(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)
(Présidence de M. Liedts., président.)
(page 449) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à une heure et un quart.
- La séance est ouverte.
M. Troye lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.
M. A. Dubus présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.
« Plusieurs habitants de Jodoigne demandent qu'il soit fait des économies dans les dépenses de l'Etat. »
- Renvoi à la commission des pétitions et dépôt sur le bureau pendant la discussion du budget.
« Le sieur Jean-Bernard Martel, dit Hards, demande à recouvrer la qualité de Belge qu'il a perdue en prenant du service à l'étranger sans autorisation du Roi. »
- Renvoi au ministre de la justice.
« Plusieurs habitants de Harsin prient la chambre de rejeter le projet de loi relatif au droit de succession. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi.
« Le sieur Coupey, milicien de la levée de 4842, prie la chambre de lui faire obtenir son congé définitif, et demande que les miliciens, une fois exemptés du service comme étant le soutien de leurs parents, ne soient plus appelés sous les drapeaux. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
Par deux messages en date du 27 décembre, le sénat informe la chambre qu'il adopte :
1° Le projet de loi contenant le budget de la dette publique pour l'exercice 1848 ;
2° Le budget des finances et celui des non-valeurs pour l'exercice 1848.
Par un message de la même date, le sénat informe la chambre que l'allocation nécessaire pour les dépenses du sénat pour 1848, est de 30.000 francs à l'ordinaire et de 10,000 francs à l'extraordinaire, ensemble 40,000 francs.
M. Tielemans. - J'ai l'honneur de déposer le rapport de la section centrale sur le budget du département des travaux publics.
- Il est donné acte à M. Tielemans du dépôt de ce rapport ; il sera imprimé et distribué.
La chambre fixera ultérieurement le jour de la discussion.
M. le président. - Le bureau a complété la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la réorganisation des monts-de-piété, par la nomination de M. Dedecker, en remplacement de M. Desmet, et par celle de M. Loos, en remplacement de M.Veydt.
(page 464) M. Verhaegen. - Messieurs, sous tous les ministères j'ai défendu le budget de la guerre ; c'est assez vous dire que je le défendrai encore aujourd'hui.
Dans les discussions successives auxquelles j'ai pris part, j'ai été guidé par une conviction profonde ; et cette conviction n'a pas été ébranlée par les opinions qui se sont fait jour sur les bancs mêmes où j'ai l'honneur de siéger. Ces opinions sont sincères et consciencieuses, j'aime à le proclamer, et je me propose de les combattre avec tous les égards qu'elles méritent. Je m'inquiète peu des opinions du dehors qui tendent à exercer une pression sur nos délibérations, tout en trompant le peuple qu'elles prétendent servir.
Messieurs, je n'hésite pas à le dire je me méfie un peu de ceux qui veulent, par des économies irréfléchies et imprudentes, porter atteinte à une institution qui est la meilleure sauvegarde de nos libertés et de notre indépendance ; je m'effraye de ces doctrines dangereuses qu'on cherche, au moyen de grands mots, à faire passer dans l'esprit de nos populations ; et pour mon compte je crois rendre un plus grand service au peuple, dont on invoque les intérêts, en demandant une meilleure répartition de l'assiette de l'impôt, qu'en recommandant quelques misérables économies qui n'auraient d'autre résultat que de nuire aux services publics.
Tous les ministres de la guerre qui se sont succédé ont démontré la nécessité absolue de maintenir la liste civile de l'armée au chiffre de 28 à 29 millions, et l'un d'eux, l'honorable M. de Liem, attacha naguère son existence ministérielle à la réduction de quelques centaines de mille francs que la majorité d'alors avait fait subir à son budget. Il fallait que sa conviction fût bien profonde pour le forcer à se séparer de ses collègues.
Qu'il me soit permis d'entrer dans quelques détails au sujet de l'incident de 1842.
En 1842, le général de Liem, à ce même banc où se trouve aujourd'hui l'honorable général Chazal, obéissant au cri de sa conscience s'exprimait ainsi : « Je n'hésite pas à avancer que le budget ne porte pas un seul chiffre qui ne soit, non seulement justifié mais encore d'une nécessité absolue. C'est assez vous dire, messieurs, que je ne me rallie en aucun point aux propositions de la section centrale : adopter ses conclusions serait faire un déni de justice à ceux qui sont généreusement accourus à notre appel, pour fonder cette indépendance que vous venez de consolider ; ce serait sacrifier l'avenir que vous lui avez garanti, alors même que vous dépensez des millions pour cicatriser les dernières plaies de la révolution ; ce serait sanctionner bien imprudemment un délaissement dont s'effraye avec raison une prévoyance aussi légitime que fondée. »
Ce que disait le général de Liem en défendant son budget de 1843 avait engagé la chambre, en 1842, à fixer définitivement le chiffre du budget de la guerre à 29,476,906 fr. On n'avait pas oublié alors, et les acclamations du pays qui accueillirent les paroles royales quand elles nous dirent que « notre neutralité devait être sincère, franche et forte » et le langage tout patriotique de la législature répondant, « qu'elle aiderait par ses continuels efforts le gouvernement du Roi à la maintenir ».
Chose vraiment singulière ! c'est qu'en 1843 c'étaient exclusivement les membres de l'ancienne opposition qui appuyèrent le gouvernement dans la discussion du budget de la guerre, et que la majorité mixte sur laquelle le ministère se disait si solidement assis lui fit complètement défaut dans un débat, où il s'agissait de l'intérêt le plus gouvernemental qui fut jamais, de l'intérêt de la défense du pays.
« Il est pour moi, disait un de nos honorables collègues, des questions qui dominent les questions de parti, devant lesquelles j'oublie les divisions qui nous séparent, devant lesquelles je ne me souviens que d'une chose, c'est que je suis Belge, car si sous notre forme de gouvernement il faut accepter franchement les dissidences de la lutte des opinions, fruit inévitable delà liberté même, les bons citoyens, quelque divisés qu'ils soient, n'en sont pas moins unis par un lien puissant ; tous sont enfants de la même patrie, tous se tiennent entre eux par le lien du patriotisme et de la nationalité.
« Lorsqu'en Angleterre la puissance maritime de la Grande-Bretagne est en question, il n'y a ni whigs ni torys ; en France quand naguère il s'est agi des fortifications de Paris, l'on n'a plus reconnu les partis ; le parti de l'opposition s'est mêlé à celui du gouvernement. »
Cette opinion a toujours été la mienne ; intimement convaincu que si notre neutralité exige pour appui une armée bien organisée, le maintien de l'ordre réclame tout aussi impérieusement la présence de forces suffisantes, j'ai défendu, en 1842, le projet du gouvernement, quelles que fussent d'ailleurs mes antipathies contre certains membres du cabinet.
Mais ce que j'avais cru être le projet du gouvernement ne fut plus considéré, à la fin de la discussion, que comme le projet isolé de M. le ministre de la guerre. La majorité qui s'était laissé entraîner par une pression du dehors déjà menaçante avait trop ouvertement manifesté son intention pour qu'elle ne fût point comprise par le chef du cabinet ; la conviction profonde et la persévérance du général de Liem furent bientôt indignement travesties par ses collègues eux-mêmes ; son insistance ne fut plus que de l'entêtement ; dès lors l'honorable général fut (page 465) sacrifié, et tous les autres membres du cabinet conservèrent leurs portefeuilles.
Le général de Liem, après avoir déclaré à la face du pays que son budget ne portait pas un chiffre qui ne fut d'une nécessité absolue, qu'il ne pouvait admettre aucune réduction sans compromettre la sûreté du pays et par suite sans exposer sa responsabilité, a noblement et courageusement subi les conséquences d'un vote de rejet. Les paroles de cet ancien ministre de la guerre ont été trop explicites pour que je ne croie pas devoir les rappeler encore.
« Messieurs, disait-il, lorsque le Roi m’a fait l’honneur de m’appeler au ministère de la guerre, je n’ai consulté ni mes goûts ni mes moyens ; j’ai accepté ces fonctions difficiles comme un général prend un commandement, espérant que la loyauté et la fermeté suppléeraient à l'art oratoire, je n'ai reculé ni devant le travail, ni même devant des sacrifices d'amitié pour assurer la bonne organisation de l'armée, pour la rendre forte, dévouée et capable.
« J'ai fait la guerre à tout ce qui pouvait porter atteinte à son honneur. Aujourd'hui que votre concours, messieurs, me manque dans une aussi grande mission, il ne reste qu'à solliciter du Roi l'autorisation de résigner un pouvoir que je n'ambitionne pas, plutôt que de mentir à une conviction bien réfléchie. »
Ces paroles dignes et consciencieuses ne trouvèrent pas d'écho sur le banc ministériel, et cependant depuis la retraite du général de Liem, que fit le cabinet qui s'était séparé de lui, et qui dès lors avait de grandes obligations à remplir ? Avec beaucoup de difficultés il parvint à faire sur le budget de la guerre en tout et pour tout une économie de quelques centaines de mille francs, et la loi d'organisation militaire qui fut longuement discutée et adoptée à une grande majorité sanctionna cet état de choses.
Cette loi fonctionne à peine et on voudrait déjà la remanier, la changer de fond en comble !! On ne touche pas sans danger, messieurs, à une loi organique de cette importance.
Si en 1843 le chiffre de 29,800,000 fr. a été demandé par le ministre comme indispensable pour parer à toutes les éventualités et aussi pour sauvegarder la neutralité belge, si la loi d'organisation que nous avons votée, consciencieusement sans doute, constate cette nécessité, car je laisse de côté quelques économies de détails, il faudrait aujourd'hui pour opérer de fortes réductions démontrer avant tout que notre position a subi quelque changement, et on se gardera bien de tenter cette démonstration, car, comme vous l'a dit l'honorable M. Lebeau, l'horizon politique est loin de s'éclaircir.
Il ne faut pas se le dissimuler, dans l'espèce, il n'y a qu'une alternative possible : faire assez ou ne faire rien du tout. La prodigalité ne consiste pas seulement à dépenser trop, mais aussi à faire les choses à demi, à organiser, par exemple, une armée assez forte pour grever le trésor public, mais pas assez nombreuse pour suffire à la défense du pays et à la conservation de l'ordre intérieur.
« Qu'on le sache bien, disait, il y a quelques années, un des hommes les plus considérables du parlement belge, pour signifier quelque chose la neutralité de la Belgique, en temps de guerre, ne peut être qu'une neutralité fortement armée. »
Supposez en effet la guerre autour de nous : la France d'un côté, l'Angleterre et l'Allemagne de l'autre ; si la Belgique, à défaut d'une organisation militaire convenable, s'est donné d'avance la misérable attitude d'une victime résignée, si elle doit appartenir au premier envahisseur, à celui qui marchera le plus vite, respecter sa neutralité ne serait-ce pas une duperie ? ne serait-ce pas abandonner la proie à un adversaire moins scrupuleux ? Si la France doit croire la Belgique incapable d'arrêter quelque temps l'ennemi par ses propres efforts, comment veut-on qu'elle ne se hâte pas d'y être la première et d'avancer sur nous pour couvrir sa frontière la plus voisine de Paris? Si dans le camp opposé on s'imagine que nous n'opposons aucun obstacle sérieux à la France, ne viendra-t-on pas lutter de vitesse avec elle pour s'emparer au moins d'une partie de nos forteresses?
D'ailleurs, à moins de contester, ce qui n'est douteux pour personne, qu'être neutre, c'est être chargé de se défendre soi-même, à moins d'abaisser le pays à un rôle indigne du sentiment national, il faut bien accepter l'organisation de l’armée comme un des devoirs gouvernementaux les plus impérieux, les plus puissants.
Si. en 1796 et 1797, Venise avait eu des forces respectables à sa disposition, Beaulieu, l'archiduc Charles. Alvinzi et Bonaparte ne se seraient pas emparés sans scrupule de son territoire, et n'auraient pas répondu à ses nouvelles protestations, par des réquisitions, des impôts, des outrages. Si Venise avait eu une organisation militaire, elle n'aurait pas subi l'humiliation de voir un soldat venir fièrement, au milieu du sénat assemblé, lui signifie les ordres d'un général français, et un seul manifeste de ce général n'aurait pas anéanti cette antique république.
Et qu'on ne nous oppose pas l'organisation de l'état militaire des Etats-Unis et de la Suisse, où il n'existe qu'une faible armée permanente, car ces pays n'ont aucune analogie avec la Belgique, sous le rapport géographique et politique.
On ne doit pas s'exagérer le succès que la Suisse a obtenu dans la guerre de son indépendance ; ils sont dus à l'armée permanente qui se forma pendant les premières années de lutte, et au secours de la France bien plus qu'aux élans d'enthousiasme de la population. Je ne parlerai pas des événements récents qui ont eu lieu dans ce pays, car les résultats indiquent assez combien la lutte a été peu sérieuse.
La dernière guerre du Mexique est loin d'être un argument plus concluant en faveur des corps de troupes irrégulières. Cette guerre offre au contraire un nouvel exemple du danger que courent les Etats qui négligent leur organisation militaire. Un petit nombre de troupes a suffi pour disperser les bandes indisciplinées du général Santa-Anna, et il est évident qu'un corps de troupes régulières aurait préservé le Mexique des désastres qu'il vient de subir.
La nécessité d'une organisation militaire, forte et respectable m'a paru tellement démontrée pour la Belgique placée dans des conditions topographiques et politiques différentes de celles d'autres pays dont on invoque sans cesse l'exemple, que sous tous les ministères amis et ennemis j'ai défendu chaleureusement le budget de la guerre ; aussi plusieurs de mes paroles d'aujourd'hui sont-elles littéralement extraites de mes discours d'autrefois.
