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Defuisseaux Alfred (1843-1901)

Portrait de Defuisseaux Alfred

Defuisseaux Alfred, Eloi, Nicola socialiste

né en 1843 à Mons décédé en 1901 à Nimy

Représentant 1894-1901 , élu par l'arrondissement de Mons

Biographie

(Extrait de La Chambre des représentants en 1894-1895, Bruxelles, Société belge de Librairie, 1896, pp. 281-282)

DE FUISSEAUX, Alfred-Eloi-Nicolas,

Représentant socialiste pour l’arrondissement de Mons, né à Mons, le 9 décembre 1843

M. Alfred De Fuisseaux a pris une part très active aux manifestations socialistes et républicaines qui eurent lieu en Belgique et fut délégué à tous les congrès internationaux des mineurs.

Au cours de sa carrière, il a été condamné, pour des causes politiques et autres, à trente-trois années de prison, dont quinze de réclusion à raison d'un complot contre la sûreté intérieure de l'Etat. Avant le prononcé de cette dernière condamnation, il se rendit à l'étranger et passa neuf années en France. Rentré en Belgique à la fin du mois de septembre 894, il fut arrêté, puis relâché. Le parquet reprit une instruction sa charge du chef de complot contre la sûreté intérieure de l'Etat, la condamnation qu'il avait encourue ayant été prononcée par contumace. Il fut acquitté le octobre 1895 par la Cour d'assises du Hainaut.

Docteur en droit et ingénieur de l'École des Arts et Manufactures, M. Alfred De Fuisseaux a fait de nombreuses publications politiques et littéraires. Ses principales œuvres politiques sont : Le Catéchisme du Peuple, Le Grand Catéchisme du Peuple, La Femme de l'ouvrier, Contes moraux à l'usage du Peuple, La Journée de huit heures pour les mineurs ; en outre des brochures sur La Pension des vieux houilleurs, sur Les Accidents, etc. Ses ouvrages littéraires sont : Le Scopit (roman-étude sur la religion des castrés en Orient), Terre et Liberté (les nihilistes en Russie). Il a également collaboré aux journaux : En Avant, Le Combat, La République belge, Le Travail,Le Cri du Peuple, Le Suffrage universel.

M. Alfred De Fuisseaux fut élu par l'arrondissement d Mons par 44,152 voix, contre 17,000, données aux catholiques, et 16,500, aux libéraux.

Dès son entrée à la Chambre, il signa avec MM. Léon Defuisseaux, Roger, Denis, Maroille et Bastien une proposition tendant à requérir la mise en liberté de M. Brenez, député de Mons, détenu en exécution d'un arrêt de la cour d'appel de du 13 mai 1893 qui le condamnait à cinq années d’emprisonnement du chef de rébellion en bande avec armes par suite d'un concert préalable et avec cette dernière circonstance aggravante qu'il était un des chefs de la rébellion ou l'avait provoquée.


(Extrait du Peuple, du 12 novembre 1901)

Alfred Defuisseaux n’est plus ; le Borinage est en larmes et le Parti ouvrier, en deuil.

C'est un grand cœur qui cesse de battre.

Quiconque a jamais souffert de la misère des pauvres et de la haine des riches doit le pleurer. Il aimait les malheureux et pâtissait de leurs maux. II consacra toute sa vie à leur défense. Et c'est pourquoi il a subi l'injustice des lois et la vindicte des juges, car les lois sont à la merci des puissants, et les juges, à leur service.

Il fut éclaboussé des plus ignobles calomnies et frappé des plus révoltantes condamnations ; même en des jours regrettés de cruels déchirements, sur lesquels il faut jeter le voila de l'oubli, il eut l'amertume d'être publiquement en conflit avec ceux-là qui luttaient pour la même cause, mais préféraient une autre méthode à sa tactique.

Il n'est pas au monde, dans l'histoire politique des peuples, un seul parti qui n'ait connu de ces malentendus et de ces crises ; heureux. ceux qui les dissipent et les traversent comme la nôtre, sans que nul n'en garde de blessures à l'âme, sans que l'esprit de discipline en resta atteint, ni l'idéal, obscurci !

Aux yeux de tous, Alfred Defuisseaux, depuis de longues années, apparaissait comme l'incarnation de l'unité socialiste au Borinage ; après les dissentiments antérieurs, nous estimons que tel est, au point de vue du Parti ouvrier, le plus bel éloge qu'on puisse faire ici de sa noble carrière.

* * *

Alfred Defuisseaux passa d'abord par l’école des Arts et Manufactures de Liége, il fut, en 1868, reçu avocat à l'université de Bruxelles, et dès 1872, il occupait au barreau de Mous, une situation considérable.

Nous nous le représentons à merveille, débutant ainsi, dans la lutte, jeune, enthousiaste, bouillant et brillant, héritier, avec son frère Léon, de vieilles traditions démocratiques familiales, la verve aiguisée, le tempérament combatif, avec un immense besoin en soi, d'être utile aux humbles et aux sacrifiés.. D'avance, sa voie était tracée ; il se consacra aux accidents des mines, prodiguant sa bourse et son éloquence aux ouvriers, et ce fut bientôt entre les formidables Compagnies des charbonnages et le vaillant champion des pauvres victimes du grisou et des éboulements, un duel à mort. Un seul procès, celui d'Hornu et Wasmes valut une indemnité de plus de cent mille francs aux veuves et orphelins des ouvriers tués à la fosse. Bien plus, l'infatigable plaideur obtint un jugement qui déclarait que l'action civile en dommages-intérêts, pour un accident qui n'ait pas même entraîné de condamnation, n'était prescrite que par trente ans.

A ce moment les directeurs et les actionnaires des charbonnages jettent le cri d'alarme : « Si votre frère continue ses procès, dit l'un d'eux à Léon, l’industrie houillère devient impossible. Il faut absolument que cela cesse ! »

Et cela cessa par une machination mélodramatique que le jury bourgeois a estampillée, mais dont la conscience populaire a fait justice. II sa trouva des magistrats pour arracher sa robe et chasser du prétoire, celui dont le seul crime avait été de défendre les déshérites et qui avait eu l'audace de s'attaquer, corps à corps, aux maîtres et aux exploitants des houillères !

Alfred Defuisseaux fut condamné pour insubornation de témoin, sur l'accusation d'une mégère, de flagrante immoralité, qu'il avait chassé de sa maison, à la suite d'une tentative de chantage et qui devint le providentiel instrument des représailles capitalistes. Il s'agissait d'une affaire que notre ami plaidait devant ls assises de Mons, et au cours de laquelle il aurait incité cette femme à modifier, en faveur de son client, le témoignage qu’elle se proposait d'apporter à l'audience.

Nous ne ferons pas à la mémoire respectée de notre cher compagnon de lutte l'injure de le défendre à nouveau, à cette place.

Il eut, pour le venger, le mémoire de son admirable défenseur, Maître Paul Janson, dont le nom seul est synonyme d'honneur et de loyauté ; il eut encore le jugement du congrès socialiste, tenu à Bruxelles, le 15 juin 1886, qui solennellement proclama que « le citoyen Alfred Defuisseaux avait été victime des vengeances bourgeoises », et déclara qu’ « il avait la sympathie et l’estime du Parti ouvrier » ; il eut surtout l'amour et la vénération de tout le peuple borain qui, à raison de ses persécutions comme de son dévouement, lui voua un véritable culte ; et ces milliers et milliers de braves gens qui virent de leurs yeux Alfred à l'œuvre, qui toujours lui sont restés fidèles, et qui aujourd'hui se lamentent amèrement, sur sa mort, ne sont sans doute pas, eux, des témoins subornés ! Et ceux-là, comment les appelle-t-on ? Ils se nomment le Travail, la Droiture, la Souffrance, la Gratitude, la Bonté d'en bas ! Cela suffit à l'éclatante réhabilitation de celui qui repose en paix à cette heure !

Ce n'est pas tout, devant l'iniquité consommée, Alfred Defuisseaux avait quitté le pays. On abusa de son absence pour le faire condamner encore du chef de détournement, sans qu'il lui fut même possible de se faire représenter par un simple avoué, pour établir, pièces en mains, qu'il avait payé et qu'il était indemne !

« Il fallait que cela cessât ! »

Les Charbonnages pouvaient triompher ; ils étaient débarrassés da leur redoutable adversaire.

Ils comptaient sans la revanche !

* * *

Pendant plusieurs années, l’avocat en exil, réfugié à l’étranger pour échapper à un arrêt inique, fut réduit au silence.

II fit notamment un séjour en Bulgarie, où il servit sous les ordres de Mehemet-Ali, assez brave et chevaleresque pour risquer sa vie, sur les champs de bataille, trop avide d'action, trop cabré dans sa dignité pour subir la geôle ! A ce moment, il tomba si dangereusement malade qu'on le crut mort, et son frère Leon alla le rechercher, là-bas, agonisant au milieu des dangers.

Episode touchant, raconte l'un des nôtres dans notre numéro du 4 juin 1886, Léon dut transporter son frère sur ses épaules pour franchir un pont en ruines, que le moribond n'aurait pu traverser.

On était en 1884. Déjà le mouvement ouvrier en faveur du S. U., s'affirmait.

