(Moniteur belge n°57, du 26 février 1832)
(Présidence de M. de Gerlache.)
La séance est ouverte à deux heures.
Après l’appel nominal, le procès-verbal est lu et adopté.
M. Lebègue analyse ensuite quelques pétitions, qui sont renvoyées à la commission.
M. Lebègue a la parole pour faire le rapport de la commission chargée d’examiner la proposition de M. Devaux relative au jury, et le projet de loi du ministre de la justice tendant à motiver quelques dispositions du code pénal. - Messieurs, la commission que vous avez nommée pour examiner la proposition faite par M. Devaux relativement au jury, ainsi que le projet de loi portant des modifications au code pénal, s’est occupée immédiatement de ce travail, dont elle reconnaît l’urgence. Ces deux projets, tels qu’elle les a amendés, répondent à des réclamations qui vous ont été faites à plusieurs reprises dans l’intérêt des citoyens appelés au service du jury, et n’ôtent rien à la garantie qui est due aux justiciables.
Les inconvénients résultant, pour les jurés, d’une trop longue absence de leur domicile et de leurs affaires, sont prévenus par le premier projet ; le deuxième, en attribuant aux tribunaux correctionnels la connaissance de certains crimes que le code pénal défère actuellement aux cours criminelles, abrège les rôles des assises, et tend par conséquent au même résultat que le premier.
La commission, en approfondissant cette matière, a été unanimement d’avis de vous présenter ici le principe d’indemnité dont elle attend un salutaire effet pour l’institution du jury, et qu’elle a reconnu devoir être de peu d’importance au trésor public. Elle vous propose d’allouer aux jurés, étrangers à la ville où ils sont appelés à séjourner, l’indemnité de fl. 1 50 par jour. Si la durée des sessions criminelles, qui ont lieu tous les trois mois dans chaque province, pouvait être calculée à 20 jours, et que la moitié des jurés appelés au service eût droit à l’indemnité, le trésor n’aurait à payer que 20,000 fl. par an. Avec cette somme on remédierait, chez beaucoup de personnes, à des dommages qu’on ne saurait méconnaître.
La commission en a fait l’objet d’un article additionnel à la proposition de M. Devaux, auquel elle a ajouté un article transitoire pour les sessions criminelles qui seraient ouvertes au moment où la loi deviendra obligatoire. Elle n’a fait aux deux projets d’autres modifications, si ce n’est quelques légers changements de rédaction dont j’aurai l’honneur de vous donner lecture.
« Art. 4. Les jurés domiciliés à plus d’un demi-myriamètre de la commune où se tiennent les assises, pourront réclamer une indemnité de fl. 1 50 par chaque jour de séjour pour toute la durée de la session. Ne seront pas comptés les jours où le juré, devant se trouver présent, n’aura pas répondu à l’appel.
« Cette indemnité sera payée comme frais urgents sur le mandat du président de la cour d’assises. »
« Art. 5. La présent loi ne sera pas applicable aux sessions des cours d’assises ouvertes au jour où elle sera obligatoire. »
Quant aux sessions des cours d’assises qui ne seront pas encore ouvertes, mais pour lesquelles la liste des trente-six jurés aura déjà été formée, le président de la cour d’assises, dans le cas de l’article premier, arrêtera le rôle des affaires qui composeront la première série : les trente-six jurés déjà désignés ne pourront être appelés pour d’autres affaires. Les autres séries seront réglées conformément à la présente loi.
M. le président. - Quel jour la chambre veut-elle fixer pour la discussion ?
M. l’abbé de Haerne. - Je demande qu’elle n’ait lieu qu’après celle des budgets.
M. Lebeau. - Il me semble qu’il y a deux raisons, l’une de convenance, et l’autre d’argent, pour faire presser la discussion du projet relatif au jury ; car, d’un côté, pour voter le budget de la justice, il faut savoir d’abord si on accordera une indemnité aux jurés, et de l’autre, tout le monde sait qu’ils sont dérangés de leurs affaires pendant un long espace de temps et forcés à des dépenses qui sont souvent au-dessus de leurs moyens. Je ferai remarquer, d’ailleurs, que la discussion sera très simple et n’exigera que fort peu de temps. Je demande donc qu’elle soit remise à lundi, d’autant plus qu’il serait bon que la loi fût votée avant les prochaines assises.
- La discussion est fixée à lundi.
M. Vanderbelen lit ensuite une proposition sur la responsabilité ministérielle, ainsi conçue :
« Le soussigné, vu les articles 63, 90 et 139 de la constitution, dont le premier établit la responsabilité des ministres, et les second et troisième prescrivent, dans le plus court délai possible, la confection des lois sur la responsabilité des ministres et autres agents du pouvoir ; lois qui, entre autres dispositions, doivent déterminer les cas de responsabilité, les peines à infliger, la forme de procéder, tant quant aux droits de la nation, que quand à ceux des particuliers lésés :
« A l’honneur de proposer, en conséquence des articles 34 et 35 du règlement de la chambre, que, conformément à l’article 61 du même règlement, il soit nommé une commission spéciale chargée de rédiger, dans le plus court délai possible, un projet de loi, qui réponde au vœu des articles précités de la constitution ; projet qui sera, eu égard à l’importance de son objet, avant la discussion en assemblée générale, renvoyé à l’examen des sections. »
- Les développements auront lieu à la séance de lundi.
La suite de l’ordre du jour appelle le rapport des pétitions.
M. Delehaye, premier rapporteur. - « La dame Marie-Jeanne Anceau, à Dorsche (Namur), veuve de Jean-Joseph Laurent, réclame le paiement de l’arriéré de la pension dont jouissait son mari. »
La commission conclut au renvoi à M. le ministre des finances.
M. Seron lit et dépose une note à l’appui de la pétition.
- Le renvoi est ordonné.
M. Delehaye, premier rapporteur. - « Quatre habitants de Malines réclament contre une disposition de M. le ministre de l'intérieur, en date du 17 janvier, qui porte que les frères de ceux qui se sont fait remplacer dans le premier ban de la garde civique, en activité de service, n’ont pas droit à l’exemption. »
La commission conclut à l’ordre du jour.
M. A. Rodenbach. - Je m’oppose à l’ordre du jour et je demande le renvoi à M. le ministre de l'intérieur. Notre immortelle loi de la garde civique a déjà été refondue cinq ou six fois, outre les mille interprétations ministérielles qu’elle a subies ; et cependant elle est toujours restée détestable. Je ne citerai qu’un exemple pour en donner une nouvelle preuve. Quatre fils de la même famille sont exposés à se trouver dans le cas de se faire remplacer six fois, savoir deux fois pour la milice et quatre pour la garde civique. Il est impossible de laisser subsister une pareille absurdité. J’insiste par ces motifs pour le renvoi au ministre de l’intérieur.
M. Goethals. - Je ferai remarquer que le ministre ne peut rien changer à la loi, et qu’il est inutile par conséquence de lui renvoyer la pétition ; mais on pourrait faire une proposition pour remédier aux vices de la loi.
