De Mot Emile, André, Jean libéral
né en 1835 à Anvers décédé en 1909 à Bruxelles
Représentant entre 1892 et 1894, élu par l'arrondissement de Bruxelles(Extrait du Soir, du 24 novembre 1909)
M. Emile De Mot naquit à Anvers de parents bruxellois le 20 octobre 1835, - il était donc entré dans sa 75ème année.
Il appartenait à une famille des plus honorablement connue à Bruxelles. Son père était banquier et contribua à la construction des galeries Saint-Hubert, qui sont encore aujourd’hui un des fiefs de la famille.
Après de brillantes études à l’Athénée de sa ville natale, il vint suivre les cours de l’Université de Bruxelles et obtint en 1857 le diplôme de docteur en droit ;
Inscrit au barreau de Bruxelles dès 1860, il devint avocat à la cour de cassation au mois de janvier 1873. Il fut choisi par ses confrères comme bâtonnier de l'ordre en 1888.
Depuis plus d'un quart de siècle, D Mot prenait une part active à la vie politique. C’est en 1881, en effet, que les électeurs bruxellois l'envoyèrent siéger au Conseil communal. Depuis ils ne cessèrent de lui marquer leur confiance, avec une inaltérable fidélité.
Echevin du contentieux dès 1881, il succéda à M. Ch. Buls comme bourgmestre de la ville de Bruxelles, le 16 décembre 1899. Dans cette haute magistrature, il a fait preuve de remarquables qualités d’administrateur.
De 1892 à 1894, De Mot représenta à la Chambre l’arrondissement de Bruxelles. Il était sénateur depuis le 27 mai 1900.
S’intéressant à la fois aux questions d’art et aux questions commerciales, il fut président du Cercle artistique et littéraire (1894-1897) et président de l’Exposition de Bruxelles de 1897. Et devons-nous dire qu’il s’occupait activement de l’organisation de l’Exposition universelle de 1910 ?
De Mot avait épousé la fille de son patron, Maître Auguste Orts, qui fut député de Bruxelles et président de la Chambre. Il en eut six enfants, quatre fils et deux fils, dont l’aîné, M. Paul de Mot, avocat, est le collaborateur de son père, et le cadet, M. Jean De Mot, ancien élève de l’école d’Athènes, est attaché à la direction des musées royaux au parce du Cinquantenaire.
Un homme protée
Un confrère écrivait il y a quelques années : « Tels sont les multiples aspects sous lesquels on peut surprendre M. De Mot : avocat, sénateur, bourgmestre, homme officiel et de mœurs simples, Bruxellois, diplomate, orateur, allant boire du lambic ou discuter avec le Roi les intérêts de Bruxelles, libéral et recevant chez lui à dîner le nonce du Pape, ou bien allant à Rome, saluant Sa Sainteté et lui parlant de la maison des Sablons, chansonne et chansonnier, poète, orateur, aquarelliste, caricaturant et caricaturé, un de ces hommes vers qui il est sain de trouver l’attention des hommes pour leur apprendre la confiance en soi et la puissance de travail d’un être humain – le travail n’interdisant ni les distractions ni la gaieté.
« Ainsi diversement vivant s’en va M. De Mot par la ville : on se retourne sur lui, mais tâchez donc de démêler dans ses traits ce qu’il médite : un discours ? un bon mot ? une gâterie pour ses enfants ? un grand projet d’utilité publique ?
« Ses mis eux-mêmes devinent-ils le tréfonds de ses multiformes pensées ? Il en est pourtant parmi eux de perspicaces : nommons MM. Buls, Vleminckx, O ? Crabbe, Van Schoor.
« Au Cercle artistique, M. De Mot est le centre d’un groupe qu’on appelle le Blaguorama. »
Brusseller, De Mot l’était de cœur.
Le bourgmestre adorait le lambic, et souvent, le soir, il se rendait « en camarade » avec son fils Jean, dans quelque estaminet réputé pour les qualités de son lambic. On sait même qu’il voulut introduire la boisson nationale aux réceptions de l’Hôtel de ville, mais les conseillers socialistes marquèrent leurs préférences pour le champagne.