Alfred Defuisseaux en devint bientôt l'un des plus ardents

C'était alors l'orateur de fougue, d'impétuosité et d'élan, chacune de ses périodes était une fanfare belliqueuse, et ses harangues d'éloquence romantique, comma les vers de Victor Hugo, étaient hérissées d’antithèses. L'ironie était son arme la plus redoutable; il avait aussi le secret des tableaux attendrissants, où chacun retrouve l'évocation d'un souvenir ému, avec une larme qui pointe à la paupière. Mais son verbe nerveux ne permettait guère qu'on s'amollît dans la mélancolie des souvenirs, et bientôt, âpre et flagelleur, il fouaillait les indolences, les hésitations, las perplexités et les torpeurs.

Sa plume ne fut pas moins terrible aux ennemis du peupla, que sa parole.

C'est à cette époque que parut l'historique Manifeste républicain, dont les frères Defuisseaux furent les principaux rédacteurs et qui fut couvert de quarante-cinq signatures, au nombre desquelles on compte les noms les plus anciens et les plus respectés de la démocratie belge.

Tous furent poursuivis ; le lendemain du jour où le Parquet avait lancé ses assignations, cinquante nouveaux citoyens sollicitaient l'honneur de partager leur responsabilité et s'inscrivaient au bas du Manifeste.

De pareils exemples doivent aujourd'hui stimuler nos audaces et nous hausser à la hauteur de notre mission !

* * *

Alfred Defuisseaux fut avant tout un pamphlétaire et sesCatéchismes du Peuple suffiraient à attacher indissolublement son nom à l'histoire de la démocratie belge.

C'était le temps où les De Paepe, les Volders, les Van Beveren, ls Van Cauberg, les Verrycken, les Brismee, les Maheu, les Bertrand, les Anseele, les Defnet, combien d'autres : Vandendorpe, Milot, Van Loo, toute la pléiade des origines, s'attaquaient, tels de rudes bûcherons, la cognée à la main, aux troncs pourris du Cens et du régime capitaliste dont le Cens étaient la suprême expression.

Le Peuple venait de naître, succédant à La Voix de l’Ouvrier, dont Bertrand avait été le fondateur et l’âme. A côté du Peuple, Alfred Defuisseaux, d’accord avec Bertrand et Gustave Defnef, fonda l’hebdomadaire En Avant ! qui mena avec un entrain du diable et une verve à l’emporte-pièce, le combat pour le S.U.

Nous entrions dans l’époque héroïque de l’année rouge : 1886.

Partout les grèves éclataient comme une traînée de révoltes. D’un bout du pays à l’autre, on ne respirait qu’une atmosphère étouffante de misère et de colère. Une crise noire sévissait. La masse pressurée grondait devant l’impitoyable avilissement des salaires : et les maîtres de notre industrie nationale étaient aussi incapables que les ministres cléricaux eux-mêmes, d’entendre la sourde rumeur dé mécontentement, de lassitude et de menace, et d'y faire droit !

II arriva ce qui fatalement doit toujours se produire, quand les dirigeants ne savent à l'heure opportune, ouvrir la soupape de sûreté et assumer les initiatives nécessaires. Au bassin de Charleroi et au pays de Liége, l'explosion fut violente et la répression implacable.

Nous ne rappellerons pas ici les scènes de dévastation ; du fond de notre cœur, nous souhaitons pour notre pays et dans un sentiment supérieur d'humanité, qu'elles ne se renouvellent jamais, mais nous ne pouvons nous empêcher de répéter celte parole cruelle et vraie « que nos gouvernants n'ont aperçu la question sociale qu'à la lueur des incendies d'alors ! »

* * *

Au moment où déchaîna l'inévitable ruée, Alfred Defuisseaux venait de lancer son premier Catéchisme du Peuple. Il a été établi en cour d'assises, qu'à cette date on n'en avait guère vendu que quelques milliers. C'est après les émeutes de Liége et de Charleroi que le tirage s'éleva des chiffres fabuleux, atteignant près d'un demi-million d'exemplaires.

Ainsi qu'on la verra dans l’acte d'accusation que nous tenons à reproduire parce qu'il nous apparaît comme un chef-d'œuvre du Parquet, bien imaginé pour assurer la propagation officielle du pamphlet, les argousins imputaient au Catéchisme les troubles, les pillages, les désordres du 25 et du 26 mars; t ils ne comprenaient pas, les inconscients, que le Catéchisme, au contraire, était sorti, comme les troubles, les pillages et les désordres, des entrailles mêmes de la situation. On y cherchait une cause, et c'était un effet ! On y voulait une déterminante, et c'était un symptôme.

II est évidemment bien plus facile de tirer dans le tas et d'emprisonner en masse des misérables, comme le gouvernement de M. Beernaert l'ordonna en 1886, que d'arrêter la misère, cette gueuse qui fut partout et toujours, la grande coupable, avec la complicité de l’atroce égoïsme des classes régnantes !

Les noires émeutes de désespoir et de famine n'inspirèrent rien à nos dirigeants, sinon une âpre démence de répression : A Tilleur, à Seraing, à Jemeppe, à Liége, à Roux, dans le bassin entier de Charleroi, partout ceux qui eurent l'audace de clamer leur détresse, furent massacrés, Bruxelles fut mis en état de siège, et l'on traîna, pêle-mêle, en cour d'assises, en même temps que des rafles de pauvres bougres. simplement déclarés suspects par des pandores halluciné, d'avoir assisté à quelque scène de sac, quiconque avait causé l’irrésistible revendication

populaire, comme Alfred Defuisseaux. Jeté le cri d'alarme et d'infinie pitié au cœur des mères, comme Anseele, ou présidé à une œuvre pacifique d'organisation ouvrière. comme Oscar Falleur.

II y eut des condamnations atroces, comme celle de ce dernier, secrétaire de l'Union verrière, qui fut frappé comme tel, en même temps que Schmidt, de vingt ans de travaux forcés.

Anseele subit six mois de prison pour avoir adjuré les pères, mères, frères, sœurs, amantes de soldats, d'écrire à leurs parents ou amis de l’armée, pour les supplier de ne point tirer sur le peuple : « Plaidez la cause de l’humanité et de l’amour du peuple, ainsi nous empêcherons le triste spectacle d’ouvriers faisant couler le sang d’ouvriers ! »

Le Christ n’eut pas renié cette parole ; il eût été mauvais qu’elle ne fut pas expiée.

* * *

C’est le même jour, le 4 juin 1886 – la coïncidence atteste le système de terrorisation gouvernementale, la Justice était chargée de continuer l’œuvre de la soldatesque – qu’Alfred Defuisseaux eut à répondre devant la cour d’assises du Brabant, de son premier Catéchisme du Peuple.

Eugène Robert et Léon Defuisseaux, ses défenseurs, prononcèrent devant les robes rouges, d'éloquentes plaidoiries, qui furent ensemble un réquisitoire implacable contre le régime capitaliste, et une enthousiaste invocation du règne de délivrance qui serait inauguré par le S. U.

Jean Volders écrivait dans Le Peuple, au lendemain du verdict qui infligeait un an de prison à Alfred Defuisseaux :

« Défendre le peuple est un délit, attaquer les privilèges de la bourgeoisie, un crime.

« Qu'on lise le Catéchisme du Peuple ! II n'est pour rien dans les émeutes de Liége et de Charleroi ; on verra que toujours, presqu'à chaque ligne, l'auteur recommande le suffrage universel.

« Aussi c'est le suffrage universel qu'on a voulu faire condamner .

« La condamnation de l’auteur du Catéchisme présente un danger – pour les classe dirigeante – il démontre qu’il n’est pas permis à un citoyen de défendre la cause des pauvres gens. Ceux-ci s’en rendront compte.

* * *

La cour avait ordonné l'arrestation immédiate d'Alfred Defuisseaux.

Averti à temps, celui-ci avait quitté la salle d'audience.

II prit une voiture à la porte Louise qui fut aussitôt filée par un autre fiacre où s'étaient installés trois agents de la sûreté.

Ce fut à travers Bruxelles une course désordonnée; on fit descendre Alfred, après deux heures de tours et de détours, dans un petit cabaret de la rue de la Grande-Ile.

Deux heures plus tard, Joseph Milot, aidé d'un autre camarade, venait prendra le condamné qui faisait la nique à la prison, et le lendemain, vers sept du matin, ils franchissaient la frontière hollandaise.

Alfred gagna peu après le Nord de la France, passa par Lille et Paris, puis s'installa chez son frère Léon à Nice.

* * *

C'est de là qu'il écrivit Le Grand Catéchisme du Peuple, qui lui valut une nouvelle comparution en cour d'assises du Brabant, et quatre ans de prison. !

Guillaume De Greet le représenta devant le jury ; il fut superbe de vigueur et de logique, affirmant avec une incomparable hauteur de vues, que jamais un arrêt inique n'a étouffé une idée juste. C’était le 29 décembre et cette sentence fut bien l'épitaphe qui convenait à cette année fatidique de 1886, toute éclaboussée dé sang et de larmes, qui mit brutalement en crue lumière, le dénuement exaspéré d'en bas et l'aveuglement forcené d'en haut.

