Beyens Eugène, Napoléon catholique
né en 1855 à Paris décédé en 1934 à Bruxelles
Ministre (affaires étrangères) entre 1915 et 1917(Extrait du Soir, du 5 janvier 1934)
Eugène Beyens Le Soir, du 5 janvier 1934
Mort du baron Beyens, ministre d'Etat
Le baron Eugène ministre d'Etat, ancien ministre des Affaires étrangères, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire honoraire, est décédé à Bruxelles, mercredi après-midi, à l'âge de 78 ans.
Le pays perd en lui un éminent serviteur, un patriote ardent, un diplomate de race, fidèle aux grandes traditions, un historien érudit, un écrivain à la plume probe et élégante, aux aperçus clairs, aux nettes, objectives et loyales.
Fils d'un diplomate belge hautement apprécié, le baron Eugène était né en 1855, à Paris, où il fit la plus grandes partie de ses études. Il se destina tout de suite à la Carrière ; dès l'abord, ses qualités d'observation précise et d'implacable logique apparurent dans ses rapports officiels et le firent remarquer par Léopold II, qui voulut l'attacher à la Maison civile du Roi. Il y resta de longues années, faisant bénéficier les services du Palais de sa haute expérience des affaires diplomatiques.
Il succéda à Berlin, en qualité de ministre de Belgique, au baron Greindl. Il représentait encore la Belgique dans la capitale allemande lorsque Guillaume II et son entourage diplomatique et militaire décidèrent d'envahir notre pays.
Après des vexations, dont ce n’est pas l'heure de rappeler le détail, mais qui cadraient peu avec la correction dont les Alliés firent preuve à l'égard des diplomates des pays ennemis, le baron Beyens put quitter l'Allemagne et il arriva ainsi à Paris. D'une constitution plutôt chétive, il mit un certain temps à se remettre de ses émotions d'août 1914 ; mais, bientôt, ses souvenirs sur l'« Allemagne avant la Guerre » allaient mettre l’opinion des pays alliés au fait des événements les plus importants qui avaient précédé la tourmente.
Il fut nommé ministre d'Etat en 1915.
Lorsque Julien Davignon, ministre des Affaire étrangères du cabinet de Broqueville, abandonna sa charge en janvier 1916, le Roi fit appel au baron Beyens pour assumer la lourde tâche de conduire les négociations diplomatiques de la Belgique. Il obtint des puissances alliées la fameuse déclaration collective de Sainte-Adresse, promettant solennellement à la Belgique qu'elle serait restaurée intégralement dans ses droits et ses biens.
En août 1917, à la suite de violente attaques contre la politique calme et pondérée du baron Beyens, de la part de certains patriotes qui eussent désiré voir le gouvernement s’engager plus avant dans une politique d'action immédiate, en vue de préparer la réalisation de revendications nationales, le ministre des Affaires étrangères dut abandonner ses fonctions. Il fut remplacé par le baron de Broqueville, qui céda alors le portefeuille de la Guerre au général de Ceuninck et les services de l'intendance à M. Vandervelde.
Ce fut une époque tragique dans l'histoire du gouvernement de Sainte-Adresse.
Après la guerre, le baron Beyens fut appelé à représenter notre pays au Vatican, en qualité d'ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, poste qu'il occupa jusqu'au jour où il prit sa retraite.
Pourtant, son activité se poursuivit encore, et il continua par la plume le bon combat qu'il n'avait pas déserté un seul jour.
Dans la « Revue des Deux-Mondes », dans la « Revue Générale » et en de nombreux volumes, publia encore de vivants et attachants souvenirs de sa longue carrière.
