(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)
(Présidence de M. Liedts.)
(page 314) M. A. Dubus procède à l’appel nominal à 1 heure et quart.
- La séance est ouverte.
M. Van Cutsem lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.
M. A. Dubus présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.
« Plusieurs fabricants d’Ath prient la chambre d’élever le droit de sortie sur les étoupes. »
- Sur la proposition de M. de Sécus, dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif au droit de sortie sur les étoupes, et insertion au Moniteur.
« La chambre de commerce et des fabriques des arrondissements d’Ypres et de Dixmude soumet à la chambre des mesures qui ont pour but l’extinction du paupérisme. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
M. de Bonne, rapporteur. - « Le sieur Bergé réclame contre l’ordre qui lui a été donné de sortir du royaume. »
L’acte dont se plaint le pétitionnaire a été fait en vertu de la loi du 2 septembre 1835 renouvelée dans la présente session : il ne peut donc y avoir lieu d’examiner les causes qui l’ont provoqué ; cependant le pétitionnaire déclare faux ces mêmes faits.
Par une pétition du 19 décembre 4844, le même pétitionnaire se plaint d’avoir été calomnié dans un rapport fait à cette chambre le 10 novembre 1844, dans lequel on lui impute un acte de diffamation envers la cour de Paris ; quoiqu’il n’y soit pas nommé il prétend se reconnaître.
La chambre ne peut s’occuper, paraît-il, de semblables faits ; et quoique (page 315) la conclusion primitive de votre commission fût le renvoi au ministre de la justice, il lui a semblé ensuite que l’ordre du jour était préférable, ce qu’elle a l’honneur de vous proposer.
D’ailleurs le pétitionnaire est mort.
- L’ordre du jour est prononcé.
M. de Bonne, rapporteur. - « Par pétition du 22 janvier 1846, le sieur Dereu, aubergiste et charcutier à Gand, demande l’autorisation d’exhausser d’un étage le corps de bâtiment qu’il possède dans le rayon de la citadelle. »
Votre commission a l’honneur de vous proposer le renvoi au ministre de la guerre.
- Adopté.
M. de Bonne, rapporteur. - « M. Triat demande que le gouvernement établisse un gymnase national modèle. »
Tout en reconnaissant l’utilité d’un pareil établissement, votre commission croit devoir vous proposer le renvoi au ministre de l’intérieur.
- Adopté.
M. de Bonne, rapporteur. - « Des négociants d’Ath demandent la révision de la législation des faillites et des sursis. »
Cette révision, promise par la Constitution, est devenue nécessaire. Tous les Etats voisins l’ont faite. Nous sommes les seuls qui maintenions des lois déplorables pour le commerce.
Votre commission vous propose le renvoi au ministre de la justice, avec demande d’explications.
- Adopté.
M. de Bonne, rapporteur. - « Plusieurs habitants de la section de Roche-à-Frère, commune de Marre, arrondissement de Marche, province de Luxembourg, demandent leur réunion à la commune de Villers-Sainte-Gertrude.
Ils font valoir plusieurs considérations :
1° Que la section de Roche-à-Frère est à une forte lieue de Marre, tandis qu’elle n’est qu’à un quart de lieue de Villers ;
2° Que, nonobstant sa dislocation de Villers, elle n’a pas cessé de lui appartenir, sous le rapport du culte ; d’où il résulte qu’à la naissance d’un enfant, il faut d’abord aller à Villers pour le faire baptiser, et ensuite à Marre pour faire la déclaration de l’état-civil ;
3° Que les habitants de Roche-à-Frère ont la plus grande partie de leurs propriétés située dans le rayon territorial de Villers-Sainte-Gertrude ;
4° Que cette section a tous ses biens et bois communaux indivis avec Villers ;
5° Que la commune de Marre, telle qu’elle est composée maintenant, possède une population de plus de 900 âmes, tandis que Villers ne dépasse pas 300 ânes : et qu’en réunissant à cette dernière le hameau de Roche-à-Frère qui ne renferme que 115 âmes, la première conserverait encore une supériorité numérique très marquante ;
6° Que depuis sa réunion à Marre, le hameau de Roche-à-Frère a toujours été très négligé sous le rapport de ses intérêts sectionnaires proprement dits, ce qui tient à son éloignement du chef-lieu, et 2° à sa non-représentation dans le conseil communal ordinairement composé dans un esprit d’exclusion ;
7° Enfin que cette section se rattache intimement à Villers par ses souvenirs, ses liaisons et ses sympathies, tandis qu’il n’a jamais eu avec Marre que des rapports.
Ces motifs ont paru suffisants à votre commission pour vous proposer le renvoi au ministre de l’intérieur avec demande d’explications.
- Adopté.
M. de Bonne, rapporteur. - « Les membres du conseil communal de Berchem (arrondissement d’Audenarde) réclament l’intervention de la chambre, pour qu’il soit pourvu à la place de bourgmestre qui est vacante dans cette commune. »
Quoiqu’il y ait lieu de croire que, depuis le 23 janvier 1843, il a été pourvu au remplacement demandé, votre commission croit devoir vous proposer le renvoi de la pétition au ministre de l’intérieur.
M. de Villegas. – Il y a un titulaire nommé depuis longtemps. La pétition est devenue sans objet. Je propose donc l’ordre du jour.
- L’ordre du jour est prononcé.
M. le président. - La parole est à M. Dubus sur l’ensemble du projet.
M. A. Dubus. - Je désire faire remarquer au gouvernement que depuis deux ans (c’était vers la fin de 1844) un projet de loi tendant à apporter des modifications à la loi sur la milice a été présenté par le ministre de l’intérieur (M. Nothomb). Ce projet a été renvoyé à l’examen des sections. Je voudrais savoir quand il viendra à l’ordre du jour. Les modifications proposées à la loi sur la milice sont très importantes ; elles sont demandées par tous les fonctionnaires chargés d’appliquer dans le pays les lois sur la milice.
Je désire donc que ce projet soit mis le plus tôt possible en discussion.
De toutes les lois, celle qui mérite le plus notre sollicitude, c’est assurément celle sur la milice nationale.
Cet impôt est le plus lourd qui puise peser sur une nation ; c’est l’impôt du sang qui pèse annuellement sur 10,000 jeunes gens, je dirai même sur 10,000 familles.
Je demande que ce projet de loi soit mis à l’ordre du jour le plus tôt possible.
M. le ministre de la guerre (M. Prisse). - Le premier rapport qui a été présenté à la chambre concernant les lois sur la milice, et dont l’honorable membre vient de l’entretenir, a été ajourné. Mais, si j’ai bonne mémoire, au commencement de janvier 1816, M. le comte de Muelenaere a proposé à la chambre de renvoyer les dispositions du projet de loi sur la milice à l’examen de la section centrale, qui s’en occupe en ce moment. Ce matin même, j’ai eu l’honneur d’écrire à M. le président de la chambre que je me ralliais aux propositions faites antérieurement par l’honorable général du Pont, et que j’étais prêt à discuter le projet, en section centrale, dès qu’on me ferait l’honneur de m’y appeler.
M. de Man d’Attenrode. - Le gouvernement a présenté un projet de loi tendant à modifier plusieurs dispositions importantes de la loi sur la milice. Ce projet a été renvoyé à l’examen des sections qui ont nommé leurs rapporteurs. La section centrale a eu une ou deux séances. La majorité de la section, croyant que cette discussion était alors inopportune, avait en quelque sorte proposé l’ajournement de la discussion au fond. Elle se fondait surtout sur ce qu’elle désirait un projet de loi étudié qui aurait eu pour résultat de modifier le code de milice tout entier.
J’étais, quant à moi, messieurs, de la minorité, et voyant cet état de choses, désirant sortir de cette espèce d’impasse, j’ai provoqué, au commencement de cette année, un rapport de la part de la section centrale.
L’honorable M. de Roo a fait un rapport très concis. Ce rapport n’examinait en rien le projet de loi présenté par le gouvernement, et proposait en quelque sorte l’ajournement. Il en est résulté une discussion très courte dans cette chambre. L’honorable M. de Muelenaere a pris alors la parole et il a proposé le renvoi du projet à la même section centrale. Il me semble même qu’il était convenu que la section centrale examinerait le projet au fond.
Personne, plus que moi, messieurs, ne reconnaît, comme l’honorable M. A. Dubus, la nécessité d’examiner les propositions du gouvernement ; elles sont très importantes, et je crois que si nous pouvions obtenir ces améliorations, ce serait déjà beaucoup.
S’il s’agissait, messieurs, de réformer le code de milice tout entier, il est positif que l’examen de la question serait ajourné peut-être à une année ou deux. Car il faudrait qu’une commission spéciale fût chargée de revoir ces dispositions si étendues, et nous ne pourrions arriver à réformer les points que le gouvernement a embrassés dans son projet que dans un avenir assez éloigné.
Je puis déclarer à la chambre et à l’honorable M. Dubus que, comme membre de la section centrale, j’userai de tous mes moyens pour l’engager à se réunir et à discuter au fond les propositions du gouvernement.
M. de Garcia. - Je dois relever une erreur qui a été commise par l’honorable M. de Man. La section centrale n’a pas considéré l’examen de la loi sur la milice présentée par le gouvernement comme inopportun, mais elle a considéré le projet de loi qui nous était présenté comme tout à fait incomplet.
Au surplus, messieurs, la stérilité du projet de loi soumis à la législature, vous sera démontrée quand le rapport vous sera fait et que vous en serez venus à la discussion.
M. Lebeau. - J’ai demandé la parole pour appuyer de toutes mes forces l’idée d’une modification partielle et pour combattre, avec toute énergie dont je suis capable, l’idée d’une révision générale de la loi sur milice. Elle se compose, je crois, de plus de cent articles.
Un membre. - Deux cents.
M. Lebeau. - Indiquer la nécessité d’une réforme générale de la loi sur la milice, c’est évidemment ajourner indéfiniment toutes les améliorations, dont quelques-unes sont consenties à peu près par tous les bons esprits, sont indiquées à peu près par les administrateurs, par toutes les députations et par tous les gouverneurs de province.
Je dois donc appuyer l’idée d’une réforme partielle, de la réforme la plus partielle que possible. Je citerai pour exemple de l’accueil qui est réservé aux réformes un peu plus générales, le sort d’une proposition que j’ai soumise à la chambre il y a douze à treize ans. Il s’agissait de modifier le code pénal non certainement dans son entier, car on en respectait les bases, on se bornait à modifier quelques-unes des dispositions les plus vicieuses dans le sens des réformes qui avaient été votées en France. Eh bien, cette réforme, qui est bien loin d’être générale, mais qui s’adresse cependant à une quantité assez considérable de dispositions du code pénal, cette réforme, dis-je, attend encore les honneurs de la discussion et les attendra probablement encore pendant plusieurs années.
En présence de pareils précédents, il me semble que tous les hommes pratiques doivent désirer que, quand il s’agit de réformes, on les fasse le plus modestes possible ; c’et le seul moyen de les faire réussir.
M. de Tornaco. – Messieurs, un honorable membre vous a dit tout à l’heure que la loi sur la milice était un impôt très onéreux, un impôt très lourd. J’irai beaucoup plus loin, messieurs. La levée de la milice, dans les circonstances actuelles, contribue à augmenter la misère. Non seulement la présence d’un grand nombre de miliciens sous les drapeaux élève le prix les substances alimentaires ; mais souvent le départ d’un milicien, son absence jette sa famille dans la plus profonde détresse. Chacun comprend du reste, messieurs, qu’un milicien sous les drapeaux, en garnison, coûte beaucoup plus cher à (page 316) nourrir qu’un milicien qui est dans sa famille. Ainsi, la présence d’un grand nombre de miliciens sous les drapeaux contribue à faire élever le prix des substances alimentaires. Je connais, messieurs, des familles qui l’année dernière ont été jetées dans la plus grande désolation parce que les miliciens ont dû les quitter, c’étaient les seuls hommes capables de les soutenir dans les temps difficiles qu’elle avait à traverser.
Je ne viens pas, messieurs, critiquer le chiffre de la levée de milice, mais je viens prier instamment M. le ministre de la guerre de ne pas exécuter rigoureusement la loi sur la milice, quant aux congés. Je le prie instamment d’accorder souvent des congés, d’accorder les congés le plus souvent que faire se peut aux miliciens qui les demandent ou dont les administrations les demandent. Je prie M. le ministre de bien réfléchir que souvent un congé accordé au milicien qui l’a demandé, rend a une famille entière la sécurité, la tranquillité et le pain.
- Personne ne demandant plus la parole sur l’ensemble du projet, la chambre passe à l’examen des articles.
« Art. 1er. Le contingent de l’armée pour 1847 est fixé au maximum de quatre-vingt mille hommes. »
- Adopté.
« Art. 2. Le contingent de la levée de 1847 est fixé à un maximum de dix mille hommes, qui sont mis à la disposition du gouvernement. »
- Adopté.
« Art. 3. La présente loi sera obligatoire le 1er janvier 1847. »
- Adopté.
Il est procédé au vote par appel nominal sur l’ensemble du projet, qui est adopté à l’unanimité des 56 membres présents. Ce sont :
MM. de Lannoy, Delfosse, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Naeyer, de Renesse, de Sécus, Desmet, de Terbecq, de Theux, de Tornaco, de Villegas, Donny, Dubus (aîné), Dubus (Albéric), Dumont, Eloy de Burdinne, Fallon, Fleussu, Goblet, Huveners, Jonet, Lange, Lebeau, Lesoinne, Loos, Lys, Malou, Mast de Vries, Mercier, Nothomb, Orban, Osy, Pirmez, Pirson, Rodenbach, Scheyven, Sigart, Simons, Vanden Eynde, Vandensteen, Verhaegen, Wallaert, Biebuyck, Brabant, Clep, Coppieters, d’Anethan, David, de Bonne, de Brouckere, de Foere, de Garcia de la Vega.
M. Rodenbach. - Messieurs, j’ai l’honneur d’être le représentant d’un district linier où l’on fabrique beaucoup de toiles à la mécanique. Je pense que les deux industries peuvent exister simultanément, aussi bien dans l’intérêt de l’agriculture que dans celui du commerce et surtout de nos nombreux tisserands.
Je dois avouer, messieurs, que dans mon district, l’ancienne industrie linière est périclitante ; je suis d’opinion que nous devons fabriquer la toile à la mécanique aussi bien que la toile à la main. Les voyageurs français viennent s’approvisionner dans nos districts des deux espèces de toiles ; car en France on ne se borne pas à un seul article, comme on dit dans le commerce ; ces voyageurs placent nos diverses qualités de toiles dans toute l’étendue de la France. Il me semble que nous devons être en mesure de satisfaire aux demandes qui nous viennent de ce côté et d’ailleurs.
On a attribué la misère qui règne dans les Flandres, à l’esprit stationnaire qui, selon mes contradicteurs, caractériserait les populations flamandes. Je puis déclarer qu’on n’est pas du tout stationnaire dans le district qui m’a envoyé ici. Certes, si la demande de la toile dite à la mécanique était plus considérable, on produirait le triple, le quadruple de ce qu’on fabrique maintenant.
