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Demblon Célestin (1859-1924)

Portrait de Demblon Célestin

Demblon Célestin, Pierre, Joseph socialiste

né en 1859 à Neuville-en-Condroz décédé en 1924 à Bruxelles

Représentant 1894-1924 , élu par l'arrondissement de Liège

Biographie

(Extrait des Hommes du Jour, 1895-1896, n°17)

Célestin Demblon naquit le 19 mai 1859, non loin des Ardennes, à la Neuville-en-Condroz, où son aïeul maternel, Nicolas Charlier, qui remplit jusqu'à sa mort les fonctions d'échevin, a laissé une réputation de sagesse et de générosité peu commune. Il a donc 36 ans. Il en avait 8 quand ses parents se fixèrent aux Awirs, entre Engis et Chokier, à trois lieues sud de Liège.

Son enfance coula heureuse à la Neuville-en-Condroz et aux Awirs, que séparent seulement la Meuse et le village de Ramet, où il passait ses vacances chez son grand-père, Henri Demblon, à la vieille ferme pittoresque du Sart-le-Diable, isolée dans les bois. L'auteur d'Aurora a gardé pour ces lieux, si beaux et si variés, tant d'amour qu'il ne les revoit presque jamais de sang-froid. Faut-il rappeler les souvenirs et les tableaux de son œuvre littéraire ?

Quoique toujours premier à l'école, le petit Célestin n'était pas un élève modèle. Impressionnable et fier, tour à tour fort gai et fort mélancolique, rêveur et fougueux, tendre et belliqueux, sincère, expansif et pourtant ami du mystère et de la solitude, il aimait surtout son indépendance, les prés, les champs, les eaux, les exercices physiques et les courses sur les rocheuses collines boisées entourant le château d'Aigremont.

Sa mère voulait qu'on le laissât lire, écrire, dessiner, jouer à sa guise. Il resta même assez libre près de deux années, rêvant déjà peinture, musique, poésie... Mais la situation de sa famille s'ébranlant, il dut s'assurer un gagne-pain immédiat, se laissa mettre à l'Ecole normale de Huy et fut diplômé avec distinction à 19 ans. Il eut à l'examen tous les points dans plusieurs branches, notamment en composition littéraire, emb ce qui ne s'était jamais vu, et ne s'est plus revu dans une école normale belge.

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Il fut trois semaines intérimaire à Herstal (octobre 1878), sous-instituteur deux mois à Horion-Hozémont, entra en janvier 1879 dans les écoles de Liège.

La même année il prononça son premier discours (congrès des instituteurs belges, au local de la Legia, Mont-Saint-Martin) et fonda avec quelques amis, dont Henri Bury, aujourd'hui député permanent, un cercle d'études où vint deux ans et demi plus tard Oscar Beck.

Voilà Demblon, à vingt ans, dans le mouvement démocratique et rationaliste. Toutefois, différant de ses amis, il garde surtout sa ferveur pour ses chères lettres, passe la moitié de ses nuits à lire, fréquente les théâtres, compose des œuvres qu'il laisse inédites, n'étant pas encore assez maître de lui (il a seulement donné, sans y attacher d'importance, la modeste publicité du feuilleton à quatre d'entre elles : deux contes, un petit roman et une comédie en un acte). Il trouvait encore le temps d'écrire des articles pédagogiques et littéraires, pour se faire un supplément de traitement, et de donner des leçons.

On le sait, malgré sa participation prépondérante au mouvement socialiste wallon, Célestin Demblon se défend d'être, au sens ordinaire du mot, un homme politique. Il reste écrivain et poète. Orateur aussi sans doute, mais orateur ne développant une question qu'avec le plus d'ampleur et d'éclat possible, sans grand souci d'éphémères préoccupations locales, de tactique, etc. Pour lui, l'art oratoire est toujours de la littérature. Il aime l'action, mais seulement comme diversion, comme une sorte de gymnastique : l'ivresse des batailles lui rend plus délicieuse ensuite celle du rêve.

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Son originalité générale, c'est qu'en faisant de l'art et de la politique, il les sépare absolument, chose nouvelle chez un Latin. Les plus grands écrivains français, Rabelais, Montaigne, Pascal, Bossuet, Fénélon, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Hugo, unissent presque toujours l'art et les préoccupations sociales ; d'autres, surtout en ce siècle, Musset, Gautier, les Goncourt, Flaubert, Baudelaire, Leconte de Lisle, qui les séparent mieux, y reviennent plus ou moins souvent encore, par une fatalité de race, d'une manière indirecte, et méprisent d'ailleurs la politique, voire le progrès. Demblon aime la politique, largement comprise, mais il ne la confond pas plus avec l'art qu'il ne confond, comme Zola, l'art avec la science. Loin de subordonner l'art à la politique, il fait plutôt l'inverse : il donne à la politique par sa conception de l'éloquence, non seulement toute la somme d'art, mais toute la somme d'absolu qu'elle comporte. « L'art utilitaire, écrit-il, est l'art inutile. L'art n'est pas une opinion. Tous les siècles, tous les rares chefs-d'œuvres consacrés témoignent de cette vérité profondément simple. L'instinct des hauts artistes désintéressés a toujours affirmé l'autonomie de l'art - qui doit uniquement émouvoir par le spectacle de la beauté - et la science moderne leur donne raison. Une thèse en art ne prouve rien, puisque l'auteur dispose de ses personnages et qu'il conclut en outre du particulier au général. »

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Nationalement, en politique comme en littérature, Célestin Demblon appartient à cette génération de 1880 dont le caractère général, dit-il, est la révolte contre les institutions surannées et l'art veule, officiel ou non, bien qu'on doive saluer maints précurseurs. Un épanouissement éclate en tout. Paraît une légion d'hommes, plusieurs d'une autre génération et déjà connus, - Paul Janson, Hector Denis, G. De Greef, Camille Lemonnier, Edmond Picard, etc., - mais qui, sauf De Paepe, ne s'affirment définitivement qu'avec la génération de 1880.

