstances difficiles dans lesquelles ce grand pays a été enveloppé, malgré ses longues guerres, malgré les millions qu'il a dû payer à l'étranger, et les charges accablantes qu'il eut à supporter pendant les premières années de la restauration, jamais ce droit n'a subi une élévation nouvelle.
Les différentes administrations, les régimes successifs, mais réguliers, qui s'y sont succédé n'ont point, il est vrai, abandonné cette ressource - le trésor consent rarement à de semblables abandons - mais ils l'ont laissé stationnaire, tandis qu'ils augmentaient par d'autres lois, celles d'avril 1816, juin 1824 et, je crois, avril 1832, les droits sur les successions en ligne collatérale.
Messieurs, nous avons vécu sous le gouvernement français, et nous étions alors soumis au droit, sur les successions en ligne directe. Mais rien assurément n'est plus instructif que de suivre l'histoire des défaites successives qu'il a subies chez nous. Telle est au milieu des circonstances les plus difficiles, dans le tourbillon d'événements extraordinaires, la hâte, l'empressement des autorités passagères, étrangères ou nationales, telle est leur promptitude à supprimer cette partie d'une législation étrangère, qu'on ne peut l'expliquer que par la répugnance profonde et hardie qu'éprouvait le pays pour l'injustice de ce droit. Je prie la chambre de me permettre à cet égard quelques citations. Voici ce qu'on lit dans une ordonnance émanée du gouverneur général du Moyen-Rhin en date du 26 février 1814.
« Par contre, j'ai résolu de supprimer l'espèce la plus importante et la plus odieuse des droits d'enregistrement, qui ne sont en aucune relation avec l'ordre judiciaire et qui mettent à contribution les rapports et les sentiments les plus tendres de l'humanité. Ce sont les droits qu'a exigés jusqu'ici l'Etat en cas de mort et de succession.
« Par ces motifs, j'ordonne ce qui suit :
« 1° Sont entièrement supprimés les droits et les taxes pour le transport de meubles et immeubles et de l'usufruit lorsqu'il a lieu en ligne directe, en cas de mort. »
La même disposition se trouve en termes un peu différents, mais avec la même signification, dans un arrêté du gouverneur général du Bas-Rhin. Enfin les commissaires généraux Lollium et Delius, par un arrêté du 2 mars 1814, portant réorganisation de l'enregistrement, disaient à l'article 3 : « Néanmoins les droits d'enregistrement établis par la législation française sur les successions en ligne directe, sont et demeurent supprimés pour le futur, à dater de la publication du présent arrêté. »
Voilà, messieurs, ce que des autorités transitoires crurent devoir à l'opinion du pays, disons même à son sentiment intime; voilà la satisfaction qu'ils ne crurent pas pouvoir refuser à ses vœux librement, spontanément proclamés.
Enfin, l'un des premiers actes du pouvoir constitutionnel et régulier est de confirmer cette suppression par un arrêté royal du 11 juin 1815, et lorsqu'il fallut débattre une loi spéciale sur la matière, vous savez, messieurs, que par la loi du 27 décembre 1817, art. 24 : « Tout ce qui est recueilli ou acquis en ligne directe est exempt du droit de succession. »
Cette rapide esquisse des faits n'est-elle pas instructive? N'en ressort-il pas clairement que ce système a soulevé une répulsion très vive à toutes les époques, que tous les gouvernements l'ont cru incompatible avec nos mœurs? Et lorsque le passé s'offre à nous avec des enseignements si péremptoires, lorsqu'il faut remonter à la domination étrangère pour retracer l'origine de ce droit importé avec l'injustice de la conquête, disparu avec ses derniers vestiges, ce serait vous, gouvernement national, qui voudriez le ressusciter, et l'imposer de nouveau au pays malgré tant d'antécédents qui le repoussent et le condamnent avec le plus irrésistible accord!
Messieurs, la loi du 27 décembre, et je vous demande la permission d'achever ce tableau rétrospectif, avait introduit une formalité nouvelles. C'était le serment déféré aux parties pour toute la partie meuble de l'héritage, ou celle qui se trouvait en pays étranger. Messieurs, cette innovation excita les plus vives réclamations, elle se trouva en bulle aux plus ardentes attaques de députés des provinces méridionales, qui protestèrent avec une grande énergie contre cette clause inouïe, inacceptable, insérée dans une loi qui cependant était supérieure à la loi de frimaire, en ce qu'elle admettait la distraction des charges pour l'évaluation de la succession, et qu'elle supprimait le droit de succession en ligne directe. Eh bien, messieurs, quelque grandes que fussent ces compensations, on les trouva insuffisantes pour racheter ce que le serment avait d'odieux en matière de succession. Aussi, messieurs, le gouvernement provisoire n'eut-il rien de plus pressé (je peux le dire, son arrêté du 15 octobre 1830 en fait foi) que de supprimer le serment exigé par la loi du 17 décembre, et l'un des considérants parlait « de l'immoralité dont un pareil système de législation était entaché. » Messieurs, cette résolution du gouvernement provisoire (et M. le ministre de l'intérieur peut se la rappeler, il faisait partie de ce gouvernement si honorable, qui ébaucha quelques-unes de nos libertés, et dont la justice et l'impartialité sont dignes d'un éternel souvenir) fut un acte applaudi par toutes les classes de la nation, et sanctionné par l'assentiment des magistrats les plus éclairés. Aussi l'honorable M. Coghen pouvait-il, dans son rapport au congrès à la séance du 11 décembre 1830, s'exprimer en ces termes sur cette modification : « Quelques mesures ont été prises par le gouvernement provisoire en ce qui concerne la partie de l’enregistrement; la moins importante sans doute n'est pas l'arrêté du 15 octobre qui a aboli le serment requis en garantie de la sincérité des déclarations de successions et mutations par décès. Les hommes religieux, les amis de la morale publique désiraient si vivement que cette disposition si contraire à nos mœurs disparût du Code de nos lois, où elle s'était introduite en 1817. L'administration s'est pressée de répondre à leurs vœux. Le revenu de l'Etat pourra bien en souffrir quelque diminution; mais ces considérations doivent-elles être mises en balance avec les principes sacres de la morale et de la justice? On ne saurait le nier, depuis quinze ans, on a abusé dans la législation de l'imposante formalité du serment ; c'est en faire un jeu que de le prodiguer ainsi, c'est de plus, autoriser en quelque sorte le parjure que de placer celui de qui le serment est exigé entre son intérêt et sa conscience. »
Voilà l'historique de cette partie de noire législation, et remarquez, messieurs, que sa tendance a toujours été d'écarter tout ce qui frappait d'un droit quelconque l'héritier en ligne directe, tout ce qui pouvait en matière d'intérêt provoquer un faux serment.
Ainsi, en n'envisageant que les faits du passé, nous sommes autorisés à dire que le gouvernement n'est pas heureux dans ses conclusions.
Mais les considérations d'actualité sur lesquelles il se fonde pour justifier son projet sont-elles meilleures? La critique qu'il fait de la disposition de la loi de 1817 est-elle plus solide? J'en doute. Voici ce que je lis dans son exposé de motifs.
« L'affranchissement total des droits dont les successions jouissent sous (page 1058) l'empire de la loi du 27 décembre 1817 n'est pas justifié; si les raisons qui ont fait établir le droit de succession en ligne collatérale sont fondées on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'elles sont applicables en ligne directe. » Quelles conclusions vicieuses! quel raisonnement erroné !
Et ici je touche à l'âme même de toute la question, à la cause, à l'origine, au droit de la succession en ligne directe, et malgré mon désir d'économiser les moments de la chambre, il me serait impossible de pénétrer plus avant dans le débat, sans avoir aussi brièvement que possible défini mes convictions et mon sentiment à cet égard.
Approfondissons donc le principe même de la succession en ligne directe et constatons son origine. Messieurs, à l'aurore de la vie sociale, dans l'enfance des sociétés, lorsqu'elles n'étaient que de rudes et d'incultes agglomérations, l'occupation et la possession formaient les premiers titres de propriété, mais l'un et l'autre ne s'éteignaient pas avec la mort de celui qui en était l'auteur. S'il avait une femme, des enfants, ceux-ci continuaient le fait de la possession, tout comme s'ils étaient investis du droit de propriété, et les membres survivants de la petite société dont le mourant avait été le chef devenaient les défenseurs des biens qu'il avait délaissés. Le contester, serait méconnaître et froisser violemment les penchants invariables de l'espèce humaine. Mettez à nu si vous le voulez les secrets ressorts du cœur de l'homme, recherchez le langage éternel de la nature, le sentiment de tous les peuples civilisés ou barbares, et partout vous verrez briller ce fait, fondement même de l'organisation sociale qui nous montre les enfants devenant par la mort de leurs parents les propriétaires légitimes, incontestés de leurs biens ! A Rome, lorsque les premières rigueurs de la loi des 12 tables eurent cédé à l'ascendant des lumières, et d'un régime plus libéral, les enfants étaient considérés quant à l'héritage paternel, comme « hoeredes sui. » Chez les Grecs, où les notions sur la propriété étaient cependant mal définies, où la raison d'Etat étouffait si souvent le cri de la nature, ils étaient identifiés avec leurs parents, et dans ces temps reculés, obscurcis par tant d'erreurs, on les envisageait déjà comme conservant bien plus qu'acquérant une propriété nouvelle.
Et quelle pensée plus belle, plus salutaire peut-il y avoir que celle qui s'oppose à ce que l'enfant qui ferme les yeux à l'auteur de ses jours, puisse croire qu'il atteint une fortune toute nouvelle , et trouve ainsi un adoucissement égoïste à la douleur si légitime qu'il doit éprouver du grand vide qui se fait dans son existence?
N'est-ce pas une noble et sublime fiction que celle qui veut que le père ressuscite dans le fils, que ses devoirs, ses droits, ses obligations revivent en lui, et que le sentiment moral de la famille , ainsi que ses bienfaits ou ses charges matérielles, se prolongent sans interruption de l'un à l'autre? C'est, messieurs, le symbole de l'immortalité de la famille et par elle de la société entière. Aussi, laissons fleurir sous l'empire de notre ère chrétienne ce sentiment si intime, si doux, si profondément social de la communauté d'intérêts entre les parents et les enfants. Si le paganisme vaincu par la force même du sentiment naturel l'avait entrevu et admis, consacrons-le de toutes nos forces, et ne tolérons rien qui puisse supposer, je ne dis pas, son interruption, mais même son affaiblissement.
Je concède que la loi peut non seulement régler ce droit, mais j'ajouterai qu'elle le doit dans l'intérêt de l'ordre général, au point de vue politique, à celui des familles mêmes, pour leur conservation et leur perpétuité combinées avec la morale publique.
Aussi, n'a-t-elle eu d'autres préoccupations que de balancer avec équité les droits des enfants avec la libre volonté du testateur.
D'une part, elle n'a point voulu que d'injustes préventions, que de fausses passions pussent égarer irréparablement un parent, et fidèle aux instincts de la nature, elle a établi une réserve constituée en faveur des enfants. N'est-ce pas là fonder une sorte de communauté dont la jouissance se complète pour les survivants? Les enfants acquièrent-ils autre chose qu'un droit plus étendu, plus absolu? car pour citer le citoyen Treilhard, un des auteurs du Code civil :
« Le bienfait de la vie que les enfants tiennent de leur père est pour eux un titre sacré à la possession des biens. Voilà les premiers héritiers.... La nature a pour ainsi dire établi entre eux une communauté de biens, et leur succession n'est à vrai dire qu'une jouissance continuée, »
Et lorsque la loi naturelle, si irrésistible dans son évidence, est consacrée par la loi civile, méditation de l'intelligence développée de l'homme, c'est lorsqu'elle a voulu, toutes ses dispositions l'attestent, confondre l'avenir des enfants avec le présent des parents, c'est lorsque le premier titre des enfants aux biens de leurs parents est leur sang, leur naissance, titre reconnu, garanti, mais non créé par des lois, que vous discuteriez un droit, une sanction fiscale sur ces mêmes successions en ligne directe?
Mais n'est-ce pas là une flagrante contradiction? N'est-ce pas heurter tous les principes, n'est-ce pas leur plus criante et leur plus odieuse violation, n'est-ce pas irriter tous les cœurs, et soulever toutes les consciences?
Sera-t-il du moins plus juste de frapper de 5 p. c. la part disponible dont le père aura investi l'un de ses enfants ? Cette liberté indispensable, nécessaire, accordée au père de famille, n'est-elle pas anéantie et comme effacée par la charge accablante que vous lui imposez? Messieurs, ce droit de disposer se justifie par un grand nombre de considérations.
Cependant vous m'opposez deux objections. Pourquoi sera-t-il plus juste de prélever un droit sur la vente, sur la dot faite au fils ou à la fille, que sur la succession? Si la part que prélève le fisc sur une donation entre-vifs est juste, si cela n'attaque point la propriété, si elle demeure intacte par ce fait, comment ne resterait-elle pas dans les mêmes conditions si l'Etat prélève un droit sur une succession? Messieurs, quelle énorme différence ! Ne voyez-vous pas que la vente, la dot, est un fait volontaire, spontané du père ? Il transmet une part de son avoir parce qu'il le veut bien. Mais dans la succession ouverte par sa mort, il n'y a rien de volontaire, c'est une obligation, une nécessité supérieure. La donation, la dot, constitue un avantage anticipé volontaire, que le fils peut très bien accepter en consentant à un sacrifice; ici il y a générosité, dans la succession il y a l'ouverture, le complément d'un droit né avec l'enfant. La volonté de la nature fait tout dans un cas, la volonté de l'homme tout dans l'autre. Et vous confondriez des situations si différentes, si peu semblables, vous immoleriez la plus sainte, la plus inviolable des transmissions à je ne sais quel sophisme ! Non, votre bon sens en fera justice, et je ne m'y arrête pas davantage.
Ne faut-il pas, messieurs, donner une sanction à la puissance paternelle? Voulez-vous la dépouiller de tout moyen, de toute perspective, qui puisse conserver et soutenir son autorité? Sera-t-il permis aux enfants de dire : « Qu'importe, après tout, que nous méconnaissions le chef de la famille, l'auteur de nos jours? La loi ne lui permet aucune disposition. » Le contraindrez-vous au désordre, comme seul moyen de vengeance envers ses enfants, ou le plongerez-vous dans une malheureuse impuissance? Est-il bien vrai, bien certain de soutenir que c'est toujours au préjudice des autres enfants qu'une partie de l'héritage paternel est dévolue hors part à l'un d'eux? Ce considérant de l'exposé des motifs est-il justifié par la vérité des faits, par l'expérience? Sans doute, autrefois, dans ces temps dont nous sommes séparés comme par un siècle, au point de vue des événements et des principes, les grands avantages que les parents pouvaient accumuler sur un de leurs enfants servaient l'ambitieuse vanité des familles aux dépens de la justice qui était due à tous leurs membres!
Mais, aujourd'hui, sous l'empire de nos lois civiles, de toutes nos tendances, que peut-on poursuivre, sinon la conservation de cette égalité par la réparation des malheurs immérités, ou de l'injustice du sort, qui a pu atteindre l'un des enfants?
Qu'arrive-t-il sans cesse dans les classes laborieuses et humbles de la société? L'aîné des enfants, par son aptitude, son zèle, sa courageuse industrie supplée à l'insuffisance du père de famille. Il porte avec lui le poids du jour, il s'associe à ses efforts pour élever ses frères et sœurs en bis âge. Si, par ses talents, son concours, il a accru le patrimoine, n'est-il donc pas juste qu'à sa mort le père de famille lui lègue une part de plus qui, après tout, n'est que la restitution, la récompense légitime de ses travaux dévoués ?
Si l'un des enfants a fait un mariage très riche, qu'un autre plie sous le poids d'une nombreuse famille, si la fortune si arbitraire dans la distribution de ses faveurs, lui a été hostile, la tendresse d'un père, sa sollicitude naturelle ne feront-elles pas un acte de justice, en léguant à cet enfant malheureux une part disponible?
Et c'est cette part mise par la loi à la disposition du père que vous proposez de frapper du droit exorbitant de 5 p. c. !
Vous méconnaissez ainsi tous les motifs si graves, si essentiels qui ont dicté cette disposition au législateur. Vous découragez chez les parents toutes les vertus laborieuses, vous amoindrissez le stimulant qui les excite au travail, vous garrottez de chaînes étroites leur volonté, vous jetez dans leur âme un profond découragement, en enlevant, au moyen de l'impôt, une part si considérable de leur fortune pour la soustraire aux enfants, et la verser entre les mains du fisc.
Vous blesserez le sentiment de justice ou d'affection des parents, et vous les contraindrez, pour échapper à cette dure nécessité, d'avoir recours à des bienfaits détournés, occultes, qui sèmeront peut-être la défiance entre les enfants, et remplaceront l'union de famille, par la division !
