(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 948) M. Troye procède à l'appel nominal à 2 heures.
M. T'Kint de Naeyer lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.
M. Troye présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Plusieurs habitants de West-Wezel, Loenhout, Esschen et Calmpthout demandent que le chef-lieu du canton de Brecht soit transféré à West-Wezel. »
- Renvoi à la commission de circonscription cantonale.
« Plusieurs habitants de Namur demandent qu'on prenne toutes les mesures nécessaires pour assurer l'indépendance de la Belgique. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
Par messages, en date du 29 février, le sénat informe la chambre qu'il a adopté :
1° le projet de loi concernant le tarif des droits consulaires ;
2° le projet de loi qui modifie la loi du 10 mars 1847, en faveur d'élèves-médecins et pharmaciens militaires ;
3° le projet de loi qui transfère à Flobecq le chef-lieu de la justice de paix établi à Ellezelles ;
4° le projet de loi relatif à la nomination du bourgmestre en dehors du conseil communal.
- Pris pour information.
M. Castiau. - Messieurs, les événements qui se passent à nos portes sont trop graves, les préoccupations politiques qui nous agitent sont trop vives pour qu'on puisse continuer à se renfermer dans un système de silence absolu. Le silence, en effet, en politique, me paraît le plus fâcheux, le plus imprudent souvent de tous les systèmes. Car il permet de dénaturer tout à la fois la pensée, les intentions, les actes. Il est donc, ce me semble, de l'intérêt du pays, de la chambre et du gouvernement lui-même de rompre ce silence et de provoquer des explications sur ces graves circonstances qui tiennent l'Europe entière en suspens. C'est le moyen de mettre un terme aux embarras d'une position qui, en se prolongeant, finirait par devenir aussi fausse que dangereuse.
Du reste, le gouvernement n'est pas pris à l'improviste. J'ai cédé à l'appel qui avait été fait, à l'une de nos dernières séances, par l'honorable M. Rogier. Dans des conjonctures aussi difficiles, il a exprimé le désir de recevoir communication d'avance des interpellations qui pourraient être adressées sur notre situation politique. Ces interpellations, je les ai communiquées au gouvernement ; il pourra donc nous faire connaître sa réponse avec tous les ménagements et la maturité que la gravité des circonstances exige.
Un événement d'une immense portée s'est accompli à nos portes. Le gouvernement émané de la révolution de juillet, et qui avait oublié son origine pour se retourner contre cette révolution ; ce gouvernement imprudent et coupable qui, après avoir, pendant une partie de son existence, enlevé successivement à la France ses conquêtes et ses droits, avait fini par jeter un dernier défi à la nation entière ; ce gouvernement a été renversé en quelques heures par la colère du peuple.
On comprend, messieurs, toutes les émotions qu'un tel événement a dû exciter en France, ici, dans le monde. Ne pouvant arrêter cet irrésistible mouvement, on a voulu le calomnier. Ainsi d'abord c'étaient des bruits sinistres, des accusations d'horribles désordres, qui avaient pour but de soulever les pays étrangers contre le caractère de cette révolution. Mais la vérité est arrivée ; elle est arrivée pour faire justice de ces calomnies déloyales et de ces inventions infâmes ; elle est venue montrer cette grande, cette magnifique révolution, pure de tous ces odieux excès, dont on voulait la rendre responsable.
Jamais peuple soulevé pour la défense de ses libertés ne montra plus de force et de générosité. Jamais le droit de l'insurrection ne reçut une réhabilitation plus solennelle. Dans cette circonstance, le peuple français a su conserver le calme dans la force et se montrer plus grand encore par sa modération que par son courage.
Et quel est l’homme qui s'est mis à la tête de ce mouvement imposant ? C'est l'homme doué du plus beau talent et du plus noble caractère, non seulement de France, mais peut-être du monde. Il s'est élevé à la hauteur des circonstances, et par la popularité de son nom, il est devenu en quelque sorte le drapeau de la révolution, la garantie et l'espoir de ce grand mouvement républicain qui entraîne la France. Aussi longtemps qu'il restera à la tête de ce mouvement pour le contenir, pour le diriger, nous avons la certitude, messieurs, qu'il ne peut en sortir que des inspirations nobles, loyales et généreuses.
Cette révolution, on ne peut trop le répéter, sera l'un des plus grands événements, le plus grand événement peut-être des temps modernes. Elle sera appelée inévitablement à faire le tour du monde.