Mais il ne faut pas se borner à examiner la question au seul point de vue politique, il faut encore l'apprécier comme elle mérite de l'être au point de vue de l'ordre intérieur et même au point de vue des intérêts de l'armée, intimement liés à l'ordre intérieur. Les éloquents et savants discours de l'honorable M. Lebeau et de M. le ministre de la guerre qui à la qualité d'homme de cœur que j'ai reconnue dans tous ses prédécesseurs, j'aime à le proclamer, joint un talent dont le pays et l'armée spécialement seront fiers, me dispensent d'entrer dans d'autres développements sur les points que je viens d'indiquer ; je dirai même que je ne pourrais qu'affaiblir l'impression que les honorables membres qui ont parlé dans la séance d'hier ont produite sur vos esprits.
Il ne me reste donc, messieurs, qu'à fixer votre attention sur une dernière question, celle qui se rattache aux économies possibles qui font la base du système de nos honorables contradicteurs.
Des économies ! mais tout le monde en veut dans cette enceinte, et nous aurions nos caisses remplies d'or qu'encore personne ne serait disposé à faire des dépenses inutiles.
Des économies ! le mot est dans toutes les bouches, il est aussi dans la mienne ; mais ce que je veux, ce que tout le monde doit vouloir avec moi, ce sont des économies sages qui ne soient pas de nature à compromettre la sûreté intérieure ou extérieure de l'Etat et dont la responsabilité pourrait être acceptée par ceux qui tiennent les rênes du gouvernement et qui seuls sont compétents pour bien apprécier la question. Il faut beaucoup de temps pour organiser convenablement une force militaire ; il en faut très peu pour décourager, désorganiser complètement une armée.
Puisqu'on cherche à fasciner les yeux des masses en promenant un drapeau sur lequel on a inscrit, à côté des mots réduction de l'armée, ceux économies, diminution des impôts, il me sera bien permis, à moi (c'est d'ailleurs un devoir), à moi qui suis, aussi bien que tout autre, partisan des économies, mais des économies sages et prudentes, il me sera bien permis, dis-je, de démontrer à la chambre et au pays, par des statistiques, que la Belgique, qu'on veut présenter comme si dépensière, dépense beaucoup moins qu'aucun de ses voisins, et que chez elle le chiffre des contributions est beaucoup moins élevé que partout ailleurs.
D'abord j'ai jeté les yeux sur nos dépenses générales, et après les avoir réduites à un chiffre par tête d'habitants, je les ai comparées avec les dépenses des Etats voisins, je dirai même des principaux Etats de l'Europe réduites aussi à un chiffre par tête.
Voici, messieurs, les résultats de cette comparaison :
Les budgets de nos dépenses s'élèvent pour 1848 à 118,460,649 85, nous avons une population de 4,258,426 ; ainsi 27 francs 88 centimes par tête d'habitant.
La France a une population de 35,400,486, et son budget général de dépenses était pour 1847 de 1,458,725,295 fr. Ainsi 41francs 05 centimes par tête.
L'Angleterre a une population de 27,151,935 et elle a un budget général de dépenses de 1,421,709,903. Soit 51 francs 48 centimes par tête.
La Hollande a une population de 3,247,655 et elle a un budget général de dépenses de 67,365,107 florins des Pays-Bas, en fr. 141,562,711 45 c., ce qui donne pour résultat 43 fr. 54 c. par tête.
La Prusse a une population de 16,112,948 et un budget général de dépenses de 237,565,015 francs, ainsi 15 francs 80 centimes par tête.
L'Autriche a une population de 35,879,152 et un budget général de dépenses de 372,000,000 de fr., soit 10 fr. 43 c. par tête.
Mais, il est à remarquer qu'en Autriche et en Prusse il y a des budgets provinciaux considérables et qu'une grande fraction des frais généraux de l'Etat est répartie sur les provinces.
Nous venons de voir quelles sont les dépenses générales de la Belgique, et nous les avons comparées aux dépenses des principaux Etats de l'Europe ; nous allons maintenant faire abstraction des ressources de chacun de ces Etats et nous allons voir quelle est l'importance respective des contributions qui grèvent leurs habitants, en les comparant aux contributions qui nous grèvent :
En France (budget de 1847), les contributions directes
s'élèvent à fr. 417,858,334.
Enregistrement et timbre : fr. 260,183,130.
Douanes et sels : fr. 218,442,000.
Contributions indirectes : fr. 294,323,000.
Ensemble : fr. 1,190,806,464 69.
(page 466) divisé par le chiffre de la population, soit 35,400,486, fait 33 francs 83 centimes par tête.
En continuant les mêmes opérations pour les autres Etats, je trouve que toutes les contributions directes et indirectes frappent, savoir :
En Angleterre, à raison de 40 francs 70 centimes par tête.
En Hollande, à raison de 36 fr. 90 centimes.
En Prusse, à raison de 13 fr. 28 centimes.
En Autriche, à raison de 8 fr. 30 centimes.
Bien entendu que dans ces deux derniers Etats les budgets provinciaux sont beaucoup plus considérables que partout ailleurs, parce qu'ils comprennent une partie des frais de l'administration générale ; aussi, je n'hésite pas à le dire, en formant un ensemble de tous ces frais, nous arriverions à un chiffre plus élevé même qu'en Belgique.
Voici en effet, quel est le chiffre pour la Belgique : ici toutes les contributions directes et indirectes s'élèvent à 84,146,730 fr., qui, divisés par le chiffre de la population, ne donnent que 19 fr. 25 centimes par tête.
Jusqu'à présent, messieurs, je ne me suis occupé que des dépenses générales, et des contributions qui sont perçues pour y faire face, et je crois avoir établi par des comparaisons que l'avantage reste à la Belgique, mais je vais pousser mes investigations plus loin ; je vais séparer l'administration de la guerre, des autres administrations du pays, et après avoir comparé la force de l'armée belge avec la force des armées d'autres pays, j'établirai qu'en Belgique encore une fois, je le dis avec bonheur, on paye beaucoup moins pour l'armée que partout ailleurs, alors que pour la Prusse et l'Autriche, on ne doit pas perdre de vue qu'indépendamment des contributions qui pèsent sur les habitants, ceux-ci ont à supporter la charge tout aussi lourde de la landwehr.
La force de notre armée reconnue nécessaire pour sauvegarder notre neutralité et pour maintenir l'ordre intérieur, n'est pas en disproportion avec la force des armées de nos voisins.
En temps de guerre la France met sur pied une armée de 800,000 hommes.
La Grande-Bretagne une armée de 340,000 hommes.
La Prusse une armée de 500,000 hommes.
L'Autriche une armée de 700,000 hommes.
La Hollande une armée de 60,000 hommes de troupes de ligne et 40,000 hommes de gardes communales.
La Sardaigne dont la population est à peu près la même que la nôtre met sur pied en temps de guerre une armée de 140,000 hommes.
Et il est à remarquer que presque tous ces Etats possèdent, outre les forces que nous venons d'indiquer, une marine militaire considérable.
L'effectif de l'armée belge, tel que l'a fait notre loi d'organisation, n'est certes pas hors de proportion d'après le nombre de ses habitants et sa position géographique.
Mais comme on n'a cessé de prétendre qu'il faudrait une autre organisation plus économique à l'exemple d'autres Etats, nous allons faire une dernière comparaison entre les budgets de la guerre de nos voisins et le nôtre et nous démontrerons par cela même que le système qu'on préconise n'est qu'une utopie.
En France le budget de la guerre est de 306,232,400 non compris les pensions, les travaux de fortification, les poudres et salpêtres qui montent à plus de 60,000,000. En prenant égard à la population, on voit donc qu'en France on paye par tête pour l'armée neuf francs à peu près.
En Angleterre le budget de la guerre est de 223,305,545, ce qui fait, à raison de la population, 8 francs 40 centimes.
En Hollande, le budget de la guerre, quoi qu'en ait dit l'honorable M. Osy, est de 25,560,000 francs, ce qui fait, d'après la population, 8 fr. par tête à peu près.
L'Autriche a un budget de la guerre d'au-delà de 200 millions de francs, ce qui fait 5 francs 65 centimes par tête.
La Prusse a un budget de la guerre de 98,608,562, ce qui fait à raison de la population 6 fr. 37 cent, par tête, plus le service personnel de la Landwehr qui entraîne des dépenses d'équipement et des pertes de temps considérables.
D'où résulte qu'en Autriche et en Prusse les dépenses de l'armée par tête vont à peu près à la moitié des dépenses générales portées au budget de l'Etat, et calculées aussi par tête.
Voyons maintenant ce qu'on paye pour l'armée en Belgique :
En Belgique le budget de la guerre est de 28,842,000. Ce chiffre divisé par le chiffre de la population donne par tête pour l'armée 6 francs 82 centimes.
En résumé : la dépense générale en Belgique s'élève par tête à 27 fr. 88. Les contributions directes et indirectes, pour faire face à ces dépenses, défalcation faite des ressources de l'Etat, s'élèvent à 19 fr. 25 c., et la dépense spéciale pour l'armée est de 6 fr. 82 c. par tête d'habitant.
Est-ce trop pour l'armée alors qu'en Belgique il n'y a pas de charges personnelles comme celles de la landwehr qui grèvent si lourdement les habitants en Prusse ? Est-ce trop comparativement aux dépenses que font les autres Etats de l'Europe pour l'organisation de leurs forces militaires?
Est-ce trop pour une armée, qui fait l'admiration de l'Europe, et qui par sa discipline comme par son patriotisme, a droit à toutes nos sympathies ?
Messieurs, quelles que soient les observations que j'ai eu l'honneur de vous soumettre et dont vous pèserez l'importance, je n'hésite pas à répéter encore, que si des économies étalent possibles, je m'empresserais à me rallier à l'opinion de ceux qui s'en proclament les apôtres. Mais au moins qu'on reconnaisse avec moi que nos charges, si elles étaient bien réparties, ne seraient pas de nature à nous effrayer, et que dans tous les cas il n'y a pas de nécessité à compromettre imprudemment la principale de nos institutions.
Voyons du reste quels seraient les résultats de ce beau système. qui vient de faire pompeusement son entrée dans cette enceinte?
Le projet de budget présenté par mon honorable ami M. Osy donnerait pour résultat, s'il était adopté, une économie totale de 2,996,157 fr. 40 centimes. Savez-vous, messieurs, ce que cela ferait par têle d'habitant ? Soixante-dix centimes en tout et pour tout, et quand on aurait atteint ce résultat on croirait avoir assez fait pour les classes nécessiteuses ! Mais, messieurs, les intérêts des classes nécessiteuses ne sont pas en jeu dans la question qui s'agite ; ces intérêts en effet, ne seraient pas sauvegardés par la réduction de l'armée et par l'adoption de quelques légères économies qui en seraient la conséquence ; ce qu'il faut aux classes nécessiteuses, c'est la réforme de l'assiette des impôts, et en poussant incessamment à cette réforme je viendrai au secours des masses d'une manière beaucoup plus efficace que ceux qui se posent leurs défenseurs en se bornant à inscrire sur le drapeau les mots vagues quoique très ronflants d'ailleurs : Réduction de l'armée, économies, diminution des impôts existants.
Messieurs, ce n'est pas d'aujourd'hui que date mon opinion sur la nécessité de réformer l'assiette des impôts, mon langage n'est pas commandé par les besoins du moment. Depuis mon entrée dans cette chambre j'ai critiqué, attaqué même plusieurs impôts que je croyais injustes et odieux ; tous les ans j'ai battu en brèche, entre autres, le plus odieux de ces impôts, celui qui frappe le plus cruellement le pauvre, l'impôt sur le sel. Si cette année, lors de la discussion du budget des voies et moyens, je n'ai pas renouvelé mes observations, c'est qu'elles se trouvaient consignées dans le Moniteur des années précédentes, et que dès lors j'ai cru pouvoir me borner à prendre acte de l'adhésion que plusieurs de mes honorables collègues venaient de donner enfin à une opinion qui naguère me valut le reproche de radicalisme. J'espère que plus tard ces honorables collègues finiront par adopter avec moi d'autres idées encore qui, jusqu'à présent, ne paraissent pas moins radicales que celle qui se rattache à l'impôt sur le sel et qu'ils adoptent cependant aujourd'hui.
M. Eloy de Burdinne. - C'est vous qui êtes revenu à notre idée.
M. Verhaegen. - Il est vrai que je n'étais pas ici avant 1837 ; aussi je vous rends grâce des efforts que vous dites avoir faits depuis 1834 et qui, dès lors, auraient dû vous attirer les mêmes reproches que ceux dont j'ai été l'objet. Mais je ne me suis pas borné à demander la réforme de l'impôt sur le sel, j'ai demandé d'autres réformes encore.
J'ai attaqué tous les ans, vous vous en souvenez sans doute, messieurs, tous ces impôts de consommation qui frappent l'artisan et le prolétaire d'une manière si inégale et qui vont précisément à l’encontre du but que nous avons tous en vue. Je n'ai cessé de démontrer que tous les sujets d'un Etat doivent contribuer à son soutien dans la proportion la plus juste avec leurs facultés respectives, c'est-à-dire le plus exactement mesurée sur le revenu dont chacun jouit sous la protection du gouvernement. J'ai établi que l'égalité dans la répartition des impôts ne consiste pas à augmenter dans la même proportion à raison du nombre, mais à avoir égard à l'importance de l'objet imposé et aux ressources du contribuable, et par cela même j'ai démontré le vice des impôts de consommation: car plus une famille nécessiteuse comprend de membres, moins elle devrait payer, et cependant plus elle paye d'après les lois existantes.
J'ai attaqué constamment l'impôt sur le débit des boissons distillées, et je continuerai de l'attaquer comme l'impôt le plus injuste que je connaisse, puisqu'il frappe d'un droit égal celui qui ne débite qu'un litre de boissons spiritueuses par an et celui qui en débite cent litres par jour.