* * *

Dès lors, à nouveau proscrit, ce n'est plus dans l'existence militante d'Alfred Defuisseaux qu'une longue séria de condamnations encore, soulignant les libelles, les articles, les manifestes, les tract qui se succèdent. La liste en est suggestive :

4 janvier 1887 : Cour d'assises d'Anvers : Pour atteinte à la force obligatoire des loi et offense au roi : Un an de prison ;

26 juillet 1887 ; Cour d'assises du Brabant : Pour attaque méchante contre la force obligatoire des lois : Trois mois de prison ;

19 décembre 1887 : Cour d'assises du Hainaut : Pour attaques directes aux lois : Trois ans de prison ;

19 décembre 1888: Cour d'assises du Hainaut : Pour menaces de mort ; Trois ans de prison ;

8 juillet 1890: Cour d'assises du Hainaut : Légende du grand complot, tendant à détruire la forme du gouvernement: Quinze ana de détention.

Soit, y compris les condamnations antérieures que nous avons indiquées : vingt-neuf années d'emprisonnement, ce qui nous semble un total assez respectable pour un honnête homme !

Nous ne tenterons pas de refaire ici l’histoire de ces poursuites ininterrompues, où l'odieux le dispute au grotesque. On sait comment, devant la cour d'assises du Hainaut, Paul Janson déchira tous les voiles et cloua au pilori non seulement la sûreté, mais le ministre Beernaert lui-même, dont personne n'oubliera jamais les accointances avec le sinistre Pourbaix.

* * *

Dès ce moment, les événements se précipitent ; le gouvernement conservateur est battu par l'indignation publique, comme la côte, par la vague qui déferle ; il souffle un veut de tempête, et bientôt sons l'effort du Parti ouvrier, nous entrons dans la période de la révision ; enfin, cédant a la peur, le 18 avril i893, le gouvernement laie la démocratie belge lui arracher un lambeau du suffrage universel.

Le 14 octobre 1894, au premier tour de scrutin, à une majorité de 44,360 voix contre 19,509 accordée aux libéraux et 17,210 attribuées aux cléricaux, Alfred Defuisseaux était élu député -de Mons, avec son frère Léon, et d'autres vaillants compagnons des mauvais jours et des pires épreuves comme Arthur Bastien, Désiré Maroille et Brenez !

Celui qui, hier, était voué au bagne, entrait triomphalement au Palais de la Nation.

Le peuple seul, suivant une expression de Léon Defuisseaux, a de ces justices suprêmes.

On n’a pas idée de l’ivresse de joie exultante qui accueillit, au Borinage, la nouvelle de cette victoire qui apparut comme le digne couronnement d'une carrière de sacrifice et d'abnégation.

* * *

Par malheur, déjà la santé d'Alfred était gravement compromise. Il ne put se prodiguer à la tribune nationale ; d'ailleurs, par une déférence quasi filiale, il préférait dans les grandes circonstances, céder la parole à son ainé. Et puis, il faut bien le dire, son tempérament de bataille, son verbe d'arrache-morceau s'accommodait mal du ton conventionnel et des traditions guindées du Parlement. C'était un bousculeur, un soldat d'assaut, une âme de révolutionnaire, toujours un peu plus hantée par le regret des barricadés de 48, et « l'impuissance de la gauche sociale le navrait » autant que le révoltait l'opiniâtre inertie d'une majorité réactionnaire, dont rien ne pouvait entamer le bloc !

A diverges reprises, pourtant, il intervint dans le débat ; le 22 janvier 1895, il développe une proposition de loi sur les pensions des vieux mineurs ; le 28 février de la même année, il défend sa proposition créant des inspecteurs ouvriers chargés de la surveillance des travaux souterrains des mines; le 1er mars, il interpelle le ministre de l'industrie sur la situation des vieux houilleurs ; le 27 juin, il participe à la discussion générale du projet de loi instituant des délégués à l'inspection des mines; il adresse aussi, le 3 février, une interpellation au gouvernement, à propos de l'école moyenne de Mons; le 24 juin, on l'entend dans la discussion do l'interpellation Daens sur les projets de loi concernant les pension ouvrières.

Le 4 mai 1900, il reprit la parole dans la discussion du projet de loi concernant leg pensions de vieillesse. Ce fut son dernier discours parlementaire ; sa parole suprême, comme sa pensée ultime, appartient aux plus misérables d'entre les misérables, à ceux qui sont épuisés par la peine. l'âge et la misère, et qui restent sans abri pour leurs vieux jours !

Au Parlement, il resta ce qu'il était dans es grandes assemblées populaires.

II alliait, dans son art oratoire, une grande simplicité dans les mots, à une solennité naturelle dans l'accent, avec des emportements soudains où se réveillait toute sa fougue juvénile et des péroraisons à panache, qui prenaient d'emblée l'allure d'appels au peuple.

* * *

Dans la fin de sa vie, il écrivit et il agit plus qu'il ne discourut.

Son organe hebdomadaire, Le Suffrage Universel, devint sa tribune favorite. C'est là qu'il mena sa virulente campagne contre la R. P. Après le congrès de Bruxelles, où les adversaires de la R. P. durent s'incliner. c'est là qu'il reprit, avec un regain de force et d'enthousiasme, la lutte finale pour le S.U.

En cette dernière crise du Parti ouvrier belge, ce fut lui, il faut le dire bien haut à son honneur, qui, trompant les malignes chimères de nos adversaires aux aguets, sonna le ralliement à la Fédération boraine et en finit une bonne foi avec toute velléité séparatiste. Alfred Defuisseaux avait conscience que la popularité dont il jouissait au on jouissait au Borinage, lui imposait de grands devoirs devant la démocratie laborieuse du pays entier, et s'il y eut naguère des différends entre lui et le Parti ouvrier, on peut dire à sa gloire, qu'il fut depuis lors le fidèle artisan de l'unité socialiste.

Il resta sur la brèche Jusqu'à son dernier souffle.

Exténué, à bout de résistance, la poitrine sifflante, la gorge en feu, quasi exsangue, c'est lui qui conduisit encore avec une opiniâtre bravoure, la campagne électorale de i900. II avait des nerfs d'acier. Nous l'avons vu, bon pour le lit, presque déjà pour la tombe, se redresser par la force d'un ressort intérieur et reprendre la tournée, à travers la nuit, ranimant soudain le courage des autres, tant il apportait dans ce noble et généreux abandon de soi, nous ne savons quelle belle humeur voulue et quelle intime joie de pouvoir payer encore de sa personne !

* * *

Dans l'intimité - et il faut dire qu'Alfred ne vivait plus que dans l'entourage fraternel des meilleurs militants - il avait gardé un charme exquis et une séduction aristocratique, sans afféterie, ni maniérisme, avec une pointe adorable de fine gaité gauloise. C'était un humoriste délicat et un conteur d'élite. Il pratiqua l'hospitalité la plus accueillante et la plus généreuse; dans le malheur qui endeuilla souvent son logis ; ce fut là sa consolation, avec la caresse des doux garçonnets pâles, qui lui restaient, beaux comme des miniatures…

* * *

Maintenant qu'il a rendu le dernier soupir, on dirait que le Borinage est deux fois le pays noir ; la mort a passé, étendant un immense crêpe de deuil sur toute la contrée ; dans les corons, on sanglotte ; il semble que l'âme populaire de la région s’en soit allée.

Et les pauvres mineurs. en écrasant leurs paupières de grosses larmes, du revers de la main, disent, d'une voix lamentablement apitoyée : « Notre pauvre Alfred ! II n'a vécu que pour le suffrage universel, et il meurt au moment où nous allions le prendre !... »

Pleurez, camarades, le Parti ouvrier pleure avec vous, avec les frêles et bien-aimés orphelins, avec le frère aîné, le patriarche de notre grande famille à tous, pleurez aujourd'hui ; demain, nous reprendrons ensemble la lutte et son souvenir nous aidera à conquérir le suffrage universel !

Désormais, il attend dans la tombe que nous allions lui dire que c'est chose faite et que ses efforts n'ont pas été vains !

N'est-ce pas, compagnons borains et camarades du pays entier, qu'Alfred ne doit pas attendre trop longtemps ?

LE PEUPLE.


(Extrait du Peuple, du 12 novembre 1901)

Les derniers moments d'Alfred Defuisseaux ont eu un caractère touchant, et les détails feront jaillir des larmes dans le Borinage.

Samedi matin, le sénateur Bastien lui ayant rendu visite, Alfred Defuisseaux se montra heureux de revoir son plus intime ami et son plus dévoué compagnon de propagande.

Il lui demanda :

« - Quel jour sommes-nous ?

« - Samedi.

« - Je regrette que nous ne soyons pas un mardi. Il me semble que je vais mourir demain… Si je mourais un mardi, je voudrais être enterré un dimanche. De la sorte, les ouvriers ne devraient pas chômer pour venir à mes funérailles.

Touchante pensée s’adressant à des ouvriers, afin qu’ils ne fassent pas de sacrifices, pour rendre les derniers devoirs à leur ami.

« - Dites aussi aux amis, ajouta Defuisseaux, que je fais le vœu que mon corps avant de reposer pour toujours dans mon tombeau de Pâturages, soit exposé à la maison du Peuple de Frameries, dans cette commune où j’ai vécu au milieu des travailleurs et que notre bon camarade Maroille administre. J’y ai tant de fois ressenti l’amitié de la population.