M. Delehaye. - Je n’ajouterai qu’un mot, c’est que les pétitionnaires devraient s’adresser d’abord aux états députés.
M. Lebeau. - On pourrait, comme terme moyen, ordonner le dépôt au bureau des renseignements ; car si la loi sur la garde civique est vicieuse et que l’on ait l’intention de la modifier, cette pétition pourra servir de document.
- La chambre ordonne le dépôt au bureau des renseignements.
M. Delehaye, premier rapporteur. - « Les sieurs Van Temsche et Conink, propriétaire à Cruyshautem (Flandre orientale), soumettent des observations tendant à améliorer l’état des fabriques de toile. »
La commission propose le dépôt au bureau des renseignements et le renvoi à la commission d’industrie.
M. Hye-Hoys. - Je demande lecture de cette pétition ; elle pourrait éclairer la chambre sur cette importante branche de commerce, autrefois si florissante, et négligée depuis tant d’années.
Je viens d’apprendre qu’il nous sera présenté incessamment un projet de loi en faveur de l’exportation du lin ; on n’en excepterait même pas les étoupes, reste bien précieux cependant de cette matière première, puisque seul il suffit à la fabrication des toiles grosses, qui fait le principal objet du commerce d’une partie des Flandres.
Si une pareille loi était adoptée, messieurs, ce serait sans contredit, l’anéantissement total de ce beau commerce, et jetterait le désespoir dans les deux Flandres parmi plus des deux tiers de nos habitants des campagnes, qui ne pourraient se relever d’une espèce de marasme dans lequel ils gémissent depuis longtemps.
M. Delehaye. - Je veux bien donner lecture de la pétition, mais elle n’apprendra rien de nouveau à la chambre ; et déjà on a adopté les conclusions de la commission sur de semblables demandes.
M. Desmet. - Messieurs, à l’appui de cette pétition, vous me permettrez que je vous présente quelques observations sur l’état de la fabrication de nos toiles et de la culture du lin.
Vous reconnaîtrez d’abord avec moi l’importance des fabriques de toiles en Belgique et notamment dans les Flandres, et ce sera à ces manufactures, sans doute, que vous assignerez le premier rang, puisqu’elles sont les plus intéressantes pour la prospérité du pays, lui procurant le plus de richesses et de travail. Elles méritent d’autant plus l’appui de votre sollicitude, que leur matière première est le produit de notre sol, qu’elles n’exigent aucune sorte de numéraire et qu’elles donnent le pain au peuple…
La filature du lin et son tissage emploient chez nous presque toute la population ouvrière ; les enfants comme les vieillards y trouvent leur occupation. Les hommes, quand l’intempérie des saisons ne leur permet plus de se livrer aux travaux de la terre ; dans l’été même, quand ils ont un moment à perdre, s’il fait mauvais temps, quittent la campagne, vont retrouver leur métier et tissent la toile : jamais ils ne perdent un quart d’heure. Les femmes, hors du temps qu’elles emploient à soigner leur bétail ou à faire leur ménage, font tourner continuellement ce rouet productif. Chaque enfant est attaché à une branche de cette industrie domestique, soit à filer ou à faire le dévidage du fil ; dès l’âge de 5 ans, il est bon à quelque chose et aide la famille à pourvoir à sa subsistance ; et plus il y a d’enfants dans ces familles, plus on y rencontre l’aisance et le bonheur. Chacun en son particulier, dans l’intérêt de sa maison et avec le seul concours des siens pour son propre intérêt, concourt à cette immense manufacture, si abondante en productions utiles à la société. Ainsi ces fabriques dispersées n’ont aucun frais de bâtiment, aucun frais de direction, et ne peuvent jamais être cause de ruine ou de banqueroute à celui qui l’entreprend, ni le mettre dans le cas de devoir payer des frais extraordinaires pendant que ses rouets et son métier sont vacants. Aussi, quand cette intéressante branche de notre industrie est prospère, nos campagnes se trouvaient heureuses : à peine y rencontrait-on un mendiant ; le lin donnait à tous une occupation utile et une existence, et les pauvres, chose remarquable, faisaient la richesse du pays !
Plût à Dieu que les travaux de nos pauvres fileuses et de nos tisserands ne finissent à tomber dans une stagnation complète ! Le sort de la plus intéressante partie de la société, celui de la classe ouvrière en dépend ; elle ne vit que de la manipulation du lin ; que cette fabrique et ce commerce cessent, elle n’a pas d’existence ! La préparation de la terre qui demande un soigneux apprêt pour y semer le lin, le sarcler, l’arracher, le trier, le rouer, le sécher, le battre et le sérancer ; filer la filasse au rouet ; tisser, blanchir et teindre la toile : telle est la longue suite de divers travaux, qui tiennent en activité ce nombre infini de bras ! Puissiez-vous, messieurs, ne jamais laisser sortir de votre pensée l’état de ces malheureux travailleurs, quand vous allez délibérer sur cette question vitale de l’exportation du lin !
Le lin ne fournit pas seulement de l’ouvrage aux campagnards ; nos villes y trouvent le même avantage. Que de familles ne sont employées journellement à filer, blanchir et préparer le fil fin pour les dentelles, dont la fabrication occupe une quantité considérable de femmes et d’enfants pauvres, et pourvoit à l’existence de cette intéressante classe de la société, où elle conserve aussi le trésor des mœurs, les enfants y travaillant toujours sous les yeux de leurs parents ! Précieux avantage, dont on rencontre le contraire dans les nombreuses réunions des fabriques de coton.
C’est dans les Flandres surtout, comme on sait, que les fabrications des toiles sont le plus répandues ; elles sont dispersées dans tous les districts presque dans une égale proportion, si on en excepte le pays de Waes, où elles sont encore en retard. D’après un relevé fait dans ma province (Flandre orientale) des métiers à tisser, on en trouve sur une population de 734,000 âmes, 31,600, répartis comme suit : dans le district de Gand 12,000, d’Alost, 7,200, d’Audenaerde 7,400, de Saint-Nicolas 850, de Termonde 2,100, d’Eeclo 2,050, qui donne de l’ouvrage à plus de 350,000 personnes, à la moitié de la population, et fournissaient au commerce, dans le bon temps de la fabrication, année commune, plus de 300,000 pièces de toile.
