(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)
(Présidence de M. Dumont, vice-président.)
(page 766) M. A. Dubus procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.
M. Van Cutsem donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est adoptée.
M. A. Dubus communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.
«« Les notaires du canton de Sotteghem, arrondissement judiciaire d'Audenarde, prient la chambre de discuter le projet de loi sur le notariat immédiatement après les budgets. »
- Dépôt au bureau des renseignements.
M. de Villegas. - Je me permettrai de recommander cette pétition à toute la sollicitude de M. le rapporteur.
« Plusieurs habitants de Handzaeme demandent que la société d'exportation ne puisse opérer sur des marchés d'Europe ni se livrer à la fabrication.
« Même demande de plusieurs habitants de Cruyshautem, Deerlyk, Cuerne et Tieghem. »
- Renvoi à la section centrale chargée d'examiner le projet de loi sur la formation d'une société d'exportation.
M. de Haerne. - Messieurs, dans une séance précédente, j'ai adressé une interpellation à M. le ministre de l'intérieur sur la situation des Flandres...
Plusieurs membres. - Il n'est pas ici.
M. de Haerne. - J'attendrai que M. le ministre soit présent pour présenter mon observation.
M. Veydt dépose les rapports de la section centrale qui a examiné les projets de loi relatifs, l'un à un crédit de 175,000 fr. pour l'acquisition de la maison et des terrains de la société de librairie belge Hauman et comp., l'autre à un crédit de 126,000 fr. pour la reconstruction de l'hôtel de la cour des comptes.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Je demanderai que ces projets de loi soient mis à l'ordre du jour à la suite de la loi sur le défrichement, ou entre les deux votes de cette loi. Ces projets présentent une certaine urgence, celui qui est relatif à la cour des comptes, parce qu'il importe de commencer les travaux et notamment de commander les longerons en fonte, dont la fabrication exige quelque temps ; l'autre parce qu'il y a un délai fatal qui pourrait s'écouler avant la promulgation de la loi, si le sénat n'était pas mis à même de discuter celle loi dans sa prochaine réunion.
- La proposition de M. le ministre des finances est adoptée.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, dans la séance d'hier, l'honorable M. Delfosse, d'après des renseignements qui lui avaient été donnés, a cru que le gouvernement n'avait pas pourvu à l'exécution de la loi du 2 janvier, qui accorde, en certains cas, exemption de l'accise sur le sel employé à l'agriculture. Messieurs, il a été pourvu à l'exécution de cette loi, en ce qui concerne le sel destiné à la nourriture du bétail ; l'arrêté pris à cet effet par le gouvernement se trouve inséré au Moniteur du 7 janvier. Il reste à prendre des mesures sur l'emploi (page 777) du sel destiné à l'amendement des terres. Je n'ai point perdu cet objet de vue.
M. Delfosse. - J'étais donc bien informé, lorsque j'ai dit hier que le gouvernement n'a pas encore pris les mesures nécessaires pour l'exécution de la loi qui exempte de l'accise le sel destiné à l'agriculture. Le gouvernement n'a pourvu, par l'arrêté publié le 7 janvier dernier, qu'à l'exécution d'une partie de cette loi.
J'engage instamment M. le ministre des finances à prendre le plus tôt possible des mesures pour l'exécution de la loi entière. La partie de la loi qui concerne l'amendement des terres ne sera pas moins utile que la partie relative au bétail.
M. le président. - La parole est à M. de Haerne.
M. de Haerne. - Plusieurs honorables membres m'ont fait observer tout à l'heure qu'il convenait que j'attendisse l'arrivée de M. le ministre de l'intérieur. Je crois que cette observation est d'autant plus fondée que probablement il ne se fera pas longtemps attendre puisqu'il y a à l'ordre du jour un projet de loi qui le concerne spécialement.
M. Lebeau. - Messieurs, je reçois à l'instant même une pétition signée par les membres de la commission pour la réforme postale élue en assemblée publique des commerçants de Bruxelles.
Je ne sais si le projet de loi présenté par le gouvernement est arrivé en section centrale...
M. le président. - La section centrale se compose en ce moment.
M. Lebeau. - Je me bornerai alors à déposer la pétition sur le bureau ; je regrette que la section centrale ne soit pas constituée, parce que j'aurais demandé le renvoi immédiat de la pétition, avec demande d'insertion au Moniteur, si la section centrale n'y avait pas vu d'inconvénient ; je prie maintenant le bureau de se charger de ce soin. La pétition est rédigée dans les termes de la plus parfaite convenance ; elle contient des renseignements très utiles à consulter par les sections et par la section centrale pour l'examen de la loi sur la réforme postale.
M. Delehaye. - Je demande que pour cette pétition on suive la marche ordinaire ; que demain on en fasse l'analyse et alors la chambre statuera. Dans le temps, j'ai présenté une pétition de la même manière, et alors on m'a fait observer que la chambre avait pris pour système de ne pas statuer sur des pétitions, avant qu'on n'en eût présenté l'analyse.
M. Lebeau. - Je ferai remarquer que l'observation de l'honorable préopinant souffre exception, chaque fois que la chambre est saisie des projets auxquels les pétitions sont relatives ; son observation n'est donc pas ici tout à fait péremptoire. Du reste, je n'insiste pas ; on peut renvoyer la pétition à la section centrale qui sera formée et qui examinera, en outre, s'il y a lieu de la faire insérer au Moniteur.
M. Delehaye. - Je ne me suis pas opposé à la demande de l'honorable M. Lebeau ; j'ai seulement demandé qu'on appliquât à cette pétition la décision qui a été prise pour les pétitions en général. Il convient que la chambre ne soit saisie de pétitions que par le canal du bureau, et qu'elle ne prenne de décision sur une pétition, qu'après l'accomplissement de cette formalité. Par là, nous gagnerons du temps. Du reste, dans le cas actuel, s'il y a urgence, je ne vois pas d'inconvénient à ce que la pétition, présentée de cette manière, soit renvoyée à la section centrale qui sera nommée ; mais cette décision ne doit pas former précédent pour l'avenir.
M. le président. - Je mets aux voix le renvoi à la section centrale avec l'insertion au Moniteur.
M. Delfosse. - Non, pas l'insertion au Moniteur : la chambre a décidé implicitement dans une séance précédente qu'aucune pétition ne serait insérée au Moniteur, avant d'avoir été soumise à une commission.
Des membres. - C'est vrai !
M. Lebeau. - J'ai moi-même demandé que la section centrale fût invitée à voir s'il n'y a pas d'inconvénient (quant à moi je n'en trouve aucun) à publier la pétition au Moniteur.
- Le renvoi de la pétition à la section centrale est ordonné.
M. de Man d’Attenrode. - Messieurs, M. le ministre des finances a demandé et obtenu la mise à l'ordre du jour du projet de loi qui tend à permettre la fabrication de la monnaie d'or. Vous n'ignorez pas que la section centrale a rejeté à l'unanimité les propositions du gouvernement ; cela me fait croire que M. le ministre des finances a peut-être des amendements à proposer ; s'il en était ainsi, je voudrais que M. le ministre des finances déposât ses amendements immédiatement, attendu que c'est une matière très difficile ; et je voudrais alors que ces amendements fussent renvoyés à une commission.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Messieurs, le vœu de l'honorable préopinant est déjà rempli. A la fin de la dernière session, j'ai déposé des amendements, et la clôture de la session seule a empêché la chambre d'aborder la discussion.
Non seulement j'ai déposé des amendements, mais j'y ai joint un nouveau rapport d'une commission spéciale qui peut servir de renseignement utile pour discuter cette question.
M. de Haerne. - Avant la reprise de la discussion sur le projet de loi relatif au défrichement, je crois devoir faire une observation qui se rapporte à la demande que j'ai faite tantôt d'appeler votre attention sur la situation des Flandres ; je pense qu'en l'absence de M. le ministre de l'intérieur, il ne convient pas que je fasse ma motion ; mais je ne puis laisser reprendre la discussion sur les défrichements sans faire mes réserves, de crainte qu'on ne m'objecte tout à l'heure qu'il est contraire au règlement d'interrompre une discussion pour entretenir la chambre d'un autre objet.
Plusieurs voix. - Voilà M. le ministre de l'intérieur !
M. de Haerne. - Il y a quelques jours, j'ai adressé une interpellation à M. le ministre de l'intérieur sur la situation des Flandres ; on m'a fait observer que ma motion était quelque peu extra-parlementaire, parce que je l'intercalais dans une discussion un peu différente ; cependant j'étais tellement préoccupé des fâcheuses nouvelles que j'avais reçues des contrées qui m'ont confié mon mandat, que je pensais ne pas pouvoir différer plus longtemps d'appeler l'attention du gouvernement sur cette grave question. Pouvant à peine ajouter foi à l'exactitude des nouvelles alarmantes que j'avais reçues, j'ai voulu prendre de nouvelles informations ; je me suis adressé à d'autres personnes, à d'autres localités ; malheureusement les nouveaux renseignements que j'ai obtenus ne font que confirmer l'idée que je m'étais formée sur la situation des Flandres.
La misère est à son comble, et elle augmente tous les jours ; pour vous en donner une idée, je demanderai la permission de citer quelques faits, quelques chiffres, pour que la chambre puisse juger s'il y a la moindre exagération dans mes paroles. Je serais désolé de me permettre la moindre exagération, parce que je crois qu'il suffit d'exposer la vérité tout entière pour frapper tous les regards.
J'ai pris des renseignements dans un certain nombre de communes de l'arrondissement de Courtray et des environs. J'ai trouvé que dans ces localités les villages où l'on n'exerce que l'industrie linière sont dans la plus grande détresse, tandis que dans d'autres villages où l'on exerce d'autres industries, telles que le tissage de la laine et du coton, où il y a d'autres occupations, telles que celles auxquelles donne lieu le rouissage du lin, etc., je trouve que dans ces derniers villages la situation est moins fâcheuse, quoiqu'elle ne soit pas belle non plus. Il résulte de là que la misère et la mortalité, qui vont toujours croissant dans les provinces des Flandres, doivent être attribuées au manque de travail, surtout au dépérissement de l'industrie linière. Je prendrai la liberté de citer quelques chiffres qui feront ressortir la vérité de ce que j'avance. D'abord sur treize villages appartenant à la première catégorie, celle qui est exclusivement occupée de l'industrie linière, je trouve, pour l'année 1846, une population de 50,084 âmes. Sur cette population, il y a 22,738 pauvres (soit la moitié de la population) reconnus, inscrits comme tels, sans compter ceux qui ont besoin, de temps en temps, des secours du bureau de bienfaisance ; et dans plusieurs de ces communes (je ne parle pas de toutes, car je n'ai pas les mêmes renseignements sur tous les villages), ceux-ci comprennent le quart de la population.
En 1846, sur cette population, il y a eu 1,979 décès, parmi lesquels il y a 1,429 décès de pauvres. Il y a eu 1,031 naissances, c'est-à-dire un peu plus que la moitié des cas de décès.
J'ai pris ensuite des renseignements sur l'état actuel des choses, du 1er janvier jusqu'au 6 février, et c'est par la comparaison de ces chiffres que vous verrez à l'évidence que la misère et la mortalité vont toujours croissant. En effet, depuis le 1er janvier jusqu'au 6 février, il y a dans les mêmes villages, à peu près sur la même population, 307 décès, parmi lesquels il y a 242 décès de pauvres, et seulement 104 naissances.
Ainsi, vous voyez que les naissances qui, en 1846, formaient un peu plus de la moitié des cas de décès, ne forment plus, depuis le commencement de cette année, qu'à peu près le tiers des cas de décès.
Ces chiffres prouvent de la manière la plus irrécusable que la misère va toujours croissant.
Vous me direz peut-être que ces décès plus nombreux peuvent être attribués à toute autre cause, à des maladies par exemple. Mais j'aurai l'honneur, messieurs, de prouver le contraire. J'administrerai cette preuve par la comparaison entre les villages dont je viens de parler, exclusivement occupes de l'industrie manufacturière du lin, et quelques villages où il existe d'autres occupations industrielles.
J'ai pris des renseignements sur six communes de la dernière catégorie, celles où il y a d'autres occupations industrielles, telles que le tissage de la laine, du coton, des articles mélangés, le rouissage, qui entretiennent la population ouvrière.
Dans ces villages, il se trouve, pour 1846, une population de 16,520 âmes. Sur ces 16,520 âmes, il y a 5,650 pauvres. Ensuite quant aux décès (c'est sur ce point surtout que j'appelle toute votre attention, car c'est ici que vous allez voir toute la différence qu'il y a entre la première et la deuxième catégorie), quant aux décès, il y en a eu 403, parmi lesquels 286 cas de décès de pauvres, tandis que les naissances, remarquez-le bien, ont été de 407 ; c'est-à-dire, que le nombre des naissances l’emporte sur celui des décès, dans ces villages où il y a plus d'aisance à cause des occupations industrielles auxquelles on s'y livre.
Mais, messieurs, pour prouver de nouveau par l'examen des chiffres, que la misère et la mortalité vont toujours croissant, même dans ces dernières communes qui semblent aussi à la fin ne plus pouvoir résister au fléau envahissant du paupérisme, et être débordées par la misère, pour vous prouver que dans ces derniers villages il y a accroissement de misère, voici les renseignements que j'ai obtenus :
(page 778) Depuis le commencement de l'année jusqu'au 7 février, sur la même population à peu près, il y a eu 55 décès.
M. Delehaye. - Dans quelles communes ?
M. de Haerne. - Dans six communes du district de Courtray, telles que Rolleghem, Herseaux, Belleghem, etc. J'ai les chiffres pour chaque commune, mais je crois que ce serait abuser de l'attention de la chambre, que de lui exposer tous ces détails. La chambre, d'ailleurs, ne pourrait les saisir ; ce serait embrouiller la question que d'entrer dans ces développements.
Je dis, messieurs, que dans ces six villages, il y a eu du 1er janvier au 7 février, 55 décès, parmi lesquels 33 dans la classe indigente ; et les naissances ont été de 45.
Ainsi, dans ces communes où en 1846 encore les naissances ont surpassé les décès, dans une très petite proportion, il est vrai, depuis 1847, les cas de naissances sont inférieurs aux cas de décès. Les décès sont aux naissances comme 11 à 9.
Messieurs, on ne peut se refuser à l'évidence. De la comparaison des chiffres on doit admettre d'abord que la mortalité va toujours croissant ; qu'elle ne peut être attribuée qu'à la misère, et que cette misère a sa principale source dans le dépérissement de l'ancienne industrie linière, dans le manque de travail. En second lieu, on doit conclure de l'examen de ces chiffres que la misère augmente toujours, même dans les villages qui ont d'autres ressources que celles qui résultent de la manutention de l'industrie linière.
