Nothomb Jean-Baptiste libéral
né en 1805 à Messancy décédé en 1881 à Berlin
Ministre (travaux publics, justice et intérieur) entre 1837 et 1845 Représentant entre 1831 et 1848, élu par l'arrondissement de Arlon Congressiste élu par l'arrondissement de Arlon(Extrait de J.-B. NOTHOMB, Essai sur la révolution…, édition de 1876)
(page 248) En 1843, M. de Loménie a accordé une place dans sa GALERIE DES CONTEMPORAINS ILLUSTRES à M. Nothomb, alors ministre de l'intérieur et chef d'un cabinet unioniste ; il l'a jugé comme homme d'État et comme homme de lettres. Cette étude, qui fait partie d'un volumineux recueil, est souvent citée ; plusieurs de nos souscripteurs nous ont engagé à la reproduire, sauf à retrancher ce qui peut paraître superflu ou suranné. Dans ce remarquable travail, un littérateur parisien ne rend pas seulement justice à un écrivain belge, mais il accepte notre indépendance en raillant ceux de ses compatriotes qui n'y croient pas. A cc titre seul, cette notice mériterait déjà d'être conservée. Personne en France n'a parlé en ces termes de la Belgique sortie de la révolution de 1830. M.de Loménie se plaisait aussi à faire la remarque qu'il n'existait aucune analogie entre la France et la Belgique en ce qui concerne la lutte des partis ; cette dissemblance a cessé d'exister : la France, surtout depuis 1871, a, comme la Belgique, un parti catholique politique.
Nous renvoyons le lecteur, qui voudra juger de l'accueil fait à l'Essai, lors de son apparition, à la biographie de M. Nothomb par M. Théodore Juste ; il trouvera, p. 40, une analyse des lettres adressées à cette occasion à l'auteur par un grand nombre de personnages. L'ouvrage a été traduit en allemand par le professeur Michaelis ; en. italien par M. Tirelli. Une traduction anglaise, préparée par Grattan, aux frais du roi Léopold 1er, est restée inédite, M. Van de We.yer ayant pensé que ses brochures mentionnées par M. Nothomb, t. l, p. 46, et traduites en anglais avaient suffisamment fait connaître la question belge en Angleterre. L'appréciation la plus complète de l'Essai est celle de M. de Loménie.
(page 249) L'état politique et social de la Belgique étant étudié et connu en France à peu près autant que l'état politique et social du Kamtschatka, je ne crois pas manquer de respect à la majorité de mes lecteurs en commençant par les prévenir que ce M. Nothomb dont il s'agit ici est un ministre belge dont le talent éminent d'homme d'État, d'orateur et de publiciste a contribué pour sa part à donner à l'Europe le spectacle singulier et inouï d'une révolution produisant non seulement une Constitution, non seulement une dynastie nouvelle, mais encore un peuple nouveau ; le tout sans guerre civile et sans guerre étrangère.
La création à nos frontières d'une nationalité belge, cette création deux fois tentée et deux fois avortée depuis trois siècles, est un événement assez important en lui-même, et par les conséquences qu'il peut avoir (page 250) dans l'avenir, pour que la France s'en occupe et se tienne au courant de la situation intérieure du nouveau royaume. D'où vient donc que de tous les pays constitutionnels de l'Europe, le plus rapproché de nous, je dirais presque, sous certains rapports, le plus intéressant pour nous, est justement celui que politiquement nous connaissons le moins ? D'où vient, par exemple, que, dans un. salon de Paris, sur vingt personnes capables de disserter passablement sur la situation des partis en Angleterre ou en Espagne, vous n'en trouverez pas deux qui aient une idée même vague des hommes et des choses, de l'état des opinions et des partis en Belgique ?
Cette ignorance, partagée et entretenue par la presse française, et qui paraît d'abord inexplicable, a pourtant une cause fort simple. La France ne s'occupe pas de la Belgique comme nation, parce qu'elle n'y croit pas. C'est un parti pris chez nous de considérer la nationalité belge comme une chimère, un avorton, un enfant mort-né, issu des faiblesses de la diplomatie de Juillet, des embarras de la diplomatie européenne, et qui disparaîtra à la première secousse (Note de l’éditeur : L'auteur ferait aujourd'hui la remarque que cette nationalité a résisté à la secousse de 1848 et à celle de 1870.). « La Belgique, dit-on, mais c'est tout simplement une petite contrefaçon française ; les Belges, ce sont des Français qui nous ont été arrachés en 1815, que nous n'avons pas osé recevoir en 1830, et qui nous reviendront à la première occasion. »
Nous oublions qu'en 1830, si la Belgique demandait un prince français, c'était justement pour éviter (page 251) l'incorporation à la France, incorporation antipathique à la grande masse de la nation ; que c'est à l'unanimité que les cent quatre-vingt-dix-sept voix du Congrès proclamèrent l'indépendance du peuple belge : nous oublions qu'avant d'avoir été francisés par la Convention, les Belges avaient été Autrichiens et n'avaient pas voulu rester Autrichiens ; qu'avant d'avoir été Autrichiens, ils avaient été Espagnols et n'avaient pas voulu rester Espagnols ; qu'en 1814 ils se sont réjouis de n'être plus Français ; que, devenus Hollandais, ils n'ont pas voulu rester Hollandais ; qu'enfin, depuis la dissolution du duché de Bourgogne, ces trois ou quatre millions de Flamands et de Wallons ont survécu à toutes les conquêtes et passé avec leur spécialité de physionomie et de caractère à travers toutes les combinaisons de la politique européenne.
Nous tenons peu compte de ces antécédents historiques, notre siège est fait, et l'hypothèse de non-viabilité une fois admise comme certitude, le nouvel État ne nous apparaît plus que sous la forme d'une agrégation confuse, au sein de laquelle se combattent différentes influences étrangères. Ainsi, le premier venu vous apprendra qu'il y a en Belgique un parti anglais, un parti français, un parti hollandais ; les plus sagaces ajoutent à la liste un parti allemand ; mais il va sans dire que le parti français est le plus fort. Cette division a priori n'a qu'un défaut : c'est qu'elle n'a rien de commun avec le vrai ; c'est qu'il n'y a en Belgique ni parti français, ni parti anglais, ni parti allemand ; le parti orangiste, le seul qui ait dû, pendant quelques années, une existence sérieuse à (page 252) des intérêts industriels froissés par la dissolution du royaume des Pays-Bas, est aujourd'hui annulé ; l'union commerciale avec la France, ou tout au moins un abaissement de tarifs, suffirait pour le faire disparaître tout à fait. En somme, sur la question de nationalité, il n'y a qu'un parti en Belgique ; et ce parti, c'est le parti belge. On n'a pas d'idée de l'ardeur ombrageuse avec laquelle ce peuple, né d'hier, prend son existence au sérieux. « Vos doctrines nous conduiront à l'anéantissement du nom belge ; » voilà le grand épouvantail que les journaux des diverses opinions se jettent sans cesse à la tête les uns aux autres... .
La Belgique actuelle est donc avant tout et par-dessus tout belge ; c'est là un fait qu'il est non seulement absurde, mais nuisible de dissimuler
(Note de bas de page de de Lomélie : Nous avons des journaux qui ne cessent de nous répéter depuis dix ans que la Belgique va se lever comme un seul homme pour réclamer la réunion à la France. Ces gasconnades maladroites, que le bon public prend au sérieux, ont fini par donner à la presse belge presque tout entière une physionomie généralement antifrançaise.
Dans les premiers temps, la Belgique, redoutant avec raison le mauvais vouloir des autres gouvernements européens, plaçait avec empressement son indépendance sous notre égide. Quand elle a été rassurée d'un côté, elle s'est effarouchée de l'autre, et le peuple belge, dans plusieurs circonstances, s'est montré hostile jusqu'à la plus honteuse ingratitude. Ainsi, le sobriquet injurieux de « Fransqulllon », qu'il donnait d'abord à tous les aventuriers forcés d'émigrer chez lui pour cause d'improbité, il en est venu à l'appliquer non seulement à d'honorables officiers français qui lui avaient rendu les plus grands services, en se dévouant de la manière la plus désintéressée à l'organisation de son armée, mais encore à tous les indigènes suspects de sympathies un peu vives pour la politique ou les mœurs françaises. Sans doute, il y a entre la Belgique et nous trop d'intérêts, trop de liens communs pour que de tels sentiments puissent prendre racine dans les masses.
Toujours est-il que, nos journaux aidant, les hommes d'État les plus distingués, les publicistes les plus graves de ce pays, loin de combattre les préjugés populaires, les fomenteraient volontiers ; ils ne nous aiment pas, parce qu'ils nous craignent. ».)
(page 253) Je ne prétends pas discuter ici géographiquement et politiquement l'avenir de ce royaume de quatre millions d'âmes (Note de l’éditeur : 5,336,634, au 31 décembre 1874), dans l'éventualité d'un conflit européen ; quelque soit cet avenir, la mission de la France n'est pas, je crois, d'étouffer les peuples qui voudraient absolument vivre de leur vie propre, mais bien plutôt de dégager, de susciter les diverses nationalités étouffées ou opprimées par d'autres, et de s'en former comme un faisceau de sympathies, d'intérêts, de forces, qui l'aidera à accomplir noblement et sûrement sa destinée. Si donc l'alliance intime avec la Belgique est possible, je ne vois pas pourquoi elle ne nous dispenserait pas de la réunion ; et dans tous les cas, il me semble que la France a tout intérêt à étudier, à connaître un peu mieux des idées, des mœurs, des habitudes politiques différentes des siennes, et avec lesquelles, quoi qu'il arrive, il lui faudra nécessairement transiger.
Pour comprendre l'état des opinions et des partis en Belgique, il faut se séparer jusqu'à un certain point de nos idées actuelles et se reporter à ce qu'on appelait chez nous, sous la Restauration, la lutte du parti-prêtre et du parti libéral. Il y a en Belgique une sorte de parti-prêtre, mais il diffère essentiellement de l'ancien parti français de ce nom, en ce qu'il a sur lui l'immense avantage d'être national, populaire, et sur plusieurs points libéral. La Belgique est un des pays de l'Europe où l'esprit religieux s'est le moins affaibli ; (page 254) il est des provinces entières, spécialement les deux Flandres, où la foi est aussi vive qu'au XIIe siècle et où le clergé exerce une influence prépondérante sur tous les actes de la vie civile et politique. L'avant-dernière insurrection des provinces belges contre les réformes philosophiques de Joseph II fut essentiellement religieuse.
Cependant, si catholique que soit la nation belge, elle a été trop mêlée au mouvement du monde depuis cinquante ans pour que les idées élaborées par le XVIIIe siècle et écloses en 1789 n'aient pas pénétré chez elle, en commençant par les classes éclairées des grandes villes. Sa longue réunion à la France, depuis 1796 jusqu'en 1814, favorisa ce développement, et déjà sous Guillaume de Nassau commençait l'antagonisme entre les principes politico-religieux du catholicisme appliqué au gouvernement, et les idées purement politiques de la philosophie moderne.
Ainsi, parmi les Belges soumis à la domination hollandaise, les uns (les catholiques) repoussaient la Constitution du nouveau royaume des Pays-Bas à cause de son origine protestante et comme consacrant en principe la liberté des cultes et de la presse, liberté en vertu de laquelle le pouvoir commettait ou permettait des actes antipathiques aux sentiments religieux de la grande majorité du peuple belge ; tandis que les libéraux ; au contraire, ne demandaient que la stricte exécution de la loi fondamentale et accusaient Guillaume de la violer ou de la fausser, pour établir la suprématie civile, politique et commerciale de deux millions de Hollandais sur quatre millions de Belges. Ainsi, (page 255) catholiques et libéraux combattaient pour le même but avec des arguments opposés et faisaient feu les uns sur les autres, quand, reconnaissant qu'ils étaient tous opprimés par un maître commun, odieux aux uns comme anticatholique, aux autres comme antilibéral, ils résolurent d'ajourner leurs dissentiments mutuels et formèrent, en1828, cette célèbre association connue sous le nom d'Union des Catholiques et des Libéraux qui prépara le renversement de la domination hollandaise ; renversement dont la révolution de Juillet n’a pas été la cause, ainsi qu'on le croit généralement en France, mais seulement l'occasion, le signal.
La victoire une fois remportée, quand vint le moment de constituer le nouvel Etat, le clergé et les catholiques changèrent habilement de système. Après avoir, avant l'union, combattu au nom du principe catholique de l'autorité, tous les principes de liberté dont un gouvernement étranger et protestant se servait contre eux, ils comprirent que, puisqu'ils avaient la majorité, le meilleur moyen d'assurer leur influence sur un gouvernement indigène était de pouvoir s'appuyer, au besoin, contre lui, sur le principe absolu de liberté. Aussi la Constitution actuelle du royaume belge,... est-elle sans contredit la plus libre de toutes les Constitutions actuellement connues en Europe. Séparation absolue de l'État et de l'Église, établis en face l'un de l'autre sur un pied d'indépendance complète, bien que l'Église soit salariée par l'État ; liberté des cultes, liberté de l'enseignement, liberté de la presse ; privilèges importants sur le pouvoir exécutif, réservés au pouvoir législatif représenté. (page 256) par deux Chambres également électives, et dont l'une se compose de représentants salariés et élus sans aucune condition d'éligibilité ; enfin, restrictions .nombreuses apportées à l'exercice du pouvoir exécutif par les droits concédés aux conseils provinciaux et communaux : tels sont, en abrégé, les principes que consacre la Constitution belge, où le pouvoir héréditaire et central est borné de tous côtés, dans son action politique et administrative ; par des pouvoirs électifs et locaux.