J'ai attaqué avec autant de force l'impôt personnel ; j'en ai démontré les vices nombreux en passant successivement en revue les quatre bases admises par la loi de 1822.
Je n'ai pas oublié l'impôt de patente prélevé sur la sueur de l'ouvrier, sur le revenu du commerçant et de l'industriel, alors qu'il n'est rien prélevé sur le revenu du propriétaire et du rentier ; constamment j'ai démontré l'injustice de cet impôt et j'en ai demandé la réforme.
Voilà, messieurs, comment j'ai compris mon devoir de député à l'égard des classes nécessiteuses, des classes si intéressantes des travailleurs, à l'égard même des industriels et des commerçants et je puis dire de la classe moyenne en général. J'ose espérer qu'ils sauront un jour apprécier mes efforts comme ils méritent de l'être.
Messieurs, dans la séance d'hier on a analysé deux pétitions d'une nature bien différente ; l'une, signée par un grand nombre d'habitants de Bruxelles, réclame la réduction de l'armée et la diminution des impôts, l'autre émanant de quelques habitants d'une modeste commune rurale de la Flandre occidentale demande la réforme de l'assiette des impôts. Les signataires de cette dernière pétition sont dans le vrai, les signataires de la première sont évidemment dans le faux ; c'est assez vous dire que je refuserai mou appui à celle-ci, et que je l'accorderai à celle-là.
En appuyant la pétition des habitants de cette petite commune de la Flandre occidentale je resterai fidèle à mes antécédents, et, en proposant (page 467) la réforme, l'abolition même de certains impôts odieux, j'indiquerai d'autres voies et moyens.
Messieurs, je l'ai dit et je le répéterai souvent : ce que je désire voir frapper avant tout, c'est la propriété, et je le désire même dans l'intérêt des propriétaires ; car, dans ma manière de voir, c'est sauvegarder la propriété que de la faire entrer pour une juste part dans la répartition des charges publiques destinées entre autres à la protéger. Je vois avec plaisir qu'il y a de la part du gouvernement une certaine tendance à entrer dans cette voie ; mais j'aurais voulu qu'il fît un pas de plus.
Inutile de vous dire que le projet de loi sur le droit de succession en ligne directe a mes sympathies, et que je me ferai un devoir d'en défendre le principe tout en proposant quelques améliorations qui seront de nature à augmenter les ressources du trésor. Je regrette que le gouvernement n'ait pas cru pouvoir élever, dans de fortes proportions, le chiffre des droits sur les préciputs ; je regrette qu'il n'ait pas défendu le droit de déshérence ; je regrette surtout qu'il n'ait pas proposé un impôt progressif sur les successions en ligne collatérale comme sur les successions en ligne directe, en circonscrivant la progression dans certaines limites et en exemptant de tous droits les parts héréditaires qui ne s'élèvent pas à 5,000 fr.
Vous connaissez, messieurs, depuis longtemps mon opinion sur les impôts progressifs. Cette opinion qui, chez moi, est enracinée finira aussi, quoi qu'on fasse pour en arrêter l'élan, par recevoir un jour l'approbation de ceux qui, en ce moment, la condamnent, car la justice et le bon droit ne peuvent manquer de triompher tôt ou tard.
J'engage le gouvernement à ne pas perdre de vue les droits qui existaient naguère sur les ventes d'arbres sur pied et qui, par un égoïsme que je crains presque de signaler, ont été réduits de 2 à 1/2 p. c ; c'est encore là un droit sur la grande propriété, auquel le sénat, mieux informé, ne refusera pas de donner son assentiment.
J'engage encore le gouvernement à fixer son attention sur certains impôts qui auraient pour objet de frapper la vanité et le luxe ; et qu'on ne dise pas qu'un pareil impôt aurait pour résultat de tarir les sources du luxe, au grand détriment du commerce et de l'industrie, car l’expérience a démontré, dans une de nos principales villes de la province de Liège, qu'un impôt sur les équipages, les armures et les galons n’a fait qu'en propager le goût et l'habitude et a favorisé au-delà de toute attente la caisse commune.
Enfin, messieurs, il est un autre impôt qui, à l'instar du droit de patente proprement dit, pourrait fort bien et d'une manière très équitable frapper le revenu du propriétaire et du rentier. L'Etat perçoit un impôt sur le travail de l'ouvrier, sur le revenu du commerçant et de l'industriel ; et le revenu de l'homme dont tous les soins se bornent à administrer ou à faire administrer les biens que la naissance ou le hasard lui ont départis n'est soumis à aucune taxe !! En conscience cela est-il juste?
Et qu'on ne dise pas qu'il serait difficile d'estimer le revenu du propriétaire, du rentier, car la même difficulté existe pour le revenu de l'artisan, du commerçant et de l'industriel, et cette difficulté prétendue n'a pas arrêté le législateur qui a pris pour base certaines présomptions que jusqu'à présent personne n'a critiquées.
La progression de l'impôt dans certaines limites, à raison de l'importance du revenu, procurerait de grandes ressources au trésor, et l'homme d'Etat, qui naguère présidait aux destinées de l'Angleterre, dans un moment de crise, n'a pas hésité à en provoquer l'adoption, lui auquel on ne reprochera certes pas des intentions hostiles à la propriété ; c'est donc avec une profonde conviction que je soutiendrai, lorsque l'occasion m'en sera offerte, un impôt progressif sur le revenu.
Encore une fois, messieurs, voilà comment j'entends défendre les intérêts des classes nécessiteuses et des classes moyennes de la société ; c'est, je le dis en terminant comme je l'ai dit en commençant, en inscrivant sur mon drapeau en caractères lisibles et ineffaçables : Réforme de l'assiette des impôts, que je viendrai à leur secours d'une manière beaucoup plus efficace que ceux qui se bornent à demander la diminution des impôts existants.
(page 449) M. Delfosse. - Messieurs, mon honorable collègue et ami, M. Verhaegen, a défendu le budget de la guerre sous les administrations précédentes. Il le défend, à plus forte raison, sous le ministère actuel qui a toutes ses sympathies.
J'ai, messieurs, combattu le budget de la guerre sous les administrations précédentes. Je le combattrai même sous le ministère actuel qui a aussi mes sympathies. L'honorable ministre de la guerre est un de ces hommes au caractère franc et loyal, avec lesquels on voudrait toujours marcher d'accord. Mais il faut avant tout remplir son devoir ; il faut obéir à ses convictions.
L'armée, messieurs, présente deux genres d'utilité : une utilité actuelle et certaine ; c'est le maintien de l'ordre à l'intérieur ; une autre utilité éventuelle et douteuse ; c'est, en cas de guerre, la défense du territoire.
Au premier point de vue, au point de vue du maintien de l'ordre à l'intérieur, on pourrait, sans le moindre inconvénient, faire subir au budget de la guerre de notables réductions.
Le cadre de nos officiers a été établi pour le cas de guerre, pour le cas où nous devrions mettre 80,000 hommes en campagne ; si cette éventualité n'était pas prise en considération, si l'on ne prévoyait pas le cas de guerre, la moitié des officiers, que nous payons si cher, pourrait suffire, amplement suffire, pour commander les 25 à 30,000 hommes qui sont constamment sous les armes et qui ont su maintenir l'ordre dans les moments les plus difficiles : et la réduction ne porterai pas seulement sur le nombre des officiers, elle pourrait s'étendre à beaucoup d'autres articles de dépenses.
Que les honorables collègues qui défendent le budget de la guerre, que les honorables MM. Lebeau, Verhaegen et Anspach cessent donc de nous alarmer sur les désordres intérieurs qui pourraient surgir, si l’armée était réduite. Le maintien de l'ordre n'est pas attaché au triomphe de leur opinion. Quelle que soit l'issue de ce débat, et je sais d'avance quelle en sera l'issue, mais nous saurons attendre pour cette question, comme nous avons su attendre pour le triomphe de nos idées politiques ; quelle que soit l'issue de ce débat, l'ordre intérieur sera maintenu ; le banquier pourra dormir, à côté de son coffre-fort, tout aussi tranquille que le pauvre sur son lit de paille.
Ce n'est pas, messieurs, au point de vue du maintien de l'ordre intérieur, c'est au point de vue de la défense du territoire contre les ennemis du dehors que la nécessité d'une armée forte, d'une armée telle que la loi d'organisation l'a faite, peut sérieusement être soutenue.
Les honorables collègues qui croient à la nécessité d'une armée forte, d'une armée telle que la loi d'organisation l'a faite, invoquent la possibilité d'une guerre plus ou moins prochaine et les désastres épouvantables qui marchent ordinairement à la suite d'une invasion.
Messieurs, il n'est donné à personne de prévoir l'avenir. Mais si j'en juge par quelques symptômes très significatifs, le rêve de l'abbé de Saint-Pierre dont l'honorable M. Lebeau nous parlait hier comme d'une utopie, ne serait pas loin de se réaliser.
Les faits que l'honorable M. Lebeau a cités pour nous présenter la guerre comme imminente...
M. Lebeau. - Non ! non ! Comme possible !
M. Delfosse. - Comme pouvant chaque jour éclater, ces faits sont justement ceux sur lesquels je m'appuie pour conclure que la guerre est en quelque sorte devenue impossible.
L'honorable M. Lebeau nous a parlé de la question d'Orient, de la question espagnole, de la question italienne. Mais c'est précisément parce que la guerre n'est pas sortie de ces questions ; c'est parce que la France dans la question d'Orient, l'Angleterre dans la question espagnole ; c'est parce que ces deux puissances si susceptibles, si ombrageuses, ont fait taire leurs ressentiments, pour ne pas exposer leur pays et le monde aux conséquences désastreuses de la guerre, que l'on est autorisé à croire, à espérer qu'il n'y aura plus de question dont la guerre puisse sortir.
Et pourquoi, messieurs, le rêve de l'abbé de Saint-Pierre n'est-il pas loin de se réaliser ? Pourquoi doit-on cesser de le reléguer au rang des utopies ? C'est parce que l'industrie et le commerce, c'est parce que l'établissement des chemins de fer et d'autres causes encore ont créé entre les divers peuples des liens tellement étroits, tellement puissants, tellement multiplies qu'il serait dangereux de vouloir les briser.
Malheur au gouvernement, quelque fort, quelque absolu qu'il soit, qui essayerait de lutter contre les mœurs nouvelles que cet état de choses a produites. Le temps est passé où les rois faisaient la guerre pour obéir aux caprices d'une maîtresse !
Mais supposons que les sinistres prédictions de l'honorable M. Lebeau se réalisent, supposons que la guerre éclate. L'armée nous rendrait-elle alors les services que nous en attendons, les services dans l'espoir desquels nous la payons si cher ?
Je ne parlerai pas, messieurs, de 1839 ; je garderai le silence sur les faits déplorables qui se sont produits alors. Je répondrai seulement à ce qui a été dit hier par M. le ministre de la guerre.
M. le ministre de la guerre a prétendu qu'il n'y a pas de puissance, quelque grande, quelque forte qu'elle soit, qui pourrait réunir sur un seul point, sur un seul champ de bataille, plus de 80,000 hommes ; et il a tiré de ce fait la conséquence que nos 80,000 hommes réunis sur un seul point, sur un seul champ de bataille seraient un obstacle efficace à l'envahissement de notre territoire.
M. le ministre de la guerre a oublié une chose, c'est qu'il ne nous serait pas plus possible qu'à d'autres de réunir 80,000 hommes sur un seul point, sur un seul champ de bataille. Ce n'est pas, en effet, un point de notre frontière, c'est toute notre frontière que l'armée devrait couvrir, en cas de guerre. Qui nous répond que, pendant que nous réunirions 80,000 hommes sur un seul point pour nous opposer à l'entrée de l'armée française, l'armée prussienne n'entrerait pas par la frontière qui aurait été laissée ouverte et sans défense ? Il en serait de même si nos 80,000 hommes étaient réunis pour s'opposer à l'entrée de l'armée prussienne ; l'armée française pourrait bien, dans l'entre-temps, entrer par un autre côté.
S'il nous est impossible de réunir 80,000 hommes sur un seul point, si nous devons les répartir sur tous les points de la frontière, il est évident que nous n'aurions pas une masse d'hommes suffisante pour résister au choc d'une armée française ou d'une armée prussienne qui aurait reçu l'ordre d'occuper notre territoire ; et alors les désastres, que l'honorable M. Lebeau a retracés avec tant d'éloquence, viendraient nous assaillir.
C'est donc, messieurs, dans l'éventualité d'une guerre générale qui, d'après toutes les probabilités, ne se produira pas d'ici à longtemps, (page 450) qui ne se produira peut-être jamais ; d'une guerre dont, si elle éclate, il est douteux que nous puissions conjurer les périls, que nous nous condamnons fortement à faire chaque année pour notre armée une dépense qui n'est pas en rapport avec nos ressources, une dépense annuelle de 31 millions de francs, si l'on y comprend les pensions militaires.
Messieurs, notre budget des voies et moyens s'élève à peu près à 117 millions de francs. Mon honorable ami, M. Verhaegen, a indiqué un chiffre plus élevé ; mais cela provient de ce qu'il n'a pas tenu compte de la réduction opérée par suite d'un amendement de la section centrale.
Nous payons pour l'administration des finances, c'est-à-dire en frais de perception, à peu près 13 millions. Notre dette publique, y compris les pensions de diverses catégories, portées au budget de la dette publique et à d'autres budgets, s'élève à peu près à 34 millions. Le chiffre des dotations est de plus de 3 millions. Il ne nous reste donc de disponible sur les 117 millions qu'environ 67 millions, dont l'armée emporte à elle seule presque 29 millions, non compris les pensions militaires. Tous les autres services réunis ne coûtent guère plus, ne coûtent que quelques millions de plus que l'armée seule. Le chemin de fer, les routes, les canaux, l'enseignement, les cultes, la justice, les beaux-arts, la diplomatie, toutes les branches d'administration réunies ne figurent au budget que pour une part qui dépasse de très peu celle de l'armée.