Je demanderai encore à la chambre la permission de citer quelques faits qui font également ressortir le triste état des choses dans les Flandres, particulièrement dans le district sur lequel j'ai pris des renseignements particuliers.
Voici les chiffres des décès du 1er janvier au 7 février, dans plusieurs communes :
A Tieghem, 13 décès, dont 12 parmi les pauvres ; à Ooteghem, il y a eu 12 décès, dont 10 parmi les pauvres ; à Anseghem, 35, dont 33 dans la classe indigente.
En moyenne, messieurs, il y a eu dans les villages que je viens de nommer, 11 décès parmi les pauvres sur 12 décès pris en général.
Vous voyez, messieurs, par les chiffres que je viens de citer, que ce que j'ai eu l'honneur d'alléguer dans une séance précédente n'est nullement exagéré. Cependant pour ce qui regarde les derniers faits, je ne veux pas les généraliser, ils s'appliquent seulement à quelques localités, qui sont dans la position la plus misérable. C'est aussi à quoi s'était bornée mon observation la dernière fois.
Il est un autre fait sur lequel je dois appeler l'attention de la chambre, et c'est un fait dont personne ne se douterait s'il n'était révélé par la statistique.
Voici, messieurs, ce fait qui vous étonnera sans doute autant qu'il m'a étonné.
Dans la commune d'Avelghem, pendant l'année 1846, il y a eu 107 naissances en général, et parmi ces naissances il n'y en a eu que 20 dans la classe indigente. En m'écrivant de cet endroit, on m'assure, messieurs, que la même proportion existe dans les villages environnants. Eh bien, messieurs, ne faut-il pas conclure de là que la misère est telle, que l'épuisement est si grand, que la prostration des forces est telle que la nature même semble frappée de stérilité ? Telles sont les tristes conséquences que l'on doit tirer de ces faits.
On m'écrit d'un autre endroit, d'Anseghem, les lignes suivantes que je me permettrai de citer à la chambre et qui me sont adressées par une personne influente de cette commune :
« La misère est affreuse. On ne rencontre dans la commune que des mendiants, qui ont l'air de spectres affamés qui fuient leurs demeures parce qu'ils y sont poussés par le besoin. Ceux qui n'ont plus la force de sortir de chez eux et qui ne reçoivent pas de secours à domicile meurent de faim. Les jeunes gens s'expatrient et trois cas de décès dans un espace de deux mois d'ici sont survenus d'individus morts le long des grands chemins, d'inanition et de misère.
« Le nombre de pauvres peut s'évaluer à 2,650 dont le bureau de bienfaisance secourt pour autant qu'il peut la majeure partie. L'indigence s'accroît de jour, en jour, et tel qui l'an dernier suffisait en partie à ses dettes comme le petit fermier est forcé de jeter bas le manteau de la honte et de venir, force majeure, mendier son pain.
« C'est surtout maintenant que les effets de la misère redoublent. Les champs sont déserts, le cultivateur comme tout autre n'a plus carottes ni navets qui ont été les substances nutritives jusqu'à ce jour, encore que les mendiants recevaient en aumône, et le fermier doit conserver cette année-ci son grain pour lui-même, tandis qu'en d'autres années il pouvait en vendre ; donc du pain il n'en a pas à donner et les pommes de terre c'est peu s'il en reste.
« Les ressources sont nulles, hormis 4,000 francs d'augmentation portée à l'abonnement de 1846 et les subsides de l'Etat.
« Le comité industriel qu'on organise de nouveau viendra, il est à espérer, en aide aussi aux malheureux. »
Une autre lettre, messieurs, qui m'est adressée du village de Sweveghem, est conçue à peu près dans le même sens ; elle signale surtout l'accroissement de la mendicité, l'accroissement considérable du nombre des pauvres, et elle dit que cela provient du manque de travail, qu'on ne file plus, qu'on ne tisse plus, parce qu'on ne peut plus se procurer la matière première, tandis que précédemment, jusqu'au mois de juillet, dans le même village, la population avait été constamment occupée aux travaux de l'industrie linière par les opérations du comité.
De Gulleghem on m'écrit que cinq personnes sont mortes littéralement de faim.
Une autre personne m'écrit qu'après avoir parcouru plusieurs demeures de pauvres, elle n'y a trouvé pour toute nourriture que des pelures de raves et de pommes de terre ramassées dans les rues.
Messieurs, en présence de cet état désolant des choses, on me demandera sans doute (et je pense que c'est la question que m'adressera M. le ministre de l'intérieur), on me demandera quels sont les moyens à employer pour faire face à cette effroyable misère. Messieurs, je pourrais d'abord dire que c'est au gouvernement d'aviser aux moyens les plus propres à porter remède à cet excès de malheur, car enfin le gouvernement a mission le premier, lui, de venir au secours de nos malheureux compatriotes. Cependant, messieurs, je ne crois pas devoir laisser au gouvernement seul la responsabilité, je crois pouvoir indiquer aussi quelques moyens pour venir au secours de nos malheureux ouvriers.
Messieurs, si nous comparons les Flandres à une autre contrée, contrée dont la misère, dont la situation critique est devenue pour ainsi dire proverbiale en Europe, savoir l'Irlande, je crois pouvoir dire que nous ne sommes pas déjà très loin de la situation de ce malheureux pays.
O'Connell dit que 300 personnes sont emportées journellement par la faim, sur une population de 8 millions d'habitants, et, messieurs, si l'on ne peut pas dire que chez nous autant de personnes sont emportées par la faim, comparativement à notre population, je crois que l'on peut soutenir qu'il y en a comparativement autant qui meurent d'inanition quoique plus lentement. Il y a une différence sous un rapport, c'est que la propriété est plus divisée en Belgique qu'en Irlande, et que dès lors on trouve plus facilement chez nous quelques petits secours. Cependant aujourd'hui ces secours sont insuffisants pour entretenir la vie. Sous un autre rapport encore il y a différence, c'est qu'en Irlande on ne trouve plus suffisamment ni cercueils ni fossoyeurs pour enterrer les morts, et qu'ici, ils ne font pas encore défaut.
Si l'on peut dire que les Flandres ne sont pas encore parvenues à cet accès de misère qui afflige la malheureuse Irlande, on peut dire aussi que si des moyens efficaces ne sont pas employés, nous y arriverons peut-être bientôt, et l'accroissement continuel de la misère dont je crois avoir administré la preuve, a de quoi faire trembler devant l'avenir. Je dis trembler, messieurs, et le mot n'est pas trop fort, car si l'on considère que le paupérisme est aujourd'hui la grande question en Europe, la question devant laquelle doivent s'effacer toutes les autres, les questions politiques même ; si l'on voit quelles doctrines se produisent en présence de ce grand problème et les dangers sociaux auxquels la publication de ces doctrines donne souvent lieu, je dis qu'en effet il y a de quoi trembler devant l'avenir. Les dangers qui peuvent nous entourer de la part d'autres nations, sont tels que, si la misère continuait à faire des progrès, nos populations ne pourraient peut-être pas toujours résister à l'entraînement et qu'elles finiraient par se laisser aller aux troubles, aux désordres.
Je compte sur la résignation exemplaire et vraiment héroïque de la population des Flandres ; mais il peut y avoir de ces hommes qui exploitent les malheurs publics et qui excitent les populations à se jeter dans les troubles et les complots. Voilà, messieurs, l'état de choses dont il faut prévoir la possibilité. Jusqu'à présent il n'y a aucune apparence de danger sous ce rapport, mais on ne peut pas répondre de l'avenir.
Vous le voyez, messieurs, la question est grave ; elle mérite toute votre attention, toute votre sollicitude. Après cela, pour revenir à l'idée que j'énonçais tout à l'heure, je dirai, messieurs, que s'il y a une différence entre l'Irlande et la Flandre sous le rapport de la misère, il y a aussi différence sous le rapport des moyens employés en Angleterre pour venir au secours de cette malheureuse contrée.
Ce gouvernement a compris enfin qu'il y va de son honneur, de sa sûreté même, d'intervenir sérieusement et efficacement.
Au mois de décembre dernier, le gouvernement anglais a donné douze millions de francs pour l'Irlande, et au mois de janvier, quatorze millions : total, trente-six millions en deux mois. (Interruption.)
M. le ministre des finances me dit que le gouvernement anglais a fait bien plus ; c'est vrai et j'allais le dire aussi : il a ordonné l'exécution de travaux publics de tout genre, travaux auxquels sont employées 500,000 personnes, qui pourvoient à l'existence de 2 millions d'habitants ; ce qui fait la moitié de la population pauvre.
Eh bien, quels travaux publics fait-on exécuter en Belgique ? A comparer avec ce qui se fait en Irlande, c'est insignifiant. Pourquoi le gouvernement n'a-t-il pas ordonné l'exécution de tous les travaux publics possibles ? Pourquoi, par exemple, n'a-t-on pas achevé la seconde voie du chemin de fer, dans toute l'étendue du pays, et particulièrement entre Gand et Courtray et Bruges ? On aurait pu exécuter bien d'autres travaux publics encore.
J'admets cependant que ce moyen, tout comme en Irlande, eût été insuffisant ; mais il y a d'autres moyens. Pour les connaître, il faut rechercher la véritable cause de la plaie qui nous ronge. Cette cause est double. Elle provient en premier lieu de la cherté des subsistances. Cette cause est temporaire. L'autre cause, c'est le dépérissement d'une industrie autrefois florissante.
Eh bien, quant à la première cause, c'est-à-dire à la cherté excessive des moyens de subsistance, le gouvernement a fait beaucoup ; ce n'est (page 779) pas le moment d'examiner si le gouvernement ne pouvait pas faire davantage ; s'il n'y a pas lieu d'abaisser, par exemple, le droit d'entrée sur le bétail, abaissement qui amènerait celui du prix de la viande, qui, par suite, augmenterait peut-être la consommation de cette denrée, et en diminuant la consommation du pain dans une certaine classe, mettrait le pain plus à la portée de la classe la plus pauvre.
En tout cas je ferai une différence entre le bétail maigre et le bétail gras ; pour ce qui regarde ce dernier bétail, la mesure que j'indique ne pourrait avoir lieu, je pense, qu'en la combinant avec un abaissement des droits d'octroi ; car il serait absurde d'abaisser la barrière extérieure et de la maintenir dans l'intérieur. Par la combinaison des deux mesures, la consommation de la viande augmentant dans les villes, il pourrait y avoir compensation pour l'agriculture, dans ce sens que s'il s'introduisait plus de têtes de bétail de l'étranger, il s'en consommerait aussi un plus grand nombre d'indigènes.
Je répète donc qu'en ce qui concerne les subsistances, le gouvernement a fait en général son devoir, sauf à examiner la question douanière et celle des octrois, quant à la viande. Mais je crois que les subsides qui ont été accordés sont insuffisants, et qu'on n'a pas non plus organisé sur une assez grande échelle le travail où l'on aurait pu l'organiser.
Tout est dans le travail ; l'aumône même, quand elle ne se résout pas en salaire, sert à peu de chose. Donner 20,000 fr. à une commune qui a 2,000 pauvres, c'est à peine suffisant, au moyen d'aumônes, pour les entretenir pendant un mois. Je pense qu'en sacrifiant 6,000 francs sur une somme de 10,000 réduits en salaire, vous êtes à même d'entretenir pendant huit mois de l'année 1,600 à 1,800 pauvres. La commune de Sweveghem entre autres eu a donné la preuve.
Sous ce rapport le gouvernement n'a pas fait assez, je pense. Surtout il a distribué les fonds trop tard.
On me répondra peut-être qu'il n'y avait pas d'autre moyen d'organiser le travail que par les comités ; que les comités font une concurrence à l'industrie privée.
Messieurs, les comités ont été organisés, non pas dans le but de travailler à perte... (Interruption.)
Je dirai seulement un mot en passant ; selon moi, les comités ne doivent pas travailler à perte, et il y a moyen de l'éviter. (Nouvelle interruption.) Plusieurs ont évité cet écueil ; je citerai Aeltre, Moorsel dans la Flandre orientale.
Je pense que le gouvernement doit faire davantage quant à l'organisation du travail.
Je dis que pour donner du travail à la classe ouvrière des Flandres, un moyen existe et que ce moyen est connu ; et qu'on peut en même temps prendre toutes les précautions, afin de ne pas nuire à l'industrie privée. Je crois que cela est possible, mais ce serait m'écarter de la question que d'en donner la démonstration.
En second lieu, je dis que si le travail n'est pas organisé, on ne peut pas laisser périr les pauvres de faim, et qu'il n'y a plus d'autre moyen à employer que les subsides, les secours.
Je demanderai donc à M. le ministre de l'intérieur de vouloir bien indiquer les moyens auxquels il compte recourir pour faire face à la triste situation dans laquelle nous nous trouvons plongés, situation qu'on ne peut envisager sans frémir et à laquelle l'honneur, le patriotisme et l'humanité nous font un devoir impérieux de venir en aide à tout prix.
M. de Villegas. - Messieurs, au lieu d'exciter des murmures d'impatience, le discours de l'honorable préopinant aurait dû, selon moi, provoquer les plus vives sympathies dans cette assemblée. Il vous a fait un tableau bien affligeant de la situation des Flandres ; je pourrais, à mon tour, vous présenter ce tableau sous des couleurs plus sombres encore. Toutefois je m'en abstiendrai aujourd'hui ; les renseignements que j'ai demandés ne sont pas encore complets ; du reste, je saisirai la première occasion qui s'offrira, pour mettre sous les yeux de la chambre, à l'exemple de l'honorable préopinant, quelques faits de mortalité, recueillis dans certaines communes de mon arrondissement qui a le triste privilège d'être au premier rang pour la misère qui y règne.
Aussi longtemps que la plaie hideuse du paupérisme, avec ses progrès effrayants, existera ; aussi longtemps que la faim et l'inanition continueront à décimer nos populations, notre voix retentira dans cette enceinte pour réclamer du gouvernement un compte sévère de l'emploi des fonds mis à sa disposition, pour lui demander quels moyens il veut employer pour arrêter le développement de cette misère.
Mais il ne faut pas se le dissimuler, la situation est des plus graves, elle gagne en intensité tous les jours ; elle mérite l'attention la plus sérieuse et toute la sollicitude de la chambre.
Que l'honorable préopinant ne se décourage pas, qu'il poursuive avec activité la tâche qu'il veut accomplir ; qu'il soit persuadé que notre concours fraternel ne lui manquera jamais.