Les écrits et les discours de Demblon le mirent vite en vue.

Il fut quatre ans membre de l'Association libérale de Liège pour avoir une tribune en attendant l'organisation - qu'il hâtait - du parti socialiste liégeois: il y débuta par une sensationnelle défense d'Oscar Beck (1882) qu'excluait jésuitiquement la majorité doctrinaire.

L'année suivante, délégué par les démocrates liégeois, il parla avec Janson, De Paepe, etc., au grand meeting national de la Réforme électorale (Cirque royal de Bruxelles), et quinze jours après, avec Eug. Robert, au meeting liégeois du Casino Grétry, Ces deux discours le firent frapper par le doctrinaire conseil communal de Liège.

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Dans le premier, Demblon, républicain ardent, avait flétri les députés censitaires qui refusaient d'aider légèrement les combattants de 1830 et dotaient largement - avec l'or du pays – « une princesse millionnaire », la fille du roi, Mlle Stéphanie Cobourg, qui épousait ce fils de l'empereur d'Autriche dont le suicide aux bras d'une maîtresse fit du bruit quelques années plus tard. Dans le second discours, il s'écria que, si l'on refusait le suffrage universel, le peuple le prendrait : parole prophétique, la grève générale, en 1893, ayant fait céder les Chambres censitaires.

Malgré l'article 14 de la Constitution, si formel, et sans être entendu, le jeune instituteur fut suspendu pour un mois, avec suppression de traitement, à la suite de ces deux meetings. Une souscription publique, organisée d'enthousiasme, lui rendit ce que le Conseil lui volait. En remerciant le public, il écrivit que frapper un homme sans l'entendre, fût-il même coupable, c'était agir « déloyalement. » Quoi de plus vrai ? Le conseil exigea rétractation du mot « déloyalement », Demblon refusa. Il fut révoqué (août 1883).

L'affaire fit grand bruit dans la presse belge, plusieurs mois durant. L'odieux ministère Frère-Bara - qu'allaient balayer les foudroyantes élections de 1884, qui frappèrent aussi les instituteurs désunis, lâchement exposés par le vieux libéralisme - cet odieux ministère et notre pauvre sire, Léopold II, ratifièrent la révocation de Célestin Demblon.

En l'absence de M. Van Humbeek, ministre de l'instruction, elle fut signée par le triste Rolin-Jacquemyns, aujourd'hui conseiller du roi de... Siam et précepteur de ses fils.

Mais rien n'accabla tant le jeune instituteur que d'être défendu mollement par les radicaux à la Chambre ! Les députés qui trempèrent surtout dans l'infamie furent feu d'Andrimont, Magis et Neujean, trois obscurs, les deux premiers alors bourgmestre et échevin de l'instruction publique à Liège. Un autre, soi-disant démocrate, Hanssens, soutint servilement les doctrinaires quand l'Association libérale eut à juger (janvier 1884) la conduite de ses élus. On peut lire les détails de ce scandale dans Mes Croyances et dans une lettre adressée au Peuple le 4 juillet 1891.

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Des jours parfois durs attendaient l'homme que les doctrinaires - tout en affirmant avoir agi par triste nécessité - traquèrent partout sans nul souci de compromettre son œuvre littéraire, ni pitié pour sa famille ruinée, venue à Liège seize mois auparavant. Ce sera une de leur flétrissure. Par deux fois ils l'empêchèrent d'obtenir un emploi !

Mais il eut une haute consolation, le succès des Contes mélancoliques, son premier livre, précisément sous presse au moment de sa révocation. Ce succès (nov. 1883), fut même sans exemple en Belgique : en voici quatre preuves décisives, choisies entre un grand nombre :

Victor Hugo, sortant de ses formules d'éloges, souvent vagues et convenues, fit écrire par son secrétaire à Célestin Demblon que son œuvre avait « des qualités très sérieuses de style et de sentiment » - Emile Zola, si franc et si peu louangeur, comme on sait, lui adressa une lettre où il dit : « Il y a là beaucoup de simple et véritable originalité. » - Camille Lemonnier, consacra aux Contes mélancoliques, un bel article dans la grande revue parisienne Le Livre. - Un avocat liégeois très lettré écrivit dans La Liberté, une étude fort élogieuse où il disait d'un des contes : « Il s'en dégage une mélancolie tellement haute, tellement grave, tellement intense, que nous n'hésitons pas à donner à ce conte la première place dans la littérature belge. »

L'année suivante, en 1884, - Demblon avait 25 ans - parut Mes Croyances (Bruxelles, Larcier, éditeur), recueil de discours prononcés depuis 1880 et d'études littéraires. Suivit la même année une deuxième édition retouchée des Contes mélancoliques (Bruxelles, Ch. Istace).