Les perfectionnements qui y ont été apportés aux procédés de fabrication, sont fort nombreux. Nous avons un atelier modèle à Roulers ; on y trouve des métiers anglais perfectionnés, des métiers Pareel, ainsi que des métiers à la Jacquart ; en un mot, on n’a reculé devant aucun perfectionnement.
Certes, si l’on pouvait diminuer la misère, en fabriquant beaucoup plus de toile à la mécanique, nous serions en mesure de recourir à ce moyen, parce que nous pouvons fabriquer cette toile aussi bien que l’Angleterre ou toute autre nation. Mais voici où est le mal et ce qui contribue à notre détresse.
D’abord, nous avions autrefois la fabrication pour ainsi dire exclusive de la toile, mais ce monopole nous a échappé par la puissance formidable de la mécanique, partout nous trouvons les marchés fermés. En Espagne, comme nous n’avons pas de traité avec ce pays, nos toiles sont presque prohibées ; il n’y a que les toiles de luxe, les toiles excessivement chères qui puissent y arriver, les autres en sont exclues. En France, malgré le traité que nous avons fait, il faut encore payer 18 à 20 p. c. de droit pour introduire nos toiles.
L’Angleterre sait encore exporter annuellement pour environ 20 millions de toiles en Amérique. Si l’Angleterre et la France exportent des toiles, et ce dernier pays même des toiles belges, si l’Allemagne sait exporter des toiles en Amérique, je ne vois pas pourquoi nous qui avons la matière première et la main-d’œuvre, à bon marché, qui possédons des métiers perfectionnés et qui pouvons en augmenter le nombre, je ne comprends pas pourquoi nous ne pourrions pas exporter également des toiles dans les contrées transatlantiques.
Je sais que le gouvernement a l’intention de nous soumettre, sous peu de jours, un projet de loi ayant pour objet de créer une société d’exportation. Cette société sera d’une très grande importance ; mais je crois (page 316) qu’on se propose de l’organiser sur une trop petite échelle. Je ferai remarquer que nous avons à lutter avec l’Angleterre, dont les industriels ont de puissantes mécaniques, d’immenses capitaux, et se contentent de très petits bénéfices ; et j’ajouterai que chez nous, non seulement les capitaux sont moins considérables, mais nos spéculateurs et armateurs ne sont pas assez aventureux pour faire des exportations lointaines ; et puis, nous n’ayons ni comptoirs ni maisons de commerce outre-mer ; il n’est pas étonnant qu’il y ait un trop-plein de marchandises et que nos ouvriers soient plongés dans la plus profonde misère.
Outre ce que je viens de dire de l’industrie linière, je répéterai que l’exubérance de notre population est la principale cause de la misère des Flandres, car si l’imperfection de l’industrie était la seule cause de la misère, il y serait bientôt remédié ; quand il y a de l’argent à gagner, on fait des efforts et on arrive bientôt à la hauteur de ses concurrents ; mais c’est parce que nous avons quatre mille individus par lieue carrée, tandis qu’en France il n’y en a que mille trois cents, de sorte que deux individus doivent vivre en Flandre, là où il n’y en a qu’un dans les autres provinces.
Autrefois les nombreux habitants des Flandres trouvaient leur existence dans l’industrie linière quand cette industrie était prospère. La division de la propriété, qui leur était avantageuse alors, leur est devenue fatale quand t’industrie linière est tombée ; avec les bénéfices que leur procuraient les produits de l’industrie linière, ils payaient leurs baux, achetaient des engrais.
Ce que je viens d’avoir l’honneur de vous dire est tellement vrai que dans nos prisons sur quatre individus il y a trois tisserands ; c’est encore une preuve que ce n’est que la misère qui conduit là ces malheureux. Je crois que le gouvernement n’a pas assez tôt fondé une société d’exportation sur une grande échelle. Cela tient peut-être à l’hésitation, aux lenteurs administratives, à cette bureaucratie qui marche lentement avec une prudence, mais une prudence fatale ; dans des circonstances comme celles où nous nous trouvons, quand un grand nombre de nos compatriotes n’ont pas de pain, il faut de l’activité, toujours de l’activité, et efficacement protéger deux provinces qui, sans cela, pourraient devenir une seconde Irlande.
Je suis grand partisan de la mécanique. Certainement mes idées, en fait d’industrie, n’ont jamais été rétrogrades, car depuis longtemps j’ai dit que les deux industries devaient coexister, qu’il fallait satisfaire au goût du commerce, d’autant plus que le négociant français achète les deux espèces de toiles.
Tout partisan que je suis de l’existence des deux industries, l’une à côté de l’autre, je dois reconnaître que 15 mille individus employés dans la fabrication de la toile à la mécanique, font autant que 150 mille qui s’occupaient de l’ancienne industrie. Il faut donc que 135 mille individus, qui sont ainsi privés d’ouvrage, se créent un moyen d’existence ; or, quand ils arrivent à un certain âge, vous ne pouvez leur apprendre un métier nouveau.
Je ne sais quel serait le moyen de mettre un terme à ces insignes malheurs. J’espère bien que nous aurons, l’année prochaine, une meilleure récolte de seigle et de pommes de terre que ces deux dernières années. Malgré cela, cette malheureuse crise linière continuera d’exister dans les Flandres. Il ne faut pas songer seulement à cette année. Le gouvernement doit porter ses regards plus loin, et veiller à ce que nous n’ayons pas, à l’avenir, une crise plus grave que celle que nous parcourons. Il faut de toute nécessité trouver le moyen d’exporter en Amérique les produits de l’industrie linière. Il faut pour cela créer une société non pas au capital de 2 millions, mais au capital de 15 millions. Sans quoi, vous verrez périr d’inanition des milliers d’individus, qui aujourd’hui vous demandent du pain.
M. Lebeau. - J’avais le dessein, dans la discussion de la loi relative aux subsistances, de présenter quelques observations à la chambre. Mais je voyais tant d’impatience d’arriver à une conclusion, de la part surtout d’un certain côté de la chambre, où, par parenthèse, on ne s’est pas montré le plus sobre de paroles, que je craignais de voir les observations les plus concises exposées à l’application de certain apologue, et qu’à l’orateur qui serait venu retarder le dénouement on ne vînt dire :
« Tire-nous d’abord du danger ;
« Tu feras après la harangue. »
J’ai donc d’abord contribué par mon silence à hâter le vote d’une loi qui doit, non pas sauver les Flandres (une telle œuvre n’est ni au pouvoir du gouvernement, ni au pouvoir du législateur), mais diminuer le plus promptement possible des souffrances, des misères qui ont droit à toute la sollicitude, à toutes les sympathies du pouvoir législatif.
Maintenant, je ne viens pas précisément « faire ma harangue » ; mais je demande à la chambre la permission de l’arrêter encore un moment sur le grave débat resté ouvert devant elle. J’aurais désiré ne l’aborder que lors de la discussion du chapitre « Industrie ». Mais puisque la chambre paraît décidée à continuer et à épuiser ce débat dans la discussion générale, je viens, à l’exemple de mes devanciers, dire quelques mots sur ce grave sujet.
Je déclare à l’avance que je voterai de nouveau un secours à l’industrie linière, tel qu’il est proposé au budget de l’intérieur ; mais je déclare aussi que je le voterai dans le sens des observations très sages de la section centrale.
Je crois devoir les reproduire :
« Quant au littera C, il a été présenté dans le sein de la section centrale beaucoup d’observations contre l’emploi fait, dans certaines provinces, (page 317) d’une partie du crédit de 150,000 fr. voté l’an dernier en faveur de l’industrie linière. On a rappelé que, dans l’intention de la chambre, une partie du moins de cette allocation ne devait être que temporaire ; qu’elle n’avait été portée de 75,000 à 150,000 fr. sur une proposition due à l’initiative de plusieurs membres de la chambre, que d’après l’assurance donnée que l’augmentation du crédit était particulièrement destinée à distribuer aux tisserands des Flandres des métiers perfectionnés, dépense qui devait nécessairement avoir un terme ; on a représenté qu’au lieu de cela, on avait créé des comités permanents, qui achètent et revendent les matières premières et font ainsi une fâcheuse concurrence aux industriels qui ne reçoivent pas de secours ; on a ajouté que parfois ces comités, oubliant leur mission toute spéciale, s’étaient érigés en bureaux de bienfaisance et avaient employé les fonds qui leur avaient été remis en distributions de subsistances.
« La section centrale appelle l’attention du gouvernement sur ces observations, qui paraissent ne pas être sans fondement. Toutefois, elle n’hésite pas, en présence des malheurs qui menacent ou accablent les Flandres, à allouer le chiffre de 150,000 fr., qui sera porté dans la colonne des charges extraordinaires et temporaires, et dont elle propose de faire un article séparé. »
On pourrait à la rigueur prétendre qu’après le vote spécial que vient d’émettre la chambre, vote qui consacre un subside considérable en faveur de l’industrie linière, de l’ancienne industrie linière surtout, l’allocation portée au budget est une sorte de double emploi. Je n’ai pas le courage d’admettre ce raisonnement. Mais tout en me ralliant aux sages observations de la section centrale, je déclare que je voterai pour le subside de 150,000 fr.
Je puis me tromper sur l’avenir de l’ancienne industrie linière. Mais je déclare franchement qu’après avoir assisté à ces dernières discussions, après avoir tu tout ce que le gouvernement a fait publier sur cette question, je reste convaincu que la seule tâche qui soit au pouvoir du législateur, c’est de faciliter une transition, c’est de venir au secours de ceux pour qui cette transition trop brusque serait un malheur, une cause de misère pour eux et leurs familles.
Certes, si jamais une industrie a reçu de l’Etat des encouragements, c’est assurément l’ancienne industrie linière. Depuis longtemps vous lui avez livré le marché intérieur. Il est reconnu que l’étranger ne peut faire concurrence chez nous à l’ancienne industrie linière ; qu’on lui a assuré le marché intérieur.
Des subsides ! Mais depuis dix ans des subsides sont alloués, et ils ont été en croissant. On ne s’en est pas tenu à des secours. Les enquêtes les plus multipliées, les plus considérables, la publication des documents les plus volumineux, rien de cela n’a manqué.
Enquête parlementaire, enquête faite par ordre du gouvernement, envoi de commission spéciale dans les différents pays qui nous avoisinent, rien n’a été négligé dans l’intérêt de l’ancienne industrie linière.
Deux traités de commerce avec la France ont été sanctionnés par la chambre ; ils ont eu pour résultat d’amener la diminution d’un million de francs dans les ressources du trésor public, et de sacrifier, jusqu’à un certain point, une industrie qui a droit aussi à des égards, toujours pour essayer de sauvegarder l’ancienne industrie linière.
Quand tout cela a été fait, et que cette industrie continue à décliner, on vient s’écrier que de beaux jours lui sont encore réservés !
On veut encore, nous dit-on, des tuiles faites de fils à la main ; on en veut encore partout ; on en veut en France, on en veut en Espagne, ou en veut dans les pays transatlantiques. On ne veut que cela ; on ne veut pas de toiles faites en fil mécanique ; elles ne sont pas solides ; elles sont trop chères sans doute ; elles ne plaisent à personne. Et cependant, c’est précisément pour cette industrie dont les produits sont recherchés partout, qu’on vient sans cesse tendre la main, qu’on vient sans cesse demander aux chambres, demander au pays, d’énormes, d’incalculables sacrifices.
Je ne puis pas, messieurs, concilier une telle conclusion avec les prémisses de nos adversaires, ou plutôt de nos contradicteurs.
Cette industrie est encore destinée à avoir de beaux jours ! Et quand on a parcouru toutes les phases de la protection, quand on est parvenu à épuiser toute la rigueur des tarifs, toutes les ressources en quelque sorte du trésor public, on en est réduit à nous demander la prohibition à la sortie de la matière première. Voilà la panacée qui nous est signalée pour sauver aujourd’hui l’ancienne industrie linière. C’est-à-dire que pour sauver l’ancienne industrie linière, il faut tuer la poule aux œufs d’or, il faut attaquer l’industrie linière dans sa base, c’est-à-dire dans la production de la matière première que vous restreindrez inévitablement si vous découragez l’agriculteur dans ses efforts pour propager et améliorer la culture du lin.
Voilà l’admirable expédient auquel, de protection en protection, on arrive pour sauver l’ancienne industrie linière.
Mon Dieu ! il y a peut-être un moyen plus simple que celui-là, l’idée en est peut-être dans quelques esprits ; pourquoi n’ose-t-on pas la produire ? Quelque chose de plus efficace et peut-être de seul efficace pour sauver l’ancienne industrie linière (vous n’aurez pas tout fait quand vous aurez prohibé la sortie du lin), c’est de décréter la destruction des mécaniques !
Sans doute, messieurs, on vend encore dans l’intérieur, on vend encore à l’étranger quelques produits, des produits considérables, si l’on veut, relativement parlant, de l’ancienne industrie linière. Mais on vous a expliqué la cause de ces ventes ; c’est l’avilissement extraordinaire de la main-d’œuvre ; c’est parce que ces produits ne peuvent plus même nourrir ceux qui y consacrent leur temps. C’est ainsi que le prix de la journée est tombé dans certaines localités, pour les fileurs et les fileuses, là à 25 c., ici à 18 c., ici à 12 c.
Il n’est pas difficile de comprendre, messieurs, que quand la main-d’œuvre est avilie à ce point, il existe encore bon nombre de spéculateurs que je n’ai pas le courage de condamner parce qu’en définitive, ils font leur métier, qui, profitant de la détresse des malheureux, trouvent moyen de faire d’excellentes affaires à l’intérieur et à l’étranger, en achetant et en exportant des toiles. Mais ces toiles ne rapportent pas, pour ainsi dire, de l’eau à boire, du pain à manger à ceux qui les fournissent au commerce.
Voyez, messieurs, ce qui arrive dans les industries qui ont une véritable prospérité. Demandez ce que gagnent nos ouvriers dans les verreries, ce qu’ils gagnent dans les établissements métallurgiques, dans les établissements charbonniers.
Souvent avec la journée seule du chef de la famille, on peut nourrir la famille tout entière. Voilà à quel signe on reconnaît qu’une industrie a véritablement de la vie et de l’avenir, et qu’elle ne se débat pas dans une misérable agonie.
Parmi les documents qu’il m’a été donné de pouvoir consulter sur la question, il en est un qui m’a été communiqué récemment et qui me paraît avoir une très grande importance.
Je veux parler, et je ne puis en parler sans en remercier le cabinet, d’une mission confiée à un homme des plus distingués, et il en est beaucoup, qui honorent le plus le corps consulaire belge.
Je veux parler du rapport de M. le consul général Moxhet, qui a été envoyé, il y a quelques mois, par M. le ministre les affaires étrangères en Irlande, où une crise, analogue à celle dont nous sommes témoins depuis plusieurs années en Belgique, a eu lieu il y a quelques années aussi.