De tout temps, le commerce de toiles et des dentelles a été pour les Flandres une source constante de richesses. On trouve dans chaque ville d’opulentes familles bourgeoises et de maisons nobles, qui doivent aux toiles seules toute leur fortune et leur distinction de classes. Les Flandres fournissaient à la Hollande, à la France et à l’Angleterre. L’Espagne et l’Amérique faisaient fleurir le commerce presque à elles seules, il y a cinquante ans. Mais nous ne devons point reculer de si loin : confrontons seulement l’heureuse époque où nous étions réunis à la France, avec celle des quinze ans que nous en avons été séparés et jetés sous le joug de Guillaume de Hollande. En 1807, on comptait qu’année commune se vendaient aux marchés de la Flandre orientale 290,000 pièces de toile ; en 1825 le relevé n’a produit que 180,000 pièces. Etant à la France, le prix moyen de la pièce était de 90 fr. ; aujourd’hui à peine peut-il atteindre 60 francs : les calculs pris ensemble donnent pour résultat qu’aujourd’hui avec alors, le numéraire qui entre annuellement moins en Belgique, par le commerce de toiles, est de 15,300,000 francs ; il en produisait 26,100,000 francs, tandis qu’à présent il ne fait pas passé la somme de 10,800,000 francs…
Quand on voit ces avantages immenses dont nous avons joui, peut-on s’étonner que nous fassions tout ce qui est en nous pour récupérer cet état florissant, et qu’on s’inquiète quand on aperçoit que les demi-mesures qu’on veut mettre en œuvre, au lieu de porter remède au marasme qui ronge notre industrie linière, continueront, au contraire, à la mener à son complet anéantissement ? Prenons donc en bonne part les craintes qu’excite chez nous cette large permission d’exporter le lin à l’étranger, et comme serait un peuple sage et prévoyant, prévenons le coup, et ne sacrifions pas le bonheur et la prospérité du pays à l’avarice de quelques particuliers qui ne voient que leur propre intérêt.
Mais, objecte-t-on ensuite, est-il bien certain que l’exportation du lin fera tort à l’intérêt général du pays, et n’est-il pas plus vrai que sa libre sortie en a élevé la production à une valeur plus considérable au profit de la culture ? Et secondement, l’agriculteur ne perdra-t-il pas beaucoup à une défense d’exporter, et cela n’aura-t-il point pour résulter qu’on finira par semer beaucoup moins de lin et qu’on prêtera moins de soins à sa culture ? D’ailleurs, ajoute-t-on, l’exportation n’était-elle pas permise comme aujourd’hui quand nous étions réunis à la France, et s’en est-on plaint alors ? Je répondrai à la première objection qu’à la vérité la libre exportation du lin fait enchérir cette filasse, mais que cette cherté, si elle est en faveur de quelques grands fermiers, devient fatale à nos pauvres fileuses et tisserands ; elle nuit à cette classe nombreuse, on peut dire à toute la nation, qui trouve sa seule existence dans les travaux qu’exigent les diverses préparations du lin ; elle nuira, par conséquent, aussi aux fabriques de toiles dont le pays tire incontestablement sa principale richesse.
Le dommage qu’éprouvera la majorité de la population surpassera de beaucoup le bénéfice trompeur que peut procurer l’exportation à un petit nombre d’individus. Ce dommage est d’autant plus sensible, que l’étranger accapare tout ce que nous avons de meilleur en lin, et cette accaparation devient, par conséquent, la cause que nos tissus diminuent en considération dans leur bonne qualité ; elle fait, en outre, tellement hausser le prix de la matière première, que les fileuses et les tisserands se trouvent forcés de travailler pour rien et sont réduits à l’aumône, ou que la toile doive être élevée à un prix nuisible au commerce d’exportation.
Car, messieurs, veuillez-y prendre attention, il n’y a que la bonne qualité et le prix modique de nos toiles qui puissent leur assurer la préférence chez l’étranger et nous faire avoir le dessus dans la concurrence. La valeur commerciale du lin ne peut pas déterminer le prix de la toile ; il faut que cette valeur du lin soit toujours en rapport avec le prix raisonnable des toiles. Il est évident qu’il doit y avoir stagnation dans les fabriques et dans le commerce, dès que le prix proportionnel du lin n’est pas tellement au-dessous de celui de la toile, que le fabricant et le négociant trouvent leur bénéfice dans la différence de ces deux prix, et que l’étranger ne puisse point la nous livrer à meilleur marché et de meilleure qualité.
Quant à la seconde objection que, par la défense d’exporter librement le lin, notre agriculture ne souffrira pas infiniment, et si le résultat de ces pertes ne sera pas que l’on sèmera dorénavant moins de lin, il est possible que cette prohibition occasionnera quelque tort aux fermiers de grande culture ; mais l’agriculture en général n’y fera que gagner, et principalement la petite culture qui est la plus en vogue dans notre pays. L’expérience a prouvé que dans tous les temps, lorsque l’exportation était défendue, les cultivateurs ne laissaient pas pour cela de cultiver le lin, autant que l’exigeait l’ordre d’assolement. Et c’est encore ici, messieurs, le lieu de faire une remarque essentielle et vitale pour la conservation de notre industrie de toiles, que, depuis que les Anglais font un si grand accaparement de notre lin, les cultivateurs, trompés par l’appât d’un gain particulier, ont tout à fait dérangé le bon ordre des assolements dans la culture du lin ; et, au lieu d’observer un assolement sexennal ou septennal, ils ressèment le lin tous les quatre ou cinq ans sur la même terre. C’est cependant à cette faute en agriculture que nous sommes redevables, en grande partie, de la chute de la qualité prévalante de nos fils et de nos toiles.
Et, pour répondre à la troisième objection, je reconnaîtrais qu’à l’époque où notre pays faisait partie de la France, l’exportation de lin était permise comme aujourd’hui, et qu’on ne s’en plaignait pas ; mais alors les Anglais n’en accaparaient pas en si grande quantité, et il était reconnu que cette exportation ne portait aucun préjudice au prix et à la qualité de nos toiles, tandis qu’aujourd’hui il est constant qu’elle est très nuisible à nos manufactures, et que, si on ne prend point de bonnes mesures pour y porter remède, on pourrait voir, en peu d’années, entièrement exterminé notre commerce de toiles. Et qu’on ne vienne point ici nous citer l’exemple qu’on trouve dans une brochure d’un ex-député de la chambre de Guillaume, « que quand la reine Elisabeth d’Angleterre, pour favoriser dans ses Etats la fabrication de draps, prohiba la sortie des laines non ouvragées, on ne tarda pas à s’apercevoir que cette mesure, soi-disant protectrice, porta le plus grand préjudice à cette industrie manufacturière ; » ou du moins, qu’on ait le bon sens de ne point comparer les laines anglaises à la plante de lin en Flandre, car c’est justement le contraire ; et on ne pourrait mieux prouver que par cet exemple, que plus on laisse sortir le lin, plus nos fabriques doivent en souffrir ; car, si la défense d’exporter les laines d’Angleterre a diminué la bonne qualité de cette production, la libre exportation de nos lins agit de même sur leur qualité et occasionnera, nécessairement, la chute entière de leur fabrication.
Mais, dira-t-on encore, si nous cessons de vendre notre lin aux étrangers à des conditions favorables, ne serait-il pas possible qu’ils prissent le parti de le cultiver eux-mêmes ou de le chercher dans d’autres pays qu’en Belgique, et qu’alors nous ne fournissions à l’extérieur ni lin, ni toiles ? Jusqu’à présent on ne connaît point de contrées où on cultive le lin avec tant de soin que chez nous, et où il est d’aussi bonne qualité ; on en trouvera une preuve évidente dans la graine de lin que nous tirons du nord ; elle se trouve mélangée d’une énorme quantité de graines de plantes parricides, d’où il paraît, à l’évidence, que la plante n’y est pas cultivée en perfection, et que la filasse doit être de faible qualité. A ce sujet, je le pense, nous ne devrons avoir aucune crainte, nous pouvons très bien hausser les droits de sortie sur le lin peigné ; et encore les Anglais se trouveront obligés de venir prendre cette filasse dans notre pays, car nulle part ils ne pourront s’en procurer d’assez bonne pour être travaillée par la mécanique.