En 1885, même succès pour Le Roitelet, « poème naturaliste-romantique en prose », qui eut 5 éditions (Paris, E. Giraud et Cie) et, en 1886, pour Noël d'un Démocrate (1re édition à Liège dans un numéro spécial du Wallon, édition complétée, Bruxelles, Ch. Istace).

Les Contes mélancoliques, Le Roitelet, Noël d'un Démocrate et les Emerveillements (série de morceaux encore épars dans maintes revues) forment les parties d'un fort volume qui va paraître à Paris, sous le titre de Aurora

Ajoutons pour en finir brièvement avec la partie littéraire, que Célestin Demblon publiera un second volume de discours et un ou deux volumes de mélanges choisis parmi ses manuscrits et ses articles de journaux qui s'élèvent à près de mille ; qu'il prépare un drame ; que ses poésies, peu nombreuses, ne seront réunies en volume que plus tard ; qu'il reprendra bientôt sa grande histoire de la littérature belge, dont quatre-vingt-dix articles ont paru dans Le Peuple, à partir du 27 décembre 1891; qu'il a organisé les cinq derniers hivers des cours de littérature française à Liége ; enfin qu'il a été nommé, en 1894, professeur d'histoire de la littérature française à l'Université nouvelle de Bruxelles.

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Célestin Demblon a collaboré à beaucoup de journaux et revues. Citons parmi celles-ci : Revue de Belgique, Jeune Belgique, Basoche, Société nouvelle, Wallonie, Tablettes françaises, Floréal, Revue wallonne, Revue de l'Epoque (Paris).

En 1884, il fonda avec Oscar Beck, Henri Bury, le sculpteur Chainaye (Champal de La Réforme qui débutait dans le journalisme) et d'autres amis, Le Wallon, organe socialiste hebdomadaire, qu'il cessa de faire paraître en 1885, pour entrer au National belge dont il était déjà correspondant et qui comptait parmi ses rédacteurs ordinaires Ach. Chainaye, Henry de Tombeur, sans compter des rédacteurs moins réguliers et purement littéraires, Hector Chainaye, Albert Giraud, Em. Verhaeren, Max Waller, etc. Au National belge dont les campagnes républicaines firent le tapage que l'on sait succéda Le Peuple actuel.

Célestin Demblon revint à Liége (déc. 1885). Le parti ouvrier venait d'être fondé. On sait la participation qu'il continua de prendre à ses luttes. Il signa les premières actions de La Populaire, coopérative aujourd'hui très prospère, fondée en 1887, à l'instar du Vooruit. Sans cesser un jour d'étudier, d'écrire et de donner des leçons pour vivre, il parlait à Bruxelles, dans le Hainaut et surtout dans la province de Liége, qu'il achevait de réveiller : depuis bientôt seize ans qu'il monta pour la première fois à la tribune, il a prononcé, de sa voix puissante, plus de mille discours, presque tous longs et improvisés, enthousiastes, plein d'élans pathétiques qui ont grisé tant de cœurs, et parfois de coups de boutoir formidables. Il fut délégué à quantité de congrès, notamment, lors des fêtes du centenaire de la Révolution, à celui des coopératives de Paris, en 1889, où il prononça un discours reproduit en partie par Malon dans Le Socialisme intégral ; et au grand Congrès international de Bruxelles en 1891.

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Demblon fut souvent candidat : on sait qu'en 1890, il présenta, grâce à une latitude du règlement, bien qu'il n'appartînt plus à la société, sa candidature comme socialiste à l'Association libérale de Liége, cingla les doctrinaires, M. Frère présent et muet, et obtint 205 suffrages sur 780 ! Aux premières élections du suffrage universel plural, il fut choisi par le parti ouvrier, grâce à sa popularité dans tout le pays, comme un des trois candidats nationaux, porté à Bruxelles, à Nivelles et à Liége, élu dans cette dernière ville le 14 octobre 1894, en tête de la liste des socialistes et des progressistes unis, après une campagne oratoire épique dans l'arrondissement - sans compter celle de l'arrondissement de Nivelles où le chef du ministère clérical, M. de Burlet, resta sur le carreau avec l'ex-ministre doctrinaire Olin ! Il obtint 63,562 voix ; M. Frère-Orban, tête de liste doctrinaire, en eut 29,377, et la tête de liste cléricale 33,610. Quelle revanche pour l'ancien sacrifié ! Quelle nuit que celle du 14 octobre où la ville de Liége en délire chantait vive Demblon ! Quelle chute pour le vieux libéralisme ! Ainsi s'anéantissait cette puissance arrogante, néfaste, d'apparence indestructible, qui, depuis 47 ans, pesait si lourde sur l'arrondissement de Liége !

Depuis son entrée à la Chambre, Célestin Demblon poursuit infatigable ses campagnes oratoires dans le pays. Il a prononcé trois discours parlementaires dont le succès a été consacré par les attaques d'une certaine presse : le premier sur la liberté des fonctionnaires, le second sur les droits politiques des femmes, et le troisième sur l'expulsion du député socialiste français Dejante.

En dehors de sa vie politique si active, Demblon est par excellence homme d'intérieur. Il a, dit-il, deux paradis : le premier c'est sa jeune famille et sa bibliothèque. Le second, ce sont les lieux de son enfance qu'il va souvent revoir, parfois dessiner, en automne surtout, sa saison préférée, et les trois villes qu'il aime par-dessus toutes : Liége, Bruxelles et Paris.