M. Moxhet a parcouru l’Irlande en explorateur attentif, consciencieux ; il a tout examiné ; il a tout vu, personnes et choses ; il a parfaitement utilisé son temps. Qu’il me soit permis, on ne saurait donner trop de publicité à de pareils travaux, de mettre sous les yeux de la chambre quelques fragments de l’opinion que M. Moxhet exprime à M. le ministre des affaires étrangères dans son rapport :
« C’est en Irlande surtout, dit-il, que se fabriquent les toiles destinées pour les Etats-Unis. J’ai vu dans ce pays beaucoup de toiles pour cette destination. Les Etats-Unis, qui importent annuellement des toiles de lin pour une valeur de dix-huit à 20 millions de francs, sont le principal débouché des toiles irlandaises. Ces toiles diffèrent essentiellement des nôtres par la qualité qui est plus légère et par les apprêts. Je me suis convaincu, dans ma tournée en Belgique, que nous ne faisons pour le moment rien de semblable ni en toiles en fil à la main, ni en toiles en fil mécanique.
« Dans les comtés de Down et d’Antrim, il y avait, en 1841, 25 filatures de lin en activité, mues par la vapeur ; aujourd’hui il y en a 50, la plupart à Belfast et dans les environs, 3 dans le Derry, 2 en Armagh et 5 en cours d’érection, sans compter plusieurs petites filatures à moteurs hydrauliques. Ces filatures à la vapeur présentent un total d’à peu près 280,000 broches filant le lin et l’étoupe. Leur capital engagé est estimé à cinquante millions de francs, et leur capital roulant à quinze millions.
« Elles emploient directement environ 15,000 ouvriers, consomment annuellement au-delà de 100,000 tonnes de houille, dont le transport d’Angleterre et d’Evosse nécessite l’emploi d’environ 55 navires, et filent annuellement la quantité d’environ 18,000 tonneaux de lin.
« Dans ces comtés, bien que la main-d’œuvre soit à bon marché et fort abondante, le filage à la main est tout à fait abandonné, excepté pour les fils très fins de 15 à 25 écheveaux à la livre. Le fil à la main n’est plus en Irlande un article de commerce, sauf les fils dans cette finesse que l’on importe pour la plus grande partie de la Wesphalie et qui sont nécessaire pour la confection des batistes fines (cambries) que l’on fabrique dans le comté à Armagh, aux environs de Waringstown et de Lurgan. Pour les cambries, on emploie du fil mécanique pour chaîne et du fil à la main pour trame. La valeur de l’importation annuelle des fils à la main de Westphalie peut être estimée à un million de francs.
« Dans deux ou trois années, alors que les nouvelles filatures projetés en France seront en activité, nos exportations, je le crains, deviendront tout à fait nulles. Il est bien difficile, en présence de ces faits, d’attendre de bons résultats des efforts que l’on fait pour maintenir sur ue grande échelle le filage à la main.
« Tel est, M. le ministre, le développement pris en ces dernières années par l’industrie linière, dans le Royaume-Uni et nommément en Irlande, à l’aide des procédés mécaniques, et ce développement prouve assez, selon moi, que le filage à la main pour les toiles, a fait son temps. On entend souvent parler de la misère qui désole ce pays. Il y a à remarquer à ce sujet que cette misère existe principalement dans les comtés du sud et du centre, comtés exclusivement agricoles. L’Irlande affamée, l’Irlande agitée d’O’Connell, on la trouve dans ces comtés exclusivement agricoles, où l’on s’occupe encore du filage à la main pour l’usage domestique, et non dans le nord où l’industrie linière érigée en grandes manufactures est pour la population une ressource précieuse. Belfast, qui est le centre principal de cette industrie, est certainement en voie de prospérité ; ce port a vu accroître son importance depuis quatre ou cinq années, d’une manière très remarquable et peut être mis en parallèle, sous le rapport des améliorations et de la prospérité, avec tout autre port d’Europe.
(page 318) « L’honorable vicomte R. Biolley, dont le pays tout entier déplore la mort récente, a fait ressortir à diverses reprises l’analogie existante entre la situation présente de l’industrie linière et celle de l’industrie drapière, à l’époque de l’introduction des mécaniques. Les faits ont constamment justifié les prévisions exprimées par ce grand industriel qui a tant contribué au perfectionnement de l’industrie drapière en Belgique et a répandu sa réputation à l’étranger. Où en serait aujourd’hui cette industrie, si l’on avait adopté à son égard le système suivi par l’industrie linière, si l’on n’avait pas adopté généralement et finalement les procédés mécaniques ? On peut répondre hardiment que l’industrie drapière, celle qui, sans contredit, fait aujourd’hui le plus d’honneur au pays, n’existerait plus. Or, c’est le sort qui attend dans un avenir très prochain l’industrie linière en Belgique si on ne la retire de la voie routinière où elle est engagée.
Je pense, messieurs, que ces renseignements sont dignes de toute l’attention et, j’ajouterai, de toute la confiance de la chambre.
Notre consul, messieurs, ne se borne pas à indiquer le mal, ni à indiquer même une partie du remède, qui est dans le développement de la filature mécanique. Il présente encore d’autres vues qui me paraissent mériter d’être prises en sérieuse considération.
« Ce qu’il faut, dit-il, créer pour soulager la condition de nos tisserands, ce sont des entrepreneurs d’industrie comme en Irlande, filateurs ou fabricants qui leur donnent du fil mécanique à tisser, à façon et à prix convenu. Ces entrepreneurs d’industrie, ayant les capitaux nécessaires, pourront acheter la matière première aux meilleures conditions possibles, sans craindre la concurrence des acheteurs anglais ; alors notre fabrication linière pourra recevoir la régularité et les perfectionnements qui lui manquent ; elle pourra aborder, si elle y est convenablement stimulée, les articles d’exportation et reconquérir sur les marchés étrangers la réputation dont elle a joui pendant si longtemps.
« Un progrès, que je me plais à signaler, a été fait dans cette voie par des fabricants d’Alost et surtout de Roulers : les fabricants de cette dernière ville emploient présentement quinze cents tisserands à façon, travaillant dans les campagnes environnantes ; ils sont prêts, pour autant que la nature des choses le permette, à entreprendre tout genre de fabrication. C’est un bon exemple, et il est fort désirable de le voir imiter en grand dans les autres localités linières.
« Par l’emploi général du fil mécanique, par l’organisation du tissage à l’instar de ce qui se pratique en Irlande et comme on a commencé à Roulers, les familles des campagnards tisserands seront beaucoup plus à l’aise qu’à présent, quand même le filage à la main ne leur rapporterait plus rien, ce qui du reste est déjà le cas ou peu s’en faut.
« Précédemment, avant l’introduction sur une grande échelle du fil mécanique, les tisserands irlandais travaillaient pour leur compte, comme en Belgique, et venaient vendre au marché leurs toiles écrues aux blanchisseurs. Aujourd’hui, comme je l’ai dit plus haut, les quantités de toiles apportées sur les marchés publics sont très minimes. Le changement s’est opéré pendant les cinq dernières années, et le commerce de toiles s’est concentré à Belfast et dans les environs. Dublin, qui avait un marché important, est aujourd’hui, pour le commerce de toiles, une place tout à fait insignifiante. »
Vous le voyez donc, messieurs, dans un pays qui présente certaine analogie avec deux provinces de la Belgique, une industrie qui présente également tant d’analogie avec la nôtre, ne s’est sauvée qu’en se transformant. Vous voyez que les faits condamnent, condamnent invinciblement les espérances, espérances fort honorables, sans doute, dans leur principe, de plusieurs de nos contradicteurs,
Le consul belge indique encore d’autres moyens pour venir au secours de l’industrie linière, moyens qui me paraissent aussi mériter toute l’attention de la chambre, du commerce et de l’industrie. Voici ce qu’il dit sur la blanchisserie des toiles :
« Mais ce n’est pas seulement sous le rapport du filage et de l’organisation du tissage que nous nous sommes laissés devancer en Belgique. Le problème de la question linière est, je crois, encore plus compliqué qu’on ne le croit généralement : il faut pour le résoudre le poser franchement et ne dissimuler aucune difficulté. Or, je crois que nos blanchisseries n’ont pas marché du même pas dans la voie du progrès industriel que les établissements de ce genre dans les pays étrangers et nommément en Irlande. Je crois que l’on trouverait difficilement en quantité et à des prix convenables, le blanc, les apprêts et les arrangements spéciaux qui conviennent, qui sont de rigueur dans certains pays étrangers. J’ajouterai que telle est l’opinion de beaucoup de fabricants et de personnes très compétentes que j’ai consultées.
« J’ai vu à Belfast de grandes quantités de ces toiles pour les Etats-Unis ; il en est arrivé récemment aussi des échantillons au ministère, que j’ai mis sous les yeux de fabricants. On en a reconnu la supériorité sous le rapport du blanc et des apprêts, nous ne faisons rien de semblable. D’un autre côte, j’ai sous les yeux une lettre d’une maison de commerce de New-York qui s’occupe du commerce des toiles. Cette maison serait parfaitement disposée à entrer en relations d’affaires avec la Belgique ; elle enverrait même volontiers en ce pays un de ses agents pour faire des achats ; mais, dans son opinion, un grand obstacle au placement de nos toiles aux Etats-Unis, consiste dans leur blanchiment et apprêt, celui des toiles irlandaises leur étant reconnu supérieur. »
M. Moxhet conseille aussi au gouvernement d’examiner sérieusement la question d’une société de commerce, d’une société d’exportation. Quant à moi, je suis très porté à appuyer cette idée, mais je crois que le gouvernement doit user d’une grande prudence et que, à l’encontre des conseils qui lui ont été donnés tout à l’heure par l’honorable M. Rodenbach, il doit se hâter lentement.
Il ne faut pas oublier qu’un premier essai de société d’exportation a eu lieu déjà pour l’industrie cotonnière, et je crois que ni le trésor public, ni l’industrie cotonnière n’en ont recueilli les résultats que l’on semblait s’en promettre. C’est une raison, non pas pour que le gouvernement renonce à cette idée, mais pour qu’il l’étudie avec la maturité qu’elle exige, pour qu’il n’arrive à cette grande mesure qu’après l’avoir combinée de manière à produire de bons résultats.
Messieurs, je le répète, si nous sommes disposés à faire de nouveaux sacrifices en faveur de l’ancienne industrie linière, nous devons le faire en hommes éclairés, mais nous ne devons pas le faire en hommes qui viennent caresser des préjugés, quel que chers qu’ils soient. Nous devons voter ces secours pour adoucir ce qu’il y a de pénible dans la transformation d’une industrie. Voilà comment nous devons procéder. Dans les moyens d’exécution qui appartiennent au gouvernement et que nous devons abandonner à sa responsabilité, nous devons avoir sans cesse présentes à l’esprit les sages paroles de l’honorable président de cette chambre sur certaines mesures qui ont été trop généralisées. Je veux parler de ces comités qui, avec les meilleures intentions, peuvent, en soulageant les misères qui sont sous leurs yeux, faire surgir des misères plus étendues, par la concurrence qu’ils suscitent aux travailleurs non secourus.
Que le gouvernement, dans l’exécution des mesures à prendre, se rappelle aussi les sages conseils de l’honorable M. Delehaye et de M. Vandamme de Roulers, un des hommes qui se sont occupés avec le plus de talent, et avec le dévouement le plus honorable, des intérêts de l’industrie linière. Qu’il se souvienne aussi de la sage réserve dans laquelle s’est renfermé l’honorable M. Kervyn, dans le discours qu’il a prononcé au début de la discussion. Qu’il se rappelle aussi les avertissements qui lui sont donnés par la commission d’industrie instituée auprès du département de la justice. Par toutes ces autorités, messieurs, la question des comités est jugée. Non pas que je condamne absolument leur action, mais je crois qu’elle doit se restreindre dans des bornes plus sages et recevoir une direction toute différente.
Il est encore un autre expédient, messieurs, qui, au premier abord, semble ne devoir rencontrer aucune objection, et qui cependant fait naître chez quelques hommes, et notamment chez moi, des inquiétudes assez graves. J’ai entendu des hommes publics qui appartiennent aux Flandres, se féliciter d’avoir propagé récemment l’industrie de la dentelle. Je ferai d’abord remarquer, messieurs, qu’il est aisé d’exciter la production, mais qu’il est imprudent d’exciter la production, alors qu’on n’est pas maître d’y proportionner la consommation soit sur le marché intérieur, soit sur le marché extérieur. Il y a, en outre, telle de nos localités où près de vingt mille personnes sont occupées, depuis de longues années, à faire de la dentelle ; ces vingt mille personnes vivent de cela ; elles ne demandent rien au gouvernement ; elles appartiennent à une de nos villes où la moitié de la population est obligée en quelque sorte de nourrir l’autre moitié.
Eh bien, si vous développez, au dehors de cette localité et dans son voisinage, l’industrie de la dentelle, vous allez peut-être, malgré les intentions les plus charitables, susciter une crise dans cette ville qui a déjà tant de peine à supporter la misère qui règne chez elle ; et après avoir fait naître une crise dans cette ville, vous en ferez également naître une dans les campagnes, où vous aurez créé une industrie qui ne pourra plus trouver le placement de ses produits. Je dis donc, messieurs, qu’il faut y regarder deux fois quant aux idées, aux expédients qui surgissent ici sur certains bancs et dont on est loin d’avoir calculé les conséquences.
Messieurs, je l’avoue, si, malgré le vif désir que nous avons tous, de venir au secours d’une si grande partie de la population des Flandres, qui souffre, qui a faim, quelques-uns d’entre nous éprouvent une sorte d’hésitation, je n’oserais pas dire des répugnances, c’est en présence de certains conseils donnés au gouvernement, c’est en présence des illusions dont se repaissent quelques hommes.
A la faveur de l’autorité dont ils jouissent, ces hommes entretiennent et répandent autour d’eux ces déplorables illusions. Si c’étaient, messieurs, les erreurs de quelques particuliers, d’hommes qui ne parlent que pour eux-mêmes, qui n’empruntent aucune force à leur position officielle, je ne ressentirais pas les mêmes inquiétudes ; mais quand ces illusions, quand ces préjugés sont préconisés par les hommes qui sont le bras du gouvernement dans les provinces, qui doivent être l’œil du gouvernement dans les provinces, qui sont chargés de l’éclairer à chaque instant, de voir pour lui, de diriger, d’éclairer l’action du gouvernement, alors, messieurs, j’ai de grandes inquiétudes. J’ai de grandes inquiétudes quand je vois tel homme prôner depuis dix ans, avec une intrépidité vraiment incroyable, la prospérité qui attend de nouveau l’ancienne industrie linière ; quand je vois un pareil homme associer de pareilles hérésies aux plus inconcevables attaques contre le commerce, sans lequel (je ne lui en fais pas un très grand mérite, car il agit comme son intérêt l’exige) mais sans lequel vos populations, malgré toutes vos lois, auraient été affamées ; quand je vois un autre personnage présenter, depuis de longues années, comme une panacée pour guérir tous les maux des Flandres, une union douanière qu’on sait bien être trois fois impossible ; ah ! quand les secours de l’Etat, pour arriver aux malheureux, doivent passer, pour ainsi dire, par de tels intermédiaires, il nous est permis d’éprouver quelque hésitation au moment de les voter. (A gauche, interruption.)