Je vous le demande, messieurs, un tel état de choses est-il tolérable ? Est-il digne de notre époque, et devons-nous conserver à ce point l'empreinte du régime de force brutale que l'empire nous a légué ?
Quoi qu'ait pu dire l'honorable M. Lebeau, ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier, que l'opinion publique se prononcé contre la dépense excessive que l'armée nous occasionne. Cette opinion est plus ancienne. Elle existait déjà en 1840, lorsque j'ai eu l'honneur d'être envoyé dans cette enceinte ; et je n'en ai été qu'un faible écho.
Si cette opinion a paru sommeiller quelque temps, si elle est restée silencieuse en 1845, lorsqu'on a discuté la loi d'organisation de l'armée, c'est que le gouvernement était parvenu à lui donner le change, en présentant (on peut recourir au discours du Trône), en présentant l'état de nos finances comme satisfaisant ; aujourd'hui que l'état de nos finances est connu, et que l'étendue du déficit est signalée, aujourd'hui que le gouvernement vient demander de nouveaux impôts, il est tout naturel que l'opinion publique se réveille et qu'elle se manifeste avec plus d'énergie.
L'honorable M. Lebeau a raison ; il faut avoir le courage de combattre l'opinion publique, lorsqu'elle s'égare, lorsqu'elle prend sa source dans des préjugés populaires ; mais cette fois l'opinion publique, bien loin de s'égarer, se fonde sur le bon sens et sur la force des choses.
Mon honorable ami, M. Verhaegen, croit que les impôts que le pays supporte ne sont pas trop lourds. Je conçois qu'une telle idée se répande dans les classes qui vivent au milieu du luxe, elle n'en est pas moins fausse, croyez-le bien, messieurs ; il y a une foule de nos concitoyens, il n'y a que trop de nos concitoyens qui regardent, avec raison, les charges publiques comme extrêmement lourdes. (Interruption de la part de M. Verhaegen.) Vous ne vous êtes pas borné, mon honorable ami, à dire que les impôts sont mal répartis ; vous avez produit des chiffres dans le but de prouver que l'on paye moins en Belgique que dans d'autres pays. Je ne veux pas entrer sur ce point en lutte avec vous ; je me bornerai à dire que l'idée n'est pas neuve, qu'elle a été plus d'une fois émise et plus d'une fois victorieusement réfutée.
Nous payons, dites-vous, nous payons moins que dans d'autres pays. Avez-vous tenu compte de toutes les charges qui pèsent sur nous ? Avez-vous tenu compte des impositions provinciales et communales ? Avez-vous tenu compte des avantages que d'autres gouvernements procurent à leurs administrés, en compensation des impôts ? Avons-nous une marine pour protéger notre commerce ? Avons-nous des colonies pour le placement de nos produits ? Sans doute d'autres nations ont une armée comparativement plus forte que la nôtre ; sans doute l'Autriche, la Prusse, la France, l'Angleterre supportent pour leur armée des charges plus lourdes que nous ; mais avons-nous, devons-nous avoir la prétention de nous élever au rang des grandes puissances ? de peser fortement dans la balance européenne ? N'ayons pas, messieurs, de telles prétentions, soyons plus modestes ; cela sied mieux à notre taille.
Les honorables collègues qui défendent le budget de la guerre me paraissent, qu'ils me permettent de le dire, ressembler un peu à l'astrologue de la Fable, qui dirigeait ses regards vers les astres et ne voyait pas le puits ouvert à ses pieds.
Ces honorables membres tournent constamment leurs regards vers la frontière pour voir si quelque armée ennemie ne vient pas à poindre prête à nous envahir, et préoccupés de ce danger éventuel, ils n'aperçoivent pas un autre danger sérieux, imminent ; ils n'aperçoivent pas la misère des populations qui s'étend, qui nous serre de près et qui, si nous n'y prenons garde, finira par envahir le pays tout entier.
Messieurs, les gouvernements ont péri plus souvent par les embarras financiers et par l'impopularité de leurs mesures que par la faiblesse de leurs armées ; demandez-le aux Bourbons de la branche aînée, demandez-le aux Stuarts !
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Messieurs, l'idée que notre état militaire est organisé sur un pied trop dispendieux, que l'armée coûte trop cher, qu'il faut la réduire, s'est produite depuis quelque temps, s'est propagée, s'est accréditée, a été adoptée aveuglément par plusieurs personnes sans qu'aucune, peut-être, se soit donné la peine d'examiner sérieusement si cette idée était fondée, si cette idée était vraie, sans avoir examiné si la Belgique pouvait affaiblir son armée sans danger, sans compromettre l'ordre public, le maintien de l'indépendance et de l'honneur national.
Aussitôt chacun s'est mis à faire son projet d'organisation, de réduction, d'économie et jusqu'à son plan de défense du pays. Chacun a voulu décider tout d'un coup une des questions les plus difficiles à résoudre, oubliant que l'organisation militaire d'une nation ne s'improvise pas, ne se crée pas arbitrairement.
La force publique d'une nation doit être organisée de longue main, doit être conçue en raison de sa situation politique et géographique, en raison de la configuration du territoire, du chiffre de la population, du caractère, des habitudes, des mœurs des habitants et du but national à atteindre.
Pour faire justice de toutes les propositions, de tous les projets hasardés qui ont été émis à ce sujet, je crois que le meilleur moyen est de répondre par des faits qui seront plus éloquents que toutes les paroles.
Hier, l'honorable M. Osy vous a cité, à l'appui du budget de la guerre qu'il vous a proposé, l'organisation politique et militaire de la Hollande et de la Bavière. Eh bien, messieurs, je prendrai aussi la situation de ces deux Etats pour points de comparaison, je suivrai l'honorable M. Osy sur le terrain sur lequel il s'est placé, et j'espère, en complétant les renseignements qu'il vous a donnés, vous démontrer tout l'avantage, toute l'économie de notre organisation militaire.
L'organisation militaire de la Hollande, pour pouvoir être appréciée, doit être examinée sous toutes ses faces.
La Hollande n'est pas comme la Belgique placée sur la route militaire des principales nations ; elle est à une extrémité de l'Europe. Sa population n'est que de 3,062,000 habitants, tandis que la population de la Belgique est de 4,553,519 habitants. Le budget des dépenses annuelles de la Hollande est de 149,500,000 francs, celui de la Belgique n'est que de 118,734,650.
La Hollande a des frontières naturelles, peut-être les plus fortes de l'Europe : au Midi, les bouches du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, le Wahal et un réseau inextricable d'affluents de ces fleuves. A l'Est, elle est protégée par la ligne de l'Yssel, qui depuis peu a été rétablie, par la reconstruction d'écluses d'inondation. Outre cette première ligne défensive, la Hollande construit une digue armée qui part de Gorcum, sur le Wahal, passe par Utrecht, et aboutit à Naarden sur le Zuiderzee. Au moyen de la ligne de l'Yssel, de son système d'inondation et de la digue de Gorcum, toute la Hollande forme un immense camp retranché inaccessible de tous les côtés, et pour ainsi dire inattaquable.
Eh bien, messieurs, non contente de cette situation rassurante, la Hollande a voulu encore avoir, par un surcroît de précaution, le réduit de ce camp retranché. Elle a décrété le rétablissement de la ligne de la Grebbe, elle fait reconstruire les anciennes écluses d'inondation qui existaient sur ce point, de manière à former d'Amsterdam le réduit de la Hollande transformée en un vaste camp retranché.
Ces frontières et ces positions si fortes par la nature sont encore défendues par 27 places fortes, de premier et de deuxième ordre, par plus de 25 forts et camps retranchés, non compris les places et les forts de troisième classe, qui sont tous réputés les meilleurs de l'Europe. A ces positions défensives, la Hollande a ajouté des positions agressives ; elle vient de terminer l'établissement d'un camp retranché dans le Brabant septentrional, en avant de Bois-le-Duc, et n'oubliez pas, messieurs, qu'elle possède Venlo et Maestricht, qui sont des têtes de pont sur la Belgique.
Cette puissance ne néglige aucun moyen pour augmenter sa force défensive et agressive ; elle augmente sans cesse son nombreux matériel, et la Belgique lui fournit elle-même les pièces d'artillerie dont elle se renforce tous les ans ; c'est ainsi que cette année notre fonderie de canons s'est engagée à lui fournir 69 bouches à feu, et que nous sommes sur le point de conclure un arrangement pour la fabrication de 500 pièces de canon.
L'honorable M. Osy a comparé l'effectif de l'armée hollandaise à l'effectif de l'armée belge. Eh bien, messieurs, quand on a une position défensive aussi forte que celle de la Hollande, n'est-il pas tout naturel que l'on n'ait pas besoin d'une armée aussi nombreuse que la Belgique qui n'a ni frontières ni positions défensives quelconques ? et cependant, messieurs, veuillez bien remarquer ceci : la Hollande possède une armée qui, proportion gardée, est plus considérable que la nôtre ; ainsi, ce pays sillonné de digues et de canaux, et fermé de toutes parts, a conservé cinq régiments de cavalerie ; nous n'en avons que 7, et cependant la Belgique est un pays de plaines, un pays où la cavalerie aurait un grand rôle à jouer en cas de guerre. La Hollande a conservé 4 régiments d'artillerie, ce qui n'empêche pas l'honorable M. Osy de proposer de ne nous en laisser que deux. Ces 4 régiments d'artillerie sont forts de quarante-six batteries, dont 7 à cheval ; nos 4 régiments d'artillerie n'ont que 45 batteries, dont 4 seulement à cheval.
Outre son armée, la Hollande possède encore une marine qui peut très efficacement contribuer à la défense nationale. Cette puissance possède 85 grands navires, armés de 2,207 canons ; elle a de plus 90 chaloupes canonnières, armées de 200 bouches à feu dont un grand nombre se compose de mortiers et de canons à la Paixhans ; ces chaloupes peuvent circuler sur tous les canaux et les rivières intérieures.
Messieurs, le budget de la guerre de la Hollande, le budget officiel, que j'ai ici sous les yeux, ne s'élève pas, comme l'honorable M. Osy l'a dit, sans doute par erreur, à 20 ou 21 millions, mais à 26,059,223 fr.(page 451) y compris 3,831,338 fr. pour pensions militaires ; ce qui fait net pour le budget de la guerre proprement dit, 22,227,895 fr. Et veuillez remarquer, messieurs, que dans cette somme la gendarmerie ne figure que pour environ 400,000 fr., tandis qu'en Belgique cette dépense s'élève à près de 2,000,000 de francs. Cette différence provient de ce qu'en Hollande il n'y a que deux provinces où la gendarmerie soit organisée. Les autres provinces entretiennent à leurs frais, au moyen de fonds provinciaux, une police locale.
Vous voyez, messieurs, par cet aperçu que, malgré son admirable position défensive, malgré sa situation politique, et quoique protégée par sa vieille nationalité qui n'est menacée par personne, la Hollande s'impose pour l'entretien de son état militaire des dépenses considérables, beaucoup plus considérables même que la Belgique, puisqu'à son budget de 26,059,223 francs, il faut ajouter les dépenses qu'elle supporte pour sa marine qui fait partie de sa force militaire, et qui s'élèvent à plus de 11 millions et demi de francs, soit au total environ 58 millions. Remarquez encore, messieurs, que les dépenses occasionnées par l'armée des Indes, qui est de 20,000 hommes, ne sont pas comprises dans cette situation. J'ajouterai enfin, pour vous donner une idée complète de la puissance militaire de cette nation, qu'il est question en Hollande de ne faire qu'une seule armée de l'armée des Indes et de l'armée d'Europe, et d'envoyer les régiments aux colonies à tour de rôle, ainsi que cela se fait en France et en Angleterre. Ce système, s'il se réalise, augmentera considérablement la puissance militaire de la Hollande, en lui permettant d'avoir constamment des soldats aguerris, endurcis aux fatigues et parfaitement disciplinés.
Quant à la Bavière, messieurs, dont l'état militaire vous a été cité comme un modèle d'économie, comme un modèle de bonne organisation, il me sera facile de vous démontrer que nous n'avons rien à lui envier, que notre organisation militaire ne lui est inférieure sous aucun de ces deux rapports, et que l'avantage est même de notre côté.
La population de la Bavière est à peu près égale à la nôtre ; car elle est de 4,440,327 habitants ; mais son revenu est de beaucoup inférieur, puisqu'elle est loin d'être aussi riche que la Belgique, son revenu n'étant que de 69,733,000 fr.
On a souvent comparé l'état militaire de la Bavière à celui de la Belgique, et, cependant, à part la population, il n'y a aucun point de comparaison à établir entre les deux pays.
La Bavière n'est pas isolée, elle fait partie d'une confédération de. 38 Etats qui se protègent mutuellement, et disposent, pour leur défense commune, d'une armée de 500 mille hommes. Si l'honorable M. Osy nous proposait une alliance comme celle-là, je croirais, comme lui, qu'il est possible de réduire notre état militaire.
La Bavière est protégée par le Rhin, par les défilés de la forêt Noire et les montagnes de la Souabe, par les Alpes de la Suisse, du Tyrol et par les montagnes de la Bohême ; elle est traversée longitudinalement par le plus grand fleuve de l'Europe, ce qui est un grand avantage pour la défensive, et elle est sillonnée en outre par une foule d'autres rivières telles que le Leck, l’Isaar, l'Inn, la Wonitz, etc., qui offrent d'admirables positions militaires comme l'ont prouvé les dernières guerres. Le centre du pays est non moins favorable à la défense, car on y trouve des lacs, des marais étendus, des bois impénétrables, des montagnes, contreforts des Alpes, qui entraveraient les opérations d'une armée d'invasion.
