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Théodor Louis (1853-1934)

Portrait de Théodor Louis

Théodor Louis, Léon indépendant national, puis catholique

né en 1853 à Tirlemont décédé en 1934 à Bruxelles

Ministre (justice et sciences et arts) en 1925. Représentant 1894-1900 et 1910-1919 , élu par l'arrondissement de Bruxelles

Biographie

(Extrait de La Chambre des représentants en 1894-1895, Bruxelles, Société belge de Librairie, 1896, pp. 400-402)

THEODOR, Louis-Léon

Représentant indépendant pour l’arrondissement de Bruxelles, né à Tirlemont le 10 mars 1853

Avocat près la Cour d'appel de Bruxelles, M. Theodor suivit successivement les cours de philosophie et de droit aux Universités de Louvain, de Bruxelles et de Gand, passa ses examens de droit avec la plus grande distinction et fut reçu docteur en 1876. II avait été, à Gand, le condisciple de MM. A. Nyssens, J. Vanden Heuvel et H. de Baets.

La politique ne tenta guère l'honorable député avant l'éclosion du mouvement indépendant de 1884; il se lança alors dans la mêlée avec une poignée de jeunes : MM. Hoyois, Cuylits, Lejour, Van Oye, Ninauve et d'autres.

Nommé vice-président de la Fédération des Nationaux-Indépendants, - fonctions qu'il occupe encore aujourd'hui, - il se consacra dès lors tout entier au succès de la nouvelle cause, la défendant avec passion par la plume et la parole.

En 1888, il fut appelé à présider le Cercle des intérêts communaux de Bruxelles. en remplacement de M. le comte A. d'Oultremont.

De cette époque date un de ses principaux discours.

On était à la veille des élections législatives et le nom de M. Theodor figurait sur la liste pour la Chambre . il fallait défendre sa candidature. M. Theodor traça le programme du parti indépendant, définit son principe et sa raison d'être et fut amené, par les déductions d'une discussion d'ailleurs purement doctrinale. à qualifier le parti catholique de : parti « fermé. » Le mot souleva un concert de récriminations et M. Woeste le releva vivement : ce fut la cause directe de l'échec de M. Theodor, qui succomba, seul de toute la liste; M. Buls, qui le distançait de treize voix seulement, passa avec les candidats catholiques.

En 1890, M. Theodor fut choisi par la Fédération des Nationaux-Indépendants et par l'Association conservatrice et constitutionnelle de Bruxelles comme candidat de l'alliance, en opposition à M. Graux, ancien ministre des finances, candidat des libéraux et socialistes unis. M. Theodor succomba une deuxième fois.

Il échoua une troisième fois aux élections de 1892 ; mais, plus heureux en 1894, il fut élu au scrutin de ballottage du 21 octobre par 106,633 voix.

Au Parlement, M. Theodor est bien « indépendant » : il n'obéit qu'à sa propre impulsion et n'a d'autre guide que lui-même. II professe des opinions démocratiques modérées, aussi éloignées du socialisme collectiviste que du manchestérianisme individualiste; il rêve une politique d'union, dégagée de toute préoccupation philosophique ou religieuse, défend chaudement nos libertés publiques et considère la tolérance comme l'une des qualités essentielles d'un véritable homme politique.

Il a pris part à maints débats et a fait rapport, au nom de la section centrale, sur le budget des affaires étrangères pour les exercices 1895 et 1896, sur les projets de loi approuvant les traités de commerce et de navigation conclus avec la Grèce, le Danemark et le Mexique, ainsi que sur la convention consulaire et la déclaration entre la Belgique et la Grèce pour la protection réciproque des marques de fabrique et des modèles et dessins industriels. Il est également intervenu dans la discussion de toutes les lois politiques présentées par le gouvernement et les a combattues.