(page 319) Le gouvernement, d’accord cette fois avec les chambres, le gouvernement croit qu’un des meilleurs moyens d’adoucir des souffrances cruelles dans la crise que subit l’industrie linière, crise profondément aggravée par la disette alimentaire, que ce moyen consiste dans un grand développement donné aux travaux publics. Là-dessus tout le monde sera d’accord ; tout le monde sans exception ; une seule peut-être, M. Le ministre des travaux publics !
Comment concevoir, à moins qu’on ne nous donne des explications bien précises et bien catégoriques, comment concevoir dans une situation comme celle que nous ont faite deux années de disette, l’inaction du ministère des travaux publics ? Où en sommes-nous de la double voie vers la France, après laquelle tout le monde soupire et dont l’absence cause au trésor public des dommages incalculables ? A quoi en est cette double voie pour laquelle, si je ne m’abuse, des fonds sont votés et pour laquelle, si des fonds ne sont pas votés, il aurait été du devoir du gouvernement d’en venir demander depuis longtemps à la chambre. (Interruption.) Des fonds sont votés, et j’entends dire qu’ils sont dépensés. Eh bien, si on les a dépensés et si, comme je le désire et comme je veux le croire, ils ont été bien dépensés, c’est faire injure à la chambre que de craindre de s’adresser à elle et de n’être pas venu depuis longtemps lui demander les moyens de pourvoir à un genre de travail qui peut être organisé, pour ainsi dire, dans les 24 heures ; travail qui activerait nos établissements métallurgiques, travail qui donnerait un salaire et du travail à de nombreux ouvriers.
Messieurs, où en sont nos stations ? N’est-ce pas une chose presque ridicule que l’état dans lequel on laisse la grande station du Nord à Bruxelles ? On nous a fait une gare magnifique, c’est-à-dire qu’on a fait de très beaux salons avant d’avoir achevé la maison ! On s’est conduit comme un particulier qui ferait un splendide salon de réception et qui n’achèverait pas sa maison ; voilà l’état de notre station du Nord ; c’est un objet de risée pour le public, pour les étrangers qui viennent à Bruxelles. On avait eu cependant le temps d’étudier les plans ; ils avaient vu le jour, il y a cinq ou six ans. Mais rien on dort au ministère des travaux publics.
Et pour ne parler que d’un seul fait dont j’ai été témoin, les chambres ont voté et votent annuellement des fonds pour l’amélioration de la navigation de la Meuse. Savez-vous, messieurs, quand on a entrepris à Huy les travaux pour cette amélioration ? Dans une année qui était pour ainsi dire providentielle pour ces travaux, on a je pense, mis la main à l’œuvre vers la fin du mois l’août ; on a employé 2 ou 300 ouvriers, alors qu’on pouvait utilement en employer 2 ou 3,000. Voilà comment, au ministère des travaux publics, on satisfait au désir exprimé par les chambres, comment l’on donne du pain, au moyen du travail, aux nombreux ouvriers qui sont frappés dans leur industrie, dans leur salaire !
Les remèdes immédiats, bien incomplets sans doute, résident dans les sacrifices que nous avons faits et que nous sommes prêts à faire encore ; mais, je le répète, ce sont là des remèdes temporaires, et je le dis hautement, des remèdes exceptionnels, remèdes qui doivent cesser avec les circonstances dans lesquelles nous sommes.
Quant aux remèdes permanents, pour l’industrie comme pour les ouvriers, ils consistent dans le maintien d’une législation libérale, humaine sur les subsistances, sur les grains, dans une législation meilleure sur la viande ; ils consistent encore dans l’adoucissement graduel des tarifs, dans l’adoucissement, sinon dans la suppression des octrois, comme le désirerait un honorable député ; non pas, messieurs, qu’en fait d’octrois, il soit aussi facile d’édifier que d’abattre ; je suis sur ce point tout à fait de l’avis de M. le ministre de l’intérieur.
La question des octrois est une question qui ne peut pas se trancher du jour au lendemain ; nous ne sommes pas prêts dans les villes à accepter facilement le régime anglais, ou l’octroi, à certaines exceptions près, est remplacé par la capitation. Je prie l’honorable M. Mast de Vries de bien remarquer que la capitation, c’est précisément l’income-tax en faveur de laquelle il y a certes beaucoup à dire, mais dont l’honorable M. Verhaegen ne pouvait parler l’autre jour dans cette chambre sans exciter une certaine émotion, j’allais presque dire un certain scandale, parmi les amis mêmes de M. Mast de Vries. J’espère que l’honorable député de Malines n’est pas logicien à moitié ; l’honorable membre voudra bien ne pas perdre de vue que les attaques qu’il dirige contre les octrois s’appliquent aussi en partie aux douanes, qui sont un grand octroi. Vous avez eu des droits sur les céréales ; vous en avez encore sur la viande ; il est évident que par les douanes vous frappez à la fois la classe pauvre, la classe moyenne et la classe aisée. Tout ce qu’on peut dire à cet égard contre le régime des octrois, on peut, dans une certaine proportion, le dire contre le tarif des douanes. Ce n’est pas à dire que du jour au lendemain on peut, tout en recommandant ces questions mis à l’attention du gouvernement, remplacer brusquement le système des octrois, ni même le tarif des douanes.
Quant à ce que nous venons de faire, ce que j’appellerai de la charité légale ; quant à ce que nous venons de faire pour la seconde fois, c’est là un précédent dans lequel nous devons persévérer le moins longtemps possible ; c’est là une voie de laquelle nous devons nous dégager chaque année, à mesure que les circonstances le permettront. N’oubliez pas, messieurs, ce que la taxe des pauvres a produit en Angleterre ? Cette taxe s’est élevée pendant certaines années jusqu’à 200 millions de francs. Il y a tel comté de l’Angleterre où pour la taxe des pauvres on paye 25 fr. par tête, c’est-à-dire plus que la moyenne d’un citoyen belge dans l’impôt ; et remarquez que ne sont pas comprises dans le chiffre que je viens d’indiquer les nombreuses ressources accordées par les corporations de l’Angleterre.
Il résulte de là, disent tous les économistes, que l’Angleterre a vu peu à peu s’élargir chez elle la plaie du paupérisme à un degré tel que l’Espagne seule dans l’Europe entière, et à ses plus mauvais jours, a eu plus de pauvres que l’Angleterre. Je dois compléter la pensée d’un de nos honorables collègues, pensée qui, j’en suis sûr, s’il avait pu lui donner tous ses développements, aurait été conforme à la mienne.
Il importe peu que ce soient les couvents ou d’autres institutions qui manquent aux lois d’économie politique, les résultats sont les mêmes ; la charité anglaise a enfanté les mêmes maux que le monachisme espagnol ; et le monachisme espagnol ne pécha pas par défaut de philanthropie, mais il péchait contre une loi qu’on ne transgresse jamais impunément ; il péchait contre une loi d’économie sociale, d’économie politique ; aussi avez-vous vu l’Angleterre protestante arriver au même résultat que l’Espagne catholique.
Parmi les remèdes qui appartiennent à la prévoyance législative, nous avons, tout le monde est d’accord sur ce point, la propagation de l’instruction dans les classes ouvrières, car l’instruction emporte avec soi la moralité, l’esprit de prévoyance, l’esprit de tempérance, l’esprit d’ordre ; nous avons ensuite à recommander surtout aux chefs d’atelier, dont le concours peut venir si utilement en aide aux gouvernement et aux chambres, nous avons à leur recommander de proscrire les habitues de chômage ; nous avons le lundi qui est pour ainsi dire un jour de chômage habituel dans une foule d’industries ; nous avons ensuite e très utiles institutions qui sont annoncées par le gouvernement qui recevront mon entier assentiment.
Voici ce que je lis dans la page 23 du rapport de la section centrale :
« Un projet éminemment utile dont le gouvernement s’occupe, c’est l’institution des caisses de secours et de prévoyance en faveur des classes ouvrières. L’administration se propose de faire traduire et imprimer en un recueil les règlements en vigueur en Angleterre et aux Etats-Unis d’Amérique et ceux qui ont été proposés en France, concernant ces sortes d’institutions ; de charger une commission d’examiner ces règlements et de soumettre ensuite au gouvernement des dispositions pratiques qui pourraient être généralement appliquées en Belgique. »
J’approuve entièrement ces institutions. Peut-être même y aurait-il lieu d’examiner si en cette matière l’intervention du gouvernement ne pourrait pas aller au-delà du simple conseil, du simple subside. Je ne sais pas si la législature, alors que le pays est appelé à venir au secours des populations ouvrières dans les moments de crise industrielle, n’aurait pas le droit d’intervenir, à défaut de l’ouvrier ou de chefs de manufacture, pour exiger que la part de la caisse de prévoyance fût faite en tout état de cause.
Voyez ce qui arrive à certaines époques de la vie de l’ouvrier. Il y a quelques années, alors que l’industrie métallurgique prit des développements si rapides, si extraordinaires, tels ouvriers de l’arrondissement de Charleroy gagnaient de 5 à 10 fr. par jour. A cette époque, ces ouvriers pouvant travailler toute la semaine, ne travaillaient souvent que deux à trois jours. Les autres jours, savez-vous à quoi ils étaient consacrés ? A boire de l’eau-de-vie peut-être ? Non, à boire du vin de Champagne.
Voici ce qu’on lit en ce moment dans un journal de Charleroy : « Les verreries et autres établissements des environs de Charleroy sont dans une activité extraordinaire ; certains établissements ont des commandes pour plusieurs années. Les ouvriers verriers gagnent en moyenne (sur six heures par jouir), 3,000 francs annuellement. »
C’est un journal de la localité qui vient d’imprimer ce fait Je suis heureux d’apprendre qu’il y a des ouvriers qui gagnent trois mille Francs par an. Mais je dis que si, en consacrant seulement six heures par jour au travail, ils gagnent trois mille francs, et ne versent pas un tiers ou au moins un quart de cette somme à la caisse d’épargne ; je dis que quand une pareille prospérité cessera, et elle peut cesser par une foule de causes qui ne sont pas en notre pouvoir, ces ouvriers seront des malheureux et un embarras pour le gouvernement.
Il faut donc le la part du gouvernement, de la part de l’administration, surtout de la part des chefs d’atelier, de ma part du clergé lui-même, qui peut rendre ici les plus grands services, que l’ouvrier soit sans cesse convié à la prévoyance, à la tempérance, à l’économie, en un mot à une sévère moralité ; voilà un des moyens les plus puissants à l’aide desquels, vous ne sauverez pas entièrement les populations ouvrières des crises industrielles, mais vous en diminuerez notablement l’intensité.
Il ne faut pas nous faire illusion : il y aura, je le crains, toujours des malheurs ; il y aura toujours des maux ; ii y aura toujours de la misère ; il y aura toujours, je le crains bien, des pauvres ; il y en avait du temps d’Homère. IL y en aura, je le crains, je voudrais me tromper, aux plus beaux jours de la civilisation. Le prolétariat est fils de la liberté. Partout où la société n’est pas organisée pour l’esclavage, on est exposé à voie des prolétaires. Le prolétariat est né le jour où l’esclavage a été aboli. Dans le sud de l’Amérique, il n’y a pas de crise industrielle ; l’ouvrier y est inconnu, car l’ouvrier est une chose, il est nourri à peu près par les causes, par l’intérêt qui fait nourrir le bétail. Mais avec les avantages de la liberté, vous en avez les inconvénients.
Cela est si bien senti, qu’au XVIIIème siècle, en Prusse, il y a eu des esclaves, des serfs, qui ont refusé l’affranchissement, tant ils craignaient de manquer du nécessaire. Par cela seul que vous êtes une nation industrielle, vous aurez probablement toujours des crises au bout de quelques années, surtout si vous donnez à la production une surexcitation imprudente au (page 320) lieu de la livrer pour ainsi dire à elle-même. Vous arriveriez, si vous faisiez de nouveaux pas dans ce système, vous arriveriez inévitablement, car vous êtes sur la pente, vous arriveriez, comme l’Angleterre, à une taxe des pauvres.
Quoi ! ce serait le budget qui serait chargé de réparer tous les malheurs ! Mais 50 millions ne le pourraient pas cette année ; et si vous portiez cette année 50 millions pour cet objet, vous pourriez vous attendre à ce que l’année prochaine on vous en demandât cent !
Voilà où vous arriverez, si vous ne vous arrêtez pas sur la pente où nous devons, malgré nous, faire encore quelques pas cette année.
Le partage des biens, ce rêve que font quelques sectes politiques, quelque rêveurs, tous les cent ans, vînt-il à s’accomplir, avant dix ans vous auriez encore des malheurs, de la misère, parce que vous ne ferez pas que tout le monde soit moral, laborieux, sobre, prudent. Il faut donc se mettre en garde contre des idées d’optimisme qui ne peuvent conduire qu’aux plus graves abus, qu’aux plus amères déceptions.
Opulence ! misère ! Voilà le double spectacle que je voudrais voir cesser pour une aisance plus générale, mais qui, je le crains bien, est destinée à reproduire, sinon toujours, du moins longtemps encore.
Je trouve ces réflexions si bien résumées dans quelques lignes d’un homme d’Etat, d’un économiste distingué, qui a déjà posé plus d’un acte en rapport avec les paroles du ministre de l’intérieur de France, du collègue de M. Guizot, que je demande la permission d’en donner lecture en terminant :
« Il est, dit M. Duchâtel, des maux qui dérivent de la nature même des choses, et dont le gouvernement n’est pas l’auteur. Avant l’ordre politique, l’ordre du monde ; avant les causes factices, les causes naturelles. Avec le gouvernement le meilleur, les causes permanentes de la misère subsistent. Les lois du monde moral comme les lois du monde physique, sont placées au-dehors de la puissance du législateur. Allez chercher dans le ciel une sagesse divine et mettez-la sur le trône ; à moins qu’elle ne change la constitution même de l’univers, ne restera-t-il pas toujours, pour enfanter la misère, et les caprices de la fortune, et les vices des hommes, et la difficulté de la production des richesses, qui ne peut répondre, comme la science le démontre, aux progrès d’une population se multipliant sans limite ?
M. Desmet. - J’ai demandé la parole, lorsque l’honorable M. Lebeau vous a cité un passage d’un rapport fait par un agent du gouvernement, qui s’est rendu en Irlande pour faire des observations sur l’industrie linière.
J’aurais désiré que l’honorable membre eût aussi donné lecture d’un passage du rapport que la commission d’enquête a fait à la chambre, à la suite de son voyage en Angleterre.
Quand on envoie dans un pays pour observer une industrie quelconque, il est bon que ce soit une commission composée d’éléments hétérogènes ; alors on sait la vérité. Le rapport qu’a cité l’honorable membre est l’œuvre d’un seul homme, tandis que la commission était composée de personnes d’opinions différentes.