La Belgique n'offre rien de semblable.
D'un autre côté, la population de la Bavière est organisée militairement : elle est riche en traditions guerrières, et la noblesse et la classe aisée de la société s'y adonnent volontiers à la carrière des armes, ce qui facilite à ce pays les moyens de renforcer au besoin les cadres de son armée.
La Bavière n'a pas un aussi grand nombre de villes et de places fortes à garder que la Belgique. Sa population est moins compacte que la nôtre et elle n'a pas comme nous des agglomérations d'ouvriers que les vicissitudes de l'industrie mettent souvent dans un état fâcheux, inquiétant pour la tranquillité publique : ses institutions ont acquis ce degré de force et de stabilité que leur donne la sanction du temps.
Quant aux dépenses que nécessite le maintien de l'état militaire de la Bavière, elles sont à peu près les mêmes que les nôtres, puisque sur un revenu annuel de 69,733,000 francs, elle dépense 15,583,772 francs, non compris ce que coûte une partie de la garde royale et l'entretien des forteresses. La Bavière doit en outre contribuer à la caisse de la confédération germanique dans la proportion de 118 sur 1,000 ; celle-ci, par contre, prend à sa charge la plus grande partie des dépenses que nécessite le matériel du génie, et dès lors ces sommes ne figurent pas au budget de la guerre. Ainsi la confédération germanique a créé des dotations particulières pour différentes forteresses ; pour celle d'Ingolstadt, par exemple, la dotation est de 46,300,000 francs.
Si l'on examine le rapport qui a été fait sur le budget de la guerre de la Bavière par le comte de Buttler, pour la période de 1843 à 1849, rapport que, sur la proposition de l'honorable baron Osy, la chambre a fait traduire pendant une des sessions précédentes et qui est déposé dans vos archives, on voit, à chaque page, que le rapporteur ne dissimule qu'imparfaitement les inquiétudes qu'inspirent à la sagesse prévoyante des représentants de la nation l'insuffisance et les imperfections de l'organisation de l'armée. Malgré le ton mesuré qui règne dans ce document, on y voit percer d'un bout à l'autre le mécontentement qu'éprouve la chambre d'un état de choses aussi contraire à sa volonté. Aussi, loin de proposer des économies, elle donne à entendre qu'elle ne consent qu'avec la plus grande réserve à celles qui lui sont indiquées par le gouvernement, tandis qu'elle demande au contraire une augmentation de dépenses sur plusieurs chapitres. Il est encore à remarquer qu'à plusieurs reprises les autres Etats de la confédération germanique se sont plaints de ce que la Bavière ne maintenait pas son armée sur un pied convenable. Cet état de choses tient à ce que le gouvernement consacre chaque année des sommes énormes à la construction de travaux d'art, circonstance qui doit nécessairement influer sur la part affectée à l'entretien de l'état militaire.
Dans l'examen des deux budgets, il faut encore tenir compte, messieurs, de la valeur de l'argent dans les deux pays. En Bavière elle est bien autrement considérable qu'en Belgique : elle est d'environ 60 p. c. plus élevée. En effet, les états statistiques nous prouvent que l'hectolitre de froment, pendant treize années, ne s'y est élevé qu'à une valeur moyenne de 15 fr., tandis qu'en Belgique la valeur du froment pendant le même laps de temps a été de 18 fr. 50 c. Tous les économistes ont pris cette base pour fixer la valeur de l'argent ; ainsi donc le budget de 15,583,000 fr. de la Bavière représente au-delà de 24,900,000 francs en Belgique.
Enfin, il est une autre considération non moins importante et qui échappe généralement à ceux qui ne comparent que la valeur absolue des budgets, c'est que le simple soldat bavarois est moins bien vêtu, est moins bien nourri, est moins bien payé que le simple soldat belge. Le soldat bavarois ne mange que du pain de seigle, le soldat belge est nourri de pain, de pur froment. En Bavière, le soldat d'infanterie n'a pour solde que 26 centimes ; en Belgique, il reçoit 55 centimes ; en Bavière, le cavalier ne touche que 33 centimes ; en Belgique. 74 centimes : ce qui fait que le fantassin belge a une solde de 100 p. c. plus élevée que celle du fantassin bavarois, et le cavalier une solde de 125 p. c. supérieure à celle du cavalier bavarois, et cela s'explique, messieurs, par la différence du prix et de la valeur de l'argent et des denrées dans les deux pays.
Si nous nourrissions nos soldats avec le pain que l'on distribue aux soldats bavarois, pain qui ne serait accepté chez nous par aucune classe de la population, nous ferions sur ce seul article une économie de 7 à 800,000 fr.
Les fourrages en Bavière, pour 7,733 chevaux, coûtent 1,959,223 fr. En Belgique le même nombre de chevaux coûterait à l'Etat pour nourriture 3,705,798 fr. : différence 1,766,575 fr.
Le prix de la remonte en Bavière est inférieur de 75 p. c. au prix de la remonte en Belgique, de sorte que ce dernier pays paye annuellement environ 160,915 fr. de plus que l'autre.
Si je calcule ce que coûte le soldat de chaque arme en Bavière et en Belgique, j'arrive à ce résultat : En Bavière, le simple soldat d'infanterie coûte 225 fr. ; en Belgique, il coûte 343 fr., soit 55 p. c.de plus. Un cavalier, en Bavière, coûte 259 fr. ; en Belgique, il coûte 457 fr., soit 76 p. c. de plus. Un canonnier coûte en Bavière, 237 fr. ; il coûte en Belgique, 422 fr., soit 78 p. c. de plus. Le sapeur-mineur coûte en Bavière, 244 fr. ; il coule en Belgique, 396 fr., soit 67 p. c. de plus.
Enfin, messieurs, si l'armée bavaroise était en Belgique, elle coûterait, d'après son organisation, 31 millions, en tenant compte de la valeur de l'argent, bien qu'elle ait sept mille hommes de moins que l'armée belge.
Maintenant, si j'examine le nombre des officiers, surtout des officiers généraux, je trouve que, pour une armée qui a 7,700 hommes de moins que la nôtre, il y a 70 officiers généraux, tandis qu'en Belgique nous avons 9 lieutenants généraux et 18 généraux-majors, 33 généraux en tout, y compris ceux au cadre de réserve, en non activité, qui sont au-dessus du complet de la loi d'organisation, et qui disparaîtront avec le temps.
Si on considère ensuite les autres budgets des départements ministériels de la Bavière et qu'on les compare avec ceux de la Belgique, on remarquera des proportions bien autrement différentes. Ainsi, le budget de l'intérieur de la Bavière coûte 1,900 mille francs, celui de la Belgique 8 millions de francs ; le budget des finances, en Bavière, ne s'élève qu'à 1,700 mille francs ; en Belgique il est d'environ 13 millions de francs ; le budget de la justice en Bavière est de 840 mille francs ; en Belgique il est de 12 millions de francs.
Pour être juste, messieurs, on ne doit pas isoler un seul fait de l'ensemble gouvernemental et financier de la Bavière et s'en prévaloir parce qu'on croit y voir un argument contre l'armée. Il faut juger le système dans son ensemble.
Après M. Osy, l'honorable colonel Eenens est venu vous dérouler son système d'organisation et d'économie. L'opinion d'un militaire tel que M. le colonel Eenens a pu faire une certaine impression sur vous, je le conçois, mais je crois que cette impression sera complètement détruite lorsque je vous aurai démontré les erreurs dans lesquelles est tombé cet honorable officier.
Si j'ai bien compris son système d'organisation et ses moyens d'économie, ils consistent à maintenir moins longtemps sous les armes les soldats d'infanterie et à faire quelques économies sur certaines parties de leur habillement, en supprimant, par exemple, le pantalon de drap pour ne leur laisser que le pantalon de toile, en supprimant l'habit pour ne leur laisser que la veste, attendu que cet officier ne veut faire venir nos fantassins sous les armes que pendant trois mois de la belle saison.
Eh bien, messieurs, je vais vous démontrer que ce système repose sur (page 452) une erreur, que tous les hommes du métier seront surpris d'entendre soutenir par un militaire.
L’honorable colonel Eenens demande qu'on diminue la durée du temps de service des fantassins. Je ne m'explique pas comment on peut proposer une pareille mesure quand on se rend compte de tout ce qu'il faut apprendre à un soldat d'infanterie pour qu'il soit un véritable soldat. Il doit connaître non seulement le maniement d'armes, mais les autres exercices si perfectionnés depuis quelques années, le tir, l'escrime à la baïonnette, les grandes manœuvres, les règlements de discipline, les règlements du service intérieur, de garnison et en campagne, tous les devoirs qu'il a à remplir dans les différentes positions où il peut se trouver ; il faut lui apprendre enfin à entretenir son équipement, son armement et ses munitions ; et c'est en trois mois que l’on pourrait faire cette éducation ? Un an ne suffit pas pour ébaucher l'éducation d'un soldat d'infanterie.
De toutes les armées de l'Europe, c'est le soldat belge qui reste le moins longtemps sous les armes, et si l'on a obtenu quelques succès dans son instruction, c'est aux efforts incessants, au zèle, à l'intelligence des adjudants et des officiers qu'on les doit, et j'ai fait dernièrement le relevé des adjudants-majors qui sont morts à la peine, qui se sont tués à ce métier ingrat et fatigant ; ils sont au nombre de 40 !
Messieurs, si je n'avais que mon opinion personnelle à opposer à celle du colonel Eenens, je ne vous demanderais pas d'y ajouter foi, parce que je n'ai pas une expérience assez longue, assez d'antécédents pour faire autorité ; mais je vais répondre à l'honorable membre par l'opinion d'hommes dont aucun de vous ne récusera la compétence dans ces matières. Voici ce que le général Rogniat a écrit dans ses Considérations sur l'art de la guerre.
« La bonne infanterie a toujours été regardée par tous les peuples éclairés comme l'arme principale dans une armée bien constituée ; mais on ne peut la former qu'avec beaucoup de temps et de persévérance ; tandis que la cavalerie et l'artillerie se forment plus promptement, etc., etc., etc. »
Ceci pour les hommes qui ne sont pas du métier peut paraître un paradoxe ; il y a beaucoup d'idées comme celle-là qui paraissent fort étranges à ceux qui n'en ont pas fait l'expérience ; aussi si je n'avais eu à citer que l'opinion du général Rogniat seule, j'aurais hésité à m'en prévaloir, parce que souvent les observations les plus justes sont celles qui trouvent le moins de créance, à cause qu'elles s'éloignent souvent des idées qu'un préjugé vulgaire a fait adopter.
Voici l'opinion d'une autre autorité qu'on ne récusera pas, c'est celle de l'illustre maréchal Soult, opinion qu'il a émise le 25 mars 1845 à la chambre des députés de France, dans la discussion de la loi du recrutement de l'armée. Je cite ses paroles textuellement :
« On se fait une grande illusion sur le temps qu'exige la formation d'un homme de guerre. Beaucoup de personnes, dont je respecte l'opinion, s'imaginent qu'il faut plus de temps pour former un artilleur ou un cavalier que pour former un fantassin. Eh bien, je suis d'une opinion contraire, et j'ai pour moi 50 ans d'expérience. (Mouvements divers.) Je dis qu'il faut plus de temps pour former un soldat d'infanterie, pour le rendre capable de résister aux fatigues de la guerre que pour former un cavalier.
« S'il fallait citer des exemples, je les multiplierais ; mais je me borne à donner l'assurance qu'en prenant beaucoup de temps pour former le soldat d'infanterie, non seulement on le rend plus propre à faire tout ce que les situations les plus difficiles peuvent exiger de lui, mais en même temps on fait une économie prodigieuse des hommes, en les conservant.
« Ainsi quand je partis de Boulogne (Mouvement d'attention) les soldats avaient été endurcis pendant trois ans à toutes les fatigues militaires. Nous arrivâmes à Austerlitz sans avoir laissé dix hommes en arrière. Ces troupes étaient dans le cas de traverser le monde, comme je le disais à l'empereur. Je le répète, il faut plus de temps pour former un soldat d'infanterie que pour former un cavalier. »
Voilà l'opinion du maréchal Soult.
Mais, messieurs, j'ai encore une autre opinion à vous faire connaître.
Dans une assemblée, un officier d'une arme spéciale avait dit qu'on pouvait former un fantassin en six mois. C'était le double du temps que demande l'honorable colonel Eenens. Il fut répondu à cet officier, par un homme aussi très compétent dans les questions militaires, que cette opinion était fausse, et qu'elle était la plus dangereuse que l'on pût émettre dans l'intérêt de la bonne organisation d'une armée.
Messieurs, l'assemblée dans laquelle cette espèce de débat eut lieu, c'est le conseil d'Etat de France ; l'officier d'une arme spéciale qui avait émis l'opinion que l'on pouvait former un fantassin en six mois, était l'amiral Truguet, et le militaire qui lui répondit était l'empereur Napoléon ; voici son opinion textuelle :
L'amiral Truguet avait objecté dans la discussion, qu'il fallait bien plus de temps pour faire un matelot qu'un soldat de terre ; que pour celui-ci c'était l'affaire de six mois. - « C'est une erreur, répliqua le premier consul ; il serait très dangereux de la propager ; elle nous mènerait à n'avoir plus d'armée. A Jemappes, il y avait 50,000 Français contre 9,000 Autrichiens. On a fait la guerre pendant les quatre premières années d'une manière ridicule. Ce ne sont pas les recrues qui ont remporté les succès. Ce sont 180,000 hommes de vieilles troupes et tous les militaires retirés que la révolution a lancés aux frontières. Parmi les recrues, les uns ont déserté, les autres sont morts. Il en est resté un certain nombre qui, avec le temps, sont devenus de bons soldats. Pourquoi les Romains ont-ils fait de si grandes choses ? C'est qu'il leur fallait six ans d'éducation pour former un soldat. Une légion de 3,000 hommes en valait 30,000. Avec 15,000 hommes comme la garde j'en battrais 40,000. Je me garderais bien de faire la guerre avec une armée de recrues. »
Voilà, messieurs, l'opinion de l'empereur sur ce point.