M. Theodor est commandeur de seconde classe de l'Ordre du Danebrog.


(Extrait de La Libre Belgique, du 16 janvier 1927)

Léon Théodor. L’homme politique et le bâtonnier de la guerre

A l'heure où ces lignes paraîtront se déroulera la cérémonie pour célébrer les cinquante ans de barreau de Maître Theodor, le « bâtonnier de la guerre. » Tout le barreau de Bruxelles sera là ; les barreaux de province barreau seront représentés, et le barreau de Paris, dont le bâtonnier prononcera un discours, s’associera à de Belgique dans cette manifestation ; le ministre de la justice apportera, de son côté, au héros de la fête l'hommage du gouvernement. Jamais avocat belge n'aura été l'objet de pareil honneur.

Comme nous parlions de cela, il y a quelques jours, avec un vieux bourgeois de Bruxelles, ses souvenirs se déclenchèrent :

« - Et je vois encore comme si c'était hier, s’exclame-t-il, Léon Theodor, jeune et inconnu, haranguant, un soir de 1882 au premier étage de la Grand-Place, le « Sac », un petit groupe de braves gens qui prétendaient créer un parti nouveau, les « Indépendants », pour enlever, lors des élections, la capitale aux libéraux qui y étaient tout puissants depuis toujours. Cette prétention semblait extravagante : les libéraux affectaient de traiter comme de pauvres choses ridicules, dont il ne valait la peine de s’occuper, et ce modeste groupe de simples bourgeois qui voulaient l'élever tout à coup au rang d’un parti capable de les combattre et cet avocat Theodor qui se mettait à leur tête avec quelques autres personnages la plupart aussi peu notoires que lui ou encore moins. Parmi ces compagnons de la première heure de Theodor homme politique., il y avait l’avocat Cuylitz, qui était alors la principale tête du parti nouveau, l’avocat Jules Lejour, le brasseur Damien, le boulanger Noblesse, un singulier petit vieillard du nom de Nachelput à qui sa verve plébéienne valait grand succès dans les meetings, le grand Albert Van Oye, à la fois audacieux et décoratif, qui jouait un certain rôle dans le monde commercial bruxellois, un commerçant du nom de Hebbelinck ; un peu plus tard, à la veille des élections de 1884, vinrent se joindre à ces initiatives du « mouvement indépendant », Silvercruys. l'éminent magistrat d'aujourd'hui, le comte Marnix de Sainte-Aldegonde, plus tard sénateur, un baron de Vinck des deux Orp, le jeune comte Henri de Mérode, qui devait devenir dans la suite député et ministre des affaires étrangères pour mourir président du Sénat, le comte Adrien d'Oultremont, Jules de Borchgrave. Gustave Vandersmissen et Joseph Hoyois, eux aussi futurs députés, etc. De tous hommes que je viens de citer, il n'y en a plus que trois qui survivent : Silvercruys, Jules de Borchgrave et Theodor. »

A l'époque que nous rappelait ainsi notre interlocuteur, M. Theodor, né à Tirlemont en 1855, était établi à Bruxelles depuis une demi-douzaine d'années. II avait passé par les universités de Louvain. de Bruxelles et de Gand. A Gand. il avait réussi son dernier examen de droit avec la plus grande distinction. Trois de ses condisciples avaient obtenu pareil succès : ils s'appelaient Jules Van den Heuvel, Nyssens et Steyaert. Les quatre lauréats pour garder un souvenir de leur succès se firent portraiturer ensemble.

« Le Patriote illustré » a donné une reproduction de cette photographie lors de la mort de Van den Heuvel. M. Steyaert a été un magistrat éminent, qui a pris sa retraite comme président du tribunal de Gand. Quant à Nyssens et Van den Heuvel, tout le monde sait quel rôle en vue ils ont joué en Belgique.