Autre trait très bruxellois : De Mot était un père indulgent, aimant, l’ami de ses enfants, gai et boute-en-train chez lui. Tous les dimanches, à 6 heures, tout le monde était réuni. L’hôtel de la rue des Sablons était alors plein d’un joyeux tumulte : enfants, petits-enfants et… grand-père sont tous exubérants de bonne humeur : Noël, Saint-Nicolas, le Nouvel An voient des fêtes non pareilles.
Voyageur et… poète
Le même confrère publiait n 1899 cet amusant croquis de M. De Mot, voyageur et poète :
« M. De Mot est un grand voyageur. Il a visité l’Allemagne, la Suisse, l’Italie, la France, le Tyrol, la Norvège, la Turquie. Il entraîne dans de lointaines excursions toute sa famille, enfants ou petits-enfants : on emmène des nourrices s’il le faut et ses amis. A Constantinople, où il se trouvait avec MM. Buls et Van Schoor, il s’est fait photographier en Turc dans l’attitude recueillie et placide d’un dévot d’Allah.
« Ce n’est pas la seule des facettes auxquelles s’est livré notre maïeur. Jadis, à Naples, on lui présentait l’album fatal aux voyageurs, il se recueillit un instant, l’air inspiré, et gravement écrivit ces vers :
« Quel spectacle enchanteur sous ce ciel radieux
« Digne de transporter les hommes et les dieux !
« Parthénope est au fond, à gauche Pausilippe,
« Vésuve à l’autre bout, bon vieux, fume sa pipe. »
et toujours grave, toujours inspiré, il signa : Victor Hugo.
« M. De Mot est encore bien Bruxellois en ceci qu’il hait la pose. Cet homme aux facultés si étonnamment diverses, a, en art, les goûts les plus simples... et ne s'en cache pas. Poète, il aime ces formes un peu démodées, le quatrain, le madrigal, l’épigramme. Citons encore une de ces petits œuvres ; on y découvre un parfum polisson dans le goût bruxellois ou du XVIIIème siècle :
« Ci les trots pucelles. les pures,
« Hélas I nos bons Bruxellois
« Les firent tailler en pierre dure
« Pour en garder trois à la fois.
« Cette inscription. que vous avez lue sur le piédestal de la fontaine des Trois-Pucelles à l'Exposition de Bruxelles. est de M. De Mot.
(Extrait du Journal de Bruxelles, du 24 novembre 1909)
M. Emile De Mot est mort tantôt. Il avait siégé à la Chambre, il siégeait au Sénat ; matis il était surtout bourgmestre de Bruxelles. Comme tel, il avait des qualités qui lui attiraient l'estime et la sympathie de tous, et sa mort causera d’unanimes regrets, dans la capitale.
Etait-il un grand administrateur ? Nous ne le pensons pas. Il laissait beaucoup à faire ses bureaux. Il prenait cependant, ses fonctions à cœur ; il était sincèrement et ardemment dévoué aux intérêts de Bruxelles, et nous ne croyons pas qu'il ait jamais sacrifié délibérément ceux-ci, tels qu'il les concevait, surtout sur le terrain matériel, à des préoccupations de politicien. Nous lui rendons volontiers cet hommage qu'homme de parti et avec des faiblesses d'homme de parti, il restait cependant plus bourgmestre que politicien.
Il était « honoré » d'un très haut grade dans la franc-maçonnerie. Il s'était probablement, dans le temps, servi de celle-ci pour faire carrière. Son passé politique n'était pas exempt de quelques attitudes de sectaire dont sa mémoire demeure chargée auprès des catholiques de Bruxelles ; par exemple, il fut en 1870, l'un des signataires de la violente circulaire qui amena l' autorité religieuse à renoncer cette année-là à la traditionnelle procession du Saint-Sacrement du Miracle ; et l'auteur de ces lignes se rappelle l'avoir vu quelque douze ans plus tard arracher le crucifix du catafalque de Rogier érigé, à la veille des funérailles nationales de ce Constituant, sous le porche de l'hôtel de ville pour recevoir 'les hommages de la foule défilant ; le geste, vraiment, était vilain.