Je crois donc que la commission a plutôt été dans le vrai que M. Moxhet. Comme membre de la commission, je puis citer ce que nous avons constaté, lors de notre voyage en Angleterre.
L’agent du gouvernement qui a fait un rapport sur la situation de l’industrie linière en Irlande, n’a été qu’à Belfast, qui est le centre de la filature à la mécanique. La commission a parcouru toute l’Irlande et une partie des côtes de l’Angleterre. Elle s’est rendue à Belfast ; mais tandis que M. Moxhet n’est pas sorti de l’enceinte de la ville, elle s’est rendue à Limburg, petite ville à deux milles anglais de Belfast.
Qu’avons-nous vu dans cette ville ? De grands établissements de tissage. Qu’avons-nous appris dans ces établissements, les plus grands qu’il y ait en Irlande, qui produisent pour l’exportation et surtout pour les pays transatlantiques ? Là on nous a dit que tous les fils qu’on emploie sont dus à la filature à la main. C’est là qu’on fabrique ces belles et bonnes toiles de Belgique, ce beau linge de table damassé que tout le monde admire. C’est là que jai vu des toiles que nous ne faisons plus, de quatre à six aunes de largeur, et que les Irlandais nous ont enlevées, et qu’ils placent sur nos débris, et c’est ainsi qu’ils font avantageusement le commerce, en imitant l’ancienne industrie belge ou flamande ; on nous imite tellement dans cette contrée, que j’ai vu, dans un salon de l’atelier dont je viens de parler, des estampes qui dépeignent exactement le travail linier des Flandres, depuis la culture du lin jusqu’au blanchiment des toiles ; le cas que le fabricant faisait de ces tableaux provenait de la hauteur où il mettait l’industrie flamande pour la fabrication des tissus de lin et dont il ne cessait de faire l’éloge, en disant que jamais on ne pourrait l’améliorer ni la remplacer utilement.
On a dit encore que les marchés de l’Irlande sont abandonnés, Mais sait-on ce que sont les marchés de l’Irlande ? Des halles, comme il y en a à Dublin. Ces halles se composent de quartiers. Chaque négociant a son quartier. Les achats se font, soit dans les ateliers chez les individus qui fabriquent chez eux. C’est dans les halles que les toiles s’étalent, où l’on vient les acheter, c’est ainsi qu’étaient anciennement nos marchés dans les Flandres, ce sont des marchés couverts, et l’on ne peut pas dire que ces marchés aient diminués. Qu’on aille voir celui qui existe à Dublin, on le trouvera considérable et très bien assorti.
J’ai vu une halle de Dublin toutes espèces de toiles et destinées à toute sorte d’usage, et destinées, non pas pour les Etats-Unis seulement, mais encore pour la Chine, pour les Indes orientales, pour toutes les parties du monde. Nous en avons rapporté des échantillons que nous avons remis au gouvernement ; ils prouvent qu’on fait en général là-bas aussi bien qu’ici. Quelques espèces ne sont pas semblables aux nôtres ; il y en a quelques-unes qui ne sont pas aussi bonnes que les nôtres. De sorte qu’il n’y a pas de différence marquante dans les qualités ; dans les espèces de toiles, s’il y a différence, c’est que nos toiles faites avec nos fils à la main et bien tissées, sont plus corsées, sont plus solides en général que celles d’Irlande.
Mais la différence des toiles d’Irlande aux nôtres n’est pas essentiellement dans la qualité des étoffes. On se trompe fortement si on le pense. Elle est dans les étiquettes qui sont bien soignées ; elles sont dorées, enjolivées ; c’est superbe ! Ensuite la toile est bien empaquetée, bien pliée, en un mot la pièce étant empaquetée se présente bien.
Pour ce qui concerne l’apprêt, les usages sont les mêmes qu’en Belgique. Les Allemands apprêtent plus leurs toiles que les Anglais. Et ici les Irlandais raisonnent comme nous, ils disent que ce n’est pas l’apprêt, le lustrage, le cylindrage qui font la bonne et belle toile ; c’est la matière première et la bonne filature ; c’est la bonne fabrication. Car ils savent, comme nous, que l’apprêt part et s’efface au premier lavage et que les toiles de mauvaise qualité deviennent alors laides et perdent tout leur lustre, tandis que les bonnes restent toujours belles.
Pour le blanchiment, c’est moi qui ai fait le rapport, d’après les observations que j’ai recueillies à Belfast.
J’ai dû faire l’éloge des Anglais, les complimenter au sujet de leur blanchiment ; car ils n’emploient aucun agent chimique, aucun acide, aucun corrosif, Ils ont notre ancienne manière de blanchir ; C’est à quoi sont dues la solidité et la bonne qualité de leurs toiles.
Là on blanchit sans arroser. C’est ainsi que j’ai vu blanchir sur les hauteurs. On se borne à blanchir avec la rosée. Mais on a commencé par faire une bonne lessive, par bien châtier la toile. On tâche d’ôter les taches sans employer de corrosifs ; on n conservé là l’ancienne manière flamande, qui est la meilleure.
On nous a dit encore que pour exporter il faut abandonner l’ancienne industrie. Mais, messieurs, que fait l’Allemagne ? Est-ce qu’en Westphalie on fait des toiles à la mécanique ? Cependant les Allemands placent très bien leurs produits, et ils en placent beaucoup dans les pays lointains. Vraiment je ne conçois pas pourquoi l’on vient tous les jours nous prêcher d’abandonner l’ancienne industrie linière, le filage à la main et la fabrication bonne et solide. Est-ce que ceux qui veulent détruire cette fabrication et ôter entièrement le travail du filage aux ouvriers de nos campagnes, ont bien étudié la question ? Je pense que non, car ils n’en font pas preuve. Eh bien, je trouve que c’est très léger de pousser à la suppression d’un travail industriel quand on ne sait pas en quoi il consiste et quelles seront les conséquences de la destruction. C’est une légèreté que l’on ne saurait qualifier.
C’est ainsi que je dois répondre aux vifs reproches d’un orateur, a ceux qui ont toujours défendu l’ancienne industrie. Je ne sais comment il nous a qualifiés ; mais je crois qu’il nous a adressé des reproches très sanglants. Or, quel est notre péché, messieurs ? C’est de vouloir conserver à la Belgique son ancienne industrie des toiles, c’est surtout de vouloir conserver à la Belgique le travail à la main qui est le travail de la classe pauvre. Car je suppose que demain vous n’ayez plus le travail à la main. Pourrez-vous introduire la mécanique dans les maisons de nos pauvres tisserands ? Cela est impossible. Ainsi vous détruiriez sans réédifier, ce serait une véritable œuvre de destruction. Ce qui fait surtout vivre les classes pauvres dans les Flandres, c’est le travail des fileuses. Enlevez aux fileuses leur travail, et vous ôtez le pain au pauvre ; vous répandez la misère dans le pays sans aucun avantage pour le commerce ; nous ne pouvons assez le répéter, ceux qui prêchent et conseillent d’abandonner l’ancien filage à la main, veulent donner le dernier coup de mort au commerce de toile en Belgique.
Je ne veux pas rencontrer l’honorable M. Lebeau dans tous les développements qu’il vous a présentés sur l’ancienne industrie ; cependant il nous a fait encore un reproche auquel je dois répondre.
Nous avons toujours demandé la communauté du marché français. Messieurs, ce n’est pas moi seul, ce ne sont pas mes amis seuls qui ont demandé cette communauté du marché français, c’est tout le pays, les pétitions en font foi. Et certes, je ne crois pas qu’il y ait à faire un reproche aux Belges ou aux Flamands de demander la communauté du marché français ; mais je fais un reproche à l’honorable M. Lebeau qui eût pu obtenir l’union douanière avec la France, lorsqu’il était au pouvoir, d’avoir repoussé cette union sans aucun motif. S’il avait accepté cette union, l’industrie ne se trouverait pas dans l’état de misère où elle est aujourd’hui. C’est quand il était au pouvoir que la belle occasion s’est présentée pour traiter la communauté de marché entre les deux peuples, qui ont besoin l’un de l’autre par le produit de leurs diverses industries, et c’est ce que le cabinet d’alors n’a pas compris ; il était ignorant sur les intérêts de la Belgique, il n’a pas su apprécier quel état le principal débouché pour nos produits. Si donc la Belgique a un reproche à faire, c’est bien à l’honorable M. Lebeau, alors ministre des affaires étrangères !... J’ai dit.
M. Verhaegen. - Messieurs, nous ne voulons pas renouveler le débat politique à peine terminé. Il devient inutile de discuter avec une majorité qui se borne, en réponse à nos discours, à demander la clôture et à voter, Mais nous nous sommes engagés en vers le pays à rappeler, dans les discussions générales des budgets, les griefs que nous avons à faire valoir contre chacun de MM. les ministres ; et cet engagement, au risque d’être l’objet de nouveaux murmures, nous saurons le remplir.
(page 321) Il s’agit aujourd’hui de l’honorable M. de Theux, chef du cabinet et en même temps chef du parti que nous combattons depuis dix ans. Toujours, dans toutes les circonstances, M. de Theux s’est posé comme homme politique ; l’administration n’a été pour lui qu’un moyen de donner de la force à l’opinion qu’il représente. Il est aujourd’hui ce qu’il a toujours été, ce qu’il était à sa première entrée au ministère, homme de parti avant tout. Contrairement à la conduite des libéraux qui se sont succédé au pouvoir et dont les ménagements, je pourrais dire presque les complaisances pour l’opinion catholique, ont accéléré la chute, la conduite du chef du cabinet actuel est marquée au coin d’une fermeté qui ressemble un peu à de l’audace. Oui, M. de Theux ose tout, et il osera longtemps encore, si les dangers qui menacent le pays ne finissent par ouvrir les yeux à celui qui préside à nos destinées.
M. de Theux, je viens de le dire, est aujourd’hui ce qu’il a toujours été.
Si nous reportons nos souvenirs sur le passé, nous voyons d’abord M. de Theux faire sanctionner la loi sur l’enseignement supérieur, qui, dans l’opinion de ses amis devait précipiter la chute des universités de l’Etat ; nous le voyons doter l’université catholique de toutes les collections scientifiques assemblées et enrichies aux frais de l’Etat, de toutes les fondations de bourses affectées à l’ancienne université de Louvain, de tous les locaux qui avaient été construits avec les deniers publics. En agissant ainsi, il obéissait à l’impulsion de son parti.
Nous le voyons ensuite, pendant son long ministère, accorder aux établissements religieux les milliers d’autorisations pour accepter des dons et legs, et jeter les bases de tous les couvents qui couvrent la Belgique ; nous le voyons même dispenser des droits d’enregistrement les acquisitions faites au profit du clergé par personnes interposées, et ce en violation du texte de la Constitution. Il obéissait à l’impulsion de son parti.
Nous le voyons, dans la discussion de la loi du 9 janvier 1837, exercer toute son influence, réunir tous ses efforts pour mettre à charge du trésor public les traitements des vicaires payés jusque-là par les fabriques et les communes. Il obéissait à l’impulsion de son parti.
Nous le voyons, sous les ministères mixtes, dicter ou patronner les lois réactionnaires qui pèsent sur le pays, qui faussent et mutilent toutes les institutions décrétées par le congrès. Ce fut M. de Theux qui conclut, avec le ministère d’alors, cette ignoble transaction ayant pour but d’autoriser le Roi à prendre les bourgmestres en dehors du conseil, à condition que le cabinet acceptât sa proposition sur le fractionnement. Il marchandait ainsi une prérogative dont le gouvernement croyait avoir besoin. Lui, ancien ministre, était dans cette circonstance homme de parti, avant d’être homme gouvernemental.
Ce fut aux efforts de M. de Theux que l’honorable M. Nothomb dut ses tristes succès dans la discussion de la loi de l’instruction primaire, devenue si fatale à l’opinion libérale ; ce fut encore M. de Theux qui changea et modifia le projet de loi sur le jury d’examen, et qui, pour enlever à la royauté une prérogative sur laquelle tout le monde paraissait cette fois d’accord, fit faire à un de ses collègues d’aujourd’hui toutes ces évolutions qui furent loin d’édifier le pays. Dans tout cela, il obéissait à l’impulsion de son parti.
Nous le voyons enfin saisir toutes les circonstances qui se sont offertes pour contrarier les idées libérales, pour peupler toutes les administrations d’hommes hostiles à notre opinion ; il obéissait toujours à l’impulsion de son parti.
Depuis sa dernière entrée au ministère, l’honorable M. de Theux, nonobstant ses protestations réitérées d’impartialité, voire même de libéralisme, s’est-il amendé ? Il s’en faut de beaucoup. Son attachement, sa soumission au parti dont il relève, sont restés les mêmes, et ii devait en être ainsi.
S’agit-il de l’instruction supérieure ? C’est à l’université de l’épiscopat qu’il accorde tous les avantages, au détriment des universités du gouvernement ; et pour ne parler que des bourses de fondations, c’est au clergé qu’il en abandonne la disposition, contrairement au vœu des fondateurs. Pour arriver à ce résultat, il invoque des arrêtés du roi Guillaume, des arrêtés de la nature de ceux qu’il soutient illégaux lorsqu’il s’agit de l’impôt annuel sur les biens de mainmorte, et il confie l’exécution de ces arrêtés à un employé supérieur dont les opinions exagérées ne sont que trop connues, et qui n’appartient pas même à son département.
S’agit-il de l’instruction moyenne ? C’est à l’épiscopat et aux jésuites qu’il en confie le sort ; tons les actes qu’il pose tendent à confirmer le monopole que veut s’arroger le clergé, et qui sera un fait accompli avant la discussion du projet de loi.
Des conventions entre l’épiscopat et des administrations communales sont préconisées, sanctionnées même en violation de textes formels de la loi ; des locaux, des collections d’une valeur considérable sont abandonnés par des villes au clergé ; et l’honorable M. de Theux s’empresse de donner son concours à de pareils actes ; son empressement va même si loin que, tout récemment, il a ordonné d’ouvrir un procès-verbal de commodo et incommodo sur une aliénation qui avait été faite par la ville de Turnhout, au profit des jésuites, d’un bâtiment qui servait de caserne, et sur l’achat d’un bâtiment nouveau, en remplacement de celui qui avait été aliéné à titre gratuit, et que, sans attendre la rentrée du procès-verbal des réclamations, il a approuvé, par arrêté royal du 18 mai (jour seulement fixé pour recevoir les réclamations), les aliénation et acquisition dont s’agit.
Je pourrais citer plusieurs autres faits de même nature, mais je m’en abstiens pour éviter des longueurs.
Cependant, un mot encore. Voulez-vous une preuve de tout le mépris de M. le ministre de l’intérieur pour l’enseignement secondaire, subsidié par l’Etat, et cri même temps de ses sympathies pour l’enseignement secondaire de l’épiscopat ? Rappelez-vous la nomination d’un inspecteur-général pour les collèges et athénées, qui a paru quelques jours avant les arrêtés d’organisation des ministères. Le sort des collèges et athénées se trouve confié à un homme qui n’a d’autres titres à invoquer que d’avoir eu en sa possession, comme bibliothécaire, un grand nombre de volumes que probablement il n’a jamais lus. Mais M. de Theux obéissait toujours à l’impulsion de son parti.