Aux élections du 10 juin 1884. les « Indépendants » virent leur audacieuse ambition satisfaite dans des proportions dont eux-mêmes demeurèrent étonnés. L'opinion publique était plus encore qu'ils ne le croyaient dégoûtée de la domination libérale, irritée des nouvelles taxes imposées, écœurée des querelles entré doctrinaires et radicaux au sein du parti régnant. Dans presque tous les arrondissements du pays, le courant du mécontentement populaire passa en cyclone sur les listes libérales ; à Bruxelles, les candidats des Indépendants, qui étaient en même temps ceux des catholiques, furent élus tous les seize, à 1.300 voix de majorité (ne pas oublier que les élections se faisaient alors sous le régime censitaire). Il n'est peut-être pas sans intérêt de rappeler quels étaient ces seize: voici la liste des « Nationaux-Indépendants » telle qu'elle fut présentée et élue :

Bilaut, conseiller provincial avocat la Cour de cassation ; J. de Borchgrave, publiciste ; comte Henri de Mérode ; comte Adrien d’Oultremont ; De Smedt, ancien représentant, président de l'Association pour la représentation proportionnelle ; Henrard, docteur en médecine ; Eugène Parmentier, industriel ; Renson, négociant ; Slingeneyer, peintre d'histoire ; Simons, ancien conseiller à la Cour de Cassation et directeur de la Société Générale ; Léon Somzée, ingénieur honoraire des mines et conseiller provincial ; Stroobant, notaire ; Systermans, brasseur, président de la Fédération des brasseurs ; Van der Smissen, avocat et conseiller provincial.

M. Theodor n'était pas, on l’aura remarqué, sur cette liste. Il ne fut candidat, pour la première fois qu’en 1888, dans une élection partielle et il échoua. Il entra à la Chambre en 1894 lors de la première application du suffrage plural, en mème temps que les jeunes démocrates-chrétiens M. Renkin et M. Carton de Wiart, avec qui il avait fait campagne dans les meetings pour l'abolition du suffrage censitaire. Député, il faut bien le dire, grâce aux catholiques, qui renouvelaient à chaque élection, à Bruxelles, leur alliance avec la Fédération des Indépendants, dont les adhérents « conscients et organisés » allaient se raréfiant de plus en plus.

Theodor garda sa liberté d'opinion et son franc parler à l'égard de ses alliés.

Ainsi, il défendit toujours contre la majorité de la droite, deux causes auxquelles il était attaché et qui finirent, d’ailleurs, par triompher : la représentation proportionnelle et le service personnel.

La représentation proportionnelle avait été un des points du programme sur lequel les candidats des Indépendants s'étaient fait élire en 1884 ; on a vu, d'ailleurs, qu'un des leurs était président de l’aAssociation pour la R.P. M. Theodor se trouva un moment à siéger à la lambre avec deux proportionnalistes de la première heure comme lui et qui étaient ses deux amis d'université : Nyssens et Van de Heuvel ; le premier était, si nous ne nous trompons. l'inventeur ave M. d'Hondt, professeur à Gand, du système d'application de la R. P. auquel ce dernier a donné son nom et que Van den Heuvel a fait triompher dans cette loi de 1900 qui nous régit encore en matière d'élections législatives. Theodor eut le plaisir d'aider Van de Heuvel à emporter le vote de la loi.