Il ne faut pas que le gouvernement croie avoir tout fait, après avoir alloué quelques secours aux populations affamées des Flandres ; il ne faut pas qu'après cela il se croise les bras. Ce n'est pas ainsi qu'il faut procéder ; comme l'a dit l'honorable préopinant, il faut organiser le travail, il faut le faire promptement ; car si vous tardez, je vous prédis que la prostration complète des forces physiques de l'ouvrier flamand l'empêchera de profiter du travail que vous aurez organisé trop tard.
C’est le travail avant tout qu'il faut, et qu'il faut sans le moindre délai. Et à cette occasion, je dois exprimer un regret bien amer : c'est que l'exécution des travaux publics n'ait pas eu lieu depuis quatre ou cinq mois. Tout le monde conviendra qu'à cet égard il y a eu de la part du ministère des travaux publics une inertie vraiment déplorable. On connaissait dès le mois de septembre dernier le mauvais état de la récolte et l'insuffisance des ressources communales.
Je dis donc que ce défaut d'organisation de travaux publics qui aurait dû avoir lieu il y a quatre ou cinq mois, a fait beaucoup de mal ; la responsabilité du gouvernement à cet égard est immense.
Je termine par une interpellation que j'aurai l'honneur d'adresser au ministre de l'intérieur.
Nous avons voté une somme de 50 mille francs pour établir des ateliers d'apprentissage : dans la discussion de la loi relative aux substances alimentaires, j'ai appelé l'attention de M. le ministre sur ce point-ci : Convient-il de centraliser, comme on l'a fait jusqu'à présentées ateliers d'apprentissage, ou ne vaut-il pas mieux les éparpiller dans les comités liniers ?
J'ai démontré la nécessité d'organiser ces comités de travail, au milieu des centres liniers. Je ne répéterai pas tous les avantages attachés à cette organisation. Je demanderai seulement à M. le ministre de l'intérieur s'il a tenu compte des observations que j'ai eu l'honneur de lui présenter à cette occasion.
Je n'ai vu jusqu'à présent aucune trace de diligences faites par M. le ministre pour organiser ces comités spéciaux, si éminemment utiles à l'industrie linière. Le Moniteur de ce jour nous fait connaître que, par arrêté royal du 4 de ce mois, une somme de 35,000 francs est assignée à la députation permanente du conseil provincial de la Flandre occidentale, pour subvenir notamment aux frais d'organisation et d'entretien des ateliers de perfectionnement, et pour distribuer aux tisserands des ustensiles et des pièces de métiers. Il ne reste donc plus que 15 mille fr. sur le crédit alloué. Est-ce avec cette somme que M. le ministre croit pouvoir ériger les ateliers d'apprentissage dans les districts liniers de la Flandre orientale ?
M. Desmet. - C'est un fait constant qu'il y a plus de misère que jamais, et que la misère augmente tous les jours et surtout dans les Flandres, il est à notre connaissance que dans la commune de Nederbrakel on a vendu de la viande de chien à 6 centimes la livre ; on y tue toutes les semaines un cheval dans une commune, celle d'Espe, à une lieue d'Alost ; une charogne de cheval a été enlevée pour nourrir les indigents. On a parlé de la mortalité ; tous les médecins déclarent que la mortalité est causée par l'inanition, parce que les individus ne se nourrissent que de navets depuis l'an dernier. Je ne fais aucun reproche au ministre de l'intérieur, parce que quand on demande on ne tarde pas à obtenir des secours.
Je dois même faire l'éloge de l'administration de ce département qui cette année montre tant d'empressement pour donner les subsides que les communes nécessiteuses réclament, et si les communes restent dans la souffrance ce n'est certainement pas la faute du chef de ce département.
Mais si je dois croire ce que j'ai appris par des autorités dignes de foi les administrations communales ne s'occupent pas assez de l’extrême indigence de leurs administrés. Il est vrai, comme on me le dit, que ces administrations sont découragées par l'intensité du mal et qu'elles ne voient pas de moyen d'y porter des secours efficaces sans le secours et l'aide du gouvernement.
Pour ne pas être trop long, je vais tâcher d'indiquer un remède. Le premier moyen, selon moi, est que le gouvernement nomme une commission qui se rende sur les lieux pour voir la situation des populations, leurs besoins et chercher un remède. Tant que vous ne prendrez pas cette mesure, vous ne saurez pas dans quelle situation se trouve ce malheureux pays, et le gouvernement ne saura pas si les subsides sont suffisants et bien employés. Cette commission pourra aussi donner de bons conseils aux administrations communales pour trouver le meilleur moyen de sortir de la crise.
Depuis quelques semaines, la mendicité est notablement augmentée, non seulement dans le district d'Audenarde, qui est le point central de la mendicité, mais encore aux environs ; il est des communes qui ont à leur charge jusqu'à 1,200 mendiants, dont la plupart sont étrangers à la commune ; ainsi la commune de Gavre, qui n'est pas pauvre, doit nourrir des pauvres qui y viennent de 4 à 5 lieues et au-delà ; les nombreux indigents des cantons de Hoorebeke et de Nederbrakel y viennent chercher de quoi subsister ; la même invasion se fait dans le district d'Alost ; et cette charge y est très forte, parce que les communes de ce district déploient tous les moyens possibles pour entretenir leurs pauvres ; mais vous savez que les charges des habitants deviennent insupportables quand forcément ils doivent encore donner des aumônes aux étrangers.
Je demande donc que le gouvernement ne tarde pas à nommer cette commission et à l'envoyer sur les lieux. Permettez que je vous fasse connaître ce qui s'est passe dans le pays d'Alost, à la fin du régime autrichien, non pas à propos de la misère qui pesait sur des hommes, mais d'une épizootie qui s'était déclarée ; les grands baillis de ce pays abandonnèrent leur collège, et laissant l'administration à leur greffier ou pensionnaire, ils se rendaient sur les lieux pour apprécier le mal –être et rechercher le moyen d'y remédier ; ce qu'on faisait alors pour les animaux, on peut le faire aujourd'hui pour les hommes.
Pour vous prouver l'insuffisance des administrations communales dans certains districts, je vais vous citer quelques lignes d'une lettre que j'ai reçue de quelqu'un qui habite une commune du district d’Audenarde. Voici ce qu'il dit, après avoir dépeint la triste situation de la contrée qu'il habite : « Ce qui est remarquable, c'est qu'au milieu des (page 780) nécessités si pressantes et que la gelée aggrave déjà d'une manière si cruelle, aucune administration ne songe à y porter remède ; les comités liniers ne donnent plus à travailler ; presque tous sont à bout de leurs ressources ; on est abattu par la grandeur du mal ; chacun se croise les bras en attendant ce que fera le gouvernement. »
Un autre remède que j'oserai présenter au gouvernement, c'est la police des mendiants ; je voudrais qu'on les empêchât d'abandonner leurs communes. Dans toutes les communes, quand on doit secourir les mendiants étrangers, on est bientôt à bout de ses ressources. Qu'on prenne cette mesure, qu'on engage ensuite chaque commune à prendre soin de ses mendiants, et qu'en les lui renvoyant on les secoure, la misère sera moins grande.
Messieurs, vous devez reconnaître que nous ne pouvons faire assez pour arrêter le vagabondage ; car en le tolérant, comme on le fait en ce moment, on doit en attendre de terribles résultats. C'est le moyen de faire former des bandes de voleurs et d'assassins. Il me fait de la peine de voir circuler en quantité des pauvres étrangers dans les rues de Bruxelles, qui sont à 12 et 13 lieues de leur demeure. Quand vous les accostez et interrogez, ils vous répondent qu'ils doivent quitter leurs communes, parce qu'ils n'y trouvent pas de quoi subsister et ne reçoivent aucun secours de leurs administrations. C'est un fait sur lequel le gouvernement devrait porter une sérieuse attention. Il me semble que la police aurait dû faire reconduire chez eux ces malheureux ; mais en les reconduisant, s'informer quelle est la cause de leur émigration, et y porter remède, s'il y a nécessité reconnue. De cette manière vous arrêterez cet effroyable vagabondage et vous viendrez au secours des malheureux qui meurent journellement de faim et d'inanition.
Un remède ou moyen que je dois encore faire connaître au gouvernement, est celui de l'exécution des travaux publics concédés. Plusieurs sociétés concessionnaires ont déposé des millions pour cautionnements en garantie de l'exécution de travaux ; eh bien ! ces capitaux dorment, tandis que l'on pourrait si utilement en faire usage pour donner du pain aux nécessiteux. Que l'on engage donc ces sociétés à commencer leurs travaux, et que surtout l'on ne soit pas difficile sur les dispositions des statuts et des cahiers de charges ; que l'on ne songe qu'aux pauvres, au travail dont ils ont besoin ; que l'on ne voie que le salus populi, le bien public, l'urgente nécessité de porter secours, et que l'on laisse décote les formalités que, dans un temps ordinaire, on est obligé d'observer religieusement, mais que dans la conjoncture actuelle, non seulement on peut, mais on doit négliger pour ne pas perdre de temps !
M. Delehaye. - Si nous n'avions pas la triste expérience du peu de résultat obtenu des commissions, je pourrais peut-être appuyer la proposition de l'honorable préopinant ; mais ce n'est pas quand la mort frappe partout qu'on doit nommer des commissions, à moins que l'on ne vienne contester les chiffres des décès que nous soumettons à vos méditations. Ce qu'il faut, ce n'est pas envoyer des commissions qui iront exprimer quelques plaintes stériles sur le sort des malheureux ; ce sont des moyens efficaces de soulager ceux qui sont condamnés par la misère. Je ne veux donc pas d'une commission ; je ne veux pas non plus me livrer à quelques-unes des considérations qu'ont fait valoir MM. de Haerne et de Villegas.
Sans doute il faut organiser le travail ; mais cette organisation ne peut pas produire de résultat immédiat ; il est nécessaire de secourir, de soulager nos malheureux, et cela aujourd'hui même, comme on aurait dû le faire il y a longtemps. L'organisation du travail doit se faire dans l'intérêt de l'avenir et je ne veux m'occuper que du présent.
Ce que je veux avant tout, ce sont des mesures qui arrêtent la grande mortalité que l'on nous signale tous les jours. Je demande un compte sévère au gouvernement de la conduite qu'il tient vis-à-vis des communes dont les ressources sont insuffisantes pour aider la classe nécessiteuse.
Quand, au commencement de la session, le gouvernement, voulant manifester sa sympathie pour le peuple, vous demandait des mesures destinées à venir immédiatement au secours de nos ouvriers, il envisageait comme telles et l'allocation d'une somme de 2,000,000 de francs à donner du pain à ceux qui en manquaient, et les travaux publics qu'il vous signalait et que vous avez votés avec un empressement qui vous honore.
Quant aux travaux publics, lorsque, il y a plus d'un an, il en a invoqué la nécessité dans l'intérêt de la classe ouvrière, n'était-on pas d'accord que c'était le moyen le plus efficace de venir à son secours ? Déjà des subsides ont été mis dans ce but à la disposition du gouvernement. Dès le printemps de l'année dernière, la moisson se présentait sous les plus tristes auspices. Partout on constatait des déficits. Le gouvernement n'a rien fait.
Dans les Flandres, on avait signalé la convenance d'exécuter la deuxième voie du chemin de fer.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Mais les fonds ne sont pas votés.
M. Delehaye. - Je le sais ; mais il fallait les demander. Quand les chambres vous ont accordé, sur votre demande, deux millions destinés à être distribués en subsides, croyez-vous qu'elles se seraient refusées à accueillir une demande ayant pour objet l'exécution de travaux publics utiles. Non sans doute ; car les travaux ont un double résultat ; ils nourrissent ceux qui ont faim, et ils augmentent la richesse publique.
Si vous n'aviez pas de fonds pour cet objet, il y en avait pour le canal de Schipdonck. Là, qu'avez-vous fait ? Rien ! C'est pour le 20 de ce mois qu'est annoncée l'adjudication. J'ai dit que vous ne commenceriez pas avant le mois de mai. Je suis convaincu que si on commence alors on sera fort heureux, tant ont été mal prises les dispositions de M. le ministre des travaux publics. N'est-il pas évident que le gouvernement aurait dû se hâter de mettre les travaux en adjudication !
Je conçois qu'il soit pénible pour la chambre d'entendre quelques-uns de ses membres revenir sur des faits que les journaux lui ont déjà révélés.
Mais, messieurs, on vous a signalé le mal. Notre devoir est d'y chercher un remède. Depuis longtemps, j'ai dit qu'il était du devoir du gouvernement de faire baisser les droits sur les denrées alimentaires.
J'ai parlé du bétail. Aujourd'hui, l'on dit : Permettez l'importation du bétail maigre. J'avais demandé celle mesure, il y a deux ans, dans l'intérêt surtout de l'agriculture.
Mais c'est une véritable dérision que de la provoquer aujourd'hui comme un allégement immédiat à la misère des Flandres. Sans doute cette mesure est nécessaire, dans l'intérêt du consommateur, mais cet intérêt ne peut se trouver satisfait que dans l'avenir.
Je finis à mon tour.
N'êtes-vous pas frappés de cette grande mortalité qui a été signalée par l'honorable M. de Haerne ? N'avez-vous pas compris qu'elle ne peut être attribuée qu'à la misère ?
Avant de poser ma question, qui sera très catégorique, qu'il me soit permis de relever une inexactitude qu'a commise l'honorable M. de Haerne. Il a dit que l'accroissement de la mortalité n'existait que dans les districts liniers. C'est une erreur.
Il y a accroissement de mortalité partout dans les Flandres, notamment dans les villes de Gand et de Bruges, où l'industrie linière ne compte cependant pas beaucoup d'ouvriers.
Voici le rapport des naissances et des décès dans ces deux villes, et vous savez qu'à Gand on n'a pas cessé de fournir du travail à la classe ouvrière, et que plusieurs industriels se sont imposé de grands sacrifices, alors que le gouvernement restait les bras croisés, en fait de travaux publics.
Bruges : Naissances, 147 ; décès, 306.
Gand : Naissances, 300 ; décès, 416.
Ainsi, ce n'est pas dans les districts liniers seulement qu'il y a accroissement de mortalité.
M. de Haerne. - Je n'ai voulu parler que de l'arrondissement de Courtray.
M. Delehaye. - Au reste, l'argument de l'honorable membre reste tout entier.
Mais si le gouvernement avait examiné quelle est la mortalité dans les Flandres, n'aurait-il pas acquis la conviction que les ressources qui sont à sa disposition sont insuffisantes ! Veut-il laisser continuer cette mortalité, qui est le résultat de la misère ? N'est-il pas du devoir des chambres, du devoir du gouvernement d'y mettre un terme ? Le gouvernement peut arrêter cette mortalité, qui n'est que le résultat du défaut de nourriture. C’est à lui qu'il importe de la donner à ceux à qui il refuse du travail.