S’agit-il de l’instruction primaire, qui déjà, tout entière, est aux mains du clergé, M. de Theux, dans l’exécution, exagère encore la portée de la plus malencontreuse des lois.
Tout pouvoir est abandonné aux inspecteurs ecclésiastiques ; l’inspection civile est nulle. Nous l’avons démontré dans une précédente discussion.
Les écoles normales, celles même que nous subsidions par le budget, sont la propriété de l’épiscopat. Le seul inspecteur civil que nous connaissions pour cette branche d’instruction, l’emporte par ses exagérations sur tous les inspecteurs ecclésiastiques. Nous verrons, quand il s’agira de la discussion des articles, comment, dans un livre pour lequel nous votons annuellement une somme de six mille francs, il cherche à former l’esprit national.
Quant aux écoles primaires supérieures, un seul fait pourra nous faire apprécier l’intérêt que leur porte le gouvernement, c’est la nomination à la direction de l’école supérieure de Louvain, d’un homme étranger au sol belge et qui n’a d’autre titre à invoquer que d’avoir publié une histoire dans laquelle il prône les couvents, traite les libéraux de forcenés, critique la liberté des cultes, fait produire des anthropophages à la philosophie moderne, tronque les faits et cherche à implanter dans le cœur des enfants des idées fausses du présent et du passé.
Restent les écoles primaires proprement dites Plus d’une fois, messieurs, je vous ai parlé du contrôle exercé par les inspecteurs cantonaux ecclésiastiques, à l’exclusion des inspecteurs civils, sur les instituteurs communaux ; aujourd’hui ce contrôle, grâce à la condescendance de M. le ministre de l’intérieur, est dégénéré en véritable inquisition, et les faits se pressent pour justifier cette accusation. Mais je ne veux pas entrer dans des redites.
Les fonds considérables que nous votons pour l’instruction primaire, les fonds votés par les provinces et les communes sont donc destinés à assurer au clergé le monopole de l’enseignement au premier degré, et si parfois certaines communes trouvent dans d’anciennes fondations le moyen de conserver leur indépendance en matière d’enseignement, vite l’honorable M. de Theux met tout en œuvre pour contrarier l’intention des fondateurs et attribuer au clergé ce qui ne lui appartient pas.
Je ne citerai ici que quelques faits principaux :
La commune de Saint-Pierre Capelle près d’Enghien possède une fondation à laquelle appartient une maison d’instituteur, avec des biens et rentes d’une valeur de plus de 100,000 francs, et an moyen de cette fondation elle peut largement pourvoir aux besoins de l’instruction primaire, comme l’a dit avec raison la députation permanente du Hainaut dans son arrêté du 7 juin 1845.
Mais les biens de cette fondation avaient été usurpés naguère par l’église de Saint-Pierre Capelle, comme biens de fabrique, jusqu’à ce qu’un arrêté qui porte la date de 1844 vînt en ordonner la restitution à l’administration communale.
Aussitôt que le clergé connut cet arrêté, il en demanda le retrait et il fit mouvoir tous les ressorts pour atteindre son but, provisoirement il obtint un sursis à l’exécution. L’administration communale présenta plusieurs mémoires au ministère et entre autres le 25 mai 1845, demandant le maintien de l’arrêté de 1844 et la levée du sursis d’exécution. Elle faisait remarquer qu’il y avait urgence, puisque par suite de la conduite du clergé il y avait absence complète d’instruction à Saint-Pierre Capelle. Eh bien le croirait-on ? Jusqu’à ce jour le gouvernement n’a répondu à ces justes réclamations que par la force d’inertie ; il n’ose pas évoquer son arrêté de 1844, car il est basé sur l’acte de fondation du 9 janvier 1540 dont les termes sont on ne peut pas plus explicites, et cependant en présence des exigences du clergé, il n’ose pas non plus ordonner l’exécution de ce qu’il croit juste. Il se tait, et l’église continue à posséder des biens qui sont destinés par le fondateur à pourvoir à instruction des indigents.
Des faits semblables se sont passés à Ath : là, il y avait une communauté de filles, fondée en 1678, sous le nom de filles de Saint-Joseph dont but était l’instruction des jeunes personnes ; les bourgmestre et échevins de la ville étaient administrateurs séquestres de cette fondation.
Une autre fondation ayant également pour objet l’instruction de la jeunesse (la fondation Crulay), avait aussi pour administrateurs les bourgmestre et échevins.
Ces deux fondations ont été enlevées des mains de l’administration communale pour passer dans celles de deux curés.
Le même abus vient de se présenter à Tournay, au sujet de la fondation des six filles, située en la paroisse de St-Jean, fondation dont l’administration a été enlevée à la commission des hospices pour être attribuée à l’évêque.
Au reste, chaque fois que le gouvernement, en s’arrogeant un droit qu’il n’a pas, nomme aux fonctions de collateurs de bourses de fondation, il viole la loi du contrat, il sacrifie lcs intérêts des communes et (page 322) des particuliers aux intérêts du clergé, et de cette manière le clergé est en possession de tous les moyens pour maintenir son monopole.
Ce n’est pas tout : M. le ministre de l’intérieur ne se borne pas à enlever aux communes l’administration des bourses de fondation destinées à leur assurer une indépendance d’action dans l’instruction primaire ; il est allé, par un arrêté récent, celui du 16 août 1846, jusqu’à leur enlever des droits et des prérogatives que leur confèrent la loi communale et même la loi de l’instruction primaire. Les administrations communales n’ont plus le droit de faire leurs règlements conformément aux lois existantes, c’est le gouvernement qui leur impose un règlement banal, dans lequel se trouve littéralement transcrit un règlement rédigé et imposé par l’épiscopat.
Messieurs, je viens de passer en revue les services que rend incessamment à son parti l’honorable M. de Theux en matière d’instruction aux trois degrés. Nous allons voir comment il fait les affaires de ses amis politiques dans les autres branches d’administration.
S’agit-il de venir en aide aux établissements de mainmorte, comme par le passé, nous le voyons, d’abord, créer des personnes civiles en violation formelle du décret de 1809, et compromettre plus d’une fois la signature royale au point que des arrêts récents de la cour d’appel de Bruxelles ont statué sans avoir égard aux actes royaux d’institution et d’autorisation qu’ils ont déclarés illégaux.
Nous le voyons ensuite favoriser les acquisitions faites dans l’intérêt du clergé par personnes interposées au moyen d’exemptions de droits d’enregistrement en violation de l’article 112 de la Constitution. C’est ainsi qu’on s’est permis d’exempter du droit d’enregistrement une vente passée au profit des Carmes Déchaussés à Ypres, qu’on a accordé une exemption analogue à propos des droits dus sur la succession du moine Richard de Roovere, que la vente par l’Etat de l’ancien gouvernement provincial à Liége a été purgée en débt, c’est encore ainsi que les trappistes ont fait naguère une acquisition d’un ancien monastère dans le canton d’Achel pour laquelle ils ont obtenu l’exemption des droits d’enregistrement.
Et la sollicitude de l’honorable M. de Theux pour les établissements de mainmorte est telle, que dans la discussion du budget des voies et moyens il nous a donné une preuve non équivoque de sa partialité en leur faveur ; en effet, lorsqu’il s’est agi des arrêtés du roi Guillaume imposant la condition du payement d’un impôt annuel de 4 p. c. aux autorisations d’acceptation de dons et legs faits à certains établissements de mainmorte, il a osé soutenir, au grand détriment du trésor, qu’ « il était inconstitutionnel de mettre des conditions à l’exercice d’un droit conféré à une personne quelconque, encore bien que cet exercice dépense d’une autorisation préalable du gouvernement », alors que, dans ses règlements pour l’organisation des bureaux ministériels, il appliquait des principes tout opposés, « en soumettant à des conditions pour les employés de l’Etat l’exercice de leurs droits les plus précieux », leurs droits politiques de citoyens belges.
S’agit-il de projets de loi, de mesures proposées aux chambres, nous rencontrons chez l’honorable M. de Theux toujours les mêmes tendances, le même but. Dans la discussion de la loi sur les subsistances, n’a-t-il pas traité les pauvres comme si la splendeur de l’église devait remplacer le pain que nous demandions pour eux ? N’avons-nous pas assez fait pour les pauvres ? s’est-il écrié, n’avons-nous pas établi des droits protecteurs de leur travail ?... « N’avons-nous pas orné les églises pour qu’ils jouissent comme nous des produits des arts qui les décorent ?
S’agit-il de poser des actes dans l’intérêt de ses amis politiques, rien ne l’arrête, et sa témérité égale son dévouement.
Pour ne citer qu’un seul acte, mais le plus hardi de tous, je vous parlerai de ce fameux arrêté royal du 12 mai 1846 qui a sanctionné la falsification d’une liste électorale constatée par une enquête judiciaire et qui a maintenu comme légal un conseil communal de fait, résultat de cette falsification.
S’agit-il enfin de nomination à des fonctions, à des emplois, s’agit-il de faveurs, de distinctions, ce n’est pas au mérite, à l’ancienneté ou aux services rendus que M. le ministre de l’intérieur a égard ; ses choix ne dépendent que du plus ou moins de dévouement des candidats à l’opinion cléricale ; les recommandations d’un évêque, d’un curé ont beaucoup plus de poids sur son esprit que les recommandations de certains gouverneurs ou commissaires de district.
Des faits nombreux viennent encore à l’appui de cette assertion. Je me bornerai à vous en signaler quelques-uns des plus criants.
Le sieur A. N. Wargnies, ancien receveur de l’enregistrement, homme très probe, très capable et très actif, fut nommé conseiller communal de la ville de Wavre en 1836 et réélu successivement en 1839, 1842 et 1845.
Au mois d’octobre 1842, les élections communales à Wavre eurent pour résultat la non-réélection du bourgmestre et de ses deux échevins, qui dès lors cessèrent tous les trois de faire partie du conseil communal, aux termes de l’article 55 de la loi du 30 mars 1836.
Ainsi, au 1er janvier 1843, le gouvernement devait renouveler intégralement le collège échevinal en nommant à la fois un bourgmestre et deux échevins, dont les places étaient vacantes.
On était alors sous l’empire de la loi du 30 mars 1836, modifiée par la loi du 30 juin 1842. Le bourgmestre fut choisi en dehors du conseil. M. Fortramps fut nommé à ces fonctions par arrêté royal du 31 décembre 1842.
Les deux échevins devaient être choisis parmi les onze membres en fonctions composant à cette époque le conseil communal de Wavre.
Par arrêté royal du 6 février 1843, M. Wargnies fut nommé échevin pour le terme de huit années, c’est-à-dire jusqu’au 31 décembre 1851, et le sieur Fortune fut nommé aux mêmes fonctions, mais seulement pour quatre années, ainsi jusqu’au 31 décembre 1847.
Ces deux échevins prêtèrent serment et furent installés le 14 février 1843, l’un et l’autre s’acquittèrent de leurs fonctions de manière à mériter l’estime et la confiance de leurs concitoyens.
M. Wargnies, nommé échevin pour huit années, fut réélu aux élections communales d’octobre 1545 a une grande majorité, et on aurait pu soutenir avec quelque fondement que le nouveau mandat de conseiller lui conféré pour 8 ans avait eu pour effet immédiat la continuation de son mandat d’échevin, également lui conféré pour 8 ans par arrêté du 6 février 1843, mandat qui ne devait cesser qu’au 31 décembre 1851, sauf le cas où dans cet intervalle il aurait cessé de faire partie du conseil communal, conformément à l’article 55 de la loi communale.
Cependant, comme la question, au point de vue de l’interprétation de l’article 55, pouvait être controversée en droit, l’honorable M. Van de Weyer préféra de la trancher en fait. Il n’y avait aucun motif pour écarter M. Wargnies du collège échevinal ; il avait rempli les fonctions que le Roi lui avait conférées, le 6 février 1843, avec zèle, talent et probité son mandat, d’après l’intention du Roi, devait durer jusqu’au 31 décembre 1831, et il venait, d’ailleurs, de recevoir de ses concitoyens, aux élections du mois d’octobre 1845, une marque non équivoque de leur confiance et de leur sympathie ; aussi l’honorable prédécesseur de M. de Theux soumit-il à la signature royale, dans le courant du mois de février 1846, un arrêté par lequel MM. Wargnies et Fortune étalent continués dans leurs fonctions respectives d’échevins de la ville de Wavre ; mais cet arrêté fut signalé à l’attention de la camarilla, il déplaisait au doyen de Wavre qui ne voulait pas de M. Wargnies, dont le seul tort est d’appartenir à l’opinion libérale. Il ne fut pas difficile de gagner du temps. Le gouverneur de la Flandre orientale avait bien refusé d’exécuter deux arrêtés déjà revêtus de la signature royale, parce que les nominations d’échevins qu’ils décrétaient, contrariaient les vues du clergé.
La chute de M. Van de Weyer et surtout l’avènement de M. de Theux vinrent en aide au doyen de Wavre : quoiqu’on se fût empressé de proclamer que le ministère ne ferait pas de réaction, qui’il ne déplacerait aucun bourgmestre, aucun échevin sans de justes motifs, et quoiqu’il n’y eût aucun espèce de motif pour déplacer M. Wargnies, M. le ministre de l’intérieur ne recula pas devant l’acte le plus odieux qu’on ait jamais posé en pareille occurrence ; il parvint à faire signer par le Roi un arrêté sous la date du 8 septembre 1846, nommant aux fonctions d’échevin de la ville de Wavre, en remplacement de M. Wargnies, le sieur Bernard Mathieu qui n’a pas la moindre connaissance administrative, et qui, se trouvant à la tête d’une fabrique située à un quart de lieue de la ville, n’a pas même le temps de s’occuper d’affaires publiques.
Nous nous abstiendrons, et pour cause, de toute autre réflexion sur cette nomination, mais nous dirons qu’en posant l’acte que nous venons de signaler et qui renferme au fond une destitution brutale que rien ne peut légitimer, M. de Theux, comme toujours, a obéi à l’impulsion de son parti, et que, pour la centième fois, il a préféré les recommandations du clergé aux recommandations d’un de ses gouverneurs, du gouverneur de la province du Brabant, qui avait donné un avis très favorable au sieur Wargnies, appuyé d’ailleurs par des recommandations pressantes d’un honorable sénateur.
Un autre fait non moins grave s’est passé dans une des communes de nos provinces wallonnes. M. Everard, conseiller communal à Ligny, avait été proposé pour remplir les fonctions de bourgmestre ; c’est un homme capable, d’une moralité reconnue, et aucun autre membre du conseil n’est apte à remplir ces fonctions. Mais M. Everard n’est pas l’ami du curé, et M. le curé s’oppose à sa nominalion. Que fait l’honorable M. de Theux ? Dans l’impossibilité où il est de faire une nomination convenable soit au sein du conseil soit en dehors du conseil, il ne fait aucune nomination, la commune de Ligny est restée depuis longtemps et resle encore aujourd’hui sans chef, au grand détriment des habitants.
