Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Documentation Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 22 février 1838

(Moniteur belge n°54, du 23 février 1838)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. B. Dubus procède à l’appel nominal à une heure.

M. Kervyn donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier, dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. B. Dubus fait connaître l’analyse des pétitions suivantes adressées à la chambre.

« Le sieur Lemaire, à Namur, demande que le jury de jugement soit fixé à 8 ou 10 jurés et que la liste soit de 24 au lieu de 36 jurés. »

- La chambre ordonne le dépôt de cette pétition sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif au jury.


« Les notaires de l’arrondissement de Bruxelles demandent que la chambre s’occupe, dans un délai rapproché, du projet portant des modifications à la loi sur le notariat. »


« Le sieur H.-J. Janssens, négociant à Huy, demande la révision ou l’abolition du tarif de l’octroi de la ville de Huy. »


« Le vicomte du Toict de Steuren Anbacht demande que la chambre s’occupe de sa pétition demandant une augmentation de pension. »


« Les sieurs Charles et Philippe Kins, sauniers, à Burght, adressent des observations sur le projet de loi relatif au sel. »


« Les administrations communales des communes de Thisnes, Lincent,Wausin et Grand-Hallet (province de Liége), adressent des observations contre les pétitions tendant à obtenir la réforme électorale. »


« Les cultivateurs, fabricants et négociants en tabacs de la ville et canton de Grammont adressent des observations sur le projet de loi relatif aux tabacs. »


« Le sieur A. Steisel, pharmacien, demande la prompte révision de la loi sur la police médicale. »

- Ces pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.


« Le sieur Nyt, boulanger à Anvers, né dans le Brabant septentrional et habitant la Belgique depuis 1817, demande la naturalisation. »

- Cette pétition est renvoyée à M. le ministre de la justice.


« M. L.-J. Wodon, inspecteur de l’enregistrement et des domaines dans la province de Liége, fait hommage à la chambre de son ouvrage intitulé : « Commentaire sur la loi de l’enregistrement du 22 frimaire an IV, 1 vol. in-8°, Liége, 1837. »

- La chambre ordonne le dépôt de cet ouvrage à sa bibliothèque.

Ordre des travaux de la chambre

M. David. - Je désire dire quelques mots à l’occasion de la réclamation du pharmacien de Stavelot, de la pétition duquel vous venez d’entendre l’analyse.

Déjà, messieurs, à la séance du 23 avril 1836, l’honorable M. Zoude prit la parole pour faire à la chambre quelques observations sur les dispositions de la loi hollandaise du 12 mars 1818, qui consacre un criant abus dans la police médicale.

C’est moi qui ai eu l’honneur de déposer aujourd’hui sur votre bureau la pétition qui renouvelle des plaintes par trop peu écoutées.

On vous a fait observer, messieurs, que la loi vicieuse, contre laquelle tant de pharmaciens de petites villes ont élevé des réclamations, était une loi que la topographie des provinces hollandaises pouvait seule justifier. Là les communications sont souvent difficiles, le sol étant entrecoupé par les eaux. En Belgique, messieurs, nous ne trouverons, je pense, nulle part les conditions qui ont amené en 1818 l’adoption de la loi dont le pétitionnaire fait la critique. Il serait plus que temps, messieurs, que la législature fût saisie d’un projet de loi qui redressât cet abus. Comment de petites pharmacies peuvent-elles subsister, messieurs, lorsque, grevées de contributions et de patente, forcées de s’approvisionner des médicaments les plus chers et rarement employés, elles n’ont à fournir que les personnes dont les médecins et les chirurgiens ne convoitent pas la pratique, c’est-à-dire les mauvaises paies.

Il existe, d’ailleurs, une bizarrerie inexplicable dans la loi de la police médicale de 1818. Cette loi défend aux médecins de contracter avec les pharmaciens pour la fourniture des drogues, et cela dans le but de prévenir toute intelligence qui pourrait s’établir entre eux au détriment des malades. Eh bien, cette loi, si défiante dans ce sens, n’hésite pas à conférer à un seul le droit de prescrire et de fournir les médicaments.

Je sais que, d’un autre côté, les médecins se plaignent de l’empiétement de leurs fonctions par les pharmaciens. Si l’on retouche à la loi, il sera bon d’imposer à ces derniers des conditions rigoureuses pour empêcher aussi le cumul.

En résumé, messieurs, il y a deux ans et demi qu’une commission de révision a été nommée, et je demanderai à M. le ministre de l'intérieur si depuis bien longtemps cette commission ne lui a pas remis son rapport, et, dans le cas affirmatif, je prierai M. le ministre de bien vouloir présenter un projet de loi qui mette enfin un terme aux abus dont mes commettants m’ont invité à me plaindre.

M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - La chambre est saisie d’un si grand nombre de projets, tous d’une telle urgence, que je crois que ce n’est pas le moment de la saisir du projet de loi dont vient de parler l’honorable membre. Mais je pense que la chambre pourra être saisie dans la session prochaine d’un projet de loi sur cette matière.

M. Donny. - Voici 8 mois que vous avez porté une loi autorisant le gouvernement à distribuer les primes méritées pour exercice de la pêche dans les années 1834, 1835 et 1836. Jusqu’ici cette distribution n’a pas pu avoir lieu. L’hiver rigoureux que nous venons de subir, a retenu dans nos ports les pêcheurs des Flandres. Comme ces gens n’ont pour se soutenir, eux et leur famille, d’autres ressource que le produit de leur pêche, ils sont aujourd’hui dans la misère la plus profonde. La distribution immédiate des primes serait donc pour eux un bien immense. Je prie M. le ministre de l’intérieur de vouloir bien me dire si la distribution des primes pourra avoir lieu dans un bref délai.

M. le ministre de l’intérieur et des affaires étrangères (M. de Theux). - La distribution des primes a été retardée par des causes indépendantes de la volonté du gouvernement. Il a fallu attendre les propositions des autorités inférieures. Mais j’espère que sous peu de temps cette distribution pourra avoir lieu, au moins pour une partie ; car nous n’avons pas encore reçu toutes les propositions.

M. Eloy de Burdinne. - Parmi les pétitions dont on vient de faire connaître l’analyse, il en est une des notaires de l’arrondissement de Bruxelles qui demandent que la chambre s’occupe dans un délai rapproché, du projet portant des modifications à la loi sur le notariat. Le rapport de la commission est fait depuis longtemps. Il me paraît que la chambre pourrait fixer l’époque où elle s’occupera de cette question qui est relative à l’organisation cantonale en même temps qu’aux attributions des notaires. J’appuie donc la pétition des notaires de l’arrondissement de Bruxelles, et je demande que la chambre s’occupe dans un délai rapproché de cet objet ; qui est réellement urgent et sur lequel le rapport est prêt depuis un temps infini.

M. de Jaegher. - Je désirerais savoir si la commission chargée de l’examen du projet de loi relatif à la compétence en matière civile a fait son rapport.

M. le président. - Le rapport sur ce projet de loi n’a pas encore été déposé.

M. de Jaegher. - Il est désolant qu’une question aussi importante reste si longtemps en litige. Je dois exprimer encore mon regret de ce qu’une indisposition de M. le président de la commission, ou d’autres causes particulières, ne permettent pas à cette commission de terminer son travail. Il y a deux ans et demi qu’elle été chargée de ce travail, et le rapport n’a pas encore été présenté.

M. Pollénus. - Je répondrai à l’honorable préopinant que le président de la commission chargée de ce travail est l’honorable M. Fallon. La chambre connaît le douloureux événement qui le tient depuis quelque temps éloigné des travaux de la chambre. Je pense qu’il m’aura suffi de nommer cet honorable collègue pour donner à la chambre la conviction que ce n’est pas sa faute que sont arrêtés les travaux de la commission. S’il ne s’est pas occupé de ce travail, c’est qu’il en a été empêché par des motifs bien valables.

Projet de loi sur le jury

Discussion des articles

Article additionnel

M. le président. - La discussion est ouverte sur l’article additionnel suivant, proposé par M. Verhaegen :

« Le vote secret n’aura pas lieu lorsqu’il s’agit de délit politiques et de la presse. »

M. Verhaegen. - La disposition que j’ai eu l’honneur de proposer est le résultat de la discussion à laquelle nous nous sommes livrés dans la séance d’hier ; et je pense que tout le monde (même les auteurs du projet) est d’accord avec moi qu’il ne faut pas appliquer le principe du vote secret dans les affaires politiques et de la presse. Vous l’avez entendu hier, l’honorable ministre de la justice vous a dit que la chambre belge se trouvait placée dans une position tout à fait différente de la chambre française. La loi française sur le vote secret a pris sa source dans des considérations politiques. On était sous des impressions fâcheuses, à la suite d’événements connus de tout le monde. Ce fut immédiatement après l’attentat Fieschi que le gouvernement français proposa à la chambre la loi sur le vote secret ; et ce fut dans ces circonstances que la chambre, mue par des considérations d’intérêt général, posa une exception à un principe qui cependant depuis longtemps avait porté ses fruits.

On vous a dit que la chambre belge était plus à même de se décider dans la question que la chambre française, parce que la chambre belge est en dehors des considérations qui ont guidé la chambre française. On a protesté (et cela résulte des paroles du ministre) contre toute idée politique qui serait venue prendre place dans la discussion actuelle. Nous rendons justice à qui elle est due, et nous pensons que dans les circonstances actuelles, avec les hommes qui sont au pouvoir, nous n’avons pas à craindre le résultat d’un vote secret dans les affaires politiques et de presse. Mais nous avons à statuer pour l’avenir. Il peut arriver des temps où on s’emparera de la loi pour obtenir des condamnations, chaque fois qu’on en voudra. Puisqu’il ne s’agit pas maintenant de considérations politiques, il faut mettre de côté tout ce qui a trait à la politique. Cela est si vrai que les motifs qu’on a fait valoir ne viennent pas à propos dans les affaires politiques et de la presse ; on voudra donc bien qu’une exception se trouve à côté de la règle.

Les inconvénients qu’on a signalés et qui doivent résulter du vote public en général ne se présentent pas dans les affaires politiques et de la presse ; et nous pensons qu’il y aurait les plus graves inconvénients à ce que le vote secret fût admis dans ces sortes d’affaires. En effet le public a les yeux ouverts sur ces affaires qui intéressent d’une manière particulière tous les citoyens ; il importe donc beaucoup que celui qui a à se prononcer dans une affaire de cette nature ait le courage d’énoncer franchement son opinion ; il faut au moins qu’aux yeux de ses collègues il puisse donner franchement et librement les motifs de son opinion. On ne doit pas craindre dans ces sortes d’affaires que les opinions exprimées dans la chambre des délibérations du jury puissent percer dans le public ; car on doit désirer que l’opinion publique vienne confirmer, en second degré, l’opinion émise au premier degré par le jury. L’opinion publique, dans des affaires semblables, n’est pas à dédaigner. Les jurés doivent la consulter. La voix du peuple, en pareille occurrence, ne doit pas être mise de côté.

Les considérations que l’on a fait valoir en thèse générale en faveur du vote secret sont sans influence lorsqu’il s’agit des affaires politiques et de la presse.