Qu’on ne me dise pas que tout ce que l'on peut faire c'est d'accorder des fonds aux communes qui en manquent ; je dis qu'il est du devoir du gouvernement mieux instruit, plus intelligent, d'indiquer aux administrations des communes rurales l'emploi le plus utile.
Je ne veux en indiquer qu'un seul ; pourquoi le gouvernement n'indique-t-il pas aux communes cette mesure si sage qu'on a prise à Gand, en distribuant, outre du pain, des cartes à l'aide desquelles les ménages pauvres peuvent se procurer de la soupe ? Ces cartes pourraient indiquer le nom du père de famille et le nombre des membres de la famille.
Pourquoi le gouvernement ne donne-t-il pas cette impulsion ?
Plusieurs membres. - C'est difficile.
M. Delehaye. - Je le sais. Mais tout n'est-il pas difficile en cette matière, surtout quand la bonne volonté fait défaut ? Il est des communes où les particuliers l'ont fait et ont obtenu des avantages immenses.
En présence de cet accroissement effrayant de la mortalité qui désole une partie du pays, cette mesure était des plus utiles.
Je suis étonne des murmures que j'entends sur les bancs de la droite. N'avez-vous donc de la sympathie que pour le ministère ? N'en aurez-vous donc jamais pour les Flandres ou pour ses habitants ?
Je suis affligé et surpris de ces murmures. J'ai une consolation qui compense l'amertume que me font éprouver vos murmures ; je vois avec bonheur qu'ils ne parlent pas de nos bancs.
Je prie le gouvernement de s'expliquer catégoriquement.
Voici nia question :
En présence de l'accroissement de mortalité qui désole les Flandres, le gouvernement croit-il avoir assez de moyens, assez de pouvoir pour y mettre un terme ?
M. Rodenbach. - Messieurs, je pense, comme l'honorable préopinant, que le gouvernement n'a pas assez fait pour diminuer l'extrême misère et la mortalité dans les deux Flandres.
Je demanderai à M. le ministre de l'intérieur combien on a alloué à ces deux provinces.
Si je suis bien informé, les deux Flandres, pour faire travailler les ouvriers, pour donner du pain à ceux qui meurent de faim, n’out reçu que 6 à 700,000 fr.
Ainsi, messieurs, voilà l'énorme somme que les deux Flandres ont reçue ; en tout 700,000 fr., et je pense même que ces 700,000 fr. n'ont (page 781) pas été entièrement distribués pour donner de l'ouvrage et du pain à ceux qui meurent d'inanition.
Quelle est donc, messieurs, la somme énorme qu'on a votée pour cette extrême misère ? C'est peut-être 75 centimes ou un franc en moyenne pour chaque misérable.
Messieurs, l'intempérie de la saison vient encore augmenter nos malheurs. Il faut encore six mois de misère avant d'avoir une nouvelle récolte. Et je vous le demande, avec la faible somme de 75 centimes par pauvre, peut-on nourrir pendant six mois les personnes qui vous demandent du pain à grands cris ?
Aujourd'hui, messieurs, les rigueurs de l'hiver se font plus vivement, sentir encore qu'auparavant.
Il y avait du travail il y a quelques semaines ; maintenant il n'y en a plus. J'ai reçu encore des nouvelles depuis quelques jours. Il y a par centaines de malheureux qui vont dans les fermes demander un morceau de, pain qui leur est nécessaire pour soutenir leur existence, et qu'on doit leur refuser, parce qu'on ne peut continuellement donner. Aussi, savez-vous ce que font ces malheureux ? Ils vont gratter la neige pour arracher un navet que le cultivateur, dans sa pitié pour une aussi grande misère, ne leur refuse pas.
Messieurs, il y a dans notre pays à peu près pour huit milliards de propriétés territoriales. Je vous demande si dans un pays qui contient de semblables richesses on peut laisser mourir de faim une partie de la population ?
Messieurs, dans quelques communes des Flandres, le nombre des décès dépasse celui des naissances de plus d'un tiers. Je sais qu'on pourra m'objecter ce qui se passe dans certaines villes, à Malines, à Liège ; mais nulle part la mortalité n'est aussi forte que dans les Flandres depuis deux ans. Il n'y a pas de doute que le manque de subsides fait mourir de faim les malheureuses populations de ces provinces ; au nom de l'humanité, je demande que le ministère et la chambre veuillent bien venir au secours de leurs semblables en souffrance. Le gouvernement ne doit pas croire qu'il a tout fait lorsqu'il a accordé un subside de sept cent mille francs. Je lui demande de s'expliquer catégoriquement, et de nous dire s'il est disposé à aviser à d'autres moyens pour alléger efficacement la misère dans les Flandres ; car, je le répète, il ne faut pas oublier que nous avons encore six mois de cruelles angoisses avant la nouvelle récolte.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, nous avons entendu, dans le cours de cette discussion, quelques murmures partir non pas de certains bancs de la chambre, mais de divers bancs de cette chambre. Suivant les principes énoncés par quelques orateurs, c'est sans doute non pas à cause que les Flandres ne méritent pas de sympathie, mais à cause de la singularité des principes qui ont été avancés par quelques-uns des honorables préopinants.
Ainsi, messieurs, toute la responsabilité de l'alimentation, du travail, repose sur le gouvernement ! Voilà le principe le plus étrange que j'aie jamais entendu proclamer. Le gouvernement, messieurs, a sans doute, dans les circonstances difficiles, une grande responsabilité. Mais cette responsabilité a ses limites. Les administrations communales, les bureaux de bienfaisance, les individus ont aussi leur responsabilité. La loi, messieurs, définit la part de responsabilité de chacun, d'après la nature des attributions, d'après la force même des choses.
En ce qui concerne le gouvernement, sa première responsabilité repose sur les mesures générales qu'il dépend de lui de prendre ou de provoquer. A cet égard, nous pensons que le gouvernement de la Belgique n'a pas fait défaut. Nous dirons d'abord que le rapport qui a été fait sur l'emploi des deux millions et sur les mesures diverses adoptées en 1846, a été envoyé en Angleterre à la demande du gouvernement britannique, et que, de l'aveu de ce gouvernement, c'est dans ce document qu'ils puisé les plus précieux renseignements entre tous ceux qu'il a recueillis dans d'autres contrées. Messieurs, je suis autorisé à faire cette déclaration. Je ne la fais pas dans l'intérêt de l'administration, mais je la fais dans l'intérêt même du pays.
Messieurs, le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher le renchérissement des denrées alimentaires, il a permis la libre importation ; il a défendu l'exportation, et en défendant l'exportation, il a conservé au pays une nourriture précieuse, celle de la pomme de terre.
D'autre part, le prix des céréales est encore plus bas en Belgique aujourd'hui qu'il ne l'est dans la plupart des Etats voisins. L'expérience est donc venue justifier cette mesure.
Messieurs, le gouvernement prend encore dans ce moment même une mesure toute spéciale à l'effet de favoriser les importations ; c'est d'abaisser de cinquante pour cent le prix des transports des céréales importées. Je dis importées, parce que nous avons remarqué que si l'on avait étendu cette mesure au transport des substances existant dans le pays, cette mesure eût été au détriment de la Flandre. Car d'après les mercuriales, le prix du froment, notamment sur le marché de Bruges, est inférieur à ce qu'il est sur d'autres marchés. Ainsi, c'est dans l'intérêt même de la Flandre que nous n'avons pris cette mesure que pour les importations. Ceci peut être en quelque sorte considéré comme une prime. Nous verrons le résultat qu'elle produira ; le gouvernement pourra peut-être l'étendre davantage s'il est nécessaire.
On vous a encore parlé du prix de la viande. Messieurs, j'ai fait faire un travail très détaillé sur cet article. Il en résulte que s'il n'avait existé aucun droit d'importation sur le bétail gras, en ayant égard à la consommation totale du bétail dans le pays, la suppression de ce droit n'eût opéré qu'un abaissement d'un demi-centime par kilogramme de viande. Est-ce donc à cette circonstance que l'on pourrait attribuer la cherté de la viande ? Mais je dois ajouter que d'après des renseignements que j'ai obtenus, le bétail gras trouve dans le pays un débit difficile. C'est à tel point qu'il est telle ville où il existe de nombreuses distilleries, où l'on engraisse une grande quantité de bétail qui, les autres années, était toujours vendu à l'avance, et dont les distillateurs doivent aujourd'hui envoyer leur bétail au hasard sur le marché des grandes villes, sans savoir s'ils pourront le placer. Du reste, j'ai transmis sur cette question des renseignements très détaillés à la commission d'industrie qui est encore saisie des pétitions qui ont été adressées à la chambre dans le cours de la session dernière.
Messieurs, cette question de la libre entrée du bétail n'est pas si simple qu'elle le paraît à quelques membres. Tout le monde sait que le prix de la nourriture du bétail est très élevé en ce moment. Je ne dis point qu'en déclarant le bétail libre à l'entrée on ferait baisser le prix de la viande. Cela n'est pas du tout démontré ; mais ce qui est certain c'est que cette mesure jetterait de grandes inquiétudes parmi les éleveurs de bétail et qu'elle les découragerait ; or de cette manière elle pourrait produire un résultat tout opposé : le cultivateur, au lieu de faire de grands frais pour élever le bétail, se déciderait à le vendre dans l'état où il se trouve, et l'élevage du bétail étant ainsi restreint, il en résulterait plus tard une hausse au lieu d'une baisse dans le prix de la viande. Du reste, la chambre sera probablement saisie d'un rapport de la commission d'industrie et alors il sera plus opportun de discuter cette question en détail.
Messieurs, indépendamment des mesures générales que je viens d'indiquer, le gouvernement a fait tout ce qui était en son pouvoir, dans les limites des ressources de l'Etat, pour organiser les travaux publics ; et quoique l'on dise que mon collègue M. le ministre des travaux publics aurait mis de la lenteur dans l'administration de cette partie du service, je crois pouvoir assurer qu'il est à même de justifier qu'il y a mis toute la diligence qu'il était possible d'y mettre. A l’occasion de son budget, il pourra lui-même entrer dans des explications détaillées à cet égard. Je vous rappellerai, messieurs, le projet de loi qui vous est soumis en ce moment et qui tend à allouer deux millions pour travaux d'utilité publique dans les Flandres ; eh bien, avant même que ce projet ne fût examiné dans la chambre, l'adjudication des travaux a eu lieu, mais avec réserve d'approbation jusqu'à ce que les fonds aient été votés. Voilà ce qu'on peut appeler de la diligence et non pas de la négligence. Je dirai même que cette marche n'eût pas été convenable si ce n'était que la gravité des circonstances la justifie.
Messieurs, l'emploi des fonds, mis à la disposition du gouvernement pour l'achèvement des chemins de fer, est à peu près consommé, sauf une somme mise en réserve et dont le transfert va vous être demandé pour qu'on puisse l'affecter à l'augmentation du matériel de transport, chose encore plus utile en ce moment que le parfait achèvement des stations.
Sans doute, messieurs, s'il n'y avait aucun inconvénient à décréter des travaux publics partout et en grand nombre, le gouvernement serait heureux de pouvoir en agir ainsi. Mais il y a des limites à son désir et à sa volonté, ce sont les ressources du trésor, c'est, je le dirai, la crise financière, qui pèse sur la Belgique comme sur tous les autres Etats, et dont vous aggraveriez les conséquences en faisant des emprunts, en commençant imprudemment des travaux que la situation financière ne comporte point.
Voyez, messieurs, jusqu'où a été poussée la sollicitude du gouvernement. Un travail de la plus grande utilité, je dirai même un travail urgent, serait assurément l'achèvement des canaux de la Campine, notamment de la branche d'Herenthals à Anvers qui est en quelque sorte le complément des travaux déjà commencés, et l'achèvement des autres branches qui doivent exercer une si grande influence sur le défrichement des landes de cette partie du territoire.
Eh bien, messieurs, quoique dans la Campine, il y ait aussi beaucoup de souffrance, attendu que la récolte du seigle, sa principale ressource, s'est réduite peut-être au-dessous du quart, pendant l'année dernière, eh bien, le gouvernement a consenti à la suspension de ces travaux, il s'est abstenu de demander des fonds pour les continuer afin de pouvoir en demander pour l'exécution des travaux des Flandres, parce qu'il a pensé que les besoins d'alimentation et de travail sont encore plus pressants dans cette partie du territoire.
Voilà, messieurs, quelle a été la sollicitude du gouvernement pour les Flandres, et après de pareils faits j'ai lieu d'être étonné des plaintes que lui adressent quelques honorables députés, comme s'il était responsable de la situation de leurs commettants.
Messieurs, on a parlé des mesures prises par le gouvernement anglais pour venir au secours d’Irlande. Sans doute le gouvernement anglais a. fait de grands sacrifices, mais personne ne niera que la situation de l'Irlande est bien différente de celle de nos Flandres. Heureusement, si nous avons des communes populeuses et un assez grand nombre de communes qui souffrent, mais ces deux provinces ne sont point entièrement dans cette situation ; il s'en faut de beaucoup ; l'Irlande a une population souffrante incomparablement plus forte ; d'autre part, messieurs, le travail a été longtemps négligé en Irlande ; il n'en est point de même dans les Flandres. En Irlande, une immense étendue de terrains se trouve en friche ; dans les Flandres il ne s'en trouve presque plus. Ici l'agriculture fournit tous les ans une source abondante de travail, qui n'existe guère au même degré en Irlande, et qu'il me soit permis de le (page 782) dire en passant, le meilleur argument en faveur de la loi sur le défrichement, c'est la situation de l'Irlande. Qu'on ne dise point que la situation des Flandres est due au développement de l'agriculture. S'il y a surabondance de population dans certaines communes, cela est dû surtout à l'ancienne prospérité de l'industrie linière, et si la Flandre n'avait pas une agriculture développée, une agriculture prospère, il lui serait impossible de venir au secours de sa population.
Messieurs, parlons franchement et disons ici entièrement la vérité. L'obligation d'entretenir les pauvres est imposée par les lois anciennes à la commune ; elle est imposée, messieurs, par la loi divine et par la loi humanitaire à tous les habitants de chaque commune où la population souffre. Dans des circonstances extraordinaires, j'en conviens, des secours peuvent être demandés au trésor de l'Etat ; mais ces secours, messieurs, ne peuvent être demandés, ne doivent être accordés que dans une certaine limite. Substituez l'Etat à la commune, substituez l'Etat aux voisins, eh bien, messieurs, je le déclare, vous aggraverez la situation des pauvres, vous amènerez leur démoralisation immédiate et complète ; vous aurez partout la mendicité ; partout les administrations communales se déchargeront des soins et des devoirs qui leur incombent.
