(Moniteur belge du 6 mars 1839, n°65)
(Présidence de M. Raikem)
M. Lejeune fait l’appel nominal à midi et demi.
M. B. Dubus lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.
M. Lejeune présente l’analyse des pièces adressées à la chambre :
« Un grand nombre d’habitants de Tournay demandent que la chambre rejette le projet de loi relatif au traité de paix. »
« Des habitants des communes de Stave, de Flaviou, de Denée, de Lodoie, de Gérars, d’Ermeton, de Biesmerée, de Folaën (province de Namur), demandent que la chambre adopte le traité de paix. »
« Des habitants de Westerloo demandent que la chambre rejette le traité de paix qui lui est soumis. »
« Le conseil communal, les habitants de la ville de Hal et les habitants de la commune de Vieilleville (Hainaut) demandent que la chambre adopte le traité de paix. »
- Toutes ces pétitions sont renvoyées à la commission spéciale.
M. le ministre de la guerre (M. Willmar) – Messieurs, quelque répugnance que l’on puisse éprouver à se mettre en scène, il est des circonstances où l’on est cependant obligé de le faire, et non moins de se rendre justice à soi-même et de le témoigner publiquement ; malheureusement nous sommes dans de telles circonstances ; et c’est ce qui m’autorise à dire que je suis dans l’intime conviction que le ministère a donné l’exemple d’un grand courage civique en proposant à la chambre de subir la loi d’une cruelle nécessité. On a parlé hier d’une opinion bruyante, agissante, qui étouffe quelquefois la véritable opinion publique ; je crois que le courage ne consiste pas à servir d’écho à la première ou à l’inspirer ; mais quand cette opinion bruyante devient un torrent qui se précipite vers l’abîme, le véritable courage, selon nous, est de se jeter à travers pour l’arrêter, et de rassembler les matériaux nécessaires pour lui opposer une digue assez forte. Voilà ce qui est arrivé au ministère. Il s’est jeté dans le torrent et à chercher à le retenir ; et déjà, derrière le ministère, le pays vient de faire masse et de faire une digue capable de résistance.
Une chose que nous avons encore droit de dire, c’est que nous avons partagé autant que personne les sentiments pénibles que fait naître la triste nécessité de voir rompre notre antique union avec les populations du Limbourg et du Luxembourg. Sans doute que nous aurions désiré que la persévérance de la Belgique à défendre les vœux de ces populations ait pu produire une impression heureuse sur l’Europe entière, et faire adopter un droit public nouveau plus conforme aux principes de philosophie et de respect pour la dignité humaine ; c’eût été une véritable gloire pour notre pays, et nous, ministres, aurions droit de nous en attribuer une part. Malheureusement une volonté contraire a prévalu ; l’Europe tout entière s’est posée contre nous, et elle a fait naître pour nous la nécessité de subir cette volonté ou de compromettre notre existence et notre nationalité. C’est devant cette dernière conséquence que le ministère a reculé, et non devant une question d’honneur national. Nous prions qu’on y fasse bien attention.
Mon intention n’est pas de rentrer dans les généralités du débat et de traiter ces généralités sous le point de vue politique. Elles ont été discutées avec un talent tel, qu’il reste peu de choses à éclaircir ; et d’ailleurs d’autres orateurs ne manqueront pas de soutenir cette partie du débat. Ce que je me propose de faire, c’est de prouver que l’honneur national, et par conséquent l’honneur de l’armée, n’est pas engagé dans la question.
Messieurs, mon opinion est qu’il n’y a pas déshonneur à ne point s’engager dans une résistance hors de toute proportion et sans résultat avantageux possible ; je pense qu’une résistance indéfinie et sans résultat avantageux possible n’est dans la volonté ni de la chambre ni du pays ; et je n’admets pas que toute autre résistance pût satisfaire en aucune manière à ce que l’on appellerait la question d’honneur ; je suis, au contraire, convaincu que toute résistance non indéfinie, limitée à l’avance, placerait l’armée dans une position compromettante.
Une question d’honneur ne peut être envisagée que d’une manière absolue ; elle ne comporte pas de plus et de moins. Si donc nous nous croyons obligés, quelles qu’en soient les conséquences, à défendre les territoires que la volonté européenne nous arrache, il faudrait nous engager dans une espèce de duel à mort ; et pour rendre mon idée avec plus de clarté, il faudrait que nous suivissions l’exemple donné par la Pologne, que nous voulussions combattre avec tous les moyens à notre disposition jusqu’au moment où nous serions complètement écrasés. C’est ainsi que j’entends les questions d’honneur relativement aux peuples.
Au reste, je ne voudrais pas qu’on donnât à mes expressions un sens plus étendu que je ne leur donne moi-même : je ne voudrais pas qu’on exposât notre dernier homme et notre dernier écu ; mais pour dire que l’honneur est sauf, s’il était engagé, il faudrait, selon moi, faire une résistance avec toutes nos ressources.
Nous avons en ce moment une armée forte et belle ; mais en ce moment cette armée n’a pas atteint le chiffre maximum où elle peut s’élever par la garde civique mobilisée ; cette mobilisation pourrait la doubler ; eh bien, c’est une armée doublée que nous devrions jeter dans la lutte jusqu’à ce qu’elle fût écrasée ou jusqu’à ce qu’elle obtînt succès.
En réussissant, nous sauverions les populations. En tombant, évidemment nous pourrions dire qu’il était impossible de faire plus pour sauver notre honneur.
A la vérité, les sacrifices très grands d’hommes et d’argent surtout qu’il faudrait faire, ne seraient pas immédiatement nécessaires dans toute leur étendue ; immédiatement, il faudrait seulement maintenir le chiffre de nos dépenses et progressivement augmenter ce chiffre pour fournir à un matériel indispensable à une armée double en nombre. Par conséquent, dans l’état actuel des choses, et dans la perspective que des combats seraient imminents, aucun soulagement dans la situation du pays ne saurait avoir lieu.
Mais un autre système est mis en avant ; c’est celui de limiter la résistance et de limiter ainsi les moyens à employer. Messieurs, une telle résistance ne me paraît pas une manière sérieuse de dégager une question d’honneur ; ce serait une espèce de duel au premier sang, ou sans combat. Ce système, mettant du plus ou du moins dans une question d’honneur, me paraît inadmissible.
Messieurs, on vous l’a dit, pour les gouvernements et les peuples, il n’y a pas de question d’honneur qui puisse les contraindre à exposer leur existence ; pour eux c’est un premier devoir d’exister, et de se conserver. Les questions d’honneur doivent être soumises par conséquent à la probabilité d’une résistance efficace, à la possibilité d’un succès ; c’est donc à nous d’examiner si ces conditions se rencontrent dans une tentative de résistance.
La résistance c’est la guerre, ou l’attitude de la guerre pendant un temps plus ou moins long, quels seront les effets d’une telle position ? L’incertitude seule et l’inquiétude que donnent des préparatifs de guerre, ont déjà attiré d’assez grands malheurs sur le pays ; cette attitude longtemps prolongée suffirait pour nous ruiner par la destruction du travail et par la suspension du commerce. La prospérité publique serait moins entravée si nos ressources n’étaient pas immédiatement taries. Si le succès n’était pas au bout de nos efforts, des exemples nous apprennent ce qui arriverait : presque toujours la ruine complète du pays ; et il faut un temps bien long aux peuples pour réparer leurs désastres.
Pour nous, nous courons encore un autre danger, c’est que notre nationalité pourrait être compromise ; notre nationalité est jeune, et nous ne sommes pas encore admis dans la grande famille européenne. Mais, au bout de ses malheurs, y a-t-il au moins des chances de succès ? Sans doute que nous aurions de telles chances, et en grande proportion, avec l’appui de la France et de l’Angleterre ; nous pourrions leur servir d’avant-garde et nous défendre contre le reste de l’Europe ; seuls toute défense est impossible. Eh bien messieurs, nous sommes seuls ; c’est contre l’unanimité de l’Europe que nous avons à lutter ; cette triste vérité est reconnue par tout le monde ; elle a été proclamée par l’Angleterre. Notre abandon a été effectué par la France en présence d’une crise de cabinet et dans le moment où il était possible qu’une majorité dans la chambre française se prononçât pour un système contraire.
Croire que maintenant encore un événement quelconque puisse rompre cette unanimité, c’est, me paraît-il, se faire complètement illusion, car j’ai beau jeter les yeux de tous les côtés de l’Europe, je ne vois plus d’événements prochain qui puisse venir changer une détermination qui paraît aussi froidement, aussi fortement arrêtée.
Cependant beaucoup de personnes prétendent encore qu’il faut attendre l’exécution forcée ; « alors, dit-on, il serait au moins évident que l’impossibilité de résister existe pour nous ; il y aurait une preuve matérielle acquise, que nous ne pouvons pas défendre plus longtemps les populations qu’on veut nous enlever. » Mais, messieurs, quelles conditions faudrait-il pour que l’impossibilité de résister fût constatée ? Si l’on employait la force contre nous, mais que cet emploi de force ne fût pas outre-mesure, faudrait-il ne pas résister ? certainement nous devrions le faire, car ce serait une chose véritablement contraire à l’honneur que de céder à une force quelconque qui se présenterait devant nous, sans être hors de toute proportion avec la nôtre : une armée organisée ne peut pas ne pas faire de résistance aussi longtemps que sa force matérielle le permettrait ; ainsi, messieurs, si une armée ennemie se présente devant la nôtre, il est impossible que vous ne la fassiez pas combattre. Vous la ferez donc combattre, au moins je le suppose (car j’examinerai tout-à-l’heure les systèmes contraires à une semblable résolution) ; mais cette résistance, évidemment, aurait des bornes, et si l’armée ennemie est hors de toute proportion avec la nôtre, elle n’aurait aucun succès, elle n’aurait d’autre résultat que d’attirer sur le pays des malheurs complètement inutiles. Je ne parle pas ici du malheur d’une perte d’hommes ; ce n’est pas dans ma position que l’on peut reculer devant un semblable malheur ; l’armée ne demande pas mieux que d’exposer une partie d’elle-même ; elle craint plus de ne pas avoir à combattre que de succomber ; mais c’est à vous, messieurs, de juger si c’est là ce que vous voulez ; c’est à vous de juger si vous voulez qu’une partie de l’armée soit détruite, et qu’en même temps le crédit public succombe sous les dépenses énormes qu’il faudrait faire, que l’extension des inquiétudes du pays vienne porter le comble à nos désastres, qu’une révolution, une contre-révolution surgisse de l’agitation trop longtemps prolongée du pays ; c’est à vous de savoir si vous voulez vous exposer à tous ces dangers sans avoir de véritable résultat devant vous. Combattre pour combattre est une chose militairement possible, c’est une chose que nous demandons ; car, je l’ai déjà dit, quand même nous succomberions après nous être vaillamment battus, nous nous relèverions de l’échec qu’une surprise déloyale nous a fait éprouver il y a quelques années. Nous n’avons donc rien à craindre de ce côté ; mais pour le pays ce serait un grand désastre que de prolonger une situation qui ne peut conduire à aucun résultat heureux.
Voilà, messieurs, pour le cas où il y aurait une attaque de la part des puissances qui veulent exiger de nous l’exécution du traité ; mais si ces puissances ne nous attaquaient pas, alors il n’y aurait pas même possibilité de résistance ; le pays resterait dans le marasme, dans l’agitation ; les pertes, les ruines successives finiraient pas nous faire succomber sans avoir même eu l’occasion de défendre notre honneur s’il était menacé.
A la vérité, messieurs, on conteste les souffrances du pays ; j’avoue qu’il est des classes qui ne souffrent pas encore, mais il en est qui souffrent véritablement, et ce sont précisément celles qui sont le plus dignes de l’intérêt des chambres et du pays en général ; les classes qui souffrent sont celles qui vivent du travail, celles qui sont les plus morales, les plus dignes de notre intérêt.
D’autres classes ne souffrent pas encore, et celles-là peuvent vouloir prolonger la situation dans laquelle nous sommes maintenant ; mais je demanderai à ceux qui se trouvent dans une position plus heureuse s’il n’y a pas une autre espèce d’honneur à ne pas souffrir un partage inégal des maux du pays ; lorsqu’on est soi-même à l’abri des souffrances, on doit se faire d’autant plus de scrupules de les faire peser sur le reste des populations.
Je crois avoir établi, messieurs, qu’il n’y a point de chances de succès pour une résistance quelconque ; aussi personne n’a mis en avant cette résistance indéfinie qui est suivant moi la seule qui puisse dégager la question d’honneur, si l’honneur du pays pouvait être engagé à la résistance ; mais on a proposé d’autres systèmes, on a expliqué du moins de quelle manière on entendrait une source de résistance limitée ; l’honorable M. Ernst, dans une des dernières séances, a défini ainsi ce système ; je me sers des expressions mêmes de l’hon membre :
« Mon honorable ami, M. d’Huart et moi, nous avons cru que la dignité et l’honneur du pays ne nous permettraient de céder qu’en présence d’une force majeure, et pur ainsi dire au moment de subir la contrainte. »
Ainsi donc messieurs, il faudrait attendre que les armées étrangères parussent sur notre frontière ; alors il serait constaté qu’une contrainte va être exercée contre nous, et c’est alors que nous devrions céder ! ce serait, messieurs, déposer les armes au moment où l’ennemi préparerait les siennes. Ce n’est pas ainsi que nous pouvons entendre une question d’honneur, nous ne pouvons pas vouloir arriver sur les champs de bataille, pour y mettre bas les armes ; nous ne pouvons aller à un rendez-vous de duel pour ne pas combattre ; nous ne pouvons être contraints de céder, mais seulement lorsque nous serions écrasés par la force, lorsque nous aurions laissé une grande partie de notre monde sur le carreau.
Voilà, messieurs, comment nous pouvons résister ; tout autre système de résistance est absolument impossible, et celui qui consisterait à se retirer, sans combattre, devant une armée ennemie, loin de sauver l’honneur, ferait réellement la honte de l’armée. Il aurait encore pour effet de maintenir le pays dans l’état où il se trouve, et de l’épuiser toujours davantage sans qu’on puisse espérer d’obtenir le moindre résultat. Je le déclare, ce n’est pas ainsi que nous pouvons entendre les véritables lois de l’honneur, ce n’est pas de cette manière que l’honneur de l’armée peut être sauvé.
L’honorable comte de Mérode a mis en avant un autre système ; suivant lui, il faudrait avoir une armée seulement vis-à-vis de l’armée hollandaise, pour tenir cette armée en échec ; de cette manière notre armée pourrait être réduite à des proportions beaucoup plus faibles ; le système financier du pays pourrait se soutenir, le crédit pourrait se relever, les inquiétudes du pays pourraient se calmer, nous serions en état d’attendre qu’un événement quelconque vînt peut-être donner plus de chances de succès à notre cause.
Ce système, messieurs, est au fond le même que celui que je viens d’exposer : l’armée destinée à tenir l’armée hollandaise en échec resterait réunie, je suppose au camp de Beverloo, et là son instruction militaire deviendrait sans doute de plus en plus remarquable, mais l’armée hollandaise resterait devant elle à une journée de marche derrière ses retranchements : pendant ce temps-là l’armée de la confédération, à une journée de marche, entrerait dans le Limbourg, et à quelques journées de marche dans le Luxembourg ; cependant notre armée resterait faire l’exercice au camp de Beverloo. Je le demande, messieurs, une telle position est-elle supportable ? Mais ce n’est pas tout encore ; une partie du 10e corps de la confédération, je suppose, qui se serait emparé du Limbourg, aurait à faire le siège de Venloo ; la garnison de Venloo, aurait au moins, elle, le bonheur de pouvoir se défendre ; elle pourrait suivre l’exemple de l’armée du roi de Hollande qui a voulu défendre sans succès possible la citadelle d’Anvers, et faire inutilement un sacrifice d’hommes. Mais, messieurs, l’armée du camp de Beverloo sera donc condamnée à laisser décimer la garnison de Venloo sans venir à son secours ! Au moins l’armée hollandaise était séparée de la citadelle d’Anvers par Anvers et l’armée française, elle avait au moins des prétextes pour ne pas venir au secours de la garnison ; l’armée belge, au contraire, la route lui serait ouverte ; rien ne s’opposerait à ce qu’elle attaquât l’armée assiégeante qu’elle réussirait à battre, elle aurait chance de sauver la garnison ; cependant elle ne pourrait pas le faire.
Les limites qu’on aurait assignées à cette armée, les limites qu’on aurait assignées à la résistance et à la manière dont on aurait entendu l’honneur national, obligeraient cette armée de rester l’arme au bras, l’obligeraient à continuer de faire des exercices au camp de Beverloo, pendant que l’armée ennemie détruirait une partie de la garnison de Venloo.
Evidemment, un tel système est tout à fait impossible. Il faut, je le répète encore, que l’armée soit engagée et qu’elle soit mise dans le cas de se défendre à toute outrance, de défendre le pays jusqu’au moment où elle n’existera plus ; ou bien il faut qu’on l’empêche de paraître devant l’ennemi, si elle ne doit pas se mesurer avec lui.
Si maintenant l’armée quittait ses positions, ce serait la volonté du pays qui reconnaîtrait que devant l’unanimité de l’Europe il est impossible que la Belgique résiste ; l’armée céderait à la volonté du pays ; elle ne cèderait à aucune autre armée, elle ne céderait surtout pas à des forces proportionnées à la sienne.
Voilà, messieurs, comment est franchement traitée cette question de l’honneur national, qui est développée dans un mot si propre à exercer un grand prestige. Je ne comprends véritablement pas ce que l’honneur de l’armée et l’honneur du pays même ont à démêler avec un système qui consiste à dire que lorsqu’il y aura devant nous des forces supérieures, des forces quelconques, alors on reconnaîtra seulement que nous sommes dans l’impossibilité de résister, alors seulement nous devrons céder.
Ce que ce système a pour but de produire, c’est de forcer les adversaires du pays à organiser une armée, à faire des dépenses, à surmonter différentes difficultés devant lesquelles on se flatte qu’ils reculeront ; c’est de créer ainsi des cause matérielles qui vous remettront dans l’état de choses actuel, qui vous soustrairont à la cruelle nécessité de laisser séparer de vous une partie de ces populations.