Qu’on n’aille pas croire que, tout partisan que je sois de la liberté de la presse, je sois disposé à approuver ses écarts. Je serais le premier à les flétrir. Si j’étais appelé à être juré dans une affaire de presse, quoique partisan de la liberté de la presse, j’aurais le courage de me prononcer contre les abus de la presse, et je croirais rendre à la presse un service éminent en tenant une pareille conduite.

Voyez, messieurs, ce qui arrivera si dans les affaires politiques et de la presse vous conservez le vote secret. Après la déclaration du jury on va s’occuper de l’opinion de chaque juré qui y a pris part.

On va se dire, on va écrire : Tels et tels individus ont telle opinion, ce sont eux qui sont les auteurs de la condamnation ; on va juger l’opinion émise par les jurés, d’après celle qu’ils auront exprimée précédemment, et on ne leur aura pas donné le moyen de se disculper aux yeux du public. S’agit-il d’une affaire de presse où des opinions d’autrefois soient en présence, s’agit-il d’un journal d’une couleur différente de tel autre journal ; il y a dans le jury un individu d’une opinion contraire à celle qui est accusée ; on ne manquera pas de dire, s’il y a condamnation, qu’il est un des auteurs de cette condamnation.

La presse qui n’est pas de l’opinion qui aura été le résultat de la délibération du jury, scrutera l’opinion des jurés et les signalera à la vindicte publique. Le mal sera plus grand que si vous laissez aux jurés la liberté d’énoncer leur manière de voir et de l’étayer des motifs qui les déterminent.

D’ailleurs atteindra-t-on le but qu’on se propose ? A mon avis on se trompe, car si le vote est secret en ce sens que l’un des jurés ne fera pas connaître l’opinion de son voisin, il ne sera pas secret en ce sens que chacun ne pourra pas rendre compte de son vote.

Une affaire politique se présente devant le jury ; je fais partie de ce jury ; l’affaire est décidée contrairement à mon opinion ; qui m’empêchera, quand je serai sorti de la chambre des délibérations, de dire à quiconque veut l’entendre, que la condamnation est contraire à mon opinion, que je n’y ai pas concouru, que je suis au regret que le jury ait pris une pareille délibération ? Personne ne pourra s’y opposer. Jusque-là cependant il n’y a pas de vote secret.

Ce que je pourrai faire, un autre pourra le faire aussi ; tous ceux qui n’ont pas été de l’opinion de la condamnation, pourront le dire, l’un avant, l’autre après ; en définitive, par exclusion on arrivera à connaître toutes les opinions.

On donnera, dit-on, des démentis ; on pourrait le faire également dans le cas où le vote ne serait pas secret ; si on s’avisait dans un journal quelconque de dire que tel individu a été de telle opinion, on démentira si on a le courage de le faire, mais on démentira aussi bien dans ce cas que dans l’autre. Ainsi l’opinion des jurés qui auront voté pour l’acquittement sera connue à moins que les autres ne viennent dire le contraire de ce qui a eu lieu réellement. On n’atteindra pas le but qu’on se propose, et on aura également à craindre avec le vote secret ce qu’on affecte de craindre avec le vote ouvert. Je ne vois pas quels inconvénients on pourrait signaler dans l’espèce.

Dans les affaires ordinaires, dans les affaires qui concernent des particuliers, on a craint que la famille ou les amis de l’accusé ne cherchassent à intimider des jurés et à exercer des vengeances contre lui. Dans l’espèce, ces motifs n’existent pas. Il en est de plus puissants pour que la disposition ne soit pas applicable à ces matières spéciales. Ces motifs, on les a signalés hier. A cet égard, il est impossible de rien ajouter.

Un gouvernement qui voudra obtenir des condamnations, je parle pour l’avenir et non pour le présent, aura en main les moyens de les obtenir. La corruption avec le vote secret est chose excessivement facile ; et chaque fois qu’on voudra avoir une condamnation en matière de presse, avec le vote secret le gouvernement l’aura. Je ne fais application de ceci à personne ; j’ai déjà dit que je parlais pour l’avenir et non pour le présent. A en croire le ministre, ce ne serai pas des considérations politiques qui ont dicté le projet de loi. Voilà dans quel état se présente la question.

M. le ministre de la justice ayant écarté toute idée politique dans l’espèce, il ne s’agit pas de revenir à d’autres idées. Les motifs qu’on a donnés pour le vote secret dans les affaires ordinaires ne se rencontrent pas dans les affaires spéciales qui nous occupent. J’ai signalé les inconvénients graves qu’il y aurait à appliquer le vote secret aux affaires politiques ou de presse. Je pense en conséquence avoir justifié la proposition que j’ai eu l’honneur de déposer sur le bureau, et sur laquelle j’appelle toute votre attention.

- La proposition de M. Verhaegen est appuyée.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Les motifs qui ont fait sanctionner le vote secret, s’appliquent aux délits politiques comme aux autres délits ; je dirai même qu’ils s’y appliquent à plus forte raison. Il n’y a donc pas lieu de faire une exception. Ne perdons pas de vue le principe qui sert de base à la discussion. J’ai établi hier que le secret est dans la nature même du vote du jury, que le secret est de l’essence de l’institution du jury, qu’il est dans l’esprit de la législation, qu’il est le droit de chaque juré, que chaque juré doit à chacun de ses collègues de conserver le silence. De ces principes incontestables j’ai tiré la conséquence que les dispositions nouvelles sont conformes au droit naturel. On a prétendu le contraire ; on a dit que le juré ne devait pas seulement compte de son jugement à sa conscience et à Dieu, mais qu’il en devait aussi compte au public. Un orateur a même dit qu’assurer le secret du vote, c’était dénaturer le gouvernement représentatif. Comment, la publicité du vote est de principe ! Je n’ai jamais entendu émettre cette idée : décidez donc que le juré votera en présence de la cour, en présence du public, en présence de l’accusé. Qu’on n’emploie pas tous les moyens possibles pour fermer tout accès près d’eux, quand ils sont dans la chambre des délibérations ; au moins, faites connaître les noms de ceux qui ont voté dans tel ou tel sens, faites dresser procès-verbal des votes affirmatifs et négatifs. Rien de pareil n’a lieu ; la loi a voulu que quand le jury a prononcé, tout disparût, que le pays fût censé avoir décidé par son organe. La personne du juré s’efface, son opinion individuelle doit être secrète pour tout le monde ; le jugement seul reste.

Si on pouvait compter que chaque juré garderait le silence que les convenances et ses devoirs lui imposent, il ne faudrait pas recourir à des moyens extraordinaires pour sanctionner une obligation naturelle. Il semblerait qu’auparavant le secret du vote n’existait pas. Non, le principe n’est pas nouveau ; ce qui est nouveau, c’est le moyen d’en assurer l’exécution. Personne n’a à s’en plaindre, personne n’a le droit de connaître l’opinion individuelle des jurés.

Si le secret du vote était déjà garanti par le droit écrit, que je vinsse proposer d’abolir cette loi protectrice et d’introduire la publicité du vote, que dirait-on ? On dirait que le gouvernement cherche à connaître le vote des jurés pour violenter leur conscience et corrompre la justice.

On veut que le vote du jury soit public pour les délits politiques et de la presse ; mais alors il faut être conséquent, il ne faut pas faire dépendre la connaissance du vote d’un juré de l’indiscrétion de ses collègues, il faut proclamer le principe que les jurés dans ces matières émettront solennellement leur suffrage, que les noms et les opinions individuelles des jurés seront livrés à la publicité.

Je dirai franchement ma pensée : suivant moi, le secret est encore plus nécessaire pour les affaires politiques et de la presse que pour les autres. Eh quoi ! Lorsque les partis sont en présence, lorsque le gouvernement est en cause, lorsque les passions de toute espèce s’agitent autour de l’enceinte de la justice, le juré votera librement et sans crainte si son vote doit ou peut être rendu public ! C’est une étrange illusion. Depuis quand les partis sont-ils justes, sont-ils bienveillants ? Le juré ne craindra pas de s’exposer à leur haine, à leur vengeance !

Aujourd’hui, dit-on, on ne redoute pas les entreprises du gouvernement sur les institutions publiques. On a raison, nous aimons autant la liberté que qui que ce soit dans le pays. Mais on veut des garanties pour l’avenir. On se trompe, la publicité du vote serait un mauvais moyen contre des hommes d’Etat hostiles à nos institutions nationales, ceux-là ne respecteraient pas plus la conscience des jurés que les libertés du pays. Le secret du vote serait une garantie véritable.

C’est surtout pour les délits de la presse qu’il est essentiel d’assurer le secret du vote. On ne peut pas abandonner les jures sans défense aux attaques de journaux intéressés dans la cause. Menacé avant d’avoir émis son opinion, le juré saura d’avance qu’il sera déchiré impitoyablement s’il condamne l’écrivain accusé. Le secret du vote est le seul moyen de laisser au juré la liberté de remplir son devoir, et de donner à la société la garantie qu’elle obtiendra justice.

L’honorable préopinant nous a dit qu’il n’est point partisan d’une presse licencieuse, que s’il était appelé à faire partie d’un jury, il saurait réprimer ses écarts ; je l’en crois volontiers, et je l’en félicite ; mais, comme j’ai eu l’honneur de le dire hier, le courage civil n’est pas donné à tout le monde, c’est le partage du petit nombre.

M. Gendebien. - Messieurs, je suis intimement convaincu que tout ce que l’on pourra dire sera inutile, aussi je n’abuserai pas des moments de la chambre qui a déjà perdu assez de temps pour une œuvre insolite. Je ferai seulement remarquer une chose, c’est que si vous avez le vote secret pour les délits de la presse, il faut nécessairement pour première condition que le juré appelé pour se prononcer sur un tel délit sache lire.

Dans le cours de cette discussion on a soutenu, avec raison, qu’il fallait exiger des jurés qu’ils sussent lire, parce que la seule garantie contre les erreurs dans le vote secret était cette condition ; il faut donc, à plus forte raison, l’exiger pour les délits de la presse.

Personne ne peut disconvenir que le vote secret exclut toute discussion. Je l’ai démontré hier, et je me réserve de répondre si l’on fait des objections à cet égard. La raison en est simple, c’est que si l’on impose le vote secret pour mettre chaque juré à l’abri des conséquences de son vote, il est nécessaire qu’il n’y ait pas discussion, sans quoi l’opinion de chaque juré se révélera. S’il n’en était pas ainsi, si, comme l’a dit le ministre de la justice, on n’est pas obligé de ne pas discuter, il en résultera que celui qui osera parler ne trouvera pas de contradicteurs, qu’il aura seul raison, et qu’il entraînera avec lui les jurés faibles ou ignorants.

Il n’y aura pas discussion. Chacun, en entrant dans la chambre du conseil, recevra un bulletin, et il sera appelé à donner son opinion individuelle qui n’aura pas été éclairée par un débat intime au sein de la chambre du conseil ; mais comment voulez-vous que chaque juré donne son opinion individuelle sur un écrit qui fait l’objet de l’accusation, s’il ne sait pas lire ? C’est cependant ce qui peut arriver si vous n’établissez pas d’exception pour les délits de la presse. Il pourra se faire que six jurés sur douze ne sauront pas lire. Que feront-ils dans l’état d’isolement où les établit la loi, puisqu’on les placera dans une cellule où chacun sera séparé de son voisin ? Vous aurez des jugements au hasard. Et comme il est facile d’effrayer les hommes ignorants, il en résultera que le gouvernement aura beau jeu quand il voudra condamner un écrivain pour un soi-disant délit de presse.