Dans les premières années qui ont suivi la révolution de septembre, tant qu'il s'est agi pour la Belgique d'.être ou de n'être pas, la question extérieure a absorbé toutes les autres, et il n'y a plus eu, à proprement parler, ni catholiques, ni libéraux ; cette division a fait place à celle des belliqueux et des pacifiques, des hommes qui voulaient résister à la diplomatie européenne et des hommes qui voulaient transiger avec elle. Les deux. partis se recrutaient également parmi les catholiques et parmi les libéraux, et la majorité modérée qui s'est prononcée pour la solution pacifique était composée des hommes modérés des deux. opinions. Mais quand la question extérieure a été définitivement résolue, la vieille lutte qui précéda l'Union catholico-libérale n'a pas tardé à se reproduire sur divers points d'organisation intérieure...
Cette organisation, depuis longtemps résolue pour nous dans un sens opposé, est aujourd'hui la question capitale en Belgique, le point central autour duquel les partis se classent et se combattent. Si vous cherchez dans ce pays, comme en France, la lutte entre la (page 257) monarchie constitutionnelle et la république, vous ne l'y trouverez pas ; si vous y cherchez, comme en Angleterre, la lutte entre deux aristocraties, vous ne l'y trouverez pas davantage. L'aristocratie n'existe pas en Belgique à l'état de puissance organisée ; il y a des nobles disséminés dans les deux camps ; cependant ils sont plus nombreux dans le parti catholique. Ce parti a une forte majorité dans le Sénat ; mais le Sénat est un corps électif dont peut faire partie tout citoyen belge ayant quarante ans d'âge et payant 2,000 florins de contributions, patente comprise.
Cependant on comprend parfaitement que cette division des partis en catholiques et libéraux, qui se manifeste sur tous les points d'organisation intérieure, touchant de près ou de loin, directement ou indirectement à la question religieuse ; division qui se reproduit non seulement dans les discussions relatives à l'instruction publique, aux attributions des conseils communaux et provinciaux, à la législation électorale, dont le parti libéral, vainqueur dans les villes et vaincu par les campagnes, demande la réformation complète ou partielle, tandis que le parti catholique est unanime pour défendre cette base fondamentale de sa puissance ; on comprend, dis-je, que cette classification politico-religieuse particulière à la Belgique (Note de l’éditeur : La lutte avec le pouvoir civil a depuis franchi les frontières de la Belgique et a pris un caractère universel à la suite du concile du Vatican et de la dépossession du pape comme souverain temporel, de l'établissement de l'unité de l'Italie, érigée en sixième grande puissance européenne, de la transformation de la Prusse, devenue une véritable grande puissance et engagée dans un conflit avec l'Église romaine, - lutte qui, dans ces proportions nouvelles, a réagi sur la France et la Belgique. La question religieuse, rattachée à celle de l'enseignement, est devenue l'affaire du monde entier.), (page 258) et applicable à un grand nombre de cas, ne saurait s'appliquer à tous sans inexactitude. Ainsi, sans parler de la question extérieure, il est d'autres questions intérieures de nature exclusivement politique ou matérielle, où les Chambres belges offrent cette division banale qui se reproduit, dans tous les pays constitutionnels, entre les opinions modérées et les opinions extrêmes.
Envisagée sous ce rapport, la grande majorité parlementaire, qui a subsisté dix ans en Belgique sans, altération essentielle, représente, comme chez nous, une sorte de parti juste-milieu monarchique et modéré, ami de l'ordre, du repos extérieur et intérieur, et défendant l'un et l'autre contre les têtes exaltées ou systématiques des deux partis. Cette majorité mixte, composée de catholiques et de libéraux modérés, a vécu longtemps passablement unie : à l'aide d'un système de concessions mutuelles ou d'ajournement sur les questions politico-religieuses, elle formait des ministères mixtes comme elle, qui se modifiaient plus ou moins dans un sens ou dans l'autre, suivant les circonstances, mais où la couleur catholique dominait le plus. Cependant la fraction libérale de cette majorité, jusque-là inférieure en nombre à la fraction catholique, s'augmentait à chaque élection. A la fin du long ministère de :M. de 'Theux, en 1840, il y avait à peu près équilibre entre les deux opinions, et elles devenaient par conséquent de plus en plus difficiles à concilier. La partie libérale commençait à se montrer (page 259) rétive et défiante sur les questions politico-religieuses, quand fut formé le ministère Lebeau-Rogier, presque tout entier dans le sens libéral modéré ; il obtint, pendant quelque temps, une majorité très minime dans la Chambre des représentants ; mais le Sénat, où dominait la nuance catholique, lui ayant formellement refusé son adhésion, il demanda au Roi la dissolution des deux Chambres, ou au moins celle du Sénat ; n'ayant pu l'obtenir, il se retira.
C'est au milieu d'une crise violente, produite par ce coup de boutoir inattendu du Sénat, au moment où la question politico-religieuse, redevenue la question capitale, enflammait tous les esprits, qu'un ancien ami politique des ministres renvoyés, un des hommes d'État et des orateurs les plus brillants de la majorité modérée, est venu, en avril 1841, tenter l'œuvre difficile de reformer cette majorité prête à se dissoudre, et de la ramener sur le terrain de l'union, en substituant, suivant son expression, les questions d'affaires aux questions de partis.
Ceci m'amène enfin, après un préambule peut-être un peu long, mais qui m'a paru nécessité par la nature du sujet, à esquisser rapidement la vie de M. Nothomb, actuellement ministre de l'intérieur...
Jean-Baptiste Nothomb est né le 3 juillet 1805, dans un village du grand-duché de Luxembourg, à Messancy. Ce village, qui fait partie du district d'Arlon, est compris dans la portion du Luxembourg laissée à la Belgique par le traité du 14 novembre 1831. Ses études, commencées à l'athénée de Luxembourg, se terminèrent de la manière la plus brillante à l'université (page 260) de Liége, où il fut reçu docteur en droit, en 1826. La thèse latine du docteur de vingt et un ans, consacrée à l'histoire du droit emphytéotique chez les Romains, fut tellement remarquée, qu'un savant professeur de l'université de Tübingen, M. Zimmern, la jugea digne d'un compte rendu spécial, inséré dans un recueil célèbre, en Allemagne, sous le titre de Kritische Zeitschrift für Rechtwissenschaft (Revue critique de la science du Droit).
Établi d'abord comme avocat à Luxembourg, M. Nothomb se sentit bientôt appelé à jouer un rôle dans la grande bataille que la presse belge livrait au gouvernement hollandais. On a souvent parlé de l'impossibilité radicale de cet accouplement de deux populations hétérogènes, décoré par le Congrès de Vienne du titre de royaume-uni des Pays-Bas ; mais nul écrivain ne l'a aussi énergiquement caractérisée que M. Nothomb.
« La nature, dit-il, nous étonne parfois en créant des êtres doubles, vivant de la même vie dans des corps différents ; l'art et la politique ne sont pas encore parvenus à contrefaire ces prodiges. Voyez les deux peuples belge et hollandais, adossés l'un à l'autre, l'un regardant le midi, l'autre le nord. Chacun a sa civilisation, sa langue, sa religion, ses habitudes, en un mot, une existence propre. L'un adopte la législation française, l'autre la rejette ; l'un réclame le jury, l'autre le repousse ; l'un veut des mesures prohibitives en faveur de son industrie et de son agriculture, l'autre demande la liberté pour son commerce ; l'un impose les matières que l'autre affranchit. Leur attitude n'est jamais la même : lorsque l'un se tient debout, soyez sûr que l'autre s'incline. » Essai, p. 27, 3e édit. ; t. 1, p. 31, 4e édit.)
Or, la Belgique ayant été donnée à la Hollande à (page 261) titre d'accroissement de territoire, quatre millions de Belges devaient s'incliner perpétuellement devant deux millions de. Hollandais. Il y avait là une révolution à l'état de germe ; ce n'était plus qu'une question de temps. Le terme approchait quand le jeune avocat luxembourgeois arriva à Bruxelles, en 1828, pour consacrer sa plume à la défense de la cause belge. . .
La France fit sa révolution en trois jours ; la Belgique fut plus lente à faire la sienne. La première insurrection. éclata, on le sait, dans la soirée du 25 août, après une représentation de la Muette de Portici ; un mois s'écoula ensuite en pourparlers, en négociations entre Bruxelles et La Haye. Le prince Frédéric, second fils de Guillaume, voulut trancher la question, et marcha sur la ville rebelle. Trois jours de bataille sanglante dans les rues de Bruxelles assurèrent e triomphe de la nation belge et, le 27 septembre, la révolution était consommée de fait. .
M. Nothomb, qui se trouvait alors en vacances dans sa province natale, partit à la nouvelle du combat, arriva à Bruxelles le 28 et fut aussitôt nommé par le gouvernement provisoire membre du comité de constitution, qui le choisit pour secrétaire. Après avoir rédigé, conjointement avec M. Devaux, le projet destiné à être soumis au Congrès national, il participa également à la rédaction des arrêtés électoraux pour la convocation de ce même Congrès, et parvint à faire abaisser l'âge d'éligibilité à vingt-cinq ans ; ce qui lui ouvrit la carrière législative.
Élu membre du Congrès par trois districts de la province de Luxembourg, il fit, le 10 novembre, son (page 262) entrée dans la vie politique ; et dès les premiers jours, cet homme d'État presque imberbe, le plus jeune des membres de l'assemblée, étonna les têtes grises par la sagacité de son esprit, la fermeté de sa parole, et la précoce maturité de sa raison.
La situation était d'un gravité formidable ; il s'agissait pour la Belgique de savoir si cette troisième tentative d'indépendance aboutirait enfin ou avorterait comme les deux autres. Quatre millions d'hommes venaient de déchirer la carte tracée à Vienne par cinq grandes puissances, et leur situation géographique, leur faiblesse numérique les rendaient comptables de leurs déterminations, non seulement à eux-mêmes, mais à l'Europe qui attendait, ou plutôt qui n'attendait pas ; car, dès le 7 novembre, avant même l'ouverture du Congrès, la Conférence de Londres, assemblée sur l'invitation du roi Guillaume, avait envoyé à Bruxelles deux commissaires, MM. Cartwright et Bresson, pour s'interposer entre la Belgique et la Hollande, pour proposer une suspension d'armes, en assignant aux deux peuples, comme ligne de l'armistice, les limites que chacun d'eux avait avant la réunion, et en attribuant à elle-même le droit de faciliter la solution des questions politiques. Cette proposition de la Conférence, accueillie à la fois par le roi Guillaume et par le gouvernement provisoire de la Belgique, fut le premier anneau de cette chaîne de quatre-vingts protocoles qui devait, suivant l'expression de M. Nothomb, s'étendre autour de la révolution belge et l'envelopper.
En effet, le second protocole, arguant de l'acceptation du premier, déclara que cette acceptation (page 263) constituait un engagement envers les cinq puissances ; et, de ce jour, la médiation prit le caractère d'un arbitrage.
Cependant, si l'Europe pesait sur la Belgique, la Belgique, à son tour, pesait sur l'Europe. La révolution de Juillet venait d'ébranler le monde ; la paix ne tenait plus qu'à un fil, ce fil était dans les mains d'un petit peuple de quatre millions d'âmes ; il pouvait le rompre d'un coup de tête et amener une conflagration générale qui eût peut-être bouleversé le vieux système européen.
Cette perspective avait singulièrement exalté l'imagination d'une certaine partie des membres du Congrès belge. Quelques-uns, tels que MM. Gendebien et Seron, convaincus que la guerre était inévitable et que l'indépendance belge était impossible, voulaient qu'on décrétât de prime-abord la réunion à la France. Ceux-là du moins étaient logiques ; mais leur opinion était repoussée par les autres partisans du système belliqueux.
Ceux-ci proposaient de repousser l'intervention de la Conférence, de poursuivre à mort le duel avec la Hollande, et puis enfin de constituer la république belge, à la face et au milieu de l'Europe monarchique ; c'est à dire, qu'en cherchant l'indépendance, ils provoquaient la réunion à la France, le partage ou la restauration des Nassau.
L'esprit judicieux et net de M. Nothomb comprit à merveille tout ce qu'il y avait d'insensé et de chimérique dans de telles prétentions. Il comprit que la Belgique ne pouvait exister à la fois malgré la France et malgré l'Europe ; que si son existence était possible, (page 264) grâce à la position critique où se trouvaient la France et l'Europe, il fallait au plus vite profiter de cette situation accidentelle pour transiger avec tout le monde ; que cette transaction n'était possible qu’aux conditions suivantes : interdiction de toute hostilité propre à troubler la paix générale ; maintien du but des traités de 1815, c'est à dire du principe de l'indépendance belge ; renonciation à toute conquête sur la Hollande ; enfin, adoption du système monarchique constitutionnel.
Cet ordre d'idées, en dehors duquel il n'y avait que la guerre, dont le premier résultat eût été nécessairement l'anéantissement de la nationalité belge, trouva d'habiles et éloquents champions dans MM. Nothomb, Devaux, Lebeau, Rogier, Van de Weyer et quelques autres jeunes hommes, tous sortis de la presse libérale, presque inconnus la veille et appelés bientôt, par leur talent, à la direction des affaires ; leur système, soutenu avec autant d'énergie que de persévérance, prévalut dans le sein du Congrès, malgré les clameurs d'une minorité numériquement faible, mais fougueuse et redoutable par l'appui qu'elle trouvait dans la fermentation intérieure du pays. Nous sommes, je crois, en France, trop dédaigneux pour les hommes d'État belges. Si restreint que fût le théâtre de leur action, leur situation n'en était pas moins fort difficile et fort compliquée : il ne s'agissait pas seulement pour eux de changer une dynastie et de reformer une constitution ; il leur fallait créer à la fois une dynastie, une constitution, un peuple ; faire accepter à l'Europe cette triple création, et accomplir (page 265) tout cela sous le coup d'une agression permanente de la part du plus tenace des rois, soutenu d'abord non seulement par la Russie, l'Autriche et la Prusse, mais encore par l'Angleterre, qui lutta jusqu'au dernier moment pour le maintien d'un Nassau sur le trône belge. Restait l'appui de la France : elle le donna. Que son désintéressement fût sincère ou non, son appui fut réel et efficace. La Belgique a quelquefois oublié depuis, que si elle existe, c'est d'abord et avant tout à la France qu'elle le doit.