Et comme Arthur Bastien, la voix étranglée par les sanglots, promettait d’exécuter cette suprême volonté, Alfred Defuisseaux, dans un derniers spasmes d’énergie, ajouta ces paroles qui constituent en quelque sort son testament politique :

« -Dites surtout à tous mes amis, à tous les compagnons, qu’ils doivent rester bien unis, bien disciplinés, pour que l’œuvre grandiose que nous avons créé reste intacte, complète, durable et inattaquable. »

Ce vœu in extrémis sera réalisé ; Arthur Bastien en a donné l’assurance au moribond.

Alfred Defuisseaux eut alors un sourire où se lisait la joie de voir son œuvre se prolonger.

Contrairement à ce que l’on prévoyait, Alfred Defuisseaux ne s’est pas éteint le lendemain, son énergie humaine a triomphé.

C’est quelques heures avant le jour qu’il avait fixé qu’il a rendu le dernier soupir, après avoir prié sa femme de placer sur son cercueil deux pics et la lampe, attributs du mineur.

(Extrait du Peuple, du 18 novembre 1901)

[Le Peuple de ce jour reprend un long article sur les funérailles d’Alfred Defuisseaux, et notamment des discours qui y ont été prononcés. N’est repris ici que le discours d’Auguste Dewinne]

Discours du citoyen Auguste Dewinne au nom du Conseil général et du journal Le Peuple

« Chers Compagnons,

« Le grand citoyen qui repose là et auquel je viens, au nom du Parti ouvrier, rendre l'hommage suprême, a beaucoup souffert. II a beaucoup souffert et du spectacle des iniquités sociales et aussi de la méchanceté des hommes. C'est par la souffrance qu'il se rattachait, lui, s »extraction aristocratique et bourgeoise, à cette classe ouvrière, opprimée et meurtrie, dont il s'était constitué l'âpre défenseur. C'est la souffrance qui explique sa vie, tourmentée et douloureuse, avec ses révoltes et ses générosités, ses colères el ses enthousiasmes. C'est elle qui nous le rend cher.

« La haine de nos ennemis le poursuivit sans relâche. Alfred Defuisseaux la connut, tout jeune, dès le jour où, comme avocat, il défendit les pauvres victimes des éboulements et du grisou contre les toutes-puissantes compagnies houillères.

« ElIe se révéla, passionnée et violente, en 1886, lorsque par son célèbre Catéchisme du Peuple, il contribua si puissamment à imprimer à la bourgeoisie belge, qui se croyait assurée d'une impunité éternelle, la formidable secousse dont elle n’est pas encore remise. C'est à partir de cette année qu’on se met à légiférer en faveur des ouvriers. Cruelle mais éloquente leçon qui, jointe à tant d’autres, tend à prouver que le prolétariat n’a pas grand-chose à attendre de l’esprit de justice des classes dirigeantes.

« La bourgeoisie ne pardonna jamais à Alfred Defuisseaux la peur qu’il lui avait causée ni surtout les concessions qu’elle avait dû consentir. Elle le fit condamner par sa magistrature de 1886 à 1890, avec un total de 29 années de prison. Quand, en 1894, les socialistes de l’arrondissement de Mons le firent entrer triomphalement au Parlement, le mettant ainsi à l’abri des atteintes de la justice de classe, la presse mena contre lui une campagne d’outrages et de calomnies sans nom.

« Cette haine implacable n’a pas même désarmé devant la mort. Mais qu’importe ? Ceux qui se sont assigné la noble et rude tâche de travailler à la délivrance du prolétariat doivent s’attendre à tout, aux persécutions de leurs adversaires et quelquefois aussi à l’ingratitude de ceux même pour lesquels ils luttent. Ces dures épreuves grandissent les âmes fortes, elles n’abattent que les âmes vulgaires.

« Si Alfred Defuisseaux connut les persécutions, il ne connut heureusement par l’ingratitude de la démocratie. Il eut cette grande joie d’être adoré de cette population ouvrière du Borinag, qui connaissait son dévouement, sa générosité, l’ardeur de ses convictions républicaines et socialistes, qui l savait incapable d’une mauvaise action et qui lui resta fidèle, toujours, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.

« Maintenant qu’il n’est plus, il va pouvoir dormir tranquille dans cette terre boraine qu’il a tant aimée, et les calomnies et les outrages viendront se briser impuissants contre la chaude affection de tout un peuple qui saura protéger sa mémoire.

« Autrefois, il a surgi entre Alfred Defuisseaux et le Parti ouvrier de profondes divergences de vue dont nous ennemis se sont longtemps réjouis. Son esprit de combativité l’impétuosité de son caractère, la profonde pitié qu’il ressentait pour nos pauvres mineurs borains, s’accommodaient mal de certaines exigences de tactique et de l’évolution si lente des idées.

« Mais les jours mauvais sont passés. La même foi, des persécutions communes ont rapproché tous les combattants de la même cause. Tous ont compris la lamentable impuissance à laquelle les divisions condamnaient la classe ouvrière. Aujourd'hui le prolétariat belge présente une armée unie, compacte, disciplinée, redoutable et qui peut braver l'ennemi.

« Plus que tout autre, Alfred Defuisseaux travailla, en ces derniers temps, à consolider l'union socialiste. C'est à l'union socialiste qu'allèrent ses dernières pensées. A son lit de mort, devant son ami Arthur Bastien, qui sanglotait, il ne cessa de dire: « II faut maintenir l'union pour la grande œuvre à accomplir ! »

« La grands œuvre, c'était le suffrage universel pour lequel il avait lutté toute sa vie, comprenant que le suffrage universel n'était que la formule politique de la future égalité humaine..

« Il faut maintenir l'union ! Oh ! les bonnes et réconfortants paroles ! Puissent-elles être entendues partout, même au-delà de nos frontières !

« Que devant la nécessité de l'union socialiste disparaissant les vaines ambitions, les tristes querelles da personnes, les divergences presque toujours superficielles des écoles !

« Les jours de bataille et d'épreuves vont bientôt revenir. Souvenons-nous plus que jamais de la dernière prière, da la suprême volonté du mourant : « Il faut rester unis pour la grande œuvre à accomplir ! » Et avant que la tombe se referme, jurons à nouveau ici, sur ce cercueil, avec la complète conscience da la gravité de notre serment, et devant la solennité de cette funèbre cérémonie, que nous n'aurons ni trêve ni repos avant d’avoir conquis le suffrage universel !

« Quand l'heure de la victoire aura sonné, quand le prolétariat tiendra enfin l'indispensable instrument de son émancipation, nous reviendrons au Borinage, semer des fleurs sur la tombe de l'homme qui a tant aimé la classe ouvrière, qui a beaucoup lutté et souffert pour elle ! »


(Extrait de L’Indépendance belge, du 13 novembre 1901)

M. Alfred Defuisseaux, député socialiste de Mons, élu en octobre 1894, réélu en mai 1898 et en mai 1900, est mort. lundi soir dans sa propriété de Nimy.

Né à Mons le 9 décembre 1843, il était donc sur le point d'accomplir sa 58ème année.

Son père, qui fut sénateur libéral de Mons, était un avocat très compté au barreau et un orateur de grande réputation, avant de fonder à Baudour la fabrique de porcelaines et de produits réfractaires, actuellement dirigée par un des frères du défunt, M. Fernand Defuisseaux, sénateur socialiste de Mons-Soignies.

Sa mère était une femme de tète et de cœur qui contribua notablement à la prospérité de cet établissement.

A la suite de son aîné, M. Léon Defuisseaux, aujourd'hui retiré de la vie publique, M. Alfred Defuisseaux se lança dans la politique militante, mais pour l'entraîner à son tour dans les voies socialistes.

Il avait fait ses classes humanitaires à Paris, au collège Sainte-Barbe puis, après avoir ébauché des études d'ingénieur à l'Université de Liége, Ecole des

arts et manufactures, il fit son droit à l'Université de Bruxelles. Avocat dès 186i, il fut plus tard rayé du tableau à raison d'une condamnation de droit commun qui, d'ailleurs, ne nuisit pas à la popularité extraordinaire dont il jouissait dans le Borinage ouvrier, d'autant qu'il portait à la boutonnière une véritable brochette de condamnations politiques.. Citons notamment à Bruxelles, 1886, le procès de son Catéchisme du peuple, condamnation suivie d'une évasion romanesque ; et en 1890, alors qu'il s'était réfugié à Paris, sa condamnation par défaut dans le procès du Grand Complot, suivie d'un acquittement en 1895 lorsqu'il vint se constituer prisonnier, après sa première élection.

Le Peuple, qui lui consacre sa première page, dit que M. Alfred Defuisseaux fut surtout un pamphlétaire. Et cette appréciation est exacte. Agitateur et pamphlétaire, il écrivit dans maint journal socialiste et surtout dans Le Suffrage universel, son organe hebdomadaire, sa tribune favorite.

Sans faire tort à sa mémoire et sans manquer aux convenances funéraires, il est permis de dire qu'à la Chambre il fut plutôt médiocre. Doué d'une certaine énergie nerveuse et agressive, on ne saurait pourtant le classer parmi les hommes de talent. Mais l'ayant ménagé de son vivant, à raison d'anciennes relations de jeunesse avec les siens qui l'adoraient, nous choisirions mal notre moment en motivant à l'heure de la mort l'antipathie qu'il nous inspira toujours et qu'il n'ignorait pas.