Le ministre de la justice vous a dit que s’il venait proposer que le vote ne fût pas secret pour la liberté de la presse, on se défierait de lui, et on croirait qu’il ne le propose que pour que le gouvernement connaisse l’opinion de chaque membre du jury qui absout : mais je rappellerai au ministre ce qu’il disait hier. Si, disait-il, le gouvernement voulait une condamnation, s’il croyait avoir intérêt à obtenir une condamnation, et qu’il se trouvât des fonctionnaires dans la chambre du conseil, ces fonctionnaires n’oseraient pas voter selon leur conscience, dans la crainte de se trouver molester par le gouvernement si le vote n’est pas secret ; mais si le vote est secret, cette inquiétude disparaît et le fonctionnaire peut voter.

Je réponds, en adoptant cette supposition, que quand le gouvernement voudra une condamnation, quand il y mettra de la passion, il lui sera bien facile de franchir le pas dans la corruption, et alors non seulement il intimidera les fonctionnaires qui se trouveront faire partie du jury, mais encore il en corrompra d’autres.

Si vous avez le vote secret, l’intimidation et la corruption seront d’autant plus facilement couronnées de succès que le juré intimidé ou corrompu pourra recevoir sa récompense impunément. Il n’aura pas même à rougir vis-à-vis de ses collègues du vote qu’il aura vendu. L’homme qu’on aura voulu persécuter sera condamné. Mais si au contraire le vote a lieu oralement, en répondant à la question faite par le chef du jury, les fonctionnaires publics, les hommes corrompus n’oseront pas voter une condamnation si la conscience de chacun des autres jurés repousse l’accusation.

Vous voyez donc que s’il y a des dangers, ils sont tous pour l’accusé, surtout en matière de délit de la presse. Je crois donc qu’il faut admettre nécessairement le vote oral pour les délits de la presse ; c’est le seul moyen d’éviter la corruption et l’influence du gouvernement sur les fonctionnaires qui font partie du jury, et qui céderont d’autant plus facilement qu’ils pourront le faire impunément, parce que le secret pourra faire planer sur chacun de membres du jury le soupçon d’avoir trahi sa conscience, c’est-à-dire sur tous.

Je craindrais d’abuser de votre patience en allant plus loin. Si l’on adopte le secret pour le vote, je présenterai un article additionnel pour demander que les jurés sachent lire pour juger les délits politiques et surtout les délits de presse.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je pense, avec le préopinant, qu’il est inutile de prolonger la discussion. Je me bornerai donc à présenter quelques courtes observations.

L’honorable membre a supposé que le secret du vote excluait toute délibération : j’ai cherché hier à démontrer le contraire. Il est en effet facile de concevoir que délibérer et voter sont deux choses différentes.

Certainement il serait désirable que tout juré appelé à se prononcer sur un délit de la presse sût lire ; mais on a eu tort de prétendre que c’est une condition indispensable ; rien n’empêche qu’un juré ne se fasse lire l’article incriminé par un autre juré. S’il est écrit dans une langue qu’il ne connaît pas, il peut se le faire traduire.

Dans les délits de la presse comme dans tous les autres, la délibération est possible ; des explications, des éclaircissements peuvent être provoqués et donnés sans que le vote soit connu.

L’honorable préopinant a rappelé ce que j’ai dit hier, qu’il peut arriver qu’un gouvernement soit intéressé à la condamnation. Je ne dis pas qu’un gouvernement emploiera des moyens odieux pour l’obtenir ; cela n’aura pas lieu chez nous ; j’aime à croire que ce serait en vain qu’on emploierait la corruption pour y parvenir. Toutefois il peut se faire que le gouvernement soit intéressé à obtenir une condamnation ; et j’ai demandé alors si le juré, surtout s’il est fonctionnaire public, n’était pas dans une liberté plus complète par le vote secret ; cela est évident. Il n’y a rien là qui puisse nuire à la pensée que je me forme de l’opinion consciencieuse des jurés fonctionnaires ou autres.

M. Verhaegen. - Je ne répéterai pas ce qui a été dit par mon honorable collègue en réponse aux observations du ministre de la justice ; mais il m’importe de réfuter un des arguments de ce ministre. Il vous a dit que le secret est de l’essence du jury ; il vous a dit que le principe c’est le secret : je lui conteste cette proposition ; je dis, au contraire, que le vote ouvert est le principe, que le vote secret est l’exception, et je le prouve.

Le jury, messieurs, n’est autre chose qu’une magistrature, une magistrature toute spéciale, il est vrai, instituée dans l’intérêt des accusés, notamment en matière politique et en matière de presse.

Cette magistrature est réglée par les mêmes principes que la magistrature ordinaire. Or, il est de principe que le vote, chez le juge, n’est pas secret ; les lois qui sont en vigueur aujourd’hui établissent au contraire le vote ouvert.

Les inconvénients que l’on présente lorsqu’il s’agit d’un jury, n’existeraient-ils plus quand il s’agit d’un tribunal correctionnel, comme ils existaient naguère pour les cours dans les affaires politiques ? N’a-t-on pas vu naguère dans une affaire politique publier les noms des conseillers qui avaient voté pour, ainsi que les noms de ceux qui avaient voté contre ? Ne sont-ce pas là des inconvénients qui se rencontrent partout ? Faut-il pour cela, au milieu de ces abus, en consacrer un autre ? Faut-il pour cela (je dois bien dire le mot) écrire dans la loi la lâcheté des mœurs publiques ? N’y a-t-il pas au moins des ménagements à prendre lorsque le principe contraire a dominé depuis nombre d’années ? Faut-il, à l’époque où nous sommes, reculer aussi loin et inscrire dans la loi ce qu’on nous demande ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Mais pourquoi a-t-on établi l’inamovibilité des juges ?

M. Verhaegen. - M. le ministre de la justice me demande pourquoi l’on a établi l’inamovibilité des juges. Qu’est-ce que cela fait à la question ? Quoi qu’il en soit, je répondrai à M. le ministre que dans ma manière de voir, l’indépendance de la magistrature n’est pas dans l’inamovibilité seule ; il faut selon moi quelque chose de plus pour assurer complétement l’indépendance du juge ; j’avais fait dans ce but une proposition, qui n’a pas été bien accueillie par la chambre, et qui avait pour objet de faire augmenter les traitements des membres de l’ordre judiciaire ; ce n’est pas par esprit de camaraderie que j’ai fait cette proposition, c’est dans un but d’intérêt général, c’est pour assurer l’indépendance de la magistrature. Je dis donc, messieurs, que l’inamovibilité n’est rien, et que par conséquent l’argument de M. le ministre de la justice n’a pour moi aucune valeur.

Ainsi, messieurs, les inconvénients que signale M. le ministre de la justice se rencontrent aussi bien pour la magistrature que pour le jury ; et il demeure constant que le vote secret n’est pas le principe ; c’est le vote patent qui est le principe, et le vote secret est l’exception. Cela est tellement vrai, messieurs, qu’en vertu d’un article du code de procédure civile il existe au greffe de tous les tribunaux un registre spécial sur lequel les magistrats ont le droit d’inscrire l’opinion qu’ils ont émise ; nous avons vu, messieurs, avant la révolution, des magistrats assez courageux pour inscrire sur ce registre le vote qu’ils avaient émis en faveur de citoyens poursuivis pour délits de presse. Vous voyez donc, messieurs, que le vote est patent pour les magistrats ; il doit l’être également pour les jurés.

Voyez d’ailleurs, messieurs, quels seraient les inconvénients du système de M. le ministre de la justice. Les affaires de presse peuvent être soumises aux juges ordinaires ; il y a pour ces affaires une voie civile : si quelqu’un a à se plaindre d’un délit de presse, il ne doit pas nécessairement s’adresser aux cours d’assises, il peut s’adresser aussi aux tribunaux ordinaires pour réclamer des dommages intérêts, et ce sont les tribunaux ordinaires qui connaîtront de ces actions, lesquelles auront absolument le même résultat que si elles étaient portées devant la cour d’assises, à l’exception que dans les affaires criminelles il y a amende, et quelquefois même emprisonnement, tandis que dans les affaires civiles il n’y a que des dommages-intérêts ; mais toujours est-il vrai que les tribunaux civils pourront prononcer sur des délits de presse tout comme le jury. Ainsi, messieurs, dans les deux hypothèses vous allez avoir deux systèmes différents pour le jugement d’un même délit ; vous aurez le vote patent si c’est le magistrat ordinaire qui prononce, le vote secret si c’est le jury. Pourquoi cette différence ?

Vous voyez donc, messieurs, que le vote secret n’est pas dans nos mœurs. Quand on dispose sur l’honneur ou sur la vie d’un citoyen, il faut que le vote soit le résultat d’une délibération, non pas d’une délibération comme l’entend M. le ministre de la justice, mais d’une discussion libre.

Or, messieurs, la discussion ne serait plus libre si vous adoptiez le système de M. le ministre ; on discuterait bien, mais on prendrait des précautions pour ne pas faire connaître son vote, et une délibération semblable ferait plus de mal que de bien. Le juré timide, pusillanime, qui craindra de se compromettre, n’osera pas dire toute sa pensée, et dès lors ses paroles seront plus nuisibles qu’utiles ; ce n’est pas, messieurs, d’une pareille délibération que le législateur a entendu parler, ce n’est pas une pareille délibération que le législateur veut maintenir ; car il y a ceci de remarquable, messieurs, que les auteurs du projet, tout en proposant le vote secret, veulent cependant maintenir la délibération. C’est là une contradiction, car le vote secret rend toute discussion impossible, il condamne les jurés au mutisme ; les jurés n’oseront pas dire leur opinion, ils seront réduits à voter en silence par boules blanches et noires ou par bulletins rouges et noirs, opération tout à fait matérielle. Or, le législateur a voulu, et tout le monde doit vouloir une opération intellectuelle dont l’opération matérielle ne soit que le résultat. Lorsque l’on s’est éclairé mutuellement, lorsque le juré le plus capable a jeté des lumières sur la question, et lorsque ceux qui sont d’un avis contraire lui ont répondu, alors le jury se prononce en pleine connaissance de cause ; c’est du choc des opinions que jaillit la vérité. Eh bien, messieurs, c’est ce choc des opinions qu’on rend impossible par le vote secret.

Puisqu’on a parlé, messieurs, de l’inamovibilité des magistrats, je soumets aux réflexions de la chambre la question de savoir s’il ne serait pas convenable, dans les affaires politiques ou de presse, de ne pas admettre dans le jury les fonctionnaires amovibles. Peut-être le moment est-il venu de formuler une proposition dans ce sens ; je vais m’en occuper.

- La disposition de M. Verhaegen qui tend à supprimer le vote secret dans les affaires politiques ou de la presse, est mise aux voix ; elle n’est pas adoptée.

M. de Behr, rapporteur, monte à la tribune et fait au nom de la section centrale le rapport suivant. - Messieurs, vous avez hier renvoyé à la section centrale divers amendements qu’elle vient de discuter ; voici le résultat de ses délibérations.