Dans le premier tome de ses « Deux années à Berlin », paru en 1931, il émaillait son récit de la réflexion suivante, qui a acquis aujourd'hui plus d'actualité que jamais :
« L'esprit de réconciliation, je crains bien, d'après le spectacle que nous offre l'Allemagne d'aujourd'hui, qu'il n'existe que chez ses anciens adversaires. L'horreur de la guerre, qui devrait être sucée avec le lait par les nouvelles générations germaniques, je ne vois pas qu'on l’enseigne aux fils des vaincus. On ne leur parle que de revanche, on ne leur inspire que le mépris des traités, on nourrit leur imagination de vieux rêves de domination qui ont perdu l'empire florissant des Hohenzollern. On presse, on adjure les vainqueurs d'hier de désarmer, mais en même temps on exerce assidûment la jeunesse à la pratique des armes. Du désarmement moral, sans lequel le désarmement matériel ne serait pour nous qu'imprudence, faiblesse et duperie, il n'y a pas de trace. Enfin, on repousse du pied les responsabilités encourues par ceux qui ont conduit les armées allemandes au cœur de la Belgique et de la France. »
(Extrait de La Libre Belgique, du 4 janvier 1934)
Mort du baron E. Beyens
Le baron E. Beyens, ancien ministre des Affaires étrangères, ancien ambassadeur de Belgique près le Saint-Siège, est mort, mercredi, Bruxelles.
Le défunt qui était aussi ministre d'Etat depuis le 26 juillet 1915, était vraiment né dans la carrière diplomatique.
Son père, fils d'un avocat bruxellois. fut envoyé comme ministre à Madrid lorsque Léopold Ier constitua en Belgique la carrière diplomatique. Il y épousa la fille d'un Grand d'Espagne, amie très intime de celle qui devait devenir l'impératrice Eugénie.
Après que Napoléon III eut épousé Mlle Eugénie de Montijo, le Roi estima que Beyens ferait à Paris d'utile besogne en raison de l'amitié qui liait sa femme à la nouvelle impératrice ; et il le nomma ministre de Belgique à Paris.
C’est alors que naquit E. Beyens. Il fit de brillantes études dans un lycée parisien et conquit - lui Belge - le premier prix au concours général de composition française. Un tel succès marquait le jeune lauréat d'un grand destin. Aussi Léopold II qui s’y connaissait en hommes s'attacha-t-il Beyens comme chef de cabinet dès le début de son règne.
Pendant plusieurs années, il fut ainsi le collaborateur intime du grand Roi. Après quoi, il fut nommé secrétaire de légation à Paris, puis successivement ministre plénipotentiaire en Perse et en Roumanie.
De Bucarest, M. Davignon, ministre des Affaires étrangères le rappela pour lui confier, à la direction des affaires politiques du département, un poste éminent et délicat : Beyens eut à s’occuper, en effet, des difficultés que la Belgique, ou mieux, que Léopold II rencontrait en Angleterre à propos de sa politique africaine. L'opiniâtreté, l'intelligence et la finesse du Roi obtinrent l’annexion du Congo : mais il serait injuste de ne point attribuer une part de cette pacifique conquête à l'homme éminent qu'était Beyens.
Quand le Roi Albert succéda à Léopold II, il s'inspira de l'exemple de son oncle et confiait la directeur de son cabinet à M. Beyens. Quelques années plus tard, en 1912, quand le comte Greindl abandonna la légation de Belgique à Berlin, c’est Beyens qui fut désigné pour occuper ce poste névralgique. On sait que par les rapports qu’il envoya à son ministre, comme par le récit de ses deux années de mission, publié il y a quelques mois, quel observateur attentif et sagace il fut là-bas et combien son flair, sa vive intelligence, sa culture remarquablement étendue en firent, pour le gouvernement belge, à la veille des terribles événements de 1914, l'informateur et le conseiller le plus averti et le plus fidèle.
Après la déclaration de guerre, il quitta Berlin dans le train qui ramenait, par le Danemark, l'ambassadeur de Grande-Bretagne.
Condamné à l'inaction, au Havre, pendant quelques mois, il fut appelé à seconder M. Davignon, gravement malade, dans sa charge de ministre des Affaires étrangères. En janvier 1916, à la mort de M. Davignon, il prit la direction effective du département et la guerre jusqu’en août 1917, lorsque M. de Broqueville lui succéda.