Lui-même avait présenté, l'année précédente. un projet appliquant la R.P., mais en assurant à l'électeur la liberté du panachage. Vandenpeereboom, qui était alors chef du cabinet, l’avait combattu et la majorité l'avait suivi. Pou de temps après le chef du cabinet essayait de faire passer un projet de R. P. qui s'appliquait aux grands arrondissements et en exemptait les petits. Il souleva une opposition formidable des socialistes et des libéraux coalisés; les coalisés profitèrent de la circonstance pour tenter contre le gouvernement catholique un mouvement de rue, que leurs députés soutenaient de la Chambre en s'y livrant à des violences dépassant toutes celles qu'on y avait vues : les ministres. surtout M. Vandenpeereboom étaient traités d'assassins : on leur adressait toute sorte de menaces leur montrant le poing ; le président lui-même – c’était intérimairement le baron Snoy - n'était plus respecté et on lui jetait des boulettes de papier à la tête. L’extrême-gauche jouait de véritables scènes de mélodrame révolutionnaire : ainsi. le 29 juin, vers 4 heures, pendant une suspension de séance brusquement décidée par le président pour couper court à une tempête arrivée au paroxysme, M. Destrée était sorti du palais de la nation pour aller voir ce qui se passait devant, dans la rue, où la gendarmerie gardait la « zone neutre » : comme la séance venait de reprendre, il rentra, fit arrêter le débat en cours par une motion d'ordre et se mit à raconter tragiquement l'attentat dont la dignité parlementaire venait d'être l’objet en sa personne : un gendarme fait des moulinets avec son sabre tout près de lui, Destrée. et l'acier du sabre avait presque effleuré le visage du député: M. Destrée et toute l’opposition tirèrent de cet » attentat » des effets magnifiques et la séance dut être de nouveau levée. Le lendemain, 30 juin, les députés se réunirent encore sous l’impression des émotions de la veille ; M. Hector Denis et M. Furnémont y allèrent de discours cette fois sentimentaux et qui étaient des appels au gouvernement pour qu'il fît l’apaisement par des concessions. M. Theodor sut saisir l’occasion pour prononcer de son côté des paroles qui faisaient habilement écho, sans donner en rien raison à la violence, au désir d'apaisement qu'il faisait voir dans les discours des députés socialistes ; il termina en proposant de lever la séance et de remettre la prochaine réunion au mardi de la semaine suivante pour permettre aux groupes de se concerter, ce qui fut adopté à l'unanimité. C’était la détente. Les visages s'épanouirent, des membres de tous les groupes vinrent serrer avec émotion les mains de Theodor ; ce grand enfant de Célestin Demblon pleurait littéralement dans le gilet du député de Bruxelles. C'est après cette séance que M. Vandenpeereboom démissionna, que M de Smet de Nayer le remplaça à la tête du cabinet, appela M. Van den Heuvel au ministère de la justice et avec son concours fit voter la R P. intégrale.

De celle-ci M. Theodor fut une des victimes lors de la première application du système en 1900 : les Indépendants ayant cette fois lutté seuls, leur liste ne recueillit que 8,685 suffrages tandis que celle de leurs alliés de naguère, les catholiques, en recueillait [chiffre illisible] ; aucun candidat indépendant n’arriva au quorum.

M. Theodor reparut à la Chambre en 1910 et y resta jusqu'en 1921.

En 1911, dans un retentissant débat sur l'état de la défense nationale provoqué par une interpellation de M. Monville. le député indépendant prononça un discours très remarqué alors, au cours duquel il annonçait la guerre et l'invasion.

Hélas! trois ans plus tard. ce qu'il avait prévu se réalisait, et M. Theodor, élu bâtonnier en 1913, avait à lutter contre l'envahisseur de la façon, et magnifique façon, que l’on sait.

* * *

Rappelons sommairement les principaux épisodes de cette lutte :

Aussitôt les Allemands entrés dans Bruxelles en août 1914. la troupe occupe le palais de justice ; les avocats ne peuvent pénétrer que munis d’une carte signée du bâtonnier. M. Theodor proteste contre cette façon d'agir ainsi que contre l'occupation abusive du palais.

Dans la suite, il demande au pouvoir occupant de respecter les institutions et la législation nationales, notamment celle qui régit les loyers. II proteste contre la création des tribunaux d'arbitrage, qui avaient pour objet de supplanter les juges de paix. Les tribunaux d'arbitrage étaient présidés, il est vrai. par les juges de paix, mais ceux-ci devaient être assistés par deux assesseurs, l'un propriétaire, l’autre locataire.

Maître Théodor plaide devant le tribunal de première instance l'illégalité des dispositions nouvelles établies par l’occupant. Il s'y était présenté accompagné d'une délégation de tous les barreaux du pays. Il envoie au gouvernement civil allemand une copie textuelle de sa plaidoirie pour être certain que le pouvoir occupant ne soit pas mal renseigné.

Il proteste encore contre les perquisitions opérées par les Allemands dans le cabinet d'un avocat, Maitre Jaspar, où on espérait trouver des documents relatifs à la succession du roi Léopold II.