Sur l’amendement proposé par l’honorable M. Pollénus, tendant à réduire à 24 la liste des 36 jurés, elle a pensé qu’avant d’admettre une modification aussi importante, la prudence exigeait d’attendre le résultat des améliorations que le projet de loi introduisait dans la composition du jury ; que certaines affaires pouvaient exiger des capacités spéciales qui ne se rencontreraient pas dans un nombre aussi restreint que celui de 24 personnes, et que d’ailleurs il serait peut-être difficile dans plusieurs provinces de trouver, dans le nombre proposé, 12 jurés qui connussent suffisamment la même langue ; elle a donc adopté l’ajournement de la proposition dont il s’agit, à la majorité de 5 voix contre 2.

Sur l’amendement proposé par l’honorable M. Maertens, ayant pour objet de ne pas diviser en série des affaires qui peuvent être comprises dans une seule série, la section a pensé que le but de la proposition serait totalement rempli en supprimant l’article 3 de la loi du 1er mars 1832, et l’auteur de l’amendement a déclaré se rallier à cette opinion. En conséquence, la section centrale a l’honneur de vous proposer l’abrogation de cet article, contenant des formalités qui n’ont aucune utilité réelle.

Sur l’amendement de l’honorable M. Verhaegen, qui tend à autoriser le renvoi d’une affaire à une autre série, la section a adhéré à cet amendement ; mais elle a cru devoir le formuler ainsi : « Lorsqu’il y aura plusieurs séries, la cour d’assises pourra, dans les cas où la loi autorise le renvoi de l’affaire à une prochaine session, ordonner le renvoi d’une série à une autre, si l’accusé en forme la demande. »

Sur l’amendement proposé par M. le ministre de la justice pour autoriser le renvoi au tribunal de police correctionnelle, non seulement pour les attentats contre les propriétés, mais pour tout fait de nature à entraîner la peine de la réclusion, la section centrale s’est prononcée à l’unanimité pour l’adoption de cet amendement dans la vue de diminuer la besogne des cours d’assises, et de ne pas occuper le jury d’affaires dont les débats sont presque toujours suivis d’un verdict d’acquittement.

Sur l’amendement proposé par l’honorable M. Verdussen, consistant à supprimer du bulletin les mots : « Sur mon honneur et ma conscience, etc. » la section n’a pas cru pouvoir y donner son assentiment, parce que cette formule contient un avertissement salutaire pour le juré et lui rappelle son premier devoir.

La section centrale s’est prononcée unanimement pour le changement proposé par l’honorable M. de Langhe à l’article en discussion. Elle a de même admis la proposition faite par l’honorable M. Raymaeckers et par le rapporteur, concernant les jurés supplémentaires.

M. le président. - Nous allons passer à la discussion de l’amendement de M. Verdussen qui propose de retrancher les mots : « sur mon honneur et ma conscience, ma déclaration est. »

M. Verdussen. - Messieurs, j’ai entendu, par le rapport qui vous a été lu tout à l’heure, que l’amendement que j’ai eu l’honneur de présenter n’a pas été adopté par la section centrale. Je vous ai dit que la seule raison qui m’avait porté à vous soumettre cette disposition était la possibilité de l’erreur que pourrait commettre un juré ne sachant pas lire, qui, croyant effacer le mot oui ou le mot non, se contenterait d’effacer le préambule. Dans le rapport qu’il vient de lire, M. le rapporteur de la section centrale n’a pas indiqué les motifs qui ont porté la section centrale à conserver les mots dont j’ai demandé la suppression. Pour moi, je crois devoir persister dans mon amendement ; toutefois je demande qu’on efface les mots « au milieu » qui s’y trouvent, parce que je regarde cette disposition comme inutile ; je me borne à proposer que le mot oui soit placé en tête du bulletin, et le mot non au bas, chacun d’eux en couleur différente.

M. Maertens. - Messieurs, dans les mots que l’honorable M. Verdussen propose de supprimer, je trouve, contre son opinion, une espèce d’avertissement au juré, au moment où il va déposer son vote. Envisagé sous ce point de vue, il me semble qu’il est nécessaire que ces mots soient compris par le juré. Et puisqu’on veut bien permettre de traduire les mots « oui » et « non » dans ce qu’on veut bien appeler les idiomes flamand et allemand, dans les provinces où ces idiomes sont en usage, je demanderai qu’on prenne la même résolution quant aux mots : « Sur mon honneur et ma conscience, ma déclaration est. »

M. Devaux. - Je pense, messieurs, qu’il est indispensable qu’on simplifie les bulletins autant que possible. La section centrale propose de faire imprimer sur le bulletin, à côté des mots français « oui » et « non, » les mots correspondant en allemand et en flamand ; ou pourrait imprimer des bulletins différents, et d’après leur demande l’on distribuerait aux jurés des bulletins français, allemands ou flamands.

- L’amendement de M. Verdussen, tendant à la suppression des mots : « Sur mon honneur et ma conscience, ma déclaration est, » est mis aux voix et n’est pas adopté.

La chambre passe à la discussion du paragraphe suivant : « Au milieu, en lettres noires très lisibles, le mot « oui, » et au bas, en lettres rouges très lisibles, le mot « non. »

M. Liedts. - Messieurs, contre le secret du vote du jury, on n’a fait qu’une seule objection qui ait fait quelque impression sur moi, c’est la possibilité d’une erreur ; quoique cette erreur, à mon avis, soit peu à craindre, pourtant il faut prendre toutes les précautions possibles contre une semblable éventualité.

On a voulu trouver une garantie dans les couleurs rouge et noire dans lesquelles sont respectivement imprimés les mots « non » et « oui. » M. le rapporteur de la section centrale vient de dire que les personnes qui ne savent pas lire pourront au moins distinguer la couleur rouge de la couleur noire, et qu’ils n’auront qu’à demander à leurs voisins quelle est la couleur favorable et quelle est la couleur défavorable.

Mais je crains une chose, c’est que les personnes ignorantes, telles qui peuvent à peine distinguer la main droite de la main gauche, ne s’attachent plus à la couleur des mots qu’aux mots eux-mêmes qui se trouvent imprimés sur le bulletin ; et qu’une fois que le juré se sera persuadé que la couleur rouge représente le vote favorable à l’accusé et que la couleur noire représente le vote défavorable, il n’en résulte des erreurs.

Remarquez, en effet, une chose, c’est qu’il y a certaines questions qui sont posées aux jurés, et où le « oui » est favorable et le « non » défavorable l’accusé. Je ne veux citer qu’un seul exemple que je puise dans le code d’instruction criminelle. C’est le cas où l’accusé présente un cas d’excuse, par exemple la provocation. Lorsqu’il se présente un cas d’excuse, le président du tribunal doit poser aux jurés la question en ces termes : Tel fait de provocation est-il constant ? Evidemment, le oui admet alors la provocation, tandis que non la rejette.

Vous voyez donc que ceci renverse les idées, et les personnes ignorantes pourraient commettre des erreurs. Je crois donc qu’il vaudrait beaucoup mieux rendre, comme l’a dit l’honorable M. Devaux, le bulletin aussi simple que possible, écarter toute chance d’erreur et placer simplement sur le bulletin les mots « oui » et « non ; » on pourrait imprimer deux bulletins, chacun en langue différente. De cette manière, toute erreur devient presque impossible ; ce ne sera plus la couleur qui frappera l’esprit des personnes ignorantes ; elles s’attacheront à connaître la signification des mots.

M. de Behr, rapporteur. - Messieurs, ne confondons pas la couleur des mots avec la place qu’ils occupent dans le bulletin ; c’est véritablement la place des mots qui frappera le juré. Lorsque le président lui aura donné les explications nécessaires sur la signification du mot « oui » et puis sur la signification du mot qui se trouve plus pas, il n’y aura plus d’erreur possible. La couleur des lettres est une garantie de plus ; mais c’est principalement à la place des lettres qu’il pourra s’attacher.

Je crois qu’on ne peut pas supposer un juré assez stupide pour effacer les mots : « Sur mon honneur et ma conscience, ma déclaration est, » au lieu d’effacer le mot « oui » qui sera au-dessus ou le mot « non » qui sera au-dessous. D’ailleurs, le mode dont il s’agit est pratiqué en Suisse, et jamais il n’a donné lieu à aucun inconvénient. Il y a cette seule différence que le juré, au lieu d’effacer un mot, met une croix à l’extrémité du mot oui ou non auquel il adhère. Je le répète, on n’a jamais trouvé aucune espèce d’inconvénient à ce mode. Lorsqu’il a été présenté à la chambre française, il est vrai qu’il n’a pas été admis, mais on n’y a fait qu’une seule objection, et qui est extrêmement futile. On a dit : supposez que l’un des deux mots ait été effacé ; l’encre étant fraîche en pliant le bulletin, l’empreinte se fera sur le mot opposé, et les deux mots se trouveront effacés.

Cette objection n’en est pas une ; car on peut prendre une qualité de papier qui absorbera l’encre, ou bien faire effacer le mot avec un crayon. D’ailleurs, nous avons pris les précautions pour que cette coïncidence ne puisse pas avoir lieu. Le bulletin portera au milieu « oui » et au bas « non. » Ainsi il n’y aura pas d’erreur possible en pliant le bulletin.

M. Metz. - Messieurs, passez-moi l’expression, mais les niaiseries dont nous occupons la discussion pour savoir comment nous enluminerons les images au moyen desquelles on décidera de la vie d’un homme, tout cela prouve qu’on aurait dû conserver le vote ouvert au lieu d’ériger le vote secret en principe. Mais puisque vous l’avez voulu, nous ne nous laisserons rebuter par aucune question de détail, nous tâcherons de prévenir les erreurs matérielles qui ont amené des condamnations trop fréquentes même avec le vote public. Vous seriez effrayés, messieurs, si je vous disais qu’un homme dont la science est telle que tout le monde s’incline devant elle, si je vous disais que cet homme, le célèbre Arago, a prouvé par le calcul des probabilités que, sur 16 condamnations, il y en a toujours nécessairement une de mauvaise !

Nous voilà occupés à régler le vote secret ; comment le juré fera-t-il connaître sa décision ? Il devra rayer le mot « oui » ou le mot « non. »

Je vais à cet égard soumettre quelques observations auxquelles je désire que M. le rapporteur veuille me répondre.

Vous vous rappelez que l’article porte que le mot « oui » sera écrit en lettres noires au milieu et le mot « non » au bas en lettres rouges.

Je voudrais qu’on intervertît les couleurs, je voudrais que les lettres rouges fussent pour la condamnation et les lettres noires pour l’acquittement, parce que le rouge a avec la condamnation une analogie qui, vous je savez, est populaire. Tout individu qui a besoin de son grossier bon sens pour se prononcer, se décidera par la couleur parce qu’il sait que la couleur rouge représente la condamnation, Le sac qui est sous l’échafaud en est la plus sûre preuve. Je demanderai donc qu’on se serve de la couleur noire pour l’acquittement et de la couleur rouge pour la condamnation.

M. Liedts a fait une objection. Il a dit que parfois le oui était favorable à l’accusé. Cela est vrai pour toutes les questions d’excuse, mais les questions d’excuse sont des exceptions ; presque toutes les questions posées sont défavorables à l’accusé. Il est fort rare qu’on pose d’office des questions d’excuse ; si par hasard le cas s’en présente, le président de la cour ainsi que le chef du jury ne manqueront pas d’avertir les jurés d’apporter sur ce point l’attention la plus scrupuleuse.