Et voyez, messieurs, jusqu'où l'on pousse l'exagération. C'est au gouvernement, dit-on, à organiser le travail dans chaque commune, même à organiser en quelque sorte la distribution de la nourriture aux indigents.
Mais, messieurs, quand le gouvernement alloue des subsides à une commune, il impose toujours à cette commune le concours dans toute l'étendue de ses ressources. De nombreuses instructions émanées de l'administration centrale, ont indiqué aux communes divers moyens de venir au secours de leur population souffrante, et les ont invitées à s'ingénier à trouver, de leur côté, tous les moyens qui étaient les plus appropriés aux besoins de la localité.
Messieurs, j'ai été en rapport avec un grand nombre d'administrateurs de communes rurales, et j'ai vu avec plaisir les efforts qui ont été tentés par quelques-uns d'entre eux et les succès dont ces efforts ont été couronnés.
Ainsi, je citerai le bourgmestre d'une commune de 5 à 6,000 habitants, lequel, aidé de quelques personnes notables, s'est adressé à tous les habitants de la commune, pour leur demander de s'engager à prendre une certaine quantité de toiles pour l'usage de leurs familles. Ensuite, il a organisé avec le clergé de la paroisse un atelier de travail dans lequel toutes les toiles soumissionnées ont été confectionnées : elles ont été distribuées, au prix de revient, entre tous les souscripteurs ; et cette commune s'est tirée parfaitement d'affaire pendant l'hiver de 1846.
Des moyens semblables ou d'autres encore ont été employés dans diverses localités.
Je citerai une commune très populeuse du Limbourg, où l'on a organisé le travail de l'industrie linière ; on a acheté du lin dans les Flandres d'où l'on a fait venir des tisserands ; et là, grâce à l'activité et au zèle du curé et de quelques notables de la commune, on est parvenu aussi à satisfaire en 1846 à tous les besoins de la commune, moyennant un faible subside du gouvernement.
Messieurs, les besoins et les ressources des localités varient à l'infini. Comment dès lors voudrait-on que le gouvernement organisât le travail dans toutes les localités ? C'est là une chose que le gouvernement ne peut pas faire et qu'il ne fera jamais que d'une manière infructueuse.
Messieurs, aux termes des lois, c'est aux bureaux de bienfaisance, aux comités de charité qu'il appartient d'organiser le travail avec le concours des administrations locales. Là où il existe des comités liniers, ces comités sont venus en aide aux bureaux de bienfaisance, et quelquefois, de commun accord avec les bureaux de bienfaisance, les ont remplacés.
Aussi, loin de me joindre aux critiques qui ont été, à ce sujet, adressées aux comités, je dirai que ces comités ont généralement rendu de très grands services.
Messieurs, en 1846, les gouverneurs des deux Flandres ont invité les commissaires de district à réunir périodiquement les bourgmestres des diverses communes de leurs ressorts respectifs, pour discuter ensemble et concerter de commun accord les moyens de donner du travail à la classe indigente, de venir à son secours.
Voilà une commission d'enquête tout organisée. Mais que le gouvernement institue une commission d'enquête, cette commission ne remplirait jamais l'office qu'on voudrait lui assigner ; il est impossible qu'une commission d'enquête, nommée par le ministre de l'intérieur, remplisse une semblable mission.
El puis, l'envoi de cette commission ferait naître partout des espérances que le gouvernement ne pourrait pas réaliser ; il en résulterait une stagnation dans les efforts des administrations communales. (Interruption.)
On me dit que les administrations communales ne font rien. C'est trop dire qu'on prétende qu'il en est qui ne fassent pas assez, c'est possible ; vous n'avez pas partout des hommes également intelligents, zélés, actifs en supposant même l'égalité des ressources. (Nouvelle interruption.)
On dit encore : Vous voulez donc laisser les populations mourir de faim. A Dieu ne plaise...
M. Rodenbach. - C'est la vérité !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Il ne suffit pas d'être représentant d'un district souffrant pour se croire autorisé à prononcer de semblables paroles. Sans doute, cela peut être populaire dans les districts qui souffrent, mais cela n'est conforme, ni à nos principes politiques, ni à nos principes administratifs.
Messieurs, une somme de 1,500,000 fr. a été mise à la disposition du gouvernement ; et bien, à l'heure qu'il est, 760,000 fr. ont déjà été distribués dans les deux Flandres. D'autres sommes seront successivement distribuées, au fur et à mesure que l'instruction des demandes sera parachevée ; je le déclare, si dans le premier moment, on a pu être un peu plus facile, le gouvernement est bien résolu aujourd'hui à ne pas éparpiller, à titre de pure aumône, les sommes qui restent disponibles ; il faut qu'il y ait concours et concours actif dans toutes les localités.
M. Fleussu. - C'est le seul moyen.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Mais qu'on ne vienne pas d'autorité et de force arracher au gouvernement des subsides, les lui faire accorder imprudemment et légèrement ! C'est à quoi il ne consentira pas.
Messieurs, il reste des sommes à distribuer, et sans doute les Flandres auront une grande part dans cette distribution ; mais elles ne peuvent pas avoir seules l'intégralité de l'allocation.
Messieurs, on a signalé un excès de mortalité dans certaines communes. Certainement c'est un fléau que nous déplorons autant que qui que ce soit. Mais, messieurs, à la suite d'une cherté de vivres prolongée, c'est un fléau qui s'est manifesté dans tous les temps et dans tous les lieux et qu'il n'est au pouvoir de personne de prévenir entièrement. Le gouvernement anglais a fait emploi de sommes énormes en Irlande ; eh bien, l'emploi qui a été fait est l'objet de très vives critiques, et diverses mesures concertées par ce gouvernement ont été loin de produire les résultats qu'il en attendait ; au contraire, elles ont entraîné de très nombreux et de très graves inconvénients. Aussi, plusieurs des errements précédemment suivis par l'administration de ce pays, ont-ils dû être abandonnés.
Le gouvernement vient de s'arrêter là à une très grande mesure, celle du défrichement. Cette mesure est destinée non seulement à procurer du travail dans le moment actuel, mais à en procurer pendant un grand nombre d'années, surtout à prévenir le retour des causes qui ont amené cette situation malheureuse.
Eh bien, de notre côté nous avons aussi provoqué la loi sur les défrichements, et dans mon opinion, malgré tout ce qui a été dit contre cette loi, je suis persuadé que c'est la mesure qui aura l'utilité la plus permanente et la plus certaine.
Messieurs, le gouvernement, dans sa sollicitude pour la misère des Flandres, s'est engagé pour une somme de deux millions dans la société linière. Il vous a demandé 450 mille fr. encore pour le soutien de cette industrie et la création de nouvelles industries dans les Flandres. Peut-on, en présence de faits pareils, accuser le gouvernement d'inertie, de manque de sollicitude pour les misères des Flandres ?
On nous a demandé, messieurs, à quoi en était l'organisation des comités industriels, des ateliers de travail dans les Flandres. Jusqu'à présent, il n'y avait pas eu de règle fixe pour l'organisation et l'administration de ces comités ; c'était une mesure difficile à prendre, elle a dû être l'objet d'une instruction assez longue ; vous l'aurez remarqué dans le Moniteur, le gouvernement a pris un arrêté organique ; sans doute cela ne suffit pas, il faut établir des ateliers de travail dans les principaux centres, mais cela ne se fait pas d'emblée, d'autorité ; il faut le concours des autorités locales, il faut des bâtiments spéciaux bien appropriés pour l'établissement de ces ateliers ; il faut ensuite des personnes qui se chargent de la direction ; il faut enfin qu'il y ait des maîtres en état d'apprendre le métier qu'on veut enseigner.
Je le dirai, notre intention n'est pas de nous borner exclusivement à l'industrie linière ; nous nous proposons d'introduire toute autre industrie qui pourra s'exercer surtout à domicile. Un fonctionnaire du département de l'intérieur a eu mission de faire un voyage d'exploration ; il a rapporté des renseignements précieux qui seront mis à profit dans le courant de l'année. Sur les 150,000 fr. mis à la disposition du budget de l'intérieur pour les comités industriels, une somme de 103,000 fr. est déjà allouée ; quant à l'emploi des 300,000 fr. qui font l'objet du crédit spécial, cet emploi se lie intimement avec le projet de société d'exportation. Ainsi nous engagerons la chambre à hâter la discussion de ce projet. Il est important que le pays sache à quoi s'en tenir à cet égard. Si la mesure est bonne, il faut pouvoir la mettre à exécution aussitôt ; si elle est mauvaise, il ne faut pas entretenir dans le pays des illusions sur ce qu'on peut en espérer.
Je dis donc qu'en présence de tout ce que le gouvernement a fait, il n'a pu entendre qu'avec une profonde amertume les critiques émanant d'honorables membres qui auraient dû être plus reconnaissants de la juste sollicitude dont il a donné tant de preuves. Nous concevons cependant qu'ils aient pu éprouver une certaine inquiétude ou se trouver sous une certaine impression défavorable, en présence de la souffrance d'une partie de leurs commettants.
M. de Haerne. - Messieurs, je suis vraiment étonné d'entendre le langage de M. le ministre de l'intérieur. Il nous dit qu'on ne doit pas vouloir en quelque sorte arracher des subsides au gouvernement alors que le gouvernement a fait son devoir, a fait tout ce qu'il pouvait faire pour venir au secours des Flandres ! Je rappellerai à M. le ministre et à toute la chambre les paroles qu'il a prononcées quand il s'est agi du projet de loi relatif aux subsistances. Qu'avions-nous dit à cette époque ? (page 783) Que les fonds demandés par le gouvernement pour venir au secours de la misère publique n'étaient pas suffisants. Pour calmer nos inquiétudes, le ministre a répondu : Si les fonds que nous demandons ne sont pas suffisants, vous en demanderez d'autres ; le gouvernement et les chambres seront toujours disposés à les accorder.
Aujourd'hui l'insuffisance des fonds votés est démontrée, nous n'avons pas voulu prouver autre chose, je n'ai nullement eu l'intention de me livrer à des accusations envers M. le ministre de l'intérieur, je me suis borné à démontrer l'insuffisance des subsides votés, et à dire que c'était un devoir pour le ministre et pour la chambre de venir au secours des malheureux qui souffrent tant. L'honorable ministre de l'intérieur semble s'en rapporter entièrement à la sollicitude des communes, à la charité privée pour le soutien des pauvres.
En principe, en règle générale, je suis tout à fait d'accord avec M. le ministre de l'intérieur ; oui, je conçois aussi bien que qui que ce soit les abus de la charité légale, d'une taxe des pauvres. La charité privée est le premier moyen auquel on doive avoir recours pour venir en aide aux malheureux, je suis de cet avis ; aussi j'applaudis de grand cœur à tout ce qui a été fait par les particuliers pour venir au secours des Flandres ; j'applaudis aux exemples de sacrifices qu'ont donnés les grandes villes en faveur des populations souffrantes ; la ville de Bruxelles surtout qui, dans cette circonstance, s'est montrée digne du titre de capitale ; elle s'est montrée la tête et le cœur du pays, la tête par la grande pensée qu'elle a manifestée, le cœur par les nobles sentiments qu'elle a répandus dans toute sa population. Je remercie M. le ministre de m'avoir fourni l'occasion de témoigner ma reconnaissance au nom des Flandres à la ville de Bruxelles, pour sa générosité. Elle s'est acquis de nouveaux titres à la reconnaissance des Flandres par son humanité ; elle s'est attaché les Flandres par de nouveaux liens, et elle a contribué ainsi, en faisant voir qu'on peut compter sur elle, à la consolidation de notre nationalité, de notre indépendance à laquelle elle est plus intéressée qu'aucune autre ville. C'est ainsi que les grandes vertus reçoivent de grandes récompenses. C'est par les sentiments du cœur que vivent et se fortifient les nations. Je suis donc très grand partisan de ces élans de la charité privée ; mais après la charité privée, quand elle ne suffit pas, j'appelle les efforts de la commune, des administrations locales qui, elles aussi, ont des devoirs à remplir et doivent avant le gouvernement donner leur concours.
Je suis d'accord avec M. le ministre de l'intérieur en thèse générale, dans les circonstances ordinaires ; mais telle n'est pas la question maintenant. Je vous ai démontré l'insuffisance de tous ces efforts combinés ; en présence de cette insuffisance et de centaines de personnes mourant de misère et de faim, ce que j'ai demandée M. le ministre, c'est s'il n'avait pas d'autres secours à mettre à notre disposition. Je me suis ensuite permis d'indiquer quelques mesures. Peut-être me suis-je un peu trop étendu sur cette grande question de l'organisation du travail, mais je l'ai fait, parce que je la crois capitale. On m'a répondu que le gouvernement ne pouvait pas organiser ce travail par lui-même ; je le sais, aussi n'ai-je pas demandé que le gouvernement s'occupât d'organiser directement le travail, mais qu'il s'en occupât de la même manière que précédemment, seulement en y apportant plus d'activité ; mais en donnant une nouvelle impulsion, en se mettant en communication avec les gouverneurs et les commissaires d'arrondissement, afin que cette organisation s'établît immédiatement dans toutes les communes où elle peut s'introduire, et qu'elle s'y fît, ce que je crois possible, sans nuire à l'industrie particulière.
Voilà ce que je voudrais. Mais certes je ne veux pas que le gouvernement se mêle par lui-même des opérations de détail.
En ce moment, les demandes de toile sont très fortes dans l'arrondissement de Courtray ; on ne peut les servir ; les toiles à la main sont très recherchées. Mais précisément parce que la matière première a été enlevée par les grands spéculateurs, parce que les comités n'ont pu en trouver à des prix convenables, on n'a pu faire travailler, et on ne peut satisfaire aux demandes du commerce, quant aux bonnes toiles qui seules sont recherchées.
Le gouvernement aurait pu distribuer des secours plus tôt, comme je le disais tout à l'heure.
J'insiste sur ce point, pour que cela n'ait plus lieu et pour que les fonds, destinés à l'achat des matières premières, soient distribués à temps, et que nos malheureux ouvriers ne soient pas devancés à cet égard par ceux qui achètent nos lins en masse, souvent pour compte de l'étranger.
Un autre reproche a été fait par M. le ministre de l'intérieur, et, je dois le dire, j'y ai été sensible.
M. le ministre de l'intérieur a insinué que le désir de la popularité pourrait bien être pour quelque chose dans notre interpellation.