Cependant cet appui avait aussi son danger : ou la France entrerait franchement dans un système de patronage exclusif, et alors, au cas de guerre, c'était la réunion, au cas de paix, un acheminement à la réunion ; ou la France refuserait, à tort ou à raison, de se séparer de la Conférence, et dans ce cas, son patronage, utile comme préservation, devenait insuffisant pour fonder quelque chose de définitif et de durable.
Je voudrais pouvoir suivre pas à pas la diplomatie belge au milieu de toutes ces difficultés ; mais il me faudrait un volume, et d'ailleurs ce travail n'est plus à faire : il a déjà été fait d'une manière supérieure par M. Nothomb lui-même. L'Essai historique et politique sur la révolution belge, publié en 1833, et qui eut, dans une seule année, trois éditions, est un .des ouvrages les plus remarquables de notre époque. Le débat si compliqué entre la Conférence de Londres, la Belgique et la Hollande, y est exposé sous toutes ses faces et suivi dans tous ses incidents, depuis le premier protocole, du 4 novembre 1830, jusqu'au siège de la citadelle d'Anvers, en exécution du traité des vingt-quatre articles (page 266) (décembre 1832). La troisième édition contient un appendice où l'historique des négociations est continué jusqu'à la convention du 21 mai 1833, qui fonda, au profit de la Belgique, un statu quo de cinq ans. Il faut espérer que, dans une nouvelle édition, l'auteur suivra la question jusqu'à sa solution définitive, c'est à dire jusqu'au traité du 19 avril 1839. Cette production si distinguée d'un homme d'État de vingt-sept ans ne se recommande pas seulement par la science des faits, la perspicacité des vues et la logique des déductions ; c'est encore une œuvre de style à la hauteur de ce que nous possédons de mieux en ce genre. Les détails de diplomatie les plus arides prennent, sous la plume de M. Nothomb, une physionomie attrayante et vive ; le récit des négociations et des faits y est habilement mêlé de considérations générales pleines d'élévation, de pages éloquentes et chaleureuses sur le passé, le présent et l'avenir de la Belgique. L'intention de l'auteur est de prouver que la révolution belge, légitime dans son but, logique dans tous ses développements et glorieuse dans son dénouement, n'est pas un accident fortuit, produit par des circonstances particulières, mais bien plutôt le résultat historique et nécessaire d'un besoin de nationalité qui remonte à quatre siècles. On â accusé à ce sujet M. Nothomb, non sans quelque raison peut-être, de forcer un peu les faits à la manière des fatalistes, soit en présentant les diverses péripéties de la révolution actuelle comme une suite de nécessités invinciblement enchaînées les unes aux autres, soit en cherchant dans le passé des analogies douteuses et incomplètes entre les trois révolutions belges de 1565, de 1788 et (page 267) de 1830. On pourrait aussi désirer qu'en traitant de la question extérieure, à la vérité la plus importante, M. Nothomb eût glissé moins rapidement sur les questions d'organisation intérieure. Quoi qu'il en soit, ce bel ouvrage restera, car il brille à un haut degré par le double mérite du fond et de la forme, qui est admirablement française. Ce dernier mérite est d'autant plus remarquable qu'il est peu commun chez les écrivains belges ; c'est tout au plus si, dans le livre de M. Nothomb, on pourrait noter par-ci, par-là, deux ou trois mots qui sentent le terroir, comme « prétendument », par exemple, adverbe national dont les orateurs et les écrivains belges font une grande consommation, et qui n'est que « prétendument » français. A part ces quelques signes imperceptibles d'étrangeté, le style de ce livre est d'une lucidité, d'une élégance, d'une noblesse qui place l'auteur au niveau de nos premiers publicistes. M. Nothomb croit fermement, non seulement au droit, mais à l'avenir de la nationalité belge ; il ne nous appartient ni de discuter, ni de blâmer cette foi patriotique, car elle lui a inspiré les plus belles pages de son œuvre.
Je renverrai donc le lecteur à ce livre pour les détails, en m'efforçant de résumer succinctement la part prise par M. Nothomb à la constitution intérieure de son pays et aux transactions diplomatiques en vertu desquelles la nation belge est entrée dans le droit public européen.
Dès le 16 novembre 1830, le jeune membre du Congrès propose à l'assemblée d'adopter le plan suivant : (page 268)
1° proclamation de l’indépendance du pays ; 2° déchéance du roi Guillaume ; 2° adoption d’une forme de gouvernement ; 4° examen de la proposition d’exclusion de la maison d’Orange-Nassau. C’est, en effet, le plan qui fut suivi. Sur la question de la forme de gouvernement, M. Nothomb soutient avec éloquence la monarchie représentative, comme associant les idées de stabilité à celle de mouvement. Le 23 novembre, il vote pour l’exclusion de la maison d’Orange de tout pouvoir en Belgique ; le 17 décembre, il défend l’institution de deux chambres électives et également dissolubles ; le 22 décembre, sur la question capitale en Belgique, des rapports du pouvoir civil et du pouvoir religieux, M. Nothomb, bien qu’apparenté à la nuance libérale de l’Union, s’empresse de donner satisfaction au parti catholique, en soutenant le principe de la séparation absolue de la société civile et de la société religieuse, duquel principe il faut découler la liberté de conscience, celle de l’enseignement, celle de la prédication, l’abolition du placet, des bulles papales, des investitures royales, des concordats ; enfin, l’indépendance complète des deux pouvoirs, sans qu’aucun des deux puisse avoir de prise sur l’autre. Ce principe est très beau en théorie ; mais, quoi qu’en dise M. Nothomb, les deux pouvoirs ont trop de contact pour que l’application n’en soit pas fort difficile : le résultat l’a bien prouvé. Nous avons montré plus haut la polémique des partis établie aujourd’hui sur les conséquences de ce principe : les libéraux accusant les catholiques d’abuser de leur position pour établir la suprématie religieuse ; les catholiques accusant les libéraux de tendre à la (page 269) suprématie civile ; et M. Nothomb, actuellement chef d'un ministère soutenu par le parti catholique, est traité de renégat par ses anciens amis les libéraux, bien qu'il s'efforce avec beaucoup de peine de persister dans le principe adopté par tout le monde il y a douze ans.
Le 26 décembre, M. Nothomb reparut à la tribune pour exposer et défendre le principe de la liberté de la presse.
Le 31 janvier 1831, quand il fallut opter entre deux candidatures royales qu'on savait d'avance impossibles, M. Nothomb, comprenant très bien que la politique française était enore dans ce moment la meilleure ancre de salut, s'attacha à démontrer que l'élection ne devait pas être faite dans un sens antifrançais, et, se séparant sur ce point de plusieurs de ses amis, il vota pour le duc de Nemours contre le duc de Leuchtenberg ; le succès du premier candidat, obtenu, on le sait, à la majorité d'une voix, eut au moins ce résultat d'assurer à la Belgique la sympathie du gouvernement français.
Cependant, la situation s'empirait de plus en plus ; la nation ne trouvait pas de roi possible, et le provisoire la tuait en rendant de jour en jour plus critiques ses relations avec la Conférence de Londres, relations dont je vais parler tout à l'heure. Le gouvernement provisoire, qui avait jusqu'ici exercé le pouvoir exécutif, fut dissous le 23 février, et remplacé par une régence confiée au vieux baron Surlet de Chokier. M. Nothomb entra dans le premier ministère du régent, en qualité de secrétaire général au département des affaires étrangères, sous M. Van de Weyer. Ce (page 270) ministère ne dura qu'un mois, et M. Van de Weyer fut remplacé par M. Lebeau, appelé à former un nouveau cabinet, conjointement avec son ami, M. Devaux, nommé ministre d'État sans portefeuille. On décida que M. Nothomb, nécessaire aux affaires étrangères, conserverait son poste sous M. Lebeau ; et. ces deux hommes, aujourd'hui ennemis jusqu'à l'aigreur, alors amis, égaux de talent, dirigèrent la diplomatie belge pendant cette période critique qui se termina enfin par l'élection du roi Léopold et la première transaction avec la Conférence,. connue sous le nom de traité des dix-huit articles...
Je vais dire en peu de mots où en était la question diplomatique à cette époque.
Par son troisième protocole du 20 décembre 1830, la Conférence de Londres avait, malgré les protestations du roi Guillaume, reconnu en principe l'indépendance de la Belgique. Le principe posé, il s'agissait de stipuler les conditions de séparation des deux États. Il y avait là deux questions : 1° la question des limites territoriales ; 2° la question du partage de la dette commune aux deux peuples. Sur ces deux questions, les parties contendantes avaient des prétentions très difficiles à concilier. .
Ainsi, la Hollande demandait la division du territoire sur les bases de possession de 1790, et celle de la dette sur le pied de 1830. La Belgique, au contraire, voulait partager la dette sur le pied de 1790, et le territoire en partant de 1830. La Hollande disait : « Je veux avoir toutes mes anciennes frontières de 1790, mais je ne veux pas prendre la charge de toute mon ancienne dette. » La (page 271) Belgique répondait : « Je veux m'approprier une partie de l'ancien territoire hollandais, mais je ne veux supporter aucun des anciens engagements de la Hollande. »
La Conférence commença par trancher le différend au détriment de la Belgique et à l'avantage de la Hollande. Non contente de refuser à là Belgique la rive gauche de l'Escaut, qu'elle réclamait, à la vérité, sans motif plausible en droit, plus la partie du Limbourg hollandaise en 1790, et pour laquelle la Belgique invoquait la volonté des habitants et leur coopération à la révolution, elle lui refusa encore le Luxembourg, que la Belgique disait être belge et vouloir rester belge ; tandis que la Hollande et la Conférence prétendaient que si, en 1790, le Luxembourg avait fait partie de la Belgique, il formait, depuis le traité de 1815, un domaine séparé, possédé par les princes de la maison de Nassau à un titre différent des autres provinces belges et, comme tel, faisant partie de la Confédération germanique.
Quant au partage de la dette (Note de l’éditeur : Les arrangements financiers des bases de séparation n'étaient que proposés, à la différence des arrangements territoriaux, qui étaient imposés. (Essai, t. 1, p. 129.)), la Conférence se montra plus injuste encore : elle prétendit charger a priori la Belgique des 16/31 de l'intérêt de la dette générale, sans égard à la partie de cette dette contractée avant l'union des deux pays. Or, avant l'union, la dette hollandaise et la dette belge étaient dans la proporti0n de 43 à 2. Un tel arrangement était si favorable à la Hollande, que le roi Guillaume, oubliant sa protestation (page 272) antérieure, s'empressa d'adhérer aux bases de séparation ainsi posées. La Belgique, au contraire, réclama vigoureusement sur l'une et sur l'autre question ; et bien que, dans un protocole postérieur, la Conférence déclarât les arrangements irrévocables, le Congrès belge décida qu'il serait fait une protestation contre ces protocoles ; elle fut rédigée et soutenue par M. Nothomb, en qualité de rapporteur de la commission.
Les choses en étaient là quand MM. Lebeau et Devaux arrivèrent à la direction du pouvoir. La Belgique avait contre elle les cinq cours et la Hollande, alors unies, et son seul appui était dans la crise révolutionnaire de l'Europe, crise qui allait s'affaiblissant de jour en jour et ne pouvait tarder de la laisser, dans un isolement anarchique, exposée à la triple chance d'une soumission absolue aux décisions de la Conférence, d'un partage ou d'un retour à la Hollande. Les deux hommes d'État belges comprirent à merveille que le seul moyen de sortir de cette situation était de résoudre au plus vite la question dynastique et de trouver sur cette question une solution qui, en satisfaisant la Conférence, l'amenât à faire à une monarchie avouée par elle des concessions qu'elle refusait à un gouvernement provisoire. La conséquence de cette pensée fut l'élection du prince Léopold de Saxe-Cobourg, vivement soutenue par M. Nothomb, comme le préliminaire indispensable à l'ouverture de toute nouvelle négociation avec la Conférence. Cette élection eut lieu le 4 juin 1831, à la majorité de 152 voix sur 43, à la condition expresse « que le nouveau roi accepterait la Constitution et jurerait de maintenir l'indépendance et l'intégrité du (page 273) territoire ; » ce qui laissait intacte la question diplomatique. Le soir même, MM. Nothomb et Devaux partirent pour Londres en qualité de commissaires, et, forts de l'élection du prince Léopold, ils surent, par une argumentation très habile, due particulièrement à M. Nothomb, et que l'on peut voir exposée dans son livre, arracher à la Conférence la révocation de ce qu'elle avait déclaré irrévocable.
Sur la question de territoire, il fut obtenu : 1° que, l'affaire luxembourgeoise étant déclarée distincte de l'affaire belgo-hollandaise, la solution de cette première question devait être ajournée jusqu'après l'avènement du roi des Belges, avec faculté pour ce dernier d'obtenir du roi de Hollande la possession entière du Luxembourg moyennant des compensations ; 2° que, quant au Limbourg, la Belgique pourrait le conserver entier par l'échange, rendu facultatif, d'enclaves comprises .dans le territoire hollandais, mais qui n'appartenaient pas à la Hollande en 1790. Enfin, sur la question pécuniaire, les commissaires belges parvinrent à faire substituer, à la combinaison peu équitable de la confusion et du partage proportionnel de la dette, celle du partage d'après l'origine des diverses parties de cette dette ; c'est à dire, que chacun des deux États dut reprendre sa dette ancienne et partager seulement par moitié égale la portion de cette dette contractée pendant l'union.