Messieurs, je n'abandonnerai pas cette partie de la discussion sans répondre en quelques mots à M. le ministre des finances sur les exemples qu'il nous citait hier. Il n'est pas juste, il n'est pas bon d'arguer de pays où des privilèges politiques et civils existent, à l'égard de ceux, où ils ont disparu. Ni le Danemark, ni l'Angleterre, ni l'Autriche ne vivent sous les mêmes lois que nous ; ils ne connaissent pas cette liberté, cette égalité si complète qui sont enracinées dans toute notre législation. Serait-il équitable, je vous le demande, d'emprunter à d'autres nations des droits odieux ou injustes pour les importer chez nous, alors que les compensations qui les excusent ou les rachètent sont heureusement impossibles ! D'ailleurs je ferai remarquer à la chambre que si on perçoit un droit sur les meubles en Angleterre, et non sur les immeubles, cela ne prouve pas l'existence du principe d'un droit à prélever sur les successions en ligne directe, mais plutôt une infraction au principe contraire. En effet le législateur anglais qui a conféré de grands privilèges au sol, qui le regarde comme l'élément prépondérant dans l'Etat, comme la garantie suprême des droits, a pu ne vouloir frapper que les valeurs mobilières, qui n'ont pas à ses yeux la même importance, et les faire ainsi consacrer aux charges publiques, auxquelles ce genre de fortune n'échappe que trop souvent, tandis que le sol y est toujours astreint.
Messieurs, il ne s'agissait pas de droits de succession en ligne directe sous saint Louis; il faudrait se faire une très fausse idée de ces temps éloignés, et de tout le système civil d'alors. Voici un extrait d'un auteur marquant, de M. Troplong, qui définit bien clairement la situation : « En principe pur du droit féodal, le seigneur est propriétaire originaire de tous les biens situés dans le ressort de sa souveraineté. Les sujets ne les tiennent que de sa libéralité, et sous la réserve d'une directe qui doit se manifester à chaque mutation. De là il suit que toute personne qui meurt est censée se dessaisir de ses biens entre les mains de son seigneur, à qui ils retournent comme au maitre primitif ; les héritiers sont tenus de les reprendre de ce dernier, en faisant hommage et payant le relief si ce sont des fiefs, ou en payant le droit de saisine, si ce sont des héritages de roture... »
(page 1059) « Il semble, dit plus loin le même auteur, que l'État, après avoir tué la féodalité, aurait dû donner satisfaction à l'opinion de Montesquieu, qui s'était élevé contre cet abus de la fiscalité. »
Ainsi vous le voyez, messieurs, à cette époque citée par M. le ministre des finances, il n'y avait pas de propriété véritable, mais plutôt une concession d'usufruit viager. Vous le voyez, les droits de succession que l'Etat s'est appropriés sont les derniers débris d'un système emporté à jamais par le progrès des temps, et lorsque nous vous demandons de ne pas les aggraver, de ne pas les étendre, de n'en pas frapper du moins la succession du père au fils; c'est nous, oui nous qui défendons contre vous la liberté, l'égalité, ces éternels principes de la justice déposés dans nos lois comme les gages sacrés de l'ère nouvelle dont nous sommes encore une des premières générations.
J'arrive maintenant aux résultats financiers du projet, qui me paraissent des plus fâcheux.
La combinaison de 1 p.c. avec 5 p.c. prélevés sur la part léguée en dehors de la légitime semblerait, au dire des partisans du projet, ne constituer qu'une légère aggravation, qu'un simple sacrifice qui « sera compensé par une partie des intérêts écoulés entre l'ouverture de la succession et la date à laquelle doit se faire le payement du droit. »
Voyons la valeur de ces assertions, et que ne puis-je, messieurs, pour adoucir mon opposition, partager ces illusions, que la réalité de quelques calculs bien simples, de quelques exemples va réduire à leur véritable importance !
Et d'abord veuillez bien le remarquer, messieurs, il suffit d'une simple comparaison pour cela, que le droit qui vous est proposé est bien plus élevé que celui qu'établit la loi française. En France l'impôt n'est que d'un pour cent sur les immeubles et d'un quart p. c. sur les meubles. Il n'y a qu'une aggravation pour la part disponible, et l'on n'ajoute au droit principal que dix additionnels, tandis que la loi en ajoute trente.
Ainsi 1 p. c. sur la part ab intestat, meuble ou immeuble, 5 p. c. sur la part léguée, trente centimes additionnels sur le tout. Voilà ce qui vous est proposé. Je sais bien que vous croyez faire à cela une objection triomphante. C'est que chez nous on fait la déduction des dettes, tandis qu'on prend la succession en France sans aucune distraction de charges. Mais ne vous laissez pas séduire, messieurs, par cette dernière considération.
Et faut qu'il y ait des charges bien considérables, il faut une succession bien grevée pour équivaloir au surcroît d'impôt que vous propose le projet actuel, et j'ai la conviction que ce ne serait là qu'une vaine compensation. Ajoutons encore qu'en France l'estimation du bien se fait par le revenu multiplie vingt fois, tandis que, chez nous, on établit sa valeur vénale, ce qui accroît considérablement le capital sur lequel se prélèvera le droit. Ainsi, quand l'illustre Troplong dit que la patience publique tolère l'impôt en France, c'est assez dire qu'elle ne la tolérerait pas dans les proportions où on veut l'établir chez nous. Faisons donc l'application des principes fiscaux de la loi actuelle à des successions immobilières ou mobilières. Je prends une fortune foncière, je poserai un chiffre élevé, car si l'impôt est désastreux pour une grande fortune, il sera intolérable pour celle qui est médiocre.
Je suppose une succession composée de biens immeubles d'une valeur de 900,000 fr. Vous admettrez, messieurs, que si vous en fixez le revenu à trois p. c, c'est dans l'état actuel du rapport des terres le maximum. Elle vous donne donc un revenu de 27,000 francs. Le père laisse deux enfants, je me mets dans des conditions favorables. La succession est ouverte, l'un des enfants est avantagé de la part disponible. Il aurait recueilli dans la succession ab intestat 450,000 fr., ce qui, à raison de 1 pour cent, fait 4,500 fr.
Sur le surplus disponible dont il est investi, soit 150,000 fr., il payera à raison de 5 p. 7,500 fr.
Quant à l'autre enfant, dont la part est de 300,000 fr., il payera à raison de 1 p. 3,000 fr.
30 p. c. additionnels, 4,500 fr.
Soit ensemble, 19,500 fr.
Mais la mort d'un propriétaire, l'accession d'un autre n'empêche pas l'impôt de poursuivre son cours. De ce côté, il y aura encore 15 p. c. du revenu à payer, soit 3,520 fr. Le fisc prélèvera donc pendant le cours de l'année une somme nette de 23,020 francs. Ce n'est pas tout, nous aurons à énumérer les frais d'estimation, l'immixtion nécessaire, inévitable des experts, des hommes d'affaires, ce qui accroît considérablement les dépenses. Puis, dans quelles conditions le fisc prélèvera-t-il cette somme si importante? D'abord dans un moment toujours plein d'embarras et d'amertume pour l'héritier, qui perd dans son parent un guide et un appui ; puis il faudra verser cette dette si dure, imposée par la loi, à jour, à heure fixe, car le fisc est inexorable dans ses termes. Il faut payer, et cependant les revenus ne rentrent pas régulièrement, et les retards dépassent presque toujours l'année!
Quel parti faudra-t-il prendre? Emprunter. Soit. Mais emprunter, messieurs, c'est attaquer ses capitaux, c'est entamer le fond même de son avoir, c'est atteindre la source de la richesse privée, et par elle celle de la richesse publique. C'est restreindre l'épargne, et frapper du même coup la prospérité générale du pays. Confessons que c'est le plus pervers, le plus détestable résultat d'un impôt ; attaquer les capitaux d'un pays, mais c'est l'opération financière des gouvernements plongés dans les ténèbres de l'ignorance ou dirigés par les principes aveugles d'un despotisme inintelligent; c'est l'impôt du pacha d'Egypte, c'est celui de Constantinople. Car n'en doutez pas, messieurs, les lofs qui règlent les successions, celles qui contiennent des dispositions fiscales se lient intimement à l'économie nationale. Elles peuvent influer d'une manière déplorable sur l'accroissement de la richesse générale, et lorsqu'on ne les envisage que du point de vue étroit des bénéfices du fisc, on peut verser à leur égard dans de funestes erreurs.
En effet, la richesse publique qui de nos jours contribue si grandement à la puissance d'un pays, à sa véritable prépondérance, comment se soutient-elle, comment s'accroît-elle? Par l'épargne qui constitue et augmente le capital, et qui vivifie et pousse dans de nouvelles voies, par une constante progression de prospérité, le commerce, l'industrie et l'exploitation agricole. Le meilleur encouragement que puisse donner un gouvernement sage et éclairé, pour atteindre ce but, c'est de laisser à chaque individu la disposition la plus grande de ses revenus. Car tout ce qui est prélevé au profit de l'Etat est, à quelques exceptions près, enlevé à la reproduction. Mais si l'Etat, non content de peser sur le revenu dans une large proportion, s'attaque au capital lui-même, qui est comme l'arbre nourricier du corps social, et diminue le pied qui engendre l'épargne, alors il prépare la destruction lente, mais inévitable de cette branche de la fortune publique qu'il atteint avec une si cruelle imprudence. Il le met graduellement dans une situation embarrassée, et cette gêne n'est que le précurseur certain de sa ruine!
Messieurs, je ne vous ai cité qu'une fortune considérable. Veuillez appliquer ces calculs si simples à des fortunes médiocres, à ces patrimoines de la classe rurale et commerçante, qui forment la grande majorité. Ces petits propriétaires, ces paysans si superbement désignés par M. le ministre des finances, n'ont ni les mêmes ressources pour emprunter, ni les mêmes facilités pour trouver de l'argent. Il leur en faudra cependant, car leurs ressources ne sont point assez considérables pour avoir devant eux une réserve suffisante et faire face à tant d'exigences imprévues et accumulées. Déjà la propriété leur arrive obérée dans la plupart de cas. Car, vous le savez, le caractère moderne de la propriété est la mobilité, et le fait dominant est, dans la clause inférieure surtout, la tendance prononcée à supporter les plus grands sacrifices pour acquérir un champ, un pré. Ainsi donc aux charges qui pèsent déjà, viendra s'ajouter celle de payer au trésor un droit pour pouvoir hériter de son père. Les enfants malheureux accepteront des conditions très dures ; il faudra donner hypothèque ou vendre. Ne saisissez-vous pas les résultats déplorables de telles nécessités? Vendre pour payer le fisc, aliéner une partie du patrimoine péniblement acquis de ses parents pour s'acquitter envers l'Etat? Quelle cruelle et insupportable extrémité ! Emprunts sur hypothèque ? Mais c'est accroître de 2 ou 3 p. c. l'argent qu'il faut verser dans la caisse du receveur de l'enregistrement, c'est se soumettre, à l'avènement d'une propriété nouvelle, accroissement supposé de fortune, à une gêne très grande pour l'héritier qui le forcera à agir avec une prudence et une intelligence excessive de ses intérêts, dont, après tout, chacun n'est pas capable. C'est livrer l'héritier à tous les ennuis des agents d'affaires, à leurs spéculations avides, lorsqu'ils ne sont pas honnêtes, et peut-être lui préparer pour l'avenir un périlleux dénouement.
S'agit-il uniquement de fortunes mobilières ? Mais elles sont soumises à bien d'autres accidents, à des variations incessantes. Est-ce un fonds de magasin? Sa valeur peut soudainement baisser par mille causes qu'il serait superflu de retracer. Les circonstances seront mauvaises, les ventes difficiles, les payements très lents, la réalisation de bénéfices presque impossible. Est-ce une maison servant à un négociant? Mais elle aura été acquise à grand-peine, au prix de notables sacrifices. L'amortissement du fonds consacré à son achat est à peine terminé, et déjà il faudra peut-être renouveler l'hypothèque pour satisfaire aux exigences du trésor. S'agit-il de valeurs industrielles, de fonds publics ? Vous ne les estimerez qu'au prix du jour, je l'admets. Mais que s'ensuivra-t-il en cas de dépréciation ? S'il y a insuffisance de ressources disponibles pour faire face aux embarras du moment, pour acquitter toutes les charges, il faudra lever de l'argent, ce qui sur valeurs mobilières est difficile, ou vendre. Vendre, non seulement c'est quelquefois impossible, mais c'est diminuer et sacrifier son avoir. Car la différence entre la valeur nominale et réelle d'un fonds industriel ou public constitue une perte sèche et irrécouvrable pour l'héritier.
Et ne croyez pas que mon appréciation s'applique uniquement à une succession tout à la fois testamentaire et ab intestat. Ce n'est pas là du reste un cas rare, mais il se reproduit souvent, presque constamment, car c'est la continuation des droits, de la dignité, de l'indépendance du testateur, avec le droit, la vocation primordiale des enfants. Mais soit, écartons, si vous le voulez, toute disposition testamentaire. Vous flattez-vous alors que votre impôt sera moins accablant? Il enlèvera au propriétaire foncier, dans la supposition toujours très large d'un revenu brut à 3 p. c., au-delà du tiers du revenu. Et si vous y ajoutez les autres impôts prélevés par l'Etat, la province, la commune, si vous y comprenez tant d'autres frais inévitables, résultats de la crise douloureuse dans laquelle la famille est plongée ; si vous admettez que le partage même peut occasionner des frais de soulte et bien d'autres que je n'énumère pas, soyez assurés que le revenu ne suffira pas pour combler tant et de si dures exigences. Hier un honorable préopinant vous parlait avec une certaine bonhomie ironique d'une succession de 5,000 francs échue à un héritier. Il cédera 50 francs au trésor, ou plutôt 65. En sera-t-il plus pauvre? disait l'honorable M. Anspach, et ne serait-ce pas une évidente exagération que de parler de sa détresse? Messieurs, s'il s'agit de 5,000 francs en numéraire ou en obligations, je suis persuadé que la misère de l'héritier sera d'autant moins grande que probablement il ne payera rien au fisc. Mais prenez un patrimoine de la même (page 1060) valeur appartenant au cultivateur laborieux, a l'artisan agricole si souvent méconnu et oublié. Quel en sera le rapport? 150 francs par an au maximum et plus souvent 125 francs. Il aura à payer 65 francs, plus des frais d'expertise, de déclaration, en sus des impôts courants. Que lui restera-t-il de son revenu? Rien, sinon un emprunt qu'il aura nécessairement dû contracter. La conséquence peut paraître indifférente ou plaisante à l'honorable M. Anspach; mais j'affirme qu'elle sera très douloureuse pour le pauvre paysan.
Que si vous me parlez de valeurs mobilières je sais que le revenu qu'elles donnent est plus considérable; mais les effets de l'ouverture d'une succession peuvent n'en être pas moins pernicieux. Car que de fois ces valeurs ne sont-elles pas totalement dépréciés et ne donnent-elles plus d'intérêts, comme dans le cas des actions d'une célèbre et puissante société, et alors combien le droit à acquitter ne deviendra-t-il pas excessif? Aussi je maintiens dans toute leur intégrité, modifiées par la seule différence des cas divers, les conclusions que je dérivai du principe même de la loi. Le mal peut varier d'étendue, mais il subsiste toujours.
Mais je suis frappé d'un autre effet inévitable de votre loi, et qui n'est pas moins, périlleux pour de grands intérêts.
Messieurs, vous le savez, c'est le crédit qui alimente et qui soutient toutes les opérations industrielles et commerciales de quelque importance et jusqu'à ces royautés de la finance dont les fortunes étonnantes nous ont si souvent éblouis. Le crédit, c'est le renom moral qui fait que dans des crises redoutables, on conserve vis-à-vis de l'opinion publique la haute position que dans des temps de prospérité on s'est acquise par sa probité, ses lumières, son intelligence. Le crédit, à certains moments de la vie d'un industriel, j'en appelle à toutes les expériences, c'est toute sa fortune, c'est avec lui qu'il traverse souvent avec bonheur les épreuves les plus dangereuses. Mais le crédit est une trame délicate qu'un fil rompu peut déchirer à jamais, c'est une puissance magique qu'une imprudence, qu'un rien fait évanouir !
Eh bien, messieurs, que dans un moment pénible, embarrassé, lorsque des malheurs immérités frappent un industriel respectable, ses affaires soient mises à jour, qu'on dresse son bilan, qu'on fasse son inventaire, qu'on étale la valeur de son avoir, l'immensité de son passif, que cela s'ébruite dans le public, envenimé par les calculs odieux, mais toujours trop écoutés de la malignité, de l'envie, eh bien, cette maison si puissante il y a peu de jours, et que le mystère, le silence, une prudence jointe à une intelligente activité, eussent pu, malgré la mort de son chef, malgré le tort naturel, incontestable que cela lui cause, sauver du naufrage, cette maison tombera, par la nécessité que vous lui aurez imposée de venir déclarer son avoir.
Dites-moi, croyez-vous que ce résultat aura beaucoup ajouté à la richesse publique, et pensez-vous que le fisc, que l'Etat auront beaucoup à se féliciter du tantième qu'il aura voulu prélever!