J’ai encore une autre observation à faire. On vous a dit qu’on avait enveloppé les jurés dans le secret du vote, qu’on avait presque mis chaque juré dans une boîte, pour régler son vote. Je voudrais que les bulletins eussent au revers la même couleur, afin que le juré, au moment de le déposer dans l’urne, pût, par la seule inspection du revers, s’assurer qu’il ne s’est pas trompé.

On me dit que le vote ne sera plus secret ; c’est une erreur, car l’urne sera placée dans un endroit obscur, et le juré pourra, sans être vu, jeter furtivement un regard sur son bulletin avant de le déposer.

Il est évident que par là on rendra plus rares les erreurs qui peuvent se commettre ; et nous devons prendre tous les moyens de les prévenir.

Il y a un autre moyen pour lequel on n’aura besoin ni de plume ni d’encre, ce serait de déchirer le bulletin en deux, d’un côté, sera oui et de l’autre non ; le juré pourra choisit celui qu’il lui conviendra de placer dans l’urne.

Voilà les observations que j’avais à faire.

Quoique ce soient des niaiseries et des minuties dont nous nous occupons, elles peuvent quelquefois avoir de si graves conséquences qu’on peut bien y consacrer un peu de temps.

Je prie M. le rapporteur de s’expliquer sur ces observations et sur les modifications que je crois indispensables pour rendre les erreurs impossibles.

M. de Behr, rapporteur. - Quant au changement de couleur que propose le préopinant, je n’y vois pas d’inconvénient ; mais je crois qu’il n’a pas bien compris la disposition du dernier paragraphe de l’article : le juré effacera ou raiera le mot « oui » s’il veut répondre non, et le mot « non » s’il veut répondre oui, fermera son bulletin, et ensuite le remettra au chef du jury qui le déposera dans l’urne à ce destinée. Quand il voudra remettre son bulletin au chef du jury, s’il y a une couleur à l’extérieur le secret se révélera.

Je crois pouvoir persister dans les propositions de la section centrale, sauf le changement de couleur. Je ne pense pas qu’il y ait d’erreur possible, à moins que le juré ne soit stupide.

M. Dumortier. - Je ne partage pas l’opinion de l’honorable préopinant que les questions qui nous occupent pussent être considérées comme des minuties ; je trouve au contraire que ce sont les plus importantes de toute la loi. Les observations qu’il a faites lui-même prouvent d’ailleurs cette importance. Pour mon compte, je dirai comme M. Liedts, qu’il n’y a qu’un seul argument qu’on ait présenté contre le vote secret qui ait fait impression sur moi, c’est la possibilité de l’erreur. Il importe donc que nous écartions toute possibilité d’erreur. Or, le système qu’on propose ne présente aucune garantie. Que vous écriviez en rouge ou en noir, vous aurez toujours le même résultat.

Je conviens avec le député de Grevenmacher que dans l’esprit du peuple, la couleur rouge représente plutôt la condamnation que l’acquittement. Mais il est des questions où le mot « oui » signifiera acquittement ; que vous servira alors la couleur ? A induire en erreur. Le seul moyen d’éviter les erreurs, c’est d’exiger que chaque juré écrive de sa main « oui » ou « non. » Ceux qui ne sauront ni lire ni écrire, on ne les comprendra plus sur la liste du jury. Cela est d’autant plus nécessaire qu’un homme qui ne sait pas lire pourra à chaque instant se tromper, et son erreur pourra faire tomber la tête d’un homme qui ne sera que prévenu d’un crime. Vous devez trembler devant un pareil danger.

Il n’y a que cet argument contre le vote secret. Hors cela, je lui trouve de grands avantages. Mais faites cesser l’inconvénient en établissant que le juré devra écrire sa réponse « oui » ou « non » de sa main, en français, en allemand ou en flamand.

Quand un juré a écrit sa réponse de sa main, le secret du vote est conservé, et il y a certitude qu’il n’y a pas d’erreur ; du moins il n’y a pas d’erreur probable, car on a le temps de la réflexion pendant qu’on écrit. Je demande donc qu’on modifie l’article en ce sens que le juré écrira de sa propre main « oui » ou « non » sur son bulletin.

M. le président. - Voici les divers amendements qui ont été déposés :

Amendement de M. Liedts : « Je demande que les mots oui et non soient imprimés l’un et l’autre en noir. »

Amendement de MM. Devaux et Maertens : « Nous proposons de remplacer le dernier paragraphe de l’article 5 par le paragraphe suivant, qui deviendrait le deuxième paragraphe de l’article 6 :

« Dans les provinces ou les langues flamande ou allemande sont en usage, les jurés qui le préféreront recevront, à leur demande, des bulletins flamands ou allemands. »

Amendement de M. Metz : « Ils (les bulletins) porteront au milieu en lettres rouges « oui » et au bas en lettres noires « non. »

Amendement de M. Dumortier : « Le juré exprimera son vote en écrivant de sa main sur son bulletin le mot « oui » ou le mot « non, » ou le mot correspond dans les langues flamande ou allemande dans les provinces où ces langues sont en usage. »

M. de Behr, rapporteur. - Quant aux amendements de MM. Metz, Devaux et Maertens, je ne vois pas d’inconvénients à les adopter, il peut même y avoir quelque utilité à laisser remettre un bulletin flamand ou allemand aux jurés qui ne connaissent pas le français ; il n’y a pas non plus d’inconvénients à mettre le mot « oui » au milieu du bulletin en lettres rouges et le mot « non » au bas du bulletin en lettres noires.

Quant à l’amendement de M. Dumortier, je ne puis m’y rallier ; le secret du vote serait trahi ; car il est certainement facile de reconnaître les écritures. Il y a des écritures qu’il est impossible de ne pas reconnaître tant elles se distinguent des autres. On verra donc, en faisant le dépouillement, si un juré a voté pour ou contre l’accusé.

Encore un autre inconvénient, c’est que beaucoup de jurés capables, pour se soustraire à l’obligation du jury, viendront dire qu’ils ne savent ni lire ni écrire. Comment constatera-t-on le contraire ?

Ensuite il y a des hommes très capables qui savent lire et qui par suite d’accidents sont empêchés d’écrire. Nous avons vu ainsi dans un jury un homme très capable, sachant lire mais ayant eu le bras droit cassé ; il avait la main paralysée et ne pouvait écrire : cet homme se trouverait donc exclu du jury.

Je ne pense pas que la chambre puisse admettre l’amendement de M. Dumortier.

M. Dumortier. - Vous venez de voir, par ce qu’a dit l’honorable préopinant, combien il y a peu d’objections à opposer à mon amendement. On dit que le secret du vote sera trahi, qu’on reconnaîtra les écritures. Sans doute on reconnaîtra l’écriture d’après une page d’écriture ; mais cela n’est pas possible sur un mot de 3 lettres en français et de 2 en flamand. Il est donc manifeste que cet argument n’est aucunement fondé. Pût-il même arriver qu’on reconnût dans certains cas, sur un mot seulement, une écriture différant de beaucoup des écritures ordinaires, cet argument serait de peu d’importance auprès du danger de faire tomber la tête d’un homme par la méprise d’un juré qui aurait effacé un mot pour un autre.

On parle d’un homme qui ne peut écrire parce qu’il a eu le bras cassé ; eh bien, il fera faire son bulletin par son voisin.

Vous voyez donc que ces objections ne dont que justifier la bonté de mon amendement. Songez surtout qu’avec cet amendement toute erreur est impossible. La question de publicité et de la non-publicité est une question secondaire. Avoir une bonne justice, voilà la question principale ; c’est le résultat que vous garantit mon amendement ; il n’y a aucun motif pour le repousser, j’espère qu’il aura l’assentiment de la chambre.

M. le président. - Les amendements suivants viennent d’être déposés :

Amendement de MM. Angillis, de Puydt, Gendebien, Metz et Verhaegen : « Pour les délits politiques et de la presse, ne seront pas portés sur la liste du jury ou seront rayés, s’ils y ont été portés, les fonctionnaires publics et les jurés qui ne savent ni lire ni écrire. »

Amendement de M. Verhaegen : « Ne seront pas portés sur la liste du jury ou seront rayés s’ils y ont été portés, les jurés qui ne savent ni lire ni écrire. »

M. Gendebien. - Je n’ai pas demandé la parole pour développer mon amendement, je me réserve de le faire lorsque le vote secret sera définitivement adopté ; ce serait faire perdre du temps à la chambre que de le développer plus tôt, car j’espère toujours que le vote secret sera rejeté.

Je demanderai seulement à la chambre la permission de lui lire l’opinion exprimée à la chambre de France, non pas des adversaires du vote secret, mais l’opinion de M. Persil, garde des sceaux de France. Dans la discussion du vote secret qui a eu lieu à la chambre française en août 1835, voici ce que disait le garde des sceaux :

« Vous m’accorderez que, s’il y a des jurés qui ne savent pas lire, ils ne pourront pas distinguer le « oui » du « non » inscrits sur leur bulletin. Vous supposez qu’ils peuvent se tromper sur la couleur d’une boule, qui frappe certainement beaucoup plus que la couleur de l’encre employée pour écrire un mot ; st vous admettez l’erreur dans cette hypothèse, à plus forte raison vous l’admettez dans le jugement de la couleur de l’encre.

« Ce n’est pas tout, messieurs, dans le mode indiqué par M. Valout, il n’y a, à la vérité, qu’une barre à faire ; mais le juré peut encore se tromper. Dès que vous admettez l’erreur dans le système des boules, il faut l’admettre également dans celui-ci. Autre observation : le carré de papier qui porte les mots « oui » et « non » est destiné à recevoir une croix indicative du vote. Cette croix ne doit se trouver que sur l’une des deux lignes. Eh bien ! après que ce signe est fait, on plie le papier, et si l’encre est encore fraîche, l’empreinte se fait sur la ligne opposée ; en voici la démonstration ; elle résulte de l’épreuve que je viens de faire et que chacun peut renouveler.

« Le système de M. Valout me paraît jugé par ces mots.

« J’arrive au deuxième, celui des bulletins écrits par chaque juré. Il a contre lui tous ceux qui ne savent pas écrire. Ceux-là ne peuvent pas faire leurs bulletins, ils sont obligés de se confier à un tiers, et le secret du vote disparaît ; c’est de toute évidence. Non seulement il cesse pour celui à qui le juré confie le soin d’écrire son vote, mais il disparaît pour les autres, car celui qui ne saura pas écrire s’adressera toujours à celui dont il partage l’opinion indiquée par la discussion.

« M. Mauguin a indiqué d’autres objections ; je n’ai pas besoin d’y répondre, puisque je viens de démontrer que je ne puis adopter le système. »

Voilà l’opinion du ministre de France sur l’objet de notre discussion ; eh bien, si vous voulez maintenant connaître toutes les objections, lisez toute la discussion, lisez les opinions de tous les adversaires du projet en France, et lisez surtout le discours de M. Mauguin. M. Mauguin a démontré à la dernière évidence que tout système autre que celui de la réponse par oui et par non, au chef du jury, est impossible, est impraticable. Ainsi, si vous adoptez les bulletins, dit le garde des sceaux de France, vous excluez ceux qui ne savent pas lire, ou vous les exposez à de graves erreurs. Si vous voulez des bulletins écrits, vous excluez nécessairement qui ne savent pas écrire.