Certainement il y aurait de l’habilité dans ce calcul, si ce calcul pouvait conduire à un véritable résultat ; mais je demanderai encore ce que ce calcul peut avoir de commun avec l’honneur. Assurément, l’honneur ne peut pas être satisfait par une combinaison de cette nature ; ce calcul, je dis qu’il peut être habile, mais certainement il n’a pas ce degré d’habilité qui fait qu’il pourrait être mis à exécution sans perte pour notre pays, sans de véritables malheurs pour lui.
Sans doute, comme militaire, on peut remplir ou plutôt jouer un rôle dans un semblable système, mais c’est uniquement à titre de devoir. Une armée doit exécuter tout ce que le pays réclame d’elle, non seulement pour son honneur, mais même pour son intérêt ; mais certainement ce serait pour elle un acte de cruelle résignation que d’être obligée d’entrer dans un semblable système, qui n’offre aucun combat sérieux, qui n’offre pas la perspective d’un combat, qui n’offre enfin aucune chance de revanche des désastres de 1831.
Pour le présent, un semblable système n’est rien pour l’armée ; il ne dégage en aucune façon son honneur, il le compromet au contraire. Pour l’avenir, certainement il ne serait rien non plus ; il ne garantirait jamais l’armée du reproche de n’avoir pas servi à soustraire le pays à la cruelle nécessité de subir la loi de l’Europe.
D’autres systèmes ont été exposés. Je ne m’y arrêterai que quand ils seront discutés devant la chambre elle-même ; alors je les examinerai, et je pense qu’ils rentreront plus ou moins dans celui que je viens de combattre. Il me sera facile de faire voir qu’ils ne sont nullement propres à satisfaire à l’honneur du pays. Pour moi, je le répète, il n’y a qu’un seul moyen ; c’est celui d’une résistance à outrance ; c’est celui du combat avec toutes les ressources que le pays a à sa disposition.
Mais, messieurs, cette résistance passive qu’on veut opposer aux tentatives éventuelles des puissances, pour faire exécuter de force le traité ; cette résistance, je ne sais si on l’a bien examinée sous le point de vue de l’intérêt même des populations qu’il s’agirait de défendre.
J’ai déjà démontré que ce simulacre de résistance n’a rien de véritablement honorable, et que par conséquent ce système ne résout pas, dans l’opinion même de ceux qui l’invoquent, ce qu’on peut appeler une question d’honneur, une question d’honneur ; mais pour l’armée, vis-à-vis des populations, il aurait quelque chose de bien plus cruel encore, en ce que l’armée attirerait tous les désastres de la guerre, sans leur être d’aucun secours pour repousser ces désastres.
Evidemment, dans ces systèmes proposés, l’armée ne devra pas se défendre contre des forces supérieures, puisqu’elle ne servirait en quelque sorte qu’à forcer d’avoir recours aux armes, pour s’emparer des territoires à céder, pour dompter les populations qui occupent ces territoires.
Messieurs, il faut savoir ce que c’est que l’occupation d’un pays quelconque par des armées, même des armées alliées, avant de se décider à produire un tel résultat pour un pays auquel on porte un si grand intérêt. La plupart de ceux des membres de la chambre qui appartiennent au Luxembourg ont vu l’occupation du pays, même par des armées alliées, et ils savent à combien de pertes, à combien d’avanies toutes ces populations ont été exposées. Si ces mêmes armées entraient à titre d’ennemis, les malheurs seraient bien plus grands ; ils seraient incalculables, et ils le seraient d’autant plus qu’une résistance irrégulière, une résistance par les populations, aurait été imposée.
Messieurs, sans être un vieillard, j’ai des souvenirs qui se rapportent au temps où une résistance de ce genre a été opposée dans le Luxembourg. Après l’occupation des armées françaises, les populations du Luxembourg se sont soulevées, et naturellement elles ont été domptées, car il n’y avait aucune proportion entre elles et les forces auxquelles elles s’opposaient ; eh bien, un des souvenirs de cette époque qui me sont encore le plus présents, c’est celui d’une vingtaine de malheureux conduits au supplice pour avoir opposer aux armées envahissantes une résistance de population, une résistance de buisson, comme celle qu’on prétend qu’il serait possible maintenant d’organiser dans ce pays.
Je ne pense pas que lorsqu’on n’a pas l’intention de résister à toute outrance à des malheurs de ce genre, l’honneur permette de s’exposer à voir arriver rien de semblable ; je sais très bien que de tels faits ne peuvent pas se produire avec une semblable cruauté de nos jours ; sous ce rapport, les mœurs et les opinions ont fait de grands progrès. Mais s’il n’y a plus aujourd’hui de pareilles exécutions, il y a à attendre la ruine, la misère, des avanies de toute espèce. Je le répète encore, l’honneur ne permette pas d’attirer de semblables malheurs sur les populations, si l’on n’est pas décidé à employer tous les moyens dont on dispose pour repousser ces malheurs, pour les empêcher de se réaliser.
Messieurs, on le voit cependant, c’est en définitive cette espèce de guerre à laquelle il faudrait se résigner, si l’on ne veut pas mettre en jeu toute l’armée que le pays est capable de mettre sur pied ; eh bien, cette espèce de guerre ne pourrait avoir aucune sorte de chance de succès.
Les populations, dit-on, devront se défendre, et si les populations se défendent, celles des pays voisins viendront à leur secours ; mais ces secours de population, les événements, l’histoire montrent qu’ils ont toujours été impuissants, à moins de circonstances extrêmement graves, à moins d’être le prélude de véritables révolutions, à mois que ces populations agissantes, cette partie des populations qui se jette la première dans la mêlée, ne soit soutenue par la masse entière des nations. En France, durant la révolution, les premières troupes mal organisées, qui étaient véritablement cette émanation de ces populations agissantes, ont été battues ; l’organisation a suivi, et avec l’organisation, le succès et la victoire ; mais d’abord des défaites et des désastres.
Maintenant la perspective de cette organisation, de cette résistance efficace, n’existe pas. En effet, où veut-on la trouver ? Est-ce dans le concours de la population de la France ? Je pense, messieurs, qu’on n’a pas bien réfléchi lorsqu’on a compté sur ce moyen. Un gouvernement régulier ne peut évidemment pas recourir à l’emploi d’un semblable moyen. Evidemment la France ne veut pas de ce moyen : par conséquent, pour la réaliser, il faut d’abord faire un appel à la révolte dans certaines parties des populations, contre le gouvernement ; il faut provoquer une partie des populations à un acte qui peut attirer la guerre sur le pays auquel elles appartiennent ; il faut provoquer un véritable crime ! Certes un gouvernement régulier ne peut pas concourir à un semblable acte.
Qui répondrai en effet à cet appel ? Certes, ce ne seraient pas les amis du gouvernement voisin : ce seraient ses ennemis dans la population ; ce ne seraient pas les partisans de la monarchie de 1830, ce seraient les partisans de la république de 1793. Eh bien, la monarchie belge peut-elle ainsi donner la main à la république de France. Evidemment cela est impossible ; ce serait, messieurs, organiser aussi en Belgique le système de révolte, le système de la république, quel que fût le chef qu’elle prît, soit parmi les membres de la chambre qui prêchent la république, soit dans la population, soit même dans cette fraction du clergé qui prétend parler seul la parole du croyant.
Pour présenter comme possible le succès d’une guerre de populations, on veut s’étayer de ce qui est arrivé en Allemagne. On parle des volontaires de 1813 ; mais il n’y a aucune analogie entre ce fait des populations allemandes soulevées en 1813 contre la domination française et les circonstances où nous nous trouvons. Ces espèces de corps de volontaires qui se sont organisés en Allemagne n’ont pas été opposés à la France envahissante de 1812, mais à l’armée française vaincue par les éléments, démoralisée et décimée. Ces populations n’ont pas été seules ensuite pour soutenir la lutte contre la France. Elles ne se sont mises en mouvement qu’appuyées sur la Russie et sur l’Autriche et même la Prusse, à qui elles appartenaient, et qui avait conservé une force plus grande que celle que nous présentons nous-mêmes.
Certainement, si la France était avec nous, si nous avions à faire une guerre de système, le secours de ces troupes irrégulières pourrait être extrêmement utile. Alors la comparaison avec ce qui s’est passé en Allemagne deviendrait juste. Des troupes irrégulières sont très propres à exercer une influence morale sur une armée, quand elles servent d’auxiliaires à une autre armée ; par le vague que présente leur marche irrégulière, elles sont capables d’inquiéter une armée. Cependant il ne faudrait pas se faire trop d’illusions, attacher une grande importance à ce moyen d’action.
Je ne crois pas qu’il soit arrivé à beaucoup de militaires qui ont fait cette campagne de 1813, à laquelle, dit-on, les volontaires allemands ont pris une si grande part, je ne crois pas, dis-je, qu’il leur soit arrivé d’en rencontrer beaucoup. Pour ma part, je ne m’en souviens en aucune façon. Et les cosaques, comme troupes irrégulières, forçaient l’armée à se tenir sur ses gardes et l’inquiétaient beaucoup plus que les landwher et toutes les troupes irrégulières du pays même. Je le répète, sous le rapport du succès d’une résistance, il n’y a rien à attendre de la simple intervention des populations et des corps irréguliers qu’elles peuvent produire.
J’ai passé en revue les divers systèmes proposés pour défendre ce qu’on appelle l’honneur national, pour satisfaire à une loi qui n’existe ici en aucune façon pour nous. J’ai établi surtout que tous ces systèmes auraient pour résultat de compromettre l’honorable de l’armée qu’ils ont pour objet de sauver. Ce serait un grand malheur de compromettre l’honneur de l’armée. Elle est entourée d’un véritable prestige. On peut dire jusqu’à un certain point que l’armée ennemie a reculé devant elle, même sans combat. Un moment l’armée hollandaise s’est jetée en force sur notre droite près du camp de Beverloo, elle a poussé une forte reconnaissance indiquant l’intention d’essayer contre nous une nouvelle surprise ; mais après s’être rassemblée devant nous, avoir fait toutes les démonstrations d’une attaque immédiate, à la première intention manifestée par la conférence, qu’il n’y eût pas de combat, elle s’est retirée, s’est couverte de retranchements, et derrière ces retranchements elle a multiplié ses corps, augmenté sa force.
Cependant rien n’avait indiqué de notre part l’intention d’attaquer à notre tour l’armée hollandaise. Lorsque ce mouvement s’est opéré, qui semblait annoncer une attaque immédiate, notre armée est restée calme et ferme dans son attitude, et elle a été augmentée de manière qu’aucune attaque ne fût à craindre. Elle a conservé son attitude. Elle aurait été capable de la défense la plus vigoureuse et de l’attaque la plus vive. Les généraux les plus expérimentés, qui ont été témoins de ces faits, ont applaudi et y ont vu les présages d’un succès certain.
L’armée, depuis qu’elle est réunie, a subi toutes les épreuves auxquelles une armée eut être soumise ; elle les a subies d’une manière tout à fait digne d’admiration ; je dis qu’elle est passée par toutes les épreuves, excepté celle du feu. Mais celle-là n’est pas la plus difficile quand l’esprit d’une armée est bon, quand la nation à laquelle elle appartient est connue pour son courage, et qu’elle n’est pas tourmentée par l’esprit de défiance et de jalousie qu’on a cherché à y semer et à y répandre.
Elle a tout supporté, les souffrances du froid, des grandes pluies, de l’humidité, des marches, des manœuvres, de l’ennui même du camp pendant les plus mauvais temps ! Et quand vos généraux les plus expérimentés ont été la voir, ils l’ont trouvée admirable et ont déclaré que rien n’était impossible avec une telle armée. Laissons-lui cette réputation. Ne l’exposons pas au reproche d’avoir mis bas les armes devant des forces non supérieures. Si elle se retire, parce que telle est la volonté du pays, elle conserve sa valeur d’opinion, et le pays tout entier y gagnera en valeur. Si des complications se présentent et qu’une guerre quelconque éclate, de laquelle puisse sortir la réalisation de tous vos vœux, l’armée belge pourra y prendre part, et y remplir son rôle pour en assurer le succès.
Je m’arrêterai ici. J’avais l’intention de repousser le reproche que le gouvernement avait eu tort d’organiser l’armée comme il l’a fait, de la porter à un chiffre qu entraîne le pays dans des dépenses excessives ; mais j’attendrai que cette accusation soit plus nettement formulée pour y répondre. Il me suffira de dérouler les circonstances qui ont rendu ce déploiement de forces nécessaire.
Ce que j’ai voulu aujourd’hui, c’est d’établir que l’honneur national, l’honneur de l’armée n’est point compromis par les propositions du traité ; que l’honneur national, l’honneur de l’armée surtout seraient au contraire compromis par les moyens qu’on propose d’employer pour ne pas adopter le traité.
M. Doignon – Avant de prendre la parole, je vais déposer sur le bureau des pétitions qui son restées dans mes mains, comme rapporteur. L’une est de Bruges, elle est couverte de plusieurs centaines de signatures ; une autre est de Bruxelles, et la troisième d’Aubel, province de Liége.
Quelques voix – La date ?
M. Doignon – Celle de Bruges est du 5 décembre, celle de Bruxelles n’a pas de date, et celle d’Aubel est du 18 janvier. Toutes trois protestent contre le morcellement du territoire.
M. Dumortier – Le Moniteur n’a pas inséré hier les pétitions adressées à la chambre, pour le maintien du territoire.
M. Lejeune, secrétaire – Les pétitions ont été envoyées hier au moniteur, avec invitation de les insérer.
Un membre – Il n’y aura pas eu de place.
M. Doignon – Avant d’entrer dans la discussion générale du projet de loi du gouvernement, je dois déposer sur le bureau quelques pétitions contre l’acceptation du traité, qui m’ont été remises comme rapporteur de la commission des pétitions.
C’est, en premier lieu, la pétition d’un grand nombre d’habitants de la ville de Bruges, celle du conseil communal d’Aubel (province de Liége), et une troisième adressée par des membres de la garde civique de Bruxelles. Ces pétitions concluent au rejet du traité et au maintien de l’intégrité du territoire.
Je demande qu’elles soient insérées comme les autres au Moniteur.
Je reviens à la discussion qui doit nous occuper.
Messieurs, il est une question préalable à toutes les autres, sur laquelle il importe d’appeler immédiatement l’attention de la chambre. La diplomatie vient de placer aujourd’hui les chambres dans une position tout à fait extraordinaire.
Ainsi que je l’ai déjà fait observer précédemment, à diverses reprises, dans cette enceinte, je persiste à penser que les chambres actuelles ne pourraient adopter le traité dont il s’agit, sans une révision de la constitution du pays, ou, en d’autres termes, qu’elles sont incompétentes pour prononcer définitivement. Or, en pareil cas, il y a lieu de procéder, comme on l’a dit, conformément à l’article 131 ; de nouvelles chambres doivent être convoquées, et, vu la gravité des questions, il ne peut être prononcé qu’à une majorité des deux tiers des suffrages.
Les chambres actuelles peuvent faire des lois en exécution de la constitution, mais elles ne pourraient changer, modifier aucune de nos dispositions constitutionnelles, sans commettre un excès de pouvoir, sans violer leur serment d’observer cette même loi fondamentale.
D’abord, à voir l’ensemble des clauses de ce traité, il toucherait lui-même aux bases de notre constitution politique ; il aurait pour effet de la modifier tellement que la Belgique cesserait d’être telle qu’elle a été constituée depuis huit ans. En même temps qu’il attaque jusque dans leur source tous nos intérêts matériels, ainsi que nos intérêts moraux, il frappe ce qu’il y a de plus fondamental dans notre édifice social, qui est l’œuvre du congrès ; tels que l’Indépendance nationale, l’intégrité du territoire, notre royauté elle-même, l’exclusion à perpétuité de la maison de Nassau de tout pouvoir en Belgique, le serment de la couronne, etc. Et cependant le congrès a déclaré et reconnu que c’est comme corps constituant qu’il a décrété tous ces points fondamentaux, qui font, par conséquent, partie intégrante de la constitution.
Cette assemblée nationale, seule investie des pouvoirs souverains, les a proclamés d’une manière pure et simple, sans réserves ni conditions : le traité cependant leur ferait subir certaines réserves, certaines restrictions et des modifications de la plus haute importance.
Son article 1er apporte premièrement un changement considérable à l’article 1er de notre pacte fondamental relatif au territoire belge, à tel point qu’au lieu du territoire de neuf provinces garanti par celui-ci, il ne nous resterait plus que le territoire de huit provinces ; de telle sorte que dans la réalité a conférence nous enlève tout le territoire d’une province pour la donner au roi Guillaume ou à la confédération germanique. Or, à moins qu’on ne veuille soutenir que l’article 68 de la constitution autorise la législature ordinaire à détruire une majeure partie de son article 1er, ce qui est impossible , on ne saurait appliquer à un changement aussi important ce même article 68 qui évidemment n’a point été fait pour le cas d’un traité aussi extraordinaire, mais bien pour de simples traités, portant seulement des cessions de territoires, qui ne vont pas jusqu’à entamer réellement l’intégrité elle-même.
Qu’on examine attentivement le traité, il est impossible d’y voir autre chose qu’un nouvel acte constitutif du pays, destiné à régler pour toujours les bases de notre séparation avec la Hollande ; il doit servir de nouveau titre à notre existence politique et être ajouté à notre constitution comme une annexe essentielle : il n’y a donc qu’un pouvoir constituant qui puisse avoir mandat de l’accepter.
Mais ce qui, avant tout, constitue véritablement un pays, c’est sans contredit, le territoire lui-même : porter une atteinte grave à son intégrité, c’est par conséquent attaquer et modifier sa constitution elle-même.
Or, la modification est incontestable si, à la place de neuf, on ne vous laisse plus que l’équivalent de huit. Eh bien, en rapprochant les textes des deux premiers articles, de notre constitution et du traité, il me semble que la conférence ait pris elle-même à tâche de vous démontrer que c’est effectivement à notre loi fondamentale qu’elle a entendu porter atteinte.
L’article 1er de notre constitution est ainsi conçu :
« Art. 1er. La Belgique est divisée en provinces.
« Ces provinces sont : Anvers, le Brabant, la Flandre occidentale, la Flandre orientale, le Hainaut, Liége, le Limbourg, le Luxembourg, Namur, sauf les relations du Luxembourg avec la confédération germanique. »
L’article 1er du traité porte :
« Le territoire belge se composera des provinces de : Brabant méridional, Liége, Namur, Hainaut, Flandre occidentale, Flandre orientale, Anvers et Limbourg, telles qu’elles ont fait partie du Royaume-uni des Pays-Bas constitué en 1815, à l’exception des districts de la province de Limbourg désignés dans l’article 4.