Toutes les nations, et particulièrement la nation anglaise, qui, de son côté, accapare nos meilleurs lins, se conduisent d’après des principes fixes ; elles punissent de fortes amendes, non seulement l’exportation du lin, mais encore l’exportation de toutes les matières premières qui servent au maintien de leurs fabriques. On ne peut assez répéter que, dans l’opinion de tous les peuples et de tous les véritables amis de leur patrie, l’agriculture, le commerce et les fabriques doivent se prêter un appui mutuel pour le bien-être général du pays, et que, parmi les diverses branches de commerce et de manufactures, celles qui sont employées des matières premières du pays sont les plus avantageuses.
« La nation qui échange ses produits industriels, dit le savant Chaptal, contre les productions de la terre, s’est déjà appropriée une main-d’œuvre qui quadruple la valeur des objets qu’elle donne ; elle a donc déjà enrichi sa population, tandis que celle qui fournit en retour des bois, des laines, du lin, du chanvre, etc., n’a pas exercé son industrie sur ces productions, et se prive, en faveur de la première, d’une immense main-d’œuvre ; dans ce cas il peut y avoir égalité de valeur dans les échanges, mais il n’y a pas égalité de bénéfice. » Pourquoi faut-il que chez nous seuls on agisse d’après un autre système ? Quel motif avons-nous de penser autrement que nos ancêtres, et de nous croire plus sages qu’eux ? Certes il n’ont manqué ni de sollicitude ni de lumière en ce qui concerne l’art de gouverner, et on ne peut leur faire le reproche d’avoir méconnu les intérêts de notre pays. Les placards des 14 septembre 1591, 15 juin 1600, 21 janvier 1610, 28 novembre 1694, 28 octobre 1724, 1er décembre 1725, nous prouvent qu’à ces diverses époques on a renouvelé expressément la défense d’exporter le lin ; les contraventions étaient punies d’une amende de 100 florins, et le lin se trouvait confisqué ; ceux qui ne pouvaient payer l’amende se voyaient menacés de peines afflictives et infâmantes. La rigueur de ces peines fait voir assez à quel point l’ancien gouvernement de notre pays était convaincu du mal que pouvait faire l’exportation du lin ; et, au commencement que nous étions réunis à la France, le gouvernement de la république française a senti de même que « l’encouragement le plus utile pour l’industrie agricole et manufacturière était de lui assurer le débouché de ses productions et de défendre la sorte des matières premières ; » et, pour ces motifs, a décrété, le 19 thermidor an IV, que la sortie des fils de mulquinerie et de linon et du lin, même peigné, était prohibée dans toutes les parties de la république et dans les nouveaux départements réunis. Aujourd’hui, on semble n’y attacher aucune importance, et on affecte même de regarder cette exportation comme un avantage en faveur de la culture. Mais on confond la grande culture avec la petite, et on veut ignorer que c’est la petite culture qui fait la richesse du pays et que ce sont les petits fermiers tisserands qui sont les citoyens les plus utiles à l’Etat, parce qu’ils forment la classe qui contribue plus que toute autre à l’accroissement de la population, qu’ils soutiennent les arts mécaniques et le commerce, et qu’ils entendent le mieux l’agriculture, où ils portent journellement de grands perfectionnements, tandis que les grands fermiers restent absolument stationnaires et ne contribuent en rien aux progrès de l’industrie nationale.
En 1765, on discuta longuement la question de la libre sortie du lin : les habitants des pays de Waes et de Termonde se levèrent fortement contre la prohibition, mais les autres parties des deux Flandres défendirent cette mesure avec beaucoup de raisonnement. Jamais affaire si importante ne fut traitée avec plus de zèle et d’acharnement. Tout ce que l’on peut imaginer pour et contre fut allégué avec soin. Le décret de 1766 nous montra de quel côté pencha la balance ; on y fit de nouveaux défense expresse, non seulement d’exporter le lin, mais encore d’exporter le chanvre, la filasse, le fil brut et les étoupes, sous peine d’une amende de 500 florins et de la confiscation des marchandises. Mais aujourd’hui la chambre n’a encore reçu aucune pétition, soit du pays de Waes ou de toute autre partie du royaume, puisqu’on demandait de ne point prendre des mesures prohibitives contre l’exportation du lin, tandis qu’elle en a déjà reçu plusieurs en faveur de la défense et que même dans la discussion du budget de recettes, qui a eu lieu dernièrement, vous avez entendu l’honorable M. Vilain XIIII de Wetteren plaider, avec sa sagacité ordinaire, la belle cause de nos pauvres fileuses, et demander à hausser les droits de sortie sur le lin. Je dis qu’à la chambre il n’est encore venu aucune pétition de la part des cultivateurs de lin, et je crois même qu’elle n’en recevra point, car il n’est pas seulement dans l’intérêt des petits cultivateurs tisserands que le lin soit à bon compte, mais ce doit être aussi le désir des grands fermiers ; car, quand les fileuses et les tisserands sont sans travail, ils viennent tôt ou tard mendier à leurs portes, et, s’ils veulent dormir en paix, ils doivent procurer à ces créatures sans pain tout ce dont elles ont besoin à leur existence. Oui, messieurs, faites-en l’essai, et consultez la nation pour et contre la libre exportation du lin ; je crois pouvoir vous assurer que vous recevrez 400,000 pétitions pour la défense contre mile en faveur de la libre sortie. Et que devons-nous consulter que l’intérêt général ?
D’ailleurs, n’est-il pas clair comme le jour que plus les étrangers trouveront de facilité à se procurer notre lin, plus ils imposeront des droits sur l’importation de nos toiles, et plus facilement aussi ils pourront nous disputer la prééminence dans l’expédition de ces tissus pour d’autres pays, surtout que les Anglais sont parvenus, au moyen des mécaniques, à filer et tisser le lin. Quoique ce ne soit pas le moment de traiter la question des mécaniques, je crois cependant que par elles on ne pourra jamais atteindre cette perfection dans le filage et le tissage que nous obtenons par les doigts de nos femmes et la navette de nos tisserands. Mais, si les métiers anglais donnent des inquiétudes, c’est une raison de plus de favoriser l’industrie nationale, en faisant baisser chez nous le prix du lin, et en empêchant que ce peuple vienne nous enlever notre meilleure filasse ; et voilà, pourquoi, dans ce cas-ci plus qu’en tout autre, il est nécessaire d’employer des mesures prohibitives contre la sortie du lin. Alors vous empêcherez que les manufactures étrangères ne s’approvisionnent de nos matières premières, pour travailler en concurrence avec nos propres fabriques, et vous assurerez à la classe nombreuse des travailleurs les éléments d’un travail continuel, qui fait la seule richesse d’un Etat et qui, Dieu nous en préserve, nous devrions perdre, vous verriez de suite envahir le pays de la plus horrible misère ; et cette concurrence ruineuse, que quelques personnes paraissent chercher, n’amènerait dans son sein que l’indigence et la mendicité.