Comme Frère, Demblon a été élu député à l'âge de 35 ans; mais tandis qu'à cet âge son vieil adversaire débutait ou peu s'en faut, il a un passé de seize années d'une parfaite unité, plein d'œuvres littéraires et politiques dont le rayonnement à déjà dépassé nos frontières !


(Extrait de La Meuse, du 14 décembre 1924)

Vendredi, à midi, la nouvelle de la mort de Célestin Demblon nous parvenait : il avait succombé à une crise cardiaque, suite de grippe infectieuse.

Il y a trois ours. nous écrit notre correspondant bruxellois, j'avais rencontré Célestin Demblon dans les couloirs de la Chambre. Il était pâle et portait une grosse écharpe autour du cou.

« - J'ai pris froid nous déclara-t-il avec un bon sourire, un peu las. »

Célestin Demblon, qui avait toujours son domicile à Liége, habitait, dans le quartier de l’avenue Louis, rue de la Longue-Hale, un petit « quartier » de deux pièces. C’est là qu’il est mort.

Il a été assisté, en ces derniers moments, par une amie, Mme Blanche Bourlard. Elle nous a dit toute sa douleur d'avoir perdu un pareil ami :

« C'était un véritable enfant, nous dit-elle ; Il s'amusait de rien. Jeudi soir, il se mit à me fredonner dû Gluck. Il se promit de sortir très tôt, vendredi, pour aller prendre ses journaux au kiosque. Je fus frappée, jeudi soir, de la fraîcheur de son teint ; ses joues étaient véritablement empourprées ; durant ces derniers jours, il avait été très pâle ; cette pâleur s'était complètement dissipée. Au moment de se coucher, il avait comme un léger ràle; il en rit lui-même : « Bah ! dit-il, ce ne sera rien ! »

« Le matin, je vins le voir très tôt. Il souffrait de la respiration. Mais il affirma encore qu'il n'éprouvait aucune douleur ; il maintint son désir d'aller chercher ses journaux, dès le jour. Mais le mal empira peu à peu. Vers 10 h., il ne pouvait plus parler ; le râle de la mort, cette fois, l'avait saisi. On courut chercher un médecin ; lorsqu'il arriva, Célestin Demblon rendait le dernier soupir.... »

Nous retrouvons. le député de Liège tel que nous l'avons connu ; la plus grande sérénité imprègne ses traits ; toutefois, la pâleur mate de la mort enveloppe le visage tout entier. Célestin Demblon semble dormir d'un profond sommeil – d’un sommeil d’enfant, comme nous dit Mme Blanche Bourlard.

L’homme politique

Né le 19 mai 1859, à La Neuville-en-Condroz, Célestin Demblon s'était lancé dans la mêlée politique à l’avénement des thèses socialistes, après une orageuse carrière dans l'enseignement.

Dès 1894, il était élu député et, depuis, il n'avait pas cessé de siéger la Chambre.

Il siégea au Conseil communal de Liège, de 1895 à 1899 et de 1903 à 1911.

Bien qu'il eût appartenu au premier groupe des fondateurs du parti socialiste belge, les derniers événements le trouvèrent prêt à embrasser la cause du communisme.

Ce nouvel état d’âme le mit en opposition directe avec la Fédération socialiste, qui alla jusqu'à lui lancer l’excommunication.

D'un esprit très souple, remuant, versatile même, Demblon restait néanmoins l'Idole des socialistes liégeois, qui le lui prouvèrent en maintes occasions.

Il y a quelques jours, Demblon avait affirmé à nouveau son intention d’être Inscrit en tête d'une liste communiste. II reprochait aux socialistes « d'avoir failli à leur programme. »

Le littérateur

Tel était l'homme politique. Mais il appartient aussi à l'histoire de la littérature belge. Professeur de littératures étrangères à l'Université Nouvelle, il se signala par de multiples travaux sur Shakespeare. Pendant la guerre, il fut appelé à donner des cours à l’Université de Rennes.

L'activité littéraire de Célestin Demblon remonte loin déjà, aux beaux temps de La Wallonie. Vers 1891. il avait déjà publié ses Contes mélancoliques et son Roitelet, où II se révéla comme un ciseleur délicat et patient, de phrases harmonieuses et éblouissantes, avant de devenir le commentateur dévotieux autant qu'érudit du grand tragique anglais.

Jusqu’au bout, il ne cessa de s'occuper de questions littéraires. II venait de terminer un livre de vers, livre qu'Il dédiait à son fils et qu'Il ne voulait voir publier que vingt ans après sa mort.

Au fond, Célestin Demblon était un romantique attardé. amoureux des phrases ronflantes et des épithètes à panache. Il croyait résoudre la question sociale par des discours flamboyants.

Ill y avait dans son cas beaucoup de naïveté mêlée à une astuce de paysan madré.

Avant tout, II était pittoresque. Doué d'une voix formidable, il martelait ses discours, ne faisant à son auditoire grâce d'aucune syllabe et n’évitant l'harmonie d’aucun subjonctif. C'était à la fois poncif, grammatical et inattendu.

Au demeurant, figure sympathique. Un quarante-huitard qui aurall mal digéré les théories de Karl Marx et de Lénine.

II restera comme un symbole du socialisme liégeois aux temps héroïques. II avait sur les ouvriers mineurs une sorte de pouvoir hallucinant. C'était, pour eux, un apôtre: Il en avait l'aspect et les attitudes.