Après ces citations que je pourrais multiplier à l'infini, je n'ajouterai pas un seul mot.
Quant à l'économie qui résulterait de la suppression de quelques parties des vêtements des fantassins, est-il besoin de vous dire que c'est là une singulière proposition ? Tout ce que le soldat possède au monde est renfermé dans le sac qu'il porte sur le dos, y compris ses ustensiles de ménage, ses brosses, ses objets de propreté et de nettoyage. Comment peut-on admettre que le fantassin n'aura qu'un pantalon de toile dans un pays comme le nôtre ? Qui ne sait, en effet, messieurs, que dans les plus beaux mois de l'année, nous avons souvent des jours de pluie, de froid, d'humidité et surtout au camp de Beverloo, où l'honorable colonel Eenens veut envoyer l'infanterie ? Qui ne sait, messieurs, que dans l'intérêt de la santé du soldat, il faut quand il rentre de l'exercice, des corvées, de la manœuvre, fatigué, mouillé, trempé ou en sueur, pouvoir lui faire mettre un vêtement chaud et sain ? Qui ne sait, messieurs, que si l'on faisait monter la garde la nuit, au plus fort de l'été, par des hommes en pantalon de toile, la plupart de ces hommes entreraient le lendemain à l'hôpital avec la fièvre ? Qui ne sait encore que les inconvénients du pantalon blanc ont été reconnus si grands sous le rapport de la santé du soldat qu'il a été longtemps question de le supprimer dans l'armée ?
Et d'ailleurs, messieurs, est-on certain que toutes les circonstances où l'intervention de l'armée peut être nécessaire se produiront au mois d'août ou de juin ? Si par hasard une émeute éclatait en décembre, si par hasard quelque événement politique surgissait, qui nécessitât la mise sur pied de guerre de notre armée pendant la mauvaise saison, notre armée ne pourrait-elle pas être paralysée par le défaut de vêtement convenable ?
Messieurs, est-il besoin de m'étendre davantage pour vous démontrer ce que ce système présente d'incomplet ?
L'honorable M. Delfosse vient de vous dire tout à l'heure que notre cadre d'officiers était trop nombreux, que l'on pourrait faire une grande réduction sur le nombre des officiers, sans affaiblir l'armée au point de vue de la défense du territoire.
M. Delfosse. - J'ai dit au point de vue du maintien de l'ordre intérieur.
M. le ministre de la guerre (M. Chazal). - Il y a encore à ce sujet une très grande erreur qui s'est propagée ; c'est qu'on suppose que le cadre que nous avons sous les armes est le cadre du pied de guerre. Il n'en est absolument rien. Je vais en donner la preuve en vous communiquant un tableau officiel.
Notre cadre sur pied de guerre était de 2,430 officiers de troupes ; par suite de la loi d'organisation, ce cadre a été successivement réduit, et sur le pied de paix il n'est plus que de 1,464 officiers ; c'est-à-dire qu'on en a supprimé 974, qu'il faudrait créer de nouveau pour remettre l'armée sur le pied de guerre.
Ainsi donc nous avons fait, sous ce rapport, toutes les économies possibles.
Il est vrai qu'il existe encore dans le cadre de non-activité, et dans le cadre de réserve, quelques officiers qui doivent disparaître avec le temps, comme j'ai déjà eu l'honneur de le dire à la chambre, nous sommes encore dans une époque de transition, or les dépenses diminueront successivement d'année en année. Si vous voulez examiner les budgets depuis 1840 jusqu'à aujourd'hui, vous verrez que le budget a été sans cesse en diminuant. Ainsi cette année, le budget de la guerre sera de plus de 700,000 francs moins élevé que celui de l'année dernière. Par conséquent il est à prévoir que l'on arrivera à une réduction d'environ un million ; mais ces réductions ne peuvent s'improviser, avoir lieu du jour au lendemain.
Soyez persuadés, messieurs, que je suis, ainsi que mes collègues, très partisan de toutes les économies possibles, de toutes les économies qu'on peut réaliser sans compromettre la sûreté du pays.
Tout à l'heure, l'honorable M. Verhaegen vous a prouvé, par des calculs statistiques, que la Belgique était une des puissances qui payaient le moins pour leur état militaire. Malgré tout ce que l'honorable M. Verhaegen vous a dit à ce sujet, et quoique je n'aie pas la prétention de venir augmenter l'impression que son beau discours a produite sur vous, je me permettrai cependant de compléter quelques-uns des renseignements qu'il vous a donnés.
En effet, messieurs, si j'examine l'organisation militaire de la Belgique et si je la compare à l'organisation militaire de la plupart, et j'oserai presque dire de toutes les puissances, j'arrive à ce résultat significatif, que nous avons non seulement l'organisation la plus économique, mais j'ajouterais, si je n'appartenais à l'armée, la plus parfaite et la plus libéralement organisée.
Je m'explique.
Elle est la plus économiquement organisée, parce que c'est elle qui consacre la plus faible partie de ses revenus à son état militaire. ; et cela est si vrai que voici la proportion de ce que paye chaque nation pour l'entretien de son armée, y compris sa marine :
(page 453) La France dépense 0,31 de son budget, la Prusse 0,43, l’Autriche 0,46, l’Espagne 0,28, la Sardaigne 0,42, et la Belgique seulement 0,25.
Vous avez vu aussi que si on répartissait la somme nécessaire pour l'entretien de l'état militaire également entre tous les citoyens, on payerait en Belgique 6 fr. 82 par tête.
En Hollande, avec la marine et sans l'armée des Indes, on payerait 12 fr. 11 par tête ; en France 11 fr. 65.
Et je le répète, en Belgique, 6 fr. 82 seulement, c'est-à-dire environ la moitié de ce que payent la France et la Hollande.
J'ai dit, messieurs, que notre armée était une des plus parfaitement organisées. Permettez-moi de développer cette idée.
Depuis quelques années, plein de confiance dans la loi d'organisation, prenant leur métier au sérieux, les officiers se sont mis à l'œuvre. Les résultats que nous avons obtenus sous tous les rapports sont si remarquables, sont si satisfaisants, qu'ils ont étonné la plupart des officiers étrangers qui sont venus visiter notre armée, qu'on vient journellement s'enquérir de ce que nous avons fait, et des moyens employés pour arriver à ces résultats.
Je puis, messieurs, fournir la preuve de l'intérêt que notre armée a excité à l'étranger. Elle est si bien organisée et nos établissements militaires sont si parfaitement tenus et dirigés que déjà quelques puissances nous ont fait l'honneur de nous emprunter plusieurs de nos règlements et de venir copier ce qui s'y fait.
Sous le rapport des produits que fournit notre armée, je crois qu'aucune puissance ne peut plus soutenir la concurrence avec nous. Cela est si vrai que nous fournissons à presque toute l'Europe, je dois dire plus encore, car nous avons fait des livraisons à l'Amérique, à l'Egypte, à la Turquie ; que nous fournissons, dis-je, presque au monde entier des canons, des armes de toute espèce. Dans ce moment les commandes qui nous arrivent sont si considérables pour la fonderie des canons, qu'on a été obligé de doubler le nombre d'ouvriers et d'établir un travail de nuit.
A l'arsenal des constructions d'Anvers, chose qui n'avait pas eu lieu jusqu'à présent, une puissance vient de commander des affûts et des plates-formes. On a reconnu enfin généralement que nous construisions mieux, et que ce que nous fabriquions était plus perfectionné. Il y a plus ; l'inspecteur de l'artillerie anglaise est venu dernièrement visiter nos établissements, et il a été tellement frappé de nos progrès que l'Angleterre vient de nous commander six pièces de canon pour établir un point de comparaison et faire des essais à Woolwich.
Je vous ai dit que l'armée belge faisait honneur à la Belgique. Si vous consultiez les journaux militaires étrangers et même ceux qui se sont montrés jadis les plus hostiles à la Belgique, vous seriez étonnés de voir dans quels termes on y parle de notre armée. Ainsi dernièrement encore, les journaux de la Hollande en faisaient le plus grand éloge.
Messieurs, j'ai dit encore que notre armée était la plus libéralement organisée, et je vais le prouver.
En effet, le simple soldat belge est le mieux payé de l'Europe, à l'exception du soldat de l'armée anglaise, qu'on ne peut jamais faire entrer en ligne de compte, parce qu'en général les traitements dans ce pays sont tellement élevés qu'on ne peut établir aucune comparaison.
En Belgique, le simple soldat a conservé la solde qu'il recevait sons l'ancien gouvernement ; de plus, sa ration de pain a été augmentée d'une demi-livre, et ce pain est de pur froment. Le couchage, qui ne coûtait que 2 1/2 centimes sous l'ancien gouvernement, coûte aujourd'hui 8 centimes, parce qu'on a remplacé le hamac avec paillasse par un lit en fer avec paillasse, matelas, traversin et les accessoires.
On a donné aussi au soldat des chevrons qu'on n'accordait pas sous l'ancien régime ; de plus les grenadiers et les voltigeurs ainsi que les soldats des compagnies d'élite de tous les régiments ont reçu une augmentation de solde.
Je dis encore que notre armée est celle qui est organisée le plus libéralement, parce que si le simple soldat y est mieux payé, mieux nourri, mieux vêtu, l'officier au contraire y est plus faiblement rétribué qu'il ne l'était autrefois.
En effet si vous avez augmenté la solde des soldats, vous avez diminué la solde de l'officier, après 1830, à l'exception de celle des sous-lieutenants que vous avez, avec beaucoup de raison, augmentée de 120 francs. Mais le capitaine de première classe a été diminué de 50 francs ; à cette époque il n'y avait qu'une classe de capitaines, tandis qu'il en existe une deuxième aujourd'hui, et celle-là à 500 fr. de moins que la première.
Les majors reçoivent 450 fr. de moins, les lieutenants-colonels 450 fr., les colonels 1,000 fr., et vous avez supprimé pour les généraux un grade qui était payé à raison de 21,116 fr.
Enfin, messieurs, je dis que notre armée est encore le plus libéralement organisée. en ce sens que de toutes les puissances de l'Europe, c'est celle où il y a le moins d'officiers, surtout d'officiers généraux, eu égard au nombre de soldats.
Ainsi en France il y a 380 officiers généraux pour 340,000 hommes, soit un général pour 892 soldats.
En Prusse, un officier général pour 713 soldais.
En Bavière, un officier général pour 338 soldats.
En Sardaigne, un officier général pour 432 soldats.
En Hollande, un officier général pour 893 soldats.
Et en Belgique, un officier général pour 909 soldats.
Enfin, messieurs, si l'on compare la position géographique et politique de la Belgique à celle des puissances dont la situation présente le plus d'analogie avec la nôtre, on arrive encore à cette conclusion que la Belgique est de toutes les puissances de second ordre celle qui a le plus d'intérêt à entretenir un état militaire fortement organisé.
En effet la Belgique est enclavée au milieu de nations puissantes dont les intérêts sont souvent opposés, qui la pressent de toutes parts et dont elle arrondirait parfaitement le territoire.
La Belgique, possédée tour à tour par plusieurs puissances, est pour quelques-uns de ses voisins une espèce de terre promise après laquelle ils aspirent et dont ils se considèrent peut-être encore comme passagèrement exilés. Le souvenir de ses richesses, de ses campagnes fertiles, de ses cités, de sa population industrieuse et vaillante est un regret avoué, entretenu par des espérances pleines de périls.
La Belgique est régie par des institutions et elle a conquis des libertés et une indépendance qui n'excitent pas les sympathies de tous, et qui n'ont pas encore la sanction du temps.
La Belgique n'a pas de frontières naturelles : elle est ouverte au midi, à l'est et au nord ; et de la circonférence au centre, c'est-à-dire des frontières à la capitale, ou au cœur du pays, il n'y a que deux ou trois étapes.
La Belgique est un pays de plaines sillonnées de routes, et rappelez-vous qu'elle a été le champ de bataille de l'Europe dans toutes les grandes conflagrations.
Enfin la Belgique renferme une population nombreuse et des agglomérations d'ouvriers exposés à toutes les vicissitudes de l'industrie.
Là sont nos dangers, là est notre faiblesse. De là vient aussi pour nous la nécessité absolue d'avoir une armée toujours prête à faire face à toutes les éventualités.
Ces considérations que je soumets à l'appréciation éclairée de la chambre démontreront, je l'espère, la nécessité de ne pas affaiblir l'armée, de ne pas revenir sur la loi d'organisation élaborée avec tant de soin, mise en vigueur depuis si peu de temps et qui a déjà produit de si heureux, de si remarquables résultats, de ne pas ôter à l'armée, en mettant tous les ans son existence en question, cette sécurité, cette stabilité indispensables pour qu'elle puisse continuer à marcher dans la voie de progrès et d'instruction qu'elle suit d'un pas si ferme : ces considérations démontreront enfin qu'il n'y a pas un homme d'Etat, un militaire ayant l'intelligence de la position de la Belgique, qui oserait assumer la responsabilité du maintien de l'indépendance, de l'honneur national et de l'ordre public si l'armée subissait une nouvelle réduction.
De toutes parts. - Très bien ! très bien !
M. Pirson. - Comme vous le disait tantôt l'honorable AI. Delfosse, c'est pour obéir au cri de ma conscience et à des convictions profondes que j'ai pris la parole pour réfuter les opinions qui se sont prononcées pour une forte réduction du budget de la guerre, pour combattre certaines erreurs malheureusement trop accréditées dans l'esprit public, et pour repousser de toutes mes forces les propositions de l'honorable baron Osy.