Après la guerre, lorsque le gouvernement nomma des ambassadeurs, le baron Beyens fut envoyé en cette qualité au Vatican. C'est là que ce grand diplomate qui fut aussi un grand chrétien, sans peur et sans reproche, atteignit l’apogée de sa carrière. L’inexorable limite d'âge le ramena en Belgique. Mais cet esprit distingué, cet éminent travailleur ne resta pas inactif. Il s'adonna aux travaux d'histoire générale et d'histoire diplomatique. La « Revue des deux Mondes », la « Revue Générale » publièrent de lui de nombreuses études. Il publia une « Histoire du second Empire » dont il avait trouvé les meilleurs éléments dans les innombrables lettres que son père, ministre de Belgique à Paris, adressa à Devaux et à Van Praet qui furent chefs de cabinet de Léopold II.
Il publia aussi, nous l'avons dit, le récit - on pourrait dire le procès-verbal, mais un procès-verbal qui est une œuvre d'historien et de littérateur - de sa mission diplomatique à Berlin.
Enfin, il travaillait aussi à des « Mémoires « qui seront sans doute publiés bientôt.
Membre de l'Académie de Belgique, membre correspondant de l'Institut de France, le baron Beyens qui faisait à Paris de fréquents séjours, occupait dans le monde intellectuel de la capitale française une place éminente.
Le défunt, qui avait épousé une Française, eut trois fils dont un mourut en bas-âge, et dont un autre, actuellement attaché eux affaires étrangères, accomplit la tradition familiale en faisant carrière à son tour.
Le baron Beyens, homme courtois et distingué, intelligence d’élite, écrivain de race, diplomate né, patriote singulièrement clairvoyant, chrétien de convictions profondes, sera unanimement regretté.
Nous prions sa famille d'accepter l'hommage de nos très chrétiennes condoléances.
(Extrait de la Nation belge, du 4 janvier 1934)
Le baron Beyens est mort
Le baron Beyens, ministre d'Etat, est mort à Bruxelles mercredi après-midi.
C'est dans la diplomatie qu'il avait fait la plus grande partie d'une carrière particulièrement brillante. Il avait d'ailleurs de qui tenir, étant le fils de notre ministre à Paris sous le second Empire, ce qui lui valut d'être tenu, en 1855, sur les fonts baptismaux par l'impératrice Eugénie, dont il reçut les prénoms de Eugène-Napoléon. Sa mère était espagnole comme l'impératrice.
Elève d'un grand lycée parisien où il fut le condisciple de Paul Bourget, il s'y distingua dès le début et fut premier à un concours général, fait exceptionnel pour un étranger. Il fut chargé de mission en Perse et ministre en Roumanie où il eut l'occasion de lier avec Kiderlen, la future éminence grise de la Wilhelmstrasse. Attaché dès ses débuts au cabinet de Léopold II, il fut nommé par le roi actuel à son avènement ministre de la maison du Roi, titre qui jusqu'alors n'avait été porté que par Van Praet et Devaux.
Il était depuis plusieurs années le chef du Cabinet du Roi quand il fut chargé d'aller représenter la Belgique à Berlin. C'était trois ans avant la guerre et déjà l'état-major allemand avait tracé dans le détail le plan de l'invasion de la Belgique. Dans son absolue loyauté, le baron Beyens ne pouvait se douter que la duplicité allemande aboutirait à cet ultimatum du 2 août 1914 qui devait marquer pour notre pays le début de quatre années d'occupation et d'oppression.
Les qualités dont il avait fait preuve, en même temps que son expérience de la politique européenne, désignèrent le baron Beyens pour prendre, dans le cabinet du Havre, le portefeuille des Affaires étrangères. Poste difficile et délicat, au moment où le sort de l'Europe tout entière se jouait sur les champs de bataille. Ceux qui, à ce moment-là, jugèrent trop timide la politique du baron Beyens n'auront certes pas trouvé des motifs de consolation dans la politique suivie, après la guerre, par ses successeurs.
Quand le baron Beyens donna, en 1917, sa démission de ministre, ce fut pour reprendre sa place dans la carrière et pour devenir notre ambassadeur auprès du Saint Siège. A ce poste de choix, il sut, une fois encore, faire apprécier son tact, son habileté et sa finesse. Il eut notamment à négocier la reprise par le diocèse de Liége des affaires ecclésiastiques d'Eupen et de Malmédy.