Telle est, messieurs, la vérité de ce que j'avance, qu'il est à ma connaissance que très souvent, en France, des héritiers s'entendent à la mort du chef d'une maison, pour déclarer au-delà de l'actif réel, véritable du moment, afin de maintenir intacte la réputation de la maison, et de ne pas permettre la naissance d'un doute, d'un soupçon sur sa solidité.
Veuillez, messieurs, fixer votre attention sur une autre conséquence fort bizarre de cette loi. N'arrive-t-il pas souvent dans l'industrie, dans le petit commerce, surtout parmi les propriétaires de magasins, que les parents fatigués d'une carrière laborieuse, ne se sentant plus la force et la vivacité nécessaire pour surveiller leur négoce avec activité, et contenter tous les goûts de leurs nombreux clients, cèdent la direction de leur industrie à un de leurs enfants, ou à plusieurs d'entre eux? Ceux-ci plus jeunes, plus actifs, plus entreprenants, font prospérer le fonds paternel, ils l'accroissent considérablement. Le père meurt. Eh bien, le fisc prélèvera un droit sur ce même accroissement qui est le fruit de leur travail, le résultat même de leurs efforts intelligents, parce qu'il se confond avec l'héritage paternel! Quelle récompense pour leur activité, quel encouragement pour le succès de l'entreprise ! Mais bien plus, si un seul des enfants a mêlé aux capitaux paternels ses propres capitaux, il aura à payer un droit sur ceux-là aussi.
Il n'y échappera pas, à moins qu'il n'ait eu auparavant recours à des actes notariés pour constater la différence d'origine de la fortune ! Voilà, messieurs, les tristes résultats d'une loi qui contrarie les sentiments de la nature, qui fait pénétrer la loi fiscale au sein des relations qu'elle devrait éternellement respecter. Et ne croyez pas que je crée à plaisir et comme par un rêve un cas qui soit rare ou exceptionnel. Il en est beaucoup à ma connaissance, et sans doute plus d'un membre de cette chambre pourrait attester que je reste dans les limites de la plus scrupuleuse vérité.
Mais nous voulons atteindre les grandes fortunes ! C'était aussi un des considérants du projet de loi présenté l'an dernier. Les grandes fortunes! Mais messieurs, oublie-t-on ce qui s'est passé depuis soixante ans? Méconnaît-on à ce point les effets successifs, constants, des lois nouvelles sur le partage des biens? Autrefois sous notre législation, comme sous celle de France, le principe fondamental était le retour des biens à la famille d'où ils provenaient; maintenir et perpétuer la famille en lui conservant ses biens, avait paru au législateur le but principal qu'il devait atteindre. Après les grands événements qui marquèrent la fin du siècle dernier, le principe changea, on y substitua celui d'un partage égal. « Nous n'avons pas voulu, disait Bigot de Préameneu, dans son rapport, réduire ceux que la nature a faits égaux à implorer les secours et la bienfaisance au possesseur d'un patrimoine qui devrait être commun. » C'est ainsi que les fortunes se sont constamment divisées, éparpillées sur diverses têtes, et que perdant leur antique caractère d'immobilité, elles se sont sans cesse fractionnées. Messieurs, il vous suffira de consulter des statistiques, elles sont plus concluantes que toutes les inductions de l'esprit et de la raison.
J’ai sous les yeux quelques chiffres qui concernent la France, à vrai dire. Mais je crois quo, comme nous vivons depuis la même date sous des lois civiles identiques ils peuvent par induction, par comparaison, s'appliquer à notre pays. La population de la France était de 33,600,000 en 1846. Sur ce nombre 4,250,000 étaient propriétaires de terres, et formaient avec leurs familles 21,250,000 ou les deux tiers à peu près de la population.
Le nombre des propriétés distinctes, y compris les maisons, est de 11,411,841. L'augmentation de 1815 à 1842 a été de 1,428,000 de propriétés distinctes, chiffre qui constitue plus que le double du nombre de toutes les propriétés divisées de la Grande-Bretagne. De ces propriétés 5,440,580 étaient imposées à 5 francs par an, 16,000 à plus de mille francs. A peu près la moitié des propriétés ne valaient pas au-delà de 48 francs par an, et seulement 53,208 atteignaient la valeur de 8,000 francs.
Si je prends les calculs de M. Lullin de Châteauvieux, agronome et statisticien distingué, je trouve qu'il n'y a pas en France plus de 90,000 propriétaires ayant en moyenne 120 hectares.
Vous le voyez, messieurs, cette grande propriété devient une chimère, elle n'existe plus dans des proportions importantes, elle n'est qu'un anachronisme historique dans la bouche de ceux qui la célèbrent, et ceux qui veulent la poursuivre par des impôts et lui faire dégorger des trésors qu'elle n'a plus, frappent sur ce qui a cessé d'exister. Mais y eût-il des grandes fortunes, des propriétés considérables, que seraient-elles après tout? Le résultat de la liberté et de l'égalité, celui du libre mouvement des intérêts humains, les effets respectables du génie du travail et de l’industrie. Trouvez-vous là une raison pour les atteindre aveuglément et pour décocher sur elles les traits de votre fiscalité ? Quoi ! vous sollicitez l'ouvrier, le capitaliste, le fabricant, le commerçant, l'agriculteur à verser dans les mille canaux ouverts à la richesse publique ses sueurs, vous l'engagez à les remplir à pleins bords par son travail et ses généreux efforts, et lorsqu'il aura accompli sa tâche, lorsqu'il aura dépensé ses forces vives, vous iriez absorber ses bénéfices les plus nets, vous les décomposeriez par une sorte de conspiration d'impôts au profit de l'Etat et au détriment de qui? A celui de ses enfants!
Craignez ce résultat, il serait funeste, il heurte trop la nature et la vérité pour être jamais salutaire!
Craignez encore d'arriver insensiblement à ce redoutable entraînement où l'Etat, dominé par de fausses théories, poussé par des exigences imprévues, guidé par le besoin de satisfaire des réclamations insensées ou injustes, absorberait d'abord le superflu du propriétaire, pour arriver à lui prendre jusqu'au nécessaire; où, sous je ne sais quel vain prétexte d'une égalité fictive des richesses, il essayerait d'attirer toutes celles des particuliers à lui, s'érigeant ainsi en dispensateur suprême de tous les bienfaits, et absorbant les meilleurs efforts d'une nation à son profit pour se faire, à son tour, un malhabile entrepreneur de bonheur privé. S'il en était jamais ainsi, avant d'avoir réalisé le dernier sacrifice imposé au contribuable, la tyrannie fiscale serait parmi vous, et son avènement serait le précurseur de calamités nouvelles et de menaçantes complications!
D'ailleurs, messieurs, les grandes fortunes, ne vous y méprenez pas, constituent après tout une réserve heureuse pour un pays. Elles peuvent hasarder ce que les petites fortunes ne peuvent essayer. Elles peuvent tenter des améliorations qui, à cause de leurs chances incertaines, ne sont pas permises à tout le monde. Elles encouragent les arts, les talents, elles soutiennent ces nombreuses industries qui ne vivent que du superflu, qui ne se trouve que chez ceux qui ont beaucoup.
Je ne crois pas devoir m'arrêter au parallèle fait entre les successions en ligne collatérale et celles en ligne directe ; j'en abandonne l'appréciation à la chambre entière : les unes ne sont que des espérances, ne constituent qu'un accident heureux; les autres sont des reprises de fortune. J'abandonne également l'assimilation entre les donations entre-vifs et les successions. Dans les donations entre-vifs, il y a un avantage inattendu fait avant le temps, une investiture de la propriété qui précède le moment fixé par la nature et sanctionné par le législateur; il est très simple, il est très juste que la loi puisse, sans froisser aucun sentiment d'équité, prélever un tantième au profit du fisc. D'ailleurs, les parties y consentent : elles peuvent, en ne faisant pas cette donation, y échapper.
J'aborde maintenant l'autre partie importante de la loi, je veux parler du serment. N'est-il pas étrange, messieurs, que, dans l'année 1849, avec une placidité sans pareille, avec une complaisance rétrospective inouïe, on vienne, pour appuyer le rétablissement du serment, invoquer des ordonnances de 1740! Quoi! il existait une ordonnance en 1740 pour la perception de 2 p. c. sur biens immeubles transmis par donation entre vifs et par testament! Ne soyons donc pas surpris qu'on vienne le ressusciter. Le serment, en effet, dit l'exposé des motifs, n'est pas chose nouvelle en Belgique ! Heureuse filiation , évocation de souvenirs bien précieux ! Mais vous ne nous dites pas si cette ordonnance était paisiblement acceptée, vous ne dites pas si elle s'étendait à toutes les provinces ou à quelques-unes seulement, si elle s'appliquait au pays de l'empereur en général ou à la ville de Bruges seulement? Vous invoquez une ordonnance fiscale d'une époque où, de toutes les mauvaises lois, les plus détestables étaient celles qui réglaient les impôts ; vous y trouvez un précédent qui vous paraît avoir dû influer tellement sur les mœurs du pays qu'il peut sans difficulté en accepter le renouvellement. J'admire cette descendance historique ; mais je ne me préoccupe pas beaucoup de cet étrange et gothique appui dont on voudrait, en 1849, étayer le serment en matière de succession et d'impôt.
(page 1061) S'il y a un fait grave, s'il y a une tendance fâcheuse, ce serait celle qui aurait pour effet de multiplier le serment, en le multipliant de l'avilir, d'effacer ainsi son importance, et enfin de démoraliser ceux auxquels vous l'imposerez. C'est un des signes de décadence d'un système social et d'une législation en général que de multiplier les occasions de cette sainte invocation.
Enlacer la conscience de l'homme par des liens aussi sacrés avec trop de fréquence, qu'est-ce, sinon confesser qu'on vit dans une défiance inouïe de lui? Et le préjuger mauvais, c'est souvent le rendre tel; car c'est le dégager de toute responsabilité individuelle, puisque vous ne l'honorez pas assez pour croire à sa vertu !
Messieurs, le serment est un appel suprême fait à la conscience de l'homme, qui ne relève que de Dieu même, qui n'a que lui pour juge et censeur ! Et c'est ce sacrement civil, s'il m'est permis d'employer cette expression, que vous allez appliquer à une question fiscale, et dont vous exposerez la sainteté aux épreuves de la cupidité, aux étranges calculs de l'intérêt, aux dangereux équivoques de l'égoïsme. Elle promet, dites-vous, cette formalité, de notables avantages ! Eh quoi! oubliez-vous donc à côté de cela, des profanations incessantes, des assertions sacrilèges, la loi violée et couverte de dérision, le juge impuissant à l'atteindre, car vous avez déclaré qu'il serait décisoire, les honnêtes gens astreints à une démarche souvent pénible, les indifférents ou les casuistes l'éludant sans préoccupation, et le serment rapetissé, que dis-je, détruit ou effacé de vos Codes ! Souffrez, messieurs, que je vous lise un passage extrait d'un discours prononcé par l'honorable M. Raikem, procureur général, sur les motifs qui ont engagé la législature à permettre que le serment fût déféré : « Remarquons qu'en aucun cas la législature n'ordonne le seraient aux parties en cause. A leur égard, il ne fait qu'en autoriser la délation, et seulement en matière civile; il permet ainsi à chacune des parties de rendre son adversaire juge dans sa propre cause. Quant au juge, lors même que l'incertitude des faits l'a plongé dans un doute dont il ne peut trouver la solution, il n'est pas pour cela obligé de déférer le serment. Le législateur lui en a laissé la faculté; il ne lui en a pas fait une obligation. La crainte de faire naître l'occasion d'un parjure doit le rendre très circonspect en cette matière. »
Tous les principes énoncés avec la voix de l'expérience et de la sagesse réunies, ces principes si vrais, si incontestables ne sont-ils pas froissés, méconnus et renversés par votre projet?
En effet, il défère le serment dans tous les cas. Il n'est arrêté par aucune circonstance qui pourrait faire naître un parjure. Le juge n'est pas l'arbitre qui peut le déférer ou le suspendre; la loi nouvelle est plus forte que son appréciation, elle l'ordonne envers toutes les personnes, en face de toutes les éventualités.
« Aussi, ajoutait dans le même discours, l'honorable M. Raikem, en faisant allusion au décret du gouvernement provisoire, nous n'avons plus à craindre le retour d'une législation dont les vestiges, dans des lois plus anciennes encore, avaient soulevé les réclamations des hommes les plus instruits, des jurisconsultes les plus intègres, pénétrés du respect le plus profond pour la sainteté du serment. »
Messieurs, sous ce rapport, je trouvais la législation de 1817 de beaucoup supérieure. Ici, du moins, l'obligation du serment avait sa sanction. Des poursuites judiciaires étaient autorisées contre celui qui aurait cédé à la tentation d'une déclaration frauduleuse. Un frein était ainsi posé aux consciences criminelles, aux déclarants coupables. On pouvait se déshonorer, mais la loi, atteinte, outragée par ce forfait, pouvait s'en venger et punir celui qui souillait les saintes obligations de la morale.
En Angleterre, messieurs, chacun fait des déclarations volontaires pour l'income tax. Mais si la notoriété publique s'élève contre des évaluations trop notoirement inférieures et insuffisantes, la commission nommée pour recevoir la déclaration peut intenter un procès au déclarant frauduleux.
Au criminel, messieurs, quand un témoin est gravement soupçonné de faux témoignage, le ministère public réclame sa détention et instruit contre lui.
Vous le voyez, la loi a voulu, à côté du serment qu'elle défère, élever une sanction qui l'appuie, elle a voulu que ceux qui sont coupables par faiblesse et par perversité naturelle fussent effrayés d'abord, punis ensuite.
Tant et de si gravés inconvénients seront-ils du moins balancés par des résultats bien abondants pour le trésor, ses revenus en éprouveront-ils un notable accroissement? J'ai beaucoup de raisons d'en douter!
Le serment est évidemment introduit en vue d'atteindre les fortunes de portefeuille, de contraindre les successions mobilières à concourir aux charges de l'Etat auxquelles, dit-on, elles n'échappent que trop souvent. Remarquons d'abord, messieurs, que la nouvelle loi sur les patentes impose déjà aux capitaux consacrés à l'industrie et au commerce, par voie d'association, des charges nouvelles.
Ne cédons pas non plus trop facilement au besoin de frapper directement, malhabilement les valeurs mobilières, qui sans doute réalisent d'immenses bénéfices et créent des fortunes considérables, mais élevés trop souvent, nous le savons, sur des sables mouvants !
On nous dit que cette nouvelle face de l'impôt doit être agréable, acceptable aux fortunes foncières et aux campagnards ! J'observerai que ce seront toujours, en définitive, les valeurs immobilières qui supporteront la plus grande partie des charges, qui échapperont le moins à votre impôt nouveau , et c'est ce que le rapporteur à l'assemblée nationale de la loi nouvelle qui devait aggraver l'impôt en ligne direct, l'honorable M. de Parieu, disait en ces termes :
« L’élévation du droit sur les mutations immobilières en ligne directe est la partie la plus essentielle et en quelque sorte vitale du projet de la commission. C'est là la partie la plus féconde pour l’accroissement du droit par l'augmentation des droits du trésor. »
Voilà un aveu bien clair, bien explicite et à tel point, que malgré l'augmentation de 50 c. votés par l'assemblée sur les meubles, la commission, voyant que celle qu'elle proposait sur les immeubles n'était pas acceptée, retira tout son projet.
Mais, messieurs, croyez-le, les valeurs mobilières échapperont toujours avec beaucoup de facilité à votre fiscalité; elles ont mille moyens de se dissimuler. Cela est tellement reconnu, et on a si bien saisi les déplorables résultats d'inquisitions vexatoires, qu'à Hambourg et à Genève, où ce genre de fortune, y compris les fonds des banquiers, étaient soumis à trois taxes, on croyait prudent de se contenter d'une simple déclaration des parties ; et les Anglais confessent que le montant de l'income-tax est loin de représenter le tantième de tous les revenus du royaume d'Angleterre et d'Ecosse.
J'ajouterai à ces considérations un fait qui est à ma connaissance, et dont la fréquente reproduction m'a été attestée par des hommes d'affaires de Hollande.
Un malade croit sa fin prochaine et veut sauver le droit dont sera frappé sa fortune mobilière, et éviter à son hériter l'alternative des frais considérables ou d'un faux serment; il remet entre des mains sûres et fidèles les obligations qu'il destine à un tiers. La formalité du serment accomplie, le dépositaire fait la restitution ; la loi se trouve obéie, et la partie mobilière de la fortune a échappé à tout droit.
Une dernière pensée me frappe. Si vous croyez le serment bon, efficace, moral, fructueux pour les intérêts du trésor, qui vous détourne de l'appliquer en ligne directe?
Soyez persuadé que si le législateur de 1817 avait cru devoir imposer les successions en ligne directe, il n'eût pas, pour elles, reculé devant le serment.
Je ne vois, en effet, aucun motif plausible pour que l'héritier en ligné directe en soit exempté. Le droit est trop faible pour l'engager à faire une fausse déclaration, dites-vous.