Telles furent les bases du nouvel acte diplomatique connu sous le nom de traité des dix-huit articles, et destiné par la Conférence à former les préliminaires d'un traité de paix définitif entre les deux parties. (page 274) M. Nothomb s'empressa de rapporter au Congrès belge cette nouvelle décision de la Conférence, bien plus favorable que la première. Le roi Léopold ayant déclaré ne pouvoir accepter la couronne qu'après l'adoption des dix-huit articles par le Congrès, cette assemblée les adopta le 9 juillet, après une discussion orageuse, où brillèrent MM. Lebeau et Nothomb. L'acceptation fut notifiée à la Conférence, le prince Léopold se rendit à Bruxelles où il fut inauguré roi, et reçut des mains de M. Nothomb, secrétaire du Congrès, la formule du serment constitutionnel.
Dans la discussion des dix-huit articles, M. Lebeau, plus particulièrement en butte aux haines du parti belliqueux, ayant déclaré sa résolution de sortir du cabinet, quel que fût le résultat de la discussion, céda après son triomphe le portefeuille des affaires étrangères à M. de Muelenaere ; mais le système politique restant le même, il fut décidé que le jeune secrétaire général garderait le poste où il avait été si utile.
La Belgique avait d'abord protesté contre les premiers actes de la Conférence ; ce fut le tour du roi de Hollande de protester contre les dix-huit articles, et, non content de protester, il résolut d'appeler à son aide la logique si puissante des faits accomplis ; cela lui réussit à merveille. Exaltés par leurs victoires de septembre, les Belges se croyaient si supérieurs aux Hollandais, qu'ils n'avaient pris nul souci de leur organisation militaire. Leur armée révolutionnaire était livrée à l'indiscipline et au désordre le plus complet, et la forfanterie nationale était portée à un point tel, que, quelques mois avant l'invasion hollandaise, (page 275) M. Nothomb, insistant sur la nécessité d'une bonne organisation de l'armée, et s'étant permis de dire que, s'il était persuadé du courage de .ses compatriotes, il n'était pas pour cela convaincu que les Hollandais fussent des lâches, vit cette assertion accueillie par des murmures violents et presque universels.
Cette disposition des esprits eut de funestes résultats ; surprises par l'attaque imprévue des troupes hollandaises, les blouses belges furent mises en pleine déroute. Le prince d'Orange, vainqueur à Louvain, s'avançait rapidement sur Bruxelles, quand l'arrivée de l'armée française ; commandée par le maréchal Gérard, le força de rétrograder. Mais cet échec militaire porta un rude coup à la diplomatie belge.
La plupart des espérances contenues dans les dispositions préliminaires des dix-huit articles s'évanouirent ; une agression déloyale, mais heureuse, fit de nouveau pencher la balance en faveur de la Hollande. De nouvelles négociations furent ouvertes ; M. Nothomb, envoyé à Londres en mission spéciale, s'efforça, mais en vain, de lutter contre ce fâcheux précédent. Les prétentions des deux parties ne laissant à la Conférence aucun espoir de conciliation, elle résolut de trancher hardiment les difficultés, et rédigea le fameux traité du 15 novembre 1831., dit des vingt-quatre articles, qui stipulait des arrangements définitifs. Cette troisième décision de la Conférence était une espèce de juste-milieu entre la première et la seconde ; plus favorable à la Belgique que l'une, elle était plus défavorable que l'autre. Par la première, la Belgique se voyait menacée de perdre tout le Luxembourg ; par la seconde, elle (page 276) conservait l'espoir de le garder tout entier ; la troisième lui enleva toute la partie allemande de cette province, en ne lui laissant que la partie wallonne. Quant à la partie du Limbourg que les dix-huit articles lui laissaient la faculté de conserver moyennant l'échange des enclaves, la Belgique dut y renoncer ; le traité des vingt-quatre articles lui enleva la rive droite de la Meuse, à titre de compensation pour la partie du Luxembourg qu'il lui laissait. Enfin, sur la question de la dette, le traité du 15 novembre en fixait le chiffre en partant du principe posé dans les dix-huit articles, mais il y ajoutait, à la charge de la Belgique, une indemnité de 600,000 florins de rente en faveur de la Hollande (Note de l’éditeur : Il eût été plus exact de dire que le traité du 15 novembre avait fixé la quote-part de la Belgique à 8,400,000 florins de rente annuelle en y comprenant 600,000 florins pour les avantages de navigation et de commerce. (Essai, t. I, p. 257.)). Cependant le Congrès s'était dissous aussitôt après l'inauguration du Roi. Des élections générales eurent lieu pour la formation des deux Chambres ; M. Nothomb fut nommé membre de la Chambre des représentants par le district d'Arlon, et bientôt s'ouvrit l'importante discussion sur la question de savoir si la Belgique devait ou plutôt pouvait repousser le traité définitif qu'on lui imposait. M. Nothomb, qui était revenu de Londres avec la conviction que la Belgique était menacée d'un partage en cas de résistance, et qui était parvenu à faire détacher Arlon de la partie allemande déjà désignée pour rester au roi de Hollande, déclara que comme Luxembourgeois il ne pouvait accepter un acte qui démembrait sa province natale, (page 277) mais que comme Belge il ne pouvait rejeter un acte qui constituait la Belgique ; que, dans cette position, il croyait devoir s'abstenir de voter ; mais il entra dans des considérations générales très étendues, à l'effet de prouver que l'indépendance belge n'était possible que par la voie diplomatique. Ce discours remarquable fit une grande sensation et ne contribua pas peu à l'adoption du traité.
Voulant de plus atténuer de tout son pouvoir le mal que ce traité devait produire, il présenta une proposition tendant à assurer aux populations limbourgeoises et luxembourgeoises destinées à être abandonnées les moyens de s'établir en Belgique.
Cependant Guillaume n'était pas encore content des vingt-quatre articles ; sa victoire de .Louvain ne lui semblait pas assez bien payée. Arguant sans cesse des premières bases de séparation, il n'en voulait. point démordre, refusait de ratifier le traité et persistait à occuper une portion du territoire assigné à la Belgique. Je n'entrerai pas ici dans le détail des faits qui obligèrent la France et l'Angleterre à adopter des mesures coercitives contre le plus entêté des Nassau passés, présents et futurs, et à le faire déguerpir par la force de la citadelle d'Anvers ; mesures dont le résultat fut une convention provisoire, en vertu de laquelle Guillaume, espérant toujours, et sans renoncer à ses prétentions, consentit à un statu quo qui laissa pendant cinq ans la Belgique en possession entière des territoires démembrés, jusqu'au moment où, cédant enfin aux plaintes que les charges toujours croissantes des impôts et l'incertitude de l'avenir suscitaient parmi ses sujets, (page 278) l’opiniâtre monarque se décida enfin à donner son adhésion au traité du 15 novembre. .
Pendant ces cinq ans, la question diplomatique se trouvant ainsi ajournée par le fait de Guillaume, M. Nothomb ajouta, comme administrateur, des titres nouveaux à ceux qu'il avait déjà conquis comme diplomate et homme d'Etat, en même temps que dans toutes les questions de principes il se montrait un des orateurs les plus brillants du parti libéral modéré, en même temps qu'il défendait M. Lebeau contre les attaques de l'opposition avec une éloquence proportionnée. à la vivacité de l'attaque ; chargé pendant trois ans et demi du portefeuille des travaux publics, il déployait dans cette partie de l'administration un rare talent d'exécution et une activité prodigieuse.
Quand on pense au vaste et magnifique réseau de chemins de fer, qui en si peu de temps a couvert ce petit royaume de Belgique, aux routes, aux canaux, aux desséchements des polders, aux tunnels, aux aqueducs, aux ponts, enfin à toute la masse de travaux d'utilité publique de toute espèce que ce peuple nouveau-né est parvenu à exécuter si rapidement avec un si mince budget, on est forcé d'avouer que sur ce point-là du :moins la Belgique nous éclipse, et que nos grands hommes d'Etat ne feraient peut-être pas mal d'aller prendre quelques leçons d'économie politique auprès de ces petits ministres qui, avec très peu d'argent, trouvent le moyen d'accomplir de très grandes choses. M. Nothomb peut être considéré comme un des représentants les plus éminents de ce beau côté du gouvernement belge ; j'ai là sous la main des volumes de rapports (page 279) présentés par lui aux Chambres relativement à des entreprises d'utilité publique : c'est d'une clarté, d'une netteté, d'une précision à faire plaisir, et quand on compare cela à d'autres discours prononcés par le même homme sur les plus vastes questions politiques ; discours où se retrouvent ces mêmes qualités rehaussées d'un caractère très remarquable d'élégance dans la forme et d'élévation dans l'idée, il est impossible de se refuser à reconnaître à M. Nothomb un talent de premier ordre.
La brusque adhésion du roi Guillaume au traité des vingt-quatre articles, adhésion notifiée à la Conférence le 14 mars 1838, vint mettre à une rude épreuve l'énergie et le talent de M. Nothomb. Sept années de possession provisoire avaient habitué la Belgique à l'idée qu'elle garderait le Luxembourg et le Limbourg ; on ne pensait déjà plus à ce fatal traité ; on avait la conviction que le statu quo ne serait qu'un acheminement à une transaction pécuniaire, en vertu de laquelle on éviterait le démembrement odieux de deux provinces belges, lorsque éclata, comme un coup de foudre, la nouvelle que Guillaume réclamait l'exécution d'un traité par lui repoussé durant sept ans. Cette nouvelle produisit une irritation universelle, et l'opinion publique se prononça avec une ardeur extrême contre l'exécution du traité. On en vint à se persuader que la résistance passive du roi Guillaume était un motif suffisant pour autoriser la Conférence et la Belgique à renier leurs signatures respectives et à revenir sur le traité tout entier. Suffisait-il à Guillaume de dire : « J'accepte, » après avoir, par son refus d'accepter, forcé (page 280) pendant si longtemps la Belgique à maintenir sur pied une armée hors de toute proportion avec ses ressources financières, et la Belgique n'avait-elle pas des répétitions à exercer de ce chef ? De plus, une étude approfondie de la dette hollando-belge avait fait découvrir des erreurs graves commises au préjudice de la Belgique dans les calculs de la Conférence. Ce fait n'entraînait-il pas la nécessité d'une révision ? Telles furent les deux questions soulevées et agitées avec ardeur par toute la presse belge.
La position du ministère, dont faisait partie M. Nothomb, devint très difficile ; il était lui-même divisé sur la question. Les uns partageaient toutes les espérances de l'opinion ; ils pensaient. qu'en prenant l'attitude de la résistance, la Belgique obtiendrait une révision complète du traité ; les autres, et c'était la majorité du cabinet, ne conservaient aucun espoir sur la question territoriale ; mais, comme ils espéraient obtenir de la Conférence une solution plus favorable sur la question de la dette, ils n'osaient ni provoquer une dislocation ministérielle qui eût compromis le sort des négociations, ni déclarer ouvertement que la question territoriale leur paraissait perdue ; car c'eût été se priver du secours de l'opinion, utile auxiliaire pour obtenir de meilleures conditions, au moins quant à la dette (Note de l’éditeur : La quote-part de la dette fut, en effet, réduite à cinq millions de florins, avec remise des arrérages.). Dans cette situation, le ministère prit le parti de se maintenir, de laisser d'abord le mouvement de l'opinion suivre son cours, les conseils provinciaux et communaux, le public, la presse et les Chambres se prononcer avec unanimité contre tout démembrement du Luxembourg et du Limbourg ; et tandis qu'il sollicitait de toutes ses forces auprès de la Conférence, réunie de nouveau à Londres, .et qu'il ne parvenait qu'avec la plus grande peine à faire prendre en considération la demande relative à la révision de la dette, il plaçait dans le discours de la couronne, prononcé à l'ouverture de la session de 1839, ces fameux mots de « persévérance et courage » qui lui ont été tant reprochés depuis par l'opposition.
Cependant la Conférence poursuivait de son côté ses opérations ; heureuse de trouver enfin l'occasion de se débarrasser, une fois pour toutes, de cette éternelle question belge, qui depuis huit ans tenait en suspens la paix du monde, elle repoussait nettement et obstinément toute prétention des négociateurs belges à une révision sur la question de territoire, et leur faisait valoir comme une très grande faveur la réduction de la dette. Ouvertement repoussée dans ses prétentions, non seulement par l'Autriche, la Russie et la Prusse, mais encore par les cabinets de France et d'Angleterre, la Belgique espérait beaucoup de l'opinion dans ces deux pays ; mais, à Londres comme à Paris, la lutte politique intérieure absorbait tous les esprits, et dans les deux tribunes il fut à peine prononcé quelques paroles de sympathie qui restèrent sans écho. Alors seulement la portion modérée des Chambres et de la nation commença à s'habituer à l'idée qu'il faudrait se résigner à l'exécution du traité ; les deux membres du cabinet belge qui s'étaient prononcés par la résistance se retirèrent et, le moment étant jugé trop critique (page 282) pour songer à la recomposition d'un cabinet, les trois ministres restants se partagèrent provisoirement les attributions de leurs deux collègues.
Cependant, quand le moment solennel de la discussion arriva, quand le traité, modifié par la Conférence et notifié par elle au gouvernement belge, dut être soumis à l'acceptation des Chambres, l'opposition était encore formidable. Le cri de trahison retentissait non seulement dans la rue et dans la presse, mais encore en pleine tribune, et c'est au milieu de toutes ces fureurs déchaînées que les trois hommes formant le ministère, et appartenant tous trois, soit par leur mandat, soit par leur naissance, aux deux provinces démembrées, durent soutenir la nécessité de subir les décisions de la Conférence. Les trois discours prononcés durant cette longue et orageuse discussion par M. Nothomb, principal organe du ministère, le placent au rang des bons orateurs de notre temps ; ce sont de vrais modèles de dialectique et d'éloquence parlementaire. Reprenant un à un tous les arguments des adversaires du traité, dont il déplore plus que personne la nécessité, il les résume de force en un seul, la guerre, et même la guerre immédiate.