(Extrait du Vingtième siècle, du 14 décembre 1924)

Le député socialiste de Liége, M. Célestin Demblon, est mort, presque subitement, vendredi vers midi. Souffrant depuis quelques jours, il ne s'était alité que jeudi, avait refusé comme inutile tout secours de la Faculté et rien ne faisait prévoir une issue si terriblement rapide, quand il fut pris d'une crise foudroyante à laquelle il ne résista point.

La carrière politique de Demblon fut singulièrement tourmentée. Employé de banque, à l'époque de sa jeunesse, il s'était laissé emporter au socialisme et s'était fait remarquer par la dangereuse hardiesse de ses idées et de sa propagande. Il fut contraint d'abandonner son emploi et, libre de ce côté, se jeta dans la politique à corps perdu. Cela lui va lut une grande popularité dans les milieux socialistes liégeois et l'honneur - au lendemain d la révision de 1893 - d'entrer au Parlement, en passant par dessus le corps de Frère-Orban.

Son rôle au Parlement fut nul. Entendons par là, qu'il ne produisit rien. C'était assurément un esprit curieux, d'une rare érudition, grâce à une mémoire prodigieuse qui enregistrait facilement un formidable amas de lectures, mais dans cette culture, il n'y avait rien de méthodique, d'ordonné et ses dispositions naturelles l'éloignaient de toute réalisation pratique. En réalité, il ne fut, au Parlement, qu'un tribun sonore mais lamentablement inférieur à sa tâche. Il y prononça des discours bruyants ; il y provoqua de retentissants incidents, mais s'il encombra les annales parlementaires, nul document ne porte la trace de son activité.

Parmi ses amis politiques son autorité était piètre. Même il était redouté, parce que, irréfléchi, impulsif, il parlait à tort et à travers, disant des choses ou confessant des espérances que la prudence la plus élémentaire recommandait de dissimuler. Les fidèles du Parlement ont pu remarquer maintes fois le regard courroucé que lui décochait Vandervelde, et la scène se terminait parfois par l'injonction presque brutale d'avoir à se taire.

En ces derniers temps, le fossé qui séparait Demblon de ses amis s'était élargi. Le député liégeois avait subi l'influence de Moscou et il ne dissimulait point que ses sympathies l'entraîneraient de ce côté. Il confessait, avec une candeur naïve, que le communisme de Moscou était le terme logique, naturel, de l'évolution socialiste et il reprochait amèrement à ses amis d'en être arrivé à un doctrinarisme opportun, baptisé du nom de réformisme, qui dissimulait mal une abdication complète de la doctrine socialiste.

Le désaccord fut tel que excommunié. Il porta cette excommunication allègrement. Il se préparait à conduire hordes communiste à l'assaut de la « forteresse capitaliste », quand la mort est venue le terrasser.

L’appréciation du Peuple

Le Peuple déclare que M. C. Demblon commit de graves erreurs et fit grand tort au Parti Socialiste :

« Demblon, écrit-il, ne s'était guère occupé activement que de la vie politique du Parti. Nos syndicats, nos coopératives, nos œuvres ne semblaient pas beaucoup l'intéresser. Attiré par l’art et la littérature, l'action profonde du prolétariat lui échappait.

« Sans être communiste inféodé à Moscou, il avait pour les Soviets des tolérances et prenait à l'égard de ceux qui agissaient en marge du parti des attitudes qui froissaient de plus en plus les militants et les organisations. Demblon, petit à petit, à la douleur de tous, se plaçait en dehors du parti organisé, mais nul n'a jamais mis en doute sa sincérité. »


(Extrait de La Nation belge, du 13 décembre 1924)

M. Célestin Demblon est mort, presque subitement, vendredi matin. Le député socialiste de Liége était légèrement grippé depuis quelques jours. Depuis mercredi, il gardait la chambre ; vendredi matin, vers 4 h. 30, il se sentit plus mal. Bientôt, une syncope cardiaque se produisit. Quelques minutes plus tard il râlait. Malgré les efforts de son médecin, le vieux tribun socialiste expira à 10 heures 30.

M. Demblon, né à Neuville-en-Condroz, le 19 mai 1859, fut un des premiers adeptes du socialisme au pays de Liége. Instituteur à Herstal, puis à Liége, il fut, en 1883, révoqué par l'échevin de l'Instruction publique, M. Magis, pour avoir prononcé un discours contre la royauté. Il eût dès lors tous les loisirs nécessaires pour se livrer à la propagande révolutionnaire.

Ses allures bon enfant, son éloquence naturelle, ses violences verbales, son érudition où l'on reconnaissait facilement un piocheur du dictionnaire Larousse, en imposaient aux masses.

En 1894, lors de la première application du suffrage universel plural, la liste socialiste de Liége, à la tête de laquelle se trouvait M. Célestin Demblon, obtint plus de suffrages que les listes libérale et catholique réunies. à la grande stupéfaction de tous ceux qui considéraient la ville de Frère-Orban comme le fief, la citadelle indestructible du libéralisme doctrinaire.

A la Chambre, M. Demblon se fit immédiatement remarquer par sa violence. Prenant la parole à tout propos et hors de propos, il attaquait sans relâche le roi Léopold II, la magistrature, l’armée. Les vieux journalistes se souviennent notamment d'une véritable bataille qui eût pour théâtre, en 1898, pensons-nous, la salle des Pas Perdus du Palais de la Nation. A la suite de propos particulièrement outrageants, le député socialiste de Liége avait été censuré et exclu de la salle des séances. Soutenu par tous ses amis de l'extrême-gauche. il prétendit siéger malgré tout. La troupe dut intervenir pour maintenir l'ordre, et finalement force resta à la loi. Peu de temps avanl la guerre. il fut, à la requête de M. Carton de Wiart, tra duit en correctionnelle.