Mais ne vous ai-je pas cité assez d'exemples qui vous prouvent qu'il prend des proportions quelquefois très considérables? L'administration a plus de moyens de contrôle! Mais quels sont donc ceux qu'elle ne possède pas en ligne collatérale et qu'elle aurait en ligne directe? Vraiment votre projet en dit trop ou trop peu, et je ne découvre point ici ses ressources secrètes.
Messieurs, je repousse donc la loi comme contraire à nos mœurs nationales, comme contraire aux principes civils sainement entendus, comme entachée d'immoralité; je la repoussé parce qu'elle sacrifie à un but fiscal les plus précieuses prérogatives de la famille, parce qu'elle inaugure une législation vicieuse et injuste.
Mais mon éloignement raisonné pour la loi prend une force nouvelle, lorsque j'envisage les circonstances extraordinaires au sein desquelles nous avons vécu depuis plusieurs mois, les agitations qui ont ému et bouleversé le monde, leurs tendances avouées, et que je contemple le roc inexpugnable contre lequel elles se sont brisées.
Messieurs, l'Europe a vu s'accomplir de nombreuses révolutions, mais pour une partie du moins de son vieux sol il paraissait que celles qui tenaient aux innovations politiques mêmes, celles qui pouvaient consacrer l'empire désormais irrésistible de la liberté civile, politique et religieuse, étaient parvenues à leur terme, et comme épuisées; car les prérogatives les plus précieuses, toutes celles que les hommes justes, libéraux et sages pouvaient désirer étaient enfin vivantes dans des lois constitutionnelles, que la marche du temps, le développement dés saines lumières ne pouvaient qu'élargir et étendre ! Aussi quand la tempête s'éleva, que vîmes-nous?
Les barrières légales renversées, ce fut moins des droits politiques qu'on se préoccupa, ce fut moins d'une conquête presque illusoire autant qu'intempestive dont il fut question, mais c'est au système de la société elle-même qu'on s'attaqua avec une véhémence inouïe. Oui, le caractère des révolutions modernes est le fait social. Là furent les vrais combats, c'est à son organisation qu'on livra les plus violents assauts, c'est contre elle qu'on attisa les passions, les haines, les préjugés populaires !
La société est sortie victorieuse de cette lutte épouvantable, elle a été sauvée de cette horrible convulsion. Mais, reconnaissons-le, c'est à la famille, à son énergique constitution, inoculée en elle par la propriété, qu'est due cette mémorable victoire. Ce fut le sentiment de la famille ému, troublé d'abord, irrité ensuite, qui sut réunir en une seule volonté, en un seul dévouement, en un magnifique élan, les hommes les plus éloignés, les citoyens séparés par les plus grandes distances, tous prêts à verser leur sang pour la même cause.
Ainsi tombèrent vaincus, dans une lutte matérielle d'abord, plus tard par le jugement le plus irrésistible, celui de la toute-puissance nationale, exprimée par le suffrage universel, ces systèmes enfantés par le fol orgueil de la raison humaine en qui en confondaient les plus nobles inspirations, avec les coupables rêves d'esprits égarés et ardents.
Nous n'avons pas été mêlés à ces luttes violentes, la Providence les a épargnées à notre pays, mais le bruit de ces doctrines impies est venu jusqu'à nous, et elles ont pu nous consterner un instant ; n'en soyons cependant pas troublés, et que la certitude de leur injustice et de leur incapacité à donner une seule consolation, une seule réparation aux souffrances (page 1062) de l’humanité, les fasse mourir impuissantes aux pieds de votre raison, de votre sagesse, de votre fermeté.
Céder à l'erreur, messieurs, dans quelque mesure que ce soit, par une voie même détournée, c'est l'adopter, c'est l'autoriser à vous demander tôt ou tard, avec une implacable logique, n'en doutez pas, des concessions nouvelles.
Vous êtes modérés, messieurs, et c'est votre gloire de l'être. Cette garantie peut suffire pour le moment, mais l'avenir qui voudrait le garantir? D'autres influences, d'autres opinions peuvent surgir. Vous le savez, s'il est difficile d'introduire un principe nouveau dans une législation, il l'est infiniment moins de l'étendre, et l'opinion publique s'en étonne ou s'en irrite souvent peu ou point. Ne faisons donc point à l'avenir des cadeaux dangereux !
Certes il est loin de ma pensée de songer à faire une insinuation quelconque sur le but direct et sur les intentions du projet de loi qui nous est soumis, et je repousse d'avance tout ce qui pourrait donner une semblable interprétation à mes paroles. Mais j'ajouterai avec non moins de sincérité qu'à mes yeux la loi agira par ses résultats mêmes contre l'esprit de famille, qu'au lieu de fortifier celle-ci, de la cimenter, elle l'affaiblira inévitablement. Là où vous devriez porter la force, la consolation, la sécurité, vous jetterez l'alarme, de douloureuses appréhensions, vous lui causerez un fatal ébranlement.
Daignez ne pas l'oublier, deux grands faits fondent la famille.
Le mariage civil et religieux qui constitue son côté moral, en l'élevant à l'indissolubilité civile et religieuse, la propriété qui assure sa force matérielle, qui est le mobile de sa prospérité, la garantie de son renouvellement , de sa perpétuité et de sa stabilité.
La loi qu'on vous propose porte, quoi qu'on puisse dire, une atteinte directe à ce dernier fait ; elle l'affaiblit, non en lui imposant un simple sacrifice transitoire, mais en créant son épuisement progressif. Elle atteint directement, elle blesse les liens intimes des parents et des enfants, elle met à découvert le toit domestique, elle froisse les mœurs, les sentiments du pays, car, selon les expressions énergiques d'un de nos anciens collègues, un homme dont les vives lumières étaient seules égalées par leur consciencieuse droiture, « elle fouille dans les secrets de la famille et de la conscience. »
Messieurs, hors de cette enceinte on attend avec une vive et impatiente anxiété le résultat de vos délibérations ! Puisse-t-il être un nouveau gage de sécurité, d'union, un nouveau mobile pour le ferme maintien de la tranquillité publique et de cet esprit de libéralisme conservateur qui nous a fait traverser heureusement ces grandes commotions, qui a laissé briller dans tout leur éclat, au sein de notre heureux pays, le règne de la justice, de la liberté et de l'ordre !
Pour moi je vote avec une conviction réfléchie et ardente contre cette loi tout à la fois dangereuse et inopportune, et si mon sentiment se trouve d'accord avec celui de la majorité de cette chambre, je m'en féliciterai, car je crois que son vote excitera une vive et profonde reconnaissance jusque sous les plus humbles toits.
(page 1063) M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs, je ne prends pas la parole pour répondre à la triple péroraison que vous venez d'entendre. Je n'ai pas le projet de rencontrer en ce moment les observations qui ont été présentées contre le système que j'ai eu l'honneur de défendre devant vous. Je crois que rien de ce que j'ai avancé n'a été renversé, je crois que les objections qui viennent d'être reproduites par l'honorable préopinant portent vraiment à faux.
Vous l'avez entendu tout à l'heure: le droit de 1 p. c. à prélever sur les successions en ligne directe, c'est la première brèche au principe de la propriété ; c'est la première brèche au principe sacré de la famille ; c'est par là que passera inévitablement la république démocratique et sociale !
M. de Liedekerke. - Je n'ai pas dit cela.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Oh! mon Dieu, si ce n'est le mot, c'est bien le fond de votre pensée.
M. de Liedekerke. - Votre interprétation peut être fautive. Je proteste contre cette interprétation.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'en appelle à la chambre. Je sais que lorsqu'on donne aux choses leur vrai nom, on ne manque jamais de se récrier. Mais que signifie donc tout le discours que vous avez prononcé?
Vous soutenez qu'on veut désorganiser la famille; vous soutenez qu'on porte atteinte à la propriété; vous soutenez que ce faible impôt d'un p.c. aura a pour résultat inévitable (inévitable, le mot vous appartient) de compromettre le sort de la société. Mais, je dis que vous voulez ainsi faire accroire que la république démocratique et sociale est renfermée dans le projet du gouvernement.
Vous dites, en effet : Cette première brèche, faite à l'aide d'un p. c, on l'élargira bientôt; elle deviendra plus considérable; et il semble qu'on laisse entrevoir que la confiscation pourrait bien arriver à la suite du droit d'un p. c.
M. de Liedekerke. - Le mot confiscation ne se trouve pas dans mon discours. Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Il y a une très bonne raison pour laquelle je puis me servir d'autres expressions que celles qui se trouvent dans le discours de l'honorable préopinant; c'est que ce discours n'a pas paru au Moniteur.
Je prie l'honorable membre de se rassurer complètement. Car si la république démocratique et sociale venait à régner un jour et, sans doute, elle ne régnerait qu'un jour, elle ne se préoccuperait guère du rejet ou de l'admission du principe dont nous nous occupons en ce moment.
Messieurs, le motif pour lequel j'ai pris la parole, c'est uniquement pour faire justice d'un reproche qui m'a été adressé avec insistance par trois orateurs, parmi lesquels je compte l'honorable préopinant.
On vous a dit que successivement, selon les besoins de la situation, selon les besoins de ma position, je prétendais que l'état du trésor était ou prospère, ou déplorable. On a été, et l'honorable préopinant a quelque chose à se reprocher sous ce rapport, jusqu'à rapporter des paroles prétendument de moi, en contradiction formelle avec les assertions que j'ai fait entendre dans une séance précédente. Je viens faire devant vous une justice complète d'un procédé que je vous laisse le soin de qualifier.
Vous avez entendu l'honorable M. Lelièvre ; il vous disait : « Lorsqu'il s'agissait de repousser le système des économies, notre situation financière était satisfaisante; elle était même relativement bonne. C'est ainsi que le ministère écartait chaque proposition d'économie émanant de l'un ou de l'autre d'entre nous. Chaque pied de terrain nous était disputé; nous devions l'emporter d'assaut comme une forteresse, et on sait qu'ordinairement nous avons été repoussés avec perte. Mais lorsqu'il s'agit d'introduire de nouveaux impôts, le tableau se rembrunit singulièrement; l'on peint avec des couleurs bien sombres l'état de nos finances, et l’on ne nous représente plus qu’un énorme déficit qui doit être comblé à tout prix. »
Puis vient l'honorable M. Dumortier; l'honorable M. Dumortier qui veut, comme l'honorable M. Lelièvre, à toute force, que je sois un peintre broyant alternativement le rose et le noir, selon les besoins de mon tableau ; l'honorable M. Dumortier s'écrie à son tour :
« La situation financière du trésor vous a été présentée par M. le ministre des finances sous les couleurs les plus sombres. A l'en croire, nous sommes dans une situation très fâcheuse, excessivement fâcheuse ; elle est de couleur aussi noire, qu'elle était pour lui couleur de rose il a trois mois. C'est un peintre habile pour qui la couleur doit varier suivant la situation de son sujet. Que disait, il y a trois mois, M. le ministre des finances? Il disait : « La situation financière est magnifique......»
M. Dumortier. - C'est très vrai.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je vous attends dans un instant, vous ferez amende honorable devant l'assemblée ou l'assemblée se prononcera contre vous. Vous m'attribuiez donc ces paroles :
« La situation est magnifique. Nous vous présentons des budgets qui offrent une balance de deux millions....... »
Et il cite quatre lignes où j'accuse au budget de 1849 un excédant de 6 millions. Il vous souvient, messieurs, que, sur-le-champ, j'interrompis l'honorable M. Dumortier pour lui faire observer que l'excédant de 6 millions comprenait 1,800,000 fr. à résulter de la loi sur les successions et que, cette dernière se trouvant écartée, l'excédant se réduisait à 4,200,000 fr. L'honorable membre n'en persista pas moins à parler d'un excédant de 6 millions et, par une sorte de complaisance, il le réduisait à 4,20,000 francs. Le budget de 1849 comprenait une régularisation de comptabilité qui supprimait, pour cet exercice seulement, une dépense de 3,800,000 fr., qui devra nécessairement figurer de nouveau au budget de 1850. Et l'honorable M. Dumortier, après avoir été interrompu, continuait pourtant en ces termes :
« Que devient cette situation si magnifique ? A la séance d'hier, il nous dit : « Quand on est en présence de déficits accumulés, qui s'élèvent à 30 millions, il est temps de prendre des mesures. Ainsi cette situation si prospère se résume en un déficit accumulé de 30 militons de francs! Il y a là une transformation admirable , dans la parole, dans les expressions. Pour moi, je déplore que M. le ministre soit venu présenter la situation financière sous des couleurs aussi sombres, quand la Belgique a besoin de tout son crédit. De telles paroles, aussi exagérées, sont plus propres à affaiblir notre crédit qu'à le consolider. »
Vient enfin l'honorable M. de Liedekerke. L'honorable M. de Liedekerke ne voulait rien avoir à envier à ses prédécesseurs dans la lutte. L'honorable membre répète mot pour mot que, après avoir annoncé, en 1847, que la situation était mauvaise, j'ai fini par la trouver meilleure en 1848, dans la session du mois de juin, et qu'enfin, je l'avais trouvée bonne dans une discussion qui s'est élevée au mois de décembre, et dans laquelle était intervenu notre rigoureux collègue, comme l'a nommé M. de Liedekerke, notre rigoureux collègue, l'honorable M. Delfosse.
Reprenons successivement chacun des honorables préopinants, et d'abord l'honorable M. Lelièvre.
L'honorable M. Lelièvre a soutenu des sièges, il a livré de grandes batailles, et il a emporté des forteresses d'assaut. Mais l’honorable général aurait bien fait de citer dans quelles circonstances il a livré ces batailles contre le ministère ; quelles sont les propositions d'économies qui ont été combattues par le ministère sous prétexte que notre situation financière était bonne.
Jamais, en aucune circonstance, un mot pareil n'a été prononcé. Je n'ai souvenir que d'une seule chose, que d'une seule bataille engagée par l'honorable M. Lelièvre pour une question d'économie, mais de compte à demi avec le ministère; nous avons fait ensemble le siège des députations ; nous avons échoué ensemble; le ministère a eu son projet de loi tué sous lui. Est-ce dans cette circonstance que le ministère a combattu une réduction, sous prétexte que la situation financière était bonne?
L'honorable membre veut-il faire allusion à sa campagne contre l'armée? Mais ai-je prononcé un seul mot dans cette discussion? Quel est celui de mes collègues qui s'est opposé aux réductions, sous prétexte que la situation financière était bonne ? Pas un seul; pas un mot semblable n'a été prononcé. Il y a plus, c'est qu'aucune proposition de réduction n'a été faite : on s'est borné à discourir.
L'honorable M. Lelièvre devra donc reconnaître qu'en aucune circonstance je n'ai tenu le langage qu'il m'a gratuitement prêté.
Quant à l'honorable M. Dumortier, j'avoue que c'est beaucoup plus fort. L'honorable membre a trouvé que j'avais prétendu que la situation était magnifique. A quelle époque? je l'ignore; mais je dois croire qu'il puisait dans les documents qu'il avait sous les yeux ; il a lu en effet quatre lignes au discours qui a été prononcé par le ministre des finances à l'ouverture de la session ; et l'honorable membre a osé vous dire que, après avoir accusé à cette époque une situation magnifique, j'étais venu déclarer avant-hier à la chambre, pour la première fois, que cette situation devait se transformer en un déficit de 30 millions de francs!
Retenez-le bien, ce sont vos propres paroles, je les mets de nouveau sous vos yeux : « Cette situation si prospère que vous indiquiez en novembre, se résout en un déficit accumulé de 30 millions de francs. » Or, c'est dans ce même discours du mois de novembre que se trouve accusé le déficit. Ecoutez :
« Au moment où la révolution du 24 février éclata, le découvert du trésor était considérable. Il y avait à pourvoir à l'insuffisance sur les exercices clos antérieurs à 1846, à l'insuffisance sur l'exercice 1846, à (page 1064) l'insuffisance sur l'exercice 1847, en tout 39,727,577 fr. 40 c.
« À cette somme, il faut ajouter les dettes résultant de travaux exécutés ou en voie d’exécution, mais décrétés avant 1848, et pour lesquels des crédits complémentaires et supplémentaires ont été alloués par les lois des 22 mars, 18 et 24 mai 1848, s'élevant à 4,805,611 fr. 38 c.,
« De telle sorte que le déficit, couvert en partie par une forte émission de bons du trésor, ne montait pas à moins de 44,533,155 fr. 78 c.
« Les événements qui faisaient obstacle au renouvellement des bons du trésor rendaient, d'un autre côté, des sacrifices nécessaires pour maintenir la sécurité sur nos frontières, l'ordre et le travail à l'intérieur du pays. Les chambres y ont pourvu par trois allocations, l'une au département de la guerre de 9,000,000 de fr., l'autre au département de l'intérieur, de 2,000,000 de fr., la troisième au département des travaux publics, de 5,000,000 de fr. ; en tout 16,000,000 fr.
« Ce qui élevait la somme des obligations à charge de l'Etat à 60,533,122 fr. 78 c.