Je le disais hier, il y a un dilemme qui tranche la question : l’opinion du jury n’a d’importance alarmante que dans les affaires capitales, les affaires qui peuvent conduire l’accusé à l’échafaud, ou au bagne pour de longues années. Dans ces affaires les délibérations sont compliquées, et on est obligé de répondre à un grand nombre de questions. Quand on est obligé de répondre par oui ou par non oralement, la complication est fort grande ; mais quand on sera obligé de répondre par bulletin sur chaque question, la complication sera bien autre. Comme je le disais hier, le nombre de questions sera décuplé, si la loi est adoptée. On a cité une affaire où il y a eu 6,000 questions posées ; c’est là un cas rare, j’en conviens. Dans les affaires ordinaires, le nombre des questions est de 40 à 50. Si on adopte le vote par bulletin secret, on ne pourra jamais proposer de questions complexes, elles devront être toujours très simples ; il faudra disséquer les questions de manière ce qu’on puisse répondre oui ou non sans discussion, sans hésitation ; le nombre des questions sera, je le répète, au moins décuplé ; il y aura donc au moins de 200 à 300 questions. Alors il arrivera de deux choses l’une, ou on y mettra de la précipitation et l’on ne prendra pas le temps nécessaire pour résoudre avec maturité les questions auxquelles il s’agit de répondre ; ou on y mettra le temps convenable. Mais jugez le temps qu’il faudra pour résoudre 200 ou 300 questions. Il faudra d’abord sur chaque question remettre des bulletins à chaque juré, le chef du jury devra donner des explications et les avertissements convenables, puis les jurés se retireront chacun dans leur case ou cellule, ce qui exigera un certain temps plus ou moins long, mais à chaque question les jurés voudront prendre le temps nécessaire pour réfléchir avant de voter ; il suffira qu’un seul, sur les 12 jurés, veuille réfléchir un quart d’heure ou seulement 5 minutes, il faudra bien attendre son vote ; car comment pourrait-on le contraindre à réfléchir moins longtemps, et s’il voulait y mettre de la mauvaise volonté, Aurez-vous un huissier aposté derrière chaque juré pour l’inviter, pour le mettre en demeure de remplir son devoir ? Vous n’en finirez pas ; quand, au bout de deux ou trois heures, vous aurez 20 questions résolues, il y en aura 50 autres à résoudre. Dans une affaire qui aura duré 8 ou 15 jours de débats pénibles, le jury, arrivant excédé de fatigue dans la chambre du conseil, trouvera beaucoup plus de besogne encore à faire s’il veut remplir consciencieusement ses devoirs ; ce sera une opération interminable.

On dit que le pays est dégoûté du jury ; vous allez l’en dégoûter bien plus encore par toutes les lenteurs inséparables du vote secret accompli consciencieusement. Si, cédant à la fatigue, à l’ennui, si, pour finir plus tôt, on met de la précipitation, jugez de ce qui arrivera dans 50 ou 60 opérations de remises de bulletins, de délibération et de dépouillement des votes.

Il en résultera nécessairement des erreurs. Des erreurs ! Lorsqu’il s’agit de la vie de l’homme, de la liberté d’un citoyen ! Il arrivera que dans le doute et dans la précipitation on effacera l’un pour l’autre des mots écrits en noir ou en rouge ou en même couleur ; ou on n’effacera rien ou tous les deux ; dans le premier cas il y aura erreur préjudiciable, irréparable peut-être ; dans le second, il y aura acquittement. Or vous voulez diminuer le nombre des acquittements, dites-vous ; eh bien, vous en augmentez les chances, tout en multipliant les chances d’erreurs funestes, irréparables.

On dit : Mais il faut supposer les jurés bien stupides pour ne pas distinguer un oui d’un non. Un juré qui ne sait pas lire, ou qui a peu l’habitude de lire, est et doit être très inquiet du choix qu’il a à faire ; pourquoi voulez-vous, alors même qu’il saurait lire, qu’un homme qui n’a aucune habitude des affaires, qui se trouve pour la première fois en présence d’une résolution à prendre, n’hésite pas, ne se trompe pas lorsqu’il se trouve dans l’isolement, n’ayant à prendre conseil que de lui seul ? Mais ce sera le désespoir pour un homme consciencieux illettré.

Est-ce donc chose d’ailleurs si rare que de voir des hommes très capables ne pas savoir comment voter à la fin d’une longue discussion ? Nous en voyons de fréquents exemples dans cette chambre même ; moi-même je me suis trouvé souvent ne pas savoir si je devais dire oui ou non, et cependant après avoir entendu des discours pendant plusieurs heures, ou plusieurs jours, et y avoir pris une part active.

Je pourrais citer des noms propres, je me bornerai à citer des exemples : un homme qui dans le monde ne passait pas pour un idiot (il a occupé depuis une place dans un corps haut placé dans le royaume des Pays-Bas) ; cet homme faisait partie d’une assemblée où il s’agissait de prononcer sur des questions importantes, la révision de la constitution néerlandaise.

Le président votait ordinairement le premier, mais dans les questions graves il s’abstenait de voter le premier pour ne pas influencer l’opinion des autres membres ; celui dont je parle votait toujours comme le président ; lorsque le président s’abstenait, il déclarait néanmoins voter comme le président ; mais, lui disait-on, le président n’a pas voté ; c’est égal, répondait-il, je voterai comme lui. Comme le vote était oral, on parvenait à lui faire comprendre son erreur. Un membre du jury qui n’a pas d’opinion pourra dire aussi dans le vote oral ; Je voterai comme le chef du jury ; cette erreur pourra ne pas présenter de graves inconvénients ; mais quand on le mettra au secret dans sa cellule, que fera-t-il ? Il n’aura personne à consulter, personne pour rectifier ses erreurs. Qu’en adviendra-t-il ? Qui de nous oserait prendre la responsabilité de l’erreur qui pourra en résulter ?

N’avons-nous pas vu ici de nos collègues, après de longues discussion, déclarer consciencieusement ne pouvoir voter et d’abstenir . Et vous voulez que des hommes illettrés qui n’ont pu s’éclairer par la discussion à huis-clos et pour ainsi dire en famille dans la chambre du conseil, aillent se prononcer immédiatement, à l’instant même, sur 50 ou 80 questions, présentées successivement ! Il faut bien en revenir au dilemme qui tranche la question et auquel personne n’a essayé de répondre : ou les décisions seront précipitées, et dès lors il y aura de funestes erreurs ; ou on y mettra le temps et la maturité nécessaires, et dans ce cas les opérations seront éternelles. Quoi que vous fassiez, vous n’arriverez pas au résultat que vous cherchez, tandis que, d’après le mode actuel, les réponses se faisant oralement, on avertit ceux qui peuvent se tromper ; il y a moyen de rectifier des erreurs, de prévenir les conséquences d’une distraction.

N’en est pas de même par bulletin écrit isolément. N’importe qu’on procède par boules ou par bulletins de couleurs différentes, ou de mêmes couleurs.

Par exemple, dans une question relative aux circonstances atténuantes, si le juré est convaincu qu’il fait acquitter, s’il croit qu’il faut dire toujours non pour acquitter, il pourrait tuer l’accusé ; car, après avoir dit non sur le fait principal, la majorité disant oui, on en vient à la question des circonstances atténuantes ; croyant qu’il faut toujours dire non pour absoudre, il répondra non sur les circonstances atténuantes et alors qu’il voulait sauver le coupable de toute peine, il l’enverra à l’échafaud. Ce qui n’arriverait certainement pas s’il votait oralement, car son erreur serait palpable et on ne manquerait pas de l’en avertir.

Vous voyez donc bien que le vote secret n’est environné que d’erreurs et de dangers sanglants. Pourquoi l’admettre ? Quels avantages en attend-on ? Je somme ses partisans de me le dire. Il n’y en a qu’un seul qu’on ait articulé et encore bien timidement : on veut mettre le juré à l’abri des dangers qui sont les conséquences de son vote ; c’est ce que l’on nous dit. Je suppose que l’on nous donne la pensée du gouvernement ; mais je n’y puis voir qu’un mensonge ou une inconséquence plus coupable encore ; car si l’on croit sincèrement devoir garantir les jurés des conséquences de leurs votes, on doit à plus forte raison donner une garantie plus forte aux témoins qui déposent en cour d’assises ; en effet, ce sont les témoins qui articulent les faits qui établissent les preuves, et non les jurés qui ne font que les déclarer à huis-clos.

Mais voyez où vous conduira votre faux système : dès l’instant que vous aurez déclaré législativement qu’il y a danger pour les jurés de voter oralement, vous aurez reconnu législativement la possibilité de l’intimidation et légalisé la timidité ; dès lors les témoins pourront vous demander loyalement et légalement, avant de déposer : Nous garantissez-vous des suites de ce que nous allons déposer ? Vous avez reconnu la nécessité de garantir les jurés ; nous aussi, nous avons besoin à plus forte raison d’être garantis. Si vous ne donnez pas les mêmes garanties aux témoins, et vous avez reconnu que cela était impossible, comment voulez-vous que des témoins viennent dire : Nous avons vu l’accusé incendiant, nous l’avons vu assassinant, etc. Que n’auront-ils pas à redouter de l’accusé en cas d’acquittement, de la famille en cas de condamnation !

Pour les jurés, au contraire, s’ils absolvent, tout est dit. Il n’y a pas de vengeance à craindre ; s’ils condamnent, il reste toujours de l’incertitude sur ceux qui auront voté la condamnation ; leur position n’est d’ailleurs pas comparable à celle des témoins. Ceux-ci appartiennent presque toujours à la commune habitée par l’accusé ou par sa famille ; il est encore plus important, sous ce rapport, de donner des garanties aux témoins qu’aux jurés, qui sont pris dans toute l’étendue de la province et appartiennent rarement à la commune de l’accusé. Je vous le répète donc, vous n’avez aucun avantage à espérer de la disposition, et les plus grands inconvénients peuvent en être la suite. Pourquoi donc vous engager dans cette voie ?

Le ministre de la justice de Belgique veut un vote par bulletin, sur lequel il y ait oui ou non à barrer. Le ministre de la justice de France a démontré que la chose était impraticable ; est-il possible d’adopter un changement aussi important sans nécessité démontrée et en présence d’une telle discordance d’opinions, et surtout quand il est démontré que ce changement ne peut donner aucun avantage, et doit augmenter des difficultés, des inconvénients graves ; car vous allez nécessairement, en supposant la nécessité de garantir les jurés, légitimer la timidité, les frayeurs déjà trop grandes des témoins. Et puisque vous reconnaissez l’impossibilité de donner une garantie aux témoins, il faut dissimuler le danger pour tous, fût-il réel. Il faut en législateur prudent jeter un voile sur une faiblesse, sur une plaie incurable, si vous ne voulez l’aggraver en rendant les témoins cent fois plus timides encore qu’on les a dépeints.

Quant à moi, je repousserai tout vote qui ne sera pas oral, parce qu’alors même que le changement pourrait amener des avantages, j’y verrais beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages.

M. Dumortier. - J’ai encore deux mots à ajouter pour justifier l’amendement que j’ai déposé sur le bureau.

Le système que j’ai indiqué à la chambre suffirait pour trahir le secret du vote, a-t-on dit : je soutiens qu’il est plus favorable au secret que celui que l’on propose. Dans les propositions qui vous sont faites, vous avez remarqué que l’on remet un bulletin portant oui et non ; que dans le cas où ces deux mots sont rayés, le bulletin compte en faveur de l’accusé ; que dans le cas où il n’y en a aucun de rayé, te bulletin compte encore en faveur de l’accusé : il en résulte que le juré a deux moyens indirects d’être favorable à l’accusé.