M. Demblon, qui se piquait de littérature, fut quelque temps professeur à l'Université nouvelle. II accumula articles sur articles, conférences sur conférences, livres sur livres. pour prouver que les pièces de Shakespeare étaient l'œuvre de lord Rutland. Malgré tout, le monde littéraire resta sceptique.

Pendant la guerre. M. Demblon quitta la Belgique et se fixa en France. La guerre, disait-il à ses amis et même à ses anciens adversaires rencontrés en exil, l'avait éclairé sur la véritable mentalité de l'Allemagne. Il se prompttait bien - comme tant d'autres ! - de ne jamais nardqnner aux barbares qui avaient envahi son pays. Il fit, en France. une tournée de conférences patriotiques où il exalta l'héroïque défense de Liége et du glorieux général Leman.

Hélas ! rentré en Belgique, après l'armistice, il redevint vite ce qu’il était auparavant. Bien plus, le socialisme d'après guerre lui paraissant trop édulcoré. il passa au communisme tout en prétendant rester l'élu des socialistes. Aux dernières élections, il figura encore sur la liste socialiste de Liége, car il représentait malgré tout une force électorale importante. Mais il n'était plus persona grata auprès ses anciens amis, qui s'apprêtaient à l'exclure, et 1925 m'aurait vu à la tête de la liste communiste.

D'après le vieil adage, il ne faut dire que du bien des morts Nous ne parlerons donc que discrètement de la fin de la carrière du vieux lutteur révolutionnaire, fin de carrière qui attrista - pour ne pas employer, d'autres mots - ses anciens compagnons de lutte.

M. Célestin Dernhlon avait siégé à la Chambre, sans interruption, depuis 1894.

(Extrait de La Wallonie, du 14 décembre 1924)

Une pénible nouvelle nous arrive à l’instant. Célestin Demblon vient de mourir.

Nous ne voulions pas en croire le coup de téléphone qui nous l'annonçait. Le fait étant confirmé, il a bien fallu nous y résoudre.

Malgré quelques difficultés à son sujet, en suspend en ce moment à la Fédération Liégeoise, nous voulons ne pas y penser et songer surtout au long passé socialiste de Célestin Demblon.

Jeune instituteur à Liége, vers 1880, il se lia d'amitié avec Oscar Beck, libre penseur ardent, et avec. Henri Bury, préoccupé principalement de problème économique qu'il excellait à rendre clair.

Ces trois hommes avaient créé « Le Cercle Intime » où les membres à tour de rôle venaient exposer le résultat de leur lecture. Dans ce milieu épris d’idées nouvelles, le jeune instituteur Demblon devint libre penseur et socialiste.

A partir de ce moment, le jeune campagnard, venu de Neuville-en-Condroz et des Awirs, fut le porte-parole du groupe devant le public liégeois.

Un journal fut fondé ; administré par Oscar Beck, inspiré par Henri Bury et rédigé par Célestin Demblon , Le Wallon fit une campagne ardente en faveur de la démocratie, de la libre-pensée et du socialisme.

Dans les associations politiques, dans les groupes de libre-pensée, les trois hommes portent, par la voix du citoyen Demblon, la parole du petit groupement du « Cercle Intime. »

Pour un discours prononcé contre la Royauté, le rédacteur en chef du Wallon est révoqué de ses fonctions d'instituteur par M. Magis, échevin doctrinaire, agissant au nom du Conseil libéral homogène.

A partir de ce moment, tous les démocrates indépendant de tous les partis se rangent autour de la victime de l'autocratie doctrinaire.

Puis en 1885, le P.O.B. se constitue officiellement. Les petits groupements socialistes établis deci-delà dans l'arrondissement de. Liége se groupent sous la bannière du nouveau parti. Théophile Blanvalet, Michel Thonar, E. Mouzon, , T. Thirion, Oscar Beck, H. Bury et Célestin Demblon sont les principaux militants. La maladie enlève au Parti Blanvalet, Beck et d'autres. Célestin Demblon devint le leader ; les tribunes populaires retentissent de la voix puissante et âpre de l'orateur socialiste.

A son appel, la classe ouvrière répond en se groupant autour des organisateurs et des hommes -d'œuvre du mouvement socialiste.

De 1890 à 1894, Demblon est l'orateur le plus applaudi. Le suffrage généralisé appelle pour la première fois les travailleurs au scrutin. La période d'enthousiasme de 1894 se prète admirablement aux qualités oratoires de Célestin Demblon. Le tribun est non seulement acclamé, chansonné, mais il apparaît aux yeux de la foule comme un véritable messie.

Les socialistes avaient fait l'alliance avec les progressistes. Dès le premier tour de scrutin, Célestin Demblon est élu avec le plus grand nombre de voix, laissant derrière lui les candidats radicaux eux-mêmes.

L'entrée à la Chambre et au Conseil communal du tribun socialiste ne se passa pas sans incidents, souvent très violents. Ses discours avaient le don d'irriter ses adversaires. Des séances mémorables s’en suivirent. Il fut souvent expulsé par application du règlement. Un jour à toute force lire à la Chambre des écrits plutôt lestes de Saint-Alphonse de Liguori, l'assemblée législative décréta le huis-clos. Il n'y a aucun autre exemple de ce fait dans les annales-parlementaires.