« La guerre immédiate ! s'écrie l'orateur. Je suis embarrassé de définir ce système, bien que ce soit, hors le parti de la paix, le seul logique. La guerre ! et contre qui ? la guerre ! et avec quelles chances de succès ? La guerre ! et par quels moyens ? Vous avez contre vous la Hollande, contre vous la Confédération germanique, contre vous les cinq grandes puissances. A qui de préférence déclarerez-vous la guerre ? Vous vous jetterez dans le Brabant septentrional ; vainqueurs, il vous restera encore à vaincre la Confédération germanique et à faire reconnaître le résultat de votre victoire (page 283) par les cinq puissances. Vous vous jetterez dans les provinces rhénanes ; vainqueurs, il vous restera encore à vaincre la Hollande et à. faire reconnaître les résultats de votre victoire par les cinq grandes puissances. Entreprendre une guerre agressive, de quelque côté que ce soit, c'est vous précipiter dans les aventures et vous mettre au ban de l'Europe. Pour tenter de ces .choses comme assemblée nationale, il faut s'appeler la Convention ; pour faire de ces choses comme prince, il faut s'appeler Napoléon ; et quand on ne réussit pas, on s'appelle dans l'histoire le Congrès belge de 1789. »
Tout le reste de ce discours est de même ton, de même forme, et la péroraison est plus belle encore.,..
La grande question diplomatique se trouvant enfin résolue par l'adoption définitive du traité, M. Nothomb reprit avec plus d'activité que jamais sa tâche de ministre des travaux publics. Le cabinet de Theux, dont il faisait partie, ayant été, comme je l'ai dit en commençant, renversé au mois d'avril 1840, sur une question incidente, M. Nothomb fut nommé envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la Confédération germanique. Le cabinet Lebeau fut dissous à son tour, et M. Nothomb forma, le 13 avril 1841, le ministère qui porte son nom.
J'ai déjà parlé de sa position vis à vis de ses anciens amis politiques, MM. Devaux, Lebeau, Rogier, aujourd'hui chefs de l'opposition, et qui l'accusent d' avoir changé de drapeau, tandis qu'il prétend, au contraire, que ce sont eux qui ont abandonné l'ancien drapeau catholico-libéral pour adopter un libéralisme exclusif. Le fait est que M. Nothomb a toutes les peines du monde à se maintenir sur le terrain pacifique de l'union dont les deux partis semblent aujourd'hui de plus en (page 284) plus disposés à s'éloigner (Note de l’éditeur : Cette défiance mutuelle des deux partis s'est manifestée surtout dans la longue discussion de l'importante loi sur l'instruction primaire, discussion à laquelle M. Nothomb, en sa qualité de ministre, a pris une part très active, en continuant son rôle de conciliateur. Au fond, la loi est évidemment une conception catholique ; le parti libéral est parvenu à y introduire quelques modifications, mais en général il a été vaincu dans la lutte. Ce qui ne l'a pas empêché d'accepter le triomphe de ses adversaires avec une bonne grâce qui fait honneur à sa modération ; car la loi si vivement discutée à la Chambre des représentants a été votée par elle à l'unanimité, moins trois voix. Au Sénat, le vote a été unanime. (Note de M. de Loménie)
La loi du 23 septembre 1842 n'est qu'une conception constitutionnelle nécessaire en présence de la liberté de l'enseignement, des droits de la famille, de l'indépendance de la commune et de celle du clergé ; elle a survécu depuis 33 ans à tous les changements ministériels. Elle est si peu une conception de l’épiscopat belge, qu'il a fallu une injonction du pape Grégoire XVI pour lui assurer le concours ecclésiastique qu'elle implique. (Voyez TH. JUSTE, Biographie du baron Nothomb. 1874, p. 102.)
On reproche à M. Nothomb d'avoir livré aux évêques l'instruction primaire ; le fait est qu'il l'a empêchée de passer constitutionnellement sous leur influence exclusive. Se prévalant de leur indépendance et de la liberté d'enseignement, ils étaient en train de fonder partout des écoles assurées de la confiance des populations surtout dans les campagnes et les petites villes ; c'est ce qui les a fait hésiter, à la suite du vote ; il n'a rien moins fallu que l'intervention énergique du nonce Fornari ; par leur acquiescement, ils ont suspendu l'exercice de leur droit en se contentant du concours religieux à prêter à certaines conditions conciliables avec la dignité du pouvoir civil. Ils étaient convaincus qu'ils faisaient un grand sacrifice. Si l'arrangement intervenu en 1842 est résilié, à moins qu'on ne modifie à leur détriment ou qu'on ne violente plusieurs dispositions constitutionnelles, ils reprendront leur droit ; ils se retrouveront dans la position où ils étaient avant 1842 ; l'autorité civile réduite à elle-même aura à soutenir une concurrence, impossible partout où les populations seront restées croyantes. Le législateur qui révoquera cette loi n'aura rien fait s'il ne rend obligatoire la fréquentation de l'école purement civile, en portant atteinte à la dépendance du clergé et à celle de la commune, ainsi qu'aux droits des familles. On peut déplorer cette double indépendance, mais elle forme avec la liberté d'enseignement et le droit d'association une des bases du droit public interne belge. Ce n'est pas M..Nothomb qu'il faut accuser, c’est à la Constitution de 1831 qu'on doit s'attaquer si l'on ne veut donner le spectacle coûteux d'écoles civiles désertes ; les populations attachées à leurs croyances subviendront forcément aux frais de l’école civile répudiée par elles et librement à ceux de l'école offrant des garanties religieuses. Le rationalisme qui entreprendra d'altérer la loi de 1842, tout en respectant la Constitution, s'engagera dans une lutte qui ne peut avoir d'autre issue qu'une transaction ; or, cette transaction existe, c'est cette loi. Aucune transaction cependant ne conserve son caractère qu'au prix d'une modération réciproque. Nous n'admettons pas l'hypothèse d'une révision de la Constitution entreprise contre le clergé, la famille, la liberté d'enseignement et le droit d'association ; ce serait la destruction de la Belgique même. L'art de gouverner consiste non à médire de la Constitution, mais à savoir vivre avec elle. La loi de 1842 n'est pas l'œuvre d'un clérical, mais celle d'un homme politique qui cherche à reconquérir pour l'autorité civile une position qui n'est pas restée entière devant la Constitution. Sans cette loi, l'épiscopat se serait rendu, sans partage, maître de l'enseignement primaire. Elle sera surtout bien comprise après qu'on aura commis la faute de l'abroger.
Les adversaires de la loi sont parvenus à la décrier surtout à l'étranger, en affirmant que l'inspection tout entière est attribuée au clergé, tandis qu'en effet elle se réduit pour lui à l'enseignement religieux ; c'est le moins qu'on pût lui accorder en sollicitant son concours que la Constitution ne permettait pas d'exiger ; l'inspection en général, l'inspection scientifique spécialement et l'administration sont du ressort civil, ainsi que le droit de nomination. C'est ce que reconnaîtront tous ceux qui se donneront la peine de lire le texte de la loi. Le délégué de l'évêque n'est même admis à exercer l'inspection religieuse qu'après avoir obtenu du ministre de l'intérieur ce que M. Nothomb a appelé un exequatur.
Enfin, il en est qui se résignent à réclamer le concours du clergé, mais non à titre d'autorité, formule inventée pour exciter les susceptibilités des partisans du pouvoir civil ; c'est à dire que la place du clergé dans l'école ne sera plus marquée de droit. Il sera appelé, toléré si sa présence est utile.
Il est douteux que cette position puisse convenir à un clergé déclaré indépendant par la Constitution et qui a la ressource de fonder lui-même des écoles en dehors de toute action civile. Avant et même après le vote de la loi, les évêques ont dit au gouvernement : « Nous pouvons fonder des écoles sans vous et qui seront fréquentées ; vous ne pouvez en fonder sans nous qui ne soient désertées. » La situation est-elle changée ?
La loi de 1842 n'a pas été imposée à M. Nothomb, comme paraît le croire M. de Loménie ; après s'être mis d'accord avec la section centrale, il a défendu le projet de haute main, écartant, à droite comme à gauche, les propositions qui auraient dénaturé sa pensée. (Note de la 4e édition.) ; les libéraux le renient parce que les catholiques le soutiennent, et les catholiques (page 285) le soutiennent parce que les libéraux le renient. Quant à lui, il répète sans cesse qu'il n'est ni catholique (page 286) ni libéral, et ne veut d'autre appui que celui des hommes modérés des deux nuances...
(Extrait de : E. DE BORCHGRAVE, dans Biographie nationale de Belgique, t. XX, 1899, col. 910-934)
NOTHOMB (Jean-Baptiste, baron), homme d’Etat, diplomate, écrivain, né le 3 juillet 1805, à Messancy, village de l’arrondissement d’Arlon, mort à Berlin, le 16 septembre 1881. Après de brillantes études à l’athénée de Luxembourg, il fit son droit à Liège, où il fut le condisciple de Charles Rogier, de Paul Devaux et de Charles Lebeau. A cette époque déjà, il manifestait une prédilection toute particulière pour l’histoire et la politique, suivant avec un vif intérêt les débats parlementaires en Angleterre et en France. Après avoir obtenu son diplôme de docteur en droit, il partit pour Bruxelles où il rédigea, en 1830, pour le Courrier de l’Escaut, les rapports des séances des états généraux, se distinguant par une grande clarté et une modération voulue dans l’appréciation des questions difficiles.
La situation était tendue. Les innovations de Guillaume Ier, particulièrement sur le terrain religieux, remuaient profondément les esprits.
Catholiques et libéraux s’étaient alliés pour faire de l’opposition et leur parti était devenu puissant malgré les concessions tardives faites par le gouvernement. Toutefois, au commencement de 1830, la majorité ne songeait pas encore au renversement de la dynastie et à la création d’un Etat indépendant. Nothomb lui-même ne désirait pas la séparation, il ne poussait pas à des moyens extrêmes lorsqu’il défendait dans le Courrier des Pays-Bas, les droits des provinces méridionales.
Aussi la révolution du 25 août le surprit-elle pendant qu'il passait ses vacances à Luxembourg. La révolution de juillet avait eu son écho à Bruxelles, et le soulèvement de la capitale était devenu bientôt général, malgré les efforts du pouvoir pour l'étouffer. Toute réconciliation était devenue impossible. Un gouvernement provisoire étant établi, la séparation s'annonçait comme un fait inéluctable.
Nommé, malgré sa jeunesse, membre de la commission chargée d'élaborer la constitution de la Belgique, il fut élu, par trois circonscriptions, député au Congrès national et opta pour celle d'Arlon, qu'il représenta pendant dix-huit ans. Secrétaire du Congrès, il devint aussi membre du Comité diplomatique installé le 19 novembre 1830 par le gouvernement provisoire. Il y révéla des aptitudes remarquables pour la diplomatie ; mais il ne borna pas son activité au cercle restreint des négociations. Il rehaussa le travail de cabinet par son éloquence au sein des débats agités du Congrès, où la clarté de ses exposés, sa logique serrée, un coup d'œil toujours juste et des épigrammes bien dirigées gagnaient aussitôt ses auditeurs.
Tout en déclarant que les provinces belges devaient former un Etat indépendant, le gouvernement provisoire n'avait pas décidé quelle en serait la forme. Les uns se voulaient jeter dans les bras de la France, les autres rêvaient une république analogue à celle de la Suisse. Nothomb se prononça énergiquement contre ces deux projets. D'une part, opinait-il, les grandes puissances ne verraient pas d'un regard favorable la Belgique se réunir à la France ; d'autre part, il était convaincu que le régime républicain conduirait au militarisme. Il se montra tout aussi hostile à la candidature du prince d'Orange. En réalité, les puissances du nord, reconnaissant qu'une réconciliation était impossible, tentèrent de conserver du moins la Belgique à la dynastie en la laissant sous la domination du roi Guillaume. Lord Palmerston alla même jusqu'à proposer de donner le Luxembourg à la Belgique si elle reconnaissait le prince. Cette question du Luxembourg ne pouvait que plaire à Nothomb, qui avait rédigé, en 1830, le décret par lequel le gouvernement provisoire cherchait à étendre son pouvoir sur cette province, et il l'avait même défendue à la tribune contre Bignon qui, à la Chambre française, avait traité ce projet « d'usurpation ».
Toutefois, il ne se faisait pas d'illusion ; il se persuadait que les événements avaient déjà rendu impossible cette solution dynastique. Aussi, dans la séance du 23 novembre, il exposa que ni le prince d'Orange, ni tout autre membre de sa dynastie ne pouvait reconnaître de bonne foi les événements accomplis et que, tout au contraire, la déclaration de l'indépendance impliquait l'exclusion de la maison d'Orange et la séparation avec le peuple hollandais. Il termina en conseillant de rompre les négociations par une déclaration rapide et décisive.
Il ne se trompait pas. La révolution polonaise ayant éclaté, la Russie, la Prusse et l'Autriche prirent tout à coup à notre égard une attitude peu bienveillante, et le prince de Metternich disait : « Comme Tallevrand, ambassadeur de France à Londres, a promis formellement qu'il ne cherchera ni à annexer, ni à révolutionner la Belgique, ni à en faire une secondogéniture, eh bien ! il faut l'abandonner à son sort ».
Le 20 décembre, la Conférence de Londres déclara que les événements des derniers mois ayant prouvé que la fusion projetée des deux parties des Pays-Pas n'avait pas réussi, le but de cette union était manqué, que, par conséquent, il fallait chercher à l'atteindre par d'autres moyens, en conciliant la future indépendance de la Belgique avec les traités, les intérêts et la sécurité des autres puissances, ainsi qu'avec le maintien de l'équilibre européen.