Mais je demanderai, en outre, si déjà on a fait le calcul des quantités de lin que nos fabriques existantes peuvent employer, et de celles que l’étranger nous accapare ; c’est cependant cette confrontation qui vous mettra à même de juger combien est peu conséquent le bénéfice que fait le grand fermier par la libre sortie du lin, eu égard à la perte qu’il ferait, si on devait voir anéantir nos tisseranderies de toiles. Car, comme nous l’avons démontré plus haut, on peut sans exagération supposer que les 31,600 métiers de tisserands fournissent dans la Flandre orientale, chaque année, au moins 300,000 pièces de toile, et qu’en comptant les unes dans les autres, cette fabrication exige à peu près 20,000,000 de livres de lin trillé (8,665,000 kil.) Supposons aussi, comme on le croit communément, que l’étranger achète en Flandre de 4 à 5,000,000 de livres de lin (1,733,000 à 2,166,250 kil.), il s’ensuit que, si l’on défend l’exportation, l’agriculture pourrait perdre le débit de ces 4 à 5 millions de livres ; mais, si on la tolère et que les fabriques se perdent, soit par la cherté du lin, soit par une ruineuse concurrence ou par toute autre cause, ne voit-on pas clairement qu’alors l’agriculture, au lieu de 5 millions, perdra chaque année les 20,000,000 de livres de lin, nécessaires pour alimenter nos fabriques ? Et, pour faire effectuer un bénéfice au profit de votre pays, de 4,200,000 francs, qui sera le prix que vous vendrez les 5 millions de livres de lin, vous lui ferez faire une perte réelle de 27,000,000 de francs, que produiront les fabrications de toiles, sans encore avoir pris en considération la très sensible perte de la manipulation qu’on peut évaluer par an de 20 à 24 millions de francs. Et encore, ces 4 à 5 millions de livres, que par suite de la défense d’exporter nos n’enverrons plus à l’étranger, ne seront pas une perte pour le cultivateur, puisque ce superflu du lin resterait dans le commerce, et servirait à combler le déficit d’une mauvaise année. Il est même nécessaire d’avoir une telle provision en réserve ; car, lorsque le lin manque, et que cette matière première est rare, nous n’en pouvons trouver en aucun pays pour remédier au mal ; et quand on s’entend, tant soit peu, en fait de lin et de sa manipulation, on doit savoir que pour faire du bon fil, et par conséquence de la bonne toile, on emploie de préférence du lin suranné : plus le lin est vieux, plus le tissu est meilleur en solidité ; et qui peut ignorer, je le dis encore, que c’est la bonne qualité à côté du bas prix de nos toiles, qui doit nous préserver du coup mortel que nous prépare l’égoïste Angleterre ? Plaise au ciel qu’elle ne réussisse pas cette fois-ci, comme elle a fait quand elle nous a enlevé les manufactures de draps !
Ce n’est point, comme quelques personnes se l’imaginent, le haussement des droits d’entrée sur les tissus étrangers qui pourra faire refleurir notre négoce en toile ; cette mesure n’offre point de remède suffisant, si vous laissez la sortie libre de la matière première. C’est la prohibition seule de l’exportation que l’expérience nous indique d’employer pour favoriser la fabrication des toiles. Prenez des mesures pour perfectionner la qualité des tissus, et en même temps en faire diminuer le prix d’achat ; vous n’aurez plus à craindre l’importation des toiles étrangères.
Mais, si le gouvernement veut sincèrement s’intéresser à cette riche branche de notre commerce, et travailler une fois dans l’intérêt du pays, qu’il tâche de négocier des traités de commerce avec les pays qui ont besoin de nos toiles, et particulièrement avec la France, où il est aussi dans l’intérêt de la nation d’obtenir un liberté de commerce avec nous ; et c’est bien sans de bons motifs que quelques économistes systématiques de ce pays croient voir l’industrie française lésée par la libre entrée de nos toiles dans ce royaume ; car, lors de la réunion de la Belgique à la France, les manufactures de toiles françaises conçurent aussi des inquiétudes ; elles craignirent la concurrence des nombreuses fabriques des Flandres ; les fabriques de dentelles partagèrent ces mêmes craintes ; l’alarme était générale parmi les maîtres et les ouvriers, lorsqu’ils virent introduire en France, librement et sans droits, aussitôt après la réunion, les toiles et les dentelles de la Belgique. Mais ces inquiétudes furent bientôt dissipées ; toutes les manufactures de toiles et des dentelles de l’ancienne France continuèrent leurs travaux comme auparavant ; le nivellement des prix pour les fabriques de toiles s’opéra promptement et sans secousse. Toutes les manufactures de toiles ont depuis, et pendant plus de vint ans que la réunion a duré, prospéré plus que jamais ; toutes, par l’effet de cette utile concurrence, l’avaient plus ou moins perfectionné, tandis que, depuis la séparation, les manufactures de toiles en France se trouvent diminuées, et tout en payant les toiles de la Belgique plus cher, les Français n’ont fait que perdre dans leur propre fabrication.
Le public, dont l’intérêt doit marcher avant tous les autres, y avait gagné l’avantage d’un plus grand choix et de prix plus modérés sur des assortiments plus beaux et plus nombreux. Notre pays avait acquis de nouveaux consommateurs parmi les habitants des villes et des campagnes de l’ancienne France. Nous avions pris un goût plus vif pour les produits du sol français et de ses fabriques ; nous tirions de la France, sans payer aucun droit et à notre grand profit, des immenses quantités de vins, d’huiles, de soieries et de marchandises de toute espèce.
Les deux nations regretteront longtemps leur séparation et ces relations libres de commerce si considérables et si avantageuses à l’une et à l’autre.
Puissent leurs gouvernements respectifs, éclairés sur les véritables intérêts des deux peuples, rétablir ces liaisons si utiles sur le même pied de liberté et de réciprocité en franchise de tous droits, comme elles existaient auparavant ! C’est pourquoi je prie la chambre d’ordonner le renvoi de la pétition au ministre des affaires extérieures, outre celui à la commission d’industrie et de commerce proposé par la commission des pétitions, et que j’appuie fortement en conjurant ladite commission de prendre égard aux anciennes ordonnances et aux dispositions de la loi du 19 thermidor an IV, qui défendirent la sortie hors de la Belgique des lins verts, crus et en masse, et ne permirent celle des lins peignés et des étoupes qu’en payant le droit très élevé de 15 à 20 p. c.
M. Hye-Hoys. - Messieurs, comme tous les efforts, tant du congrès national que des chambres, n’ont guère tendu jusqu’aujourd’hui qu’à procurer au peuple son indépendance et la plus grande somme de liberté possible, après avoir fait les plus grands sacrifices pour lui garantir sa nationalité, il est temps enfin de penser à ses intérêts matériels, sur lesquels repose l’existence de la société entière, je parle de l’industrie et du commerce.