« Le territoire belge comprendra, en outre, la partie du grand-duché de Luxembourg indiquée dans l’article 2. »
Il suffit donc de mettre en regard les textes de ces deux articles pour être frappé à l’instant des changements essentiels que ce dernier apporte au premier, pour ne pas reconnaître d’abord qu’il serait impossible d’adopter l’un sans adopter par cela même de graves modifications à l’autre.
Quant au Limbourg, il est compris avec tout son territoire dans l’article 1er de notre constitution.
Mais dans l’article 1er du traité, s’il y figure encore, c’est à l’exception, est-il dit, des districts de cette province désignés dans l’article 4.
Vous l’avez vu, la totalité du Luxembourg est également comprise dans notre constitution, sauf ses relations avec la confédération germanique.
La conférence, dans son article 1er, fait au contraire disparaître cette province dans l’énumération qu’elle donne des provinces belges ; elle met au néant les relations avec la confédération germanique que le congrès national avait réservées et, admettant ainsi en principe que toute cette province appartient au grand-duché et qu’elle n’appartient et ne peut appartenir à la Belgique, elle n’en cède quelques parties à celle-ci par l’article 2 qu’à la charge par elle d’en assurer une compensation équivalente à la confédération ou au roi Guillaume, dans l’abandon de plusieurs districts du limbourg.
C’est en effet ce qui est stipulé en termes formels par l’article 3. Après avoir dit dans l’article 1er que le territoire belge comprendra la partie du grand-duché indiquée et limitée par l’article 2, cet article 3 porte que pour les cessions faites de cette partie, il sera assigné au roi grand-duc une indemnité territoriale dans la province de Limbourg, et l’article 5 ajoute que ce dernier s’entendra avec la confédération et les agnats, pour l’application de cet article 3 et de l’article 4 qui désigne les parties du Limbourg prises en échange.
Il résulte donc de toutes ces dispositions qu’en remplacement des relations avec la confédération germanique qui pouvaient être conservées, la conférence, anéantissant ces relations, adjure d’abord en principe, au grand-duché, tout le territoire du Luxembourg, qu’ensuite elle ne consent à en laisser posséder quelques parties par la Belgique, que moyennant un retour ou une indemnité équivalente dans le Limbourg.
Or, en nous traitant de cette manière, on nous enlève, par l’évidence même du fait, tout le territoire de la province de Luxembourg, puisqu’en voulant bien nous laisser quelques parties de cette province, on nous force à l’instant même, par les articles 3 et 4, à les racheter au grand-duché au prix de plusieurs de nos districts du Limbourg. Peu nous importe que ce soit dans une autre province qu’il plaise à la conférence de prendre, suivant ses convenances, le complément de sa prétendue compensation pour les parties qu’elle cède dans le Luxembourg ; comme le sol du Limbourg est tout aussi belge que le sol du Luxembourg, il n’en demeure pas moins vrai de dire que le traité nous ravit le territoire de toute une province belge et que dans la vérité nous ne posséderions plus que le territoire de huit provinces, tandis qu’aux termes de l’article 1er de notre constitution, c’est le territoire de neuf provinces qui constitue la Belgique.
En nous faisant payer, comme on le fait, les parties du Luxembourg désignées dans l’article 2, par une cession territoriale dans le Limbourg, il est manifeste que la conférence les considère comme n’appartenant point à la Belgique ; car on ne paie point ce qui est à soi. C’est comme si elle nous disait : Le Luxembourg n’est plus pour la Belgique, et si vous en voulez quelques morceaux, vous ne les aurez qu’en en donnant un équivalent au grand-duché, en manière telle que toujours celui-ci puisse dire qu’il retrouve et conserve tout son territoire.
Ainsi, on chercherait inutilement à se faire illusion, c’est une province tout entière qui serait retranchée de la Belgique, par le traité. Ce serait donc une atteinte et une modification des plus graves à l’article 1er de la constitution qui a déterminé l’étendue du territoire belge. Or, la chambre actuelle est sans pouvoir pour consentir pareille chose. Il y a plus, en jurant d’observer la constitution, elle a par cela même juré de maintenir l’intégrité du territoire, telle qu’il existe par l’article 1er.
L’article 68 que l’on objecte suppose bien que la législature ordinaire peut quelquefois consentir certaines cessions de territoire, mais il est évidemment impossible qu’il puisse s’entendre d’une cession aussi considérable que celle du retranchement d’une province tout entière ou d’un territoire équivalent, puisque, dans ce cas, ce serait changer ou violer ouvertement l’article 1er de la constitution qui a créé notre royaume au moyen du territoire des neuf provinces telles qu’elles faisaient précédemment partie du royaume des Pays-Bas. Or, il est absurde qu’on puisse invoquer l’article 68 pour s’autoriser à violer l’article 1er.
Cet article 68 ne peut naturellement s’appliquer qu’à des traités ordinaires qui seraient à faire après que le pays fût constitué et donc par conséquent les stipulations doivent toujours avant tout respecter la constitution elle-même : vous ne pouvez donc l’étendre à un traité extraordinaire par lequel on prétend même régler les bases constitutives de notre royaume en ce qui concerne son territoire, contrairement à ce qui est déjà fixé par notre loi fondamentale.
Cet article 68 n’est donc applicable qu’à des cessions qu’on ne peut considérer comme un véritable démembrement, et dont l’importance n’est pas telle qu’on puisse dire que l’intégrité du territoire en serait vraiment altérée : il s’applique donc à des arrangements territoriaux, tels que des traités de limites ou autres, où il serait question de céder soit quelques villages, soit même une ville ou une forteresse.
Mais dans l’espèce, outre qu’il s’agit d’un territoire de toute une province, et par conséquent de réduire par le fait le nombre de provinces, tel que l’a réglé la constitution, il s’agit surtout d’abandonner une population belge de plus de 360 mille habitants, d’une population supérieure à celles des provinces de Namur et d’Anvers. Or, s’il était question de céder à l’étranger toute la province de Namur ou toute la province d’Anvers, est-il quelqu’un qui ose contester que ce ne serait point là un changement bien grave à l’article 1er de la constitution et que la législature ordinaire serait ici compétente pour statuer ? Eh bien ! sous le rapport de l’étendue du territoire, sur le rapport de la population, les cessions et abandons que la conférence nous demande, sont d’un bien plus haut intérêt. La circonstance qu’ils doivent frapper deux provinces à la fois ne diminue en rien l’importance de l’objet. Si l’on admettait l’article 1er du traité, de bonne foi, oserait-on dire que le territoire belge tel que l’a constitué cet article, existe encore ? de bonne foi, pourrait-on dire que le serment de la couronne sur l’intégrité du territoire et celui des chambres sont observés, lorsqu’il s’agit au total de nous enlever un sixième de tout notre territoire et un dixième de toute notre population.
De ce que l’article 68 déclare que nulle cession de territoire ne peut être faite par un traité qu’en vertu d’une loi, il ne s’ensuit pas que la législature ordinaire soit appelée à consentir tout abandon de territoire, quelle que soit son importance. Dans l’espèce, il y a autre chose qu’une cession, il y a véritablement un démembrement du territoire. Il résulte simplement de cette expression : « nulle cession », qu’aucune cession du sol belge, alors même qu’il ne consisterait que dans quelques parcelles, ne pourrait être consentie par le gouvernement et de sa seule autorité.
Mais il serait absurde d’en inférer qu’avec le concours de la législature, celui-ci aurait le pouvoir de céder tout territoire quelconque, même un territoire tellement étendu qu’il emporterait deux ou trois provinces tout entières, puisqu’une cession de cette importance serait manifestement elle-même une modification, une dérogation au principe de l’intégrité du territoire constitué par l’article 1er, modification qui ne peut être que dans les attributions du pouvoir constituant.
La première disposition de l’article 68 donne au Roi le pouvoir de faire des traités, mais ce pouvoir est limité dans les cas prévus par les paragraphes suivants ; il est alors subordonné au consentement des chambres ordinaires. Mais le pouvoir de celles-ci est également limité par l’article 131, qui veut de nouvelles chambres et un vote des deux tiers des suffrages, toutes les fois qu’il s’agira de réviser, réformer ou modifier une ou l’autre de nos dispositions constitutionnelles.
Ainsi tombe l’objection que l’article 68 ne distingue point en disant « nulle cession, etc » La distinction existe de droit dans les limites que la constitution a tracées elle-même à chacun des pouvoirs. Dès qu’il s’agit d’aliéner une partie qu’on ne peut raisonnablement regarder comme un véritable démembrement, c’est à la législature ordinaire à statuer ; au cas contraire, c’est à la législature extraordinaire qu’est dévolue la question.
Ainsi tout se réduit à connaître si en fait le territoire et les populations à céder sont assez considérables pour que leur cession soit envisagée comme une atteinte grave ou une dérogation au principe de l’intégrité du territoire établi par l’article 1er ; or, s’il est vrai de dire que toute cession du territoire ne peut être considérée comme blessant ce principe, il est également certain, ainsi qu’on l’a prouvé, que l’abandon dont il s’agit est trop important pour ne pas être jugé comme tel.
On conçoit que la législature ordinaire soit compétente lorsqu’il y a lieu de régler les limites de l’état, d’une province, d’une commune, d’une division ou subdivision de province ; mais l’objet est bien plus grave quand il s’agit de la perte d’une province ou de deux demi-provinces, et en même temps de l’abandon d’une population de 400 mille habitants. Le législateur constituant devait sentir que des changements d’un si haut intérêt à la constitution du pays ne pouvaient s’opérer sans de plus grandes garanties : c’est pourquoi il requiert encore qu’ils soient alors votés non à la majorité d’usage, mais aux deux tiers des suffrages. Dans le système contraire la moitié seulement des voix, plus une, pourrait décréter la cession de deux, de trois provinces et plus, et détruire ainsi de fond en comble le royaume lui-même. Les dangers d’un pareil système sont trop évidents pour supposer qu’il ait pu jamais entrer dans l’esprit du congrès national.
Lorsqu’il a autorisé le Roi à faire des traités, soit seul ou avec le concours des chambres ordinaires et dans certains cas, assurément il n’a point entendu d’autoriser à violer ou modifier la constitution du pays : s’il en était ainsi, il faudrait dire qu’il lui serait également permis d’introduire de cette manière, dans les traités, des changements fondamentaux à la constitution, tels que l’ordre de successivité au trône, etc.
L’on a dit encore qu’à l’époque où notre charte fut proclamée, en février 1831, les négociations étaient encore pendantes, ce n’a pu être que provisoirement que l’article 1er a constitué, comme il l’a fait, le territoire du royaume en y comprenant tout le Limbourg et tout le Luxembourg. Mais supposez, ce qui n’est pas vrai, que cette disposition constitutionnelle soit provisoire, qu’on la considère comme telle ou comme définitive, toujours il s’agirait d’un changement ou d’une dérogation à cet article de la constitution. Or, l’article 131 a prescrit le mode spécial à suivre en pareil cas.
Mais, dans le vrai, cet article de la constitution n’est pas plus provisoire qu’aucun autre. La Belgique et son gouvernement se sont mis en possession réelle du Limbourg et du Luxembourg, ni plus ni moins que de toutes les autres provinces. Alors comme aujourd’hui, nous les possédions au même titre que celles-ci, et l’on a dû ainsi les comprendre dans le véritable territoire belge. Seulement, sous le rapport militaire, l’on offrait de conserver les relatons avec la confédération germanique. Le Luxembourg lui-même était dès lors considéré comme partie intégrante de la Belgique, il avait lui-même été détaché de l’Allemagne pour être incorporé dans nos provinces par une loi formelle.
Ce qui prouve encore que le congrès entendait maintenir ces deux provinces comme les autres dans le territoire, c’est qu’après les y avoir comprises expressément, il voulut même obtenir sur ce point une sanction spéciale du pouvoir royal, tellement qu’en vertu de son décret du 4 juin 1831, non seulement le Roi dut jurer d’observer la constitution, mais encore, et en termes exprès, l’intégrité du territoire, intégrité qui se rapporte nécessairement à l’article ; 1er de la constitution.
Quelques autres ont dit que l’article 1er n’avait compris le Luxembourg dans le territoire du royaume que « sauf les droits de la confédération germanique » ; il suffit de lire l’article pour voir que ce ne sont pas des droits qu’on lui aurait réservés, mais simplement les relations, telles qu’elles existaient à cette époque, sous le rapport militaire : ce qui est bien différent. En effet, le Luxembourg avait été cédé au pays avant 1830, par suite d’arrangements avec le prince Frédéric, et la confédération n’y avait réellement aucun droit.
Mais, quand même encore il serait écrit en toutes lettres, dans l’article 1er, « sauf les droits de la confédération », la conférence voulant maintenant convertir ces prétendus droits en une cession de tout le territoire de cette province par la Belgique, il faudrait encore reconnaître dans cette conversion forcée un changement des plus notables au prédit article 1er, et par conséquent on retomberait toujours sous l’application de l’article 131.
Nous venons de voir qu’à cause seulement du changement territorial proposé par le traité, il y aurait lieu de recourir à de nouvelles chambres ; mais, sous d’autres rapports encore, les chambres actuelles sont incompétentes pour statuer définitivement.
Par ses décrets des 18 et 24 novembre 1830, le congrès national a proclamé et l’indépendance du peuple belge, sauf les relations du Luxembourg avec la confédération germanique, et l’exclusion à perpétuité de la famille d’Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique ; et, par son décret du 24 février 1831, il a déclaré que c’est comme corps constituant qu’il a porté ces deux décrets.
Or, le traité de la confédération apporterait également les modifications les plus essentielles à ces deux dispositions qui sont à la base de notre constitution politique et en font partie.
L’indépendance est proclamée sauf les relations du Luxembourg ; mais, au lieu de conserver ces relations, le traité les rompt d’une manière absolue et nous force à sacrifier tout le territoire même de cette province.
Sauf ces relations, le congrès a voulu que notre indépendance et notre liberté politique fussent peines et entières. Eh bien, par l’article 7 du traité, il est statué que la Belgique formera en effet un état indépendant ; mais il est à l’instant ajouté qu’elle sera perpétuellement neutre, et qu’elle sera tenue d’observer cette même neutralité envers tous les autres états.
Ces décrets relatifs à notre indépendance et à l’exclusion des Nassau sont, au vrai, des décrets proclamant notre séparation à toujours de la Hollande. Or, le traité de la conférence vient ajouter à cette séparation des prix et des conditions d’ailleurs insupportables.
Il est constant et reconnu que dans la somme de cinq millions qu’on nous présente comme notre quote-part de la dette publique, il y a au moins quelques millions qu’on met tout à fait gratuitement à notre charge sans le moindre titre légitime. Ces quelques millions ne peuvent donc être considérés que comme le prix à payer à la Hollande pour la reconnaissance de notre indépendance et de notre séparation : leur paiement annuel au roi Guillaume aurait donc tout le caractère d’un véritable tribut. Or, il n’y a point de marque plus prononcée de la dépendance d’une état envers un autre, que le paiement d’un tribut qu’il est tenu de lui faire chaque année. Ainsi notre indépendance n’est plus entière et complète ; elle ne serait plus telle qu’elle a été proclamée par le congrès.
D’une autre part, la famille d’Orange-Nassau a été exclue d’une manière absolue et pure et simple. Mais ce traité de séparation voudrait ajouter à cette exclusion des clauses et conditions synallagmatiques dont l’inexécution ferait renaître des droits en faveur de cette famille. Il résulte, en effet, de ce traité que le roi Guillaume ne renonce à la souveraineté sur la Belgique qu’à certaines conditions et que, par conséquent, il pourrait prétendre rentrer dans ses anciens droits, à la moindre contravention, ou plutôt à la moins difficulté ou chicane qu’il voudra nous faire sur l’exécution.
Il faudrait donc au total modifier aussi les décrets de l’indépendance et de l’exclusion, en ajouter : « sauf la neutralité et le tribut stipulé avec les autres clauses et conditions de ce même traité. » Ou plutôt ces décrets se trouveraient eux-mêmes modifiés de plein droit. Le décret du congrès national du 4 juin 1831 porte encore que sa majesté est proclamée Roi des belges « à la condition » d’accepter la constitution telle qu’elle est décrétée par le congrès national.
Mais, par suite du traité, cette condition synallagmatique subirait elle-même les plus graves changements.
L’article 2 de ce décret dispose que le Roi ne prend possession du trône qu’après avoir solennellement prêté ce serment : « Je jure d’observer la constitution, de maintenir l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. » L’adoption du traité aurait donc aussi nécessairement pour effet de modifier le serment de la couronne.
Objecterait-on qu’en autorisant à signer le traité en 1831, la chambre de cette époque s’est reconnue compétente ? Nous n’hésitons pas à dire qu’elle a fait ce qu’elle n’avait pas le pouvoir de faire, et que la conduite d’une chambre passée et dissoute ne lie en aucune manière la législature actuelle. Du reste on croyait assez à cette époque que Guillaume n’accepterait point, et que ce n’était donc là qu’une autorisation provisoire. Ce défaut de qualité de la part de l’ancienne chambre a d’autant plus vicié le prétendu traité de 1831. Au surplus il a été reconnu fois sur fois par le gouvernement lui-même que la loi d’autorisation de 1831 est à présent non avenue. Tous les ministères, Lebeau, de Muelenaere, de Theux, ont déclaré formellement que les pouvoirs qui en résultaient, étaient regardés comme épuisés et qu’il en faudrait de nouveau pour traiter définitivement. Cet antécédent ne prouve donc absolument rien, si l’on considère surtout que c’est n’est point là d’ailleurs la seule inconstitutionnalité que le gouvernement est parvenu à faire commettre par nos chambres passées.
Qu’on ne dise point que nos observations sur ce point arrivent tardivement ; déjà, il y a deux mois, comme rapporteur de la commission des pétitions, nous avons appelé sur ce point l’attention du gouvernement ; il n’ignorait pas non plus que la même exception lui a été opposé en termes exprès en 1831. Rien au surplus ne saurait suppléer au défaut du pouvoir de la chambre, rien ne saurait excuser une violation flagrante de la constitution. Jamais on ne peut prescrire contre la loi fondamentale d’un pays.