Il est évident, par là, que dans le secret du vote il est préférable que le juré écrive de sa main l’expression de son opinion. Cette considération n’est pas sans importance.

Lorsqu’il s’agit d’une peine capitale ou de peines graves, il importe d’avoir toute espèce de garanties en faveur de l’accusé.

Si vous saviez, messieurs, combien sera grande la peine de ceux qui, tout en sentant leur innocence, se verraient cependant condamnés par suite d’une erreur du jury ; oh, messieurs, vous prendriez mille précautions au lieu d’une pour prévenir des erreurs aussi fatales ; alors sans aucun doute vous reculeriez devant les mesures qu’on vous propose. J’ai été en position de comprendre, messieurs, combien est cruelle la position d’un homme qui se trouve sous le coup d’une erreur de la justice ; je me suis vu un jour conduit avec des voleurs de grand chemin, pour un fait qui était bien loin d’être imputable à crime ; j’ai senti alors toute l’horreur d’une pareille situation. Je vous en conjure, messieurs, rejetez toutes ces propositions, qui peuvent donner lieu à des erreurs fatales et irréparables, et adoptez le seul moyen qu’il y ait de les éviter, c’est d’exiger que chaque juré écrive son vote.

- La proposition de M. Dumortier est mise aux voix, deux épreuves sont douteuses.

On procède à l’appel nominal ; en voici le résultat :

73 membres prennent part au vote.

35 adoptent.

38 rejettent.

En conséquence la proposition n’est pas adoptée.

Ont voté l’adoption : MM. Angillis, Bekaert, David, Dechamps, de Jaegher, de Perceval, de Puydt, Dequesne, de Roo, Desmaisières, Desmet, d’Hoffschmidt, Doignon, Dubois, Dumortier, Duvivier, Gendebien, Hye-Hoys, Jadot, Keppenne, Lecreps, Liedts, Metz, Pirson, Pollénus, Rogier, Seron, Smits, Stas de Volder, Troye, Vandenbossche, Van Hoobrouck, Vergauwen, Verhaegen et Peeters.

Ont voté le rejet : MM. Beerenbroeck, Coghen, Coppieters, de Behr, de Brouckere, de Florisone, de Langhe, de Longrée, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, F. de Mérode, Demonceau, de Muelenaere, de Renesse, de Sécus, de Theux, Devaux, d’Huart, Dubus (aîné), B. Dubus, Eloy de Burdinne, Ernst, Heptia, Kervyn, Lebeau, Maertens, Meeus, Mercier, Milcamps, Morel-Danheel, Pirmez, Raymaeckers, A. Rodenbach, C. Rodenbach, Scheyven, Thienpont, Ullens, Zoude et Raikem.

La chambre adopte ensuite l’amendement de M. Liedts, qui consiste à faire imprimer les mots « oui » et « non » en noir, au lieu de faire imprimer l’un en noir et l’autre en rouge.

M. le président. - Nous avons maintenant l’amendement de MM. Maertens et Devaux qui consiste à remplacer le dernier paragraphe de l’article par celui-ci :

« Dans les provinces où la langue flamande ou allemande est en usage, les jurés qui le désireront recevront un bulletin conçu dans l’une ou l’autre de ces langues. »

M. Pollénus. - Il me semble, messieurs, que l’adoption de cet amendement compromettrait le secret du vote ; il faut de toute nécessité que les bulletins remis aux différents jurés soient à tous égards les mêmes, car si un juré demandait un bulletin différent des autres, on saurait que c’est lui qui a émis le vote inscrit sur ce bulletin. Cette considération doit vous déterminer, messieurs, à rejeter l’amendement.

M. de Behr, rapporteur. - Je regrette, messieurs, de ne pas pouvoir partager l’avis de M. Pollénus ; mais il me semble qu’on ne peut empêcher un juré de faire connaître son opinion s’il juge convenable de le faire, et j’aime beaucoup mieux que le juré qui ne connaîtra pas le français puisse se munir d’un bulletin en flamand ou en allemand, pour donner son vote ; il me semble que c’est une garantie de plus, pour éviter des erreurs.

M. Maertens. - Messieurs, il est très facile de faire disparaître la crainte exprimée par l’amendement de M. Pollénus. D’abord notre amendement est conçu en ce sens que le juré qui ne voudra pas demander un bulletin écrit, soit en flamand, soit en allemand, ne le devra pas. La chose est donc entièrement facultative.

Messieurs, il y a un autre moyen pour que le vote du juré en ce cas reste secret. Il pourra demander deux bulletins, l’un en flamand ou en allemand, et l’autre en français ; il gardera par devers lui le bulletin français, lorsqu’il fera usage de l’autre, ou conservera celui-ci, s’il fait usage du bulletin français.

Je pense donc qu’il n’y a aucun inconvénient à admettre notre amendement.

M. Pollénus. - Les observations de l’honorable M. Maertens ne me donnent pas l’assurance que le secret du vote ne sera pas trahi.

Je voudrais qu’on me dît comment un juré qui ne sait que le flamand, et qui est appelé à prendre part à la délibération d’un jury dont tous les autres membres font usage de bulletins français, comment ce juré, dis-je, pourra voter sans trahir le secret de son vote.

Il me semble donc qu’il est préférable d’admettre le système de la section centrale. S’il est vrai que les deux systèmes présentent des inconvénients, il faut se prononcer pour celui qui en offre le moins. Or, quant à moi, qui crois devoir attacher une grande importance au vote secret, les inconvénients que je trouve dans l’amendement de M. Devaux, l’emportent de beaucoup sur ceux que l’on peut découvrir dans le système de la section centrale ; je me prononcerai donc pour le maintien de ce système, et je voterai contre les autres propositions.

M. Devaux. - Messieurs, toutes choses ont leurs inconvénients, mais je crois que dans l’espèce le plus grand inconvénient, c’est de mettre dans le bulletin quatre mots, au lieu de deux.

Il y aurait un moyen très facile de dissiper la crainte qu’on a manifestée, ce serait de dire que dans les provinces où le flamand ou l’allemand est en usage, chaque juré recevra, outre un bulletin français, un bulletin allemand ou flamand.

M. F. de Mérode. - Messieurs, il me semble qu’il ne faut pas mettre plusieurs papiers entre les mains de chaque juré ; il faut se contenter d’un bulletin pour chacun d’eux. Sinon, par cette multiplicité de bulletins, vous allez encore créer une source de confusion. Au surplus il me semble que tout le monde, ceux même qui ne parlent pas le flamand, savent que « ja » signifie « oui » et que « neen » veut dire non.

M. le président. - Voici le nouvel amendement de M. Devaux :

« Dans les provinces où la langue allemande ou la langue flamande est en usage, chaque juré recevra, outre un bulletin français, un bulletin en flamand ou en allemand. »

- Cet amendement est mis aux voix et adopté. Il remplace le dernier paragraphe de l’article 5.

M. le président. - M. Verhaegen propose de rayer de la liste du jury les personnes qui ne savent ni lire ni écrire.

M. Verhaegen. - Après le rejet de l’amendement de M. Dumortier, j’aurais été assez disposé à retirer le mien, parce que je devrais prévoir que le même sort lui est réservé ; toutefois, comme la chambre vient de sanctionner deux amendements en opposition avec ce qu’elle a décidé précédemment, je n’ai pas perdu tout espoir de voir accueillir mon amendement.

Je m’explique. Après le rejet de l’amendement de l’honorable M. Dumortier s’est présenté l’amendement de l’honorable M. Liedts ; vous l’avez accueilli : le système des couleurs rouge et noire est par là écarté. Est venu ensuite l’amendement de MM. Devaux et Maertens, quant aux différents idiomes ; vous avez encore accueilli cet amendement.

Eh bien, de l’adoption de ces deux amendements que doit-il résulter ? Que le juré doit savoir lire. Vous avez donc (qu’il me soit permis de le dire), en adoptant ces deux amendements, fait le contraire de ce que vous avez décidé par le rejet de l’amendement de M. Dumortier.

Je le répète, je ne désespère pas de voir la chambre, appréciant mieux le véritable état de la question, revenir à ce système que, pour prévenir toute espèce d’erreurs et d’inconvénients, on doit exiger du juré qu’il sache lire et écrire.

Mon amendement a un double but. Le premier, c’est d’exiger une plus grande somme de capacités, afin de mieux composer le jury qu’il n’a été composé jusqu’à présent. Le second, c’est d’éviter les erreurs que, dans un système différent, on pourrait avoir à déplorer.

On vous a déjà entretenus suffisamment du second but de mon amendement ; je n’y reviendrai pas, messieurs, pour ne pas abuser de vos moments. Mais le premier objet a été perdu de vue. Il y a trois jours que nous discutons : dans la première séance nous nous sommes occupés des capacités nécessaires pour être juré ; nous ne nous en sommes plus occupés depuis. Je reviens à cette question.

Comme je m’étais livré, dès le principe, à l’examen de l’état actuel de l’institution du jury que nous avons tous désirée, j’avais eu l’honneur de vous signaler plusieurs inconvénients résultant de l’établissement du jury tel qu’il est constitué aujourd’hui. Nous avons à apporter des remèdes à tout cela ; or, je pense que le premier des remèdes doit consister à composer le jury d’une manière différente de celle dont il est composé aujourd’hui, à faire en sorte que dans le jury il y ait plus de capacités qu’il ne s’en trouve maintenant.

Eh bien, j’atteindrai en partie ce but, si j’écarte du jury les personnes illettrées, surtout les individus qui ne savent ni lire et ni écrire, car un homme qui sait lire et écrire est supposé avoir plus de capacité que celui qui ne sait ni l’un ni l’autre.

Mais, dira-t-on peut-être, si vous allez restreindre le nombre des jurés, la charge va être plus grande pour les autres individus ; ce ne serait pas là une raison, car enfin, quelque pesante que puisse être la charge, nous serons obligés d’épurer l’institution du jury, de manière qu’elle puisse présenter à l’accusé toutes les garanties nécessaires.

Au lieu de la mesure que je propose, je pourrais en proposer une autre ; et une chose étrange, c’est que plus nous avançons dans cette discussion, et plus il arrive de nouveaux amendements. Et pourquoi ? Parce que c’est une matière des plus fécondes et des plus intéressantes. Nous discuterions encore pendant un grand nombre de jours, que de nouvelles idées surgiraient encore. Il en résulterait, si chacun voulait apporter le tribut de ses connaissances et de ses lumières, que nous aurions en définitive une loi nouvelle, et ce serait un bien.

Messieurs, je réponds à cette objection que par mon amendement la charge qui pèserait sur la généralité serait plus forte que celle qu’elle doit supporter aujourd’hui.

J’avais déjà médité cela hier, je voulais le soumettre à votre attention.

Je voudrais qu’on dît que les noms des jurés qui auront siégé dans les sessions ou séries ne seront remis dans l’urne que quand, par les tirages successifs, le nombre des noms qui s’y trouvaient sera réduit au quart.