Il avait publié un « Second Empire par un diplomate belge », qui ressuscite à merveille la cour de Napoléon III et des volumes de « Souvenirs » qui fourmillent de renseignements précieux sur l'histoire politique et diplomatique de la Belgique au cours des cinquante dernières années.
« La Revue des Deux Mondes » annonce pour ses sommaires de cette année trois portraits faits par lui de Léopold Ier, Léopold II et Albert Ier.
Sa haute intelligence, sa vaste culture, jointes à une droiture à toute épreuve, faisaient de lui le type même du parfait galant homme.
La « Nation Belge » présente à la baronne Beyens et à se fils ses condoléances émues.
(VANLANGENHOVEN, dans Biographie Nationale de Belgique , 1967, t 34, col.71-79)
BEYENS (Eugène-Napoléon, baron), diplomate, né à Paris le 24 mars 1855, décédé à Bruxelles le 3 janvier 1934)
Le baron Beyens fut, dans le premier quart du XXème siècle, l'un des membres les plus éminents de la diplomatie belge. Élevé dans cette carrière, il y voua son existence. Son père l'y avait précédé : secrétaire de la Légation de Belgique à Madrid, il avait épousé Alcala Galiano, fille du comte de Casa Valencia, et amie d'enfance d'Eugénie de Montijo Guzman. Quand celle-ci, par son mariage en 1853 avec Napoléon III, fut devenue Impératrice, Leopold Ier vit l'intérêt qu'il y avait à le transférer à Paris. Son fils y naquit et reçut pour prénoms Eugène, Napoléon, l'Empereur et l'Impératrice étant son parrain et sa marraine.
L'enfant était de santé délicate. Son père, absorbé à Paris par ses occupations officielles et ses obligations mondaines, l'envoya, âgé de huit ans, à Bruxelles, chez sa mère à qui il délégua le soin de veiller sur son instruction. Dans sa mission d'éducatrice, qui se prolongea quand, plus tard, il venait passer auprès d'elle ses vacances du lycée, elle eut pour auxiliaire le baron Lambermont qui, grand ami de son fils, était déjà à quarante-quatre ans un Belge quasi célèbre, signataire du traité concernant le rachat du péage de l'Escaut. Il entoura l'enfant de son affection. A sa sortie du ministère, il l'emmenait promener par les rues et les boulevards de la ville ; il l'initiait, chemin faisant, à l'histoire de la Belgique et éveillait en lui le désir de servir son pays, le préparant ainsi à devenir son disciple.
Sa santé raffermie, le jeune Beyens retourna à Paris. Il y fit de brillantes études au collège Rollin et fut, au concours général, couronné des mains du Prince impérial. Plus tard, dans son livre sur « Le Second Empire vu par un diplomate belge », il en évoqua la phase finale dont, adolescent, il avait été témoin : aux côtés de son père, il avait assisté, le 15 juillet 1870, à la séance du Corps Législatif où, à la veille d'une guerre désastreuse, Emile Ollivier opposait un aveugle optimisme aux appréhensions de Thiers. Au moment où sa vie de collège prenait fin en 1872, un de ses professeurs écrivait de lui : « Ce jeune homme fait honneur à sa famille et à son collège, en attendant qu'il fasse honneur à son pays ».
En février 1877, il est admis, en qualité d'attaché de légation, à faire ses débuts dans la carrière diplomatique sous l'autorité de son père à Paris. En 1878, il fait partie d'une mission envoyée à Madrid. En janvier 1879, âgé de vingt-trois ans, il est appelé à Bruxelles et attaché au cabinet du Roi ; il demeurera pendant huit ans au service d'un souverain d'une stature exceptionnelle, sous les ordres immédiats de deux hommes éminents qui furent l'un après l'autre ses chefs : Van Praet auquel succéda son neveu Jules Devaux. Cette période, si elle connut de délicats problèmes intérieurs, fut surtout marquée par l'action de Leopold II sur le plan international aboutissant à la création de l'État indépendant du Congo. Beyens y fut associé au rang modeste qu'il occupait alors ; chargé de déchiffrer les télégrammes que Lambermont et Banning adressaient du Congrès de Berlin, et de chiffrer ceux qui leur étaient expédiés, il lui arrivait aussi de devoir préparer le texte des lettres autographes que le Roi jugeait utile d'envoyer aux principaux personnages susceptibles d'exercer une influence sur l'issue des négociations.