La question est donc beaucoup plus sérieuse qu’on ne pourrait le penser. Sous le gouvernement de Guillaume, plusieurs et notamment M. de Robiano ont soutenu qu’une loi qui, par l’évidence du fait, viole la constitution, n’oblige point, qu’elle est radicalement nulle et nulle de plein droit. Il n’est pas non plus permis à la législature ordinaire d’usurper sur le pouvoir des chambres ; on ne manquerait pas de soulever cette question, surtout si la loi passait à une faible majorité, si pour quelques voix obtenues par le gouvernement au-dessus de cette majorité, tout le pays se voyait condamné à subir le joug que lui propose le traité des 24 articles.
Pense-t-on, par exemple, que le pays se soumettrait à une loi ordinaire qui changerait l’ordre de successibilité au trône tel qu’il est établi par la constitution, à une loi ordinaire qui, au mépris du décret d’exclusion, appellerait la maison d’Orange-Nassau dans certains cas donnés, une loi qui décréterait qu’il sera élu deux au lieu d’un représentant par chaque fois 40 mille habitants (article 49) ? Ne répondrait-on pas avec raison que la constitution étant la loi des lois, toutes les autres doivent se taire devant elle ?
Ainsi les Luxembourgeois pourraient dire à la chambre actuelle : Aux termes de l’article 1er de la constitution, la province du Luxembourg constitue aussi bien le territoire belge que toute autre province ; vous n’avez donc ni le droit ni le pouvoir de nous en exclure par l’acceptation du traité, et, malgré vous, nous continuerons à faire partie de la Belgique ; malgré vous et malgré votre loi nous demeurerons Belges et fidèles à cette constitution à laquelle vous n’aviez pas le droit vous-mêmes de déroger.
Tous les Belges ne pourraient-ils pas dire aussi : Notre séparation de la Hollande, notre liberté, notre indépendance, notre royauté ont été proclamés par le congrès constituant d’une manière pure et simple, sans conditions ni réserves ; vous qui ne représentez qu’une législature ordinaire, vous étiez donc sans droit ni qualité pour nous imposer, par l’acceptation du traité, le paiement d’un tribut annuel au profit de la Hollande, une neutralité nécessairement incompatible avec la liberté et l’indépendance du peuple belge telles qu’elles ont été constituées, et enfin d’autres conditions auxquelles notre existence politique serait désormais subordonnée vis-à-vis du roi Guillaume. Les Belges ne pourraient-ils pas dire : Nous refuserons l’impôt que vous établirez pour payer cet odieux tribut, et nous ne respecterons aucune de vos concessions toutes manifestement inconstitutionnelles.
Nous vous en conjurons donc, messieurs, au nom de la Belgique, au nom de l’ordre public, de la paix, ne commettez point un pareil excès de pouvoir. On ne peut sans trembler songer aux conséquences qui en résulteraient ; reconnaissez donc enfin votre incompétence.
Mais, ainsi qu’on l’a observé, ce n’est que pour prononcer définitivement que les chambres sont évidemment incompétentes ; la chambre, en procédant comme nous le soutenons, sur le pied de l’article 131 de la constitution, aurait encore un jugement à porter sur le fond avant la convocation des nouvelles chambres ; elle aurait à examiner, au moins provisoirement, s’il y a lieu d’apporter les changements et modifications dont nous avons parlé, aux dispositions constitutionnelles précitées, sauf ensuite, dans le cas de l’affirmative, à renvoyer à de nouvelles chambres pour être statué définitivement.
Puisque l’acceptation du traité emporterait nécessairement ces changements et modifications à notre constitution, il faut donc voir préalablement s’il y a lieu de les adopter. Il ne nous sera pas difficile de démontrer qu’il est de notre devoir comme de notre honneur de les rejeter.
En 1830, la Belgique, tyrannisée par la Hollande, se souleva tout entière contre celle-ci, lui fit la guerre, la chassa de toutes ses provinces, et se séparant d’elle pour toujours, elle fit sa loi fondamentale particulière et constitua par son article 1er le territoire du nouveau royaume. Les provinces du Limbourg et du Luxembourg furent incorporées au même titre que toutes les autres, c’est-à-dire en vertu du même droit de conquête contre la Hollande.
Le peuple belge, par des décrets solennels, s’est alors déclaré libre et indépendant, sans réserves ni conditions, et par conséquent sans entendre jamais payer à la Hollande aucun prix ou aucun tribut pour sa séparation : il exclut également de tout pouvoir la maison d’Orange-nassau d’une manière absolue, sans restriction ni condition aucune, et par conséquent aussi sans entendre jamais faire aucune concession à la Hollande pour prix de cette exclusion.
Or, tous ces grands résultats ayant été obtenus par le droit de conquête, et ce droit étant un titre des plus légitimes dans toute guerre de peuple à peuple, telle qu’ici celle du peuple belge contre le peuple hollandais ; de quel droit voudrait-on aujourd’hui nous faire sacrifier une ou deux demi-provinces de notre territoire ? de quel droit voudrait-on aujourd’hui nous imposer un tribut et d’autres iniques conditions à notre séparation et à l’exclusion des Nassau ?
Certes, quelques dures que soient de pareils sacrifices, s’ils avaient été consentis de notre part par une convention loyalement contractée, acceptée et exécutée par toutes les parties, l’antique probité belge n’est point dégénérée, la Belgique saurait l’exécuter dans un cas semblable ; mais n’est-il pas manifeste que c’est la force brutale qui cherche ici à lui faire la loi ?
Oui, messieurs, par le malheur des peuples, il n’est que trop vrai qu’il y a en diplomatie deux politiques, celle du droit du plus fort et celle qui est le respect dû aux traités. Mais n’est-il pas évident que c’est cette première politique, celle du droit du plus fort que la diplomatie nous a fait et voudrait encore nous faire subir aujourd’hui ?
Le roi Léopold avait accepté la couronne belge sous la foi du traité des 18 articles. Eh bien, les puissances elles-mêmes n’ont-elles pas déchiré ce traité solennel sous prétexte des désastres de 1831, qui n’étaient au vrai que la suite d’une perfidie manifeste ? Au lieu de maintenir et de faire respecter ce traité, n’ont-elles pas alors abusé du droit du plus fort pour nous imposer un autre traité, celui des 24 ou 26 articles ?
La diplomatie vient après cela nous parler de loyauté, de foi promise, de traité obligatoire, lorsqu’elle sait elle-même, mieux que personne, que dans son origine le traité de 1831 a d’abord été vicié lui-même par la violence, et nous dirons plus par le (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) dol et la fraude.
L’on a cru changer l’état de la question en disant que c’est avec les puissances et non avec le roi Guillaume que nous avions traité, en alléguant que nos plénipotentiaires auraient demandé eux-mêmes à convertir le traité en un traité séparé et particulier avec elles. Mais quand même il en serait ainsi, le traité n’en aurait pas changé de nature ; il n’en serait pas moins toujours un contrat synallagmatique, un contrat destiné à produire des engagements réciproques entre les parties intervenantes, un contrat par conséquence qui cesse de lier l’une d’elles, quand les autres ne l’acceptent ou ne l’exécutent point.
Or, au lieu d’accepter purement et simplement, comme nous l’avions fait nous-mêmes, et lorsque d’ailleurs nous étions en droit de compter, comme il est d’usage, sur les ratifications pures et simples, trois des puissances sont venues donner une acceptation conditionnelle ou avec des réserves qui affectaient même le fond de la convention ; réserves qui remettaient en question les principales clauses, et que notre gouvernement d’ailleurs n’avait évidemment pas le pouvoir d’accepter sans une loi nouvelle, puisqu’elles rendaient le traité encore plus onéreux ou plus désavantageux.
La Belgique ne s’était résignée à ce traité que sous ces conditions essentiels : qu’elle obtiendrait des puissances, dans un temps rapproché, et son exécution et la reconnaissance de son existence politique et de son Roi, tant par la Hollande que par les autres états ; qu’elle (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) obtiendrait enfin son état définitif dans la famille européenne. Or, elle n’a eu nui l’une ni l’autre de ces choses ; la Russie même ne nous a jamais reconnus par l’envoi d’un simple chargé d’affaires.
Ce traité d’ailleurs indivisible de sa nature, est donc resté nécessairement dans les termes du provisoire.
Dans la convention intervenue entre la France et l’Angleterre relativement à la citadelle d’Anvers, il a même été reconnu formellement que les puissances ne voulaient pas exécuter le traité des 24 articles. ; Elles-mêmes ne le considéraient donc pas comme obligatoire.
Plus tard, en 1833, on reconnut de nouveau que rien n’était arrêté, que rien n’était consommé, puisqu’on ouvrit de nouvelles négociations sur les clauses de ce même traité : on se rappelle les thèmes Palmerston et prussien, qui n’étaient autre chose que de nouveaux projets présentant des modifications sur les clauses les plus essentielles. Il est donc encore vrai de dire qu’on ne les regardait point comme irrévocables.
Finalement, la convention du 21 mai 1833 déclara que les parties contractantes s’engageaient à s’occuper sans délai du traité définitif qui devait fixer les relations entre les deux pays.
Il est donc constant, et il a été positivement reconnu par les puissances elles-mêmes, que jusque là le traité des 24 articles n’était pas définitif, et qu’il n’était ni ne pouvait être qu’un traité provisoire. Le refus d’une seule partie d’acquiescer un contrat de cette nature était un obstacle à ce qu’il fût dès à présent obligatoire pour les autres.
Où est donc aujourd’hui la bonne foi de nos adversaires, lorsqu’ils prétendent que ce traité est définitif, obligatoire et irrévocable ? Oui, si vous voulez, ce traité était obligatoire ; mais il ne l’était évidemment que d’une manière provisoire, et en attendant qu’il pût devenir quelque chose de définitif, il ne pouvait constituer, comme il ne constitue effectivement, qu’un statu quo, un état de choses provisoire.
Or, maintenant que les circonstances sont totalement changées pour la Belgique, il ne lui est pas permis d’adopter pour définitif un état de choses qui jusqu’ici n’a existé et ne pouvait exister que provisoirement. Ce qui en 1831 ou 1832 pouvait être admis par elle comme définitif pour des raisons de nécessité ou de force majeure ne peut plus l’être en 1839 alors que les choses et les temps ont subi un changement du tout au tout, alors que son état est parfaitement consolidé.
Vous-mêmes, dit la conférence, vous aviez invoqué ce traité comme votre droit public, et si vous le répudiez maintenant, vous n’avez plus de titre pour votre indépendance.
Nous l’avons accepté et invoqué, soit ; mais c’est nécessairement et évidemment en prenant le traité tel qu’il était, c’est-à-dire dans l’état où il se trouvait par l’effet de la conduite même des parties. Or, dans le fait, ce traité est demeuré dans les termes du provisoire et formait provisoirement le statu quo entre elles. Le seul refus absolu de la Russie devait même nécessairement laisser tout en suspens.
Mais dans le vrai, messieurs, notre existence politique, nous la devons bien plutôt à nous-mêmes, à nos propres forces qu’à cet ordre de choses. Les Belges et leur Roi ont trouvé en eux-mêmes assez de sagesse et de modération pour savoir se constituer et se consolider sans le secours de personne ; c’est à nous-mêmes que nous devons ce que nous sommes, bien plus qu’à ce traité qui est resté une lettre morte.
Or, puisque cet acte n’a produit ni pu produire que du provisoire jusqu’en 1833, et qu’alors les pouvoirs du gouvernement se trouvaient épuisés, il s’est trouvé lui-même, comme il se trouve encore, sans titre ni capacité pour lui donner ensuite un caractère définitif.
La conférence n’a donc aujourd’hui aucun titre obligatoire à nous opposer. Veut-elle menacer de se retrancher dans son traité de Vienne de 1815, qui avait réuni la Belgique à la Hollande ? mais notre révolution a brisé ce traité quant à nous : il faudrait alors tout remettre en question, la constitution même du royaume belge qui est un fait définitivement accompli en Europe, et que les puissances sont tenus d’accepter à péril de nouvelles commotions politiques. A l’égard des modifications, la Belgique n’a rien à y perdre puisque, dans l’une comme dans l’autre hypothèse, la conférence n’écoutant ni justice ni équité veut, maintenant comme en 1831, que sa volonté seule fasse la loi/
Mais pourquoi s’occuper ici de cette question ? la chambre dans son adresse du 17 novembre dernier n’a-t-elle pas décidé que le prétendu traité de 1831 n’est ni obligatoire ni irrévocable : « Se plier, dit-elle, aux dures conditions d’un traité (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) que refuse, pendant de longues années, une puissance adverse, ce n’est pas contracter l’engagement d’en subir, exclusivement, et sans terme, toutes les chances défavorables. »
Ainsi, messieurs, la question se trouve jugée par la chambre actuelle, il n’existe pour la Belgique aucun véritable engagement d’abandonner le Limbourg et le Luxembourg, ni de se soumettre définitivement aux conditions de la conférence.
Mais il y a plus, la chambre a solennellement annoncé à toute l’Europe sa résolution de maintenir entièrement ces deux provinces dans son territoire. « La Hollande, dit-elle, dans cette même adresse votée à l’unanimité, doit renoncer à tout esprit d’envahissement sur des populations qui veulent rester Belges, et dont l’antipathie serait, pour elle, une source permanente d’embarras…. Si l’emploi d’une force abusive tendant à priver de leur patrie des concitoyens qui ne veulent pas cesser de l’être, nous nous tiendrions plus serrés encore autour du trône de V.M. ; nous ne reculerions devant aucun sacrifice pour la défense du pays. »
Ainsi la réponse de la chambre à la proposition de la conférence est tout entière dans ces paroles mémorables de notre adresse du 17 novembre ; la chambre, confirmant son vœu déjà exprimé dès le mois de mai précédent, et après avoir ainsi pris le temps d’une mûre réflexion, la chambre, organe d’ailleurs des vœux et des manifestations de nos populations, a dès lors annoncé au pays sa ferme résolution de ne point souffrir le démembrement de nos deux provinces.
Vous l’avez entendu, messieurs, si par l’emploi de la force on tentait de nous séparer de nos compatriotes du Limbourg et du Luxembourg, vous avez solennellement pris l’engagement de les défendre, et afin de ne point laisser dans leur esprit le moindre doute sur son exécution, c’est à l’unanimité que la chambre a contracté cet engagement.
Qu’on ne dise point, pour chercher à l’éluder, qu’on ne supposait point alors que les cinq puissances auraient pu se tourner contre la Belgique. Ces expressions de l’adresse, « l’emploi d’une force abusive », prouvent à l’évidence que le cas d’une rupture était alors formellement prévu par la chambre. En déclarant qu’elle ne reculerait devant aucun sacrifice pour la défense de nos deux provinces, elle en a également prévu les conséquences ; il n’est personne qui ne connaisse d’avance les maux et les souffrances qu’entraîne nécessairement un système de résistance.
En vain chercherait-on à subtiliser sur les termes de l’adresse, et à y trouver des conditions qui n’y sont pas : son langage est clair et précis, et tout le pays et tous les peuples l’ont parfaitement compris.
Or, s’il existe, comme on n’en peut douter, un engagement sacré de la représentation nationale envers nos frères du Limbourg et du Luxembourg, c’est d’abord pour nous une question d’honneur et de loyauté. Les livrer volontairement et sans défense à notre ancien ennemi, ce serait rétracter nos paroles, ce serait manquer à la foi donnée, ce serait se déshonorer à toujours ; et fût-il vrai, ce qui n’est pas, que des moyens coercitifs ou une force majeure nous forçassent à céder à l’instant même, je vous dirai dans ce cas : Laissez faire votre ennemi ; laissez-le s’emparer de vos frères par la violence, mais ne concourez pas volontairement à leur livraison ; ou laissez au moins faire une autre chambre, mais ne vous déshonorez pas vous-mêmes.
N’entendez-vous pas aussi vos frères qui s’écrient : Votre langage n’a été pour nous que la plus cruelle déception. Où est donc ce courage, cette persévérance que vous nous aviez promis à la face des nations ? Où est cette défense noble et généreuse sur laquelle vous nous assuriez que nous pouvions compter ? Où est ce sang que vous aviez promis de verser pour nous ?
Mais qu’ai-je besoin ici d’un engagement déjà pris formellement par la chambre, de soutenir et défendre nos deux provinces menacées ! le droit naturel des nations n’est-il pas lui seul un titre suffisant pour les secourir et les protéger ? Limbourgeois, Luxembourgeois, Brabançons, Flamands, etc., ne sommes-nous pas tous enfants de la même patrie ? La nature, la religion, l’humanité ne nous obligent-elles pas à nous défendre mutuellement comme des frères ? les enfants d’une même famille ne doivent-ils pas souffrir les uns pour les autres ?
Ne sait-on pas qu’il n’y a plus de société possible avec ce principe égoïste que les uns peuvent être sacrifiés à l’intérêt privé des autres, puisque demain ceux-là à leur tout pourront aussi être sacrifiés à l’intérêt de ceux-ci.
Dans notre adresse, nous avons solennellement promis de ne reculer devant aucun sacrifice ; la chambre, comme le gouvernement, donneraient-ils le scandale d’avoir violé leur parole et forfait à l’honneur vis-à-vis de nos frères ? Votre adresse du 17 novembre a dû leur inspirer toute confiance et faire renaître dans leurs coeurs l’espoir le mieux fondé. Souffrirez-vous qu’un jour eux et les enfants puissent dire : « La chambre belge et son gouvernement nous ont trompés » ?
Direz-vous que vous comptiez alors sur l’appui de la France et de l’Angleterre ? Mais il est prouvé par le rapport sur les négociations que ces deux puissances refuseraient positivement depuis longtemps de vous soutenir dans cette question, et du reste une pareille adresse eût été inutile si leur appui nous eût été assuré.
Craignez-vous maintenant qu’une guerre ne mette en péril notre nationalité et nos intérêts matériels ? mais lorsqu’une nation a assez d’énergie et de courage pour déclarer à ses ennemis qu’elle repoussera la force par la force, ne sait-elle pas d’avance à quoi l’engage une semblable déclaration ? mais d’ailleurs une telle crainte n’est nullement fondée. Les puissances, quand elles le voudraient, ne sauraient plus effacer la Belgique de la carte de l’Europe. On sait que toutes les combinaisons sur ce point depuis huit ans n’ont abouti qu’à leur prouver qu’il faut désormais, dans l’intérêt européen, dans l’intérêt de la paix entre elles, que la Belgique appartienne à elle-même et constitue un état indépendant et neutre. Mais, nous nous hâtons de le dire, afin de faire disparaître ce fantôme de guerre avec ses suites dont on essaie d’effrayer les esprits ; nous en avons l’intime conviction, la conférence n’aura point même recours à la force des armes pour exécuter ses décisions, de sorte que la Belgique ne se trouvera pas même obligée de repousser la force par la force, de sorte que ces craintes de guerre sont réellement sans fondement. Dans cette position, il nous suffit donc de déclarer que nous ne voulons pas de ce traité, que nous ne l’acceptons pas, et d’opposer, comme l’a fait le roi Guillaume lui-même, depuis huit ans, une résistance passive et toute morale qui aura nécessairement pour résultat la continuation du statu quo dont nous jouissons depuis 1830.