Aussi préférons-nous sous toute réserve nous associer au deuil de sa famille.

C.T.


(Extrait du Journal de Bruxelles, du 14 novembre 1901)

La presse socialiste fait un grand éloge du citoyen Alfred Defuisseaux qui vient de mourir. Ces dithyrambes sont plutôt ridicules, et l'on passerait outre s’il n’en ressortait cet enseignement que la plus grande hypocrisie est à la base de toutes les actions des pontifes rouges.

Alfred Defuisseaux, qui est aujourd'hui un grand homme - un éminent ancêtre comme l’appelait hier le citoyen Vandervelde - a été vilipendé par ses bons amis comme jamais ne le fut homme politique dans aucun pays civilisé. Il n'est pas d'insulte qu’on ne lui ait adressée, dans le monde des socialeux et dans ce langage poissard qui leur est particulier.

Nous voulons, par un sentiment que nos lecteurs comprendront, nous abstenir de toute espèce de jugement sur la carrière du socialiste qui vient de disparaitre, mais si nous voulions nous départir de cette règle dc délicatesse élémentaire, il nous suffirait de reprendre les vieilles collections du Peuple et des autres organes de la démagogie révolutionnaire pour y trouver des jugements injurieux qui ne tiendraient point en nos dix-huit colonnes de texte.

Aujourd'hui les crocodiles pleurent. C'est ridicule, mais c'est aussi très écœurant.


Le livre de Louis Bertrand, HHistoire de la démocratie et du socialisme en Belgique depuis 1830 (disponible sur le présent site) contient les passages suivants :

(page 384&) Dans les premiers jours du mois de mars, Alfred Defuisseaux, frère de l'ancien député démocrate de Mons, publia une brochure : « le Catéchisme du Peuple », qui avait pour but de populariser la revendication du droit de suffrage et d'engager tous les travailleurs belges à se trouver à Bruxelles, le 13 juin, afin d'y manifester leur volonté en faveur de l'égalité politique.

« Le Catéchisme du Peuple », imprimé chez Edouard Maheu, rue des Sables, fut tiré d'abord à 5,000 exemplaires et se vendit 5 centimes. Cette brochure de propagande eut un succès énorme, et, lors des poursuites qui furent intentées à son auteur, on déclara que cet écrit avait excité les ouvriers à la révolte. La vérité, c'est que le premier tirage du « Catéchisme du peuple » ne fut que de 5,000 exemplaires et qu'à la date du 18 mars, jour des premiers troubles de Liége, il n'avait été imprimé que 12,000 brochures et 18,000 environ le 26 mars, quand éclatèrent les émeutes au pays de Charleroi.

C'est à la suite des troubles, des attaques violentes journaux contre le « Catéchisme du Peuple », que les commandes affluèrent et que la vente s’éleva à 200,000 exemplaires en français et 60,000 en flamand, ces derniers imprimés à Gand.

(page 385) L'effet de cette brochure fut énorme cependant, grâce surtout à sa forme simple, l'auteur procédant par demande et par réponse.

* * *

(page 419) Au début d'avril 1886, alors que l'ordre matériel semblait rétabli, le parquet entra en scène, fit saisir le « Catéchisme du peuple », d' Alfred Defuisseaux, et annonça des poursuites contre son auteur, du chef d'avoir méchamment et publiquement attaqué la force obligatoire des lois ou provoqué à y désobéir, d'avoir en outre attaqué l'autorité constitutionnelle du roi et, enfin, de s'être rendu coupable d'offenses envers la personne du roi.

Oscar Falleur, secrétaire de « L’Union verrière », de Charleroi, fut arrêté le 6 avril.

Edouard Anseele fut également poursuivi, d'abord sous l'inculpation d'injures au roi, par des discours prononcés à Gand le 29 mars 1886, ensuite pour un appel publié dans le journal « Vooruit.»/p>

* * *

(page 429) La cour d'assises du Brabant jugea à son tour l'auteur du « Catéchisme du Peuple. » La Cour était présidée par M. J. De la Court, atvant comme assesseurs MM. T'Sterstevens et Dequesne. Le siège du ministère public était occupé par M. Demaret, avocat général qui, quelques mois plus tard, fut convaincu de s'être rendu coupable de pédérastie avec des soldats du régiment des guides et qui, à la suite de ces faits, dut fuir le pays.

Au banc de la défense, pour Alfred Defuisseaux, se trouvaient son frère Léon et Me Eugène Robert. L'imprimeur Ed. Maheu. qui fut mis hors cause, était assisté de MMe Guillaume De Greef et Wodon.

Les débats durèrent une journée et furent également très mouvementés. Après les plaidoiries, au moment où le jury se retira pour délibérer, Alfred Defuisseaux quitta la salle. Sa condamnation était certaine et il avait résolu de fuir.

Trois questions furent posées au jury :

1° Defuisseaux est-il coupable d'avoir, à Bruxelles ailleurs, écrit un imprimé intitulé « le Catéchisme du peuple » et signé Alfred Defuisseaux, et d'avoir, par cet écrit, méchamment et publiquement attaqué la force des lois ou provoqué à y désobéir ?

Réponse : oui.

2° Au moyen du même écrit, Alfred Defuisseaux a-t-il méchamment et publiquement attaqué, soit l'autorité constitutionnelle du roi, soit l'inviolabilité de sa personne ?

Réponse non.

Le même Alfred Defuisseaux s'est-il rendu coupable, au moyen du même « Catéchisme », d'offense envers la personne du roi ?

Réponse : oui.

La Cour rentra en séance et prononça la condamnation de deux peines de 6 mois de prison.

L’arrestation immédiate fut ordonnée.

Mais l'auteur du « Catéchisme du Peuple », prévenu par des amis que son arrestation immédiate avait été décidée, contrairement à la loi, avait quitté le Palais de Justice.

Il prit une voiture à la porte Louise qui bientôt fut suivie par une autre dans laquelle se trouvaient trois agents de la police judiciaire.

Après une course désordonnée à travers la ville, Defuisseaux fut descendu dans un petit cabaret de la rue de la Grande-Ile.

Deux heures plus tard, un de ses amis, le citoyen Joseph Milot, aidé d'une autre personne, venait prendre Defuisseaux et ils filèrent vers la Hollande où ils arrivèrent le lendemain vers sept heures du matin.

Milot, pour organiser ce voyage mouvementé, s'était procuré un ancien cheval de course, Cigarette. Defuisseaux, habillé en marchand de chevaux, était couché dans la voiture.

En rentrant à Bruxelles, Milot qui était employé au journal « Le Peuple », m'apporta la lettre que lui avait remise Alfred Defuisseaux :

« Puth (Hollande), 5 juin 1886.

« Mon cher Bertrand,

« Grâce au dévouement de Milot, dévouement admirable, j'ai pu gagner la frontière. Nous allons, avec calme, réfléchir à la situation. Ces mots sont tracés à la hâte pour vous remercier vous et tous les amis de l'affection et du. dévouement absolu qu'ils m'ont témoigné.

« Rendez-moi le service de prendre chez Léon l'adresse où je vous prie de m'envoyer tous les journaux des deux jours.

« Milot qui retourne à Bruxelles vous dira les détails.

(page 430) « Surtout, faites croire à tout le monde que je me suis caché à Bruxelles. Je vous dirai pourquoi plus tard.

« Amitiés le temps me presse.

« A. Defuisseaux. »

Defuisseaux ne resta que quelques jours en Hollande. Il rendit de là à Lille et, quelques semaines après, à Paris il continua à rédiger son journal « En avant pour le suffrage universel » qui obtint, pendant un certain temps, un réel succès et tira jusque 20,000 exemplaires chaque semaine.

* * *

(page 438) Quelques jours avant le 15 août, Alfred Defuisseaux publia le « Grand Catéchisme du Peuple. »

Comme dans sa première brochure, l'auteur procède par demandes et réponses. La nouvelle œuvre comprenait huit leçons traitant successivement de la rovauté, du suffrage universel, du service militaire et de l'armée, de la dilapidation du trésor de l'Etat par les libéraux et les catholiques, de la Chambre des représentants, du Sénat, enfin un résumé des griefs du peuple envers ses exploiteurs.

Pour le fond, ce n'était qu'un simple développement des idées émises dans le premier Catéchisme.

Le tirage atteignit bientôt 55,000 exemplaires et la traduction flamande, éditée à Gand, s'enleva bien aussi.

Mais le Parquet veillait toujours. Il fit saisir la nouvelle brochure et en poursuivit l'auteur. Celui-ci ne s'étant pas présenté devant les assises, l'affaire fut remise et, au mois de décembre, l'imprimeur Edouard Maheu fut condamné deux mois de prison et à 500 francs d'amende, tandis que Defuisseaux, par contumace, était frappé de quatre années de prison et 1,000 francs d’amende. Maheu quitta le pays et alla s'établir à Paris. Il revint habiter Bruxelles quelques années après et y mourut.

L'année 1886 fut certainement une des plus mouvemente de notre histoire depuis 1830. Elle fut pour les classes dirigeantes une révélation et une leçon, car dès ce moment on voulut bien reconnaître qu'il y avait une question sociale, que le (page 439) peuple travailleur ne serait pas toujours l'éternel mineur tenu en tutelle et qu'il était bien décidé à conquérir sa part de droits et de bien-être.