« Pour faire face à tous ces besoins, les chambres ont mis à la disposition du gouvernement, par la loi du 26 février 1848, 12,,227,000 fr., par la loi du 6 mai 1848, 25,541,000 fr. et par la loi du 26 mai (billets de banque), 12,000,000 de fr. Ainsi 49,768,000 fr.
« D'où il résulte une insuffisance de ce chef de 10,765,155 fr. 78 c.
Faisant ensuite, d'une manière approximative, la situation de l'exercice 1848, je disais que le découvert du trésor, à la fin de cette année, s'élèverait à fr. 18,219,576-06.
Et j'ajoutais : « Mais comme ces billets de banque, mentionnés en recette, ne peuvent être considérés que comme une ressource temporaire, qu'il faudra éteindre dans un avenir plus ou moins prochain, le passif réel doit être porté à fr. 30,219,576-06. »
Vous l'entendez ; c'est bien trente millions de déficit que j'accuse au mois de novembre. Et M. Dumortier ne craint pas de me faire dire que j'ai déclaré alors que la situation était magnifique ; il ne craint pas d'ajouter qu'aujourd'hui pour la première fois cet état magnifique se résout en un déficit de 30,000,000 de francs.
Eh bien, je vous le demande, poussa-t-on jamais plus loin... je ne sais quel mot employer pour qualifier un pareil procédé, l'inexactitude pour me servir d'un mot poli? Quoi ! vous osez affirmer à la chambre et au pays que j'ai dissimulé à une époque quelconque la véritable situation du trésor, que pour présenter des budgets brillants, j'ai caché ce déficit! Tous osez avancer pareille chose ! '
J'ai réclamé de vous une amende honorable; je l'attends de votre loyauté.
M. Dumortier. - Je suis prêt à vous répondre. Je demande la parole.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Je rencontrerai ici mon troisième antagoniste, M. le comte de Liedekerke. J'ai eu occasion de m'expliquer diverses fois sur la situation financière du pays. La première fois, en 1847, au mois de décembre, comme l'a rappelé l'honorable comte de Liedekerke; j'ai exprimé alors sommairement quelques idées sur la situation du trésor.
Je disais à cette époque :
« Elle n'est pas bonne, parce que nous ne pouvons pas appeler bonne une situation financière qui exige impérieusement la création de ressources extraordinaires. »
On m'interrompait pour me dire : « C'est la question ! »
Je continuais ainsi :
« Selon les uns donc, la situation est bonne; selon nous, elle est mauvaise, parce qu'on nous a légué une grande somme de dettes, de dettes actuellement exigibles, de dettes qui viendront à échéance dans un avenir plus ou moins prochain; et parce que, pour notre compte, pour le compte de l'administration nouvelle, il y a aussi des dépenses auxquelles il est indispensable de pourvoir. »
Voilà mon appréciation de notre situation financière en décembre 1847.
Je déclarais dès ce moment la nécessité d'autres ressources.
Au mois de juillet 1848, cela a été également rappelé par M. le comte de Liedekerke, j'ai eu encore à parler de la situation financière. C'est alors que j'aurais dit : « La situation est améliorée. » En effet, cette expression se trouve dans, mon discours du 4 juillet 1848; mais il y a quelque chose d'autre aussi dans ce discours du 4 juillet 1848. « La chambre remarquera, dis-je, que la situation est singulièrement améliorée... »
Ici s'arrête la citation. Mais, moi, j'ai qualifié l'amélioration, en continuant ainsi : « La menace d'une dette énorme immédiatement exigible a disparu » ; c'est-à-dire qu'à l'aide de l'emprunt forcé nous avions liquidé une partie de la dette. Mais pouvais-je supposer un instant que cela apportait un changement quelconque dans la situation financière du pays? Trente millions en dette consolidée ou trente millions en dette flottante, quant à la charge c'est la même chose. Mais la situation était améliorée en ce qu'une partie du déficit n'était pas immédiatement exigible. J'aurais, en outre, fait entendre à cette occasion, ajoutait l'honorable membre, qu’on pouvait se passer de nouveaux impôts. (Interruption.)
Vous avez rappelé, je pense, la phrase du discours de la couronne relative à de nouveaux impôts.
M. de Liedekerke. - M. le ministre fait confusion de personnes.
M. Dumortier. - C'est moi qui ai rappelé cette phrase.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - M. Dumortier accepte?
Eh bien ! écoutez, et ceci s'adresse également à M. de Liedekerke, si j’ai jamais dissimulé la situation, si j'ai laissé supposer qu'il ne faudrait pas de nouveaux impôts. Voici mes paroles :
« Il résulte de la situation (en supposant gratuitement qu'il n'y ait pas des besoins plus considérables pour l'instruction publique et pour l'amélioration du sort de la classe ouvrière), que, pour faire face à la situation que je viens d'accuser, il faudra ou augmenter les impôts, ou réduire les dépenses de l'Etat. »
Je vous demande pardon de me citer constamment devant vous ; mais j'y suis obligé.
- Plusieurs voix. -Parlez! Parlez !
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - « Remarquez qu'il faut qu'enfin on établisse un équilibre réel, sérieux, qui présente des garanties; et pour qu'il en soit ainsi il faut que vous ayez annuellement un excédant du recettes de plusieurs millions, tant que l'excédant des recettes sur les dépenses ne sera pas de plusieurs millions, il est très vraisemblable qu'il y aura toujours des mécomptes.
« En effet, beaucoup de choses ne peuvent être prévues, qui surviennent dans le cours d'une année. Il y a des crédits extraordinaires, supplémentaires, dont on est obligé de reconnaître la nécessité, qu'on doit voter, sur lesquels on n'avait pas compté, et qu'il faut pouvoir imputer sur un fonds qu'on possède. On ne le pourra que si l'on a préparé un excédant de recettes sur les dépenses. »
C'était donc bien formel.
Je discutais ensuite les probabilités d'économies, sans m'exagérer ce qu'elles pouvaient produire. J'avais indiqué deux alternatives pour rétablir notre situation financière : ou une augmentation de ressources ou une réduction des dépenses de l'Etat ; et après avoir développé l'idée qu'on ne pouvait espérer refaire la situation financière avec des économies seulement, j'ajoutais :
« Mais si, d'une part, on réduit les dépenses normales de l'administration; si, d'autre part, on crée des dépenses nouvelles, et elles seront inévitables pour les Flandres, pour l'instruction, pour les classes ouvrières, nous l'avons dit, il faudra, selon toute vraisemblance, de nouvelles ressources.
« Quelles seront ces ressources?
« Messieurs, je rencontre ici l'interpellation qui m'a été faite hier par un honorable député de Thielt.
« Le gouvernement entend-il maintenir son projet sur les successions?
« Oui, le gouvernement entend maintenir son projet sur les successions. Nous croyons, et nous croyons plus que jamais, que cette loi est bonne , qu'elle est juste. Sans entrer dans les détails de cette loi, nous disons que le principe en est excellent, qu'il créera des revenus puisés à une bonne source. »
Et l'on vient vous affirmer qu'à l'époque qu'on indique je tenais un langage contraire à celui que j'ai tenu, il y a quelques jours ! N'étaient-ce pas exactement les mêmes idées? N'étaient-ce pas les mêmes paroles?
Quant au troisième point, celui de la prétendue contradiction qui a été découverte par l'honorable comte de Liedekerke, c'est véritablement un peu extraordinaire. L'honorable membre a été jusqu'à confondre la situation du pays avec la situation du trésor. C'est le mot situation qui l'a frappé.
Du moment où j'ai trouvé la situation du pays bonne, il est convaincu que j'ai dû trouver excellente la situation du trésor. Mais l'honorable membre n'aurait pas dû s'arrêter à la phrase qu'il a citée. Il pouvait trouver un peu plus loin, dans le même discours, la réponse à ses objections. J'affirmais, dans la même séance, qu'il faudrait encore de nouveaux impôts. C'est, sans doute, ce que l'honorable membre n'a pas lu.
Il va se convaincre si j'ai jamais varié, et sur la situation du trésor et sur la nécessité de ressources nouvelles. Je prends mes preuves dans le discours: même qu'il invoque contre moi. Le voici : « Certes, si l'on était libre de créer ou de ne pas créer de nouveaux impôts; si la nécessité impérieuse n'était pas là plus forte que nos répugnances ; si l'on n'avait à consulter que ses fantaisies ou ses désirs, qui songerait à demander de nouveaux impôts? Le ministère viendrait-il sans motifs solliciter de nouveaux impôts ?
« Eh! si quelque impôt est réclamé, c'est que le gouvernement y est contraint, c'est qu'il y est forcé. Il y est forcé ! Et aurais-je tort de dire qu'il y est forcé notamment par les honorables membres qui déclarent qu'à l'avenir ils ne voteront pas de nouveaux impôts ? Ne sont-ce pas, en effet, ces honorables membres qui nous répètent chaque jour : Sauves les Flandres! Secourez l'industrie linière ! Créez une société d'exportation !
(page 1065) « Eh ! comment voulez-vous donc que les Flandres soient sauvées, que l'industrie linière soit soutenue, que la société d'exportation soit créée? Avec des économies......Hélas! en fait d'économies, nous avons été jusqu'aux limites qu'il ne nous a pas paru possible de franchir sans danger. Vous irez peut être plus loin encore. Nous n'avons peut-être pas fait assez ! Vous en jugerez! Vous déciderez! Mais, nous le proclamons avec conviction dès aujourd'hui, quoi que vous fassiez, quelles que soient les limites que vous imposiez à la réduction des dépenses publiques, vous n'arriverez pas à établir une bonne situation financière, sans recourir à de nouvelles ressources. Je ne puis ni ne veux les signaler, moins encore les discuter aujourd'hui; je ne veux dire qu'une chose : ces ressources il les faudra. »
Voilà comment je répondais à ceux qui venaient affirmer devant vous que j'avais changé de langage sur la situation financière du pays. J'ai dit à toutes les époques, avec une conviction profonde, ce que je pensais de notre situation financière. Elle est telle que je l'ai fait connaître. Je ne l'ai ni exagérée, ni flattée. Vous avez un déficit accumulé de 30 millions indépendamment de ce qui a été payé à l'aide de l'emprunt forcé. C'est l'ancienne majorité qui est jusqu'à un certain point, et dans une certaine mesure responsable de la situation.
Plus d'une fois, les ministères, sans distinction d'opinions politiques, ont essayé d'engager la chambre à entrer dans une autre voie, à affronter avec courage la responsabilité qui s'attache à la création de nouveaux impôts dans l'intérêt du pays. Mais alors comme aujourd'hui nous avons vu un grand nombre de collègues, qui, s'aveuglant volontairement, affirmaient que la situation était bonne, qu'avec une centaine de mille francs, qu'avec un ou deux millions, on rétablirait sur de bonnes bases la situation du trésor. Eh bien, je vous l'ai dit et je vous le répète bien haut : Quoi que vous fassiez, il vous faudra plusieurs millions de ressources nouvelles pour établir une bonne situation financière.
Je m'appuie, en parlant ainsi, de l'opinion de l'honorable collègue .dont on invoquait tantôt la rigueur. L'honorable M. Delfosse, dans une de ces séances auxquelles faisait allusion l'honorable M. de Liedekerke, vous déclarait que j'avais raison de prétendre qu'il faut six millions au moins d'excédant pour avoir des budgets dans de bonnes conditions.
En effet, voulez-vous que je vous indique dès aujourd'hui ce que vous pouvez espérer faire avec l'excédant de 4,200,000 fr. indiqué par l'honorable M. Dumortier ?
. Ces 4,20,000 francs d'excédant seront absorbés avant peu par les besoins actuels, par les crédits supplémentaires qu'il faudra nécessairement demander. C'est avec le plus grand soin, c'est avec la plus grande peine, qu'on arrivera à la fin de l'année, sans avoir même compromis la situation de 1849 ! Et vous parlez de la situation de 1850, comme si elle n'était pas suffisamment connue !
Vous ne voulez pas m'en croire sur parole. Mon Dieu 1 je ne réclame pas de vous un vote de confiance sur ce point. Je fais appel à vos lumières. Les dépenses étant les mêmes en 1850 qu'en 1849 et votre dette publique devant immédiatement s'accroître de 3,800,000 fr., je vous demande s'il sera possible de faire une situation solvable, tenable, s'il y aura déficit, si vous ne créez pas de nouvelles ressources.
On présente le projet de loi comme destiné spécialement à grever la propriété foncière qui est, dit-on, déjà extrêmement surchargée en Belgique.
Permettez que je donne à cet égard quelques éclaircissements à la chambre; ils ne seront pas, je crois, inutiles.
En Hollande, les contributions directes (foncière, personnelle et patentes) donnent une somme de 17,721,000 fl. des Pays-Bas, soit par habitant 11 fr. 72 c.
En Belgique, les mêmes contributions produisent 30,656,650 fr., soit 6 fr. 96 c. par habitant.
En France, d'après le budget rectifié de 1848, les impôts directs produisent 613.403,000 fr. pour une population de 35,500,000 habitants, ce qui représente 17 fr. 28 c. par tête. Il est probable que les 45 centimes extraordinaires y sont compris; en les déduisant, la cote est bien supérieure encore à la proportion belge.
Dans les Pays-Bas, les droits de timbre, d'enregistrement, de greffe, d'hypothèque et de succession produisent 9,384,000 florins, ce qui représente 6 fr. 20 c. par tête d'habitant.
En France, ces mêmes impôts produisent 205,618,000 fr., soit fr. 5-79 par tête d'habitant.
En Belgique, ces impôts produisent 20,600,000 fr. ce qui représente 4 fr. 68 c. par tête d'habitant.
Ainsi, vous le voyez, messieurs, sous ce rapport nous sommes loin d'avoir les conditions les plus défavorables, et la nécessité de nouveaux impôts nous étant démontrée, car il faut qu'elle le soit, il faut qu'elle soit prouvée, on ne doit pas craindre, sous le prétexte que ces impôts sont excessifs, d'arriver à la création de nouvelles ressources.
Messieurs, dans mes préoccupations, je n'ai pas plutôt en vue le citadin que le paysan, que l'honorable comte de Liedekerke m'a accusé d'avoir traité superbement. Cet adverbe fait sans doute admirablement (Interruption); mais l'honorable comte s'est singulièrement trompé. Je ne prends des airs de grand seigneur vis-à-vis de personne, moins vis-à-vis du paysan que de tout autre; et si quelque jour j'avais la fantaisie de prendre de grands airs vis-à-vis de quelqu'un, ce n'est pas par le paysan que je commencerais.
Messieurs, je suis né trop près du paysan, pour ne pas me sentir plein de cœur et de pitié pour les petits. Je n’ai pas d’air superbe pour eux. Je n’ai pas eu l’avantage d’être bercé sur les genoux d’une duchesse ; mais je n’ai pas moins…
M. de Liedekerke (se lève et, interrompant M. le ministre, prononce quelques paroles que le bruit du marteau de M. le président nous empêche d'entendre. Voici l'interruption de l'honorable membre, telle qu'il nous la remise). - Si c'est une question personnelle, je la repousse, et je proteste de toute la force de mon âme, de toute l'énergie de mes sentiments. Je suis né libre comme vous, soumis aux mêmes lois, jouissant des mêmes droits. Je suis ici mandataire du peuple, comme vous, envoyé par le même électeur, représentant le même souverain, et je maintiendrai intacts dans leur dignité, dans toute leur étendue les droits du député comme j'en pratique tous les devoirs... »
- Plusieurs membres. - A l'ordre! à l'ordre!
M. le président. - Je dois rappeler M. de Liedekerke à l'ordre, parce qu'il a pris la parole sans l'avoir demandée et parce qu'il a persisté à parler, malgré les avertissements réitérés du président.
La parole est continuée à M. le ministre des finances.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - Messieurs; je regrette l'interruption dont je viens d'être l'objet.
L'honorable membre s'est singulièrement mépris sur mes intentions, s'il a pensé que je faisais une allusion personnelle à la condition qu'il occupe dans le monde. Mon Dieu! non, je m'en suis bien gardé: Mais sachant combien facilement on peut exploiter certains mots, combien facilement on peut calomnier à l'aide de certaines insinuations.....
M. de Chimay. - C'est pour cela qu'il ne faut pas en abuser.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai dû protester, comme je le fais de nouveau, contre une accusation injuste, imméritée, celle d'avoir traité superbement le paysan. L'imputation était fausse. Lorsque j’ai fait intervenir le paysan, par hasard, dans la discussion de l'autre jour, je l'ai fait pour le représenter comme le type du bon sens, pour le constituer juge, lui, de ces objections formidables que l'on annonçait contre le projet de loi.
Voilà quelle a été mon intention. Mes paroles prouvaient l'estime que je professe et que j'avais suffisamment manifestée dès ce moment pour une classe de citoyens qu'on m'accuse d'outrager.
M. Dumortier (pour un fait personnel). - Messieurs, j'ai demandé la parole pour répondre quelques mots au discours que vous venez d'entendre, au moins en ce qui me concerne.