Soyez convaincus que ce n’est que de votre volonté seule que la conférence attend l’exécution des 24 articles, et, d’accord avec le gouvernement, elle compte l’obtenir par l’épuisement de vos finances, par votre propre lassitude et par un concours d’intrigues, de menaces et de circonstances que celui-ci s’est chargé de faire naître. La conférence a dit : Nous nous garderons bien de troubler la paix que nous voilons conserver à tout prix depuis 1830, mais il faut que la Belgique s’exécute par elle-même, il faut qu’elle soit vaincue, non par non, mais par elle-même. Ajoutons que les puissances fondent cette résolution de ne pas nous faire la guerre sur les dangers inévitables qu’elles-mêmes auraient à courir en pareil cas.
Ainsi, dans le moment actuel, du côté de la conférence, il n’existe aucune nécessité impérieuse de céder, et si l’on considère ce qui se passe aujourd’hui dans divers pays, l’état actuel des choses doit se prolonger indéfiniment.
Quant à notre intérieur, le piège est connu et déjà suffisamment constaté. On veut nous épuiser ; mais empressons-nous de réduire notre armée et par suite nos dépenses de près de moitié. Bornons-nous à tenir sur pied une force suffisante pour repousser les agressions de la Hollande, organisons notre garde civique, replaçons-nous au même état qu’avant le dernier protocole, et renvoyons à la conférence son nouveau traité des 24 articles.
Il n’y a qu’une force majeure actuelle, une coercition actuelle contre laquelle il faudrait évidemment succomber, qui puissent jamais permettre d’accepter un traité qui nous impose d’aussi douloureux sacrifices. Or, cette force majeure, cette coercition ne sont que dans l’imagination des partisans du traité.
Ainsi, vous le voyez, messieurs, pour conserver le Limbourg et le Luxembourg, comme pour échapper aux tributs qu’on veut nous forcer à payer chaque année à la Hollande, il n’est pas même nécessaire que la chambre exécute son système de résistance à main armée, tel qu’elle l’a proclamé dans son adresse ; il n’est pas même nécessaire qu’elle réalise sa promesse de souscrire ces grands sacrifices devant lesquels elle a dit qu’elle ne reculeraient point, il lui suffit de dire : Nous n’acceptons pas.
Les négociations nous ont révélé un fait extrêmement précieux pour la Belgique dans la position où elle se trouve : il est avoué par le roi Guillaume que la Hollande ne pouvait tenir plus longtemps, que le statu quo la poussait à la détresse et aux abois. Ainsi il ne s’agit plus pour nous, probablement, que de tenir ferme encore pendant un an, pendant six mois peut-être, et notre ennemi lui-même sera vaincu, obligé de capituler et de consentir pour nous de meilleures conditions : notre politique doit donc être de continuer, comme nous l’avons fait jusqu’ici, cette lutte de patience avec la Hollande, et si elle est dirigée par des mains habiles, notre triomphe est certain. Malgré (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) les fautes du gouvernement, cette lutte ne nous a point empêchés de prospérer depuis huit ans.
Nous ne nous faisons pas illusion quand nous disons que les puissances ne veulent et ne peuvent vouloir nous faire la guerre, et qu’à tout prix elles sont tenues d’éviter les moindres causes de collision. Il est notoire que, depuis 1830 et même 1815, la paix est le système politique européen. Depuis 25 ans, tous les souverains de l’Europe se sont vus obligés d’en faire les plus grands sacrifices au maintien de la paix ; c’est ainsi qu’ils se sont abstenus d’intervenir dans les affaires de la Pologne, de l’Espagne, de l’Italie ; l’on a déjà retracé dans cette enceinte les embarras qui pèsent de tous côtés sir les puissances, à l’orient comme à l’occident ; il est donc impossible qu’elles veuillent risquer de faire éclater en Belgique la première étincelle : nous en avons pour garant leur propre intérêt et les règles de la prudence la plus commune.
Dans la supposition même qu’on se décide à n’opposer aucune résistance à main armée, la cause du Limbourg et du Luxembourg est devenue si populaire dans notre pays, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Irlande, que la conférence examinera deux fois avant même de hasarder une occupation militaire : les seuls habitants de ces deux provinces peuvent amener par leur propre résistance, les collisions les plus sérieuses ; aucune autorité ne saura empêcher les volontaires de la Belgique, de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre de l’Irlande, de s’y donner rendez-vous pour combattre l’exécution de cette sentence d’iniquité qui nous arrache 360 mille de nos frères pour les livrer à notre ennemi commun. Qui saurait empêcher que l’on appelle de cet odieux arrêt à la justice des nations, Des appels seront faits à leurs généreux sentiments. Les Anglais, les Français, les Allemands, les Polonais sont allés au secours de Marie-Christine ; pourquoi ne viendraient-ils pas au secours de la cause belge qui est bien autrement légitime ? n’est-elle pas celle de tous les peuples qui veulent leur indépendance et leur nationalité ?
Mais ce qui arrêterait seul encore la conférence, ce qui la ferait même trembler, c’est que l’indignation qui se soulèvera partout contre son despotisme, ne manquerait pas d’éveiller et de faire renaître cette hydre des révolutions qu’on s’imagine avoir assoupie ou détruite ; et si elle relève la tête, Dieu sait ce qu’il en coûterait aux souverains eux-mêmes. La politique des puissances doit être de faire aimer la monarchie par la justice et la modération, mais l’exécution forcée de leur sentence ne ferait qu’exaspérer l’esprit révolutionnaire dans tous les pays de l’Europe, et multiplier de plus en plus leurs ennemis : cette exécution forcée, ils le savent mieux que nous, sèmerait au moins infailliblement des tempêtes pour l’avenir.
Or, l’on ne peut douter un instant que les souverains comprennent parfaitement eux-mêmes leur position. Rien n’est donc plus évidemment contraire à leurs principes, à leur intérêt présent et futur que l’idée d’une occupation à main armée de nos deux provinces ; et quelles que puissent être les apparences contraires, il est impossible qu’ils puissent vouloir autre chose qu’une exécution volontaire de la part de la Belgique, et par conséquent il nous suffit de leur répondre : Non, nous ne livrerons pas nous-mêmes nos frères.
Mais, a-t-on objecté, l’intervention armée n’a-t-elle pas eu lieu pour forcer les Hollandais à déguerpir de la citadelle d’Anvers, et pourquoi n’adopterait-on pas le même moyen pour occuper militairement le Limbourg et le Luxembourg ? d’abord, qu’on veuille bien se le rappeler, l’arrivée en Belgique d’une armée française, le siège de la citadelle d’Anvers, son occupation par les Français, ont mis eux-mêmes en émoi toute la diplomatie européenne ; ces événements eux-mêmes ont failli troubler l’harmonie entre les puissances.
Mais le cas actuel est du reste bien différent et ferait courir encore, comme on l’a vu, des dangers d’une autre nature ; tout s’est fait alors de notre plein gré et consentement, et pas un soldat de l’armée prussienne n’aurait osé franchir la frontière. Mais si les Prussiens venaient envahir nos deux provinces par la violence, est-il quelqu’un qui ose assurer que les braves habitants de ces provinces, les Français, les Allemands, les Belges et l’armée française elle-même, resteront tous froids et tranquilles spectateurs de cette intervention armée, comme l’ont été les Prussiens en 1831 à l’égard des Français au siège d’Anvers ? Il faudrait entièrement méconnaître l’état des esprits pour ne pas voir tout le danger et toute la témérité même d’une semblable entreprise.
Aussi la conférence elle-même n’a-t-elle arrêté aucun moyen coercitif contre la Belgique ; ce que la prudence lui permettra seulement, ce seront des démonstrations militaires sur nos frontières. En 1831, Guillaume ne s’est point laissé intimider par les menaces et même par quelques mesures de coercition, et, pendant sept ans encore, il a continué son statu quo. Imitons aujourd’hui son exemple. Si nous n’avons pas comme lui la sympathie de quelques cabinets, nous pouvons être sûrs d’avoir celle de tous les peuples.
Si nous avions besoin d’autres garanties que la conférence ne recourra point à la violence, nous les trouverions encore dans le dernier discours du trône en France où le roi déclare qu’il sera donné « une solution pacifique » aux affaires belges. La reine d’Angleterre ne déclare-t-elle pas aussi que les puissances sont unanimes pour le maintien de la paix ? ce système pacifique date, du reste, de bien longtemps. Wellington lui-même (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) prédit en 1830, lorsqu’il apprit la révolution belge, que nos affaires se termineraient non par la guerre ou la violence, mais par les négociations.
Notre système est aussi celui de tous les hommes d’état de France et de tous les publicistes, à quelque opinion qu’ils appartiennent. Tous disent à la Belgique : demeurez ferme, n’acceptez point volontairement, on ne vous attaquera point, on ne vous fera point violence. Tous pensent que dans l’état actuel des choses, les puissances ne pourraient tenter les chances de la moindre collision ou d’une guerre, sans exposer l’Europe elle-même à de troubles et à l’anarchie, sans provoquer elle-même le développement des germes de révolution qui existent chez elles, et se créer de nouveaux embarras que la simple prévoyance leur ordonne d’écarter à tout prix.
Tous pensent qu’il y a en ce moment autant et peut-être plus de motifs pour qu’elles n’osent faire en 1839 ce qu’elles n’ont osé entreprendre en 1830 ; qu’ici, elles-mêmes ont peut-être tout à perdre ou presque rien à gagner.
Sans doute, cinq puissances sont physiquement plus fortes qu’une seule ; mais la véritable force des états, c’est premièrement cette force morale qui se juge pour chaque pays d’après l’ensemble des circonstances où ils se trouvent placés, leurs embarras intérieurs, leurs divisions intestines, etc. L’histoire nous offre une foule d’exemples qui prouvent qu’un petit état peut souvent résister à de plus grands avec succès au moins passivement.
Loin de nous la prétention de vouloir ici jeter un défi aux cinq puissances : nous ne faisons que constater des faits et en tirer les conséquences. Les baïonnettes ne sont rien sans la force morale : sans cette dernière, elles ne peuvent rien en définitif et elles tournent même contre ceux qui croient y trouver un moyen d’appui.
Ainsi, pour peu que nous voulions tourner les regards autour de nous, la position de la Belgique et le parti qu’elle a à prendre sont faciles à saisir : nous sommes en présence d’un ennemi qui déjà s’est avoué presque vaincu par la prolongation de notre statu quo pendant 7 ans : tenons-le par tous les moyens dans cette voie, qui, de son aveu, doit le conduire à sa perte. Continuons à lui opposer la force de l’inertie. La providence semble nous avoir ménagé pour l’époque actuelle un concours de circonstances favorables à notre système de défense : n’hésitons pas à en profiter ; nous serions coupables envers la patrie, envers nos deux provinces menacées, si nous ne nous emparions de ce moyen qui nous est offert aujourd’hui. Un seul mot nous suffit donc : refusons le traité.
Nous ne nions pas qu’il peut arriver un temps où les circonstances favorables seront changées ; mais il est encore bien loin de nous : les puissances de l’Europe sont elles-mêmes si malades, les maux et les dangers que nous avons indiqués sont tellement profonds, que d’ici encore à bien longtemps le même état de choses ne cessera de subsister ; pour nous, nous aurons eu le temps nécessaire et notre but sera rempli. Dans le doute même et lorsqu’il s’agit de nous séparer de nos frères d’une manière aussi cruelle, c’est pour nous, dans tous les cas, un devoir sacré de ne pas laisser échapper ce moyen. La question de temps, qui est indifférente dans une foule de cas, est donc tout dans la question actuelle. Cette force majeure qu’on affecte de nous présenter comme imminente, comme un grand épouvantail, n’existe donc réellement pas ; et quand même il y aurait lieu de croire qu’elle dût nous frapper dans un temps plus ou moins rapproché, encore la Belgique ne devrait-elle pas aller elle-même au-devant du coup : elle devrait dans ce cas, s’il le fallait, subir le joug mais non l’accepter volontairement.
Acceptez le traité de bonne grâce, dit-on, sinon on vous restaurera, ou vous partagera.
Mais ne voyez-vous donc pas que les puissances ont en haine le principe de notre existence politique, et que s’il y avait eu pour elles, la moindre possibilité de vous restaurer, de vous partager, ce plan serait déjà exécuté depuis plusieurs années. Or ce qu’elles n’ont pu faire il y a huit ans, elles le feraient bien plus difficilement encore aujourd’hui que notre état est consolidé et qu’il est plus que jamais reconnu que notre réunion à la Hollande serait immanquablement la cause de nouvelles commotions, aujourd’hui qu’un partage serait inévitablement la pomme de discorde dans toute l’Europe. Ce qui n’eût été peut-être qu’une difficulté il y a quelques années, est donc devenu maintenant une impossibilité réelle.
Mais ne savez-vous pas encore que l’Angleterre et la France ne souffriraient à aucun prix notre restauration, que l’armée française stationne à nos frontières justement pour faire respecter le territoire du royaume de la Belgique, tel qu’il est limité par les 24 articles, que le jour où un Prussien dépasserait cette limite, une armée de cinquante mille Français arriverait à notre secours. On ne peut révéler tout ce que l’on sait, à la tribune publique, mais nous avons sur ce point les plus fortes garanties : aussi à cet égard ne nous est-il pas fait la moindre menace. Notre salut est dans l’intérêt même que l’Europe a aujourd’hui à nous maintenir.
La nationalité belge n’est donc pas, et ne saurait être mis et en jeu dans la lutte actuelle, et quant à une conflagration générale, ce n’est pas nous qui le provoquerons jamais en attaquant nos voisins ; elle ne pourrait venir que des fautes que les puissances commettraient elles-mêmes ; mais on peut se reposer sur leur attention et leur détermination à éviter constamment les occasions qui pourraient y donner lieu.
Dans votre système, me direz-vous, vous établissez vos calculs et vous entendez spéculer sur la peur des puissances européennes ; mais il arrivera qu’elles vous braveront et qu’elles entreront chez vous sans coup férir. Eh bien, s’il en est ainsi, nous disons qu’elles viennent avec leurs armes, sur notre territoire : nous acceptons cette épreuve : mais en attendant, ne signons pas le traité. En 1830 et 1831, n’avons-nous pas également été menacés d’être attaqués par la russe et la confédération ?
Empressez-vous d’accepter, nous disent quelques autres, Guillaume lui-même accepte, il offre de reconnaître votre roi, sa dynastie ; et peut-être une pareille occasion ne se représentera plus.
En premier lieu, je me permettrai d’élever quelques doutes sur la validité de l’acceptation du roi Guillaume. Jusqu’à ce jour nous n’avons vu aucune loi des états généraux qui l’aurait autorisé à accepter, si tant est, ce que nous ne pensons pas, que même la législature ordinaire, puisse donner sa sanction à un traité qui coupe en deux l’ancien royaume des Pays-Bas, pour en laisser plus d’une moitié à la Belgique.
Certes personne n’hésiterait à accepter à l’instant la reconnaissance de notre royauté, si le roi Guillaume nous l’offrait purement et simplement comme sans arrière-pensée, mais lorsqu’on réfléchit que cet ancien roi y met pour prix la livraison de plus de 360 mille de nos frères, le sacrifice du territoire de toute une province, un tribut énorme qui doit par la suite écraser la Belgique, il est de notre devoir de n’accepter s’il le faut qu’à l’extrémité. L’intérêt de la royauté se confond ici avec celui du peuple. Les chambres seraient coupables d’avoir compromis pour toujours la popularité de la dynastie si elles cédaient dès à présent.
Mais d’ailleurs notre royauté a son titre dans le décret du congrès national du 4 juin 1831 et son existence est indépendante de la reconnaissance du roi Guillaume : elle a vécu sans elle depuis neuf ans, et s’il le faut, elle peut encore s’en passer pour l’avenir.
Je demanderai encore à ceux qui fait cette observation s’ils croient sérieusement que le roi Guillaume accepte de toute la sincérité de son âme : à mes yeux cette réconciliation serait toujours suspecte. Nous l’avons déjà dit, ce traité serait un acte synallagmatique, et à la moindre prétendue inexécution de notre part, ou plutôt à la première chicane qui nous serait faite, Guillaume pourrait soutenir qu’il rentre dans tous ses droits sur la Belgique.
Disons enfin un mot du grand cheval de bataille des partisans de la cession immédiate : voici à quoi se réduit leur argument. Le commerce et l’industrie sont en souffrance ; donc il faut se hâter d’accepter un traité qui porte lui-même un coup fatal à l’avenir de nos intérêts matériels et moraux, un traité odieux et humiliant pour le pays. Cet argument ainsi posé tel qu’il doit l’être, se réfute déjà par lui-même. Qu’on me dise en effet quel est le peuple qui a à souffrir beaucoup pour chercher à éviter une aussi grande calamité.
Mais que signifie semblable argument s’il est vrai que cette crise commerciale et industrielle doit être attribuée principalement non à notre situation politique mais à d’autres causes préexistantes. Or nous en connaissons assez pour oser avancer qu’une enquête impartiale fournirait la preuve que cet état de gêne est dû premièrement aux fautes commises par nos industriels, capitalistes, spéculateurs, à l’extrême facilité du gouvernement à autoriser toute sorte de sociétés et surtout à la domination de la grande banque de Guillaume, sur les nombreux établissements qui se trouvent sous son patronage, et à ses opérations. Nous disons « la banque de Guillaume » parce que la grande masse d’actions est encore aujourd’hui sa propriété. Déjà depuis quelques années, nous avons signalé à cette tribune, mais en vain, tous les dangers qui pouvaient résulter de la conduite du gouvernement envers les sociétés et de l’extension étonnante qu’il a laissé prendre à cette banque dans tout le pays, tandis qu’il avait sur elle la main haute aux termes de ses statuts.