Après les années passées à une telle école, Beyens reprit du service à l'étranger. Son père avait été accrédité en qualité de ministre plénipotentiaire à Paris en 1864 ; il devait le demeurer pendant trente ans. Son fils lui fut à nouveau adjoint en 1887, cette fois en qualité de secrétaire ; promu sur place conseiller en 1890, il le remplacera pendant quelques mois à son décès en 1894, en qualité de chargé d'affaires.
Nommé ministre à Téhéran en 1896, il occupa ce poste pendant deux ans. La Perse, séparée du reste du monde par des montagnes et des déserts, était encore à cette époque un pays d'accès malaisé. Les hommes d'affaires belges s'y étaient cependant introduits. Beyens s'employa à soutenir leurs efforts et à favoriser les appels que le gouvernement du Schah faisait aux fonctionnaires et techniciens belges.
De Téhéran, Beyens fut, en décembre 1898, transféré à Bucarest ; il demeura dix ans titulaire de cette légation. L'expansion économique belge avait trouvé un terrain favorable en Roumanie ; il y consacra ses soins. Aux liens d'affaires s'ajoutaient ceux qui existaient entre les deux familles royales : le roi Charles était le beau-frère du comte de Flandre.
L'avènement du roi Albert, à la fin de 1909, avait entraîné, suivant l'usage, la démission des hauts dignitaires de la Cour. Beyens qui, depuis mars 1909, collaborait aux travaux de la direction politique du ministère, fut appelé, en janvier 1910, à la direction du cabinet du Roi et reçut le mois suivant le titre de Ministre de la Maison du Roi que seul Van Praet avait porté avant lui.
Le poste de Berlin devenu vacant par la retraite du comte Greindl qui l'avait occupé pendant vingt-quatre ans, le baron Beyens le sollicita et y fut nommé en mars 1912. Il y vécut deux ans sur le qui-vive, obsédé par les périls de la situation internationale auxquels s'ajoutaient les visées de l'Allemagne sur le Congo. L'Allemagne impériale se préparait à la guerre que l'on prévoyait et poussait intensément ses armements. Guillaume II, dans la conversation qu'il eut à Potsdam le 5 novembre 1913 avec le roi Albert, avait affirmé qu'un conflit armé avec la France était inévitable et prochain. Le général von Moltke, chef de l'État-major général, avait exprimé la même conviction. Le baron Beyens obtint du Roi l'autorisation d'en informer son collègue français Jules Cambon. Un tel langage était particulièrement alarmant ; l'inquiétude que le baron Beyens éprouva à la suite de l'attentat de Sarajevo le 28 juin 1914 devint de l'angoisse quand il apprit le 2 août la violation du Grand-Duché de Luxembourg. Ce ne fut cependant que le 3 août, dans la soirée, qu'un télégramme de Bruxelles le mit au courant de l'ultimatum de la veille et de la réponse du gouvernement belge. Le 4 août, à sa protestation indignée, le secrétaire d'État von Jagow, tout en reconnaissant qu'aucun reproche ne pouvait être adressé à la Belgique, répondit qu'une marche rapide à travers son territoire était, pour l'Allemagne, une question de vie ou de mort : c'était la thèse du « Not kennt kein Gebot » que le chancelier von Bethmann-Hollweg allait développer l'après-midi au Reichstag. Ayant obtenu ses passeports, le baron Beyens fut reconduit le lendemain à la frontière hollandaise.