Le surlendemain de cette protestation, il est convoqué au ministère de l’intérieur par un juge d'instruction allemand. Tout le monde est resté convaincu que le gouverneur général von Bissing écoutait derrière la porte. Interrogé, le bâtonnier Théodor répliqua n'avoir pas à répondre à un juge d’instruction allemand et n'avoir à rendre compte de ses actes qu'au procureur général. Un mandat d'arrêt est décerné contre lui. Il est emprisonné au ministère de l'intérieur, puis conduit par deux officiers en Allemagne.

Au début de sa captivité en Allemagne, on traita M. Theodor avec des égards. On lui fit voir notamment les grands travaux de Cologne pour qu'il rendît compte de ce qu’était la « puissance allemande. » II fut, dans suite, incarcéré à Gütersloh, en Westphalie. La nourriture était infecte ; les jours de grand gala il recevait du cacao avarié et un hareng dans le même état ; il n'avait autre moyen de nettoyer son assiette à soupe et sa cuillère que de les passer dans le sable. Le dimanche, les promeneurs, hommes et femmes, allaient lancer des pierres et des déchets aux malheureux prisonniers.

A la fin de 1915. M. Theodor fut libéré à l'intervention des barreaux de Paris et de New-York, grâce aussi au roi d'Espagne. L'arrêté mit trois mois à parvenir au prisonnier.

On n'a pas perdu le souvenir des honneurs avec lesquels. après sa libération, le bâtonnier de Bruxelles fut traité par le barreau de Paris et d'autres grands barreaux de l’étranger.

Après la guerre. M. Theodor, qui avait si bien défendu le Droit contre les Allemands, fut désigné d'office pour servir le Droit en plaidant, devant le tribunal militaire d'Aix-la-Chapelle, pour deux Allemands accusés d'avoir assassiné un Belge, les « shupos » arrêtés comme meurtriers du lieutenant Graff. On sait avec quelle conscience il s'acquitta de cette tâche ingrate.

M. Theodor faillit se retrouver engagé dans la bagarre politique et parlementaire quand, après les élections d’avril 1925, M. Van de Vyvere fit appel à lui pour occuper la place de ministre de la justice dans le cabinet qu’il tentait courageusement de mettre sur pied pour mettre fin à une longue crise: ce cabinet, on le sait, ne que dura quelques jours par suite d’une manœuvre de M. Max qui ne sera pas comptée. au nombre des actes de mérite du bourgmestre de Bruxelles.


(Extrait de La Libre Belgique, du 16 janvier 1927)

[Discours prononcé par Louis Théodor, à l’occasion de la cérémonie organisée pour ses cinquante années de barreau. Le journal du même jour reprend en outre un compte-rendu de cette cérémonie]

J'ai, dit-on, cinquante années de barreau. J'ai failli en douter. Je ne me sens aucune lassitude et je n'ai abandonné aucune de mes illusions. J'ai gardé à l'ordre, auquel j’ai l'honneur d’appartenir, une fidélité fervente ; je suis resté un croyant du Droit comme aux beaux jours de ma jeunesse. A ce barreau au milieu duquel j'ai vécu où je n'ai rencontré que des sympathies, je veux dire en raccourci ce qu'un demi-siècle de pratique professionnelle m'a enseigné.

Le Droit est un monde. Il serait vain d'exiger quo l'avocat en connaisse toutes les applications. Mais, encore faut-il qu'il sache s'orienter dans ce dédale, où le fil d'Arianne devient de plus en plus difficile à saisir ; qu'il soit apte en déterminer le sens et la porté ; qu'il puisse en saisir les imperfections et les lacunes. Le législateur formule le droit, le magistrat dit le droit, l'avocat vit le droit. Pour lui, la formule abstraite du texte devient une entité vivante, qu'il pétrit comme un artiste pétrit la glaise dont il fera une œuvre d'art. Il est l'ouvrier qualifié pour assurer le progrès du droit.