Je ne répondrai pas à ce qui a été dit sur l'application de l'armée aux travaux d'utilité publique, parce qu'en principe je professe la même opinion. Moi aussi, je voudrais voir l'armée appelée à concourir aux travaux d'utilité générale, mais à une condition toutefois, à la condition que les effectifs des compagnies fussent renforcés, et pour autant encore qu'il me fût démontré que dans les circonstances actuelles, en faisant participer nos soldats à l'exécution des travaux publics, ce ne serait pas enlever aux classes laborieuses un gagne-pain qui leur est nécessaire.
Je ne suivrai pas non plus les honorables membres que je combats dans tous les développements où ils sont entrés.
Je dois reconnaître d'ailleurs que M. le ministre de la guerre a répondu d'une manière victorieuse à tous leurs arguments dans le discours si brillant et si remarquable qu'il vient de prononcer. M. le ministre de la guerre, par l'altitude qu'il a prise dès le début de cette discussion, par ses déclarations si franches, si énergiques et exprimées avec cette éloquence qui part du cœur, a mérité la reconnaissance de l'année.
Qu'il me soit permis à moi aussi, membre de l'armée, de lui en donner ici publiquement mon témoignage personnel.
Je ne suivrai donc pas, dis-je, mes honorables adversaires dans tous les développements où ils sont entrés. Je m'attacherai à quelques-unes des considérations principales qu'ils ont essayé de faire prévaloir, et je chercherai à démontrer ce qu'elles présentent d'erroné, d'inopportun et de dangereux.
D'abord j'ai hâte de réfuter une de ces erreurs malheureusement trop accréditées, et à laquelle deux honorables orateurs ont encore fait allusion dans la séance d'hier, à savoir que l'armée parait une charge d'autant plus grande pour le trésor, qu'elle est improductive. L'armée improductive ! Mais rien n'est plus erroné qu'une semblable assertion. Quoi ! ne concourent-ils pas à la production, quoi ! sont-ils donc des consommateurs improductifs, ceux-là sans la présence desquels la production souvent ne pourrait avoir lieu ? ceux-là en l’absence desquels la production vient à cesser ? L'armée est nécessaire pour protéger la production, et par là elle concourt, elle aide à la production. Je me rappelle un fait que je vous demanderai la permission de vous (page 454) citer, messieurs, parce qu'il m'a beaucoup frappé, parce qu'il vient à l'appui de mon raisonnement, et qu'il servira à rendre ma pensée plus saisissable.
Il y a cinq ans à peine, me trouvant sur un autre hémisphère, dans un pays qui, depuis sept ans déjà, avait conquis son indépendance et pris rang parmi les nations, mais qui n'avait pas encore fait son école politique et qui croyait pouvoir se passer d'armée permanente, j'ai vu les plus belles plantations de maïs, les plus belles plantations de coton, les plus belles plantations de tabac, les plus belles plantations de sucres entièrement saccagées et dévastées par quelques centaines de rancheros, par quelques centaines de contrebandiers, par quelques centaines de bandits de frontières.
Eh bien, messieurs, dans ce pays qui avait aussi son sénat et sa chambre des représentants, si la législature eût alloué des fonds pour l'entretien d'une armée permanente destinée à protéger et à défendre au besoin la production contre toute agression aussi bien de l'intérieur que de l'extérieur, n'eût-elle pas prévenu bien des ruines et bien des larmes ? N'eût-elle pas prévenu bien des outrages et bien des désespoirs, car les personnes ne furent pas plus épargnées que les propriétés ? N'eût-elle pas mieux compris ses devoirs ? N'eût-elle pas mieux envisagé la division du travail ? Que l'on ne vienne donc pas dire qu'en temps de paix l'année n'est en quelque sorte bonne à rien, et qu'elle est improductive ! On ne produit que sous l'égide de l'ordre et de la sécurité.
Et sans aller au loin chercher des exemples, est-ce que dans une de nos principales villes, il y a quelques années, la production, menacée par des ouvriers égarés et séduits, n'eût peut-être pas cessé pour longtemps, sans la présence d'un fort détachement de notre armée ? Gardez-vous, messieurs, dans l'intérêt de l'ordre, dans l'intérêt des contribuables eux-mêmes, et sous la fausse apparence que l'armée serait improductive, de réduire et décourager celle qui nous est nécessaire, qui fait notre force et notre sécurité, et qui par là est loin d'être improductive comme semblent le croire quelques esprits irréfléchis.
En économie politique, tout se lie et s'enchaîne. La société représente une grande famille dans laquelle le travail doit être subdivisé et partagé par chaque individu pour le plus grand bien-être de tous. Le laboureur, qui féconde son champ, l'ouvrier, qui fait mouvoir son métier, sont des membres utiles et productifs de la société. Mais le soldat qui veille à la limite du champ, ou qui tombe mourant sur le seuil de la fabrique, n'est-il donc pour rien dans la production ? N'est-il pas peut-être l'un des industriels les plus utiles, puisqu'il doit protéger les autres ? N'est-il pas celui qui sacrifie le plus à la communauté, puisqu'il doit verser son sang pour elle ?
Et puis, messieurs, ainsi que l'honorable M. Anspach vous l'a fait remarquer déjà, est-ce que l'armée ne fait pas vivre une foule d'industries ? Est-ce que sa nourriture, son habillement, son armement, son équipement, son matériel n'alimentent pas plusieurs branches importantes de notre commerce ? On peut l'affirmer sans risquer d'être contredit, outre que l'armée, ainsi que je viens de le prouver, est un élément nécessaire à la production, elle déverse encore d'une main dans le pays, ce qu'elle reçoit de l'autre. Aussi nos villes le savent-elle si bien, que presque toutes, pour ne pas dire toutes, font faire incessamment des démarches au département de la guerre pour réclamer les garnisons les plus fortes possible. Si mon honorable collègue, ami et voisin, M. le comte de Baillet, était ici, je ferais un appel à son témoignage, lui qui depuis si longtemps réclame en vain une augmentation de garnison pour Philippeville, mais qui, j'espère, verra un jour ses efforts couronnés de succès.
L'honorable baron Osy, et avec lui quelques autres honorables membres, ont prétendu encore qu'une forte réduction du budget de la guerre était commandée par le besoin des économies et la situation de notre état financier. Je combattrai également ces deux considérations, non prises dans leur acception générale, car je veux aussi toutes les économies possibles et l'équilibre de nos finances, mais envisagées comme question d'opportunité, comme question d'application à l'armée.
Toutes les économies ne conduisent pas à la richesse ; il y a des dépenses qui sont des économies, comme il y a des économies qui sont ruineuses, nous disait un jour l'honorable M. Delfosse, appuyant la pétition d'un sieur Marcellis, de Liège, dont l'objet tendait à une majoration de 600,000 francs du crédit adopté pour la construction de l'entrepôt commercial d'Anvers.
Eh bien, messieurs, c'est surtout à l'armée que ce principe rappelé par l'honorable député de Liège, est applicable. Et je vous le demanderai, serait-ce faire de l'économie que de démolir ce que l'on a construit si laborieusement et à si grands frais, pour, dans des moments difficiles, devoir rebâtir ce que l'on aurait démoli, avec des matériaux nouveaux, que l'on n'aurait pas essayés, qui exigeraient des dépenses considérables, dépenses qui pèseraient d'autant plus sur la nation, qu’il faudrait y faire face immédiatement et d'urgence ? L'avenir ne se chargerait-il pas de nous faire payer bien cher des économies qui tendraient à réduire l'état militaire qui nous est nécessaire, qui nous mettraient dans l'impossibilité de faire respecter notre territoire, et qui nous forceraient de nous livrer sans conditions à la merci de celui de nos voisins qui se montrerait le plus entreprenant ?
Je sais d'accord avec mes honorables adversaires sur ce point, qu'il ne faut pas perdre de vue le bien-être du pays et l'intérêt des contribuables.
Mais en 1839 que seraient donc devenus le pays et les contribuables, si, pendant que l’on discutait dans cette enceinte le traité des vingt-quatre articles, ils n’avaient eu une bonne armée à la frontière ? Mais que pourraient-ils donc devenir par la suite, si, notre indépendance venant à être menacée, ils ne possédaient une bonne armée pour la faire respecter ?
Croit-on que l'occupation militaire, à part le trouble qu'elle apporte dans les familles, ne coûte rien au peuple qui la subit ? Comment veut-on que la diplomatie belge puisse au besoin défendre la nationalité, si elle ne peut appuyer ses réclamations de l'offre d'une force armée suffisante à l’allié qui la respectera, contre l'agresseur ? Car il ne faut pas se le dissimuler, la Belgique, lorsqu'elle sera attaquée, n'aura d'alliés que pour autant qu'il n'y ait pas de faits accomplis, que pour autant qu'elle ne crée pas de trop grands embarras, en d'autres termes, que pour autant qu'elle puisse défendre par elle-même et par la force sa position, jusqu'à l'arrivée des secours de ses alliés.
On a beau dire qu'étant un peuple neutre, nous n'avons pas de rôle politique à remplir, parce que notre existence politique est placée sous la protection du droit public européen. Une pareille argumentation, comme l'a fait remarquer l'honorable M. Lebeau avec beaucoup de talent et de vérité, n'est pas soutenable.
La neutralité, pour la nation qui l'accepte, crée des devoirs et des obligations à remplir. C'est principalement pour le cas de guerre qu'une pareille stipulation est insérée dans les traités, et c'est alors aussi que les devoirs et les obligations qu'elle impose doivent sortir tous leurs effets. Or, messieurs, quels sont ces devoirs et ces obligations ? Evidemment de pouvoir maintenir et défendre la neutralité et, pour y parvenir, de posséder un état militaire suffisant et bien constitué. L'histoire ne nous apprend-elle pas que presque chaque fois que la neutralité d'un peuple neutre fut violée, ce fut parce que le gouvernement de ce peuple, manquant de prévoyance, était dépourvu des moyens suffisants pour la rendre véritable et efficace. Les faits ne manquent pas à l'appui de cet enseignement.,
L'honorable M. Lebeau, dans le discours si remarquable qu'il a prononcé dans la séance d'hier, vous a donné lecture de quelques citations puisées dans l'excellent ouvrage de M. Arendt. Permettez-moi de vous donner lecture aussi de deux notes très courtes que j'ai faites, en parcourant ce matin le même ouvrage, et dont l'une est le complément de l'une des citations de l'honorable M. Lebeau. Ainsi donc, comme faits produits à l'appui des causes qui motivèrent les violations de neutralité, lit-on dans l'ouvrage de M. le professeur Arendt - qu'en 1814 lorsque la neutralité suisse fut violée, les puissances alliées proclamèrent que c'était parce que « la confédération helvétique, dans l'espérance de se soustraire à un fardeau passager et de s'épargner quelques sacrifices momentanés, ne se trouvait pas en état d'opposer aux parties belligérantes une neutralité légitime et véritable, et qu'en conséquence tous les principes du droit des gens les autorisaient à regarder comme nulle, cette prétendue neutralité. »
Ainsi encore, en 1796, quand les troupes françaises violèrent la neutralité de Venise, que répondit le général Bonaparte à l'envoyé chargé de protester contre cette violation ? « Je viens d'occuper l’Adige, dit-il, je l'ai fait parce qu'il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure, et que votre gouvernement est incapable de la défendre. Qu'il arme 50,000 hommes, qu'il les place sur l'Adige, et je lui rends ses places de Vérone et de Porlo-Leghnano ». En présence de ces faits, qui sont d'accord avec les notions les plus élémentaires du droit public, est-on fondé à admettre que la neutralité ne doive pas être défendue ? Non, sans doute, messieurs, il faut qu'un peuple neutre possède un établissement militaire suffisant pour être à même de repousser par la force toute violation de son territoire.
C'est là l'obligation imposée aux neutres, obligation qui découle du droit des gens et qui se trouve sanctionnée aussi bien par les faits que par la théorie ; c'est donc là une obligation pour la Belgique, résultant du traité du 19 avril 1839.
Lors de la discussion de la loi d'organisation de l'armée, j'ai exposé à la chambre les considérations me portant à croire que la neutralité de la Belgique, convenablement défendue, serait respectée par ses voisins ou par les parties belligérantes, qu'une armée de 80,000 hommes au moins était nécessaire pour défendre cette neutralité ; que le chiffre de 80,000 hommes, adopté depuis par la législature, était proportionné à la population et aux ressources du pays. Je ne répéterai pas ce que j'ai dit alors et j'en reviendrai au sujet que je voulais traiter, celui de contester l'opportunité d'économies devant entraîner une réduction de l'armée telle qu'elle se trouve constituée actuellement.
Messieurs, il est de principe élémentaire que l'économie ne consiste pas à ne pas dépenser, mais consiste à ne dépenser que d'une manière utile.
Les économies poussées à l'excès ont leurs erreurs et leurs dangers. Autant celles qui attaquent les abus, les choses inutiles sont salutaires, autant celles qui peuvent avoir pour résultat de diminuer la valeur des choses utiles sont préjudiciables. Eh bien ! je suis entièrement convaincu que, dans la question de l'armée, les économies que quelques honorables membres voudraient voir se réaliser, nous exposeraient par la suite à des pertes bien plus grandes qu'elles ne nous procureraient de bénéfices pour le moment. Elles seraient désastreuses parce qu'elles pourraient avoir pour effet de compromettre noire édifice social.
Messieurs, je suis autant l'ami des économies que quiconque, et si (page 455) au-delà de celles qui ont été apportées depuis 1847, dans le budget de la guerre, j'avais vu la possibilité d'en introduire de nouvelles, je me serais associé de grand cœur aux réductions proposées par l'honorable baron Osy.
Mais vous ne l'ignorez pas, il est une limite aux réductions.