* * *

Alfred Defuisseaux avait été condamné pour la publication de son « Catéchisme du Peuple » et s'était réfugié en France.

A vrai dire, les deux frères Defuisseaux n'étaient pas socialistes quand ils adhérèrent au Parti ouvrier. Ils étaient de bons et sincères démocrates républicains, aimant la classe ouvrière et souhaitant pour elle une situation meilleure. Ils se croyaient cependant socialistes, mais socialistes de sentiment et leur socialisme - s'il est permis de s'exprimer ainsi - tenait en une formule très simpliste : minimum de salaire pour les uns et maximum de fortune pour les autres. I

(page 453) Alfred Defuisseaux pensait que l'on parviendrait à avoir raison de la bourgeoisie, à lui arracher la révision et le suffrage universel par la peur. C’était là son idée maîtresse et toute sa méthode de propagande fut basée là-dessus.

Il avait, ainsi que son frère Léon, acquis de grandes sympathies auprès des houilleurs du Hainaut et de la province de Liége. Les ouvriers wallons ont le tempérament plus vif, plus tapageur que les flamands, mais ils sont moins persévérants et ils se fatiguent assez vite, espérant un résultat rapide, immédiat.

Exilé volontaire, recevant des rapports exagérés de ses lieutenants, Alfred Defuisseaux, très impatient de voir résoudre le problème électoral, s'exagérait la puissance du mouvement. Il n'eut dès lors qu'une préoccupation : hâter le moment de la lutte, crier bien fort pour effrayer les dirigeants, les menacer sans cesse des pires choses et ainsi les voir capituler.

Mais les hommes qui étaient sur la brèche, luttant chaque jour, sacrifiant tous leurs dimanches pour aller prêcher la bonne parole aux masses populaires de nos centres industriels et de nos campagnes, ne voyaient point la situation sous un jour aussi favorable que ceux qui renseignaient Defuisseaux et qui, pour la plupart, étaient des jeunes gens, sans grande expérience des hommes et des choses et prenaient très souvent leurs désirs pour la réalité.

Les Bruxellois, les Gantois, les Anversois et les gens pondérés des autres parties du pays, se déclaraient satisfaits de la marche de la propagande et ils espéraient le succès, mais en y mettant le temps.

Alors que Defuisseaux parlait d'agir vite, sur l'heure, les autres lui disaient d'être plus patient, que ce serait folie de brusquer les événements.

De là naquit un vif mécontentement chez les frères Defuisseaux et chez ceux qui partageaient leurs illusions sur la maturité.

Et alors surgirent les attaques d'Alfred Defuisseaux contre les Flamands trop peureux, contre les Bruxellois du conseil général.

(page 455) Il les accusait de mollesse, de modération, voir de trahison à la cause ouvrière ! Il fallait agir, menacer la bourgeoisie d’une grève générale, d'une invasion de Bruxelles par les milliers de houilleurs du Borinage, de Charleroi, du Centre et de Liége.

Ainsi attaqués, les socialistes de Bruxelles et de Gand se rebiffèrent. Il y eut de part et d'autre des polémiques personnelles toujours regrettables, des échanges de gros mots, ce qui en définitive ne prouve rien.

Le journal hebdomadaire « En Avant ! » de Defuisseaux, fut remplacé par le « Combat » et le Parti ouvrier fit paraître un hebdomadaire qui prit le nom de « L'Avant garde. »

Au début de l'année 1887, les discussions devinrent des plus violentes. Alfred Defuisseaux et ses amis poussèrent à la grève générale des mineurs, alors que le Parti ouvrier déclarait ce mouvement prématuré, intempestif même, capable, en cas d'échec de nuire la cause.

Au troisième congrès annuel du Parti, tenu les 10 et 11 avril 1887, à Dampremy, on discuta principalement ce qu'on appela l'affaire Defuisseaux - celui-ci avait été exclu du Parti ouvrier par le conseil général - et la grève générale.

Des partisans de Defuisseaux demandèrent sa réintégration dans le Parti. Après une discussion fort longue et souvent discourtoise, cette proposition fut rejetée par 120 voix contre 68.

La question de la grève générale, que Defuisseaux et ses partisans voulaient voir déclarer sur l'heure, vu l'attitude hostile du gouvernement à toute réforme électorale, fut discutée également, mais elle ne put aboutir, la grande majorité des délégués n'ayant pas reçu mandat, de leur association, pour se prononcer.

Il fut décidé alors que le conseil général du Parti ouvrier serait chargé de consulter tous les groupes affiliés sur la date où aurait lieu un congrès extraordinaire, chargé de statuer sur la proposition relative à la déclaration de la grève générale.

Vers la fin du mois d'avril, le conseil général, comme il s'y était engagé, adressa une circulaire aux groupes affiliés pour leur demander leur avis sur la date où ils désiraient voir tenir le congrès extraordinaire et la localité où il pourrait avoir lieu.

(page 456) « Nous devons nous efforcer, disait cette circulaire, de rechercher tout ce qui peut ramener l'union du parti. Une fois qu’un congrès se sera prononcé définitivement, sur cette brûlante question de la grève générale, il faudra que, fidèles à la discipline du parti, tous les groupes adoptent et suivent la décision prise. »

Le conseil général disait encore :

« Des tentatives criminelles sont faites, avec une très grande persistance, pour séparer les diverses catégories de travailleurs qui composent le Parti ouvrier. Il faut que, par la fermeté avec laquelle les résolutions seront prises et par la fidélité avec laquelle elles seront observées, il soit démontré à tout le monde que les membres du Parti ouvrier ne suivent qu'une ligne de conduite, n'obéissent qu'à un mot d'ordre : les résolutions du congrès. »

 

Le vendredi, 13 mai, les houilleurs des charbonnages de Saint-Vaast et de Braquegnies cessèrent le travail. La grève s'étendit bientôt aux autres charbonnages du Centre. Sur les murs on lisait ces mots : « Grève générale - Pas de lâches ! » Les ouvriers étaient très excités. Il y eut des bagarres ; on tira des coups de revolvers et la dynamite parla. La grève s'étendit bientôt au bassin de Charleroi et au Borinage. Mais ce fut surtout dans le Centre que le mouvement s'accentua, alors que généralement les ouvriers y sont plutôt rebelles aux grèves. Visiblement, ce mouvement semblait être la conséquence de la propagande des amis de Defuisseaux en faveur de la « grève noire », de la « grève générale.3

Un article de Jean Volders, publié dans « Le Peuple » du 17 mai et consacré aux événements, disait entre autres : « Le Parti ouvrier a fait tout ce qu'il a pu pour ouvrir les yeux aux mineurs. A l'heure présente encore, il leur crie : Casse-cou ! car il sent bien qu'ils vont peut-être combler les vœux de leurs ennemis... Répondre aux provocations gouvernementales, c'est agir comme le ministère le désire et c'est aussi risquer de faire verser, sans le moindre profit possible, bien du sang ouvrier. »

La grève s'étendit cependant, mais à part une de grève de (page 457) mécaniciens à Bruxelles, elle n'eut comme participants que les houilleurs du Centre, de Charleroi, du Hainaut et de quelques centaines d'ouvriers seulement au pays de Liége.

Le centre de l'agitation fut La Louvière. C'est là et dans les environs, que les ouvriers se montrèrent le plus violents. Beaucoup étaient armés de revolvers. Il y eut des menaces à main armée dirigées contre les ouvriers qui continuaient à travailler.

(page 458) A la Croyère, une collision eut lieu entre gendarmes et ouvriers, dans laquelle il eut deux tués. A La Louvière, un ouvrier, nommé Bailly, fut tué par une sentinelle.

Des explosions de dynamite eurent lieu un peu partout ; à Manage, il y eut quelques dégâts ; à La Louvière, à l'Hôtel du Commerce, une cartouche de dynamite brisa une fenêtre et blessa légèrement deux officiers. A la suite de cette explosion, un jeune anarchiste français, Jahn, fut arrêté. Il y eut aussi quelques autres arrestations.

A Bruxelles, à Gand, à Liége, à Louvain, les socialistes organisèrent des manifestations pour protester contre le gouvernement et pour se déclarer solidaires des grévistes du pays houiller. Le bourgmestre Buls prit des arrêtés interdisant ces manifestations. Il fit cerner la Maison du Peuple et barrer les lues qui y conduisaient.

Le 3 juin, c'est-à-dire au bout de trois semaines, la grève prit fin, sauf au Borinage où elle ne cessa que cinq ou six jours plus tard. Elle avait duré de trois à quatre semaines et n'avait rien produit, si ce n'est le découragement.

Ce mouvement sembla bizarre à plusieurs. A diverses reprises, « Le Peuple » parla d'agents provocateurs qui, d'après lui, devaient avoir dirigé cette grève.

Le 26 mai, les journaux reproduisirent une proclamation dont Alfred Defuisseaux avait communiqué le texte au « Progrès du Nord », de Lille, où il était réfugié. Le gouvernement français le fit conduire à Paris.

Cette proclamation, que l'on disait devoir être distribuée dans toute la Belgique, disait que l'heure de la délivrance avait sonné, que la grève noire s'étendait d'un bout de la Belgique à l'autre.