(page 949) Elle fera le tour du monde, non pas en attaquant les nationalités, en broyant sur son chemin les peuples qu'elle pourrait rencontrer, en promenant dans l'Europe les désordres de la guerre et de la conquête. Non, elle fera le tour du monde, mais par des moyens pacifiques, loyaux et justes ; elle fera le tour du monde par la propagande des idées et la puissance d'initiative que possède la France. Elle achèvera pacifiquement la conquête du monde en faisant répéter de peuple en peuple et d'écho en écho, en quelque sorte, ces mots de liberté et d'égalité, qui deviennent le dogme de la nouvelle politique.
En présence de ces événements dont la nouvelle est tombée comme la foudre au milieu de nous, quelle est, quelle doit être l'altitude de la Belgique ? La Belgique n'a évidemment rien à craindre de l'avènement de ce régime nouveau, car c'est le régime de l'ordre, de la justice, du maintien de tous les droits, de la sympathie pour toutes les nationalités et surtout pour les nationalités libres et démocratiques comme la nôtre.
La Belgique n'a donc rien, absolument rien à craindre, mais à la condition aussi qu'elle ait foi et une foi entière en la loyauté de la France et des principes généreux qui viennent d'y triompher. La Belgique la première a donc pu applaudir et applaudir avec bonheur à ce grand mouvement qui a déjà eu des résultats assez grands pour elle, puisqu'elle lui doit déjà la présentation de nouvelles lois libérales. Elle n'a donc rien à craindre et elle a tout à espérer.
Du sein de cette révolution est sorti un gouvernement provisoire qui compte à sa tête le grand citoyen dont je vous faisais l'éloge il n'y a qu'un instant. Il est aujourd'hui régulièrement constitué.
Ce gouvernement, aujourd'hui, a la consécration de l'opinion publique. Je vois groupés autour de lui tous les dévouements, la population, l'armée, la garde nationale, les villes, les campagnes, toutes les intelligences, les forces vives de la France. C'est, à l'heure qu'il est, une adhésion unanime et enthousiaste ; et personne aujourd'hui n'oserait contester le droit et la légitimité d'un gouvernement qui a pour lui la manifestation la plus énergique de la souveraineté populaire.
Ce gouvernement provisoire a-t-il fait connaître à la Belgique son existence, et le gouvernement belge a-t-il répondu à la communication qui lui aurait été faite à cet égard par le gouvernement provisoire ? Telle est, messieurs, la première et la plus importante de mes interpellations.
Une autre interpellation s'y rattache ; elle est relative à l'armement de nos places fortes, et au rappel de nos miliciens. Ici encore, on avait eu recours à cet imprudent système de silence, en faisant voter sans discussion des mesures graves. Il en est résulté que l'opinion publique s'est émue ; que les journaux, qui en sont les organes, en ont augmenté les inquiétudes, qu'ils ont grossi l'importance et dénaturé peut-être le caractère de ces préparatifs. Il est convenable, il est prudent qu'aujourd'hui l'on vienne éclairer l'opinion publique, rassurer le pays et faire connaître à une nation amie le caractère et la portée de ces armements.
Avant de terminer, messieurs, qu'il me soit permis d'adresser au gouvernement une dernière question sur la situation intérieure. Il y a eu, messieurs, à la suite des événements de Paris, on le comprend, un grand, un puissant ébranlement dans ce pays. C'était inévitable. Il y a eu de l'excitation, de l'effervescence, si vous voulez ; cependant, je crois que cette agitation était loin d'être assez grave pour justifier l'emploi d'un système de compression.
Il fallait, ce me semble, laisser s'échapper en paroles cette effervescence, sans recourir aux moyens de rigueur. On assure cependant que des arrestations nombreuses ont eu lieu en Belgique, qu'elles ont porté sur des Belges ; on prétend même rattacher quelques-unes de ces arrestations a des manifestations d'opinions qui, quelles qu'elles soient, sont en Belgique parfaitement légales et constitutionnelles.
Ce sont là, je le déclare le premier, des bruits publics ; c'est pour fournir au gouvernement l'occasion de dissiper sur ce point les alarmes des citoyens, que j'en parle et que je le prie de s'en expliquer aujourd'hui.
Voilà, messieurs, la triple interpellation que j'ai cru ne pouvoir me dispenser d'adresser au cabinet, et à laquelle il fera, j'espère, une réponse dictée par les véritables intérêts du pays.
M. le ministre des affaires étrangères (M. d’Hoffschmidt). - Je commence par remercier l'honorable M. Castiau d'avoir bien voulu nous avenir des interpolations qu'il se proposait d'adresser au gouvernement.
Tout le monde ne peut que gagner à une marche aussi sage, le gouvernement, les chambres et le pays.