Je pourrais, messieurs, multiplier mes citations ; dans toutes les provinces, dans tous les arrondissements, dans tous les cantons on éloigne les hommes qu’on soupçonne de partager des idées libérales et on peuple les administrations communales d’hommes dévoués corps et âme au parti clérical. Mais j’ai encore à signaler quelques faits d’une autre nature et il me tarde d’en finir.
S’agit-il de fonctions de notaires, de juges de paix, l’honorable M. de Theux s’entend à merveille avec son collègue de la justice, avec M. le baron d’Anethan, qui est tout au moins aussi dévoué que lui à l’épiscopat. Nous en donnerons quelques échantillons dans la discussion du budget qui suit immédiatement celui de l’intérieur.
S’agit-il de nominations qui se rattachent à l’administration centrale, l’honorable M. de Theux va même jusqu’à violer d’avance son récent arrêté d’organisation, pour être agréable à ses amis et renforcer son parti d’hommes qui lui sont dévoués ; c’est ainsi, comme nous l’avons déjà dit, que quelques jours avant la publication de l’arrêté d’organisation, il fait d’un simple bibliothécaire un inspecteur général des collèges et athénées, et qu’il lui confie le sort de toute l’instruction moyenne.
C’est encore ainsi qu’il fait d’un rédacteur de journal, par cela seul qu’il est dévoué au ministère et à l’opinion cléricale, un chef de la division d’agriculture, alors que l’occasion se présentait si belle de longs et loyaux services. Et l’acte que nous signalons est une faveur d’autant plus inouïe que, si nous renseignements sont exacts, le nouveau chef de la division d’agriculture est autorisé à conserver ses fonctions de secrétaire de la (page 323) commission d’agriculture et qu’il grossit ainsi le chiffre de ses appointements.
S’agit-il de décorations, de distinctions, on vous l’a déjà dit dans une autre discussion, ce n’est pas au mérite qu’on les accorde, elles ne sont que le prix de la soumission au parti qui domine. Il suffit à un écrivain quel qu’il soit de jeter de la boue à l’opinion libérale pour qu’il obtienne la croix de Léopold, voire même un titre de noblesse.
C’est ainsi qu’un autre rédacteur du journal auquel nous faisions allusion tantôt a été nommé chevalier dans l’ordre héraldique. Toutefois le ministère n’a pas osé publier cette nomination dans le Moniteur, tellement elle prêtait au ridicule ; et si, pour couronner l’œuvre, la chambre avait voulu prêter son concours à M. le ministre de l’intérieur, nous aurions eu en ce moment un trio parfait. Heureusement que, cette fois au moins, la possession et des droits acquis ont prévalu sur l’esprit de parti.
Messieurs, je m’arrête, je crains d’avoir été déjà trop long ; et cependant j’aurais encore beaucoup d’autres faits à vous signaler. Je les réserve pour d’autres temps, et ces temps ne sont probablement pas très éloignés ; car si je dois m’en rapporter à certains bruits qui s’accréditent tous les jours davantage, l’honorable M. de Theux nous préparerait en ce moment le second acte de la comédie qui a été jouée dans cette enceinte lors de la discussion de la loi sur les fraudes électorales. Le projet de loi sur l’augmentation du nombre des représentants et sénateurs, que le cabinet est venu nous présenter à l’ouverture le la session, renfermerait certaines dispositions que la presse signale d’avance comme un acte de contre-révolution.
Que l’honorable M. de Theux et ses amis ne l’oublient point : les rôles ont été intervertis ; après les élections de juin 1845, l’opinion libérale, de l’aveu de tous, avait droit au pouvoir. L’opinion cléricale, en prenant sa place, s’est exposée aux plus grands dangers. Si aujourd’hui, pour se maintenir, si, pour comprimer les efforts de notre opinion, qui a derrière elle le pays, nos adversaires osent recourir à des moyens extrêmes, qu’ils le sachent bien, leur responsabilité deviendra énorme, qu’ils se rappellent que les ordonnances de Juillet, dont on attendait des effets si salutaires en France, ont sapé le trône de Chartes X !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux).- Je remercie bien sincèrement l’honorable M. Verhaegen de la violence des attaques qu’il a dirigées contre mon administration. Ce seul caractère, messieurs, doit en faire apprécier l’inanité par une assemblée aussi sérieuse.
Commuent ! j’absorbe à moi seul tous les pouvoirs ; je dirige tous les ministères ; je pose des actes d’administration dans tous les départements ; je fais toutes les nominations ; toute ma carrière politique a été exclusivement dirigée en vue des intérêts d’un parti, rien dans l’intérêt public.
Tout s’est fait sous mon administration au profit d’un parti !
J’ai déjà eu l’occasion de rappeler que c’est sous mon premier ministère que le culte juif a obtenu une dotation au budget de l’Etat. Il est vrai que je n’ai pas eu l’honneur de l’initiative. L’initiative de la proposition a appartenu à l’honorable M. Lebeau ; mais j’y ai donné mon assentiment à l’instant même.
Ce fait est cependant unique. Car je ne pense pas que l’on puisse citer un seul Etat au budget duquel figure une dotation pour le culte israélite.
Second cas ; et ici j’en revendique l’initiative. J’ai proposé également, pendant un précédent ministère, une allocation au profit du culte anglican, professé exclusivement par des étrangers.
Messieurs, ce fait de tolérance a été cité à la tribune du parlement anglais pour faire apprécier le libéralisme de nos instituions ; et le célèbre O’Connell s’en est prévalu pour faire voir la disparité de traitement qu’éprouvaient les sujets anglais professant le culte catholique.
Le culte protestant ! Tout ce qu’il a demandé lui a eté accordé. Bien plus, dans la partie du Limbourg cédé, et avant la cession, j’ai fait intervenir les conventions au moyen desquelles les protestants, renonçant à la participation des églises catholiques, ont obtenu des temples séparés. J’ai obtenu encore des chambres les fonds nécessaires pour édifier des chapelles protestantes. Aussi, messieurs, ne m’est-il arrivé aucune plainte, aucune réclamation pendant que j’ai eu les cultes dans mon administration (et cette administration a été longue), ni de la part des juifs, ni de la part des cultes protestants, ni de la part des anglicans. Voilà, messieurs, la partie la plus délicate de l’administration d’un homme que l’on qualifie d’homme de parti.
J’arrive à l’enseignement supérieur. La loi de 1835, je l’ai fait voter, je l’ai fait sanctionner, pourquoi ? Etait-ce pour élever les études universitaires ? Gardez-vous de le croire. C’était pour perdre l’enseignement des universités de l’Etat et pour élever au-dessus d’elles l’université de Louvain.
Vous vous rappelez, messieurs, dans quel état de dégradation plusieurs des universités de l’Etat étaient tombées par suite désorganisateurs du gouvernement provisoire. Vous savez, messieurs, que les études universitaires n’existaient pour ainsi dire, que de nom eh bien, la loi de 1835 a élevé ces études à un degré tel qu’elles peuvent soutenir la comparaison avec les institutions de tous les autres pays.
Et ce jury d’examen, contre lequel on s’élève tant, n’est-ce pas à son indépendance, à sa haute origine, à son impartialité, à sa composition que l’on doit cet essor si grand des études universitaires ! Qu’on supprime ce jury par esprit de parti, et l’on verra ce que deviendra l’enseignement supérieur, ce que deviendront les études universitaires.
Nous avons comblé l’université de Louvain des plus grandes faveurs ! Qu’avons-nous donc fait de si extraordinaire au profit de cette université ? Fallait-il reprendre à l’université de Louvain les locaux ou les bibliothèques qui avaient été autrefois sa propriété ? Est-ce que l’université libre ne jouissait pas les mêmes avantages ? Mais quels subsides l’université de Louvain a-t-elle obtenus du gouvernement ? Aucun. Quel subside l’université libre a-t-elle obtenu du gouvernement ? Directement aucun ; indirectement 30,000 fr. par an. Oui, messieurs, la ville de Bruxelles était dans l’impuissance de continuer le subside qu’elle accordait à l’université libre, et qu’avons-nous fait ? Nous avons négocié avec la régence de Bruxelles une convention d’après laquelle on a consenti à racheter pour plusieurs millions les édifices et les collections qu’elle tenait de la munificence du gouvernement.
Et quelle utilité le gouvernement a-t-il retirée de cette acquisition ? Aucune, si ce n’est d’aider la régence de Bruxelles à relever ses finances. Messieurs, dans la situation financière où se trouvait la ville de Bruxelles, nous eussions été en droit de rayer de son budget l’allocation au profit de l’université libre. Nous ne l’avons point fait. Quant à la convention, lorsque, arrivée à son terme de maturité, elle a été soumise à la chambre, quoique simple député, nous avons soutenu cette convention, et nous croyons pouvoir dire que c’est à notre vote et au discours que nous avons prononcé qu’est due l’adoption de cette convention. Et c’est l’honorable M. Verhaegen, député de Bruxelles, qui oublie à tel point les services rendus à son arrondissement et surtout à la capitale dont il semble être ici l’expression I Mais, messieurs, nous osons le dire, les gens sensés (et la capitale en renferme un grand nombre) ne ratifieront pas les accusations de l’honorable membre.
Comment, messieurs, la loi de 1835 sur l’enseignement supérieur a eu pour but et pour résultat d’éloigner les élèves des universités de l’Etat et de les faire refluer à Louvain ? Mais l’honorable membre ignore-t-il donc que depuis la loi de 1835 le nombre d’élèves a considérablement augmenté à Liége et à Gand ? Ignore-t-il qu’aujourd’hui le nombre d’élèves à Liége est plus considérable qu’il ne l’était sous le gouvernement des Pays-Bas ? Voilà, messieurs, des faits que j’oppose à des accusations que je m’abstiens de qualifier.
L’enseignement moyen, nous le livrons exclusivement au clergé, aux évêques, aux jésuites ! L’honorable membre ignore-t-il, messieurs, que nous avons proposé des amendements au projet de loi de 1834, présenté par son honorable ami M. Rogier, et chaleureusement préconisé par lui, que nous avons, dis-je, apporté, par nos amendements, une extension remarquable à ce projet, qu’au lieu de trois athénées aux frais de l’Etat, nous en proposons dix ? Voilà dix grands établissements, occupant les principales villes un pays, qui seront exclusivement sous la direction du gouvernement. N’avons-nous point, messieurs, pendant tout le cours de notre administration, proposé successivement des augmentations de secours accordés aux villes qui entretiennent des collèges à leurs frais.
Nous avons sanctionné à tort et à travers tous les arrangements intervenus entre certaines communes et l’autorité ecclésiastique ! Eh bien, messieurs, nous n’avons eu à donner de sanction à aucun de ces arrangements. Les arrangements qui ont été contractés à différentes époques, sous notre administration et sous celle de l’honorable M. Rogier, comme sous celle de l’honorable M. Nothomb, l’ont été de plein droit par les communes, en vertu des dispositions des lois, et la sanction pécuniaire que les députations permanentes des provinces pouvaient seules donner, a été donnée par ces administrations. Le gouvernement n’a point dû intervenir dans ces actes.
Du reste, messieurs, nous n’entendons nullement anticiper sur la discussion du projet de loi relatif à l’enseignement moyen.
L’inspecteur de cet enseignement est un homme de parti, lin homme ignare ! à entendre l’honorable membre ; cependant, messieurs, il a eu un entretien à cet égard avec un représentant, dont les lumières dépassent de beaucoup les siennes, et qui lui a expliqué les hautes qualités de cet homme si injustement attaqué. Cet inspecteur avait déjà, pendant deux années, remplit les mêmes fonctions et j’ose dire qu’il les avait remplies à la satisfaction des établissements d’enseignement moyen. C’est, messieurs, un littérateur très distingué, c’est un ancien professeur de collège, c’est un homme dont les connaissances peuvent être mises en parallèle avec les connaissances de tous ceux que l’honorable membre tenterait de préconiser.
Mais, dit-on, il a été nommé à l’instigation du clergé. Il n’en est rien, messieurs, car, fait remarquable à une époque où le clergé est accusé d’intervenir dans toutes les nominations, pas un seul membre du clergé ne s’adresse au ministre de l’intérieur pour obtenir un inspecteur a sa guise. Personne ne s’en mêle.
Sans doute, messieurs, que pour plaire à l’honorable député, j’aurais dû chercher un inspecteur dans quelque loge, dans quelque club ; sans doute qu’au moment où de toutes parts on proclame la nécessité de demander au clergé une intervention amiable et de confiance, il fallait de prime abord poser un acte d’hostilité patente à l’égard du clergé, il fallait nommer un inspecteur à antécédents tels que son nom seul fût un titre de défiance ! et alors, messieurs, quand la loi de l’enseignement moyen aurait été votée, quand il se serait agi de réclamer la participation officieuse et spontanée du clergé et que le ministère actuel ou tout autre qui lui aurait succédé, eût rencontré une grande et juste défiance dans le clergé, on aurait dit au gouvernement : « Vous êtes impuissant, vous ne pouvez pas même obtenir le concours du clergé pour l’exécution de (page 324) votre loi ! » Voilà, messieurs, dans quelle impasse on aurait voulu placer le ministère ; et voilà où nous n’avons pas voulu aller.
Quoi ! messieurs, d’honorables membres font un grief au clergé de ne pas prêter à tous les établissements communaux un concours empressé, actif ; ils expriment tous les jours le désir d’une entente cordiale entre le gouvernement et le clergé, entre les établissements publics et l’autorité ecclésiastique ; nous devons croire que ces vœux sont sincères, que ces opinions sont sérieuses. Eh bien, qui veut la fin, veut les moyens, si vous voulez une entente cordiale, ne commencez point par nommer aux fonctions d’inspecteur un homme dont l’hostilité envers le clergé soit connue d’avance.
Mais, dit-on, cet homme sera un homme aveuglement dévoué au clergé, il ne recevra d’ordre que du clergé !
Mais sur quels antécédents faites-vous reposer cette prévision ? Est-ce que ce fonctionnaire n’a pas été employé dans l’enseignement à Louvain lors de l’existence du collège philosophique ? Etait-il, à cette époque, aux ordres du clergé ? Nous n’en dirons pas davantage ; mais, je le déclare, ce n’est point parce que l’honorable M. Bernard a occupé autrefois cette position à Louvain, lors de l’existence du collège philosophique, que nous ayons proposé au Roi de le nommer. Si c’eût été là un titre pour captiver en quelque sorte les éloges de nos adversaires, cette nomination eût été une lâcheté de notre part. Tel n’a pas été notre motif. Mais nous avons été guidés par cette considération, que la conduite de M. Bernard est honorable, sans reproche, qu’il a une grande instruction littéraire, qu’il est animé d’un esprit de conciliation tel, que nous le croyons très capable de remplir la haute mission que le Roi lui a confiée.
L’honorable M. Verhaegen n’a pas été plus heureux pour l’instruction primaire. Ce n’est pas, dit-il, le gouvernement qui impose un règlement aux écoles en exécution de la loi (car le règlement qui a été fait, est intervenu en exécution littérale de la loi) ; mais c’est le gouvernement qui se laisse imposer un règlement par le clergé et qui l’impose, à son tour aux communes.