L'invasion allemande avait obligé le gouvernement à chercher refuge pour ses principaux services à Sainte-Adresse près du Havre. La santé de Davignon, le ministre des Affaires étrangères, était chancelante. Le baron Beyens avait été invité à le suppléer et à gérer ad interim son Département. Nommé ministre d'État le 26 juillet 1915 et membre du Conseil des ministres le 30 juillet, un arrêté royal du 18 janvier 1916 lui confia officiellement les fonctions de ministre des Affaires étrangères qu'il exerçait déjà en fait et qu'il conserva jusqu'au 4 août 1917.
C'est à lui qu'incombait désormais la mission de définir vis-à-vis des Puissances étrangères la position de la Belgique dans la guerre et de veiller à ce que, au moment du règlement de la paix, ses intérêts essentiels fussent sauvegardés. Semblable tâche était délicate. La Belgique entendait combattre jusqu'au bout aux côtés de ses garants fidèles, pour repousser l'agression dont elle avait été victime. Mais elle voulait le faire comme État neutre dont la neutralité a été violée par un de ses garants. Cette position dans le conflit lui donnait un droit à des réparations matérielles et morales ; elle avait par conséquent intérêt à la maintenir intacte et à ne pas la confondre avec celle de l'Italie, de la Roumanie, du Portugal et d'autres États qui avaient pris parti contre les Empires centraux et étaient devenus de ce fait les alliés des Puissances de l'Entente. C'est ainsi que la Belgique ne signa pas la convention conclue à Londres le 5 septembre 1914, par laquelle la France, la Grande-Bretagne, la Russie s'engageaient mutuellement à ne pas conclure de paix séparée au cours de la guerre et, le moment venu, à ne pas poser de conditions de paix sans accord préalable avec chacun des autres Alliés. Avec le baron Beyens, le Gouvernement jugea toutefois utile d'obtenir de la France, de la Grande-Bretagne, de la Russie, garants de la neutralité belge, une déclaration solennelle affirmant leur intention d'appeler le Gouvernement belge, quand s'ouvriraient les négociations de paix, à y participer et à ne pas mettre fin aux hostilités sans que la Belgique fût rétablie dans son indépendance politique et économique, et largement indemnisée des dommages qu'elle avait subis. Ce fut l'objet de la « Déclaration de Sainte-Adresse » dont les ministres des trois Puissances donnèrent notification officielle au baron Beyens le 14 février 1916.
La position spéciale par laquelle le baron Beyens voulait sauvegarder les intérêts de la Belgique en tant qu'État neutre garanti par les grandes puissances ne contredisait nullement son désir de la débarrasser, après la guerre, de la servitude politique que lui avaient imposée les traités de 1839. En juillet 1916, il avait remis à Sir Edward Grey et communiqué au Gouvernement français, un mémorandum relatif au statut de la Belgique. Le gouvernement y déclarait que les Belges étaient unanimes à ne plus vouloir de la neutralité conventionnelle dans laquelle ils voyaient une diminution de leur souveraineté, un moyen de protection illusoire, un prétexte pour l'Allemagne de s'ingérer dans les affaires du pays ; ils souhaitaient une indépendance que ne grèverait aucune obligation ; le mémorandum exprimait le désir que l'Angleterre et la France, en raison de la sécurité qu'elle constituait pour elles, consentissent à la garantir ainsi que l'intégrité des territoires belges d'Europe et d'Afrique, par un traité auquel la Belgique ne participerait pas.
Une telle politique n'était pas comprise par ceux qui, dans l'entourage du Gouvernement et même parfois au sein de celui-ci, aspiraient à élargir le rôle international du pays, voire à obtenir des agrandissements territoriaux. Bien que ces critiques et les controverses suscitées à ce propos fussent limitées à un cercle restreint, elles ne furent pas étrangères à la retraite du baron Beyens. Ses fonctions de ministre des Affaires étrangères furent recueillies le 4 août 1917 par le chef même du gouvernement, le baron de Broqueville.
Le baron Beyens ne participa pas à la Conférence de la paix en 1919 mais, en 1920, une importante mission lui fut confiée par la Société des Nations sur la proposition d'Hymans. Avec Calonder, ancien président de la Confédération helvétique, et Elkus, ancien ambassadeur des États-Unis, il fut chargé d'élucider sur place la question des îles Aland dont la Suède et la Finlande se contestaient la souveraineté.