Je n'ai pas été peu surpris de voir un ministre, un homme qui devrait donner à la chambre l'exemple de la modération dans nos discussions, venir attaquer ses adversaires d'une manière aussi vive, aussi personnelle; et en prenant la parole dans cette circonstance, ce sont les droits de la chambre que je viens défendre. !
Je viens protester contre une manière d'argumenter amère, personnelle, qui jamais jusqu'aujourd'hui ne s'était produite dans cette enceinte. Jusqu'aujourd'hui! Je me trompe. Il y a quinze jours, que disait encore l'honorable préopinant en répondant à l'un de ses collègues dans la discussion relative à la loi sur l'instruction primaire? II disait : «Je vous défends, je vous interdis de m'interroger.» Comment ! messieurs, un ministre pourra interdire la parole à un député !
Et aujourd'hui que vient me dire M. le ministre? Vous ferez amende honorable. Comment ! Nous défendons les droits du pays, et nous devins faire amende honorable de nos paroles ! Où sommes-nous donc arrivés ? Jamais, dans aucun pays du monde, ni en Angleterre, ni en France, on n'a vu un ministre s'exprimer d'une manière aussi offensante. Le ministre doit le savoir, nous sommes ici envoyés par le peuple pour juger vos actes et non pour nous mettre à genoux devant vous, pour faire amende honorable,
Je ne répondrai pas aux paroles qu'a dites l'honorable M. Frère en réponse à mon honorable collègue et ami M. de Liedekerke. Ces paroles, qu'est-ce après tout? C'est une phrase de M. de Cormenin au sujet de M. Thiers, et que M. Frère s'applique modestement à lui-même. Car c'est M. de Cormenin qui a dit: « M. Thiers pas n'a été bercé sur les genoux d’une duchesse. »
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Venez à votre fait à vous.
M. Dumortier. - Il est possible que cela vous gêne.
M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier). - Pas du tout.
M. le président. - Ne sortez pas du fait personnel.
M. Dumortier. - Je n'en sors pas, quand je défends l'honneur et la dignité de la chambre; mais je dis que de semblables allusions ne devraient pas être faites dans cette enceinte. Je dis que les ministres devraient, nous donner à tous l'exemple de la modération, des bons précédés. Et à cet égard je pourrais établir une comparaison entre le discours que j'ai prononcé avant-hier et les paroles si âpres, si acerbes que vient de faire entendre l'honorable M. Frère, et demander de quel côté est la modération.
J'arrive maintenant à l'amende honorable. J'ai dît que l'honorable M. Frère était un habile prestidigitateur. (Interruption.)
M. le président. - Je ne puis laisser passer de semblables expressions.
(page 1066) M. Dumortier. - Vous avez laissé paner expression de M. Frère que je devrais faire amende honorable devant la chambre.
M. le président. - M. Frère voulait dire par là que vous reconnaîtriez votre erreur.
M. le ministre des finances (M. Frère-Orban). - J'ai fait appel à votre loyauté, le l'ai dit formellement.
M. Dumortier. - Eh bien ! moi j'ai seulement voulu dire que M. Frère savait manier les cartes comme il le trouvait utile, qu'il savait présenter la situation financière ou couleur de rose ou couleur noire, à son gré. A cela on répond : « M. Dumortier soutient que j'ai dit que la situation était magnifique, je n'ai jamais rien dit de semblable. » Eh bien, voici ce que vous disiez il y a trois jours, à l'égard de la situation de 1849 et c'est celle dont j'avais parlé :
« La situation est favorable; c'est une des plus favorables qui aient été présentées depuis 1830. » Mais, messieurs, n'est-ce pas là une situation magnifique? Une des situations les plus favorables qui aient été présentées depuis 1830, ou bien il n'y a plus de français, ou bien c'est là une belle situation. M. Frère ajoutait ensuite: La preuve c'est qu'il y a 6 millions d'excédant. Après cela, messieurs, comment qualifier cette assertion de M. Frère, que j'aurais dénaturé ses paroles et que je devrais faire amende honorable devant l'assemblée, lorsque je n'ai fait que répéter ce qu'a dit le ministre lui-même?
Maintenant on vient nous dire : « Mais il y a 30 millions de déficit; la situation est affreuse; elle a été créée par nos devanciers. » Non la situation n'est pas aussi affreuse que le prétend M. le ministre des finances. Ce que je puis dire à l'honorable M. Frère, c'est que, si la situation financière, qu'il devait connaître, était si mauvaise qu'il le prétend aujourd'hui, je lui demanderais pourquoi, au mois de février 1848, il venait proposer d'aggraver cette situation d'une augmentation de 84 millions?
Je dis qu'en pareil cas c'était faire un acte déplorable, et je fais ici appel à l'honorable M. Frère, à sa loyauté, et je lui demande si lui-même, lorsqu'il proposait pour 84 millions de nouvelles dépenses, il croyait à la situation financière qu'il expose aujourd'hui? En ce cas, je devrais dire qu'il manquait de prévoyance, et je ne voudrais pas accuser un ministre de pareille chose; j'aime mieux croire qu'il voit la couleur rose ou la couleur noire suivant les nécessités du ministère.
Maintenant on dit qu'il faut 3,800,000 fr. Eh bien vous avez déjà aujourd'hui un boni de 4,200,000 fr. J'admire vraiment, au reste, comment les choses se modifient chaque jour. Maintenant il faut 3,800,000 fr., et avant-hier il fallait 7 ou 8 millions; j'espère que cette progression décroissante continuera et que nous finirons par n'avoir plus qu'un déficit d'un million, chiffre qui a également été cité par M. le ministre des finances.
Messieurs, je ne voulais pas laisser passer sans réponse l'accusation si vive dirigée contre moi par M. le ministre des finances, l'accusation d'avoir dénaturé ses paroles et surtout l'accusation de devoir faire amende honorable devant l'assemblée. Je viens de prouver que l'amende honorable ne doit pas être faite; et certes si quelqu'un doit la faire, c'est mon honorable contradicteur, pour le fond et surtout pour la forme.
M. de Liedekerke. - La chambre peut être convaincue que je ne rentrerai pas dans la discussion, que je ne l’étendrai en aucune manière. L'énergie de ma protestation de tout à l'heure me permet de m'en dispenser, et je la maintiens dans son intégralité. Quant aux citations que j'ai faites, elles sont exactes dans toutes leurs parties et empruntées au Moniteur lui-même; je les maintiens et leur conserve toute leur autorité. L'interprétation qu'a pu y donner M. le ministre des finances, les commentaires qu'il a pu y ajouter, constituent son point de vue ; chacun de nous peut avoir le sien. Je maintiens l'autorité du mien, comme l'autorité des observations que j'y ai ajoutées. Je n'irai pas au-delà pour le moment.
M. Verhaegen. - Messieurs, la section centrale s'est prononcée «outre l'établissement d'un impôt sur les successions en ligne directe. Cet impôt, elle le condamne comme étant injuste, contraire au droit de propriété, auquel il porterait atteinte, et comme contenant le germe de certains principes subversifs de l'ordre social.
Permettez-moi, messieurs, de combattre des erreurs que je crois dangereuses, surtout dans les temps que nous traversons. Seul de mon avis au sein de la section centrale, il a fallu que ma conviction fût bien forte pour me mettre en opposition avec tous mes honorables collègues; aussi, cette conviction date-t-elle de longues années.
D'abord, qu'est-ce que l'impôt en général? Selon Montesquieu « c'est une portion que chaque citoyen donne de son bien pour avoir la sûreté de l'autre et en jouir agréablement. » (Esprit des lois, liv. 13, chap. 1er.)
Et, en effet, l'impôt n'est autre chose qu'une fraction de la propriété privée, dont la société, en vertu de la loi, dispose, pour faire face aux dépenses publiques ou d'intérêt général.
Ainsi, condamner le droit de succession en ligne directe parce qu'il constitue une partie de la propriété privée, c'est se déclarer contre toute espèce d'impôt quelconque.
Et si la contribution qu'il s'agit de rétablir devait receler des principes de désordre, l'aurait-on établie en Angleterre sur la propriété mobilière? L’aurait-on maintenue en France sous l'empire et sous la restauration ?
Si, en Angleterre, les immeubles sont affranchis du droit de succession, c'est là un privilège dont on aurait tort d'argumenter, car assurément l’on ne viendra pas soutenir que la propriété mobilière est moins sacrée que la propriété immobilière ; qu'elle ne mérite pas le même respect.
.Messieurs, il s'agit, aujourd'hui, de savoir si le droit de succession en ligne directe, tel qu’il est proposé par le gouvernement, est un droit juste ou non; or, à cet égard il ne peut pas y avoir de doute. Tous les hommes de quelque valeur, qui se sont occupés de la matière, déclarent que c'est l'impôt le plus équitable et le plus facile à supporter En effet, circonscrit dans les limites tracées par l'article 2 du projet, il n'atteint que le citoyen qui peut payer; il l’atteint au moment même où il obtient une augmentation de fortune; il a pour base un droit certain, d'une valeur facile à déterminer; il ne prête pas à l’arbitraire; il est d'une perception facile et économique; il est exempt, quoi qu'on dise, car il suffit de lire le projet pour s'en convaincre, de vexations, de visites domiciliaires et autres tracasseries inséparables des contributions indirectes ; à la différence des impôts de consommations il ne frappe jamais les classes nécessiteuses; enfin il est conforme à ce grand principe: qu'en matière d'impôts il faut réduire à son moindre terme la peine de privation et éviter les non-valeurs.
Pour appuyer mon opinion, j'ai cité au sein de la section centrale J. Bentham, Ricardo, Thiers, de Colmont.
Je puis citer d'autres autorités encore.
Voici comment s'exprime M. Droz :
« Il importe que la presque totalité de l'argent qui sort de la bourse des particuliers entre dans la caisse de l'Etat. Les impôts qui demandent des frais de perception considérables, beaucoup de commis, sont accompagnés d’une surcharge qui nuit aux dépenses privées et ne sert point aux dépenses publiques..... Il y a des contributions qui se payent de trois manières, en argent, en perte de temps (car le temps, c'est aussi de l'argent, d'après le proverbe anglais) et en vexations. Un impôt est moins lourd si on le perçoit lorsque le contribuable est en état de s'acquitter. Le droit sur les héritages est demandé au moment où celui qui paye devient plus riche.» Droz, de l'économie politique. (Bruxelles 1829, page 317 à 340.)
Et Jean-Baptiste Say, cet autre adversaire des taxes sur les capitaux, se prononce également pour le droit de succession : « Il est évident, dit-il, qu'un impôt sur les successions, qui se paye presque toujours sur le capital (Oui, lorsqu'il est élevé!) est un des impôts les moins pénibles à acquitter. Il est pris sur un bien que l'héritier n'avait pas compris dans ses ressources ordinaires et dont on lui demande une portion au moment où il le reçoit, c'est-à-dire au moment où il a entre ses mains la chose qu'on lui demande. Ctl impôt ne serait injuste et préjudiciable que par son excès. » (Say, Cours complet d'économie politique, tome. 2, pages 319 à 402.)
Ces auteurs ne distinguent pas entre les successions directes et les successions indirectes; et cependant ils ont écrit dans un pays où les successions directes sont imposées. Say approuve l'impôt, alors même qu'il entamerait le capital des citoyens ; il ne se prononce que contre les taxes excessives. Donc sans aucun doute il admet le droit de succession, lorsque, comme dans l'espèce, la taxe est tellement faible qu'une partie du revenu d'une année suffit pour la payer. Car enfin je l'ai déjà dit en section centrale, « l'impôt n'atteint pas nécessairement le capital, par cela seul qu'il est assis sur le capital, ni ne porte sur le revenu, par cela seul qu'il est assis sur le revenu, » et à l'appui de mon opinion j'ai cité Ricardo. En effet déclarer qu'il sera perçu 1 p. c. sur le capital recueilli par succession, c'est, en résultat, prélever 25 ou 30 p. c. du revenu d'une année seulement.
D'ailleurs, puisqu'on insiste, même contre toute vérité, que l'impôt atteignit le capital acquis par succession, ce ne serait évidemment pas une raison pour le rejeter.
Pourquoi la science de l'économie politique désapprouve-t-elle les impôts sur les capitaux? C'est parce que l'on suppose que l'Etat ne fait que des dépenses improductives. Ecoutons, à cet égard, Horace Say :
« L'inconvénient des taxes trop élevées sur les successions consiste, dit-il, en ce que le revenu de l'héritage étant insuffisant à les payer, elles entament le capital lui-même. Or, l'Etat employant ce qu'il reçoit, à pourvoir à ses dépenses improductives, il en résulte, pour le pays, un véritable appauvrissement. » (Journal des économistes, tome XX. 1848, page 434.)
C'est aussi l'opinion de M. de Jacob, conseiller d'Etat, en Allemagne. Cet homme d'Etat envisage la question sous le même point de vue que Ricardo, Voici comment il s'exprime :
« Le droit de succession est un mauvais impôt s'il diminue le capital national, car celui qui hérite 1,000 fr., s'il doit payer 100, n'a plus que 900, or l’Etat dépense les 100 fr. du capital. Mais l'impôt est bon en ce sens que l'héritier peut payer sans inconvénient. » (De Jacob. De la science des finances. Tome I, page 355.)
Que l'on veuille bien remarquer, du reste, que M. de Jacob a écrit pour des pays dont la constitution et l'organisation diffèrent essentiellement des nôtres.
Mais on voit, messieurs, que ces auteurs supposent que l'Etat ne fait que des dépenses improductives. Or, en est-il toujours ainsi? et lorsque, comme en Belgique, une partie du produit des impôts, est consacrée annuellement à des travaux d'utilité publique, tels que routes, canaux, ponts, édifices, peut-on bien dire que le capital social est diminué de toute la somme des impôts prélevés sur les capitaux des individus? Il serait beaucoup plus exact de dire que le capital a été déplacé, car les impôts ont servi à créer de nouveaux capitaux, des propriétés publiques et productives.
Au surplus, le grand vice de l'impôt git bien moins dans le choix des objets sur lesquels il est assis que dans la masse totale des effets pris collectivement.
Les motifs que fait valoir la section centrale pour écarter le droit de succession en ligne directe, sont en général peu concluants.
Je vais, messieurs, les analyser et les rencontrer l'un après l'autre; c'est surtout là l'objet de la tâche que je me suis imposée :
(page 1067) « 1° La loi doit garantir aux enfants l'intégralité du fruit du travail de leur père. »
Réponse. - La loi doit également et même davantage garantir à l'homme les fruits de son travail, ce qui n'empêche pas de prélever annuellement une partie de ces fruits à titre d'impôts destinés à pourvoir à des dépenses d'utilité générale. Si le respect du droit de propriété, dont je suis d'ailleurs pénétré autant que personne, devait aller jusqu'à l'exemption de tout impôt, il n'y aurait plus de société possible.
« 2° Fréquemment les enfants contribuent par leur travail à augmenter le patrimoine de la famille. Est-il juste, est-il convenable que les enfants acquittent un droit sur leur propre travail? »
Réponse. - Ce sont là des cas tout à fait exceptionnels, et la loi ne peut y avoir aucun égard, alors qu’il s'agit de proclamer un principe. Des motifs semblables peuvent être allégués contre toute espèce d'actes de la législature ; s'il fallait s'y arrêter, on ne parviendrait jamais à faire une loi. D'ailleurs tous les impôts sont assis sur le produit du travail. Dire qu'il serait injuste de taxer le fruit du travail des enfants, c'est donc encore une fois condamner tous les impôts indistinctement.
« 3° Plus les citoyens d'un Etat accumulent, plus l'Etat est riche et plus les impôts rapportent.»
Réponse. - C'est juste. Mais pour que les impôts puissent rapporter, il faut d'abord qu'ils existent. S'il fallait exempter de l'impôt tous les citoyens qui accumulent, par le motif que la taxe, en ralentissant cette accumulation, les empêcherait d'épargner davantage, il ne faudrait alors imposer que les dissipateurs et ceux qui ne possèdent rien.
Le principe, dans tous les cas, ne pourrait être invoqué que s'il était question d'un droit élevé, alors que le droit de 1 p. c. payé, non pas annuellement, mais une fois à chaque génération seulement, n'est certes pas, comme je l'ai déjà dit, de nature à diminuer chez l'homme le penchant de l'épargne.
« 4° Le droit frappera principalement la propriété immobilière, déjà surchargée. »
Réponse. - Le droit frappera tous les biens, toutes les propriétés indistinctement. Il n'est d'ailleurs pas démontré que la propriété foncière supporte trop d'impôts; car M. le minière des finances vient de vous prouver par des chiffres irrécusables qu'elle est beaucoup moins imposée en Belgique qu'en Hollande et en France. Dans tous les cas ce ne sera pas le droit de succession qui nuira au développement de l'agriculture.