La Belgique est sans contredit une des parties les plus industrielles et les plus agricoles de l’Europe, son sol des plus fertiles et ses habitants des plus laborieux ; nous avons vu que, quoiqu’elle fut souvent dévastée et déchirée par les guerres les plus cruelles et les plus sanglantes, qui devraient entraîner nécessairement les plus grands malheurs, après quelques années seulement, par la richesse de son sol, l’économie domestique et l’amour pour l’agriculture et le travail, ses habitants se remettaient bien vite des pertes énormes qu’ils avaient essuyées. Rien n’égale leur désir insatiable pour tout ce qui peut augmenter leur industrie et favoriser leur agriculture.
Par une suite nécessaire des commotions politiques, dans les différents royaumes de l’Europe, la stagnation du commerce et de l’industrie a été générale, et tous les négociants et industriels plus ou moins froissés dans leurs intérêts les plus chers et les plus vitaux.
Mais, quoique l’industrie et le commerce en général aient fait les plus grandes pertes, sur lesquelles nous appelons vivement l’attention du gouvernement pour les faire revivre sur des bases plus solides, il est une branche d’industrie non moins importante, principalement pour les deux Flandres, qui a été négligée depuis nombre d’années, je parle de la fabrication des toiles ; elle doit sa ruine à l’exportation libre de la matière première que produit notre sol.
Depuis qu’il a été permis d’exporter le lin brut, l’agriculture a commencé à gémir, et cette industrie a cessé pour ainsi dire totalement ; mais elle s’est fait principalement sentir depuis l’année 1824, que l’Angleterre a commencé par acheter chez nous tout le lin brut qu’elle peut se procurer, pour en fabriquer ses toiles à la mécanique.
Et, sans contredit, c’est là la principale richesse des deux Flandres ; c’est ce commerce seul qui y faisait fleurir, non seulement les campagnes, mais encore les villes, en donnant de l’occupation à l’immense population qui n’a d’autre existence. Dans les Flandres principalement, dis-je, le nombre d’hommes qui ne s’occupaient que de filer et de tisser est innombrable ; leurs moyens d’existence, au contraire, très faibles. A peine possèdent-ils une pauvre cabale sans terre aucune, seul asile d’une famille nombreuse. Leur fortune ne consiste que dans une très modique somme, au moyen de laquelle ils se procurent la matière première chez leurs fermiers laboureurs, ou qu’ils viennent acheter au marché ; ils le préparent, le peignent, et toute la famille, femme et enfants, s’occupe diligemment à le filer. Aussitôt ils vendent la toile qu’ils en ont faite, et le bénéfice qu’elle leur donne leur fournit une subsistance honorable, tandis que le prix leur fournit de nouveau le moyen de se procurer d’autre matière.
Nos marchés, principalement ceux d’Audenarde, de Gand, de Courtrai, étaient encombrés de leurs fabrications. On compte qu’autrefois au marché seul de la ville de Gand se vendaient plus de 110,000 pièces de toiles par an ! Et aujourd’hui, que cette industrie est anéantie par la trop grande cherté du lin, occasionnée par la libre exportation au profit de nos voisins, ces malheureux sont forcés de l’abandonner ; ils ne peuvent vendre leurs fabrications ni en retirer le prix de la main-d’œuvre.
C’est cependant là leur unique subsistance. Autrefois, les états de la Flandre en avaient senti toute la nécessité, et prononçaient les plus fortes peines contre ceux qui se rendaient coupables d’exporter la matière première.
Et, en effet, nous qui naguère envoyions nos toiles en France, en Espagne, en Portugal et en Amérique, que nous pouvions regarder comme des colonies, aujourd’hui nous sommes réduits, pour ainsi dire, à être simple spectateurs du commerce de l’Angleterre qui y fournit largement, et avec qui nous ne pouvons nous mettre en concurrence. Depuis que celle-ci, envieuse du commerce de tous les pays, et ne cherchant qu’à ruiner tous les autres à son profit et à son avantage ; depuis que l’Angleterre, dis-je, principalement de l’an 1824, a commencé à acheter toute la matière première chez nous pour en faire ses toiles à la mécanique ; depuis ce temps, ce commerce si important, si nécessaire, la seule et unique ressource de nos campagnes, est totalement perdu pour nous ; et, par une conséquence nécessaire, tous ceux qui en trouvaient leur subsistance honorable, sont réduits à l’indigence et forcés, par là, à tisser des calicots, ou à se livrer à une industrie qui n’est pas la leur ; de là encore, aujourd’hui, par le malheur de la stagnation des fabriques, tant de malheureux qui se trouvent aujourd’hui sans pain, ce qui, sans doute, ne serait pas arrivé si ces habitants des campagnes pouvaient encore se livrer à leurs occupations ordinaires, de filer leur lin et tisser leur toile.
La libre exportation du lin au profit de la France et de l’Angleterre a fait tellement hausser le prix, qu’il est même impossible de satisfaire aux demandes de lin peigné qui nous sont faites par l’Espagne, principalement celle de la matière commune. Eh bien ! messieurs, le croiriez-vous ? le prix en est tellement élevé et la matière si rare, que nous ne sommes pas en état d’expédier la centième partie de ce qu’on nous demande : cependant, si nous ne pouvions qu’y envoyer cette matière, ce lin peigné, déjà des milliers de bras auraient été occupés à les préparer et à l’œuvrer. Il est inutile de prouver ici qu’il nous est impossible de faire l’œuvre à la main au même prix qu’il se fait en Angleterre à l’aide des machines. Où en serions-nous avec la fabrication des calicots si aujourd’hui, privés des machines, nous étions forcés de travailler à la main ce que nous faisons aujourd’hui au moyen de la vapeur ? Ne verrions-nous pas nos belles contrées envahies plus que jamais par les marchandises anglaises, qui pourraient se donner à un prix bien moins élevé, puisque la main-d’œuvre nous coûterait plus cher ? Mais peut-être pourrait-on m’objecter : Pour la fabrication des toiles, vous avez la matière première, vous avez le lin brut. Eh bien ! si vous voulez soutenir cette concurrence avec l’Angleterre, ceci vous est facile : travaillez et fabriquez également à la mécanique.
Il est vrai, messieurs, nous pourrions également employer les machines ; mais ne suffit-il pas que déjà des milliers de bras soient inertes aujourd’hui ? Ne suffit-il pas que toutes ces communes, autrefois si resplendissantes par la fabrication et le commerce des toiles, soient aujourd’hui sans vie, la plupart de ses habitants sans moyen de subsistance ? Faudrait-il les perdre totalement, tandis que vous avez les moyens d’y remédier ? Si vous voulez rendre ce bienfait à la patrie ; si vous voulez faire revivre ce beau commerce, le tuer chez nos voisins, ou du moins nous mettre en concurrence avec eux, prohibez à la sortie du lin brut, c’est-à-dire, de la matière première ; ne souffrez plus longtemps qu’on enlève chez vous ce qui vous est nécessaire à votre propre existence ; ne souffrez pas que tant de milliers de bras vous demandent continuellement, mais en vain jusqu’aujourd’hui, leur industrie et leur nécessaire ; il vous appartient d’écouter ces cris, qui ont été continuellement répétés par le gouvernement déchu.