Après avoir sommé le gouvernement d'avoir, dans la huitaine, à dissoudre les Chambres, à décréter l'abolition de la Constitution et à convoquer le peuple dans ses comices, afin de nommer des délégués la Constituante, Defuisseaux disait que sans cela 500,000 travailleurs se dirigeraient sur Bruxelles pour opposer la force à la force.

La proclamation se terminait ainsi :

(page 459) « Nous sommes prêts à tout ! Nous sommes surtout prêts à vaincre ou à mourir !

« Attendons huit jours encore, puis, en avant, frères, en avant pour conquérir le pain et la liberté ! »

Presque à la même date, « La Réforme » publiait un manifeste adressé sous le nom de Stanislas Tondeur, au chef du Cabinet, M. Beernaert. Ce manifeste était écrit par Defuisseaux qui l'avait remis à un imprimeur de La Louvière, nommé Pourbaix, lequel l'avait fait copier par Hector Conreur, jeune homme d'une vingtaine d'années et qui avait signé : « Stanislas Tondeur. »

Or, il fut établi plus tard, lors du procès du Grand Complot, que le gouvernement était au courant de cette affaire. Il fut établi aussi que le gouvernement avait été prévenu du mouvement gréviste avant qu'il ne se produisît, dans les conditions que voici :

La grève débuta au charbonnage de Saint-Vaast, le 13 mai. Or, le 11, le sénateur clérical Cornet, de Braine-le-Comte, fit savoir au ministre de la guerre et de l'intérieur qu'il avait appris de deux personnes venues à sa carrière d' Ecaussinnes, qu'une grève générale était imminente dans le Centre, et que des troubles graves, accompagnés d'attentats à la dynamite, allaient éclater. Le 15 mai, le sénateur Cornet alla chez le ministre avec deux hommes, dont l'un était Pourbaix, l'autre Coussart. Ils demandèrent le secret le plus absolu et entrèrent dans le détail du complot socialiste. Le ministre renvoya ces deux hommes à la Sûreté publique.

Le 21, Pourbaix alla à la frontière trouver Defuisseaux, qui lui remit la copie du manifeste-ultimatum qu'il devait faire signer par un ouvrier et l'envoyer ensuite au chef du Cabinet.

Le soir, à 9 heures 30, Pourbaix adressa de Quévy, au chef de la sûreté, un télégramme chiffré ainsi conçu : « Prévenez Beernaert, arriverons minuit. »

Vers onze heures et demie, les deux personnages se présentèrent au ministère des finances et demandèrent à être reçus. M. Beernaert les écouta et rendit compte de cette entrevue à son collègue de la justice, en ces termes :

« Samedi 21 mai 1887.

« Ces Messieurs sont partis de La Louvière pour Erquelinnes (page 460) pour y rencontrer l'imprimeur du « Combat ». Ils y ont rencontré « Minne ». Minne nous a dit que nous étions suivis. Nous sommes remontés dans le train et descendus à Maubeuge. De là à Sous-le-Bois ; où demeure un frère de l'imprimeur Cambier. Cambier arriva bientôt, venant de Belgique. Nous sommes allés ensemble à Maubeuge. C’est là que « Loor » allait chercher la correspondance de Defuisseaux. Nous tombâmes au Bazar Parisien où Alfred Defuisseaux loge depuis trois jours. Nous lui causâmes. Il nous remit la lettre adresser à M. Beernaert, par un ouvrier quelconque. Ils vont la faire signer par « Onklette », de Saint-Vaast. Mardi on lancera des manifestes invitant les ouvriers à se diriger sur Bruxelles. »

Et dans un angle de la pièce, cette note : « Envoyer par express. »

« MM. Rompf frères, imprimeurs, à La Louvière. »

C'était l'adresse de Pourbaix.

Le gouvernement était donc au courant de ce qui allait se passer. Il fit cependant arrêter Hector Conreur qui fut poursuivi, bien qu'innocent en somme, puisqu'il n'avait recopié la pièce et l'avait signée d'un faux nom, qu'à l’instigation de l'agent provocateur Pourbaix et avec le consentement tacite du chef du Cabinet clérical.

Ce meme Pourbaix avait un dépôt de dynamite chez lui et qui la distribuait aux ouvriers qui devaient s'en servir.

Il n'est pas étonnant, dès lors, que les journaux cléricaux parlèrent du complot et publièrent des articles dans le but d'effrayer la bourgeoisie.

 

(page 460) Le 17 juin, le conseil général du Parti ouvrier décida de convoquer le congrès extraordinaire à Mons, pour le 14 et le 15 août. Ce congrès devait se prononcer sur la question de la grève générale.

C'est à la salle de l’Harmonie, rue de Nimy, que se tint ce congrès.

Cent cinquante sociétés ouvrières y étaient représentées. Gand et les Flandres avaient 27 délégués, Anvers 10, Bruxelles et les faubourgs 28, le Hainaut 36, Liége 22, etc.

(page 461) Le conseil général ayant décidé que les délégués des groupes ou sociétés n'ayant jamais rien payé comme droit d'affiliation au Parti ouvrier, ne seraient pas admis au congrès. Celui-ci ratifia cette décision par 88 voix contre 49. Les partisans de Defuisseaux se retirèrent alors en protestant. Ils se réunirent dans une autre salle et constituèrent le « Parti républicain socialiste. » La scission était ainsi un fait accompli.

 

(page 462) La propagande continua dans le but de gagner l'opinion au principe de la révision constitutionnelle, mesure préliminaire à l’instauration du suffrage universel et, dans le but aussi d'organiser la classe ouvrière au point de vue syndical, professionnel, coopératif, mutualiste et politique.

Les ouvriers du Hainaut, les houilleurs principalement, suivirent de préférence le Parti républicain socialiste qui était conduit par les frères Alfred et Léon Defuisseaux et par leur neveu Georges Defuisseaux. L

a propagande de ceux-ci continuait avec l'objectif principal de pousser à la grève générale, que le parti ouvrier avait admis en principe, mais qu'il voulait, au préalable, sérieusement organisée.

Constamment, les journaux de Defuisseaux, « Le Combat », « La République » et « La Liberté » attaquaient le Parti ouvrier et l'accusaient d'avoir sauvé le gouvernement lors de la grève de mai 1887.

Alfred et Léon Defuisseaux se trouvaient tout deux en France et c'était leur neveu Georges Defuisseaux qui dirigeait ici le mouvement qui, dans leur pensée, devait aboutir au plus tôt à une nouvelle tentative de grève générale, mieux préparée cette fois, et devant prendre, dès le début, un caractère résolument révolutionnaire.

Ils croyaient le moment venu de recommencer la lutte et c'est dans ce but que, le 2 décembre 1888, fut convoqué un congrès à Châtelet.

Ce congrès fut préside par un nommé J.-B. Laloi, homme de 55 ans environ, tenant un café à Châtelineau. Ce Laloi était un agent de la sûreté publiqie et c'est en qualité de doyen d'âge qu'il fut appelé à présider cette réunion. Georges Defuisseaux fut l’âme du congrès ; les autres, Maroille, Mignon, Malengret, Emile Adam, Paul et Hector Conreur, ne jouèrent qu'un rôle secondaire.

(page 463) Quelques jours avant le congrès, « La République » avait publié un manifeste signé par Georges Defuisseaux, secrétaire général du Parti socialiste républicain qui venait d'être condamné pour divers articles.

Ce manifeste se terminait ainsi :

« Que reste-t-il faire à ceux qui sont sur la brèche ?

« Chauvière, l'expulsé d'hier, vous dit son avis dans la lettre que vous lirez aujourd'hui » et le même numéro du journal publiait en gros caractères un passage de cette lettre, où il est dit que le Gouvernement mérite qu'on emploie contre lui le moyen qu'on a les gouvernements arbitraires et tyranniques : l’insurrection.

L'auteur de ce document continuait en ces termes :

« Je garderai mon poste de rédacteur le plus longtemps possible, mais je ne puis prévoir quand notre organe disparaîtra. Qu'allez-vous décréter en présence de la situation d'un peuple auquel on n'accorde rien et qui meurt de faim, en travaillant plus que ses forces ne le lui permettent ?

« Les fédérations du Centre, du Borinage, du bassin de Charleroi ont demandé un congrès extraordinaire au conseil général, qui a répondu à leur appel. Ce congrès aura lieu ce mois-ci ou le mois prochain. L'ordre du jour sera la grève générale.

« Vous vous rappellerez Orbant, mort de faim pour vous, et auquel 5,000 hommes rendaient un hommage sublime dimanche, à Gilly.

« Vous vous rappellerez les cadavres de 1886 et de 1887 ; vous vous rappellerez ceux qui sont exilés et emprisonnés. A votre tour, peuple de de cœurs et de consciences de travailleurs, vous deviendrez les accusateurs et les juges d'une misérable poignée de 117 milliers d'estomacs et de ventres de bourgeois censitaires.

« Vive la liberté,

« Vive le suffrage universel,

« Vive la République,

« Par la grève noire ! »

L'ordre du jour du congrès de Châtelet était tenu secret. (page 464) La discussion devait également être secrète et les résolutions prises ne devaient être connues de l'ensemble du Parti ouvrier qu’au moment où elles devaient recevoir leur exécution.