M. Eloy de Burdinne. - Je le crois aussi.
M. de Haerne. - Ce qui me guide, c'est un devoir impérieux de conscience. Je n'aurai pas la conscience tranquille, tant que je n'aurai pas fait tout ce qui est en mon pouvoir pour soulager la misère des Flandres. Vous appellerez cela un vain désir de popularité, autant qu'il vous plaira ; je répondrai que ce sont là des reproches injustes, et qu'un ministre surtout ne devrait pas se permettre, s'il ne veut pas qu'on lui en adresse de semblables, dans d'autres circonstances.
Loin de vouloir faire de la popularité, j'ai été le premier à critiquer la gestion de certaines administrations communales.
Pour vous prouver combien peu je prétends à cette popularité à laquelle on suppose que je tiens tant, je vous signalerai un abus qui se commet dans quelques communes rurales, en petit nombre, il est vrai ; je veux parler de l'affectation à l'extinction des dettes du bureau de bienfaisance, des subsides accordés pour le soulagement des pauvres.
J'appelle l'attention du gouvernement sur ces faits, que m'ont fait connaître dernièrement des personnes appartenant à l'arrondissement de Thielt et à la Flandre orientale.
C'est là un abus, parce qu'on ne peut pas détourner les fonds de leur destination, et que ce n'est pas le moment de faire des économies de ce genre. Je le signale, cet abus, pour répondre à l'insinuation qu'on a faite contre moi, et surtout pour qu'on tâche de le faire cesser.
C'est pour empêcher qu'il se renouvelle que l'intervention du gouvernement peut être nécessaire ; et cela prouve encore qu'il ne peut veiller avec trop de sollicitude à tout ce qui concerne la question de la misère publique.
C'est pour cela que j'appelle l'attention du gouvernement sur ce point, et je dis que sous ce rapport comme sous plusieurs autres, il y a bien des choses à faire auxquelles on n'a pas songé.
En terminant, j'engage le gouvernement à intervenir de tout son pouvoir pour faire cesser cette misère qui désole nos villes et surtout nos campagnes, et à se pénétrer de l'idée qu'une grande responsabilité pèse sur lui en ce qui concerne la question du paupérisme des Flandres.
Plusieurs membres. - L'ordre du jour !
M. Delehaye. - Messieurs, je ne suis pas en dehors de la question ; car la loi des défrichements, comme l'a dit M. le ministre de l'intérieur, doit avoir pour effet de venir au secours des Flandres. Je traite donc la question à l'ordre du jour, en vous entretenant de la misère des Flandres.
Quoique je ne sois pas tout à fait de l'avis de M. le ministre de l'intérieur, il doit m'être permis de me placer sur le terrain sur lequel il m'appelle.
J'ai rempli mon devoir, je ne puis donner qu'un vote stérile, puisque je suis de l'opposition ; c'est à la majorité qu'il appartient de prendre les mesures que je signale.
En effet, je ne comprends pas comment, après les interpellations qui ont été faites, les membres de la droite continuent à avoir confiance dans un ministère qui leur dit que 760,000 fr. seulement ont été dépensés pour les Flandres. Mais remarquez combien est grand le nombre de ceux qui, tous les jours, meurent de faim ; et vous avez encore 600,000 fr. en caisse ; vous avez donc le moyen d'arrêter ce surcroît de mortalité dû au manque de subsistances.
Vous êtes, messieurs, bien mal venus à soutenir le gouvernement en présence de tels faits.
Mais il y a quelque chose de bien plus grave que cela : c'est que M. le ministre de l'intérieur ne reconnaît pas les nécessités que nous avons signalées. En effet, qu'a-t-il dit ? Il a dit : Si plus tard nous croyons nécessaire de faire plus, nous nous adresserons à vous. Ainsi, vous, M. de Haerne, qui, par devoir, interpellez le gouvernement, vous voyez que le ministère ne croit pas au tableau que vous lui présentez, puisqu'il ne reconnaît pas la nécessité de soumettre aux chambres une nouvelle demande. Vous voyez, messieurs de la droite, combien votre position est fausse, combien l'appui que vous accordez au ministère est mal récompensé, mal justifié.
Je me permettrai, en terminant, d'adresser à M. le ministre de l'intérieur une autre interpellation.
Je vous avoue que je suis partisan des défrichements ; car ils sont un moyen d'accroître la richesse publique ; tout ce qui tend à un pareil résultat à mon assentiment. Mais quel rapport cela a-t-il avec la misère des Flandres ? M. le ministre de l'intérieur songe-t-il à transplanter dans la Campine les populations malheureuses des Flandres ? Je ne vois pas un mot de cela dans le projet de loi. Je n'y vois que le droit d'exproprier les communes. Mais je ne vois pas que le projet de loi contienne les moyens de les transplanter dans les terrains défrichés ou à défricher, qu'il mette à la disposition du gouvernement les ressources nécessaires à cet effet.
Je voudrais donc que le gouvernement nous fît connaître ses intentions à cet égard.
Avant de me rasseoir, qu'il me soit permis de répondre à ce qu'a dit l'honorable M. de Haerne ; cet honorable membre n'a pas des renseignements tout à fait exacts. Il a dit que les fonds alloués aux bureaux de bienfaisance servaient à éteindre leurs dettes. Ce qui a provoqué, à juste titre, des murmures improbateurs.
Mais cela n'est pas exact. Ainsi, je suis membre du conseil communal d'une ville dont le bureau de bienfaisance a au contraire avancé 80,000 francs pour les communes rurales, à l'effet d'entretenir leurs habitants dans les hospices de la ville. Le bureau de bienfaisance a avancé la somme nécessaire avec une générosité d'autant plus grande qu'il est à peu près certain de la perdre. Cette éventualité ne l'a point arrêté.
Tous les jours encore on fait de nouveaux sacrifices Cette dette qui, il y a quelque temps, était loin de monter à 50,000 fr., s'élève déjà à 80,000 francs, et si l'on ne s'arrête, je suis persuadé qu'elle s'élèvera bientôt à 100,000 fr. Il n'est donc pas tout à fait exact de dire que les fonds qui ont été donnés par le gouvernement, ont servi à éteindre les dettes des bureaux de bienfaisance. Au moins, cela n'a pas eu lieu à Gand.
M. de Mérode. - Messieurs, j'ai écoulé attentivement les observations qui ont été présentées à l'occasion de la misère qui règne si malheureusement dans les Flandres, et de ces observations il résulterait qu'un gouvernement peut conjurer les fléaux du ciel, dompter les éléments. Je voudrais cependant que l'on nous citât un pays où une telle puissance est dans les mains des gouvernants.
(page 784) Malgré l'immense puissance de l'Angleterre, malgré les sommes énormes dont l'administration de ce pays a pu disposer pour l'Irlande, a-t-elle pu épargner à cette contrée la mortalité qui la frappe si cruellement ? En Silésie, la même situation existe que dans les Flandres, et cependant le gouvernement prussien, qui a des épargnes dans son trésor et non pas des dettes, comme nous, et des émissions de bons du trésor, n'a pas empêché ce déplorable état de choses.
Que réclame-t-on, après tout ? Des subsides assez considérables pour conjurer entièrement le fléau de la disette. Mais qui peut les fournir en Belgique ces subsides, si ce n'est le pays lui-même ? Car les étrangers ne viendront pas la secourir assurément. Ainsi, l'on demande en résumé que les autres provinces de la Belgique nourrissent les Flandres ; mais croit-on qu'il y ait excès de moyens d'existence dans ces provinces ? Plût à Dieu qu'il en fût ainsi. Malheureusement elles ont généralement beaucoup de peine déjà à nourrir leurs propres indigents.
Les quatre ou cinq hommes qui constituent le gouvernement ne possèdent point en personne la faculté de substanter les Flandres. Quand vous leur adressez des reproches, ce sont par conséquent des contributions nouvelles que vous sollicitez. Pour atteindre votre but, proposez donc des centimes additionnels sur tous les impôts ; en ce qui me concerne je ne les refuserai pas ; car nous avons épuisé la ressource des bons du trésor, qu'il est impossible d'étendre encore ultérieurement.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, je veux seulement porter à la connaissance de la chambre un fait : c'est qu'indépendamment des sommes que je vous ai annoncé avoir été distribuées aux Flandres, une disposition vient d'être soumise à la signature du Roi pour deux nouveaux subsides de 150,000 francs à envoyer dans chacune des deux Flandres, mais bien entendu après que l'instruction de toutes les demandes aura été bien et dûment faite et que le gouvernement se sera assuré du concours le plus sérieux et de l'emploi des fonds.
Si je fais cette déclaration, messieurs, c'est pour qu'on ne vienne pas dire plus tard que c'est grâce à la sollicitude de certains membres, grâce à la violence des attaques dont j'aurais été l'objet que nous avons prescrit cette mesure. Cette mesure, messieurs, était prescrite avant la discussion, je tiens à le déclarer.
M. Desmet. - Je demande la parole.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Toutefois qu'on ne se méprenne pas sur le sens de mes paroles. Ce n'est pas que je me plaigne des demandes qui ont été faites, des plaintes qui ont été articulées. Mais ce dont je me plains, c'est de certaines phrases d'opposition et de blâme qu'on a articulées contre mon administration, et c'est parce que je ne veux pas que l'on attribue les bienfaits du gouvernement à des attaques de ce genre, que j'ai cru devoir m'en expliquer d'avance. (Interruption.)
Messieurs, chaque fois je suis prêt à répondre à tous les griefs qui sont articulés. Mais je ne veux pas que l'on puisse dire que c'est parce qu'on nous aura accusé à tort que de nouveaux bienfaits auront été accordés.
M. de Brouckere. - C'est nous qui avons accordé les bienfaits.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). – Il est bien entendu que tout ce qui est le résultat d'une loi est le résultat du concours de la législature ; jamais le gouvernement ne l'a entendu autrement. Mais c'est lui qui est chargé de répartir les fonds, et on l'a accusé de les tenir en caisse, de ne pas en disposer.
Messieurs, l'honorable comte de Mérode vous a parlé avec raison de la misère qui règne dans d'autres pays. Je pourrais citer ce que nous voyons dans les papiers publics de la capitale de la Prusse ; nous y voyons les mêmes plaintes que celles qui sont articulées ici quant aux portions les plus souffrantes de notre pays ; nous y voyons que des sociétés y sont organisées en grand nombre et sous toutes les formes pour venir au secours des populations. Mais, comme vous l'a dit l'honorable préopinant, il existe des faits qu'aucune puissance humaine ne peut dominer, dont toutefois on peut atténuer les effets par le concours de tous les efforts.
M. Desmet. - Certainement, messieurs, ce n'est pas moi qui ai critiqué les actes de M. le ministre de l'intérieur. Au contraire, je lui ai donné des éloges pour la manière dont les fonds étaient répartis. Mais je suis certain que M. le ministre de l'intérieur lui-même n'a pas de notions certaines sur la situation des Flandres ; et j'ai demandé que pour que cette situation fût bien connue, pour qu'on pût s'assurer des besoins des populations et des remèdes à y apporter, qu'une commission fût envoyée dans les Flandres par le gouvernement.
M. le ministre de l'intérieur me dit que les bourgmestres ont été réunis sous la présidence des commissaires de district. Mais M. le ministre a-t-il reçu quelque rapport à la suite de ces réunions ? Je ne le pense pas.
Messieurs, vous avez ordonné plusieurs enquêtes. On en a fait une sur la situation commerciale et industrielle du pays ; on en a fait une sur la situation de l'industrie linière. N'est-ce donc pas une circonstance assez importante pour en nécessiter une, que celle où une population meurt de faim et d'inanition ? Je demande donc encore, et je crois que c'est un conseil utile que je donne au gouvernement, qu'une commission se rende sur les lieux pour s'assurer du véritable état des choses.
Je demande aussi que M. le ministre de la justice veuille bien prendre des mesures en ce qui concerne les mendiants. Si certaines communes n'étaient pas envahies par les mendiants étrangers, elles pourraient soutenir les leurs.
M. de Tornaco. - Messieurs, le gouvernement, lorsqu'il défend un mauvais projet de loi, appelle à son secours tous les moyens qui se présentent à son esprit ; il ne laisse échapper aucune occasion de s'en servir. C'est ainsi que tout à l'heure, lorsqu'il s'agissait de la misère des Flandres, l'honorable ministre de l'intérieur vous a dit que l'un des moyens les plus puissants que l'on pût présenter pour venir au secours des Flandres, c'était la loi sur le défrichement.
M. le ministre s'est engagé un peu à la légère ; car il a provoqué, de la part de l'honorable M. Delehaye, des explications auxquelles il a jugé prudent de ne pas répondre.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - J'y répondrai.
M. de Tornaco. - Pour ma part, messieurs, je suis dans la même situation que l'honorable M. Delehaye ; je ne vois aucune relation entre la loi sur le défrichement et la misère des Flandres.
Je saisirai, messieurs, cette occasion pour rappeler que l'honorable ministre de l'intérieur a fait comprendre, hier, a la chambre qu'il n'entend pas établir des colonies, qu'il n'entend pas avoir recours à la colonisation, au profit des Flandres. Un honorable membre, défenseur du projet de loi, M. Albéric Dubus, vous a déclaré formellement aussi qu'on ne veut pas de la colonisation en Campine.
Ainsi, messieurs, la situation des Flandres ne peut exercer aucune influence sur le vote à émettre touchant la loi en discussion, et j'engage l'honorable M. Delehaye à voter contre la loi ou pour la loi, suivant qu'il jugera qu'elle lui paraîtra ou ne lui paraîtra pas utile au pays, indépendamment de toute considération tirée de la situation des Flandres.
M. le ministre de l'intérieur, en cédant à un mouvement de chaleureuse philanthropie, a oublié aussi que, répondant l'autre jour à une opinion que j'ai émise dans cette enceinte, il a prétendu que le pays possède des capitaux abondants. Je disais alors qu'un moyen de défrichement et un moyen indispensable, c'était l'argent : M. le ministre me répondit qu'il y avait beaucoup d'argent en Belgique. Mais il vient de tenir un langage différent, il vient de dire que nous sommes dans une crise financière. Cependant les crises financières, comme celle que nous traversons, ne se produisent pas, que je sache, quand un pays possède des capitaux abondants.
Messieurs, après avoir fait ressortir cette différence de langage de M. le ministre suivant les besoins du moment, je reviens au fond de la question du défrichement. Je me propose de dire encore quelques mots sur les objections principales qui ont déjà été présentées contre la loi. Je me propose, en second lieu, de repousser les attaques qui ont été dirigées contre les adversaires de la loi, soit dans cette enceinte, soit au-dehors. Je me bornerai là. Je ne serai pas long. J'éviterai d'exciter l'impatience de la chambre.