L’industrie et le commerce raisonnent d’ailleurs comme s’ils représentaient les plus grands intérêts. Mais je soutiens d’abord que les questions soulevées par le traité sont vitales pour tout le pays, et par conséquent d’un intérêt supérieur. Le premier besoin d’une nation n’est-il pas de poser d’abord d’une manière honorable les bases et les conditions de son existence ?
L’industrie et le commerce se trompent encore lorsqu’ils croient que l’acceptation d’un traité aussi désastreux améliorerait leur position : c’est au contraire en cherchant à s’y soustraire et à sortir victorieusement de cette lutte de patience que vous leur assurerez un avenir brillant et solide.
Si les commerçants et fabricants ont prospéré, c’est certainement à leurs risques et périls. Souvent ils semblent même supposer qu’ils ne sont point tenus de souffrir pour la chose publique. Mais dans des cas aussi extraordinaires que celui dont il s’agit, chaque citoyen ne doit-il pas payer son tribut à l’amour de la patrie ? chaque citoyen n’est-il pas tenu de souffrir pour ses frères ? pour l’honneur et la dignité de la nation ? renier ce principe, c’est méconnaître la base même de tout état social. La Belgique dans ce moment suprême se montrerait d’autant plus digne et noble, qu’elle aurait eu dans cette épreuve de grands maux à supporter. Faudra-t-il lui citer l’exemple de la Hollande qui s’est résignée depuis 8 ans aux plus grandes souffrances, afin précisément de rejeter ce même traité qu’on veut à tout prix nous faire accepter immédiatement ? Mais que dis-je, nos communes, nos provinces, les chambres, tout le pays en adoptant le système de résistance, ont volontairement souscrit d’avance aux sacrifices qui en sont la suite nécessaire. A mes yeux, leur unanimité d’opinions et de sentiments n’est altérée en rien par un certain nombre de pétitions et de contre-pétitions dont on devine facilement que les promoteurs quand on réfléchit que c’est justement depuis que tout récemment le gouvernement a présenté sa proposition, qu’elles sont arrivés aux chambres.
Cette coïncidence, et ce que nous avons rappelé tout-à-l’heure, en disent assez pour les faire apprécier ; la plupart, ne parlant que de leur intérêt privé, se réfutent suffisamment par elles-mêmes ; toutes sont d’ailleurs empreintes d’exagération.
En vain, au moyen de pareilles pièces, voudrait-on faire prendre le change sur l’opinion du pays ; depuis longtemps les masses se sont prononcées sur cette question, et par elles-mêmes et par leurs organes légaux. En considérant l’ensemble de ces pièces, on voit qu’elles ont été concertées la plupart dans la vue d’agréer l’opinion. Presque toutes se jettent à côté de la véritable question, en exploitant cette idée aussi fausse qu’extravagante, qu’il s’agit de déclarer la guerre à l’Europe entière. Dans plusieurs localités, on montre au doigt les colporteurs de ces pétitions, qui poussent partout des cris de guerre pour effrayer les esprits.
Soyez-en convaincus, Messieurs, ce n’est ni l’intérêt public, ni l’amour de la patrie qui ont dicté la plupart de ces pétitions. Des intérêts privés en ont souvent été les seuls mobiles ; le gouvernement lui-même n’y est pas resté étranger.
Mais nous opposerons encore à ces quelques centaines de pétitionnaires la voix de nos malheureux 360 mille Limbourgeois et Luxembourgeois qui pétitionnent, eux, pour leur existence même comme Belges et leurs libertés acquises avec nous au prix de leur sang, qui vous implorent et vous conjurent de ne pas les livrer comme un vil bétail à notre ancien ennemi commun et de ne pas les exposer à ses persécutions, et à tous les maux qui seraient la suite de la séparation. Pour moi voilà aujourd’hui mes pétitionnaires, et ils sont bien autrement atteints que les vôtres dans tout ce que l’homme a de plus cher au monde.
J’opposerai encore aux pertes dont le commerce et l’industrie se croient en ce moment menacés, la perte d’un sixième de tout le territoire belge, que veut nous enlever l’odieux traité, et surtout le sacrifice de notre bel avenir commercial et industriel qui en serait la conséquence.
J’opposerai encore ces tributs excessifs et honteux qui frapperaient également le commerce et l’industrie eux-mêmes. Dans leur intérêt même bien compris, nous ne pouvons donc, dans la question actuelle, nous arrêter aujourd’hui à ces pétitions.
Je prie la chambre de remarquer que tout ce que j’ai dit, jusqu’à présent, c’est dans la supposition même qu’on ne veuille pas du système de résistance à main armée, tel que la chambre l’a voté ; et néanmoins, nous avons clairement démontré dans cette hypothèse qu’il n’y a pas lieu de céder et qu’il n’existe aucune nécessité de le faire : ainsi, je prie ceux mêmes que ce système peut intimider, de se rassurer ; comme eux d’abord, nous ne voulons pas la guerre, et nous pensons que plutôt de céder volontairement, il faut opposer une résistance passive et toute morale ; dès lors et jusque là, il n’y a aucunement lieu de formuler, comme on le dit de toutes parts, un système de résistance active et armée.
Mais après avoir établi ce premier point, qui est déjà décisif, on me permettra de revenir un instant à ce dernier système qui est également le mien.
Je persiste à penser, comme je l’ai fait voir en commençant, que la chambre actuelle, après avoir voté ses adresses de mai et novembre dernier, ne pourrait abandonner ce système sans se rétracter, sans se déshonorer elle-même aux yeux du pays et des nations.
Ce système proclamé par la chambre est digne d’une nation qui a su conquérir sa liberté et son indépendance ; il est le seul qui convienne à l’honneur national. Exécuté et dirigé par des hommes sûrs et habiles, il est sans contredit le meilleur sous tous les rapports : il est également le système de la paix, il n’est au vrai que l’application de cette règle de prudence des rois pacifistes : Si vis pacem, para bellum. Son succès est surtout presque infaillible lorsque vous avez la certitude que vos ennemis ont eux-mêmes grand’peur de la guerre, car il est clair qu’ils auront d’autant moins l’envie de vous attaquer, qu’ils s’attendront à plus de résistance de votre part : plus de pareils ennemis trouveront chez vous de force et d’énergie, moins ils oseront vous approcher, de craindre de troubler eux-mêmes leur système pacifique, système qu’ils ont à cœur de conserver avant tout, et auquel ils feraient, comme ils l’ont déjà fait dans l’espèce, les plus grands sacrifices. Le pari de la résistance est donc en même temps un parti des plus sages, puisque bien conçu et bien conduit par le gouvernement, il ne peut qu’éloigner la guerre au lieu de l’attirer.
Les partisans du traité, intéressés à ce titre à décrier le système de la chambre, l’interprètent donc tout à fait contre son esprit et son but quand ils nous prêtent l’intention absurde pour ne pas dire extravagant de vouloir faire la guerre à toute l’Europe et de vouloir aller nous briser et nous anéantir contre les forces colossales des cinq puissances ou de l’une d’elles. Nous soutenons au contraire qu’à raison de la position où elles se trouvent elles-mêmes, elles ne mettront pas le pied sur le sol de la Belgique et qu’elles seront d’autant moins tentés de le faire, qu’elles y trouveront une belle armée belge, brûlant de combattre pour l’honneur et l’indépendance du pays.
Les partisans du traité disent encore : Formulez-nous donc un plan pour que votre système de résistance ait au moins quelque durée. Nous disons que la chambre en adoptant ce système n’a rien formulé et qu’elle n’a dû rien formuler ici pour l’exécution. Sans doute ce système doit être médité, combiné de manière à avoir de la durée et surtout de manière à ne pas épuiser nos finances et le pays. Mais son exécution est une affaire toute gouvernementale ; c’est une question d’habilité et de circonstance qui a besoin d’hommes qui adoptent le système franchement et loyalement ; et à moins que tout à coup on ne transforme chacun de nous en ministre et en général d’armée,il serait impossible à une chambre de rien formuler sur ce point ; ce serait vouloir une absurdité. Il y aurait même de l’indiscrétion à révéler à la tribune toutes les idées d’un plan semblable.
Du reste, aujourd’hui même, et pris égard à toutes circonstances, il y aurait lieu dès à présent, en organisant et mettant sur pied toute notre garde civique, de réduire considérablement nos dépenses, de prendre quelques autres mesures militaires déjà signalées, de prendre aussi certaines mesures également indiquées par l’opinion pour aider le crédit public, et ce serait déjà assez pour donner à notre position une longue durée. Le point important, c’est de ne pas nous laisser prendre par la peur et de ne point prêter nous-mêmes la main à un épuisement de nos ressources qui ne serait point absolument indispensable, ressources qui sont encore, quoi qu’on en dise, dans un état satisfaisant.
Comme le système de résistance active proclamé par la chambre n’est lui-même qu’un surcroît de moyens, on peut encore, si on veut, le mettre à l’écart et s’en tenir à la résistance passive, ainsi que nous l’avons vu ; dès lors, vous pouvez retrancher davantage encore sur nos dépenses. Et dans l’un comme dans l’autre cas, il ne peut y avoir lieu d’accepter le traité.
Mais tout ce qui précède vous le montre à suffisance, messieurs, quelque système que l’on embrasse, il ne peut être bon qu’à une condition, c’est que le gouvernement du Roi lui-même, ait la volonté bien sérieuse de l’exécuter : les meilleurs systèmes deviennent nécessairement mauvais lorsqu’on les confie à des hommes qui ne les partagent pas sincèrement ou plutôt qui ne veulent pas les exécuter.
Or, il me reste à vous démontrer que malheureusement pour le pays, telle a été et telle est encore notre situation.
Que des hommes d’état croient ne pouvoir partager l’opinion des chambres et du pays, et qu’ils le disent tout haut, loin de leur en faire un crime, on leur saura gré de leur franchise.
Mais que des ministres feignent, aux yeux du pays, par leur silence même, comme par leurs actes, de partager une opinion qui n’est pas sérieuse et qu’ils croient intérieurement mauvaise, inexécutable, et cela afin de captiver d’autant mieux la confiance des chambres et de la nation, et de les conduire plus sûrement jusqu’au bord du précipice, c’est là un manque de loyauté qui doit indigner tout cœur belge.
Ou bien (et c’est l’hypothèse la plus favorable), que pour s’en faire un moyen vis-à-vis de la conférence, le gouvernement ait encouragé, excité la législature à tenir un langage énergique auquel son intention cachée était de ne point donner suite, ou, en d’autres termes, qu’il ait provoqué la représentation nationale à faire un vain simulacre d’énergie ; dans tous les cas, il aurait trompé la confiance de la chambre. Qui oserait nier que ce soit un crime de se faire ainsi un jeu de l’honneur et de la dignité de la représentation nationale ?
A la vue des expression aussi claires que positives du discours du trône, comme de la réponse de la chambre aussi votée par nos ministres, tout le pays s’est de bonne foi formé l’opinion que le gouvernement et les chambres avaient pris la ferme résolution de ne point céder sans défense nos deux provinces, et d’opposer au contraire une résistance par la force même des armes.
Comme une semblable résistance ne peut naturellement se concevoir que quand les parties ne sont pas d’accord, il s’ensuit donc nécessairement que c’est bien pour le cas où les cinq puissances nous refuseraient absolument ces deux provinces, que le recours à la force des armes a été solennellement prévu et proclamé. Eh bien sur ce point, puisque le cas de refus des puissances étant arrivé, au lieu de déclarer qu’on défendra nos braves populations, comme on l’avait promis à la nation, à l’armée, le gouvernement du roi vient de vous faire la honteuse proposition de tout abandonner à l’ennemi.
En vain, prétend-on éluder, en alléguant que les circonstances sont changées, que la promesse de défendre nos 360 mille frères était subordonnée au cas éventuel où la France se serait détachée des autres puissances pour nous soutenir. Quoique notre adresse fasse un appel à la sympathie de la France, comme à la justice des autres gouvernements, elle ne comporte aucune condition, aucune distinction semblable : notre attachement inviolable pour ces populations eût éloigné de notre esprit tout idée pareille ; j’en appelle aux sentiments généreux que nous éprouvions tous, lors du vote de cette adresse. On pensait bien que la France n’eût jamais tourné ses armes contre nous et qu’en tout cas nous n’aurions jamais eu à nous défendre que contre des troupes prussiennes ou allemandes ; or, c’est précisément ce même état de choses alors prévu, qui existe aujourd’hui.
La nation, toute l’armée l’ont également ainsi compris. Vous-même, ministres du roi, vous ne doutiez pas qu’on l’entendait dans ce sens, et jamais il n’est sorti de votre bouche une seule parole pour nous désabuser : au contraire, lorsqu’un journal signalé comme l’organe du gouvernement vint à se déclarer enfin ouvertement contre ce système de résistance, sur l’interpellation de l’un de nous, vous l’avez publiquement désavoué dans la chambre.
Mais supposons même que tel eût été réellement l’arrière-pensée du gouvernement, de ne tenir la résistance pour sérieuse que dans le cas où la France eût pris parti pour nous ; dans ce cas encore, il serait toujours coupable d’avoir abusé de la confiance de la chambre, en lui laissant voter ou plutôt en votant avec elle, une déclaration de résistance sans réserve aucune et d’une manière absolue ; dans ce cas, il eût compromis au plus haut degré l’honneur et la dignité de la représentation nationale belge, à qui certainement tout arrière-pensée fait injure.
Je dirai encore que si le gouvernement eût alors l’opinion que le cabinet français épouserait notre cause, il n’aurait pu y avoir lieu dans ce cas à faire prendre dans notre adresse un ton aussi énergique. Mais nous nous serions trouvés assez forts de ce seul appui et pour lors c’eût été plutôt le silence qu’il aurait dû recommander à la chambre.
Mais aujourd’hui on ne saurait plus nous en imposer sur ce point. M. le ministre nous apprend lui-même dans son rapport, que dès le principe même des négociations et longtemps déjà avant notre adresse, il regardait la question du territoire comme une question perdue, tant du côté de la France que de l’Angleterre, tellement qu’il n’est pas possible qu’il ait compté sérieusement sur la France et qu’il ait été mu dans cette arrière-pensée, lorsque lui-même a jeté la chambre dans la voie de la résistance.
Mais, ce n’est point tout, si réellement on eût eu l’intention de se ménager, dans le système de résistance de la chambre, un moyen contre les autres puissances, dans le cas où la France et l’Angleterre nous fussent demeurées fidèles, dans cette supposition, le gouvernement aurait, au moins, toujours fait emploi de ce moyen vis-à-vis de la conférence ; mais c’est même ce qu’il n’a point fait.
Il se serait alors prévalu près des puissances de l’attitude de fermeté qu’avait prise notre représentation nationale ; il l’aurait présentée comme étant fermement décidée à ne point abandonner sans défense notre Limbourg et notre Luxembourg et à risquer même plutôt les chances du combat. Mais il n’a rien fait de tout cela ; il s’est conduit au contraire de manière à faire croire ce qui n’était pas, à faire croire à la conférence que notre système de résistance n’était pas sérieux, à telle enseigne qu’il fût rapporté que l’un des plénipotentiaires, s’expliquant sur notre adresse, dit qu’il savait à quoi s’en tenir, qu’une fois le traité signé, on ferait revenir sur leurs pas des membres de cette assemblée.
Il est résulté de là que le gouvernement lui-même a faussé notre système et qu’il ne s’en est servi que pour chercher à nous perdre d’autant mieux.
Ce que je viens d’avancer est encore établi par le rapport même du gouvernement.
C’est en mars 1838 que le roi Guillaume a adhéré : à peine cette adhésion était-elle connue en Belgique que dans tout le pays le plus vif intérêt se porta sur nos frères du Limbourg et du Luxembourg, et, vers le milieu du mois de mai suivant, une première adresse au Roi fut proposée et adoptée à l’unanimité, à l’effet d’exprimer solennellement le vœu de la nation en faveur de l’intégrité du territoire.
Dès ce moment que devait faire le gouvernement s’il adoptait sincèrement le système de résistance ? ne devait-il pas en donner aussitôt connaissance à la conférence, en l’appuyant d’un memorandum ou mémoire détaillé contenant tous nos moyens ? Eh bien ! nous voyons par le rapport que rien de tout cela n’a été fait . Nous y cherchons en vain un memorandum pour la défense de la question territoriale. Cette première adresse solennelle et unanime de la chambre en faveur de nos provinces, cette première (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) démonstration de la représentation nationale, elle est restée dans le portefeuille du ministère, et elle y est encore à présent.
Ce premier vœu que la chambre destinait bien certainement pour la conférence elle-même, le gouvernement du Roi n’en fait aucun cas, il n’en fait pas la moindre mention à la conférence dans tout le cours des négociations ; je dis « à la conférence », car il nous importe peu si on en a parlé dans les correspondances avec nos agents ou dans des entretiens particuliers, si, en définitif, on n’en a pas officiellement saisi la conférence elle-même.
A la rentrée des chambres au mois de novembre suivant, nous votons à l’unanimité et le gouvernement vote avec nous notre deuxième adresse. Ici, c’est autre chose qu’un simple vœu que la chambre exprime ; la nouvelle était alors qu’aucune puissance ne voulait revenir sur la question du territoire, et malgré tout, la chambre déclare de la manière la plus positive sa résolution de ne pas céder nos populations sans les défendre, dût-il en coûter les plus grands sacrifices.
Eh bien ! on croirait que le gouvernement va s’empresser cette fois de porter cette grande résolution à la conférence elle-même ; c’est le 17 novembre qu’elle est votée, et ce n’est que le 5 janvier suivant, au moment où la conférence allait clore ses délibérations, ce n’est qu’alors que M. de Gerlache arrive à Londres, pour en donner officiellement communication à la conférence, communication qui n’eut lieu encore que par une note du 15 janvier.
Vous dirai-je, messieurs, que le cabinet français lui-même fut vivement choqué de la conduite de notre gouvernement à l’égard de la question territoriale. Le ministre Molé ne l’a-t-il pas publiquement accusé à la tribune de n’avoir parlé à Londres pour la première fois de cette question, qu’après l’épique du vote de notre deuxième adresse, c’est-à-dire lorsque l’opinion de la conférence jusque là pour ainsi dire abandonnée à elle-même était déjà tellement arrêtée qu’il devenait de plus en plus difficile de la faire revenir.