L’âge, l’expérience et surtout, une fois qu’il fut arrivé à la situation de premier magistrat de la capitale, la conscience des devoirs qui lui incombaient comme tel envers ses concitoyens, son vif désir de vivre le plus possible en bons rapports avec tous émoussèrent les pointes de son anticléricalisme. Il ne les laissait plus guère percer que lorsque ses élémentaires devoirs envers son parti l'exigeaient.
En dehors de ces circonstances, il apparaissait surtout, politiquement et « philosophiquement », sous les dehors de ce qu'on appelle « un aimable sceptique. » Son esprit, assez léger au fond, ne s'était probablement jamais beaucoup mis en peine du problème religieux. Etait-il anticlérical fondamentalement, et antireligieux de principe ? Certaines circonstances de sa vie privée permettent d'en douter. Sous ce rapport, on eût dit qu'il n'avait pas tout laissé se perdre de l'exemple du « libéralisme » de son beau-père, le député de Bruxelles et ministre d'Etat Orts, un des types les caractérisés de ces anticléricaux bizarres de jadis qui « allaient à la messe » : on pouvait voir chaque dimanche matin Orts à l'église du Sablon un livre de prières la main. De Mot n'empêcha jamais personne autour de lui de pratiquer ; chaque année, il faisait dire une messe poux le repos de l'âme de sa femme et ne manquait pas d'y assister.
Par sa propre famille, par celle de sa femme, il était enraciné dans le terreau de la bourgeoisie bruxelloise. Il lui venait de là certaines tendances naturelles qui réagissaient contre les influences parasitaires d'une politiquaillerie beaucoup plus inspirée par le désir de vexer les « cléricaux » que de faire les affaires des Bruxellois. Il avait, comme feu l'échevin Lepage, qui l'aura précédé seulement de quelques semaines dans la tombe, une sorte de « traditionalisme » instinctif qui eût suffi à le garder de toute sympathie pour le radicalisme anticlérical à la française et pour la démagogie socialiste ; qui sait s'il ne laissait pas au fond de l'âme de De Mot un secret sentiment de respect pour « la religion de nos pères » ? Nous avons pu lire un jour une lettre, curieuse sous ce rapport, que le bourgmestre avait écrite à un ecclésiastique.
II entretint toujours des relations fort courtoises avec le clergé de la capitale ; avec le curé de sa paroisse, elles revêtaient même un caractère quasi-amical.
L'immeuble qu'il habitait avait jadis, on le sait, servi d'hôtel à la nonciature et le cardinal Pecci, le futur Léon XIII, avait ainsi été amené à y résider. Etant à Rome sous le pontificat de celui-ci, De Mot se fit recevoir en audience par son « prédécesseur » dans la vieille maison de la place du Grand-Sablon ; il fut étonné de constater combien le Pape avait gardé un souvenir fidèle de la « disposition des lieux » de son ancienne résidence.
* * *
Nous avons, quelques lignes plus haut, évoqué en passant, à propos de De Mot, le souvenir de l'échevin Lepage. Ils étaient profondément Bruxellois l'un et l'autre. Mais Lepage était du « bas de la ville » ; De Mot touchait au haut de la ville, sana perdre cependant le contact avec la partie ancienne, « commerçante » et plébéienne de la cité : sous ce rapport le point topographique de son domicile, cette vieille place du Grand-Sablon, sise à mi-chemin de l’ancien quartier de la Senne et du quartier Léopold, mais un peu plus rapprochée cependant de celui-ci, correspond assez bien au point d'équilibre des relations sociales du bourgmestre De Mot. Certes il ne dédaignait pas de fraterniser, en des moments de liesse, avec le populaire, de s'asseoir à des banquets de Grand-Serment et d'autres « chochetés » : la corvée des banquets ne le rebuta jamais ; il apportait à l'accomplir une sorte de plaisir sincère, une bonne humeur, une cordialité qui charmaient. Mais il entretenait, d'autre part, les meilleures relations avec beaucoup de familles de la haute bourgeoisie ou de l'aristocratie catholique. Il « dînait en ville » à peu près chaque soir. Aucun salon ne lui était fermé. C'était un causeur amusant ; il aimait énormément, presque trop, faire des mots ; il en faisait à tort et à travers ; dans le tas, il en restait assez de bons pour lui assurer une réputation d'homme d'esprit. Il était volontiers sarcastique, mais il n'était pas méchant. Il avait, au contraire, un fond de bonté, ce qui contribua plus d'une fois à le rendre équitable envers ses concitoyens catholiques : ainsi nous nous sommes laissé dire que, dans la répartition des sommes que bourgmestre reçoit toute l’année « pour ses pauvres », M. De Mot faisait une place à certaines œuvres de charité catholiques.