Est-il étonnant qu'aux heures difficiles, , voire désespérées, les chefs d'Etat cherchent et trouvent, dans ce réservoir qu'est le barreau, l'homme qui prendra en mains le gouvernail de l'Etat et le conduira au port ?

La Belgique est envahie, la capitale est occupée ; le palais de justice est transformé en caserne ; aux quatre coins du monument sont placés des canons, non pas pour protéger le temple du Droit mais pour menacer de destruction, si elle bouge, la population paisible qui a vécu et travaillé à son ombre tutélaire. Sa tour, illuminée le soir, jette des clartés sinistres à l’horizon.

Je fus invité à comparaitre le premier septembre devant un officier magistrat siégeant l'hôtel du ministère des affaires étrangère. L'interrogatoire fut bref et brutal.

- Vous m'avez convoqué ?

- Oui. Vous êtes accusé.

- De quoi ?

- Vous avez défendu à un avocat de plaider pour un Allemand.

- Moi ?

- Oui, vous.

- Je ne comprends pas.

- Tenez. Lisez.

Il tend une lettre écrite par un confrère, porteur d'un nom allemand. Cette lettre disait effectivement que je lui avait interdit de plaider pour un Allemand. Je n'avais aucune souvenance d’avoir vu ce confrère. Au surplus, le Bâtonnier ne fait pas d'injonction. Peut-être le confrère confondait-il avec une décision de l'Ordre défendant aux avocats de participer d'une façon quelconque à l'exécution de l'arrêté sur les loyers. Je n'entendis pas mettre le conseil en cause. Je rends la lettre et dis :

- Vous n'avez pas le droit de m'interroger.

- Je n'ai pas le droit de vous interroger, dit-il rouge de colère. Moi ?

- Non. Je ne dépends pas de vous, je ne dépends de personne. Je suis Bâtonnier, indépendant dans l'exercice de mes fonctions. Tout de même si j’avais commis une faute professionnelle, aurais-je à en répondre devant la justice disciplinaire belge ; pas devant vous. Telle est la loi, telle est la convention de La Have. Elles me protègent.

- C’est très grave ce que vous dites.

- Possible.

- Vous persistez ?

- Je persiste.

- Je vais acter.

– Acter.

Il acte. II dicte à son greffier, puis il traduit. J'exige une rectification. Je signe. Il me quitte et va trouver le gouverneur von Bissing qui était dans la pièce à côté.

Au bout d'une demi-heure il revient ; il parle son greffier. J'entends le mot « gefangen »… Tous les Belges comprenaient ce mot. Je dis : « J'ai compris, Monsieur. Je suis votre prisonnier. Allez-y. » L'officier ne répondit pas.

Arrivé à Güttersloh, vers minuit, je fus conduit dans un petit bureau malpropre. Des gens à mines rébarbatives me reçurent, comme un quelconque, sans la moindre marque de déférence m pour ma personne ni pour mes fonctions ; comme on fait Saint-Gilles, quand on reçoit certains visiteurs qui n ont pas rang de Procureur général. J'en fus mortifie. Pure formalité sans doute ? Hélas ! Non.

Pour parer à ce que pareil traitement pouvait avoir de défectueux, les Belges, toujours industrieux, montèrent une coopérative. Objet social ; fabrication de la soupe. Mise : 1 marq. Il y eut des statuts, un conseil d'administration et un collège de commissaires. La coopérative faillit mal tourner. II y eut des déchirements. A l'assemblée générale fixée pour le renouvellement des mandats, la lutte fut vive; le président du conseil fit un discours solide et plein de dignité. Les sortants furent tous réélus, le danger était conjuré et la soupe sauvée.