Le roi Guillaume protesta, mais en vain, la question principale était résolue
Le 20 janvier 1831, la conférence tomba d'accord sur les bases de la séparation de la Belgique et de la Hollande, régla la question territoriale d'après le statu quo de 1790, l'exception faite du Luxembourg, qui était donné au roi des Pays-Bas comme compensation pour ses anciennes possessions de Nassau. La Belgique fut déclarée Etat neutre. La Belgique protesta contre cette entente qui lui enlevait le Luxembourg. La déclaration du Congrès, rédigée par Nothomb, contestait qu'une puissance quelconque eût le droit de fixer les frontières de la Belgique sans l'assentiment de sa représentation nationale. Mais l'Angleterre s'en tint au protocole du 20 janvier 1831. Talleyrand chercha vainement à satisfaire l'ambition timide de Louis-Philippe. Palmerston tint ferme et Casimir-Perier finit par se convaincre qu'il fallait renoncer à caresser des projets chers à son souverain, si l'on ne voulait pas courir les risques d'une guerre avec l'Angleterre.
Le projet de Talleyrand d’installer le roi de Saxe à Bruxelles ayant été repoussé ainsi que la proposition de Louis-Philippe de donner la couronne à un de ses neveux, prince Napoléonien, deux candidatures se trouvèrent en présence : celle du duc de Leuchtenberg et celle du duc de Nemours. Nothomb pensait que l'une et l'autre étaient impolitiques mais, comme il ne pouvait voter pour le prince de Leuchtenberg sans s'aliéner gratuitement la France, il vota pour le duc de Nemours.
Toutefois, quelques jours auparavant, la Conférence de Londres avait exclu tous les princes des cinq grandes puissances, et Louis-Philippe, en présence de l'attitude menaçante de l'Angleterre, se vit obligé à renoncer pour son second fils à la couronne de Belgique.
On songea alors à instituer une régence, et le prince de Ligne ayant refusé de l'accepter, le baron Surlet de Chokier fut élu régent. Nothomb fut aussitôt nommé secrétaire général du ministère des affaires étrangères, poste qu’il occupa jusqu’en 1837 et dans lequel il déploya une activité diplomatique des plus importantes.
Il vit que la Belgique se trouvait dans une impasse. La conférence n'avait pas consenti à prendre connaissance de la protestation belge contre l'amputation du Luxembourg, Louis-Philippe avait été obligé de refuser son consentement à la nomination du duc de Nemours. Le 10 mars, le régent avait publié une proclamation énergique, déclarant que la nation saurait terminer, malgré le protocole de Londres, la révolution commencée à l'encontre des traités de 1815 et maintenir la protestation de ses représentants. Palmerston refuse de recevoir le plénipotentiaire belge, déclare que les décisions du 21 janvier sont irrévocables et qu'il serait inutile de négocier touchant le choix d'un souverain aussi longtemps que les Belges n'auraient pas renoncé à leurs prétentions.
Nothomb reconnut que pour arriver à un résultat utile, il fallait traiter conjointement les deux questions : sans une entente avec la conférence, on s'exposait à rétrograder plutôt qu'à avancer, et la prolongation du provisoire était grosse de périls.
Il fallait donc résoudre sans retard la question dynastique et chercher, en même temps, à obtenir une modification des décisions du congrès du 20 janvier.
Déjà, dès novembre 1830, l'attention du comité diplomatique s'était dirigée sur la personne du prince Léopold de Saxe-Cobourg, veuf de la fille unique de Georges IV, qui avait, après de longues hésitations, refusé la couronne de Grèce. Mais, à cette .époque, on pensait encore à s'appuyer sur la France par la nomination du duc de Nemours, et, de son côté, Wellington, blessé du refus du prince Léopold d'accepter la couronne de Grèce, n'avait pas perdu tout espoir de maintenir la dynastie d'Orange.
Toutefois, on vient de le voir, les choses avaient changé d'aspect. Palmerston qui, en jugeant le prince par son passé, devinait en lui un allié, était tout disposé à consentir à un mariage de celui-ci avec une fille de Louis-Philippe, afin d'obtenir l'assentiment de la France. Des ouvertures ayant été faites en ce sens à Paris et accueillies favorablement, les deux puissances s'assurèrent de leurs dispositions réciproques et le prince fut pressenti.
Prudent non moins que perspicace, il posa pour condition première à sa candidature qu'elle servît à amener une entente entre la Belgique et les grandes puissances. A cet effet, il fallait avant tout arriver à un accord sur la question des frontières et sur celle de la Dette publique, de façon que l'Europe pût reconnaître la Belgique et son roi. Malgré tous les efforts des Belges pour que le prince acceptât immédiatement, il maintint ses conditions. Nothomb les trouvait fort justes, car si le prince était arrivé à Bruxelles avant qu'une entente eût abouti, la conséquence en effet été, selon son énergique expression, " qu'il n'y aurait eu qu'un révolutionnaire de plus".
Le 25 mai, Nothomb et quatre-vingt-quatre autres députés proposèrent le prince comme roi et, trois jours après, ils offrirent d'entrer en négociation avec la conférence au sujet des territoires en litige sur la base d'une indemnité financière, afin de rendre possible l'acceptation du prince.
Le 2 juin, le projet fut voté à une grande majorité et, le 4, le prince Léopold fut élu roi des Belges. Dès lors, il ne s'agissait plus que de faire reconnaître l'élection par les grandes puissances : Nothomb et Devaux furent délégués dans ce but à Londres. Le gouvernement voulait y envoyer en même temps la députation du congrès chargée d'annoncer l'élection au prince ; mais, guidé par son tact habituel, Nothomb s'y opposa, déclarant qu'il fallait que les négociations eussent abouti avant que la députation pût être reçue officiellement.
Aussitôt après l'élection du prince, Nothomb lui avait envoyé un mémoire, lui exposant comment il jugeait que l’affaire devait être conduite. Lorsqu’il fut reçu avec Devaux, le prince leur demanda s'ils avaient un plan, à quoi Nothomb répondit affirmativement en lui développant ses vues. Le prince, qui avait pris des notes pendant l'exposé, les invita à revenir le lendemain, et lorsqu'il les revit, il dit à Nothomb qu'il comprenait maintenant le mémoire qu'il avait reçu et qu'il jugeait possible d'atteindre le but. Il les engagea alors à se mettre d'accord avec les membres de la conférence, et tout d'abord avec lord Palmerston, auquel il les avait annoncés.
Les pourparlers commencèrent aussitôt avec lord Palmerston, le baron de Bulow et. M. de Wessenberg. Malgré la présence des plénipotentiaires hollandais à Londres, les négociations furent tenues si secrètes qu'ils n'en eurent pas connaissance. Grâce à la coopération du prince, il fut possible d'apporter des modifications importantes et avantageuses aux « Bases de séparation » de janvier. Enfin, le 25 juin, la rédaction finale fut arrêtée entre le prince, lord Palmerston et les deux commissaires. Le lendemain, la conférence accepta ce résultat.
Nothomb avait été l'âme de ces négociations : connaissant à fond le développement historique des questions en litige, il convainquit les membres de la conférence de l'impossibilité de mettre à exécution les décisions de janvier. C'est à lui que revient surtout l'honneur d'avoir fait accepter les XVIII articles. Leur avantage pour la Belgique consistait principalement en ce que la question du Luxembourg, écartée provisoirement, restait ouverte, tandis que le statu quo favorable à la Belgique était maintenu jusqu'à ce qu'intervînt une entente avec la Hollande et la Confédération germanique, les prétentions de la Belgique, d'après l'uti possidetis de 1790, sur les anciennes possessions étrangères enclavées alors dans la république batave étant reconnues, ce qui permettait d'échanger éventuellement contre celles-ci tout ou partie de la province de Limbourg.
Quant à la Dette publique, les XVIII articles posèrent le principe équitable en soi et favorable à la Belgique, que chacun des deux pays aurait à porter les charges acceptées pendant la communauté et que les dettes contractées alors seraient réparties dans une juste proportion.
Le 29 juin au soir, le prince Léopold reçut la députation du Congrès. Il déclara que, aussitôt que celui-ci aurait sanctionné les XVIII Articles, il accepterait la couronne et se rendrait en Belgique.
Grande fut la surprise du gouvernement provisoire en apprenant les résultats obtenus. On assure que lorsque Nothomb donna lecture des XVIII articles, le ministre de la justice, Barthélemy, s'écria : " C'est plus beau que la Belgique de Marie-Thérèse".
Toutefois, les radicaux du congrès, que rien ne pouvait satisfaire, attaquèrent avec véhémence les XVIII articles. Bravant une impopularité momentanée, Nothomb et Lebeau firent face à la tempête. Nothomb exposa énergiquement que l'on avait obtenu tout ce qu'il était possible d'obtenir, montra que l'indépendance de la Belgique avait été menacée de divers côtés, que la reconnaissance du pays était la question capitale, enfin que le refus du Congrès remettrait tout en question.
Le 9 juillet, les XVIII articles furent approuvés, et le 19, Nothomb, accompagné des autres membres du bureau du Congrès, reçut le prince Léopold à Laeken, où il présenta, le 21, au premier roi des Belges, la formule de serment à la Constitution. . « Sans l'élection et l'acceptation du prince, dit un jour Nothomb, il n'y aurait pas eu de Belgique indépendante. Si le prince avait refusé, ]a Belgique n'avait pas trois mois à vivre ».
Cependant, tout n'était pas terminé. Le roi Guillaume, pour lequel les XVIII articles avaient été une amère déception, déclara que si la Belgique n'acceptait pas le protocole du 20 janvier, il la traiterait en ennemie. En même temps il dénonça l'armistice.
En quelques jours, la petite armée belge était battue. Les Hollandais n'arrêtèrent leur marche en avant que lorsque les troupes françaises pénétrèrent dans le sud du pays. .
Ce malencontreux incident eut un contre-coup défavorable pour la Belgique. Les représentants des grandes puissances à Londres, qui, après l'acceptation des XVIII articles, avaient fait entrevoir la reconnaissance immédiate du royaume, demandèrent de nouvelles négociations, et, comme la Belgique s'y refusait, elles stipulèrent, le 14 octobre, les XXIV articles qui refusaient à la Belgique la partie allemande du Luxembourg et la rive droite de la Meuse. Elles déclarèrent en outre aux deux parties que ces articles étaient irrévocables et qu'elles en garantissaient l'exécution, dussent-elles recourir à la force.
Nothomb avait été envoyé en mission spéciale à Londres, le 10 septembre. Il épuisa en vain toutes les ressources de la logique pour faire revenir les puissances sur leur décision ou pour conserver au moins à la Belgique la rive droite de la Meuse. Après avoir défendu le terrain pied à pied et obtenu quelques légères concessions, il se rendit compte qu'il ne gagnerait rien à s'obstiner dans une lutte inutile, que la Belgique devait céder.
Talleyrand cherchait à convaincre la Prusse de l'utilité d'un partage de la Belgique à laquelle les trois puissances étaient absolument défavorables. Nothomb le savait et il se convainquit que l'indépendance ne pouvait être sauvée que par une prompte résolution. L'homme de confiance du prince Léopold, M. de Stockmar, partageait cette manière de voir.
Il conseilla au roi, auquel l'acceptation des XXIV articles devenait très dure, de jeter les hauts cris, mais de faire tout son possible pour obtenir le consentement des Chambres. Nothomb fut alors chargé de la tâche ingrate de convaincre l'assemblée de la nécessité du sacrifice. Jamais son éloquence n'atteignit plus haut que dans cette circonstance et les XXIV articles furent acceptés.
Le 15 novembre, la Belgique conclut avec les cinq grandes puissances un traité par lequel celles-ci promirent de se charger de l'exécution des XXIV articles et de reconnaître le royaume.
Nothomb joua un rôle saillant dans les négociations entamées pour l'exécution de ce traité. La Hollande n'ayant pas voulu s'y soumettre, une armée française franchit pour la deuxième fois la frontière et marcha sur Anvers. Les soi-disant patriotes belges ayant protesté contre ce qu'ils considéraient comme une offense à l'honneur national, attendu que l'armée du royaume restait inactive, Nothomb s'opposa à ces transports et exposa que le traité du 15 novembre était, il est vrai, pour la Belgique un acte de violence, mais que, puisque les puissances s'étaient chargées de son exécution, il fallait les laisser faire, toute immixtion dans leur action ne pouvant être que désastreuse pour le pays.
Anvers ayant capitulé, le chef de l'opposition, Gendebien, proposa de témoigner à l'armée française la gratitude nationale et de détruire le monument élevé dans la plaine de Waterloo, mais Nothomb combattit cette dernière proposition, en faisant ressortir que si les vaincus d'alors avaient été vainqueurs, il était plus que probable que Bruxelles ne serait pas la capitale du nouveau royaume de Belgique, mais bien à nouveau le chef-lieu d'un département français.
Après de longues négociations, les puissances occidentales signèrent, le 21 mai 1833, avec la Hollande, une convention qui assura à la Belgique jusqu'à la conclusion d'une paix définitive, un armistice garanti, la liberté de la navigation sur l'Escaut et sur la Meuse, enfin la continuation du statu quo dans le Limbourg et le Luxembourg.
Ce provisoire était très avantageux pour le jeune royaume qui, s'il renonçait à l'évacuation des petites places encore occupées par la Hollande, conservait en son pouvoir les susdits territoires, bien plus importants, obtenait la liberté du commerce et de la navigation, ainsi que le sursis aux obligations de payement pour la rente qui lui était imposée, tandis qu'il percevait les impôts dans les territoires encore occupés provisoirement. Cela ne satisfaisait pas l'opposition, mais Nothomb réussit à faire rejeter le vote de blâme contre le ministère.
Il aurait bien désiré que ce provisoire durât longtemps, mais, tout à coup, le roi Guillaume déclara, au commencement de 1838, qu'il était prêt à accepter les XXIV articles, et lorsque la Belgique allégua que leur exécution pure et simple était devenue impossible, les puissances firent la sourde oreille, et elle ne put obtenir qu'une diminution de 3 millions sur la rente à payer, et la remise des arriérés de la dette jusqu'au 1er janvier 1837.