Mais, m’objectera-t-on, ceci va porter atteinte aux intérêts des grands propriétaires : la prohibition de la sortie du lin brut leur sera plus ou moins nuisible ; le lin se vendra moins cher, et par conséquent ces terres rapporteront moins au fermier. Il est vrai que le lin se vend plus cher si nous n’en prohibons la sortie, si nous permettons à nos voisins de venir prendre chez nous la matière première, afin qu’ils puissent tuer notre industrie, et envoyer leur fabrications dans les contrées que nous exploitions auparavant. Il se pourrait que celui fût plus ou moins désavantageux aux grands propriétaires ; mais la perte (si perte il y a) serait bien minime et bien faible en comparaison de ce qu’y gagnerait cette classe laborieuse qui, jusqu’aujourd’hui, a été continuellement sacrifiée ; et qui de nous, messieurs, refuserait de donner son vote à une loi aussi salutaire, aussi nécessaire au pays, à l’agriculture et au commerce, pour ne consulter qu’un vil intérêt particulier, et sacrifier l’intérêt général ? Devrions-nous consulter plutôt le sort de quelques particuliers favorisés par la fortune, pour rejeter loin de nous la plus grande partie de la société pour eux-mêmes qui, à la sueur de leur front, se privent du nécessaire même, pour nous accorder cette aisance dont nous jouissons. D’un autre côté, ces malheureux pourraient parvenir à cultiver, eux-mêmes, un petit champ, y semer le lin, le filer, le tisser, et en vendre la fabrication ; et ainsi, ne pourront-ils pas plus facilement satisfaire aux dettes et obligations qu’ils ont contractées avec nous ?
Et cette indulgence se fait principalement sentir alors que la récolte a été moins abondante ; c’est alors que les étrangers viennent l’acheter à un prix si élevé, que nos fileurs se trouvent dans l’impossibilité absolue de se procurer la matière, ou, s’ils ont sacrifié tous leurs moyens pour en acheter en petite quantité, alors il leur est impossible de vendre leurs fabrications. Ce n’est point le prix du lin qui taxe celui de la toile, mais bien celui de la toile qui doit taxer celui du lin, qui doit permettre qu’il en résulte un bénéfice réel pour les filassiers et les fabricants. D’un autre côté encore, si la matière première est d’un prix élevé, alors ces malheureux sont forcés d’en acheter de la plus mauvaise qualité, et leurs fabrications ne peuvent être vendues ni envoyées dans les autres contrées. Et ce n’est cependant que par la valeur de nos toiles, par leur bonne fabrication, la qualité supérieure que nous pouvons lui donner, et le prix peu élevé, que nous pouvons soutenir la concurrence de cette industrie vitale pour toute la Belgique et principalement pour nos Flandres.
Mais, m’objectera-t-on encore, l’Angleterre pourrait bien se passer de notre lin ; elle s’en procurerait ailleurs, en Russie, par exemple, ou dans l’Allemagne, et le moyen de prohibition en serait illusoire. Non, messieurs, ne vous y trompez pas : ce que nous devons rechercher le plus, c’est d’avoir la main-d’œuvre dans notre pays, et de pouvoir fabriquer à un prix peu élevé.
Si la prohibition est arrêtée, nous aurons et conserverons le lin chez nous ; nous le préparerons, le filerons, et le tisserons à bon marché ; nous pourrons soutenir ainsi cette concurrence, nous fabriquerons la toile à un prix moins élevé que l’Angleterre ; et en sus, elle aura cette qualité, cette valeur, que l’Angleterre ne peut lui donner, cette valeur et cette bonté, propres à nos fabrications provenant de la matière et de la main-d’œuvre : aucun pays, aucun sol ne peut fournir cette matière aussi bonne et en tant d’abondance que le nôtre. C’est aussi là le véritable motif qui engage les étrangers à venir l’acheter cher nous, quoique le prix en soit plus élevé que partout ailleurs : les exportations sont là pour en prouver la vérité.
D’un autre côté, l’Angleterre se trouverait dans l’impossibilité de tisser ses toiles avec le lin étranger ; tout autre est trop court et ne se prête point à la fabrication sans un mélange du nôtre. Jamais il ne peut servir à tisser les toiles qu’on nomme brabanes écrus, à carreaux, et brabanes blancs. Ces espèces ne peuvent se fabriquer que des étoupes seules. Et, si même on ne prohibait que la sortie du lin brut ou matière première, on pourrait encore permettre celle du lin peigné ; nous en aurions encore un double avantage : d’abord, de la matière première, nous conserverions ces étoupes, ces déchets, dont je viens de parler ; reste bien précieux sans doute, puisque seul il suffit à la fabrication des toiles grosses, qui fait le principal objet du commerce d’une partie des Flandres. Puis, outre le premier avantage, nous aurions encore la main-d’œuvre, et des milliers de bras s’occuperaient à préparer la matière première et le peigner ; et cela procurerait ainsi de l’occupation à ces familles qui, aujourd’hui, faute de pouvoir se livrer à leur industrie naturelle, sont forcées à en chercher une autre qui, dis-je, n’est pas la leur, à se livrer à la fabrication des calicots et inonder nos villes, ou à travailler à la construction des fortifications, des routes, etc.
Il est donc plus que temps, messieurs, de penser à faire revivre, non seulement l’industrie et le commerce en général qui est l’âme de la société, mais aussi à faire flétrir de nouveau les belles campagnes. Nous sommes assez heureux que la nature nous fournît abondamment la matière première ; ne négligeons donc point cette belle occasion de favoriser cette industrie vitale pour le pays, et principalement pour les Flandres ; relevons notre commerce de toiles, qui a été négligé depuis si longtemps ; rendons l’industrie, le pain et la vie à tant de milliers de malheureux qui, aujourd’hui, sont réduits à l’indigence et à charge des communes et des villes.
M. Van Meenen. - Je demande la parole pour une motion d’ordre. Je ne conçois pas qu’à l’occasion d’une pétition sur laquelle votre commission vous fait un rapport, et quand il ne s’agit que de savoir si l’on adoptera ou non ses conclusions ; je ne conçois pas, dis-je, qu’on vienne présenter à l’assemblée tout à fait inattentive des observations fort longues sur des questions très graves qui ne sont pas à l’ordre du jour. Personne de nous n’est préparé à discuter les grandes questions de la liberté de commerce, et les réflexions des préopinants me semblent tout à fait prématurées. Je demande que l’on se renferme dans les termes des conclusions de la commission, et il serait bon que ce fût un précédent pour l’avenir. Je prie donc les honorables membres de se borner à donner leur opinion sur ce que propose la commission.
M. Seron prononce quelques mots qui ne parviennent pas jusqu’à nous, et qui excitent au plus haut point l’hilarité de l’assemblée.