II faut lui rendre aussi cette justice qu'il fut toujours d'une correction parfaite dans l'exercice de ses devoirs de chef de la police. II eut fort à cœur, en toute circonstance, dût-il résister à certaines suggestions de l'esprit de parti, de faire régner l’ordre dans les rues de Bruxelles. Ses vieux sentiments de « conservatisme » libéral étaient d'accord, il est vrai, pour l'y pousser, avec la responsabilité qu'il se sentait comme bourgmestre. Il n'aimait du tout les socialistes. II dut bien cependant, sur la fin de sa vie, composer avec eux à l'hôtel de ville et, par une première compromission qui en entraînera d'autres, admettre l'un des leurs dans le collège échevinal. Pour lutter contre les circonstances qui l'induisirent à cette attitude, il eût fallu au bourgmestre de la capitale une fermeté de principes, un caractère qui manquaient à De Mot.
Il appartenait à race de ces « grands bourgeois » libéraux. qui avaient des qualités d'intelligence, de bonne éducation, de prestige social, même certaines vertus « laïques », à cause desquelles ils se croyaient vraiment le « rempart de l'ordre » ; hélas i il y avait des fissures dans ce rempart ; il croule de toute part ; on n'en verra bientôt plus rien. Nous craignons bien qu'avec De Mot ne s'en soit allé un des derniers types vraiment représentatifs de cette race.
De Mot était loin, faut-il le dire, d’être, pour nous, catholiques bruxellois, l'idéal du bourgmestre. Nou aurions pu souhaiter mieux. Redoutons d’avoir pis.
G.
(Extrait de L’Indépendance belge, du 24 novembre 1909)
Une nouvelle qui, bien que depuis plusieurs jours, provoquera une douloureuse impression dans tous les milieux libéraux nous parvient : M. Emile De Mot, sénateur et de bourgmestre de Bruxelles, vient de mourir. Depuis quelques jours on savait qu'il était gravement malade, mais un espoir subsistait, malgré tout, dans son entourage, que sa robuste constitution aurait repris le dessus. Depuis samedi après-midi, cet espoir était définitivement perdu.
C’est une figure intéressante et très personnelle de notre monde politique belge qui disparaît. Ce Bruxellois par excellence était né à Anvers, le 30 octobre 1835, mais ce fut dans la capitale, à l'Athénée royal t à l'Université libre, qu'il fit ses études c'est là sans doute qu'il s'initia à l'esprit bruxellois qu'il s'assimila si complètement et qui devint la note dominante de son caractère. Esprit primesautier, tout en facettes, prompt à la riposte ; un humour ou il y avait de l'espièglerie et du charme, qui déridait les plus graves et qui lui conciliait les sympathies des plus hostiles, M. De Mot savait admirablement se servir de son esprit et l'on se souviendra de toutes les tempêtes se produisant au Conseil communal de Bruxelles qu’il apaisa d’une boutade, d’une réplique portant juste, d’un mot.
La carrière de M. Emile De Mot fut longue et des plus remplies. Reçu docteur en droit en 1857 il fut inscrit au barreau de la Cour d'appel de Bruxelles en 1860 en 1873, il fut nommé avocat à la Cour de cassation. Au Palais, il occupait une place à part, très en vue. Lors de son « jubilé » judiciaire, il y a deux ans, nous avons dit ici la belle carrière de l'avocat et les grands succès qu'il remporta à la barre. Nous n'y reviendrons donc pas en détail et nous nous contenterons de rappeler qu'en 1888 la confiance de ses confrères lui valut d'être nommé bâtonnier de l’ordre.