Le 29 octobre, par une matinée grise, à 7 heures du matin, je débarquai la gare de Lyon. Le Bâtonnier Henri Robert était là, entouré des membres du Conseil de l'Ordre ; à ses côtés les anciens Bâtonniers ; ils y étaient tous : Cartier, Devin, Bétholaud, Ployer, Chenu, Raoul Rousset, Busson-Billaud, Labori. Chacun représentant une gloire du barreau de France. Le tout Paris était représenté par sa presse. Pas de discours ; des mains tendues ; des accolades. Rien d'officiel ; le langage spontané du cœur. J'entends encore Fernand Labori, de sa voix charmeuse et prenante, me -souhaiter da jours meilleurs ; lui, dont les jours étaient comptés. Tout cela dans le décor et l'atmosphère d'une ville anxieuse, vidée de sa jeunesse, endeuillée par ses morts.


(Extrait de La Libre Belgique, du 10 juin 1934)

M. Léon Théodor est mort vendredi soir dans sa 82ème année, succombant à un congestion cérébrale.

Maître Léon Théodor est né Tirlemont, le 10 mars 1853. Il fréquenta les Universités de Louvain, de Bruxelles et de Gand, et, en 1876, obtint son diplôme de docteur en droit avec la plus grande distinction. Il se fit inscrire au barreau de Bruxelles.

En 1882, Maître Théodor entra dans le mouvement politique. Il devint rapidement le chef d'un parti qui se constitua de toutes pièces, en dehors et à côté des deux partis historiques : le parti indépendant. Les succès de ce parti furent rapides. Seize députés indépendants furent envoyés la Chambre par l'arrondissement de Bruxelles, en 1884, et cette élection amena la chute du cabinet libéral.

Candidat de l'alliance conclue en la Fédération des Nationaux Indépendants et l'Association conservatrice et constitutionnelle de Bruxelles, M. Théodor échoua en 1890 et en 1892. Il fut élu le 21 octobre 1894 par 106.633 voix et siégea au Parlement jusqu’n 1900.

Maître Théodor professait des opinions démocratiques. Il aida à la révision de l'article 47 de la Constitution qui consacrait le suffrage censitaire restreint. Il défendit le service personnel ; il préconisa l'organisation du petit crédit sur la base de la mutualité et au moyen d'une somme de vingt millions réservés sur le privilège de la Banque Nationale. Sa politique était une politique d'union. C’est lui qui, le 30 juin 1899, alors qu'un violent mouvement s'était déclenché en faveur de la réforme électorale, prêcha la conciliation au président du Conseil, M. Vandenpeereboom.

Partisan convaincu de la représentation proportionnelle, Maître Léon Théodor déposa une proposition de loi proportionnaliste, le 4 juillet 1899. Cette proposition fut repoussée. M. de Smet de Naeyer qui succéda M. Vandenpeereboom, la reprit en supprimant la liberté de l'électeur, et, ainsi amendée, la fit voter par la Chambre.

Sous l'empire de la nouvelle loi électorale, le parti indépendant n'obtint plus aux élections le quorum nécessaire. Dès lors, Maître Théodor abandonna la scène parlementaire et se confina dans l'exercice de sa profession d'avocat.

En 1913 il est élu bâtonnier. Vint 1914 et l'envahissement de Belgique. L'armée allemande occupe le Palais de Justice ; les avocats ne peuvent y pénétrer que muni d'une carte signée du bâtonnier.

M. Théodor proteste contre cette façon d’agir ainsi que contre l’occupation abusive du Palais.

Il demande au pouvoir occupant de respecter les institutions et la législation nationales, notamment celle régissant les loyers.

Il proteste contre la création des tribunaux d'arbitrage qui avaient pour objet de supplanter les juges de paix. Ces tribunaux d'arbitrage étaient présidé, il est vrai, par les juges de paix, mais ils devaient être assisté par deux assesseurs, l'un propriétaire, l'autre locataire.

Par la suite. Maître Théodor plaide devant le Tribunal de première instance l'illégalité des dispositions nouvelles établies par l'occupant. Il s'y était présenté accompagné d'une délégation de tous les barreaux du pays.

Il envoya au gouvernement allemand une copie textuelle de plaidoirie pour être certain que le pouvoir occupant ne soit pas mal renseigné.