M. A. Rodenbach. - Je m’abstiendra de parler en ce moment du commerce des toiles, me réservant de traiter la question lors de la discussion de la loi ; mais je ne puis m’empêcher d’accuser la négligence de la commission chargée de préparer un travail sur cette matière.
Il y a déjà quelque temps, la régence de Bruges avait proposé d’envoyer en France un agent pour faire diminuer le tarif de l’entrée sur les toiles. La régence et la chambre de commerce de Tournay offre de payer cet agent, qui serait chargé de s’entendre à cet égard avec le ministre des affaires extérieures de France ; car notre ambassadeur n’en a sans doute pas le temps, tout occupé qu’il est des grandes questions de la politique et de la diplomatie. Je désire que le gouvernement prenne en sérieuse considération le sort de la population des Flandres, qui se trouve dans ce moment en proie à la misère.
M. de Roo demande que la commission d’industrie fasse un rapport sur la pétition.
M. Poschet, rapporteur annonce que le travail de la commission est prêt, et que M. Serruys le présentera incessamment à la chambre.
- Les conclusions de la commission sont adoptées.
M. H. de Brouckere, rapporteur. - « La demoiselle Cath. Blondeau, habitant la commune de Thollebeck, demande l’exemption du service pour son frère unique, et qui pourvoit à la subsistance de sa famille. »
M. le rapporteur dit que la commission avait d’abord conclu à l’ordre du jour, mais que, par suite des renseignements qu’il a pris, il croit que la pétitionnaire a, effectivement, des droits ; il propose de renvoyer la pétition au ministre de la guerre.
M. Goethals. - Il faut, d’après la loi sur la milice, que ceux qui croient avoir des droits à l’exemption présentent leur requête avant le 5 du mois de janvier ; sans cela ils sont obligés d’attendre à l’année suivante. Cependant, je ne m’oppose pas au renvoi au ministre de la guerre, parce qu’il pourra accorder au pétitionnaire, s’il a des droits à l’exemption, un congé illimité pour jusqu’à la fin de l’année.
- Le renvoi au ministre de la guerre est ordonné.
La chambre adopte le dépôt au bureau des renseignements, d’après les conclusions de la commission des pétitions :
« 1° du sieur Colin, ex-capitaine à Louvain, qui adresse de nouvelles pièces à l’appui de sa dernière pétition, par laquelle il demandait une pension. »
« 2° du sieur J.-B. van Maerke, à Wevelghem (Flandre orientale), qui demande la promulgation d’une loi qui consacrerait que les enfants nés avant le mariage, et qui n’ont pas été légitimés par l’acte de célébration de mariage, le puissent être par acte postérieur. »
« 3° de six officiers des bataillons de tirailleurs francs, qui se plaignent de ce que, malgré le renvoi de leur pétition à M. le ministre de la guerre, ordonné par la chambre, il n’ait pas encore été fait droit à leur réclamation. »
« 4° de trois habitants de Dinant, qui demandent la promulgation d’une loi qui déclare fête nationale l’anniversaire de l’inauguration de S. M. le roi des Belges. »
Le renvoi au ministre de l’intérieur et le dépôt au bureau des renseignements est ordonné, sur les conclusions de la commissions, des pétitions :
« 1° du sieur Van Eberck, brasseur et aubergiste à Saint-Jean-Geest (Jodoigne), qui demande l’intervention de la chambre pour lui faire obtenir une indemnité ou le paiement de la somme de 1,125 fl. 55 1/2 c., du chef de pillages exercés dans sa maison pendant les journées d’août 1831 par les troupes du général Daine. »
« 2° du sieur Van de Lemput, marchand d’armées à Anvers, qui demande l’intervention de la chambre pour lui faire obtenir une indemnité ou le paiement de deux créances, du chef d’armes enlevées de son magasin par l’autorité légale dans la journée du 29 août 1830. »
« 3° du sieur Vital Van de Putte, candidat en droit et en lettres et ex-professeur au collège d’Audenaerde, ayant reçu sa démission de cette place, qui demande une indemnité ou une pension. »
« 4° de la régence de Verviers, qui réclame de la chambre l’adoption d’une loi qui déclare dette de l’Etat les indemnités exigées des communes, du chef de pillages et dévastations exercées pendant la révolution. »
Le renvoi à M. le ministre de la guerre est ordonné, d’après les conclusions de la commission, sur les pétitions :
« 1° de la veuve Deville, de la commune de Vallezèle, qui réclame l’intervention de la chambre pour obtenir l’exemption du service pour son fils unique, qui pourvoir à sa subsistance. »
« 2° du sieur Jean Abneter, Suisse d’origine et ex-caporal de sapeurs au 10ème régiment belge, à Namur, atteint de cécité par l’ophtalmie qui règne dans une partie de l’armée, qui demande un secours pécuniaire ou une pension. »
La chambre ordonne le renvoi au ministre des finances de celles :
« 1° du sieur B.-J. Crahay, de Liége, âgé de 70 ans, qui demande une pension sur la caisse de retraire de l’administration des douanes et accises. »
« 2° du sieur P. Van Houte, chevalier de l’ordre du lion Belgique, qui demande le paiement de l’arriéré de sa pension. »
« 3° et des distillateurs des cantons des deux justices de paix de Nivelles et de Genappe, qui demandent, lors de la discussion du projet de loi sur les distilleries, de rétablir le crédit permanent pur et simple. »
Cette dernière pétition est, en outre, renvoyée à la commission d’industrie.
Et elle passe à l’ordre du jour sur celles :
« 1° de la dame Thérèse Laréno, à Boelingne, veuve, âgée de 60 ans, qui demande l’exemption de son fils unique, remplaçant d’un milicien de 1826, pour le reste de son service. »
« 2° du sieur Weiter, à Rolingen, qui demande à la chambre d’ordonner qu’il lui soit envoyé copie du procès-verbal d’accusation des tribunaux de Gand et de Termonde, à sa charge, ce qu’il nie exister. »
« 3° des sieurs Flaming, fils, et Valentin Hubert, l’un premier échevin, et l’autre, membre de la régence à Braine-le-Comte, qui protestent contre la majorité des membres de l’administration communale, qui règle le budget de leur commune, et signalent une dotation détournée de son véritable emploi. »
« 4° du sieur N.-J. Colin, à Droleuval (Verviers), qui demande une augmentation de pension. »
« 5° du sieur F. Grenier, à Brugelette, qui adresse une plainte contre M. le ministre des finances, pour déni de justice et pour suspension de la loi, et une demande d’autorisation de l’action civile pour dommages. »
« 6° Et enfin, du sieur Jacques d’Heedene, à Roulers, qui demande pour lui, ou pour l’un de ses deux frères, l’exemption du service du premier ban de la garde civique. »
Le rapport des pétitions est épuisé.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux) présente un projet de loi relatif aux exercices du premier ban de la garde civique.
Sur la proposition de M. le ministre, la chambre déclare l’urgence et fixe la discussion à mardi prochain.
- La séance est levée à 4 heures et demie.