Chose curieuse, M. De Mot entra assez tard dans la politique militante. Il occupait déjà une place considérable au barreau quand, en 1881, il fut élu pour la première fois conseiller communal de Bruxelles, où tout de suite il assuma une tâche considérable comme échevin du contentieux. C’est à l'Hôtel de ville qu'il devait donner la pleine mesure de son activité politique. Ce ne fut pas seulement un échevin consciencieux ; il fit preuve d’initiative et contribua pour une large part à accentuer l’énorme mouvement en faveur du prodigieux développement de la capitale. Aussi quand, en décembre 1899, M. Buls crut devoir renoncer au bourgmestrat, c’est M. De Mot qui se trouva tout désigné pour prendre sa succession comme premier magistrat de la capitale. Pendant les dix années son bourgmestrat, il s'est consacré avec un dévouement absolu à sa charge, défendant les intérêts de Bruxelles avec un sens précis des nécessités d'une grande ville, d'une capitale digne d'un pays comme le nôtre. Quand il succéda à M. Buls, on lui reprocha dans certains milieux de vouloir inaugurer l'ère de la « politique de courtoisie. » Cela n'empêcha pas M. De Mot d'être un libéral dans le sens le plus complet du mot, et ce fut en partie à son influence que l’on dut de voir libéraux modérés et progressistes se réconcilier au Conseil communal de Bruxelles et constituer avec un élu socialiste le collège tripartite qui a permis de maintenir résolument la prépondérance d l'influence anticléricale à l'Hôtel de Ville.
M. Emile de Mot siégea à la Chambre, comme député de Bruxelles, de 1892 à 1894. En 1900, il fut élu sénateur, mandat qu'il n'a cessé de remplir depuis lors. Au Sénat, chaque fois qu'il a fallu y défendre le intérêts de la capitale contre le mauvais vouloir gouvernemental, on a trouvé M. De Mot au poste de combat. De même qu'il fut président de l'Exposition internationale de 1897, il présidait l'organisation qui a assumé la lourde tâche de mener à bien la World's-Fair de 1910.
On peut voir par ces différentes étapes de carrière quelle fut l'activité de l'homme qui disparaît. Ce que ceux qui l'ont connu n'oublieront pas, c'est de sa parole, la profonde bonté de cœur qui na parvenait pas toujours à se dissimuler sous l'ironie du sourire. Dans ces « toasts » dont il avait le secret à la fin des nombreux banquets auxquels sa charge l'obligeait d'assister, la phrase émue, profondément humaine, remuant les plus sceptiques, surgissait brusquement après la jolie boutade et le trait le mieux lancé.
Tout l'homme était là...
L'Indépendance présente aux membres de la famille De Mot l'expression de ses condoléances émues.
(Extrait de La Gazette de Charleroi, du 24 novembre 1909)
La mort du bourgmestre de Bruxelles, annoncée plusieurs fois pendant ces derniers jours, est un fait accompli depuis mardi 12 h. 35.
La soirée de lundi ne laissait plus d’espoir. Ce jour, le défunt avait eu le bonheur de pouvoir encore reconnaître sa fille, Mme Peltzer venue de Stockholm où son mari est secrétaire de légation de première classe. Mardi matin, il entra dans le coma et le Collège échevinal, réuni à l’hôtel-de-ville, attendait d’heure en heure l’annonce de la funèbre nouvelle.
Emile De Mot, né à Anvers, le 20 octobre 1835, suivit, après de brillantes études à l’athénée, les cours de l’Université de Bruxelles. Il obtint en 1857 le diplôme de docteur en droit.
Gendre d’Auguste Orts l’éminent avocat à la Cour de cassation, Emile De Mot appartint, lui aussi, au barreau de cette juridiction suprême. Il fit partie du Conseil de l’ordre et fut nommé bâtonnier en 1888.