La situation du gouvernement devint alors très grave. Le pays, habitué au provisoire qui lui était si favorable, entra dans une phase de fermentation qui se manifesta par les attaques violentes de l'opposition contre le ministère. Dans son discours du trône, le roi avait promis de défendre avec opiniâtreté et courage les droits du pays, et le parti de la guerre avait considéré ces paroles comme un acquiescement. Nothomb reconnut qu'il n'en avait pas mesuré la portée, mais il continua à penser qu'il fallait éviter la guerre à tout prix. Quelques ministres donnèrent leur démission ; Nothomb et de Theux restèrent seuls sur la brèche.
Dans ses discours du 4 et du 12 mars 1839, Nothomb dénonça avec la plus vive énergie l'inanité des reproches des fanatiques de la résistance, leur montrant le chemin parcouru depuis près de neuf années, convenant que toutes les aspirations n'avaient pu être satisfaites, mais que, tout en luttant avec des difficultés inouïes, la nation belge s'était constituée, que l'ordre s'alliait dans le pays avec la plus grande liberté, que les travaux publics et l'industrie étaient organisés, enfin, que la révolution de 1830 avait créé un peuple, une constitution, une dynastie, et tout cela sans guerre civile. « Ce n'est pas un déshonneur, dit-il en terminant, de céder à l'Europe, c'est, au contraire, un honneur de demander que ce soit l'Europe qui pose ses exigences. La responsabilité de ce qu'il y a de blâmable dans l'acte qui clôt la révolution retombe sur les deux grandes nations qui abandonnent la Belgique. L'histoire en demandera compte aux Parlements de France et d'Angleterre ; comme Belge, je ne me sens ni déshonoré, ni abaissé.
Après la séance décisive, Nothomb pouvait dire en toute conscience qu'il avait bravé l'impopularité pour obtenir le sacrifice sans lequel tout aurait été remis en question ; mais il ne pardonna jamais aux puissances occidentales, et particulièrement à la France, d'avoir obligé la Belgique à accepter le traité, que lui-même dut signer à Londres, le 19 avril 1839 : homme d'Etat pratique, il avait dû, bien que la mort dans l'âme, se courber devant la nécessité de mettre un terme à la révolution et d'assurer, d'une manière durable, au nouveau royaume, sa position dans le droit public européen. Le roi aurait consenti à être « illégitime », mais il fallait se courber devant l'Europe.
Nothomb qui, à l'époque critique du soulèvement, s'était prononcé de la manière la plus énergique en faveur de la rupture complète avec le passé, jugea aussi, comme homme d'Etat, que le but capital de la révolution étant atteint, celle-ci ne devait pas être éternisée par une agitation fébrile. Déjà, auparavant, il avait travaillé, dans son Essai historique et politique sur la révolution belge (1838), d'une part à justifier la révolution et à dissiper les préjugés contre le nouvel Etat, d'autre part à délimiter clairement les conditions dans lesquelles il était possible à cet Etat de prospérer.
Cet ouvrage, dans lequel Nothomb expose, au point de vue historique et politique. la situation et les événements qui ont créé, pour la première fois depuis 1815, un nouvel Etat dans l'Europe, et obtenu sa reconnaissance au milieu des luttes les plus ardues, et, qui plus est, l'ont consolidé ; cet ouvrage, dans lequel sont définis les principes auxquels son auteur a toujours été fidèle, c'est-à-dire que la Belgique devait profiter des circonstances, mais qu'un peuple de 4 millions d'habitants ne pouvait songer à dicter la loi à l'Europe, sans risquer de perdre ce qu'il avait acquis, qu'il devait reconnaître complètement les droits de la Hollande à son ancien territoire et résoudre, dans le sens des puissances, la question dynastique ; cet ouvrage, disons-nous, eut un immense succès. Louis-Philippe envoya à Nothomb la croix d'officier de la Légion d'Honneur, distinction fort rare à cette époque, et lord Palmerston lui-même le félicita chaleureusement de l'avoir écrit.
Afin de ne pas interrompre le récit des événements, nous nous sommes vu obligé d'anticiper sur la vie elle-même de Nothomb.
Considéré au commencement comme trop jeune pour occuper le poste de ministre, il eut une position exceptionnelle comme secrétaire général au ministère des affaires étrangères et travailla constamment avec le roi lui-même. Mais lorsque l'importance toujours croissante des travaux publics rendit nécessaire la création d'un ministère spécial, on en donna le portefeuille à Nothomb, le 13 janvier 1837. Il était alors âgé de trente-un ans et avait épousé, l'aimée précédente, Mlle Boch, d'une famille luxembourgeoise.
Dans la force de l'âge, le nouveau ministre déploya la plus grande activité et prit une initiative des plus fructueuses. D'ailleurs, Nothomb n'était pas un novice dans le maniement des affaires intérieures : il avait rédigé avec Devaux le premier projet de la constitution belge, et la plupart des articles de ce projet ont passé textuellement dans la Constitution ; il avait pris une part active dans les débats sur la loi organique et sur les questions de budget ; il allait montrer maintenant qu'il était aussi apte à diriger une grande administration intérieure que des négociations diplomatiques. Comme ministre des travaux publics, il comprit le premier l'importance et l'avenir des chemins de fer et fut le créateur du réseau des voies belges, qui, comme l'a dit Michel Chevalier, a été, dans l'histoire de la Belgique, un événement non moins important pour les intérêts politiques que pour les intérêts matériels du pays.
Afin de s'instruire plus à fond dans la matière, Nothomb avait parcouru l'Angleterre avec des ingénieurs. Il avait reconnu qu'il n'y avait que l'initiative de l'Etat qui pût créer rapidement et correctement un réseau ferré, et qu'il serait dangereux pour un petit Etat de se mettre dans la dépendance des grandes sociétés.
L'amélioration des moyens de communication réconcilia avec le nouvel état des choses le commerce et l'industrie qui, par suite de la séparation d'avec la Hollande, avaient perdu leurs débouchés dans les colonies néerlandaises.
Au point de vue des intérêts matériels, la réunion de la Belgique et de la Hollande avait été une combinaison heureuse, car si la Belgique était un pays très cultivé, très industriel et très riche en minéraux, la marine, le commerce et les colonies de la Hollande offraient des débouchés certains à l'initiative privée. La perte de l'embouchure de l'Escaut et la fermeture de la Hollande et de ses colonies paraissaient devoir entraîner la perte de ces débouchés, mais alors le grand réseau qui devait relier Anvers à la Meuse et au Rhin, et qui, par l'embranchement construit en 1839, le rattachait au chemin de fer prusso-rhénan, était destiné à faciliter les échanges du commerce de transit belge avec l'union douanière allemande, en compensation du trafic par mer qui était presque perdu.
Lorsque Nothomb quitta le ministère en 1840, la Belgique avait 309 kilomètres en exploitation, c'est-à-dire le premier réseau de chemins de fer en Europe, conçu d'après un plan pratique et uniforme.
Nothomb prit un soin égal pour le développement du système des canaux, Secondé par Auguste Visschers, il fonda, en faveur de l'exploitation des mines, les caisses pour les sociétés de mineurs, et l'on peut dire que ce fut sous son ministère que commença l'essor économique décisif de la Belgique.
Lorsqu'en 1840 le ministère de Theux se retira, Nothomb accepta un poste diplomatique et fut nommé ministre plénipotentiaire de Belgique près la Confédération germanique, poste qu'il occupa jusqu'en avril 1841.
Ce fut pendant ce court laps de temps que l'Angleterre, l'Autriche, la Russie et la Prusse conclurent,le 15 juillet 1840, dans l'affaire égyptienne, un traité contre la France. Le roi Léopold, qui se trouvait alors à Wiesbaden, se porta garant pour le roi des Français auprès du président de la Confédération, comte Munch-Bellinghausen, que l'incident n'amènerait pas la guerre. Alors commença un échange d'idées entre le roi Léopold et le prince de Metternich, qui s'était jusqu'alors montré peu favorable à la nouvelle dynastie, et. Nothomb servit d'intermédiaire pour atteindre ce résultat.
En 1841, le ministère Lebeau fut renversé. Nothomb se chargea de la formation d'un nouveau cabinet, dans lequel il prit le portefeuille de l'intérieur, tout en étant effectivement ministre-président.
Sa situation était très difficile : tant que l'existence de la Belgique n'était pas assurée à l'étranger, l'union des catholiques et des libéraux s'était maintenue, et la majorité modérée avait appuyé le gouvernement. Mais lorsque le jeune Etat fut fondé définitivement par la reconnaissance de la Hollande, les libéraux reconnurent que les catholiques avaient vu plus loin qu'eux et que, grâce à une organisation sévère, ils ne pouvaient laisser d'exercer une influence déterminante dans le pays. Il leur parut évident que, grâce à une Constitution entièrement libérale, le parti dit catholique acquérait en Belgique une puissance qu'il ne possédait pas dans toutes les monarchies absolues. Dès l'instant que les libéraux eurent acquis cette conviction, l'union ne pouvait continuer d'exister.
Le ministère du 13 avril 1841 fut la dernière tentative faite pour la conserver. Nothomb qui, comme il le dit lui-même, n'avait jamais considéré l'union entre les libéraux et les catholiques comme un armistice transitoire, crut qu'il lui serait possible de s'appuyer sur une majorité mixte encore existante.
Il conseilla au roi de ne pas dissoudre les Chambres, comme Lebeau et d'autres le demandaient. Il pensait que le ministère Lebeau n'avait été renversé que parce qu'il n'était pas composé d'éléments homogènes, tandis que, dans ce moment, la dissolution mettrait les deux partis en présence et en ferait deux camps hostiles, ce qui serait un malheur pour un Etat nouveau comme ]a Belgique. Quoi qu'il en soit, beaucoup d'hommes d'Etat étrangers, sans en excepter Metternich, croyaient que Nothomb réussirait dans la tâche qu'il avait entreprise, en sa qualité de champion le plus résolu et le plus convaincu de la politique unioniste. S'il échoua, il faut convenir qu'il s'est maintenu plus longtemps contre ses adversaires que les ministères qui l'ont précédé ou lui ont succédé, et l'on doit reconnaître que, pendant ses quatre années de ministère, il a non seulement déployé les vastes ressources de son esprit, mais atteint en outre des résultats positifs importants.
Il convient de mentionner entre autres, sur le terrain de la politique extérieure, le traité du 5 novembre 1842 avec la Hollande, qui régla toutes les questions restées en litige entre les deux Etats depuis le traité de 1835.
L'ancien chef de la révolution reçut à cette occasion du roi Guillaume II la grand-croix de l'ordre du Chêne. Peu après, la situation politico-commerciale fixa son attention. Exclue des colonies hollandaises, la Belgique se trouvait entourée de droits douaniers protectionnistes qui, en France surtout, acquéraient un caractère prohibitif. .
Les hommes politiques et les économistes de Paris songeaient à la création d'une union douanière latine pour faire contre-poids au Zollverein allemand ; mais Nothomb se montra hostile à ce projet, parce qu'il pensait, avec raison d'ailleurs, qu'il était incompatible avec l'indépendance de la Belgique ; toutefois, pour ne pas froisser les susceptibilités de la France, il consentit à ce que la question fût soumise à l'examen d'une commission, et le projet n'aboutit point.
Comme les grands industriels réclamèrent alors des droits de douane différentiels, Nothomb les accorda, mais uniquement afin d'avoir des armes entre ses mains alors qu'il s'agirait de négocier avec d'autres Etats, et déclara qu'il ne considérait que comme transitoire la loi du 24 juillet 1844, élaborée en ce sens. A cette occasion, Nothomb se déclara ouvertement libre échangiste en principe.
Après des négociations longues et difficiles, il signa, en 1844, le traité de commerce avec l'union douanière allemande, traité qui est devenu si important pour la Belgique et l'Allemagne. Si désireux qu'il fût de voir conclure ce traité, Nothomb s'était énergiquement opposé à certaines exigences du ministre de Prusse, baron Henri de Arnim, et lui avait fait sentir que la Belgique avait aussi son importance dans la question.
Il s'occupa aussi en détail des septante lignes d'octroi qui gênaient le commerce et ordonna une enquête, qui n'aboutit, il est vrai, qu'en 1860, mais supprima enfin cet obstacle. Son attention fut aussi attirée par la situation des femmes et des enfants dans les fabriques, mais, en présence de l'égoïsme des industriels, la question ne put être réglée.
Le terrain sur lequel Nothomb a déployé une activité toujours constante, ce fut celui de l'instruction publique. On l'a accusé à tort d'agir sous l'influence de la nonciature, tandis qu'au contraire il s'en est servi contre les évêques trop zélés, et quand ceux-ci réclamèrent les droits d'une personne juridique pour l'université de Louvain, il engagea le nonce, Mgr Fornari, à leur conseiller de retirer cette exigence.
Quelles que fussent les restrictions que Nothomb fît dans son for intérieur au sujet de quelques dogmes, - il appartenait jusqu'à un certain point à l'école philosophique du XVIIIe siècle -, il avait le sens trop pratique pour ne pas reconnaître que, dans un pays essentiellement catholique comme la Belgique, l'organisation de l'enseignement public ne pouvait se faire sans le concours du clergé.
Sous la domination française et le régime hollandais, l'instruction publique était du domaine exclusif de l'Etat. Lorsque la Constitution de 1831 proclama la liberté de l'enseignement, il se produisit un chaos dont l'enseignement religieux profita. La loi de 1835 donna le rang d'universités de l'Etat à celles de Gand et de Liége. Quant aux établissements d'instruction proprement dits, l'Etat ne possédait. en 1842, que trois gymnases et huit écoles modèles, mais aucune école normale pour former des professeurs, tandis que le clergé en possédait déjà sept, fréquentées par deux cent cinquante candidats au professorat.