Au retour de cette mission, il fut nommé, le 31 juillet 1921, ambassadeur auprès du pape Benoît XV, à qui le pape Pie XI devait succéder quelques mois plus tard. Il le demeura jusqu'à la date de sa mise à la retraite en 1925.
Vandervelde, à ce moment ministre des Affaires étrangères, avait créé une commission diplomatique destinée à l'éclairer de ses avis sur les principales questions de politique extérieure intéressant la Belgique. Il en confia la présidence au baron Beyens qu'il avait eu comme collègue pendant la guerre et qu'il tenait, comme son prédécesseur Hymans, en haute estime. La Commission comprenait, à côté du ministre, trois de ses collaborateurs immédiats et le baron Moncheur, ancien ambassadeur à Londres ; ses délibérations se poursuivaient sur le ton de la conversation, de chaque côté d'une petite table. Hymans, redevenu ministre des Affaires étrangères, fit encore appel au baron Beyens, en lui confiant la présidence du jury devant lequel se présentaient les candidats au concours d'admission dans les carrières diplomatique et consulaire.
Quand avaient pris fin en 1917 ses fonctions de ministre des Affaires étrangères et quand, huit ans plus tard, il avait atteint l'âge de la retraite, le baron Beyens avait consacré ses loisirs à la publication d'ouvrages et d'articles sur des sujets d'histoire contemporaine ; la plupart d'entre eux sont nourris des observations et réflexions qu'une longue carrière lui avait permis de faire.
Son œuvre de chroniqueur et d'historien comprend principalement : « Le Second Empire vu par un diplomate belge » (2 vol., 1924), « Mission en Perse » (1927), « Deux années à Berlin 1912-1914 » (2 vol., 1931), « Quatre ans à Rome , 1921-1926 », qui parut l'année de sa mort. Il put se servir dans ces trois ouvrages des nombreux rapports qu'il avait adressés au Gouvernement au cours de ses missions diplomatiques, les reproduisant parfois en entier, parfois en fragments, d'autres fois se bornant à les résumer. Ils constituent des contributions importantes à l'histoire de la politique internationale contemporaine.
Son livre « Deux années à Berlin, 1912-1914 », est consacré à sa mission en Allemagne, à l'avant-veille de la guerre. Il offre, pour ce motif, un intérêt particulier. Au moment où, en octobre 1930, il en acheva la rédaction, l'esprit de Locarno soufflait encore ; il continuait de régner à la Société des Nations ; il avait inspiré le Pacte de Paris en 1928, le projet d'union douanière en 1930. Cependant le baron Beyens ne croyait pas que le désir de réconciliation se fût généralisé en Allemagne. Loin d'enseigner aux jeunes générations l'horreur de la guerre, « on ne leur parle, écrivait-il, » que de revanche, on ne leur inspire » que le mépris des traités, on nourrit leur imagination des vieux rêves de domination qui ont perdu l'empire florissant des Hohenzollern... Du désarmement moral, sans lequel le désarmement matériel ne serait pour nous qu'imprudence, faiblesse et duperie, il n'y a pas de trace » (p. 11). Aussi présentait-il son livre comme « un avertissement et une leçon tirée des prodromes de la dernière guerre ».
L'Académie royale de Belgique avait reconnu les éminentes qualités du diplomate et de l'écrivain ; élu correspondant de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques le 7 décembre 1925, il devint membre le 1er mai 1933. L'Académie des Sciences morales et politiques de France l'avait de son côté élu membre correspondant.
Voir aussi :
1° H. CARTON DE WIART, Notice sur le baron Beyens, dans Annuaire de l'Académie royale de Belgique, 1936, t. 102, Bruxelles, p. 61-103.
2° Sur le site de Paul Vaute Comment ne pas avoir été germanophiles (consulté le 13 octobre 2025)
3° Sur le présent site : BEYENS Eugène : Albert Ier chez Guillaume II (Posdam, novembre 1913)