Messieurs, il y a dans le règlement de l’instruction primaire deux choses essentiellement distinctes : il y a le règlement de l’instruction religieuse et morale, il y a ensuite le règlement de l’instruction scientifique.
En ce qui concerne l’instruction religieuse et morale, elle est place tout entière sous la direction des évêques, ou sous la direction des autorités supérieures des différents cultes, mais en même temps sous le contrôle du gouvernement. L’autorité ecclésiastique n’impose rien ; elle fait son règlement d’ordre ; elle le soumet au gouvernement, le gouvernement l’approuve et en assure l’exécution. C’est, messieurs, ce qui a eu lieu, et rien de plus.
Indépendamment de cette partie du règlement qui contient les règles adoptées par les évêques pour l’enseignement de la religion, ou trouve dans le règlement une foule d’autres dispositions qui ont purement trait à l’instruction littéraire, à la discipline générale de l’école ; et celles-là appartiennent exclusivement au gouvernement. Mais précisément parce que l’autorité ecclésiastique n’a le droit de rien prescrire directement d’office dans l’école, il faut que le gouvernement, pour exécuter la loi de l’enseignement primaire, fasse sien le règlement arrêté par l’autorité ecclésiastique pour l’enseignement de la religion et c’est par la sanction de l’autorité centrale que le règlement de l’épiscopat a reçu force exécutoire.
L’honorable membre nous a aussi entretenus des fondations de bourses. Messieurs, je décline toute discussion à cet égard, parce que je ne connais aucun des faits que l’honorable membre a indiqués. Ces faits regardent l’administration de mon honorable collègue du département de la justice, et je pense qu’il lui sera également très aisé de répondre à ces accusations.
Messieurs, j’oubliais de rencontrer un autre grief. On m’a reproché mes sympathies pour le culte catholique au détriment du trésor ; j’aurai fait, en 1837, tous mes efforts pour porter au budget de l’Etat les traitements des vicaires. Eh bien, c’était là encore une affaire bien importante ! Cependant les souvenirs de l’honorable membre le trompent complétement, car j’avais présenté un projet d’après lequel les traitements des vicaires auraient été à la charge des communes et des fabriques, et j’ai trouvé l’honorable membre parmi les adversaires de ma proposition.
Je dirai plus, c’est l’honorable membre qui, désirant flatter le bas clergé en opposition aux évêques, aurait voulu entraîner la chambre à allouer au vicaires un traitement, non de 500, mais de 7 à 800 fr. et à augmenter celui des desservants de 2 à 300 fr. Mais l’honorable membre a été trompé dans son espoir : les desservants, les vicaires, se laissent guider, avant tout, par les intérêts de la religion ; ils ne sont devenus ni mes adversaires, ni ceux des évêques. Quoique je n’aie admis qu’un traitement de 500 fr., et que je me sois opposé à toute augmentation, je prétends jouir de plus de confiance, d’une plus grande sympathie, de la part du clergé inférieur, que l’honorable député de Bruxelles.
En cette sympathie-là, je tiens à honneur de l’avoir, puisque le clergé est un corps respectable, utile et dévoué au pays.
Messieurs, nous avons prêté les mains à l’honorable M. Nothomb, pour faire passer des lois réactionnaires à l’occasion d’une révision partielle de la loi communale !
Il est vrai, messieurs, que nous avons été d’accord avec l’honorable M. Nothomb ; mais l’honorable M. Verhaegen est de nouveau injuste ; sa mémoire lui est encore infidèle. C’est, messieurs, le cabinet de 1840 qui a commencé l’instruction du système réactionnaire, si réaction il y a ; c’est lui qui avait ouvert l’enquête sur la question de savoir s’il fallait donner au Roi la nomination des bourgmestres en dehors du conseil. Et chose singulière, la même circulaire qui a été adoptée par le cabinet de 1840, m’avait été présentée en 1839, et j’ai refusé de la signer. Voilà messieurs, l’homme réactionnaire. Cependant, j’étais ministre de l’intérieur, j’aurais pu profiter de la réaction ; eh bien ! j’ai refusé de commencer l’enquête.
Maintenant ai-je été en opposition avec cette détermination que j’avais prise de refuser l’enquête à fin de révision de la loi communale, par la part que j’ai prise ensuite à la discussion de la loi présentée par M. Nothomb ? Non- je pensais qu’il était imprudent d’entamer cette révision. Mais lorsque l’instruction avait été faite par le ministère de 1840, que l’attention publique était éveillée, que des faits assez importants avaient été signalés, que d’autre part le projet avait été présenté par M. Nothomb, si j’avais combattu ce projet, j’aurais fermé la voie à toute révision de la loi communale dans l’avenir.
Je ne voulais pas prendre sur moi cette responsabilité. Je croyais qu’il était trop tôt en 1839 pour s’occuper de cet objet ; mais l’enquête faite, le le projet présenté, j’aurais cru manquer à mes devoirs si j’avais repoussé le projet de loi, parce qu’on aurait dit qu’après une enquête solennelle et la présentation d’un projet de révision, la chambre avait reconnu que la loi de 1836 était parfaite et qu’il n’y avait rien qui fût susceptible d’amélioration.
Je n’ai consenti à donner la nomination du bourgmestre au Roi, qu’à la condition d’obtenir le fractionnement ; et en cela, je n’ai pas cherché les intérêts de l’administration, mais les intérêts d’un parti ! L’honorable M. Verhaegen, qui m’accuse de n’avoir pas pris en mains les intérêts du gouvernement, oublie donc que plusieurs de ses amis ont combattu la nomination du bourgmestre par le Roi en dehors du conseil ?
Nous, nous l’avons appuyée parce que toujours, comme l’a dit l’honorable membre, nous avons été conséquent dans notre conduite, que toujours nous avons voulu que l’administration fût suffisamment forte pour faire du bien, et en même temps qu’elle fût suffisamment contrôlée pour l’empêcher de faire du mal. La loi du fractionnement, nous l’avons appuyée encore au point de vue de l’administration. L’expérience le prouvera dans la suite des temps, car une loi n’est pas jugée sur la première application qui en est faite sous l’impression des discussions irritantes des partis. Cc n’est pas parce qu’une loi a été discréditée à son origine qu’elle est condamnée à ne pas porter de fruits. Nous étions en présence de coalitions monstrueuses de conseillers communaux élus par un même scrutin qui s’étaient engagés à ne jamais se séparer d’une vue commune, à forcer la main au Roi pour la nomination du bourgmestre.
Un membre. - C’était juste !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - C’était enfreindre l’esprit de la loi ; c’était une injustice, car on est en droit de qualifier injustice, tout acte contraire à l’esprit aussi bien qu’au texte de la loi. Je dis que nous avons, au moyen du fractionnement, donné plus de liberté de choix aux électeurs, et posé le principe de plus de liberté de choix pour la nomination par le Roi, du bourgmestre et des échevins.
Nous sommes, dit-on, contraires aux idées libérales, nous croyons avoir été plus avancés en idées libérales au congrès, dans les chambres et dans notre administration, que l’honorable M. Verhaegen. Mais si, pour être libéral, il faut adopter les opinions de l’honorable membre, nous ne le serons jamais. Comment pour être libéral, il faut harceler, combattre le gouvernement d’une manière incessante ! Il faut harceler, combattre le clergé, le signaler à l’animadversion des populations ! Ce n’est là ni de la tolérance, ni du libéralisme. Le gouvernement est le protecteur des droits de tous, c’est pour cela qu’il a été institué ; notre administration n’a jamais fait défaut à cette mission.
Ah ! nous croyons avoir compris le motif vrai du discours qui vient d’être prononcé. Une allusion aux élections de Watermael-Boitsfort nous aurait ouvert l’intelligence, si la chose n’avait pas été assez claire. Là encore, pour être libéral à la manière de l’honorable membre, il eût fallu violer la loi. C’est parce que nous avons fait exécuter d’une manière ferme et vraie la loi communale, que nous sommes taxés d’administrateurs de partis, Les faits sont connus, l’arrêté royal est inséré au Moniteur.
Messieurs, vous êtes saisis de toutes les pièces du procès, et s’il vous plaît de discuter un jour cette question pour la satisfaction de l’honorable membre, nous acceptons le débat ; il ne tournera pas à son avantage, nous le prévenons.
M. Delfosse. - Il ne tournera pas au vôtre !
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). – Pardon, c’est à notre avantage qu’il tournera.
M. Delfosse. - Je démontrerai qu’il y a eu un faux.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux).- De la manière dont cette affaire a été signalée, nous courrions risque d’entamer une discussion deux ou trois jours sur Watermael-Boitsfort, au lieu de discuter le budget de l’intérieur. Mais quand la chambre aura du temps à donner cette discussion, nous l’acceptons ; l’honorable membre n’aura rien perdu à attendre, je le lui garantis.
A Wavre, nous avons commis toute espèce de monstruosités. Un conseiller communal qui avait un mandat de huit ans, ayant été nommé en remplacement d’un échevin qui avait rempli ses fonctions quatre ans, a été remplacé par nous à l’expiration des quatre années qui restaient à faire à son prédécesseur pour achever son mandat. La loi communale dit (page 325) en termes exprès que si un bourgmestre ou échevin est nommé en remplacement d’un autre qui avait commencé ses fonctions, la nomination n’est faite que pour achever le terme du prédécesseur. C’est un principe admis dans tous les corps. Ce fonctionnaire a été si bien conseillé que sur l’injonction du gouverneur de cesser ses fonctions sous peine d’être poursuivi, il s’en est désisté. L’honorable M. Verhaegen n’aurait pas osé lui conseiller de continuer son administration en violation de la loi.
C’est le doyen de Wavre qui nous a déterminés à changer cet échevin. Nous ne connaissons pas le doyen de Wavre, il ne nous a jamais parlé ni fait parler, il ne nous a jamais écrit ni fait écrire, il ne s’est mêlé en aucune manière de cette affaire, et il a bien fait de ne pas s’en mêler. Nous avons cherché par des moyens de conciliation à ramener cette administration communale dans la voie de la raison dont elle n’aurait pas dû sortir. Nos efforts ont échoué. Il ne faut pas oublier qu’il existait à Wavre un secrétaire, à l’abri de tout reproche, homme capable, nommé par le Roi, et qui a été révoqué par le conseil communal, nous ne dirons pas sous quelle influence. Nous avons proposé de conserver l’échevin dont l’honorable M. Verhaegen déplore la perte, mais à une condition, c’est que le conseil communal réintégrerait dans ses fonctions le secrétaire, nommé par le Roi, qu’il avait éliminé. Cette condition n’ayant pas été acceptée, nous aurions cru déshonorant pour le ministre de l’intérieur de subir le candidat de la majorité du conseil.
L’échevin que le Roi a nommé sur notre proposition est parfaitement en état de remplir ses fonctions. C’est un industriel distingué, qui, à coup sûr, a plus de connaissances qu’il n’en faut pour être échevin.
On vous a parlé de la nomination d’un bourgmestre dans le Hainaut : ma mémoire, sous ce rapport, n’est pas fidèle. J’ignore s’il est ou non nommé. je ne puis donc accepter la discussion. Mais rien, dans cette affaire, n’a frappé mon attention, car j’en aurais conservé le souvenir. S’il y avait eu une influence puissante, cela eût frappé assez mon esprit, pour que je n’en eusse pas perdu la mémoire.
Ah ! nous arrivons à l’avant-dernier grief ; celui-là est grave : nous avons nommé chef de la division de l’agriculture un des rédacteurs du Journal de Bruxelles. Oui, nous tenons à honneur d’avoir fait cette nomination, non pas parce que ce chef de division appartenait à la rédaction du Journal de Bruxelles, mais quoiqu’il appartienne à la rédaction d’un journal. Ici nous sommes encore plus libéraux que l’honorable membre.
Serait-ce donc un titre d’exclusion de tout emploi public que d’avoir participé à la rédaction d’un journal ? Car si le personnel du Journal de Bruxelles est exclu des emplois que l’honorable M. Verhaegen soit au pouvoir, les rédacteurs de l’Observateur le seront également. Messieurs, la carrière littéraire et politique de maint journaliste peut être honorable, et peut conduire à de hautes dignités. Nous avons vu tels journalistes être des ministres très distingués. Eh quoi ? parce qu’on s’occupe régulièrement de la direction des affaires publiques, parce qu’on s’en occupe loyalement, on serait exclu de la participation aux emplois ! Mais l’honorable membre n’y songe pas, il a mis son libéralisme en poche. (On rit.)
Nous ne craignons pas de dire que le choix que nous avons fait est le meilleur que nous ayons pu faire.
Mais, dit-on, ce chef de division, par un rare privilège, cumule avec ces fonctions les fonctions et le traitement de secrétaire du conseil supérieur d’agriculture. C’est encore là une erreur. Oui, il cumule les fonctions, comme charge ; mais il ne cumule pas les avantages. L’arrêté de sa nomination stipule positivement que les fonctions de secrétaire du conseil supérieur d’agriculture continueront à être remplies par lui (c’est une charge qu’on lui impose) sans cumul de traitement !
Le dernier grief ! Nous sommes à la veille d’une comédie. Le gouvernement nous a promis une loi qui augmente le nombre des représentants et des sénateurs ; mais il va présenter une loi qui consacre la mutilation de la représentation nationale. Tous les membres de la gauche, en vertu du projet de loi, vont être exclus de cette chambre. (Dénégations de la part des membres qui siègent sur les bancs de la gauche.)
J’avais compris que cette réforme était tellement profonde, tellement grande, tellement bien calculée que nous serions parvenus à mettre de côté tous nos adversaires. (Non ! non !)
Si ce n’est pas cela, je ne comprends pas bien le fait dont on nous accuse.
Mais ce qu’il y a de certain, c’est que jusqu’à présent le gouvernement n’a rien médité, rien préparé sur cette question, et que la nouvelle qui en a été donnée par certains journaux est juste de la même valeur que des milliers de nouvelles publiées depuis la composition du cabinet, et que jamais nous n’avons pris la peine de démentir. Ç’a été souvent pour nous une récréation, un délassement, à la suite de nos travaux parlementaires, que de voir les incroyables billevesées débitées par la presse, et que, sans avoir l’air de rétracter, on rétractait trois ou quatre jours après. Un fait remarquable, c’est qu’à l’époque de la formation du ministère,, il y avait un inventeur de nouvelles, tellement audacieux, d’une imagination si fertile que nous lui aurions volontiers décerné gratuitement un brevet d’invention. (On rit.)
Qu’il me suffise, en terminant, d’adresser une interpellation à l’honorable M. Verhaegen, et de lui demander s’il est vrai que dans l’association libérale qu’il a l’honneur de présider, on prépare un projet de réforme électorale. Nous attendons des explications de sa franchise ; j’espère qu’elle sera égale à la nôtre.
- La discussion générale est continuée à demain.
La séance et levée à 4 heures et demie.