Dans la carrière politique, il avait débuté comme conseil communal de Bruxelles en 1881 et avait aussitôt fait partie du Collège, en qualité d’échevin du contentieux, fonctions qu’il avait remplies jusqu’au 16 décembre 1899, date à laquelle il succéda à M. Buls en qualité de bourgmestre.
Elu membre de la Chambre en juin 1892, il y siégea deux ans, prit part à la révision de la Constitution t, dans la fameuse séance du 18 avril 1893, réclama et obtint, malgré l’opposition du gouvernement, le vote de clôture des débats qui menaçaient de troubler l’ordre dans les rues de Bruxelles. Il appartenait au Sénat depuis le 27 mai 1900.
Il y pris une grande part à toutes les grandes discussions de ces dernières années et fut membre de la commission chargée de l’étude des questions relatives à la situation militaire du pays.
De même qu’il fut président de l’Exposition internationale de 1897, il présidait l’organisation qui a assumé la lourde tâche de mener à bien la World’s-Fair de 1910.
On peut voir par ces différentes étapes d sa carrière quelle fut l’activité de l’homme qui disparaît. Ce que ceux qui l’ont connu n’oublieront pas, c’est le charme de sa parole, la profonde bonté de ce cœur qui ne parvenait pas toujours à se dissimuler sous l’ironie du sourire. Dans ces « toasts » dont il avait le secret à la fin des nombreux banquets auxquels sa charge l’obligeai d’assister, la phrase émue, profondément humaine, remuant les plus sceptiques, surgissait brusquement après la jolie boutade et le trait le mieux lancé. Tout l’homme était là…
Nous en eûmes encore un échantillon sur le terrain même de l’Exposition de 1910, le jour du banquet offert à la Presse, le 24 octobre dernier.
Ce fut d'ailleurs le dernier grand banquet que présida le mayeur de la capitale, et le toast qu’il prononça à cette occasion devait être un des derniers.
De Mot avait épousé la fille de son patron, Maître Auguste Orts, qui fut député de Bruxelles et président de la Chambre. Il en eut six enfants, quatre fils et deux fils, dont l’aîné, M. Paul de Mot, avocat, est le collaborateur de son père, et le cadet, M. Jean De Mot, ancien élève de l’école d’Athènes, est attaché à la direction des musées royaux au parce du Cinquantenaire, et professeur à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles.
L’avocat
Sa réputation s'était très promptement établie au barreau, grâce à son éloquence verveuse, son esprit sarcastique et sa habileté dans la réplique. Avocat d’affaires très apprécié, fort recherché pour les procès de presse, dans lesquels il excellai, il avait plaidé de nombreuses causes dont la plus retentissante fut celle du chanoine Bernard en 1883. Jurisconsulte éminent, il avait donné sa mesure dans le procès très embrouillé de la succession de la Reine.
Enfin. il eut souvent à traiter devant la Cour suprême des litiges intéressant le pays de Charleroi. C’est lui notamment qui plaida l’affaire de l’arbitrage des maîtres de verreries attaqué en nullité par le Parquet.
Le Bruxellois
Au Conseil communal, comme à la Chambre, il s’amusait d’une plume malicieuse, à faire la charge de ses collègues, de même qu’au cours de es voyages en Italie, en Turquie, en Dalmacie, en Norvège ou au Spitzberg. il se plaisait à noter avec brio quelque site pittoresque, sur une page de son album d'aquarelliste.
Caricaturiste, il admettait qu’on lui rendît la pareille. Il possédait une collection du Tirailleur où on l'avait représenté en de nombreuses charges ; et il assistait volontiers aux revues où on le blaguait soit en le montrant, cierge en main, pour rappeler sa politique de courtoisie vis-à-vis du clergé. soit en révoquant au conseil, dans son fauteuil et taquinant ses pince-nez d’un geste nerveux.
II troussait d’ailleurs lui-même agréablement le couplet. Il écrivit jadis à Naples, sur un album d’hôtel, les vers suivants ;
« Quel spectacle enchanteur sous ce ciel radieux
« Digne de transporter les hommes et les dieux !