Je ne fais aucune difficulté de donner des explications sur les questions posées par l'honorable préopinant. Mais je n'entends nullement entrer dans une discussion sur les faits graves qui viennent de se passer en France, ni sur les réflexions qu'elles ont suggérées à l'honorable préopinant ; je me bornerai à répondre aux questions qu'il nous a adressées.
Il désire savoir si le ministère a reçu la notification officielle de l'établissement du gouvernement provisoire en France. Et dans l'affirmative, quelle a été sa réponse.
Messieurs, le gouvernement n'a reçu jusqu'à présent aucune notification officielle et directe. Mais le prince de Ligne m'a fait parvenir hier une lettre par laquelle M. de Lamartine lui annonce, comme à tous les autres chefs de mission à Paris, qu'il a pris possession du portefeuille des affaires étrangères. Je vais avoir l'honneur de donner lecture de cette dépêche à la chambre.
« Monsieur l'ambassadeur,
« J'ai l'honneur de vous informer que le gouvernement provisoire de la république française m'a confié le portefeuille des affaires étrangères.
« La forme républicaine du nouveau gouvernement n'a changé ni la place de la France en Europe, ni ses dispositions loyales et sincères à maintenir ses rapports de bonne harmonie avec les puissances qui voudront, comme elle, l'indépendance des nations et la paix du monde.
« Ce sera un bonheur pour moi, Prince, de concourir par tous les moyens en mon pouvoir à cet accord des peuples dans leur dignité réciproque, et à rappeler à l'Europe que le principe de paix et le principe de liberté sont nés le même jour en France.
« Agréez, monsieur l'ambassadeur, les assurances de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
« De Votre Excellence,
« Le très humble et très obéissant serviteur,
« (Signé) Lamartine.»
De toutes parts. - Très bien ! très bien !
M. le ministre des affaires étrangères (M. d’Hoffschmidt). - Messieurs, le gouvernement a invité le prince de Ligne à répondre immédiatement à M. de Lamartine pour lui déclarer que le gouvernement belge a accueilli avec empressement l'assurance donnée par le gouvernement provisoire, des sentiments qui animent la France en faveur de l'indépendance des nations et de la paix du monde, sentiments qui répondent si bien à ceux de la Belgique elle-même.
Quant à la seconde question que nous a adressée M. Castiau, concernant les armements qu'on annonce, dit-il, se continuer dans les villes frontières de la France, je lui répondrai que tout se borne à certaines mesures de précaution qui ont été prises dans les places fortes de toutes nos frontières indistinctement.
Messieurs, la politique du gouvernement, dans les circonstances graves où nous nous trouvons, ne peut être guidée que par les intérêts de la nation ; elle ne peut être basée que sur la position que les traités lui ont faite.
La Belgique n'a point à intervenir dans les affaires des autres pays, ni à s'occuper de la forme de gouvernement qu'il leur convient d'adopter.
Maintenir l'indépendance nationale, l'intégrité du territoire, la neutralité politique qui lui est garantie, les institutions libérales que la Belgique s'est si glorieusement données, telle est la règle de conduite que s'est tracée le gouvernement, et il a la conviction profonde de s'appuyer ainsi sur le sentiment des chambres et de la nation tout entière.
De toutes parts. - Très bien ! très bien. (Applaudissements dans les tribunes.)
M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - L'honorable M. Castiau avait bien voulu m'avertir qu'il pourrait me faire des interpellations, relativement à certaines arrestations auxquelles il vient de faire allusion. J'ai écrit à M. le procureur général de la cour d'appel de Bruxelles pour avoir connaissance des faits dont m'avait entretenu l'honorable membre. Je ne puis mieux faire que de donner lecture du rapport que je viens de recevoir de ce magistrat :
« Bruxelles, le 1er mars 1848.
« M. le ministre,
« J'ai l'honneur de vous informer que les individus, au sujet desquels vous m'avez écrit hier soir, n'ont pas été arrêtés par mes ordres, ni par ceux de M. le procureur du roi, mais par le fait exclusif de la police locale qui les a trouvés le lundi matin à 6 heures à l'hôtel du Lion Blanc. Le procès-verbal porte que l'arrestation a lieu pour défaut de papiers. M. le juge d'instruction, qui ne connaissait personnellement aucun de ces individus et qui n'était pas obligé de les croire sur parole, leur a offert de les mettre en liberté s'ils se faisaient réclamer par une personne connue ; mais les personnes auxquelles on s'est adressé de leur part n'ont pas donné signe de vie, et nous avons bientôt appris que ces détenus n'étaient pas restés étrangers aux désordres qui ont eu lieu samedi et dimanche soir.