Nous voyons bien, si on en croit le rapport qu’il s’en serait agi dans des instructions à nos agents et dans des conversations individuelles. Mais aucune communication sérieuse sur cette question n’a été faite à la conférence elle-même, de sorte que le reproche de M. Molé demeure vrai.
Le gouvernement dit dans son rapport qu’il fallait commencer par la dette ; mais quand cela serait, ce n’était pas un motif pour se taire absolument vis-à-vis de la conférence comme on l’a fait, en ce qui concernait la question territoriale. Le mode de procéder tel qu’on l’a suivi a dû nuire aussi à cette question.
J’ajouterai qu’une autre faute grave, c’est d’avoir prétendu contre tous les principes que les cluses du traité de 1831, étaient divisibles en manière telle que suivant notre gouvernement, il pouvait prendre à profit certaines clauses et rejeter les autres, tandis que pour première base de notre défense, il fallait soutenir que ce traité, à raison de toutes circonstances et de la conduite même des parties, ne pouvait être considéré comme définitif, mais seulement comme provisoire ; ce qui laissait aux parties le droit de réclamer des modifications.
Vous dirai-je encore qu’au vu et su du gouvernement, nos plénipotentiaires, à Londres, à Paris, à Berlin, etc., tenaient ostensiblement une conduite qui n’était nullement en harmonie avec la résolution de la chambre sur la question du territoire ; que ces messieurs parlaient, agissaient de manière à nuire à la question, ou plutôt de manière à la perdre sans ressources. Une enquête prouverait ce faits comme tant d’autres. La conduite de l’un d’eux indigna à tel point quelques-uns de nos collègues qu’ils allèrent demander son rappel au gouvernement, qui n’en fit rien. Nous savons qu’ils ont à nous montrer des correspondances qui attesteraient leur prétendu zèle, mais, dans l’espèce, c’est par leurs faits et non par leurs écrits qu’il convient de les juger. Le gouvernement, loin de désavouer de pareils agents, les a maintenus, malgré les plus vives réclamations.
Vous ferai-je aussi remarquer que le gouvernement du Roi s’est montré si soucieux de la question territoriale, qu’il a même laissé au ministère et aux ambassades des hommes d’état qui, depuis longtemps, s’étaient déclarés partisans de l’abandon du Limbourg et du Luxembourg ?
Vous dirai-je encore qu’il est maintenant avéré, par la publication d’une brochure faite par un haut fonctionnaire, que ce fonctionnaire, que le gouvernement du Roi envoyait à Londres pour défendre spécialement la question du territoire, avait précisément une conviction toute contraire à la cause qu’on le chargeait d’aller soutenir, circonstance qu’on ne pouvait sûrement pas ignorer ?
Ainsi, qu’on ne prétende point qu’on s’associait à l’adresse de la résistance pour s’en faire un moyen à la conférence contre quelques puissances, il est bien clairement prouvé qu’on n’en a pont fait et qu’on ne voulait pas même en faire un usage sérieux.
Ainsi, vous le voyez, messieurs, à l’extérieur on se jouait de ce système de résistance qu’on feignait d’un autre côté avoir sérieusement adopté dans le pays.
Mais, dans l’intérieur, vous allez voir le gouvernement du Roi suivre une autre tactique. Ici il ne serait pas possible d’énumérer tous les faits qui trouveraient mieux leur place dans un acte d’accusation.
Le gouvernement avait certainement remarqué que l’opinion générale s’était manifestée en faveur de la résistance. Dès lors il devait ici agir et manœuvrer de manière à ne point rompre en visière avec cette opinion, et à lui inspirer au contraire de la confiance : il fallait donc à tout prix demeurer au pouvoir pour miner doucement cette opinion, obtenir tous les budgets, tous les millions indispensables, et chercher à ébranler peu à peu dans la chambre cette unanimité qui avait voté l’adresse.
Le grand moyen convenu dans la diplomatie était de fatiguer la Belgique pour la vaincre, s’il est possible, par elle-même et par elle seule. Mais, pour atteindre ce but, il fallait demander beaucoup d’argent, demander des impôts nouveaux ; il fallait qu’il survînt quelques chutes éclatantes dans nos sociétés de commerce, d’industrie, etc. Il fallait quelques commotions dans le crédit public, etc. tout ceci nous est arrivé à point nommé comme par enchantement. On saisit également avec empressement les désirs de la chambre de mettre l’armée sur un grand pied, tellement que le M. le ministre de la guerre lui donna de suite l’assurance qu’il dépenserait, s’il le fallait, tout son budget pendant un mois.
Ainsi, tandis qu’à l’extérieur, on méconnaissait ou plutôt on désavouait notre système de résistance, à l’intérieur, tout en paraissant l’adopter, on le faisait tourner contre nous-mêmes, afin de préparer de longue main le pays, s’il était possible, à recevoir le fatal traité.
Nous avons dit qu’il fallait pour cela inspirer de la confiance au parti de la résistance, le seul dominant, et c’est encore ce qu’on vit bientôt. Lorsqu’en 1834, M. d’Huart vint au ministère, on se dit que son entrée serait le gage du salut de la question territoriale. Eh bien ! sa présence fut au contraire un des moyens dont on s’est servi, à son insu sans doute, pour faire naître une confiance presque aveugle. Vous l’avez entendu dans cette enceinte, chaque fois qu’il s’est agi de nos affaires politiques, les hommes mêmes de l’opposition, ont témoigné la plus grande confiance par suite des assurances confidentielles et autres qui leur étaient données. Pour ma part, je m’en félicite maintenant, je n’ai point partagé cette confiance ; je m’en étais assez appliqué à l’occasion des crédits extraordinaires pour le département de la guerre.
Le gouvernement du Roi s’est servi même de son silence pour augmenter la confiance du parti de la résistance. C’est le 14 mai 1838 que la chambre a émis son premier voeu contre le démembrement. Peu de temps après et avant de nous séparer, je fis à la chambre un rapport au nom de la commission des pétitions relatives au Limbourg et au Luxembourg. La commission, sans demander des explications au gouvernement, annonçait qu’elle interpréterait son silence dans le sens de la résistance. Qu’est-il arrivé ? le ministère s’est tu et a ainsi accepté cette interprétation. Sur la fin de décembre, je fis un pareil rapport avec la même déclaration que le silence du gouvernement serait pour nous une preuve qu’il persévérait comme nous dans la résistance. Eh bien ! même silence de sa part et par conséquent même acceptation du sens dans lequel nous le comprenions. Dans une autre occasion et en mon nom propre, je fis aussi la même interpellation et toujours même silence.
La confiance est devenue telle que les députés, même du Limbourg et du Luxembourg, me prièrent à diverses reprises de ne point parler contre leur ministère de Theux, quand j’étais prêt à le faire.
Il est donc vrai aujourd’hui, à n’en plus douter, que ce silence même du gouvernement était un silence trompeur comme le reste, puisque tout nous prouve qu’il ne suivait pas sérieusement le système de résistance. Il est donc encore résulté de là que tous nos grands préparatifs militaires, l’organisation à grands frais de notre armée, n’avaient et ne pouvaient avoir qu’un but sérieux, celui d’épuiser nos finances et de grever encore notre avenir, et qu’au total ils n’auront été au vrai jusqu’ici qu’une vaine parade, pour satisfaire en apparence à l’entraînement général. On comprendra maintenant très facilement pourquoi le gouvernement du Roi ne désavouait point il y a six mois le haut fonctionnaire qui qualifiait précisément de cette manière nos manifestations pour la conservation du Limbourg et du Luxembourg.
Nous dirons encore que jamais affaire n’a été instruite avec plus de négligence : tandis que (erratum, Moniteur belge du 7 mats 1839 :) dans les bureaux du gouvernement on traite soigneusement jusqu’aux plus petites affaires administratives, le gouvernement n’a fait aucun travail, aucune brochure, pour éclairer et le pays et les états voisins sur cette grande question territoriale. N’a-t-il pas fallu encore que deux de nos honorables collègues fissent chacun un travail, d’ailleurs bien remarquable, pour mettre au grand jour nos droits et le véritable état des choses ?
Mais le gouvernement avait besoin d’un temps moral pour faire travailler en dernier lieu dans son sens l’opinion par ses agents et les hommes d’argent et de finance. Tel fut encore le véritable motif de son ajournement au 4 mars. Le résultat est en effet venu prouver que de nouvelles négociations et la retraite de deux ministres n’étaient que de purs prétextes.
Entre-temps encore, il a cherché à comprimer partout l’élan patriotique qui depuis bientôt un an s’est manifesté dans toutes nos provinces et dans notre armée. La presse gouvernementale ou plutôt de la camarilla a été mise en œuvre pour chercher à affaiblir par tous les moyens la foi du peuple dans sa propre cause, jeter le trouble et l’alarme dans les esprits et répandre le découragement.
Enfin, le refus obstiné du gouvernement de faire à la chambre les communications convenables de pièces diplomatiques, est venu mettre le sceau à tout ce machiavélisme vraiment dégoûtant.
Qui peut en douter ? avec un tel ministère, toutes les questions devaient être résolues contre nous : il ne pouvait en être autrement.
Mais ayons confiance, messieurs, rien n’est encore perdu. Que la chambre dise un mot ; et nous l’avons démontré, un ministère qui adoptera franchement et loyalement la résistance soit passive soit active, peut encore tout sauver. Souvenez-vous, messieurs, qu’en 1831, la chambre, cédant d’ailleurs à la peur, ne s’est principalement déterminée à accepter que parce que le pays n’avait réellement pas d’armée et que la restauration était imminente ; mais toute crainte semblable s’est évanouie, aujourd’hui que la restauration et impossible et que nous avons sur pied une des plus belles armées de l’Europe, qui est pleine d’ardeur et qui est sûre de la victoire si la Hollande voulait se mesurer avec elle.
Le gouvernement du Roi, par son inertie, sa duplicité, ses abus de confiance, pour ne pas dire plus, a tout compromis, l’armée, les finances, le pays, son honneur, celui de la chambre, sa dignité, etc. Souffrirez-vous maintenant qu’il achève et couronne son œuvre en vous faisant accepter le funeste traité qu’il vous présente ? Auriez-vous la force de prononcer votre éternelle séparation avec vos anciens et dignes frères du Limbourg et du Luxembourg ?
Non, vous êtes Belges, vous ne les sacrifierez point à l’égoïsme des intérêts matériels, principe affreux qui immole tout au présent sans songer aux droits de l’humanité, sans songer au respect qu’une nation se doit à elle-même si elle veut prendre rang parmi les autres, sans songer à ce qui fait la véritable gloire et l’avenir de la patrie.
Oui, vous êtes Belges, messieurs ; vous avez dans le cœur l’amour de vos frères ; vous ne détournerez point vos regards du sort malheureux qui les attend si jamais vous aviez la faiblesse de les abandonner.
Je le dis encore : vous êtes Belges, vous ne souillerez pas ce beau nom par un acte qui vous déshonorerait à toujours dans l’esprit des nations.
Je vous en conjure, n’écoutez en ce moment suprême que le cri de votre conscience. Repoussons toutes les insinuations intéressées, de quelque part qu’elles viennent.
Aucune force majeure ne nous presse. Déjà nous avons traversé des moments plus critiques ; je vous en prie au nom de vos frères, encore un peu de patience et de persévérance ; l’ennemi plus inquiet, plus embarrassé que nous, se rendra bientôt lui-même. Ne lui donnez pas vous-mêmes, je vous en supplie, la gloire de vous avoir vaincus par vous-mêmes et par vous seuls.
La chambre, messieurs, a dans ce moment une grande épreuve à soutenir, épreuve semblable à celle du congrès de 1830, lorsqu’il fut assez courageux pour voter l’exclusion des Nassau. Cette même enceinte fut alors, de toutes parts, assiégée, entourée d’intrigues, de menaces, d’alarmes de toute espèce. Alors comme aujourd’hui l’or de nos ennemis était prodigué à la presse.
L’assemblé tint tête à l’orage, et le pays fut sauvé. Malgré les efforts du gouvernement, je conserve l’espoir que la chambre actuelle, d’ailleurs incompétente, ne montrera pas moins de fermeté et qu’elle sortira triomphante de la crise actuelle. (Applaudissements.)
M. le président – Tous signes d’approbation et d’improbation sont interdits et sont un manque de respect à l’assemblée.
- Le silence se rétablit.
M. le président – La parole est à M. F. de Mérode sur le projet.
Une voix – M. de Mérode présente-t-il un amendement pour prendre la parole sur…
M. F. de Mérode – Non.
Plusieurs voix – Parlez ! parlez toujours !
Quelques voix – C’est contraire au règlement, on prend ainsi le tour d’un autre.
M. F. de Mérode – Si je ne puis pas parler sans me mettre en opposition avec le règlement, je ne parlerai pas.
Plusieurs voix – Si ! si ! parlez !
M. Devaux – Je ne m’oppose pas à ce qu’on entende M. de Mérode, si cela ne doit pas faire précédent. Car en s’inscrivant sur, c’est un moyen de devancer toutes les personnes inscrites. On ne peut le faire que dans le cas où on présenterait un amendement. Je serai charmé, je le répète, entendre M. de Mérode sur le projet, pourvu qu’il se borne à lui, et que cela ne fasse pas précédent. Au reste, comme ancien ministre je reconnais qu’il est dans une position particulière.
M. F. de Mérode – Ce n’est pas pour usurper le tour d’autres membres que je me suis fait inscrire sur, c’est parce que je ne veux parler ni pour ni contre, et que j’ai des observations à présenter.
M. le président – M. F. de Mérode s’est fait inscrire hier, et en suivant son tour d’inscription, s’il se fût inscrit pour ou contre, il aurait la parole avant plusieurs autres personnes qui craignaient de passer leur tour.
M. de Mérode à la parole.
M. le comte F. de Mérode – Messieurs, au milieu de beaucoup d’observations sérieuses et sages, je viens d’entendre adresser beaucoup de reproches aux ministres, comme si les ministre d’un état de quatre millions d’habitants avaient le pouvoir de diriger le monde à leur gré, et de surmonter tous les obstacles qui s’opposent à de légitimes prétentions. Ces récriminations dont on use contre le ministère, lorsqu’on adopte un système d’impitoyable critique, me semblent bien surannées après huit années de régime constitutionnel tel qu’il existe en Belgique, c’est-à-dire appliqué avec une entière franchise et bonne foi de la part du gouvernement et des chambres. Chacun aujourd’hui apprécie la valeur d’une opposition qui ne tient compte d’aucun fait impérieux et qui dénature les circonstances au milieu desquelles s’accomplissent certains événements injustement attribués ensuite à quelques hommes privés des moyens de les prévenir. Ainsi donc, un honorable membre de cette chambre, avec lequel je sympathise profondément, puisqu’il a défendu avec succès la cause du pays, n’aurait pas dû, ce me semble, pour charger les ministres, avancer qu’au mois d’août dernier toutes les puissances nous étaient favorables. Remarquez que ce n’est pas une, deux ou trois d’entre elles, mais toutes les puissances qui, selon l’honorable représentant, se trouvaient disposées à nous faire justice. Et lorsqu’à une telle exagération se joint celle-ci, à propos des ressources financières qu’il faudrait créer, et qu’on vient vous assurer hardiment : « qu’obtenir des fonds pour l’armée n’est pas difficile, qu’il ne faut que la volonté de les trouver, et cela sans créer de nouveaux impôts ; que dans un pays riche comme le nôtre, ce ne sont pas les moyens qui manquent aux hommes, ce sont les hommes qui manquent aux moyens ; » réellement, messieurs, il me semble entendre que le travail ne coûte point de sueur, et qu’on peut faire du chemin sans se donner la peine de marcher.
Cette manière d’encourager le pays, en le couchant sur un lit de repos, n’a jamais été la mienne. Ce n’est pas moi qui ai ameuté les contribuables contre quelques centimes additionnels, dont un trimestre leur fut si ridiculement restitué naguère. J’ai voté contre une remise qui coûta à l’administrateur des finances un travail énormément minutieux, et depuis, trois ans, je me suis abstenu de voter les budgets des voies et moyens, pour pouvoir hautement déclarer leur insuffisance ; en outre, j’ai appuyé toutes les lois propres à raffermir la discipline et à encourager l’esprit militaire chez nous. J’aurais voulu y voir introduire, jusqu’à la paix, l’appel successif de tous les jeunes gens sous les armes et la suppression des mille hommes de réserve, faciles à réunir au premier mouvement. Elle eût été plus respectable, et par suite, plus respectée. Trêve à l’énergie qui ne se déploierait actuellement, comme en France, que contre des ministres ! ce ne sera jamais la mienne. Au lieu d’un fonds considérable amassé d’avance, dans les années prospères, pour le trésor de l’état, nous marchions financièrement au jour la journée. Au lieu d’une réserve vigoureusement constituée, à côté de l’armée de ligne, nous avons une garde civique à laquelle on peut demander jusqu’à deux revues par an.
Vous voyez, messieurs, qu’il est plusieurs sortes de récrimination possibles. Je n’étendrai pas plus loin les miennes. A quoi serviraient-elles maintenant ? le pays n’a pas cru devoir préparer des moyens de résistance semblables à ceux que mit en action la Prusse, subjuguée en 1813. Une complète prévoyance a manqué à beaucoup de censeurs trop rigides. Demandons-leur seulement de l’indulgence et d’éviter des allégations dénuées de preuves.
Du reste, s’il était bon d’organiser de longue main, régulièrement et économiquement, une puissante force auxiliaire divisée en bataillons cantonaux, dont on pouvait laisser les hommes chez eux presque jusqu’à l’heure du combat, il ne faut pas nous dissimuler qu’il existe d’autres difficultés plus graves que l’insuffisance dans les moyens de soutenir une attaque qui viendrait simultanément de la Hollande et de la confédération germanique. Une place forte est aussi souvent obligée de se rendre faute de vivres que par l’épuisement des moyens de défense. Le pays, selon moi, n’a pas précisément à craindre une attaque immédiate ; mais le marasme industriel et commercial qu’on nous signale. A quel point est-il parvenu ? Voilà ce que je voudrais connaître et sur quoi je demande, à ceux qui peuvent m’éclairer, d’exacts renseignements.
Certes, la gêne même prolongée dans les transactions ne suffirait nullement pour déterminer la Belgique à céder 300,000 Belges. Une consomption croissante, avec peu de chances d’obtenir par des délais ce que nous aurions à en attendre, pourrait seule déterminer le consentement exigé de nous. L’extrême embarras des affaires, non pas des affaires de quelques-uns, mais du plus grand nombre, existe-t-il ou n’existe-t-il pas ? est-il produit par notre situation ou par d’autres causes ? Là est le nœud principal de la question qui va être résolue.