Aux temps héroïques du Parti Ouvrier, il est certain que les violents incidents des assemblées délibérantes eurent pour conséquences d’accroître encore la popularité légendaire de Célestin Demblon. Depuis vingt ans, le Parti Ouvrier ayant fait une place toujours plus grande à l’action constructive, le rôle critique qu’avait tenu le citoyen Demblon perdit beaucoup de son importance. De là, une diminution. constante de popularité.

Pendant la guerre, réfugié à l'étranger, le député de Liégé fit une série de conférences en Angleterre et en France pour dire la triste situation dans laquelle la Belgique se trouvait sous l’occupation allemande.

Rentré en Belgique, Célestin Demblon se trouva en présence d’une tactique toute nouvelle par participation des socialistes au ministère.

Cette action positive, très différente de celle du passé, éloigna davantage encore l'ancien tribun de 1894, de la tactique quotidienne du Parti Ouvrier. De là des malentendus toujours plus grands entre le député socialiste de Liége et le Parti Ouvrier.

Cette situation avait affligé profondément ses amis et tous les compagnons socialistes de Liége et du pays.

Aussi, voulant oublier les heures pénibles des derniers moments, nous voulons avant tout nous souvenir des époques glorieuses où le grand tribun de 1894 entraînait les foules populaires vers l'Idéal, vers l'Emancipation Ouvrière et vers la Justice Sociale.

L. T.


(Extrait de La Wallonie, du 14 décembre 1924)

Célestin Demblon est né le 19 mai 1859, à la Neuville en Condroz, petit village dominant la vallée de la Meuse. Il avait huit ans quand ses parents, cultivateurs se fixèrent aux Awirs,sur les collines mosanes, faisant face, à l’autre réve, aux hauteurs de la Neuville. Il grandit dans ce milieu agreste et aimait passer. ses vacances chez son grand-père, Henri Demblon, à la ferme pittoresque. du Sart-le-Diable. Il devait souvent, dans la suite, dans son œuvre littéraire, évoquer la douceur des collines boisées de son cher Condroz.

Il fut envoyé à l'école nôrmale de Huy où il conquit, à 19 ans, son diplôme d’instituteur ; il se rév »la élève studieux quoi qu'original, doué d'une mémoire prodigieuse qui le servit encore remarquablement dans les derniers temps ; il fut trois semaines intérimaire à Herstal, sous-instituteur deux mois à Horion-Hozémont et entra, en 1879, dans les écoles de Liége. La même année, avec Henri Bury, il fonda un cercle d'études et prononçait, au local de la Légia, Mont-Saint-Martin, son premier discours au congrès des instituteurs belges.

Et le voilà, dès ses 20 ans, dans le mouvement démocratique et rationaliste. où il fut rejoint par Oscar Beck.

* * *

Après sa révocation d'instituteur par M. Magis, les amis de Célestin DembIon instituèrent des cours publics de littérature à Liége qui eurent un grand succès. Ils procurèrent un peu d'argent à la victime des doctrinaires.

Il écrivit alors quelques livres, entre autres les Contes mélancoliques qui, édités par souscription, eurent un très grand tirage.

Beaucoup plus tard, vers 1895, le citoyen Demblon futL nommé professeur à l'Université nouvelle de Bruxelles, institut de Hautes Etudes qui, alors, s'opposait à l'Université libre où régnaient les doctrinaires.

Pendant la guerre, le gouvernement français lui confia un même cours d'histoire et de critique littéraire à Rennes.

Célestin Demblon fit aussi du journalisme en écrivant au Peuple, à l'Express, à La Réforme, au Petit Bleu et à la Wallonie

Doué d'une mémoire extraordinaire, le citoyen DembIon excellait surtout dans l'histoire des arts et de la littérature.

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Célestin Demblon ne fut toutefois jamais mêlé directement ni au mouvement coopératif, ni au mouvement syndical, ni à l'effort mutuelliste. Il fut nommé professeur de littérature à l'Université nouvelle : c'était un professeur entraînant et enthousiaste. Il se tourna à certain moment vers la littérature anglaise et fit une traduction des œuvres de Shakespeare, ce qui l’amena à étudier le problème de l'auteur réel de ces œuvres immortelles ; il publia deux gros volumes pour démontrer que lord Rutland était Shakespeare et que ce n'était pas Bacon comme on le soutenait.


(Extrait de La Wallonie, du 16 décembre 1924)

(M. Maurice Wilmotte a adressé au Peuple, en hommage à Demblon, l’article suivant que nous sommes heureux de reproduire)

Je suis de ceux - devenus rares - qui l'ont connu à l'époque héroïque, c'est-à-dire avant 1894, avant les événements qui l'ont conduit au Parlement et où je jouai (on le sait à Liége) un bout de rôle intéressant. Il me serait malaisé de rappeler tout cela dans un journal autre que Le Peuple, puisque la presse radicale est réduite ici sa plus faible expression. Si <iLa Réforme d'Emile Féron existait encore, c'est à ce journal que j'aurais donné mes notes.

Au surplus celles-ci n'ont pas d'intention politique. Elles sont anecdotiques et n'ambitionnent que de raninter, chez certains, le souvenir d'un mort que nous avons aimé, à d'autres d'apprendre certaines choses qu'ils ignorent et dont ils parlent légèrement.