« Parthénope est au fond, à gauche Pausilippe,
« Vésuve à l’autre bout, bon vieux, fume sa pipe. »
Et il signa bravement : Victor Hugo.
C’était de lui encore, cette inscription qu'on put lire à l'Exposition de 1897, sur le piédestal de la fontaine des Trois Pucelles :
« Ci les trots pucelles. les pures,
« Hélas I nos bons Bruxellois
« Les firent tailler en pierre dure
« Pour en garder trois à la fois.
Aussi ses goûts esthétiques lui avaient-ils facilité l'exercice de ses fonctions de président du Cercle artistique et littéraire, de 1894 à 1897.
C'était un vrai Bruxellois, plein de gaieté et d’entrain. sympathique aux sociétés et aux Grands Serments où il vidait volontiers la gueuze aux cérémonies officielles ; ne reculant devant aucun banquet el assistant parfois à trois dîners, le même soir, prenant ici le potage, le rôti, ailleurs, le dessert, pour ne mécontenter personne ; avant enfin les qualités de famille qui en faisaient un père aimant et boute-en-train et un délicieux grand-père.
M. De Mot avait procédé au mariage de la princesse Henriette avec le duc de Vendôme. En octobre 1900, il avait, au nom des bourgmestres de l’agglomération bruxelloise, adressé les vœux de la population au prince Albert et à la princesse Elisabeth, dont le mariage venait d’être célébré en Bavière. C’est lui également qui fut appelé à dresser les actes de naissance des petits princes.
Il représentait la ville de Bruxelles à Paris, lors de l’Exposition de 1889, en qualité de bourgmestre par intérim.
Il était également président de la Commission de surveillance du Conservatoire et membre du Conseil d’administration de l’Université libre.
Par opposition à son prédécesseur, M. Buls, qui ne voulut jamais accepter une décoration, M. De Mot était l’homme le plus décoré de Bruxelles et aimait à se parer de ses insignes. Il était grand officier de l’Ordre de Léopold, décoré de la croix commémorative du règne de Léopold II, commandant de la Légion d’honneur, grand-cordon de l’Ordre de Saint-Michel de Bavière, de l’ordre du Double Dragon de Chine, grand-officier de la Couronne d’Italie, de la Rédemption africaine, du Lion et Soleil, officier d’Albert le Valeureux et de l’Ordre de Hohenzollern, chevalier de la Couronne de Chêne, etc.
Le bourgmestre
Emile De Mot donna une grande importance à la conférence des bourgmestres, à peu pr !s tombée en désuétude sous son prédécesseur.
Avec beaucoup de tact, il parvint à apaiser les défiances causées par la campagne annexionniste, et à amener, sans législation un commencement d'amitié très appréciable dans les services publics.
Ses collègues suburbains avaient pour lui autant d'estime que d’affection : on doit rendre cette justice au bourgmestre de la capitale que rien ne lui coûtait pour éviter un froissement ou pour faciliter une entente.
Dans les réunions de la conférence des bourgmestres, on préparait et on discutait les projets de règlement et de délibération à soumettre aux divers conseils de l'agglomération relativement aux services d’intérêt général.
La dernière étude qu'il entreprit, à la demande des bourgmestres des faubourgs, ce fut des services hospitaliers. II la laisse inachevée.
(VAN DE WOESTYNE C., La mort du bourgmestre De Mot, paru dans le Nieuwe Rotterdam Courant, le 24 novembre 1909. Traduction)
Bruxelles, 23 novembre 1908
Je viens d'apprendre qu'il est décédé il y a quelques heures à peine. Et c'est vraiment une figure bruxelloise qui s'en va.
Le corps lourd, massif, aux épaules larges, sur les jambes hautes et fines, et sur le cou trapu, la tête blanche, profondément creusée, robuste, auréolée d'une apparence de rancune mais aussi ironiquement bienveillante, sage et pleine d'humour de vie, sarcastique peut-être pour dissimuler une grande sensibilité... Est-ce le résultat d'une tradition ? Le bourgmestre De Mot ressemblait particulièrement au bourgmestre Buls : le même visage espagnol obstiné avec les mêmes regards presque mélancoliques, blasés et résignés ; la tête d'un Don Quichotte très respecté ; une laideur imposante, qui n'attirait peut-être pas, mais intéressait par son intelligence et son sérieux nobles.