Maintenant, s’il faut céder par suite d’une sorte de famine industrielle, fléau très redoutable de nos jours, quel sera le résultat de la politique de la conférence ? je vais vous l’indiquer conformément à mes précisions que je vous soumettrai modestement, n’aimant point à me poser comme oracle.
Bien des personnes se flattent que le pays reprendra ses allures précédentes et oubliera prochainement la mutilation qu’on lui aura fait subir sans même lui donner l’occasion de combattre pour s’y soustraire. Messieurs, je ne le pense point ; les sentiments honorables sont trop profondément gravés dans les cœurs belges pour qu’ils oublient le rôle, je ne dirai pas lâche, l’expression sera injuste, mais démoralisant, auquel on condamne la Belgique qui renaissait pleine de vie et d’amour-propre national. La conduite du représentant de la France à Londres n’est pas incompréhensible pour moi. Si d’un côté le drapeau de juillet pâlit en permettant qu’on partage des populations qui ont eu confiance en lui et qui avaient droit à sa protection, parce qu’un extrême rapprochement la rendait facile, d’autre part la manière dont les partis traitent en France le régime représentatif, donne lieu de croire que l’activité française se portera tôt ou tard ailleurs que vers les idées libérales. Il faut à l’imagination du peuple français quelqu’aliment. Les puissances du Nord se croient habiles en humiliant les couleurs de juillet dans les significations généreuses. Elles démontrent l’impuissance de ces couleurs jusque sur les frontières du grand royaume constitutionnel de l’Europe, royaume inoffensif, qui n’avait que des velléités bienfaisantes pour les autres peuples et qui se serait volontiers contenté de la gloire de leur être utile dans un but civilisateur et humain. On s’égorge atrocement en Espagne, on l’empêche de pacifier l’Espagne ; il a dit souvent à la Pologne : Tu ne périras pas », et la Pologne est étouffée sans miséricorde. Restait la Belgique qu’on pouvait laisser vivre intacte, ne fût-ce que pour satisfaire un peu cette bonne France de juillet, si différente de la France conquérante de Louis XIV, de la France de la république et de l’empire, et moins prétentieuse peut-être que la France de la restauration que plus d’un royaliste voulait porter sur le Rhin.
Eh bien ! cette Belgique inoffensive, mais qui savait pourtant mettre sur pied quatre-vingt mille hommes pour se défendre, on ne permet pas à la France pacifique de lui conserver des populations belges depuis plusieurs siècles, et qui pendant sept ans avaient gardé leur nationalité, d’autant plus chérie qu’elle était en danger de mort.
Que les gouvernements de Prusse, de Russie, d’Autriche aient trouvé bon de mutiler un peuple catholique libre, cela se comprend, même pour l’Autriche,, parce que le catholicisme autrichien du gouvernement n’est pas la religion romaine, mais une Kaiserlike Koeniglike staats Religion, c’est-à-dire une religion impériale royale d’état. Mais l’Angleterre, quel intérêt direct ou indirect peut-elle avoir à énerver la Belgique ; quel intérêt à créer entre la France, la Meuse et le Rhin, des nationalités factices et forcées, au lieu de nationalités réelles et sympathiques ? Il semblerait que sa politique devrait tendre à consolider celles-ci : point du tout ! Elle affaiblit la nôtre qui prenait une solide consistance ; elle lui ôte son prestige en blessant ses affections. L’esprit national ne se pétrit pas à volonté ; il faut le prendre où on le trouve, et le ménager soigneusement, autour d’un grand et puissant état, comme la France, vers lequel convergent facilement les tendances, lorsqu’on ne leur donne pas un autre aliment.
Assurément le bien-être réel de ce pays ne consiste pas dans les accroissements territoriaux, mais dans une organisation intérieure heureusement combinée. La Gaule impériale était grande ; était-elle heureuse ? Non ! nous le savons par expérience. Nous étions du grand empire : toutefois si la France, toujours remuante, avait des voisins satisfaits, elle serait plus tranquille. Ce sont de pareils voisins qu’une sage politique anglaise devait lui procurer. L’Angleterre devait se féliciter de trouver un moyen loyal, après une expérience de huit années, de ne plus mutiler la Belgique comme en 1831, en se prévalant du long délai qui n’était pas son fait. Elle manque ainsi la plus belle occasion de consolider un état plein d’avenir, occasion qui ne se présentera plus. Et pourquoi ? pour ajouter un événement hétérogène nuisible à une association féodale de princes et d’agnats, de princes de la confédération germanique, laquelle a un tout autre but que les intérêts propres des peuples allemands, ou supposés allemands comme le démontre le traitement réservé aux Luxembourgeois. L’Angleterre se plaît à tuer le patriotisme en Belgique où il prenait chaque jour une sève nouvelle, oubliant les services que lui rendirent les soldats belges, unis avec elle en 1815 contre une invasion conquérante. Le monument qui rappelait la bataille fameuse de cette époque, et que j’ai défendu par égard pour les souvenirs historiques, fut respecté par l’armée française, sous le drapeau tricolore libéral de juillet, après l’accomplissement d’une œuvre de délivrance. Une autre armée portant aussi le drapeau tricolore dans un but moins généreux épargnera-t-elle plus tard ce que les Belges verront tomber avec indifférence ? briser les alliances qui ont des racines dans le passé et composer des états factices sans souvenirs, sans cohésion intérieure, c’est là ce qu’on appelle dérisoirement aujourd’hui faire de l’équilibre européen. Généralement on apprécie la force de l’équilibre d’un corps en raison de la solidité de sa base ; la diplomatie d’arpentage matérialiste constitue l’équilibre imaginé par de mesquines défiances tout autrement.
Amie sûre d’un voisin qui n’aurait point de motifs de violer son indépendance, la Belgique eût néanmoins opposée son armée à une France envahissante comme à la Hollande. Bien que cette armée compte maintenant parmi ses chefs de braves généraux français, à qui elle a de grandes obligations, elle est essentiellement belge, elle tient à sa cocarde, elle est attachée au principe qui a maintenu son drapeau. Oter à ce drapeau la valeur que l’armée belge lui attribue, est-ce de la part du gouvernement anglais agit avec prévoyance et sagesse ? Vous redoutez l’agrandissement de la France, et pour l’empêcher vous placer entre elle et le Rhin une masse de populations mécontentes et humiliées. Savoir comment sont gardées les murailles de Coblentz, d’Ehrenbreitsien, de Luxembourg, voilà l’objet exclusif des sollicitudes diplomatiques qui ont fait construire en 1815 les murailles de Mons, Charleroy, Tournay, Namur ; mais connaître si les cœurs qui battent dans les poitrines des peuples qui entourent ces citadelles sont prussiens ou se reportent vers la France par suite d’un système persécuteur essentiellement impolitique, c’est à quoi la diplomatie ne songe point, et un ministre anglais répond gravement à un membre du parlement qui l’interroge sur ce sujet, qu’il est persuadé que le roi de Prusse agit généralement pour le mieux. On eût probablement répondu de même à une question analogie faite en janvier 1830 concernant la Belgique, et la conduite prétendument sage du gouvernement hollandais envers elle eût été déclarée très rassurante, comme l’événement l’a prouvé si bien en septembre, même année.
A côté de cette Prusse rhénane, dont un sage gouvernement théologien exerce la patience, on placera un Limbourg tronqué, un petit grand-duché de Luxembourg, content et fier d’être un lambeau d’ex-province belge, gouverné par un petit grand-duc, par M. Gerieke ou tout autre, ami des Luxembourgeois ; puis une Belgique mutilée, afin de couronner l’œuvre. Ce sera vraiment un magnifique résultat de centaines de protocoles arrangés au Foreign-Office.
Comme le peuple fractionné se soumettra probablement à l’ordre qu’on lui imposera, on ne manquera pas d’abord de se féliciter beaucoup d’avoir si bien réussi ; on se persuadera que les cœurs sont contents, parce que le silence obéissant régnera jusqu’à la première crise.
Et nous, messieurs, après avoir tout mis en oeuvre pour démontrer le danger de ces froissements anti-nationaux, nous formerons une circonscription territoriale, un corps possédant les organes matériellement suffisants pour vivre, mais privé d’âme, par conséquent de véritable force nationale. Le drapeau, la cocarde, perdront leur prestige actuel ; l’attachement, le respect qu’ils inspirent seront affaiblis. Toutefois, nous existerons en travaillant de notre mieux, prêts à subir les transformations que la sagesses des arpenteurs diplomates aura préparées, et qu’ils regarderont avec la même surprise que la destruction du royaume des Pays-Bas, sans avoir rien oublié, ni rien appris.
Messieurs et chers collègues, croyez cependant que je ne maudis pas le nom belge. Je ferai à l’avenir, comme au passé, ce qui dépendra de moi pour le soutenir, et dès aujourd’hui, je le défendrai contre une défaveur dont on le frappe au dehors, même en France. Là bien de censeurs reprochent à la Belgique de ne pas montrer assez de fermeté, de ne pas persister courageusement dans la résistance. A qui donc la faute si quatre millions d’hommes s’énervent lorsqu’ils sont complètement abandonnés, livrés même par trente-deux millions qui semblent vouloir la paix à tout prix, sauf, bien entendu, la paix entre eux, puisque toute leur énergie se dépense à démolir sans relâche leur gouvernement ? pendant qu’on chasse la liberté autour de la France, en France on courre la chasse aux portefeuilles. C’est le spectacle donné aux électeurs comme passe-temps, et les électeurs ont la bonté de se mettre au service de certains grands talents oratoires dont ils sont le jouet.
Lorsque M. le comte Molé déclarait à la tribune que les affaires de Belgique et de Hollande n’étaient point terminées, qu’on négociait encore ; si la fougue des orateurs se fût tournée contre les marchés de peuples au lieu de se ruer sur un banc de ministres aussi bon que la plupart des aspirants aux ministères et sous-ministères ; si, dis-je, cette fougue, si hardie à l’égard de quelques hommes qui servent de plastrons aux coups de pointes de tous les fauteurs ambitieux, avait flétri le système anti-social qui ne se contente pas d’écraser les nations sur les bords de la Vistule, mais veut les partager jusque sur les rives de la Moselle, là même où elle s’échappe du sol français ; ne pouvait-on pas espérer d’une semblable manifestation faite avec force et ensemble, appuyée par le nombre et la vivacité des suffrages en faveur du bon droit dans le monde, une heureuse et puissante influence sur les gouvernements représentés à la conférence ? Après tout, ceux qui les dirigent n’ont pas tant de hardiesse. Ce n’est point sans remords ni inquiétude qu’ils parquent, coupent et recoupent les peuples sans égard pour leurs besoins. La résistance de la Belgique seule les embarrasse : que serait-ce si la voix des représentants de 33 millions d’hommes eût ajouté sa force morale à celle des délégués de 4 millions de Belges ? Pour obtenir gain de cause, il ne fallait point renoncer à la paix et se ruer sur l’Europe. Il suffisait aux chambres françaises d’invoquer hardiment devant elle l’histoire et les précédents qui attachent à leur pays les habitants du Luxembourg et du Limbourg, de protester contre toute participation ultérieure de la France au morcellement ajourné pendant sept ans des deux provinces menacées, et d’engager le ministère à ne point mettre d’obstacles aux transactions qui ne concerneraient que les territoires en litige, si on jugeait nécessaire de les placer militairement en dehors de la neutralité belge.
Or, sachez messieurs, que loin d’être aidés sur ce point, nous avons trouvé un empêchement dans les susceptibilités défiantes du gouvernement français. Il a craint de voir le Roi des Belges lié par un fil quelconque à la confédération germanique, et a préféré la restauration que subiraient trois cent mille habitants compromis par la révolution de juillet, à un ordre mixte qui, se combinant avec les indemnités pécuniaires, pouvait donner satisfaction aux divers intérêts. Certes, la France gagnait politiquement assez au fractionnement du royaume des Pays-Bas pour supporter quelque léger inconvénient en faveur des Belges luxembourgeois et limbourgeois. Ceux-ci, conservant leurs relations administratives, commerciales et judiciaires en Belgique, n’eussent point été froissés par une exception portant sur les rapports purement militaires à établir pour eux seulement avec la confédération germanique. Leurs miliciens eussent été réservés pour former le contingent fédéral, et la Belgique se serait abstenue sur les territoires fédéralisés de toute organisation de troupes destinées à son service propre, comme état neutre, état qui garantissait suffisamment la France de toute union inquiétante de la Belgique et de l’Allemagne. Les liens véritables entre nations sont le résultat d’une bienveillance mutuelle. Les facilités données par la France à un accord satisfaisant pour nous ne pouvaient être une cause d’éloignement réciproque et d’ailleurs formée ailleurs, contre la lettre et l’esprit du traité du 13 novembre.
D’après le traité non modifié, tel que le gouvernement français l’a signé, les habitants cédés du Luxembourg et du Limbourg seraient affiliés complètement à l’Allemagne, civilement et militairement. Quel avantage trouve la diplomatie française à ce système, préféré au système mixte que nous proposions en dernier lieu ? je l’ignore. Je ne suis pas assez diplomate pour concevoir une restauration grande ou petite, utile au gouvernement né de la révolution de juillet. Si l’on espère qu’un petit Limbourg, un petit Luxembourg, mécontents et placés sur le flanc d’une Belgique peu satisfaite et peu fière d’elle-même, offrent des chances plus faciles de conquêtes à l’avenir, on a raison de s’en tenir au texte pur du traité de 1831.
Je crois franchement aujourd’hui ce calcul entré dans plus d’une tête ; il m’expliquerait en partie pourquoi l’indépendance complète des provinces belges a trouvé si peu de défenseurs énergiques à la tribune française quand on y dépensait d’ailleurs tant d’énergie. Pour moi, qui ai vécu pendant vingt années successives dans un département français voisin de la Suisse, ou j’allais de temps à autre, sous le régime impérial, respirer un peu d’air libre, je n’ai pas vu ce département pus heureux lorsque la France s’étendait jusqu’au Rhin et même jusqu’à l’Elbe et au Tibre.
Il m’a semblé que, malgré les torts de la restauration, dont elle avait fermé dans le pays que j’habitais bien des palies dont l’immense empire l’avait frappé, entre autres celles de deux invasions étrangères. La liberté légale et ses bienfaits ne sont point l’apanage des pays qui comptent trop de millions d’hommes ; mais la vanité, l’ambition des peuples forts étouffent souvent les idées plus sages qui constitueraient leur véritable bien-être.
Malgré ce que je viens de dire, l’esprit général de la France est encore trop empreint du sentiment libéral de juillet pour que le gouvernement de Louis-Philippe eût voulu, par suite de vues machiavéliques, favoriser un trafic de peuples si contraire au principe de son existence.
L’Angleterre est le véritable auteur du sort qu’on nous prépare, c’est à elle que nous le devons. Son parlement, mal instruit de notre situation, croit servir la Hollande, lorsqu’il applaudit à l’asservissement de trois cent mille Belges ; il verra plus tard s’il a bien compris les intérêts du Royaume-Uni en lui aliénant a Belgique, et en provoquant une œuvre injuste et vexatoire dont l’Europe ne peut recueillir que des semences de discorde et de bouleversements nouveaux.
M. de Lamartine a présumé l’intention de l’Angleterre de travailler le continent par des guerres intérieures ; je ne puis croire qu’il ait raison !
Messieurs, si l’on me demande ce que je veux et quelles sont mes conclusions finales, je dirai que j’attends les lumières qu’apportera peut-être ici la discussion des faits intérieurs et extérieures. J’ai cherché à expliquer ceux que je connaissais et leurs conséquences éventuelles. L’état actuel du monde européen est une sorte d’énigme que les plus habiles ne sauraient déchiffrer. Tout ce qui est simple et moral est mis en dehors des combinaisons, soit parlementaires, soit diplomatiques de notre temps. Il en est résulté un malaise universel. Tâchons de sortir du nôtre le moins mal possible.
Selon mon honorable ami, M. Nothomb, le parti le plus sage, le seul admissible, est d’accepter le traité. Les raisonnements et les faits qu’il apporte à l’appui de son opinion sont développés, avec une logique très pressante, le talent qui le distingue et une sincère conviction. Néanmoins, je l’avoue, je ne me sens pas entraîné par son discours comme je l’étais en 1831 par les nécessités de l’époque. En 1831, nous n’avions pas vécu huit ans, nous n’avions pas fait nos preuves de capacité gouvernementale : la Belgique pouvait être méconnue ; la position réelle antérieure du Luxembourg était ignorée. Si les discussion de la tribune française n’ont point amené de démonstrations formelles en faveur de nos compatriotes du Luxembourg et du Limbourg, elles ont du moins, grâce aux efforts généreux de Messieurs. Larabit, Manguin et Thiers, appelé sérieusement l’attention publique de l’Europe sur une affaire que l’on considérait auparavant comme sans importance. Après la séance où M. Thiers fit valoir, avec un tact et une force qui frappèrent ses auditeurs, le sentiment d’équité et de devoir dont la Belgique recevait l’impulsion, la plupart de ceux qui blâmaient d’abord notre résistance à l’exécution du traité, convinrent que si elle demeurait sans espoir de succès, elle n’était ni injuste, ni contraire à la loyauté. Une aussi grave modification qu’un délai de sept ans appelait des modifications en faveur des habitants des territoires cédés en 1831 à la suite d’une violation d’armistice non dénoncée et contraire au droit des gens.
De l’appréciation du droit à la reconnaissance du fait, la distance n’est pas toujours infranchissable. La Hollande, je le sais, a été dupe de l’obstination de son gouvernement, mais la cause qu’il défendait n’avait point un but d’humanité comme celle que nous avons soutenue jusqu’ici malgré les plus graves embarras ; un instinct trompeur, peut-être, me donne quelque confiance dans l’obstination patiente qui parlerait un noble langage contre la consommation d’un acte mauvais. Les circonstances permettent-elles à la Belgique d’attendre des résultats incertains avec une courageuse persévérance ? on nous dit que non ; on dit que l’urgence presse notre acceptation. C’est là ce dont je doute, sans blâmer ceux qui ne doutent point, et sans traiter légèrement leurs prévisions.
- La discussion est renvoyée à demain.
La séance est levée à 4 heures ¼.