Le grand mérite de Nothomb fut de mettre un certain ordre dans cette situation anarchique en décrétant, en 1842, la loi sur l'instruction primaire, grâce à laquelle il était organisé, pour faire face à la liberté de l'enseignement, à la liberté communale et à l'indépendance du clergé, un enseignement qui permît aussi à l'Etat d'exercer une influence suffisante.
Les quatre principaux principes de la loi étaient : 1° que chaque commune devait avoir au moins une école publique, pouvant se soustraire à cette obligation, au cas où elle compterait un nombre suffisant d'écoles particulières, ayant même le droit d'ériger une de ces écoles en école communale ; 2° que l'enseignement serait donné gratuitement aux enfants pauvres ; 3° que l'enseignement de la morale et de la religion ferait partie de l'enseignement élémentaire et serait confié aux ministres du culte auquel appartiendrait la majorité des élèves ; que ceux qui professeraient un culte différent en seraient dispensés ; enfin, que la surveillance de cet enseignement serait confiée aux représentants délégués des chefs des cultes, et que l'évêque diocésain, ainsi que les consistoires des cultes rétribués par l'Etat, pourraient se faire représenter auprès de la commission centrale d'instruction par un délégué qui n'aurait que voix délibérative, et qui ferait connaître chaque année au ministre de l'instruction le personnel et l'organisation de cette inspection ecclésiastique ; 4° que, au cas où la commune n'aurait pas les moyens de maintenir une école, la province et l'Etat devaient intervenir.
Le point le plus scabreux de la loi était celui qui concernait la collaboration du clergé, et Nothomb déclarait ouvertement qu'il entendait briser avec les doctrines politiques du XVIIIe siècle, tendant à fonder la société sur des bases positivistes et à séculariser complètement l'instruction. Ce qu'il ne voulait pas, c'était une école sans Dieu, et il considérait l'enseignement de la morale et de la religion comme indispensable, surtout dans les écoles élémentaires, déclarant, qu'à son avis, l'instruction devait marcher de front avec l'éducation, ce qui rendait nécessaire la collaboration du clergé, collaboration qui devait être offerte et acceptée volontairement.
La discussion de cette grande loi a fait époque dans les fastes parlementaires de la Belgique, et Nothomb réussit à la faire voter à la Chambre par 75 voix contre 5, et à l'unanimité au Sénat.
On a accusé cette loi d'ouvrir un champ trop vaste à l'intervention des évêques ; mais il faut reconnaître que Nothomb leur refusa catégoriquement le droit qu'ils réclamaient d'intervenir dans la nomination des maîtres. On a objecté que le droit permanent d'inspection donné au clergé ne trouve pas un correctif suffisant dans l'inspection à laquelle procèdent les inspecteurs centraux et provinciaux, et que les écoles publiques restaient en quelque sorte soumises à l'influence du clergé. Mais ce qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est qu'avant 1842, l'influence de l'Etat était presque nulle. En tout cas, la loi de 1842 a fait faire à l'instruction publique en Belgique des progrès considérables : les dépenses qu'elle occasionnait en 1843 s'élevaient à 3 millions, et, trente ans plus tard, à 15 millions.
Cependant, Nothomb rencontrait chaque jour des difficultés nouvelles à s'assurer une majorité parlementaire. En 1845, lors de la discussion du budget, il posa la question de confiance dans les débats qui remplirent vingt séances. Cette fois encore, il sortit victorieux de la discussion, mais il fut battu dans les élections qui eurent lieu la même année. Le nonce, Mgr Pecci, aujourd'hui Léon XIII, chercha à l'engager à se jeter dans les bras du parti catholique, mais il refusa et se retira définitivement du pouvoir. Thonissen a dit de lui : " Peu d'hommes laisseront une place plus durable dans l'histoire des premières années de la dynastie nationale. Infatigable au travail, doué d'un courage à toute épreuve, préparé de longue main par des études opiniâtres, disposant de ce coup d'œil à la fois rapide et sûr qui constitue l'une des qualités les plus précieuses de l'homme d'Etat, Nothomb possédait de plus un remarquable talent oratoire. Calme et digne au milieu des débats les plus orageux et les plus pénibles, à la fois énergique et plein de mesure dans son langage, toujours maître de sa pensée et de sa parole, il ne descendait jamais jusqu'à l'injure.., Acteur dans tons les événements accomplis depuis la Révolution, il connaissait la filiation de tous les problèmes parlementaires, les antécédents de tous ses collègues de la Chambre, et ses discours, dans les occasions solennelles, offraient tout l'intérêt d'un tableau historique. Toujours fidèle au drapeau de 1830, profondément dévoué à des institutions qui étaient en partie son œuvre, inébranlable dans la défense d'une politique qu'il croyait nécessaire au développement des ressources du pays, Nothomb avait ce courage civique, cette virilité de caractère qui sait sacrifier ses affections personnelles quand les intérêts et l'avenir de tout un peuple se trouvent en cause. L'égoïsme que lui reprochait le vulgaire n'était que cette fermeté de l'homme d'Etat qui marche droit au but à travers les obstacles suscités par les jalousies, les susceptibilités et les rancunes personnelles. »
En effet, Nothomb savait dédaigner la popularité, et il disait excellemment dans son discours du 18 mars 1843 : " Dans la crise qui m'a amené à ce " poste, j'ai perdu tous mes amis, mais non pas mes principes".
Après la retraite de Nothomb, Van de Weyer tenta encore une fois de former un cabinet unioniste avec des tendances plus libérales - dans le sens philosophique du mot - mais il échoua bientôt. Plus tard, le roi invita Nothomb à plusieurs reprises à former un cabinet ; mais il refusa toujours, car il ne pouvait s'identifier ni avec le parti catholique, ni avec les libéraux. Il prétendait rester lui-même. C'est pour cette raison qu'il dit adieu au pouvoir pour toujours et accepta un poste diplomatique qu'il conserva jusqu'à sa mort, et qui avait été successivement occupé avant lui par le général de Mercx, le comte Joseph de Baillet, le baron Beaulieu, comme chargé d'affaires, et le général Willmar.
Le 5 août 1845, il fut nommé ministre de Belgique près les cours de Prusse, de Hanovre et de Saxe. En 1858, il fut accrédité près la Confédération de l'Allemagne du Nord ; en 1871, près l'Empire allemand. Il se convainquit, dès le premier jour, que Berlin deviendrait, tôt ou tard, le centre de la politique européenne. Il y résida pendant trente-six ans.
Nothomb était un diplomate de premier ordre. Observateur perspicace, il était parfaitement instruit de tout ce qui se passait grâce à ses relations personnelles avec presque tous les hommes d'Etat de l'Europe et à sa vaste correspondance. Dans toutes les affaires, ses connaissances étendues et son expérience pratique comme ministre lui faisaient reconnaître au premier moment quel était le nœud de la question ; lorsqu'il s'agissait de conclure un traité de commerce, postal ou littéraire, il n'avait pas besoin de recourir aux lumières des hommes du métier et, dans les questions de tarifs, il pouvait lutter avec les plus compétents. Lors de la négociation du traité de commerce franco-allemand, ce fut lui qui conseilla au ministre français, La Tour d'Auvergne, d'exiger que la Prusse signât le projet sans attendre l'adhésion des autres Etats de l'union douanière, pour pouvoir leur présenter le traité comme un fait accompli et faire ainsi de leur adhésion ou de leur refus une question d'existence pour l'union ; conseil qui, ayant été suivi après quelques hésitations par le comte Bernstorff, fut avantageux pour la Prusse dans ses relations avec l'Autriche et avec la coalition. En 1863, Nothomb signait avec la Prusse et les villes hanséatiques les traités relatifs au rachat du péage de l'Escaut.
Il serait trop long d'énumérer les traités conclus par Nothomb avec la Prusse et d'autres Etats allemands. Il convient pourtant de rappeler qu'en 1850, il signa, avec son collègue russe, baron de Meyendorff, un traité de commerce et de navigation avec l'empire des Tsars, premier rapprochement entre la Belgique et la Russie, qui n'avait pas encore de représentant à Bruxelles, car l'empereur Nicolas s'obstinait à rester dans cette réserve tant que des officiers polonais seraient au service de la Belgique. Grâce à ce premier pas et à l'intermédiaire de lord Seymour, le renvoi des officiers polonais amena la cour de Russie à envoyer un ministre en Belgique, en 1851, et à créer, en 1856, l'organe de sa diplomatie, Le Nord.
Malgré les préventions contre le ministre d'une monarchie révolutionnaire et libérale, sa position de diplomate bourgeois en face de l'aristocratie, et le fait d'être associé, du chef de sa femme, à l'exploitation d'une fabrique de faïence, Nothomb sut acquérir, par ses qualités éminentes, une très haute position dans la société berlinoise.
La force des choses et sa personnalité elle-même vainquirent tous les obstacles, et sa fortune particulière lui permit de faire de sa maison un centre où se rencontraient, non seulement les membres du corps diplomatique et de la noblesse ainsi que les hauts fonctionnaires, mais aussi tous les étrangers de distinction, tous les savants, publicistes et artistes de Berlin. Il devint. aussi, en 1859, grand propriétaire prussien par l'achat du domaine de Cunersdorff, près de Goerlitz, en Silésie, et sa fille aînée ayant épousé un officier, le baron de Zedlitz, il se trouva en contact intime avec la noblesse prussienne.
Grâce à ses vastes connaissances, à son sens politique et à son expérience, il devint bientôt le conseiller de ses collègues qui savaient pouvoir compter sur sa rare discrétion, et il en apprenait beaucoup plus ainsi sur ce qui se passait que ceux qui se prodiguaient pour arriver à des résultats bien inférieurs.
Il né faudrait pas croire pourtant que Nothomb se laissait complètement absorber par la diplomatie. Il continuait constamment ses études sur toutes les questions, particulièrement sur l'histoire et la géographie, et beaucoup de diplomates pourraient tirer un enseignement de~ paroles suivantes qu'il a prononcées un jour : « Combien de fautes n'éviterait-on pas en politique si les diplomates connaissaient la géographie ! Lors des négociations avec lord Grey et lord Palmerston au sujet de la Belgique, ma force consistait dans ma connaissance parfaite de la géographie historique de mon pays, qu'eux ne possédaient pas. ». En 1876, il publia la quatrième édition de son Essai sur la Révolution belge. Dès 1840, l'Académie royale de Belgique l'avait admis parmi ses membres.
Presque chaque année, il entreprenait des voyages qu'il nommait des excursions, et c'est ainsi qu'il visita non seulement tous les pays de l'Europe, à l'exception de la Russie, mais aussi l'Asie Mineure et la Palestine, où il eut parfois pour guide un missionnaire flamand, le frère Liévin de Hamme, auteur du meilleur itinéraire de la terre sainte connu, l'Algérie, l'Egypte, ayant toujours soin de prendre des notes.
Il serait trop long de suivre le mouvement de la politique européenne, en tant que Nothomb y était intéressé, pendant son long séjour à Berlin ; il suffira de mentionner certains événements saillants, tels que la révolution de 1848 et la réaction de 1850-1858.. Un incident se rattachant à une des phases du Kulturkampf ne doit pas être oublié.
En septembre 1878, l'auteur de cette notice, alors conseiller de la légation du roi à Berlin, fut prié, par un intermédiaire de Rome, de sonder le baron Nothomb au sujet de l'éventualité suivante : le saint-père, se souvenant des bons rapports qu'il avait eus, comme nonce à Bruxelles, avec l'homme d'Etat belge, croyait pouvoir recourir à sa haute entremise en vue d'entretenir le prince. de Bismarck dans les bonnes dispositions qu'il avait manifestées à Kissingen lors de ses conversations avec Mgr Mazella, nonce à Munich, pour l'apaisement religieux de l'Allemagne. Nothomb aurait dû répéter en substance qu'il était impossible de traiter sur la base des lois de mai, et qu'il était désirable de ne pas prolonger indéfiniment la situation de détente provisoire, un incident imprévu pouvant tout compromettre. Nothomb demanda l'avis de son gouvernement. Il lui fut conseillé de s'abstenir.
Sur les instances répétées du roi, Nothomb accepta, en 1852, le titre de baron, auquel il n'attachait d'ailleurs qu'une importance relative.
Il fut cruellement éprouvé par la mort de deux de ses fils. Au printemps de 1880, il eut lui-même une grave inflammation de poitrine, à laquelle sa robuste constitution put résister, mais, depuis lors, sa santé devint de plus en plus précaire. Il put encore assister, en août 1880, au jubilé de l'indépendance de la Belgique, mais en septembre 1881, alors qu'il se préparait à se rendre à la double fête des noces d'argent du grand-duc de Bade et du mariage de la fille de celui-ci avec le prince héritier de Suède, une attaque d'apoplexie le foudroya dans son cabinet de travail.
Le 16 septembre 1881 expirait un des fondateurs de l'indépendance de la Belgique, un homme d'Etat et un diplomate qui avait su tenir haut son rang dans des négociations avec des hommes comme Talleyrand, Metternich, Palmerston, un citoyen qui n'avait jamais craint de braver l'impopularité quand il s'agissait du bien de son pays. Son roi, qu'il avait puissamment secondé lorsqu'il s'était agi de fonder une monarchie dans le jeune Etat, et aussi d'affermir cette monarchie, de même que ses compatriotes, partisans ou adversaires politiques, ont toujours admiré et respecté le caractère du citoyen éminent qui avait consacré sa vie entière à sa patrie.
Baron Émile de Borchgrave. »
BIBLIOGRAPHIE
Jean-Baptiste Nothomb et les débuts de la Belgique indépendante, Bruxelles, Archives générales du royaume, 1982
RUZETTE J, Jean-Baptiste Nothomb, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1945 (Coll. Notre passé)
ROELANDT DU VIVIER F., Un pays convoité. Jean-Baptiste Nothomb (1805-1881) et la construction de la Belgique, Ed. Mols (collection Histoire), 2022