Messieurs, dans une séance précédente, j'ai soutenu que la loi sur le défrichement n'est point une loi utile, considérée par rapport aux irrigations. Cette opinion, je l'ai appuyée sur des faits, et ces faits n'ont pas été contestés ; ils étaient incontestables. J'ai ajouté que si une loi était nécessaire pour les irrigations, que si le gouvernement rencontrait quelques obstacles locaux aux travaux d'irrigation qu'il a entrepris et qu'il se propose d'entreprendre encore, c'était une loi sur les irrigations et non une loi sur les défrichements qu'il devait réclamer de la chambre. M. le ministre de l'intérieur, répondant à cette objection que j'avais faite à la loi, a dit qu'en France, en effet, on a fait une loi sur les irrigations, mais que cette loi n'a produit jusqu'ici aucun résultat. D'abord, messieurs, je ferai remarquer que la loi portée en France, sur les irrigations, l'est depuis fort peu de temps ; qu'en outre, lors même que cette loi n'aurait pas produit de résultats en France ou qu'elle ne dût pas en produire, cette circonstance ne prouverait pas du tout qu'une loi sur les irrigations ne produirait pas de bons résultats dans notre pays.
Mais, messieurs, une loi sur les irrigations devrait être, à mon avis, plus large que la loi française. Il faudrait une loi réglant non seulement les rapports des particuliers entre eux, mais aussi les rapports des particuliers avec le gouvernement, agissant au nom de l'intérêt public. Une loi, conçue en ces termes, serait, je n'en doute pas, d'une grande utilité pour le pays entier ; elle serait d'une application immédiate pour les travaux que le gouvernement a entrepris dans la Campine. Ainsi, messieurs, c'est bien une loi sur les irrigations qu'il faudrait pour la Campine, et je dois déclarer que si elle est proposée dans le sens que je viens d'indiquer, qu'elle contienne même des dispositions appliquant le principe de l'expropriation pour cause d'utilité publique, j'aurais beaucoup de peine à lui refuser mon vote. Dans ce cas, en effet, la question d'utilité publique est précisée, elle est saisissable, elle est palpable, elle a les caractères qui lui manquent dans la question du défrichement.
Je crois, messieurs, qu'il est assez démontré que c'est bien une loi d'irrigation qu'il faudrait pour poursuivre les travaux commencés dans la Campine, je n'insisterai pas davantage sur ce point.
Une autre objection que j'ai présentée contre la loi, c'est qu'elle est inutile, non pas quant au défrichement de telle ou telle partie de terrains incultes, mais quant au défrichement en général. Je n'ai pas rencontré, dans les discours prononcés par les honorables défenseurs de la loi une seule réponse satisfaisante à cette objection. Elle était aussi fondée sur les faits. J'avais établi par des chiffres que la loi est inutile, attendu que les propriétaires particuliers du pays possèdent à peu près autant de (page 785) terres incultes susceptibles de culture que les communes. La plupart des honorables membres qui ont défendu le projet de loi, voyant peut-être des difficultés à aborder franchement cette objection, ont préféré la tourner. De ce nombre sont l'honorable ministre de l'intérieur et l'honorable membre dont le discours a terminé votre séance d'hier.
Messieurs, il y a deux questions bien distinctes à poser : Le défrichement est-il utile en général ? La loi est-elle utile pour parvenir au défrichement ? Faute d'avoir établi cette distinction, les honorables membres auxquels je fais allusion sont tombés dans la confusion la plus profonde depuis le commencement jusqu'à la fin de leurs discours. Il n'en est pas un seul, pour ainsi dire, qui ait échappé à cette confusion. On a répondu constamment à une question par l'autre, et réciproquement. Ainsi lorsqu'on demande : La loi est-elle utile pour arriver au défrichement ? ces messieurs répondent : Le défrichement est utile ; c'est une question d'utilité publique ; le défrichement est généralement reconnu comme utile. Voilà comment ces messieurs ont constamment argumenté.
Messieurs, j'examinerai successivement ces deux questions, et puisque l'on persiste à regarder le défrichement comme étant d'une utilité incontestable, tellement incontestable qu'on peut s'appuyer sur cette utilité pour étendre outre mesure dans nos lois le principe de l'expropriation, j'entrerai de nouveau dans l'examen de la question d'utilité. Messieurs, remarquez-le bien, la véritable question, la question dominante dans ce débat est celle-ci : Est-il utile de défricher les terres incultes de notre pays ? A cette question je réponds : L'utilité du défrichement, considéré sous un point de vue général, est relative, elle dépend des circonstances. Pour me servir d'expressions industrielles ou économiques, je dirai que l'utilité du défrichement dépend du prix de revient des produits agricoles que l'on en obtient, comparé au prix de vente des mêmes produits.
Afin de me faire comprendre, je me servirai d'exemples.
Je suppose qu'un propriétaire achète un hectare de terre en friche, un hectare de bruyère, et qu'il veuille livrer cet hectare à la culture. Il y transporte ses instruments aratoires, ses semences, son engrais, ses amendements, tout ce qu'il faut, en un mot, pour rendre ce terrain productif et en tirer le meilleur profil possible.
Je suppose que le propriétaire, après avoir fait plusieurs récoltes, règle ses comptes d'une manière industrielle (car c'est une opération d'industrie), reconnaisse qu'il a engagé sur son hectare de terre un, deux ou trois milliers de francs, et que, malgré le prix excessif de tous les produits de la terre, il ne soit pas parvenu à retirer un intérêt convenable de son capital engagé ou qu'il ait perdu une partie de ce capital, il aura fait une opération évidemment mauvaise. Je demande aux défenseurs du projet de loi si dans ce cas il y a utilité publique ? Y a-t-il utilité à ce que le défrichement se fasse dans de telles conditions ?
Je passe à un autre exemple.
Je suppose que ce propriétaire, au lieu de labourer son hectare, à cause de son éloignement, à cause des frais de transport, aller et retour, juge à propos d'y faire un semis de résineux, qu'après vente faite du produit de l'opération ou du bois, il soit reconnu qu'il perd et l'intérêt du capital et une partie de ce dernier, par suite de circonstances diverses, telles que bas prix des produits obtenus, difficulté de les livrer au commerce, etc. Ce propriétaire, a-t-il fait une opération lucrative, utile ? Y a-t-il utilité publique à ce que beaucoup d'opérations semblables aient lieu ? Je réponds que non, et tout le monde répondra de même.
Ces deux exemples prouvent assez clairement, me semble-t-il, que l'utilité du défrichement est relative, qu'elle dépend des circonstances. Le défrichement peut être utile, il peut ne pas l'être. On doit croire en thèse générale qu'il ne l'est pas, qu'il n'est pas regardé comme tel, à moins de nier absolument l'intelligence de l'intérêt privé, car plus de la moitié des terrains incultes susceptibles de culture, appartiennent à des particuliers. Pourquoi les particuliers, malgré les prix excessifs des produits de la terre, ne cultivent-ils pas leurs bruyères ? C'est apparemment qu'ils craignent d'éprouver des pertes.
Messieurs, l'utilité des défrichements, considérés d'une manière générale, est très contestable. Si donc vous étendiez l'expropriation au défrichement, si vous l'admettiez pour parvenir au défrichement, vous lui donneriez une base incertaine. C'est ce qui n'a jamais été fait. Toujours l'expropriation a été appliquée à des cas où l'utilité était la saisissable, évidente.
Je crois utile de reproduire ici une observation qui a été présentée hier par l'honorable M. d'Hoffschmidt, et sur laquelle il n'a pas assez insisté à mon avis. L'honorable membre vous a dit : « Si vous encouragez la culture de mauvaises terres, il vous arrivera ce qui est arrivé dans un autre pays ; on viendra un jour vous demander des protections pour les cultivateurs que vous aurez poussés dans des entreprises hasardeuses. »
Eh bien, messieurs, ce résultat est inévitable. Que le gouvernement et les chambres poussent aujourd'hui les cultivateurs aux entreprises chanceuses de défrichement, et par la suite, il vous sera en quelque sorte impossible de refuser des lois de protection aux céréales et aux autres produits de la terre. C'est un avis que je me plais à donner surtout aux partisans de la liberté commerciale. Quant à moi, je ne suis pas un ardent free-trader ; mais ce qu'avant tout, je voulais éviter, c'est d'engager l'avenir ; je désire que la chambre et le gouvernement n'engagent pas l'avenir et ne créent pas un obstacle à un acheminement lent et graduel, prudent vers la liberté commerciale.
Je n'insisterai pas davantage sur l'utilité du défrichement, considéré d'une manière générale. Je viens maintenant à l'utilité de la loi, pour arriver au défrichement.
Messieurs, dans une séance précédente, j'ai dit que cette loi n'est pas propre à amener le défrichement ; qu'il ne faut pas exproprier les communes, qu'il ne faut pas les forcer à vendre leurs biens ; qu'il ne faut pas les dépouiller ni mettre dans le domaine privé plus de terres incultes, pour parvenir au défrichement, parce que le domaine privé possède à peu près la moitié de toutes les terres incultes qui sont susceptibles de culture, et qu'il ne les cultive pas. Il n'est pas de réplique à un pareil argument ; aussi la réplique, je suis à l'attendre.
Cependant M. le ministre de l'intérieur, comme vous l'avez encore vu tout à l'heure, n'est pas au dépourvu en fait d'arguments ; M. le ministre de l'intérieur s'est appuyé sur quelques pétitions qu'il vous a lues avec une certaine emphase, pétitions dans lesquelles on demande le partage. Ainsi que je l'ai déjà fait remarquer, quand il s'agit d'une question, les partisans de la loi répondent à une autre question. La demande de partage, que prouve-t-elle ? Elle prouve l'utilité du défrichement dans certaines localités ; mais elle ne prouve pas l'utilité de la loi pour y parvenir ; elles prouvent qu'il serait utile de défricher un certain nombre d'hectares dans certaines localités, et ces localités sont probablement des villages assez populeux, autour desquels se trouvent des bruyères ; là sans doute les circonstances sont favorables aux défrichements.
Voilà tout ce que prouvent les pétitions ; elles ne prouvent pas du tout qu'il faille donner au gouvernement le pouvoir de forcer les communes à vendre leurs biens incultes. Je suis persuadé que les signataires des pétitions seraient les premiers à s'opposer à la vente. Autre chose est d'obtenir un terrain gratuitement, ou de l'acheter en cas de vente. Ce ne seraient pas les pétitionnaires qui obtiendraient les terres, ce seraient les grands propriétaires, dont ils se plaignent et qu'ils indiquent comme faisant obstacle à leur demande.
Pour compléter l'effet que devait produire cette exhibition de pétitions, M. le ministre de l'intérieur a fait ressortir cette opposition entre grands et petits propriétaires.
Il est très vrai que dans certaines communes, des propriétaires, non les grands propriétaires, ils se tiennent assez généralement en dehors de ces questions, mais les propriétaires moyens se trouvent en désaccord avec les petits et avec les ouvriers. Mais cette situation ne prouve pas du tout qu'il faille dépouiller les uns et les autres. Il y a d'autres moyens de remédier au mal ou de faire cultiver les terres dont parlent les pétitionnaires, et qui sont sans doute dans des conditions favorables au défrichement. L'honorable M. Castiau a parfaitement démontré que la vente forcée des terres communales incultes s'effectuerait au profit des grands propriétaires ; je craindrais d'affaiblir son opinion en la reproduisant.
J'ajouterai pourtant une observation à l'appui de son opinion. En général les terrains demeurés incultes le sont à cause de leur éloignement des centres de population. Le meilleur parti que l'on pourrait en tirer, ce serait de les convertir en bois. Or il n'y a que les grands propriétaires qui ont assez de ressources pour se livrer à des spéculations de ce genre, attendu qu'elles exigent de fortes avances dont les résultats se font attendre longtemps.
Il est donc évident que si la vente des biens communaux avait lieu, ce serait au profit des grands propriétaires. Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de celle observation ; je n'ai pas l'intention de critiquer la grande propriété ; je suis partisan, je ne crains pas de le dire, de la grande propriété ; elle est la plus favorable aux progrès agricoles ; elle est la plus favorable à la production économique des substances alimentaires, des produits de la terre.
C'est la grande propriété qui a fait faire en Angleterre tous ces immenses progrès qui l'ont placée à la tête de tous les pays sous le rapport de l'agriculture.
Si toutefois je suis partisan de la grande propriété, c'est à condition qu'elle se constitue loyalement, que ce ne soit ni aux dépens des communes ni aux dépens des pauvres.
Déjà assez de propositions ont été faites qui tendaient à jeter sur la propriété un vernis de cupidité. Je ne les ai pas votées. La proposition qui nous est soumise en ce moment devait amener (du moins dans certaines limites) un résultat semblable ; je trouve encore dans cette éventualité un motif de plus d'opposition à la loi.
Messieurs, on a accusé les adversaires du projet de loi, de tenir aux bruyères, aux terres incultes, d'être des arriérés, peut-être même des rétrogrades. Ces accusations ont été articulées d’une manière indirecte dans la chambre, et en dehors delà chambre d'une manière directe. Je les repousse de toutes mes forces et les renvoie à leurs auteurs. Je crois qu'un membre de la chambre qui, dès son entrée dans cette enceinte, n'a pas hésité à réclamer avec instance l'organisation de l'enseignement agricole n'est pas rétrograde ; que celui qui a demandé des encouragements et des honneurs même pour les agronomes, n'est pas rétrograde non plus ; que celui qui a sollicité des subsides pour les sociétés agricoles, si avantageuses à l'agriculture, celui-là ne peut pas être considéré comme contraire aux progrès agricoles.
Messieurs, il y a une grande différence entre le désir immodéré d'un progrès irréfléchi, incertain, et l'amour d'un progrès raisonné appuyé sur l'expérience, sur l'appréciation des faits, des réalités ; celui-ci, je l'appuierai, je le poursuivrai toujours ; celui-là je le repousse et l'abandonne aux défricheurs de cabinet.
Les adversaires du projet de loi ne sont certes pas ennemis du progrès agricole ; les populations au nom desquelles ils s'expriment ne le sont pas davantage.
Ceux d'entre vous qui ont parcouru les Ardennes, et notamment la (page 786) partie ardennaise de la province de Liége, reconnaîtront avec moi, je n'en doute pas, que nulle part ils n’ont vu des populations plus laborieuses ni poursuivant avec plus d’intelligence et d’activité les progrès agricoles.
L'honorable M. Kervyn, reprochant dernièrement aux adversaires du projet leurs idées arriérées, proposait lui-même, par l'amour du progrès, d'irriguer les Ardennes à l'écossaise.