En 1840, le budget de la guerre s'élevait à fr. 32,790,000, en 1841 à fr. 30,525,000, en 1842 à fr. 29,500,000, en 1843 à fr. 29,455,000, en 1844 à fr. 28,130,000, en 1845 à fr. 28,022,000, en 1846 à fr. 28,010,000.
En 1847, le budget présenté d'abord s'élevait à 28,150,000 francs, mais il y avait une somme de 140,600 fr. destinée à compléter le corps de la gendarmerie. Relativement aux besoins de l'armée proprement dite, le budget ne se montait qu'à 28,010,000 fr. comme en 1846. Toutefois, par suite du renchérissement des denrées alimentaires, le gouvernement fut forcé de présenter plusieurs amendements, et le budget définitif fut voté à la somme de fr. 29,405,100.
Pour 1848, malgré une dépense extraordinaire de 45,000 francs, nécessitée par l'année bissextile et la continuation de prix extraordinaires pour les rations de pain et de fourrages, le budget ne s'élève qu'à fr. 28,842,000.
Comme vous le voyez, depuis 1840, depuis la paix, il y a toujours eu diminution dans les dépenses de l’armée, jusqu’à l’année 1847. Pour les années 1847 et 1848, il y a une augmentation sur les années précédentes provenant du renchérissement des denrées alimentaires ; mais encore la différence du budget de la guerre de 1840 à celui de 1848, tel que le gouvernement le propose, est de 3,948,000 fr. en moins, ou de bien près de quatre millions. Je ne pense pas qu'on puisse aller plus loin en fait de réductions, et à l'impossible nul n'est tenu.
Je sais bien que dans les opinions exprimées par ceux de nos honorables collègues qui veulent des réductions, il n'y a aucune intention de leur part de se montrer hostile à l'armée. Je suis persuadé, au contraire, que leur désir de voir opérer de fortes réductions sur le budget de la guerre n'a d'autre but que l'amélioration de nos finances ; mais il n'en est pas moins vrai, qu'à mon avis, si l'on adoptait leurs propositions, ce serait compromettre l'avenir du pays. Je crois ces honorables membres dans l'erreur sur les effets qu'ils attendent de leurs projets de réduction, car la considération de l'indépendance du pays doit l'emporter sur toute autre.
Je n'ignore pas non plus qu'un Etat doit s'abstenir de consacrer à l'entretien de ses forces militaires, des sommes qui ne seraient pas en rapport avec ses ressources ; mais telle n'est pas la position de la Belgique. La Belgique qui ne fait qu'apparaître comme nation indépendante, qui a besoin de se consolider et de s'affermir, dépense proportionnellement moins pour son armée, que les monarchies les plus anciennes et les mieux établies.
C'est ce qui a été dit, répété et prouvé à satiété, lors de la discussion de la loi d'organisation de l'armée. C’est ce que l'honorable M. Verhaegen, dans l'excellent discours qu'il a prononcé à l'ouverture de cette séance, vous a prouvé de nouveau d’une manière incontestable. Dès lors, messieurs, je vous le demanderai, serait-il juste et équitable, politique et sans danger, d'améliorer notre situation financière par la seule réduction de l'armée, déjà si réduite, alors que presque chaque année nous voyons se majorer les budgets des autres départements ?
On vous a parlé de l'intérêt du trésor, on vous a dit que l'armée coûtait bien cher. C'est vrai, messieurs, l'armée coûte très cher ; mais ce n'est pas sa faute à elle, si elle coûte si cher ; c'est une nécessité de son institution et de l'espèce de services qu'elle est appelée à rendre. Et toutefois cette armée, bien que depuis plusieurs années elle ait été, tous les ans, soumise à des réductions, tandis que les autres administrations moins malheureuses obtenaient des dotations plus fortes, elle ne s'est jamais plainte. Elle a toujours fait preuve d'abnégation et de dévouement ; elle a toujours été, comme elle est encore, et comme je ne doute nullement qu'elle sera toujours prête à verser la dernière goutte de son sang pour le pays.
Comme les honorables membres auxquels je réponds, comme vous tous, messieurs, je désire l'amélioration de nos finances et voir l'équilibre de nos budgets se maintenir. Toutefois adopter cette amélioration au prix de réductions comme celles que propose l'honorable baron Osy et qui, quoi qu'en dise cet honorable membre, seraient une véritable désorganisation de l'armée, ce serait agir contrairement aux intérêts du pays, je n'y consentirai jamais. Il est de malheureux événements que nous pouvons tous prévoir et qui ne tarderont peut-être pas à s'accomplir. Eh bien ! je ne crois pas qu'il y ait compensation entre les trois millions de réduction que propose l'honorable député d'Anvers, et les éventualités que ces événements peuvent faire naître pour le pays. D'ailleurs si l'on ne doit pas envisager notre situation financière sous un jour trop favorable, il n'y a pas lieu non plus de se la représenter d'une manière trop sombre, ni d'en désespérer.
Veuillez-vous le rappeler ; est-ce que de 1830 à 1839 la situation financière ne fut pas grave aussi ? Eh ! oui, sans doute aussi elle fut grave et cependant alors les chambres votèrent, en quelque sorte, par acclamations, des sommes considérables pour le département de la guerre. Quels motifs purent donc à cette époque déterminer la législature ? Il ne peut y en avoir eu d'autres que ceux de la nationalité et de l'existence politique du pays. Alors les honorables membres qui siégeaient sur ces mêmes bancs placèrent ces motifs puissants de la nationalité et de l'existence politique du pays au-dessus des considérations financières. Ils ne voulurent pas qu'une question d'économie eût le dessus sur une question d'existence politique, et ils votèrent, sans hésitation, les dépenses demandées pour le service de l'armée.
Pour nous, messieurs, ne serions-nous pas, ne devons-nous pas être conséquents avec ce principe ? Et quand il s'agit de maintenir cette existence politique, la considération de l'économie l'emporterait-elle sur celle de la nationalité ? Le premier besoin des peuples n'est-il pas l'indépendance ? N'est-ce pas cette considération qui détermina l'insurrection de 1830 ? Sans indépendance aurions-nous nos institutions, nos libertés, une patrie à nous ? Dès lors, ne devons-nous pas tout faire pour conserver cette indépendance que nous avons voulue, que nous avons conquise, que nous devons maintenir et qui à nous, ainsi que vous l'a prouvé l'honorable M. Lebeau, nous a coûté bien moins cher qu'à tout autre peuple ?
Il est encore une considération sur laquelle les honorables membres auxquels je réponds et surtout l'honorable M. Delfosse ont beaucoup insisté pour vouloir une forte réduction de l'armée ; c'est l'état de paix actuel et le présage de sa durée. Quant à moi, messieurs, je ne saurais me rallier à leur confiance. Si je regarde autour de nous, je vois que dans des Etats limitrophes ou peu éloignés de la Belgique, tel ou tel événements peut le troubler.
Eh bien, jusqu'à ce que la Belgique ait résisté au moins à un orage politique, elle doit pouvoir parer immédiatement à toutes les éventualités. Et il faut le reconnaître, dans de pareils moments, dans des moments de crise, un Etat n'a de poids dans la balance que par le chiffre et la qualité de son armée. Les tourmentes politiques surgissent à l'improviste. La volonté des hommes est impuissante à leur commander. Qu'il en survienne une, oh ! j'en ai la conviction intime, les honorables membres que je combats, les honorables MM. Osy et Delfosse eux-mêmes, seraient les premiers, dans leur patriotisme, à déclarer la patrie en danger, et alors nous serions obligés de réorganiser cette armée qui aurait été désorganisée, et dans laquelle le découragement aurait été porté, si les projets de réduction de l'honorable baron Osy venaient à triompher. Et n'allez pas croire, messieurs, que dans une pareille situation, il soit aisé de créer une armée. Organiser une bonne armée, est toujours chose fort difficile, et improviser une bonne armée, est chose impossible. L'histoire de tous les temps est là pour le démontrer, et nous-mêmes nous avons fait une trop cruelle expérience de cette impossibilité.
Quelque pénible qu'en soit le souvenir, qu'il me soit permis, dans l'intérêt de l'institution que je défends, et pour prévenir de nouveaux malheurs, de rappeler les événements militaires de 1831. Quelles furent alors les causes de nos revers ? Etait-ce le courage qui manquait à nos soldats ? Non, sans doute ; de tous temps, les Belges furent braves ; ils n'avaient pas, et ils n'ont pas dégénéré. Mais ce qui manquait à notre armée d'alors, c'était une bonne organisation et de bons cadres. C'est qu'en 1831, par suite d'avancements trop rapides, on peut dire que tous les cadres avaient été improvisés. Généraux, colonels, lieutenants-colonels, majors, capitaines, lieutenants, sous-lieutenants, sous-officiers et brigadiers avaient été improvisés. C'est que beaucoup de ceux à qui ces grades avaient été conférés n'étaient pas à la hauteur de leur emploi et que le soldat, toujours bon juge de ses supérieurs, n'avait pas confiance dans des chefs embarrassés de leur responsabilité, et qui ne savaient commander qu'avec indécision et hésitation. C'est que le soldat lui-même n'avait pas été et n'avait pu être dressé par des cadres ainsi constitués. N'ai-je pas vu, de mes propres yeux, devant l'ennemi, de nos cavaliers gênés par leurs armes, jeter sabres, lances, mousquetons, pour pouvoir se tenir à cheval ? Moi-même, qui vous parle et qui commandais une batterie à cette époque, n'ai-je pas perdu plusieurs voitures d'artillerie parce que mes soldats ne savaient pas manœuvrer avez assez d'habileté, parce qu'en tournant trop court, ils les ont renversées et que je n'ai pu les dégager avant que l'ennemi s'en fut emparé ! Que cette malheureuse campagne de 1831 nous serve d'exemple et de leçon ! Que nos fautes passées nous profilent au moins pour l'avenir ! Si notre état financier ne nous permet pas d'entretenir constamment sous les armes un effectif aussi nombreux qu'il pourrait être nécessaire et désirable, et c'est le cas, ayons au moins de bons cadres pour recevoir le complément de cet effectif dans le moment de crise et de danger.
C'est dans le cadre que se forme l'esprit militaire et qu'il se perpétue, c'est là qu'on apprécie le mérite militaire et la dose de courage d'un chacun, c'est là qu'on apprend à se passer des jouissances de la vie et à vivre de sacrifices et dans la gêne, c'est là enfin qu'on entretient le feu sacré, c'est là qu'on trouve les hommes pour qui l'honneur est tout, et pour qui mourir pour le pays est en quelque sorte une idée de tous les jours, une idée commune.... Avec de bons cadres, vous aurez bientôt de bons soldats. C'étaient les bons cadres qui nous manquaient en 1831.
Il avait fallu les improviser, et les bons cadres ne s'improvisent pas, il faut les préparer de longue main.
N'allez pas croire non plus, messieurs, que parce qu'au moment du danger et du besoin, vous ferez une quantité de lieutenants, capitaines (page 456) de majors, lieutenants-colonels ; de lieutenants-colonels, colonels ; de colonels, généraux : vous aurez pour cela un cadre. Oh ! oui. Vous aurez des hommes portant les insignes de ces grades, mais ils n'auront ni l’aptitude, ni l'habitude du commandement qui leur est confié. Et quand le canon grondera, quand la fusillade commencera, leur embarras jettera bientôt de l'inquiétude et du flottement dans tous les rangs, et pour une armée en action, le résultat presque toujours inévitable d'un pareil état de choses, c'est une panique.... c'est, j'ai peine à lâcher le mot.... une fuite honteuse.
J'ai eu dans ma vie deux fois l'occasion et la douleur d'assister à un pareil spectacle, messieurs, je vous parle par expérience.
Ce qui fait la force d'une armée, messieurs, ce n'est pas seulement le plus ou moins grand nombre d'individus courageux qui la compose, ce sont bien plus encore les dispositions morales du plus grand nombre de ces individus. C'est, pour chaque individu, la confiance dans le courage de son voisin, l'assurance qu'il ne lâchera pas pied, et la conviction que du caporal au général, se trouvent, dans le grade, les connaissances et la capacité de l'emploi.
Ce qui fait la supériorité d'une armée, c'est sa discipline qui, en concentrant en un seul faisceau tous les dévouements individuels, on obtient un bien plus grand résultat. C'est l'instruction, c'est l'esprit de corps, c'est l’attachement au drapeau, c'est l'amour du Roi et de la patrie, qualités qui transforment l'émulation en héroïsme. Mais la discipline ne s'enracine profondément, l'instruction ne s'acquiert et l'esprit de corps ne se développe que par la permanence sous le drapeau, et c'est pourquoi, avec le système de recrutement généralement adopté dans les pays constitutionnels, les cadres presque seuls sont les conservateurs de ces qualités indispensables à la constitution d'une bonne armée. Je termine enfin.
Songez, messieurs, que plus une armée est instruite, unie et disciplinée, plus aussi elle est forte, plus elle renferme d'éléments de succès, et plus elle a en elle-même cette confiance, dont vous parlait M. le ministre de la guerre, cette confiance qui conduit à la victoire.
Songez, messieurs, que de fortes réductions de cadres, comme celles que vous propose l'honorable baron Osy, pourraient être dangereuses, qu'elles entraîneraient la responsabilité du sang de nos soldats, et qu'elles pourraient avoir pour conséquence le déshonneur de l'armée, et le malheur de la patrie !...
Songez encore que ces réductions, outre qu'elles seraient préjudiciables aux droits acquis et aux intérêts bien entendus du pays, deviendraient une cause d'amoindrissement pour la Belgique et un danger pour sa nationalité ; et alors, j'aime à le croire, et alors, je dirai plus, j'en ai la plus profonde conviction, vous n'y consentirez pas.
- La séance est levée.