« L'instruction se poursuit donc à leur charge, à raison du délit prévu par l'article 217 du code pénal. Je crois inutile, M. le ministre, d'entrer à cet égard dans des détails ultérieurs, la justice étant régulièrement saisie d'un fait prévu par le code pénal. Je me bornerai à vous dire que les prévenus ont abandonné à leur logement un paquet de coton-poudre assez considérable et qu'ordinairement on ne voyage pas avec de pareilles substances.
« Le procureur général, De Bavay. »
Je prendrai de nouveaux renseignements sur cette affaire. S'il est vrai qu'elle n'ait pas d'importance, il n'y sera pas donné suite. Le gouvernement n'est pas disposé à exercer des rigueurs ridicules.
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Messieurs, je dois ajouter un mot aux explications qui viennent d'être fournies par M. le ministre de la justice. Nous comprenons fort bien que les événements graves et saisissants qui viennent de se passer chez une nation voisine et amie aient du retentissement dans la Belgique, y excitent une certaine émotion. Nous tenons compte des impressions que de pareils événements peuvent produire sur certains esprits. Le gouvernement n'a pas l'intention d'agir avec rigueur contre les manifestations pacifiques des opinions. Nous avons consacré dans notre Constitution la liberté des opinions.
Cette liberté, nous saurons la protéger comme toutes les autres ; mais pour pouvoir exercer une protection efficace vis-à-vis des opinions qui le (page 950) manifestent pacifiquement, il faut que le gouvernement conserve la force et l'énergie nécessaires pour réprimer les manifestations qui ne se produiraient pas d'une manière régulière. A côté du droit et du devoir de protéger les manifestations qui se produisent régulièrement, nous demandons et nous comptons exercer le droit et le devoir de réprimer toutes les manifestations qui se produiraient d'une manière irrégulière.
Ce que nous disons, ce n'est pas seulement pour nos concitoyens que nous le disons ; il s'est manifesté un si vif sentiment de nationalité, d'indépendance, que l'esprit politique du pays nous laisse dans la plus entière sécurité ; mais si ces manifestations puisaient leur origine dans d'autres sentiments que des sentiments nationaux, si nous avions à subir dans notre libre et tranquille patrie des influences qui nous viendraient d'ailleurs et qui ne seraient pas le sentiment des pays étrangers, alors nous demanderions à agir avec un redoublement d'énergie.
La Belgique est hospitalière pour tout le monde ; elle garantit la liberté à tous les étrangers, mais elle n'entend pas leur garantir la liberté du désordre, la liberté de l'émeute. (Applaudissements dans la chambre et dans les tribunes.)
M. le président. - Le règlement m'oblige à rappeler les tribunes au silence.
M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Contre de pareilles manifestations, nous le déclarons ici, nous serons inflexibles.
Nous croyons que, dans l'intérêt même du nom belge à l'étranger, et pour garantir aux étrangers qui vivent paisiblement, librement, à l'abri de la Constitution, tous les avantages de ces libertés, il ne faut pas que nous les confondions avec ceux qui ne seraient dans notre pays que des agents de désordre, de trouble et d'émeute. Je crois en avoir dit assez.
Ceux auxquels je fais allusion ne sont pas heureusement nombreux dans le pays. Je ne demande qu'une chose, c'est que mes paroles aient assez de retentissement pour rappeler au calme, au bon sens, à la libre pratique de nos libertés publiques, ceux qui seraient tentés de s'en écarter. (Applaudissements.)
M. Delfosse. - J'applaudis, comme la chambre entière, aux paroles patriotiques que M. le ministre de l'intérieur vient de faire entendre et je félicite le gouvernement de la résolution qu'il a prise. Cette résolution a été dictée par le véritable intérêt du pays. Il est évident que, dans les circonstances où nous sommes, il fallait mettre de côté toutes les affections de famille, toutes les sympathies d'opinion, pour ne voir que le pays. Le gouvernement a compris son devoir ; j'ai la confiance qu'il le remplira.
L'intérêt de la Belgique est de conserver intactes les libertés dont elle jouit. L'honorable M. Castiau a dit tantôt que les idées de la révolution française feraient le tour du monde. Je dirai que, pour faire le tour du monde, elles n'ont plus besoin de passer par la Belgique. (Applaudissements dans la chambre et dans les tribunes.)
Nous avons en Belgique les grands principes de liberté et d'égalité : ils sont inscrits dans notre Constitution comme ils sont gravés, dans tous nos cœurs. (Applaudissements prolongés. L'orateur reçoit les félicitations de tous ses collègues. La chambre, en proie à une vive émotion, se sépare sans aborder son ordre du jour.)
- La séance est levée à 3 heures.