Mais je n'ai pas vu dans le discours de l'honorable membre qu'il supposât des moyens d'attirer les eaux sur le sommet des montagnes, ni de les y maintenir dans les schistes perméables des Ardennes. Jusqu'à ce que cet honorable membre nous ait fait part de ces moyens, il me permettra d'appeler de son opinion au témoignage de M. de Puydt, qui a dit que nulle part les irrigations ne sont pratiquées avec autant de soin et d'intelligence, que dans les Ardennes.
Il faut se tenir eu garde contre les illusions en quelque sens que ce soit. Il faut éviter l'erreur et l'exagération en toute chose. Si d'une part il faut éviter de vouloir irriguer les Ardennes à l'écossaise, d'autre part il faut éviter de ramener la culture des champs au moyen de la bêche.
On a prétendu aussi que les adversaires du projet étaient mus par un étroit esprit de clocher et même par des considérations électorales.
C'est là une insinuation absolument déplacée.
Quant à moi, j'ai l'honneur d'être envoyé à cette chambre par un arrondissement qui ne possède pour ainsi dire pas de terrains incultes, qui est complétement désintéressé dans la question qui s'agite.
Aucune considération étrangère à l'examen consciencieux du projet ne m'a guidé dans cette discussion. Tant que l'on ne m'aura pas prouvé d'une manière évidente l'utilité du défrichement et l'utilité de la loi pour arriver au défrichement, je repousserai cette loi comme gratuitement hostile aux communes, comme impolitique. M'appuyant sur le principe de la stabilité des lois que l'on invoquait si justement lorsque les premières attaques étaient dirigées contre la législation communale, je m'opposerai au projet du gouvernement avec d'autant plus d'énergie, que les communes rurales, dont les intérêts sont mis en question, sont plus faibles et moins en position de se défendre elles-mêmes.
M. Jonet. - Je serais disposé à appuyer de mon vote une loi qui aurait pour but le défrichement des bruyères, mais je ne puis considérer comme telle, un projet qui ne parle de défrichement que pour arriver à l'expropriation des biens des communes.
Si l'on voulait faire une loi de défrichements, elle devrait comprendre tous les terrains incultes de la Belgique, sans distinguer entre ceux qui sont la propriété des communes et ceux qui sont la propriété des particuliers.
Le premier vice de la loi, c'est cette distinction malheureuse ; car je reconnais que le défrichement serait utile au pays, dans certaines localités, suivant les lieux et les circonstances, comme le disait un honorable orateur qui vient de se rasseoir. Mais, dans beaucoup de localités, l'expropriation forcée des biens des communes serait nuisible aux personnes qui habitent la commune et qui vivent au moyen de ces terrains, qui produisent quelque chose.
Le gouvernement croit qu'il suffit que les terrains incultes deviennent la propriété des particuliers pour donner en abondance des céréales, pour nourrir les populations. Telles sont les vues de M. le ministre de l'intérieur. Mais c'est là une erreur évidente, puisqu'il a été démontré que plus d'un tiers des terres incultes et improductives appartient aux particuliers.
Si l'on voulait faire une loi utile de défrichement (loi que j'appuierais si elle était bien mûrie, bien étudiée), il faudrait d'abord faire une distinction entre la qualité des terres qu'on voudrait défricher.
Pour moi, d'après l'expérience, je sais qu'il y a deux catégories de terrains incultes : la première comprend les biens tout à fait stériles qui ne produisent rien, et ne peuvent jamais rien produire. Tels sont les sables volants de la Campine et le sol pierreux des Ardennes. Faites ce que vous voudrez, défrichez, fumez ces terrains ; ils ne produiront jamais rien. Donc une loi de défrichement ne doit pas les comprendre ; car vous voulez faire une loi utile au pays, et vous feriez une dépense qui ne produirait rien.
Il y a ensuite une catégorie qui n'est guère meilleure : ce sont les terrains qui produisent un peu de bois, de bruyères, de fougères peut-être. Ces terrains sont utiles aux particuliers, qui y nourrissent leur bétail, leurs vaches, leurs moutons. Mais cultivez-les, défrichez-les ; qu'arriverait-il ? Consultez les cultivateurs qui en ont fait l'expérience, et ils vous diront, qu'après les avoir cultivés pendant un certain temps, ils sont obligés de les abandonner et de les laisser de nouveau en friche.
Ces terres exigent des dépenses plus ou moins grandes pour produire quelque chose. Elles produiront un peu ; mais quand vous aurez dépensé annuellement cent francs ou plus pour les fumer, les labourer et les ensemencer, vous en retirerez peut-être au bout de l'année le quart au tout au plus la moitié de ce que vous aurez dépensé.
Ces terres qui produisent moins que leur culture ne vous coûte, il n'est pas utile de les défricher. Le meilleur que vous puissiez faire, c'est de les laisser à la disposition des personnes qui s'en servent utilement telles qu'elles sont. Car tels qu'ils sont, ces sables, ces bruyères, ces mauvais bois que l'on trouve en assez grande quantité dans les Ardennes, ne produiront jamais rien d'utile. S'ils ne produisent rien d'utile, ne jetez pas la perturbation parmi les personnes qui en profitent actuellement.
Je reconnais qu'il y a une troisième classe de terres qui sont aujourd'hui en friche, et que cette troisième classe est susceptible d'amélioration, susceptible de produire. Mais pour les faire produire, faut-il, comme le propose le gouvernement, commencer par où il faudrait finir, commencer par les faire vendre ? N'y a-t-il pas d'autres moyens de les faire valoir ? On vous en a indiqué plusieurs. Je me bornerai à vous en rappeler quelques-uns. Je pense qu'il faudrait commencer par là, et non par l'expropriation qui est la seule mesure qu'on trouve dans le projet de loi que nous discutons.
Ces terres qui sont susceptibles de production et d'amélioration, vous pouvez, on vous l'a dit, les partager entre les diverses personnes qui les occupent ; vous pouvez les louer à long terme ou à terme ordinaire ; ou, mieux que tout cela, vous pouvez encourager leur défrichement par des avances que ferait le gouvernement, par l'action du gouvernement.
D'abord l'action du gouvernement peut être très utile en pareilles circonstances, en engageant les administrations communales à faire tous leurs efforts pour mettre ces terres en culture. Les particuliers, on vient de vous le répéter encore, ne sont pas assez sots, dirai-je, pour négliger un profil qu'ils peuvent faire ; et un peu de persuasion suffira pour les engager à cultiver ces terres qui sont productives ou susceptibles de produire. C'est là le premier moyen que je voudrais voir employer.
Vous avez d'autres moyens encore.
Vous pouvez encourager le défrichement par des dispenses d'impôts ; c'est là la meilleure manière d'arriver à un résultat. Dispensez des impôts, pendant un certain nombre d'années, les bruyères qui seront mises en culture. Ajoutez à cette mesure, si vous le voulez, la proposition de l'honorable M. Eloy de Burdinne ; imposez celles de ces terres qui peuvent être productives jusqu'à ce que les propriétaires les cultivent.
Vous avez aussi la location. Louez ces terres aujourd'hui incultes. Vous trouverez dans chaque commune des particuliers qui s'empresseront de les prendre en location et de les faire valoir, surtout si on leur donne un long terme pour arriver au défrichement complet et tirer tout le parti possible de ces terres.
Vous auriez, au besoin, le partage. Je suis d'avis que le partage serait cent fois plus utile pour les communes qui possèdent ces sortes de biens et pour les particuliers qui habitent ces communes, que l'expropriation.
Ce qui me déplaît souverainement dans la loi, c'est l'expropriation. Abandonnez l'expropriation ; engagez les communes et les particuliers à cultiver leurs terres, faites des avances, et alors je voterai pour la loi. Mais commencer, comme le propose la loi, par une expropriation, je ne puis admettre ce système. Car l'expropriation, c'est l'aliénation des biens ; et tout le monde sait que les communes, comme les particuliers, qui n'ont rien, ne valent pas celles ou ceux qui ont quelque chose. Laissez donc aux communes ce qu'elles ont ; engagez-les à le faire fructifier ; mais ne les en dépouillez pas.
On a soulevé dans cette enceinte la question de constitutionnalité, et pour moi la question de constitutionnalité dépend de celle de savoir s'il y a utilité à défricher, et surtout s'il y a utilité à exproprier.
Sous ce point de vue de la Constitution, trois articles ont été cités, l'article 11, l'article 31 et l'article 108.
Quant à l'article 11, il permet d'abord en termes formels l'expropriation pour cause d'utilité publique. Y a-t-il utilité à défricher ou à vendre les biens dont la loi parle ? Je donnerai mon assentiment au moyen proposé pourvu que ce soit le dernier des remèdes. Car l'expropriation est le dernier des remèdes. Il y en a vingt-cinq autres avant celui-là. S'il fallait nécessairement arriver à l'expropriation, si vous me prouviez qu'il y a réellement utilité pour la société, j'y consentirais.
Cependant, je viens de le dire, parmi ces biens dont vous voulez dépouiller les communes, il en est qui ne peuvent rien produire ni par la vente ni par le défrichement. Quant à ceux-là, il n'y a pas utilité publique à exproprier les communes. Dès lors, je considère le projet de loi, en tant qu'il concerne cette mauvaise classe de biens, comme inconstitutionnel.
J'ai la même opinion pour la deuxième classe de biens dont je viens de parler ; pour les biens qui sont susceptibles de produire quelque chose, mais qui ne rendront jamais au cultivateur ce qu'il aura dépensé, soit en travaux, soit en argent. Il n'y a pas utilité publique, parce que ces terres ne peuvent jamais produire assez pour les conserver en culture. Dès lors l'article 11 de la Constitution ne leur est pas applicable, et je dis qu'il y aurait inconstitutionnalité, si une loi en ordonnait la vente.
Il reste une troisième classe de biens, classe à laquelle je reconnais la faculté de produire quelque chose. Mais ces terres ne sont pas encore bien connues. J'aurais voulu connaître par une statistique bien faite combien il y en a dans chaque commune, et ce qu'on a fait pour arriver au défrichement de ces terres ; j'aurais voulu voir enfin s'il faut absolument exproprier les communes pour arriver au défrichement. Mais on ne nous a produit aucun renseignement à cet égard, et aussi longtemps que vous ne m'aurez pas prouvé que l'expropriation est le seul moyen applicable au mal qui est signalé, je ne donnerai pas mon assentiment à la loi, bien que, jusqu'à un certain point, par cette dernière catégorie de biens, la loi puisse être considérée comme constitutionnelle.
On a considéré la question constitutionnelle sous un autre point de vue, c'est sous le point de vue des articles 31 et 108. Ici je ne fais plus de distinction quant à la nature des biens, et une loi qui ordonne de vendre ces biens, quels qu'ils soient, me paraît complétement inconstitutionnelle.
En effet, messieurs, que veulent ces articles ? L'article 31 dit : « Les intérêts (page 787) exclusivement communaux ou provinciaux sont réglés par les conseils communaux ou par les conseils provinciaux, d'après les principes établis par la Constitution, » et l'art. 108 dit :
« Ces lois consacrent l'application des principes suivants :
« … 2° L'attribution aux conseils communaux et provinciaux de tout ce qui est d'intérêt communal ou provincial, sans préjudice de l'approbation de leurs actes dans les cas et suivant le mode que la loi détermine. »
Eh bien, messieurs, d'après ces dispositions, qui est-ce qui doit voir si un terrain communal doit être vendu, loué ou partagé ? C'est le conseil communal seul, puisque c'est là un objet d'intérêt exclusivement communal. Le gouvernement ne peut pas intervenir par voie d'initiative. L'initiative appartient à la commune, et quand la commune a pris la résolution de louer, quand elle a pris la résolution de vendre, quels sont alors les droits du gouvernement ou de la députation permanente ? Ces droits sont l'approbation ou l'improbation ; rien de plus. Le Roi ou la députation permanente approuve ou désapprouve la décision de la commune ; mais c'est à la commune de voir ce qui lui convient, c'est la commune qui décide ce qui convient à ses habitants, et le Roi ou la députation a seulement le droit de dire : Vous avez raison ou vous avez tort ; j'approuve ou je désapprouve.
Eh bien, cette disposition de la Constitution me suffît pour dire qu'une loi qui ordonnera à une commune de vendre ses propriétés sans le consentement de son conseil communal, sera une loi inconstitutionnelle.
Il est vrai que dans votre projet vous dites que le conseil communal sera consulté, mais la vente aura lieu malgré le conseil communal. Et c'est ainsi que vous reconnaissez que le conseil communal a dans ses attributions tout ce qui est d'intérêt exclusivement communal !
Ainsi, messieurs, sous le rapport constitutionnel, en ce qui concerne l'article 11, je repousse le projet en tant qu'il autorise le gouvernement à vendre des biens qui ne peuvent pas produire assez pour couvrir les dépenses qu'ils exigeront. Je le repousse ensuite en tant que vous prenez l'initiative relativement à la vente, à la location ou au partage, alors que cette initiative appartient exclusivement à la commune. C'est à la commune de décider ce qu'il lui convient de faire, et vous n'avez d'autre droit que d'approuver ou d'improuver sa décision.
Messieurs, je désirerais que le gouvernement retirât le projet de loi et qu'il étudiât la matière plus qu'il ne l'a fait. Je pense qu'il y a possibilité de faire une loi sur le défrichement sans violer ni la Constitution ni les principes, mais le projet qui nous est soumis n'est pas de cette nature. Que si le gouvernement persiste à maintenir son projet, je serai obligé d'émettre un votre négatif.
M. Lejeune donne lecture de l'amendement suivant :
« A partir de la troisième année après la vente, les biens aliénés, qui ne seront pas encore mis en culture, seront passibles d' une surtaxe annuelle et progressive de dix centimes par hectare. Cette imposition cessera lorsque la condition de mise en culture imposée à l'acquéreur aura été accomplie, ou lorsque la déchéance aura été prononcée. »
- La chambre ordonne l'impression et la distribution de cet amendement.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, cette discussion dure déjà longtemps et je ne vois pas qu'elle soit près de finir ; cependant nous avons à nous occuper d'autres objets extrêmement urgents ; ne serait-il pas possible d'avancer l'heure de l'ouverture de la séance ?
Plusieurs membres. - Nous ne sommes plus en nombre.
M. le ministre des finances (M. Malou). - Il n'est pas nécessaire d'être en nombre pour décider qu'on se réunira à midi ; c'est l'heure fixée par le règlement.
M. le président. - La séance de demain sera ouverte à midi, conformément au règlement.
- La séance est levée à quatre heures trois quarts.