Donc j'ai connu Demblon à l'époque où il osa se dresser contre un échevin libéral, qui n'était pas un méchant homme mais dont le doctrinarisme l'abusa sur le droit de l'autorité. Dans l'entourage de Frère-Orban, que j'ai bien connu, ils n'étaient pas rares, ces hommes droits, integres, incapables d'une félonie, mais férus de leur privilège social, adversaires de la contrainte économique mais ralliés par peur du socialisme à la contrainte morale, étroits et mesquins, surtout courts de vue, ayant devant eux, comme un mur haut de vingt pieds, la conception du libéralisme d'alors, plus logique d'ailleurs que celle d'aujourd'hui, qui est un assez triste rapiéçage de toute sorte de principes et de concessions au « malheur des temps.

Et voilà comment on révoqua Célestin Demblon, grand garçon timide et sérieux, qui ne demandait qu'à vivre paisiblement, à écrire des vers, mais que travaillait un besoin de vérité, en même temps qu'il sentait naître en lui l'orateur qu'il devait être plus tard. Ce fut la misère, et nous nous ingéniâmes, à quelques-uns, à la lui rendre moins cruelle. On a rappelé son cours de littérature de Liége; il le transporta au salon Stahl, rue Souverain-Pont, une grande pièce, nue. mal chauffée, où nous étions une poignée au début, mais qui, peu à peu, se remplit. Il y avait des convaincus, des amis tout simplement, des femmes (car, depuis Jésus, tous les persécutés traînent des jupes derrière eux), quelques vieillards qui, hochant la tête, vous disaient à l'oreille qu'on avait été bien dur pour ce pauvre Célestin !

Le cours était fait avec beaucoup de méthode et débité, tantôt avec grandiloquence, tantôt d'un ton pénétré, un peu sourd. Les allusions politico-philosophiques n'étaient pas aussi clairsemées qu’on eût pu le désirer. Toutefois, et il en fut toujours ainsi, Demblon respectait scrupuleusement les faits ; même dans ses haines littéraires, il était sensible et généreux. Son romantisme ne l'empêchait pas d'admirer Racine et Bossuet. Plus tard, à la nouvelle Université, où j'interrogeai avec lui des candidats en philosophie et lettres, il me laissa la méme impression de sincérité et de conscience. Son information était inégale, mais jamais il ne négligeait une occasion d'apprendre, et c'est ce que j'eus le plaisir – ayant été consulté sur sa nomination à Rennes, en 1916 - de dire un haut personnage de l'instruction publique en France.

L'écrivain mériterait une étude. Sil n'a pas laissé une œuvre considérable, si ses vers et ses contes réunis formeraient peut-être un unique volume, il serait injuste d'oublier le critique, dont les articles innombrables récèlent une richesse de pensée et d'érudition, fort supérieure à ce qu'imaginent trop de nos contemporains. En relisant, par exemple, ses Chroniques wallonnes d'une revue qui eut la vie courte, et où Mockel, Léon Paschal, Rassenfosse, Henri Simon, etc., voulurent bièn s'associer à moi, je constate encore la très haute supériorité de la collaboration que Demblon nous accorda. Il avait du mordant dans l'écriture comme de l'aigu dans la pensée ; sa mélancolie de poète lui suggérait des images, des rapprochements, des épithètes qui éclairaient cette pensée et nous la rendaient attachante.

Il fut, on l'a rappelé ici, lié, lui plutôt déiste, avec Oscar Beck, rationaliste intransigeant, chez qui les thèses sociales s’appuyaient sur un certain radicalisme très particulier et avec Bury, alors employé de la firme Vaillant-Carmanne, mais qui devait prendre la tête, plus tard, des négociations avec les radicaux liégeois et joua un rôle de coulisse presque toujours décisif à La Populaire.

Que de fois j'étais en conversation avec Bury, à qui je rapportais des épreuves lorsque la porte du petit bureau surchauffé s'ouvrait et que la haute taille de Demblon s'encadrait dans l'étroit chambranle ; Bury, toujours attentif à sa besogne, levait à peine la tête, et de sa voix bien timbrée, il laissait tomber ces syllabes : « Bonjour, Célestin » ou plus bref ; « … jour …lestin.’ » Et puis, l'heure du départ sonnant, if s'en allait, lui tout menu, étriqué, vêtu de noir et caché derrière le binocle, avec le bon géant qui se penchait pour l'écouter.

Tels je les ai vus lors de ces négociations où je fus mandaté par les radicaux liégeois pour établir la plate-forme des élections et dresser la liste des candidats. Mais déjà alors Demblon se désintéressait de tout ce côté manœuvrier de la politique. Il ne voulut pas être un des négociateurs, et Bury, diplomate étonnant, me soufflait à l'oreille que Célestin n'eût pas convenu pour l'emploi…

Il était déjà et il resta, la bouche sonore du parti, tantôt rugissante comme celle des grands fauves, tantôt apaisée et, dans un autre timbre, disant avec émotion les douleurs et les injustices de la vie des petits, qu'il aimait d'une affection profonde et qu'il connaissait bien.

Ceux qui, comme moi, ont vécu ces heures d'enfantement maintenant oubliées, gardent à Demblon, malgré certaines erreurs qu'il a commises comme nous tous, du reste, un souvenir reconnaissant, dont je serais heureux qu'en ce triste moment on trouvât ici l'expression désintéressée.

M. WILMOTTE.

Voir aussi : VINCENT J., Biographie nationale de Belgique, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1967, t. XXIV, col. 205-209)