« 5° Nous ne pouvons permettre, dit la section centrale, que l'on puisse croire que nous avons cédé, même faiblement, à l'orage qui a menacé le bouleversement de l'ordre social. »
Réponse. - S'il était question de porter atteinte au droit de propriété et de dépouiller, en quelque sorte, l'homme de son bien; s'il s’agissait de socialisme dans la mauvaise acception du mot, de communisme, oh! la section centrale aurait parfaitement raison et je m'associerais à son langage de toute la force de mon âme. Mais que propose le gouvernement? De rétablir un droit sur les mutations par décès en ligne directe qui jusqu'ici ont été exemptées de tout impôt.
C'est un impôt essentiellement démocratique : il n'atteint que les gens riches et la classe moyenne, c'est-à-dire celle qui gouverne et qui, en retour a des avantages politiques dont elle est en possession, doit avoir la générosité de s'imposer quelques sacrifices. Croyez-le bien, messieurs, il serait imprudent, dans les circonstances actuelles, d'en agir autrement. Car enfin la classe nécessiteuse pourrait fort bien, un jour, faire à la classe bourgeoise, si elle rejetait un impôt aussi légitime, aussi faible, aussi facile à supporter, le reproche que, il y a 80 ans, le tiers-état faisait à la noblesse. Tenons compte, messieurs, je vous en conjure, des temps et des circonstances, la crise est loin d'être à son terme. Nous ne sommes pas encore au lendemain. N'oublions pas les dangers du jour, les dangers de la veille.
Messieurs, j'ai une conviction tellement profonde de la justice et de l'opportunité de la mesure, que je ne serais pas étonné que le rejet du projet en discussion eût ce résultat étrange, inouï, de rendre, quoi que disent les journaux de certaine couleur, le pouvoir plus populaire et de faire considérer les chambres comme représentant un peu trop l'élément bourgeois; ce serait là du moins, je dois le dire, venir puissamment en aide à ces hommes qui se proclament les amis du peuple, et qui ne caressent ses prétendus intérêts et ses passions que pour mieux le tromper en le prenant comme instrument de leur ambition. Quant à moi, je n'oserais pas assumer la responsabilité de ce que je crois, en acquit de ma conscience, devoir appeler une grande faute politique.
« 6° Le droit frappera souvent des enfants mineurs, alors qu'ayant perdu leur soutien, ils auraient le plus besoin de leurs ressources. »
Réponse. - Cette objection, je dois le reconnaître, est fondée. Aussi, est-ce le seul argument qui mérite de .fixer l'attention de la chambre. Mais d'abord toutes les successions ne sont pas recueillies par des mineurs n'ayant que de faibles ressources; et puis, rien n'empêcherait de faire à leur égard une exception, c'est-à-dire de décréter, par exemple, que les parts de 5,000 ou 6,000 fr. et en dessous échues à des mineurs seraient affranchies du droit.
« 7° Il astreint les enfants à avoir des discussions et des .procès avec les agents du fisc, il donne lieu à des fraudes regrettables. »
Réponse. - Ces procès, ces discussions, n'ont lieu que lorsque le droit est plus ou moins élevé. Du reste, ce sont des inconvénients attachés à toute espèce de taxe. Quant aux fraudes regrettables, la section centrale ne peut faire allusion qu'a certaines manœuvres qu'on a employées naguère pour échapper au droit établi sur certaines successions collatérales ; mais avec un droit de 1 p. c, il n'y a rien à craindre de semblable.
« 8° Il n'est pas bon l'impôt qui, pour frapper une seule personne riche, on atteint cent autres qui ne le sont pas. »
Réponse. - Un impôt qui n'atteindrait que les personnes réellement riches serait peu productif, car dans tous les pays les riches sont extrêmement rares ; le nombre en est très limité. Mais c'est un excellent impôt celui qui, tout en frappant le riche, atteint la chose aisée et la classe moyenne dans une juste proportion. La section centrale ne voit dans le pays que des riches et des pauvres; moi j'y vois de plus une classe intermédiaire.
« 9° Le droit de succession en ligné directe existait en 1814; s'il eût été populaire, l'aurait-on supprimé? »
Réponse. - Les puissances qui ont supprimé l'impôt étaient imbues d'autres principes, avaient d'autres idées sur la forme des gouvernements. Leur intention certes, n'était pas de nous doter d'institutions semblables à celles que la Belgique s'est données depuis 1830.
Or, l'impôt de succession en ligne directe étant un impôt très démocratique ne devait guère convenir à des gouvernements absolus ; le peuple proprement dit était alors compté pour bien peu de chose. Voilà, messieurs, ce qui explique l'abolition du droit de succession par les puissances alliées. Ces puissances, en agissant ainsi, se montraient conséquentes avec elles-mêmes; elles ne voulaient pas en Belgique ce qu'elles n'avaient pas voulu chez elles.
Si le roi Guillaume n'a pas rétabli le droit, c'est peut-être par des motifs à peu près semblables. On préférait alors le droit de mouture et d’abattage parce que l'on ne jugeait devoir s'appuyer que sur la clause des possesseurs qu’il fallait par conséquent ménager.
« 10° On nous objecte, dit la section centrale, qu'en France le droit existe ainsi qu'en Angleterre; mais les hommes les plus éminents en France font entendre des plaintes bien vives contre les charges qui grèvent la propriété.»
Réponse. - Je le répète, messieurs, il n'est pas démontré que la terre paye trop d'impôts. Puis, les critiques dont on parle ne se rapportent pas au droit de succession ; et la preuve, c'est que M. Thiers approuve ce dernier impôt quoiqu'il ne soit pas partisan de fortes taxes, sur les immeubles et, surtout sur les terres, impôts qu'il considère comme nuisibles à l'agriculture. (Histoire du consulat et de l'empire, tome V, pages 105 et 106, édition de Bruxelles.)
Inutile de répondre à cette allégation, que le droit de succession en ligne directe aurait été la cause des désordres politiques dont la France a été le théâtre, Les partisans du vieux régime pourraient dire avec autant de raison que tous ces désordres proviennent de l'abolition du droit d'aînesse et de primogéniture.
« 11° En Angleterre, le droit n'existe que sur le mobilier. D'ailleurs la propriété a conservé chez cette nation des avantages que nous avons répudiés depuis longtemps. »
Réponse. - Mais c'est précisément la propriété qui a conservé ces avantages, ces privilèges, c'est la propriété immobilière que l'impôt n'atteint pas, alors que la propriété mobilière qui ne jouit d'aucune espèce de privilège, est passible du droit de succession, bien qu'elle soit en outre assujettie à l'impôt sur le revenu.
L'argument de la section centrale est donc loin d'être concluant. Ce qui existe en Angleterre, quant à l'impôt, prouve que, pour les immeubles, on procède d'après les principes qui doivent régir une société aristocratique, tandis que, quant aux biens meubles, on se rapproche des principes démocratiques qui constituent la base de la Constitution belge.
Oui, messieurs, l'Angleterre, cette vieille aristocratie constitutionnelle, frappant les successions mobilières directes, reconnaît par cela même que le respect de la propriété et de la famille n'a rien de commun avec l'absence de droits de succession en ligne directe ; et si les propriétaires d'immeubles ne sont pas traités comme les marchands, les artistes, comme tous ceux en un mot qui vivent de leur travail et de leur intelligence, c'est qu'il y a des lords dans le royaume uni; c'est qu'aujourd'hui encore on y respecte les majorats, les droits d'aînesse, et les majorats, puisqu’hier le mot a été prononcé, que sont-ils? Les majorats sont des fidéicommis graduels, perpétuels, indivisibles, faits dans la vue de conserver les noms, les armes d'une maison et destinés à toujours pour l'aîné de la .famille.
Quand Napoléon rétablit la noblesse, il comprit si positivement qu'elle devait puiser dans la représentation le caractère qu'il lui désirait, qu'il ne fit qu'un seule et même chose de la possession des majorats et de l'hérédité des titres; peu lui importait dès lors le régime de la propriété ordinaire.
S'il en avait eu le temps, il n'aurait pas manqué sans doute d'abolir le droit sur les successions immobilières en ligne directe; ce n'eût été là qu'un corollaire de son système.
Depuis 1830, il y a en Belgique égalité complète devant la loi, et cependant la transmission des biens en ligne directe est restée exempte de l'impôt; on n'a pas exigé, on n'exige pas encore aujourd'hui un denier des riches héritages au moyen desquels ceux qui les recueillent doivent, selon une expression admise, tenir leur rang dans le monde.
Le gouvernement trouve cet état de choses mauvais ; il demande de le supprimer; ce faisant, il pose un acte plus grave encore que de vouloir prendre autant p. c. sur les successions en ligne directe, il touche à l'arche sainte, il ouvre une voie qui mènera à de plus grands sacrifices. De là l'opposition violente qui surgit de la part de quelques-uns de nos honorables collègues.
Et au lieu de voir dans une semblable marche l'application la plus juste, la plus logique, la plus nécessaire du principe d'éternelle vérité qu'aux droits correspondent des devoirs, aux avantages des charges, on évoque des fantômes, et on crie au communisme !
Je viens, messieurs, de passer en revue le système de la section (page 1068) centrale et en même temps de répondre à quelques-unes des observations de l’honorable M. de Liedekerke. Il ne me reste, pour achever ma tâche, qu'à vous remettre sous les yeux les principales objections que j'ai fait valoir dans la section centrale, et à vous démontrer que le rapport qui les analyse n'est parvenu, sous aucun point de vue, à les renverser. Je suivrai pour cette démonstration l'ordre adopté par l'honorable rapporteur.
En premier lieu, j'ai dit que tout le monde est aujourd'hui d'accord sur la nécessité d'établir une bonne situation financière, que les hommes qui s'occupent des affaires publiques, ceux qui connaissent nos ressources et nos besoins sont forcés de reconnaître que les économies seules, quelque profondes, quelque radicales qu'on les fasse, ne suffiront pas pour créer, en présence des besoins qui se manifestent tous les jours et qui sont, en grande partie, la conséquence des progrès des lumières et de la civilisation, une position financière forte, c'est-à-dire un excédant des recettes sur les dépenses; que, dans cet état de choses il faut inévitablement recourir à de nouvelles ressources, et que, parmi ces ressources, vient figurer en première ligne le droit de succession.
La section centrale a répondu « qu'elle ne croit pas que l'impôt sur les successions, frappé en 1816 de réprobation, doive apparaître de nouveau au nombre des lois fiscales.
« Qu'il n'est pas certain que la chambre suivant, dépassant même le ministère dans la voie qu'il s'est tracée, ne parviendra pas, au moyen d'économies faites avec intelligence, à établir une bonne situation financière.
« Qu'en supposant même qu'elle ne put atteindre ce but, il ne serait pas d'une mauvaise politique de couvrir celles de nos dépenses qui ne sont que temporaires par des revenus aussi temporaires.
« Qu'en ajoutant quelques centimes additionnels à tous ou à quelques-uns de nos impôts on pourrait rétablir l'équilibre entre nos recettes et nos dépenses et même parer à des éventualités qui ne se présenteront sans doute pas. »
D'abord il n'est pas probable qu'au moyen des économies seules on parvienne jamais à établir une bonne situation financière. M. le ministre des finances n'a laissé à cet égard aucun doute dans mon esprit. S'il en était autrement pour vous, messieurs, vous regretteriez du moins, avec M. le ministre que la discussion des budgets de 1850 n'ait pas précédé la discussion actuelle, et ne vous ait pas mis à même de vous faire une convention complète. L'initiative de tout projet d'économies doit venir du gouvernement qui, mieux que tout autre, est à même de connaître les besoins du service. Si les chambres dépassaient le ministère dans cette voie, on pourrait craindre de voir désorganiser l'administration tout entière. D'ailleurs, à en juger d'après ce qui se passe, il est impossible de se faire illusion sur ces économies; car toutes celles proposées par le gouvernement n'ont pas même été admises par les chambres.
La section centrale pense qu'il serait préférable de couvrir les dépenses temporaires par des revenus temporaires, c'est-à-dire par des centimes additionnels. Mais où sont ces dépenses temporaires? Et puis les besoins sont à peu près les mêmes tous les ans, et les dépenses temporaires d'aujourd'hui feront place à d'autres dépenses temporaires : l'expérience est là pour le prouver. Quant à l'emploi de centimes additionnels, c'est un expédient dont on n'a déjà que trop abusé, et les chambres feraient fort bien, s'il était proposé de nouveau, de ne pas l'approuver. C'est, en effet, un moyen commode de se tirer d'affaire, mais ce n'est pas améliorer la situation financière, ce n'est pas réformer le système d'impôts que d'augmenter les contributions de centimes additionnels tout en laissant subsister les vices de la législation, ses anomalies, ses lacunes, ses imperfections.
Les impôts en Belgique rapportent environ 90 millions. Les impôts de consommation s'élèvent à plus de 53 millions; ceux-ci atteignent surtout la classe peu aisée, car ils frappent impitoyablement à raison du nombre des individus dont la famille se compose, et je ne puis pas supposer qu'on ait l'intention de les assujettir à des additionnels. Les patentes et la contribution personnelle frappent en grande partie le commerce et l'industrie, et certes ce n'est pas le moment, d'augmenter les charges qui les grèvent. Les droits d'enregistrement sont, avec les centimes additionnels que l'on perçoit, déjà plus élevés qu'en France (en France on ne perçoit que 10 centimes additionnels; en Belgique ou en perçoit 30); et puis ce sont des impôts sur les capitaux, sur les capitaux de personnes qui sont présumées se trouver dans le besoin, car les droits sur les ventes sont supportés par le vendeur, non par l'acheteur, qui calcule son prix d'achat en conséquence.
Les droits d'obligations sont payés par l'emprunteur; ainsi un malheureux débiteur placé sous le poids de la contrainte par corps réunit jour par jour une partie du produit de son travail pour pouvoir payer sa dette, et quand, à la sueur de son front, il est arrivé à ce résultat, il devra encore payer un droit d'enregistrement sur la quittance destinée à constater sa libération. Les droits dont sont passibles les actes de procédure diminuent le capital de l'objet en litige. Or, la section centrale critique l'impôt de succession parce qu'il attaquerait le capital ; elle ne peut donc pas vouloir que ceux des impôts existants qui frappent les capitaux soient encore grevés de centimes additionnels. Reste la contribution foncière; mais la section centrale n'a-t-elle pas prétendu que déjà les immeubles sont trop fortement imposés?
J'ai dit en second lieu que le droit de succession même en ligne directe, circonscrit dans les limites tracées par l'article 2 du projet, n'atteint que le citoyen qui peut payer; qu'il l'atteint au moment même où il obtient une augmentation de fortune; qu'il a pour base un droit certain, d'une valeur facile à déterminer ; qu'il ne prête pas à l'arbitraire ; qu'il est d'une perception facile et économique; qu'il est exempt de vexations, de visites domiciliaires et autres tracasseries inséparables des contributions indirectes, ; qu'à la différence des impôts de consommation, il ne frappe jamais les classes nécessiteuses ; qu'enfin en matière d'impôts il faut réduire à son moindre terme la peine de privation et éviter les non-valeurs.
La section centrale a répondu que « ceux qui ont une connaissance entière de ce qui se passe dans la classe moyenne de la société, savent que très souvent l'impôt sur les successions en ligne directe atteindra le fils de famille, non au moment qu'il pourra payer, non au moment qu'il obtiendra une augmentation de fortune, mais au moment où, à la douleur que lui causera la mort de son père, il devra joindre la douleur et le dommage de perdre les avantages réels qu'il trouvait dans la position sociale de l'auteur de ses jours, dans ses conseils, dans la direction qu'il imprimait à un commerce, à une industrie, etc.
« Que c'est du reste une erreur que de dire que l'impôt dont il s'agit a pour base un droit certain, d'une valeur facile à déterminer, qu'il ne prête pas à l'arbitraire.
« Que rien n'est plus difficile à déterminer que la valeur vénale de la propriété.... Que la valeur de la propriété est indécise, arbitraire, capricieuse même.
« Enfin que l'expérience apprend que le droit de succession ne s'applique pas toujours sans vexations, sans tracasseries, qu'il est dépendant du zèle du fisc, zèle qui deviendra ici bien odieux s'il était outré. »
En général, messieurs, je dois le répéter, celui qui hérite peut payer ; les cas sur lesquels la section centrale se fonde ne se produisent que très rarement.
La valeur des immeubles est plus facile à déterminer que toute autre valeur. Si la valeur de la propriété était aussi incertaine, aussi capricieuse que le prétend le rapport, certes personne ne voudrait consentir un prêt sur gage immobilier, même avec le meilleur système hypothécaire possible.
Les motifs invoqués par la section centrale sont, sinon inexacts, au moins exagérés. Tous les impôts ont leurs inconvénients, mais les droits de succession assurément en ont moins que la plupart des autres taxes, et si les vexations ne sont pas absolument impossibles, au moins sont-elles extrêmement rares, surtout lorsque l'impôt est modéré.
J'ai dit, en troisième lieu, que le droit de succession en ligne directe n'est, en définitive, qu'un impôt sur la propriété;
Que c'est dans un moment où la propriété est en butte à des attaques incessantes qu'il faut enlever tout prétexte à ses adversaires, en la faisant contribuer, pour une juste part, dans les nouvelles ressources dont le besoin se fait sentir si impérieusement.