Une gravité qui, chez le bourgmestre De Mot, était entièrement intérieure, et qui se manifestait volontiers par une jovialité chaleureuse, teintée d'ironie. Cela l'avait rendu brillant en tant qu'avocat et homme politique, et l'avait transformé plus tard en un bourgmestre plein de tact, d'esprit vif, d'une politique subtile et fine. Une réunion du conseil communal sous sa présidence se distinguait souvent par son éclatante vivacité, sans jamais se perdre dans un manque de discipline incontrôlé. Si jamais on pouvait parler d'une « main de fer dans un gant de velours" » c'était bien ici ; mais alors, dans ce gant de velours, il savait manier l'épée avec la plus grande agilité, et ne manquait jamais de frapper au bon moment et au bon endroit...
Je viens juste d'apprendre qu'Emile de Mot était un Anversois de naissance - il a vu le jour en 1835 -, et je l'apprends non sans étonnement. Cet Anversois était devenu tellement le type du Bruxellois ! Adaptation ou inclinaisons similaires ? Quoi qu'il en soit : tout ce qui caractérise le Bruxellois d'origine était aussi une caractéristique de notre père de la ville. Sauf une chose : l'attachement indéracinable du Bruxellois de plus de cinquante ans à sa langue maternelle. Ce Bruxellois peut être un francophile endurci dans son esprit : dans son cœur, il reste flamand ; il parlera le français chez lui ou au café et fera même de son mieux pour bien le parler : chaque fois qu'il voudra exprimer quelque chose de très important, de très pointu ou de très spirituel de manière très efficace, il utilisera son dialecte flamand juteux, pittoresque et toujours percutant. - Il en était autrement avec feu De Mot,... peut-être parce qu'il n'était pas né Bruxellois ; bien qu'en tant qu'Anversois de naissance, on pourrait s'attendre de sa part précisément à l'opposé du francophilisme... « Des morts, rien que de bon », demandaient les Romains ; mais il y a peu de temps encore, cette injustice envers la langue flamande a été soulignée, lorsque le bourgmestre de l'Hôtel de Ville de Bruxelles a accueilli les membres du Congrès Naturel et Médical Flamand... en français, sans oublier d'y ajouter quelques exagérations malvenues sur son attitude française délibérée.
Mis à part ce défaut, Emile de Mot avait de nombreuses caractéristiques bruxelloises : une solidité très saine sous une apparence de jovialité superficielle ; toujours le mot juste, sans beaucoup de respect pour les opinions différentes ; pas de crédulité mais une grande foi en ce qu'il voulait réaliser ; pas de méfiance mais de la prudence ; des pensées très larges et très tolérantes mais « l'esprit frondeur » : c'est l'image du bourgeois bruxellois, et c'est aussi l'image de De Mot ; l'image d'un réaliste spirituel, mais pas du réaliste qui « nie » ; un constructeur beaucoup plus, un progressiste obstiné et tranquille, mais qui ne construit jamais que sur des fondations solides, et ne s'aventure que sur des chemins éprouvés ; et qui a comme armes : son cerveau sain et équilibré et sa bonne humeur, impérissable.
Feu De Mot était un grand travailleur. Après celui de 1897, il était l'âme de l'exposition universelle de l'année suivante. Cela ne rend pas son héritage de bourgmestre plus léger. Bien que l'homme soit encore en vie, on pense déjà à son successeur. Il y a un mois à peine, ce aurait pu être l'échevin Lepage, car il avait le plus d'autorité. Mais Lepage est également décédé. Sera-ce maintenant Maurice Lemonnier, échevin des travaux publics ?... Mais n'appelons pas encore « Vive le Roi ! » quand la désolation générale et sincère de la ville dit : « le Roi est mort... »
Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas une tâche facile de succéder à deux figures comme Buls et De Mot...
Voir aussi : RANIERI L., dans Nouvelle Biographie nationale de Belgique, tome X, 2010, pp. 138-141
-