Alfred Defuisseaux avait adressé à Laloi - l’homme de la Sûreté ! - un alphabet chiffré qui servait à leur correspondance.

Quelques jours avant le Congrès, « La République » avait publié un article d'Alfred Defuisseaux disant :

« Nous formerons des sociétés secrètes et nous emploierons tous les moyens révolutionnaires que des hommes fermement décidés à vivre libres ou à mourir savent employer. »

Un autre jour, il écrivait : « Toutes nos mesures sont prises contre la défection et la trahison; le secret de nos délibérations est strictement gardé... »

Ce que Laloi devait rire en lisant cela !

Lorsque tous les membres du congrès furent arrivés, G. Defuisseaux ferma la porte à clef, mit celle-ci sur le bureau, puis, après avoir fait jurer de ne rien divulguer de ce qui allait se passer, il fit prêter serment de fidélité à la République !

Après que plusieurs discours eussent été prononcés, la grève générale fut votée par 52 voix contre 17 et une abstention. Elle devait éclater dans le plus bref délai et on laissait à chacun le soin de la provoquer de la manière qui lui paraîtrait le plus convenable.

A la fin, G. Defuisseaux se leva et, agitant le bras, il poussa le cri de « Vive la République ! » qui fut répété par toute l'assemblée. Quelques-uns ajoutèrent : « En avant ! » et d'autres : « Marchons au combat ! »

* * *

Au moment où se réunissait le congrès de Châtelet, il existait quelques grèves de houilleurs dans le Centre, ayant pour objet une augmentation des salaires.

La Saint-Eloi, fête patronale des métallurgistes, et la Sainte-Barbe, fête des mineurs, furent fêtées dans les centres houillers avec plus d’entrain que d'habitude. Il y eut ces jours-là de (page 465) nombreux meetings noirs, c'est-à-dire des réunions tenues le soir, sans lumière et où certains orateurs parlaient dans un tonneau vide, pour faire plus d'impression et rendre méconnaissable le son de leur voix.

La dynamite fut largement employée, surtout dans le Centre.

A certains endroits, la police et la gendarmerie découvrirent des bottes de cartouches et quelques revolvers.

Un nommé Rouhette, ouvrier peintre, parcourait le pays, donnant des meetings et réclamant des cartouches de dynamite.

Le parquet, guidé par la Sûreté publique, que Laloi tenait au courant de ce qui se passai,. se mit en route et procéda à de nombreuses arrestations, notamment celles de Laloi, G. Defuisseaux, Mignon, Adam, Ledoux, Malengret et d'autres.

Léonard Pourbaix, connu à La Louvière comme agent électoral des cléricaux, bien qu'associé dans une imprimerie d'ou sortaient les affiches et manifestes socialistes, fut arrêté lui aussi à Flénu, au Borinage, en revenant d'un meeting noir donné à Frameries.

Rouhette qui, quelque temps avant habitait rue Rogier, à Schaerbeek, et avait aidé les cléricaux de cette commune à combattre la candidature de M. A. Lambiotte, Rouhette voyageait du Centre au Borinage et de Charleroi à Liége.

Des placards incendiaires étaient collés la nuit, la plupart sans signature, d'autres signés Pierre d'Outretombe. On annonçait dans le Centre et à Charleroi l'arrivée de 10.000 Borains. Bref, les bruits les plus invraisemblables se répandaient comme une trainée de poudre d'une contrée à l'autre.

Dès le début de ces grèves, « Le Peuple » dénonça le caractère bizarre de ce mouvement. Il protesta contre les agissements du parquet et mit les travailleurs en garde contre les agents provocateurs et les distributeurs de dynamite officielle. Il cita l'attitude étrange de Léonard Pourbaix et de Rouhette et la plupart des journaux se joignirent à l'organe socialiste pour demander des explications au Gouvernement.

Quelques jours plus tard, le « Journal de Bruxelles », dont Pourbaix, d'après le correspondant du Centre à l' « Etoile belge, » était le correspondant, déclara que la Sûreté publique (page 466) n'employait aucun agent et qu'elle n'était pour rien dans les explosions de dynamite dont le Centre, notamment, avait été témoin .

La grève de décembre 1888 eut, somme toute, moins de retentissement dans le pays que celle de l'année précédente et vers le 16 décembre, elle s'éteignit, les ouvriers n'ayant rien obtenu et le gouvernement, sauveur de l'ordre, se trouvant plus fort que jamais.

Les arrestations furent maintenues et les journaux déclarèrent que le parquet instruisait une affaire de complot socialiste républicain.

Parmi les premiers arrêtés, il y en eut plusieurs qui racontèrent en détail, au juge d'instruction, ce qui s'était dit et fait dans la séance secrète du congrès de Châtelet. André entra le premier dans la voie des aveux, s'il faut en croire l'acte d'accusation du procureur général R. Janssens.

Les vingt-sept personnes dont les noms suivent furent renvoyées devant la cour d'assise du Hainaut :

1° Defuisseaux, Alfred-Eloi-Nicolas, ex-avocat, 44 ans, né à Baudour, domicilié à Attres, résidant à Bondy, lez Paris ; (…)

(…)

(page 470) Les débats du procès furent des plus curieux et il impossible de les résumer ici. Disons que le président des assises eut une attitude correcte impartiale, et qu’il blâma souvent le rôle odieux joué par la Sûreté et ses agents. Il mit en relief aussi le passé de l'agent Laloi, au service de la Sûreté le 31 mai 1887, après Pourbaix.

Laloi avait de très mauvais antécédents. Il avait été condamné à Marche pour recel, puis, plus tard, trois mois de prison pour banqueroute frauduleuse !

Tous les accusés, principalement G. Defuisseaux et Maroille déclarèrent qu'ils voulaient conquérir le suffrage universel par la grève générale pacifique et que c'étaient Laloi et Pourbaix qui avaient poussé aux moyens violents. C'est ainsi que Maroille révéla que Pourbaix avait caché chez lui Rouhette, que l'on disait recherché par la gendarmerie ; qu'il avait de la dynamite chez lui ; qu’un jour il avait proposé de tirer au sort celui qui attenterait à la vie du Roi, enfin il émit un jour l'idée de fabriquer deux mannequins représentant Bismarck et l'empereur d'Allemagne et de les brûler en effigie.

Le rôle joué dans cette affaire par le juge d'instruction Oblin fut jugé sévèrement. Ce magistrat apprend que Laloi est agent de la Sûreté et ne l'indique pas dans le procès-verbal qu'il avait rédigé. Il apprend aussi l'attitude louche du provocateur Louis André et lui accorde un sauf-conduit, qui lui avait permis de continuer son jeu de mouchard.

Un autre juge d'instruction, Legrand, chargé d'instruire différentes affaires de meetings, avoua, sur interrogatoire, que Pourbaix ayant été arrêté, il le fit mettre en liberté, sur un ordre venu de Bruxelles. Mais le juge dut avouer n'avoir laissé aucune trace de ce fait dans le dossier de l'affaire !

Toutes ces révélations démontèrent quelque peu l'avocat général qui, à l'audience du 13 mai, déclara abandonner tous les faits reprochés à certains accusés, faits auxquels les agents provocateurs avaient été mêlés. Dès lors, le fait principal du complot tombait et, en effet, le 25 mai, au soir, le président du jury annonça, « sur son honneur et sa conscience », selon la formule (page 471) habituelle, que la réponse du jury était négative sur toutes les questions.

C'était l'acquittement général !

* * *

(page 473) Un des premiers résultats de ce grand procès politique fut d'ouvrir les yeux aux ouvriers, qui reconnurent combien la (page 474) clairvoyance du Parti ouvrier avait été grande en résistant aux pièges des agents provocateurs.

Il fut fait été d’aveu précieux échappé, en cour d'assise, à Gauthier de Nasse, chef' de la Sûreté publique, disant que la division du Parti socialiste en deux clans s'attaquant mutuellement était considérée par le Gouvernement comme une chose excellente pour le maintien de l'ordre social.

L'attitude du Parti ouvrier à l'égard des dissidents fut d'ailleurs à la fois correcte et fraternelle. Dès les premières arrestations de décembre 1888, « Le Peuple » et les autres organes du Parti protestèrent et prirent la défense des accusés. Après l’acquittement, des réunions publiques furent convoquées dans le Centre, au Borinage et à Charleroi, pour protester contre les agissements du Gouvernement, qui entretenait des agents provocateurs et pour montrer à tous combien l'union de tous les travailleurs était nécessaire pour conquérir le suffrage universel et réaliser des réformes sociales.

* * *

(page 475) L'émotion produite par ce procès fameux dura quelque temps, et la lutte entreprise par le Parti ouvrier pour la révision constitutionnelle et l'égalité politique recommença avec une ardeur nouvelle.

Les dissidents, partisans de Defuisseaux, étaient rentrés au Parti ouvrier. Seuls les Chevaliers du travail du bassin de Charleroi, conduits par Jean Caeluwaert, continuèrent à faire bande à part, refusant de s'affilier, mais ils participaient à toutes les grandes manifestations organisées en faveur de la révision et du suffrage universel.


Voir aussi :

1° J. Puissant, L'évolution du mouvement ouvrier dans le Borinage, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 1979 (plu particulièrement les pages 230 et suivantes)

Le Catéchisme du peuple est disponible sur le présent site, à la rubrique documentation.