Il proteste encore contre les perquisitions opérées par les Allemands dans le cabinet d'un avocat où on espérait trouver des documents relatifs à la succession du Roi Léopold II.

Le surlendemain de cette protestation, il est convoqué au ministère de l'Intérieur par un juge d’instruction allemand. Tout le monde est resté convaincu que le gouverneur général von Bissing écoutait derrière la porte. Interrogé, le bâtonnier Théodor répliqua n'avoir pas à répondre à un juge d’instruction allemand et n'avoir à rendre compte de ses actes qu'au Procureur général.

Un mandat d'arrêt est aussitôt décerné contre lui. Il est emprisonné au ministère de l'Intérieur, puis conduit par deux officiers en Allemagne.

Les débuts de la captivité en Allemagne furent très beaux. On fit voir notamment à Maître Théodor les grands travaux de Cologne pour lui montrer ce qu'était la puissance allemande.

Il est ensuite incarcéré Gütersloh, en Wesphalie. C'était coup moins bien.

A la fin 1915, Maître Théodor est libéré, à l'intervention des barreaux de Paris et de New-York, grâce au Roi d'Espagne. La grâce mit trois mois pour parvenir au prisonnier.

Après la guerre, Maître Théodor continue à se consacrer entièrement à sa profession.

En juillet 1923, il défend devant le Tribunal d'appel des territoires occupés siégeant à Aix-la-Chapelle les Schupos poursuivis comme auteurs du meurtre du lieutenant Graff.

Ceux-ci ayant demandé à être défendu par un avocat belge. Me Théodor fut désigné par le bâtonnier comme avocat d'office. Il s'acquitta cette tâche ingrate avec tact et conscience.

En 1925, quand M. Van de Vyvere constitue son cabinet, il confie le portefeuille de la Justice à Maître Théodor. Mais celui-ci délaissa bientôt à nouveau l'arène parlementaire pour se réfugier complètement dans l'atmosphère sereine du droit et se consacrer aux œuvres charitables.

C'est un grand patriote qui disparaît.


(Extrait du Soir, du 9 mai 1934)

Maître Léon Théodor, qui plein de verdeur avait atteint le 10 mars dernier sa 81ème année, est mort vendredi soir d'une congestion cérébrale. L'après-midi, il avait encore donné ses consultations dans son cabinet d’avocat.

Le nom de Théodor fut pendant la guerre symbolique de la résistance de la population aux exigences des Allemands.

Nommé bâtonnier de l'ordre des avocats de Bruxelles l'année même de la guerre, il fut ainsi le porte-parole du barreau et remplit son rôle, en ces circonstances, avec une énergie et une grandeur d'âme auxquelles le monde entier rendit hommage.

Dès décembre 1914, il éleva sa protestation pour défendre les droits et prérogatives du barreau devant l'attitude de l'occupant.

A plusieurs reprises, il maintint son attitude avec une grande fermeté et, en avril 1915, il fut déporté, en Allemagne.

Cet abus de la force contre le droit eut le plus grand retentissement à l'étranger.

M. Théodor, qui fut un avocat, dont le cabinet était un des plus importants de Bruxelles a toujours été un esprit original. C'est ainsi qu'il avait fait ses études de docteur en droit dans les trois universités de Louvain, de Bruxelles et de Gand.

En politique. il se détacha du parti clérical pour former un parti indépendant qu'il représenta, à la Chambre, pendant une législature.

En 1925. plutôt à cause de l'autorité que lui conférait son renom de patriotisme, que pour des raisons impérieuses de politique, il fut appelé à faire partie d'un ministère présidé par M. Van de Vyvere.

II y reçut le portefeuille de la Justice et celui des Sciences et des Arts, mais ce ministère fut l'un des plus éphémères que nous avons connu. Il dura, peine un mois, du 13 mai au 17 juin.

Après cette expérience du pouvoir, M. Théodor se tint à l'écart de la vie publique pour se consacrer entièrement à son cabinet d'avocat et à diverses œuvres philanthropiques.