J'ai ajouté que M. Thiers, qui, sans doute, ne sera suspect à personne, à raison même des doctrines qu'il professe quant au droit de propriété, préconise l'impôt sur les successions en ligne directe, et j'ai transcrit le passage de son livre où il établit cette thèse.
La section centrale a répondu « que, s'il ne s'agissait, dans le projet de loi, que de faire concourir la propriété aux charges de l'Etat, elle reconnaîtrait la vérité de l'observation sur laquelle repose l'objection... Mais qu'on demande au propriétaire de se dépouiller, pour la remettre à l'Etat et en faire la propriété commune de la société, d'une quotité de sa propriété, car le droit de succession, dit-elle, frappe le capital. »
Elle prétend que c'est à tort que j'ai cité M. Thiers, « cet homme d'Etat si éminent, dit-elle, qui s'est placé si haut dans l'opinion par une publication récente, objet de reconnaissance pour tous les hommes d'ordre »; car, d'après elle, M. Thiers ne parle que d'un legs, et non d'une part d'une succession ab intestat.
Messieurs, j'ai démontré précédemment que le droit de succession fixé à 1 p. c. n'atteint pas le capital; d'ailleurs, en fût-il autrement, ce ne serait pas un motif pour rejeter l'impôt proposé. Si les impôts sur les capitaux pouvaient être considérés comme une espèce de spoliation, il faudrait s'empresser de supprimer tous les impôts qui existent sur les capitaux, les droits de successions collatérales, les droits d'enregistrement et beaucoup d'autres.
Messieurs, qu'est-ce après tout que l'impôt sur les successions? Ce n'est, en définitive, qu'une prime d'assurance que paye l'héritier à l'Etat qui lui assuré par la loi civile et par les garanties dont il l'entoure, son droit préexistant à l'hérédité, à la propriété ; loin donc que l'impôt sur les successions soit une atteinte à la propriété, renferme la moindre idée de communisme, c'est la consolidation du droit.
Quant à M. Thiers, dont j'ai invoqué l'opinion, il est facile de voir, comme vous l'a dit M. le ministre des finances, que s'il s'est servi du mot legs, il a cependant entendu désigner tout ce qui est recueilli ou acquis par succession. Le passage cité le prouve : « Si la succession, dit-il, n'est pas directe, si elle n'est pas du père au fils, il est convenable que le droit augmente; car moins la succession est naturelle, plus elle est une œuvre de conventions sociales qui protègent la propriété, plus elle doit à la société, c'est-à-dire au fisc qui la représente. »
M. Thiers se serait évidemment contredit s'il avait voulu assujettir au droit seulement les legs faits à des héritiers directs, à moins qu'il n'eût été dans sa pensée de borner la taxe aux préciputs; mais il s'exprime dans son ouvrage d'une manière si formelle à cet égard que l'on ne comprend pas comment la section centrale ait pu se tromper sur son opinion. Que l'on veuille remarquer que M. Thiers a écrit pour son pays, pour la France, où le droit de succession en ligne directe existe depuis 60 ans. En interprétant le passage du livre de M. Thiers que j'ai cité comme la section centrale l'interprète, il en résulterait que l'auteur, qui a toujours approuvé le droit de succession, serait venu critiquer, aujourd'hui, le droit établi dans son pays sur les successions directes.
Je ne répondrai pas, messieurs, à ce paradoxe de la section centrale que (page 1069) les successions directes ab intestat diminuent souvent l'aisance des héritiers plutôt qu'elles ne l'augmentent.
J'ai dit, en quatrième lieu, que s'il est incontestable que le premier devoir de la société et même la première condition de son existence est le maintien de la propriété à celui qui l'a constituée, et non seulement à lui, mais à ses enfants et à ceux à qui il lui convient de la conférer, on n'a jamais contesté cependant à la société le droit de retenir au profit de tous, à chaque mutation de la propriété par succession, une portion du capital accumulé à l’abri des lois sociales, protectrices du droit de chacun.
J'ai dit encore qu'on ne peut pas raisonnablement admettre que le producteur de la richesse, le fondateur de la propriété, ait intérêt à la transmettre tout entière et sans retenue à sa dixième ou à sa vingtième génération directe; que cet intérêt prétendu, si on voulait soutenir qu'il existe, n'aurait pour but que les prétentions de races, que la perpétuation des familles privilégiées.
J'ai ajouté que, dans les pays aristocratiques, l'impôt sur les successions directes n'existe pas : témoin la Prusse et l'Autriche ; que dans ce dernier pays on a même aboli, en 1839 , le droit qu'on y percevait sur les successions collatérales ; qu'il y a exception quant à l'Angleterre , mais que par une anomalie étrange les meubles seuls y sont imposés ; que les immeubles territoriaux sont affranchis du droit de succession, et que cet affranchissement est un corollaire du droit d'aînesse.
La section centrale a répondu « qu'il ne serait pas juste d'accorder au fisc le droit d'enlever au fils de famille une portion du patrimoine de la famille, de la succession de son père, succession qui est quelquefois l'ouvrage du fils... Que l'on ne dise pas, s'écrie-t-elle que celui qui, par son travail a acquis une fortune , n'a pas intérêt à la transmettre à sa dixième ou vingtième génération directe ; disons plutôt : Respect à celui qui enrichit la famille et qui par suite aussi enrichit l'Etat. »
Puis elle ajoute que « si en Prusse, en Autriche, l'impôt sur les successions en ligne directe n'existe pas ; que si en Angleterre il n'existe que sur les successions mobilières, ce n'est certes pas un motif pour l'établir en Belgique. »
J'ai déjà répondu au premier argument. Il ne peut pas être question de poser des limites au droit de transmettre ; ces limites d'ailleurs sont posées par le Code civil. Il s'agit simplement de percevoir un léger impôt à l'occasion des transmissions qui s'opèrent par décès en ligne directe. Ce droit de mutation, ne le perdons pas de vue, existe depuis longtemps sur les immeubles situés en Belgique et délaissés par une personne demeurant à l'étranger, quand même l'auteur de la succession et ses héritiers seraient des Belges. L'article premier, titre premier, combiné avec l'article 17 titre 5 de la loi du 17 décembre 1817, élève ce droit à 1 p. c. pour la propriété et à 1/2 p. c. pour l'usufruit recueilli ou acquis en ligne directe. Le patrimoine de la famille est, au surplus, frappé de l'impôt de succession dans plusieurs cas. Supposons, en effet, un père ayant quatre enfants et possédant à son décès une fortune de 100,000 francs. Il laisse à chacun de ces enfants 25,000 fr.; mais un d'eux meurt quelques jours après le père, et voilà que les trois autres doivent payer au fisc 5 p. c. du capital de 25,000 fr. qui leur arrive par le décès de leur frère, tandis qu'ils n'auraient rien dû payer du tout si le père avait survécu à son enfant.
« Respect, porte le rapport de la section centrale, à celui qui enrichit sa famille, car celui-là enrichit aussi l'État ! »
C'est très bien, mais il ne faut pas que ce respect aille jusqu'à l'exempter de l'impôt; au contraire, plus le citoyen devient riche, plus il est juste qu'il contribue aux charges publiques; autrement, le respect dégénérerait en un véritable privilège.
« En Prusse, en Autriche, l'impôt sur les successions en ligne directe n'existe pas ; en Angleterre il n'existe que sur les successions mobilières.
« Est-ce donc là, me demande-t-on, un motif pour l'établir en Belgique? »
Messieurs, je n'hésite pas à répondre affirmativement; car ces exemptions font voir dans quel esprit sont conçues les lois fiscales de la Prusse, de l'Autriche, de l'Angleterre. Il faut que dans chaque pays les lois civiles et financières soient d'accord, en harmonie avec les lois politiques, avec !e principe du gouvernement.
J'ai dit, en cinquième lieu, que M. de Colmont, d'accord avec les auteurs du Journal des économistes de France, démontre à l'évidence que le droit de succession eu ligue directe est un des impôts les plus démocratiques dont on puisse préconiser l'établissement.
La section centrale a répondu que « l'impôt sur les successions en ligne directe n'est pas un impôt démocratique puisqu'il frappe plus de cent fois des personnes pauvres, avant d'atteindre une personne riche. »
D'avance j'ai réfuté cet argument; l'impôt est démocratique, car il atteint la classe moyenne, la classe des possesseurs. On persuadera difficilement comme l'a fort bien dit mon honorable ami M. Anspach, que celui qui obtient par le décès de son père un capital de 5,000 fr. par exemple, doive être réduit à la misère parce qu'il sera obligé de payer au trésor 50 francs, c'est-à-dire parce qu'au lieu de 5,000 francs, il ne recueillera que 4 950 fr.
Enfin, j'ai dit, que soutenir que le droit de succession en ligne directe entame le capital, c'est faire la critique du droit établi sur certaines successions collatérales ; que l'argument est applicable entre autres et notamment aux successions échues à des étrangers, lesquelles sont frappées d'un droit qui, avec les additionnels, s'élève à 13 p. c, mais qu'il ne saurait l'être au droit de 1 p. c. dont le gouvernement propose de frapper les successions en ligne directe, attendu qu'un droit aussi minime ne peut atteindre le capital recueilli, mais seulement une partie de l'intérêt acquis pendant le temps écoulé entre l'ouverture de la succession et la date à laquelle doit se faire le payement.
La section centrale a répondu en ces termes :
« Oui, l'impôt sur les successions est un impôt qui frappe le capital ; et l'Etat, pas plus que des particuliers, ne doit payer ses dépenses avec des capitaux en les entamant.
» Les dépenses annuelles doivent se payer avec des revenus.
« C'est là, dit-on, faire la critique du droit existant sur les successions en ligne collatérale.
« Nous croyons que l'on ne pourra jamais nous accuser d'une prédilection bien grande pour l'impôt sur les successions en ligne collatérale,
« Nous dirons, du reste, qu'il y a une grande différence entre ces successions et les successions en ligne directe; que les premières n'ont aucun des caractères des secondes ; que les successions en ligne collatérale procurent à l'héritier, qui y est appelé, un accroissement de fortune imprévu, auquel il n'a pu s'attendre et qui ainsi ne donne pas lieu aux nombreux inconvénients que nous avons signalés. »
Messieurs, le droit proposé par le gouvernement n'attaque pas le capital, je l'ai prouvé précédemment. L'argument mis en avant par la section centrale est la critique des droits dont sont passibles les successions collatérales; c'est la critique de la majoration proposée pour les successions entre frères et sœurs. Cet argument d'ailleurs, je le répète, pourrait être invoqué contre la plupart des droits d'enregistrement, contre les droits de greffe et d'hypothèque, impôts qui atteignent presque toujours les capitaux. Mais, ainsi que je l'ai démontré, les droits de succession modérés ne se prélèvent que sur les revenus, sur une partie seulement des revenus d'une année.
Personne n'ignore qu'il existe une grande différence entre les successions en ligne directe et les successions collatérales ; et la loi en n'assujettissant les premiers qu'au droit de 1 p. c. tandis que les autres doivent supporter 5, 6 et 10 p. c, a eu égard à ces différences. Mais ce n'est pas là la question : nous avons seulement voulu établir qu'on ne peut pas, sans commettre une inconséquence, rejeter le droit en ligne directe, sous prétexte qu'il entamerait le capital des héritiers, et cependant admettre le droit en ligne collatérale, lequel est réellement un prélèvement sur le capital.
Messieurs, il est temps que je m'arrête, car je crains avoir abusé déjà de votre bienveillante attention. J'ai voulu concourir, dans la proportion de mes moyens et à raison même de la position que, par mes antécédents, je dois avoir dans le débat, à détromper les adversaires du projet sur la portée et les conséquences du droit de succession en ligne directe. Quoique je sois un des défenseurs les plus zélés de la propriété, toujours et sous tous les ministères j'ai demandé un impôt sur les successions en ligne directe ; il était donc de mon devoir de venir l'appuyer, alors qu'il était présenté, et en le faisant je n'aurai été suspect à personne.
Oui, messieurs, toujours dans cette enceinte et ailleurs j'ai défendu la propriété contre les attaques même indirectes dont elle était l'objet. Vous vous rappellerez sans doute cette mémorable discussion du 12 février 1847, au sujet du projet de loi sur le défrichement des bruyères, discussion dans laquelle chose singulière, je rencontrai en même temps comme adversaire, et l'honorable M. Castiau et l'honorable M. de Theux. Il s'agissait précisément alors de l'origine du droit de propriété, que mes honorables contradicteurs attribuaient exclusivement au droit civil en le soumettant à toutes les vicissitudes des législations ordinaires, tandis que moi je faisais remonter cette origine beaucoup plus haut, tout en appelant la loi civile à garantir ce droit préexistant.
Voici ce que je disais, il y a maintenant plus de deux ans.
« Je suis partisan, grand partisan, dans les circonstances actuelles surtout, du défrichement, là où le défrichement est possible. Aussi, messieurs, je suis prêt à donner mon concours au gouvernement pour toutes les mesures qu'il croira utiles même, à voter les fonds dont il démontrera le besoin. Je ne fais qu'une seule réserve, et cette réserve se rattache au droit de propriété.
« Quel que soit mon désir d'arriver au résultat que le gouvernement a en vue, je ne puis consentir à adopter des dispositions de loi qui, directement ou indirectement, seraient considérés comme une atteinte au droit de propriété.
« La question que soulève le projet est sans doute une des plus graves qui depuis longtemps aient été agitées dans cette enceinte. M. le ministre de l'intérieur (c'était l'honorable M. de Theux,) sans s'en apercevoir, vient de faire son entrée dans l'école des socialistes modernes, et de a préparer le terrain pour les zélateurs du communisme.
« Or, comme je ne veux ni du communisme, ni du socialisme dans la mauvaise acception du mot, quel que soit mon désir, je le répète, de faciliter le défrichement de nos bruyères, le projet de loi m'inspirant des craintes sérieuses sur le droit de propriété, je ne pourrai pas y donner mon assentiment.
« Mon honorable ami, M. Fleussu, vous a présenté des arguments que je voulais moi-même vous présenter, et dès lors me tâche devient facile. L'honorable député de Liège a démontré à l'évidence que si le gouvernement réussit à faire adopter le principe du projet de loi il sera permis à la législature, comme à toutes les législatures qui se succéderont, de violer le droit de propriété, sous le principe toujours très vague d'intérêt général.
« … * M. le ministre de l'intérieur, en réponse à cette partie du discours de l'honorable M. Fleussu, nous disait il n'y a qu'un instant que la Constitution avait abandonné à la législature la définition de l'utilité publique et il ajoutait que les questions qui se rattachent à l'utilité publique ne sont d'ailleurs que des questions de fait.
(page 1070) Ces paroles dans la bouche d'un ministre ont une immense portée ! Elles sont tout au moins imprudentes : si ce qu'il a dit est vrai, le congrès aurait, par voie de conséquence, abandonné à la législature le sort de la propriété car ... et on en reviendrait alors à cette idée que j'ai rencontrée dans un discours prononcé il y a trois jours, à savoir que le droit de propriété est un droit purement civil, soumis à toutes les variations des droits civils et qui peut être modifié selon les temps, les lieux et les peuples. (M. Castiau. - Je demande la parole.)
Je continuais en disant :
« Cette doctrine, messieurs, je viens la combattre comme attentatoire à nos institutions, comme subversive de l’ordre social. Si le droit de propriété ne devait plus être envisagé que comme un droit purement civil, soumis à toutes les variations des droits civils et devant subir les modifications des temps, des lieux et des peuples, tout ce qui est fondamental et entre autres la liberté des cultes, la liberté de la presse, la sûreté des personnes, de même que le droit de propriété, pourraient être a successivement remis en question. De là à la rupture de tous les liens sociaux il n'y a qu'un pas !
« Non, messieurs, le droit de propriété n'est pas un droit purement civil; le droit de propriété a été placé par toutes les nations civilisées parmi les droits publics; il y a plus: la Constitution de 1793, la plus démocratique que nous connaissions, l’a classée parmi les droits naturels de l’homme. »
Je démontrais ultérieurement cette thèse en passant en revue les Constitutions françaises qui se sont succédé et qui toutes ont mis la propriété sur la même ligne que l'égalité, la liberté, la sûreté des personnes.
Voilà ce que je disais il y a plus de deux ans,.
Ces paroles vous prouveront, messieurs, que je suis resté parfaitement d'accord avec moi-même, et qu'en appuyant aujourd'hui, comme je l'ai toujours fait, le droit de succession en ligne directe, je suis loin dans ma pensée de porter la moindre atteinte au droit de propriété ou au droit de la famille.
Certes, messieurs, je suis le premier à le proclamer, toutes les opinions sont respectables lorsqu'elles sont consciencieuses, mais elles peuvent être le résultat de l'erreur, et notre devoir est de nous éclairer mutuellement sans passion, et surtout sans fanatisme pour tel ou tel système, .comme l'a dit, avec autant de raison que d'à-propos, l'honorable ministre des, finances au début de la discussion.
- La séance est levée à 4 heures et 1/2.