Je pense que tout le monde doit avoir à cœur que la charge de juré pèse généralement sur tous ceux qui ont la capacité nécessaire pour en remplir les fonctions. Je pense que l’amendement que j’ai déposé et qui sera en rapport avec celui-ci, aura pour résultat de vous donner un jury plus capable que celui d’aujourd’hui, vous donnera le moyen de parer aux inconvénients signalés comme résultant du vote secret, dont il faudra subir les conséquences si la loi passe. C’est aussi dans cette hypothèse que je propose mon amendement pour faire cesser les inconvénients signalés et obtenir des améliorations, entre autres une certaine répartition de la charge entre tous les citoyens de la même catégorie. De cette manière personne n’aura à se plaindre, et cette institution qui rencontre aujourd’hui beaucoup d’adversaires, ne rencontrera peut-être plus tard que des partisans.

Après cela, si vous arrivez à cette autre amélioration dont je parlais hier, qui est d’éviter les récusations sans motif, vous aurez une organisation du jury aussi parfaite que les institutions humaines peuvent l’être. On pourra alors composer un jury qui présentera des garanties.

Pour le moment, n’ayant proposé que l’amendement ayant pour but d’écarter de la liste des jurés les individus ne sachant ni lire ni écrire, je me réserve d’en déposer deux autres dont je vous ai fait connaître la substance, et je vous prierai d’en faire l’objet de vos sérieuses méditations.

M. Pirmez. - L’honorable préopinant demande que le juré sache lire et écrire. Tout le monde désirerait qu’il en fût ainsi. Mais pour que sa proposition fût admise, il faudrait qu’il indiquât de quelle manière on reconnaîtrait les personnes qui savent ou non lire et écrire ; car sans cela, si l’amendement est adopté, comme les fonctions de juré sont une charge très dure à remplir, qui pèse sur certains individus plus que toutes les autres charges ensemble, tous ceux qui pourront s’y soustraire en déclarant qu’ils ne savent ni lire ni écrire, ne manqueront pas de le faire.

Il y a une population mixte qui sait un peu lire et écrire. Eh bien, pour cette population-là, elle se soustraira facilement aux fonctions du jury. Somme toute, tant que l’amendement ne portera pas le moyen de reconnaître si un individu sait lire ou écrire, s’il est adopté, la loi du jury est paralysée.

J’aurais fait cette observation sur l’amendement de M. Dumortier, si j’avais pu prévoir qu’il eût rencontré autant d’adhérents.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - L’honorable M. Verhaegen a pensé que, les amendements de MM. Liedts et Devaux emportant cette conséquence que les jurés devaient savoir lire et écrire, la chambre, en les adoptant, était revenue de l’opinion qu’elle a émise contre l’amendement de M. Dumortier ; je crois le contraire : la chambre, en adoptant les amendements de MM. Liedts et Devaux, a voulu rendre les bulletins plus simples pour les mettre à la portée des gens illettrés ; c’est dans ce sens que ces orateurs ont proposé leurs amendements.

En rejetant l’amendement de M. Dumortier, la chambre a prévenu la nécessité d’exiger, comme condition essentielle, que les jurés sachent lire et écrire ; elle a prévu les difficultés qu’il y avait à exécuter cette mesure. Comme l’a dit l’honorable M. Pirmez, il y a des gens qui savent lire et qui ne savent pas écrire oui et non ; il y a des personnes qui n’ont l’habitude que de faire leur signature, il en est d’autres qui sont momentanément empêchés d’écrire par un accident quelconque.

Certes, il serait à désirer que tous les jurés sussent lire et écrire, mais il est impossible d’en faire une condition essentielle. Du reste, il y a de l’exagération à voir une grande garantie de capacité dans cette circonstance qu’un juré sait écrire oui et non.

M. Lebeau. - La chambre est d’accord sur un point, c’est qu’il serait désirable que tous les jurés sussent lire et relire. Si j’ai repoussé l’amendement de M. Dumortier, ce n’est pas parce que je suis en désaccord avec lui sur la grande utilité qu’aurait l’instruction des jurés, mais parce que je crois qu’il en est de cela comme de beaucoup d’autres bonnes choses devant lesquelles il faut reculer, à cause de l’impossibilité de les organiser.

L’honorable M. Pirmez nous a déjà signalé les inconvénients que présente la proposition de M. Verhaegen. Il faut savoir comment se forment les listes. Les premiers éléments sont rassemblés par les autorités communales. Si vous abandonnez aux autorités communales, dans les localités peu importantes, le soin d’apprécier si un individu appelé par le cens qu’il paie à être juré, sait lire et écrire, vous ouvrez la porte à une foule d’abus, vous allez livrer les administrations communales aux obsessions les plus vives et les plus embarrassantes.

Il leur sera très difficile aussi de discerner si un individu sait lire et écrire dans le sens de la loi ; car, comme a dit le préopinant, il y a beaucoup de personnes qui ne savent qu’un peu lire et un peu écrire. Je ferai remarquer que l’amendement adopté, relativement aux bulletins, suppose que le juré sait lire, mais non qu’il sait écrire. Il n’est pas nécessaire de savoir écrire pour faire une barre sur un mot. Bon nombre de citoyens savent lire et ne pas écrire. Il y a tel garde champêtre qui sait écrire son nom au bas du rapport et ne sait pas écrire, mais sait lire. Je suppose l’autorité communale constituée juge de la question de savoir si un individu qui signe son nom sait écrire ; il est tel petit détaillant qui sait signer une quittance, mais qui est obligé de la faire faire ; je dis que quand dans la pratique l’amendement est inexécutable, en supposant même que les administrations communales soient de bonne foi ; mais il peut en être qui se prêteront à des abus, elles ne croiront faire en cela rien d’immoral, elles se diront : C’est un père de famille qui a besoin de rester chez lui, sa femme ou ses enfants sont malades ; il sait lire et écrire si l’on veut, il ne sait ni l’un ni l’autre si l’on veut, et le nom sera biffé. L’administration provinciale n’aura aucun moyen de contrôler la vérité de la rédaction de la liste. Vous voyez combien d’inconvénients a ce système.

Je crois, je le répète, qu’il est très désirable que tous les jurés sachent lire et écrire ; car je reconnais qu’il faut épurer le jury. J’ai proposé un amendement dans ce sens. Je crois que si vous adoptez une épuration vous aurez moins de jurés ne sachant ni lire ni écrire. Il faut compter aussi sur l’intervention du ministère public, sur le soin qu’il aura de toujours récuser par humanité et par prudence les jurés notoirement illettrés. Voilà comment on arrivera à éliminer les jurés ignares. Quant au remède proposé, je le trouve impossible dans la pratique, bien que je sois d’accord avec l’auteur de l’amendement sur le but qu’il se propose.

M. Verhaegen. - On trouve que l’amendement est bon, mais on dit qu’il est inexécutable ; je commencerai par répondre à cette objection. D’abord ce ne serait pas à nous à réglementer ce point. Nous faisons une loi, l’exécution appartient au pouvoir exécutif ; toutefois je vais dire quels sont les moyens d’exécution.

Il y a, indépendamment des actes authentiques dont je ne m’occuperai pas, les registres de l’état-civil, les reçus des cartes d’admission aux assemblées électorales pour la nomination des membres des conseils communaux, provinciaux et des chambres. Maintenant les administrations communales ont tous ces éléments-là ; elles consulteront (ce n’est pas bien difficile) les registres de l’état-civil et tous les documents qu’elles pourront avoir sous leur main, et s’il le faut, il y aura un acte de notoriété. La supposition ordinaire sera qu’un individu sait lire et écrire. C’est une charge d’être juré ; celui qui ne sait ni lire ni écrire fera valoir ce motif d’exemption, et la commune après examen prononcera en pleine connaissance de cause. Voilà comment on fera pour arriver au résultat que nous demandons.

Toutes les fois qu’une chose est utile, ne cherchons pas des impossibilités. Une fois que nous avons posé un principe, subissons-en les conséquences, allons jusqu’au bout. On veut épurer le jury ; adoptons toutes les mesures propres à produire ce résultat. On veut le vote secret ; adoptons des dispositions qui garantissent le secret du vote. Les deux amendements que vous avez adoptés sont, quoi qu’en ait dit le ministre de la justice, en rapport avec le mien. C’est pour simplifier la chose, a dit M. le ministre de la justice, que M. Liedts a demandé qu’il n’y ait pas deux sortes d’écriture. La chose sera tellement simplifiée que le juré ne sachant ni lire ni écrire ne saura pas distinguer le oui du non sur son bulletin. Vous voulez différents idiomes ; mais que signifie le français, l’allemand, le flamand que vous mettez sur le bulletin, si le juré ne sait ni lire ni écrire ? Comment dans ce cas distinguera-t-il le oui du non, le ja du neen. C’est donc à tort que M. le ministre de la justice prétend que ces amendements ont moins de portée que je ne l’ai dit. Je crois que ces amendements doivent entraîner l’adoption du mien, car qui veut la fin, veut les moyens.

Vous n’aurez jamais, dit-on, aucune garantie qu’un juré sache bien lire et écrire. Celui qui sait seulement signer son nom sera-t-il réputé savoir lire et écrire ? Ne fussé-je arrivé par mon amendement qu’à éliminer du jury ceux qui ne savent pas signer leur nom, ce serait encore quelque chose. Si vous refusez cette petite garantie, il n’y a plus rien de certain ; tout est dans le doute. Pourquoi se refuser à adopter une disposition qui dans l’opinion commune ne doit faire le bien ? La seule objection était le manque de moyens d’exécution ; j’ai indiqué ces moyens, l’objection tombe donc. D’ailleurs, s’il s’échappe quelque juré, c’est un bien petit inconvénient comparé au grand bien que produira cette disposition. Si la chose n’est pas parfaite, c’est le sort de toutes les institutions humaines.

J’ai eu deux buts différents ; j’ai voulu donner une garantie de capacité et un moyen d’assurer le vote secret que vous avez adopté. Je crois que mon amendement remplit ce double but : j’espère que la chambre en sentira l’utilité et en votera l’adoption.

- L’amendement de M. Verhaegen ainsi conçu : « Ne seront pas portés sur la liste du jury ou seront rayés, s’ils y ont été portés, les jurés qui ne savent ni lire ni écrire, » est mis aux voix par appel nominal ; voici le résultat du vote :

Nombre de votants, 58.

16 membres adoptent.

42 votent contre.

La chambre n’adopte pas.

Ont voté pour l’adoption : MM. Angillis, Bekaert-Baeckelandt, de Perceval, de Roo, d’Hoffschmidt, Doignon, Dumortier, Duvivier, Gendebien, Maertens, Metz, Pirson, Seron, Troye, Verhaegen.

Ont voté contre ; MM. Beerenbroeck, Coppieters, de Behr, Dechamps, de Florisone, de Jaegher, de Langhe, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, F. de Mérode, Demonceau, de Muelenaere, de Renesse, de Sécus, de Theux, Devaux, d’Huart, Dubus aîné, B. Dubus, Eloy de Burdinne, Ernst, Heptia, Hye-Hoys, Keppenne, Kervyn, Lebeau, Liedts, Mercier, Milcamps, Morel-Danheel, Pirmez, Raikem, A. Rodenbach, C. Rodenbach, Rogier, Scheyven, Smits, Stas de Volder, Thienpont,, Ullens, Vergauwen, Zoude.

- La séance est levée à 5 heures.