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(Extrait
de Fragments d’histoire contemporaine de Belgique, Bruxelles et Paris,
Librairie nationale d’art et d’histoire, 1931)
1. Les fuites diplomatiques et l’échec du complot
(page
79) Au cours de l’automne de 1841 courut le bruit de l’existence, en
Belgique, d’un complot destiné à remettre nos provinces sous le sceptre de la
maison d’Orange. Les premiers détails précis à ce sujet furent donnés au
gouvernement belge par le comte Crotti di Costigliole, chargé d’affaires sarde
à Bruxelles, s’il faut en croire un rapport fait par ce diplomate à son
gouvernement.
Le comte Crotti, catholique
pratiquant, était très lié avec le P. Boone, recteur du Collège des Jésuites de
Bruxelles, à qui l’on doit la réorganisation de la société des Bollandistes, et
qui mettait le représentant de Charles-Albert au courant des affaires
religieuses de Belgique. A son entrée le soir du 22 septembre chez le
religieux, celui-ci lui dit « Mon cher Comte, vous ne pouviez arriver
plus à propos. J’ai quelque chose de fort grave à vous communiquer et j’ai
besoin de votre conseil Il lui raconta qu’un ancien officier supérieur,
d’opinion orangiste, qu’il connaissait depuis longtemps comme un bon chrétien
et un bon père de famille, était venu lui confier les détails d’une
conspiration qui devait éclater le dimanche 26 septembre à heures du soir, au
moment où les rues de Bruxelles auraient été animées par les fêtes nationales.
Une somme d’argent lui avait été offerte en échange de sa participation au
complot, somme d’argent qui lui aurait été très utile à raison de ses charges
de famille. Mais il se demandait si en conscience il pouvait l’accepter. L’avis
du P. Boone fut naturellement négatif. De plus, le religieux s’assura, par
l’entremise d’une tierce personne envoyée chez la femme de l’officier, du
sérieux de la confidence de ce dernier.
Le plan des conjurés,
composés en grande partie d’anciens officiers en retraite, même d’officiers
généraux, « d’un certain nombre d’officiers et de sous-officiers en
activité de service et ensuite de quantité de libéraux et de cette foule de
gens tarés (page 80) toujours prêts
à bouleverser ce qui existe pourvu qu’on donne de l’argent », était de
s’emparer d’une poudrière située près de la porte de Namur et insuffisamment
gardée et de faire en même temps main basse sur six pièces de canon placées
près de ce bâtiment. Avec ces canons attelés de chevaux d’omnibus et de
voitures de place, on se serait dirigé vers le palais du Roi pour s’emparer de
sa personne, « et, à ce qu’il paraît, s’en défaire ». On
aurait également arrêté le ministre de
D’après les conjurés, le
roi de Hollande, informé du complot, aurait répondu « qu’il ne
reconnaîtrait jamais une insurrection purement militaire, mais que si la nation
revenait à lui il serait charmé de la recevoir.»
Lorsque le P. Boone eut
achevé au comte Crotti di Costigliole l’exposé des projets des conspirateurs,
il lui demanda son avis sur ce qu’il y avait à faire. Le diplomate répliqua
sans hésiter « qu’il fallait en avertir secrètement le Gouvernement, car la conscience,
l’honneur et l’intérêt même de la religion y étaient également
intéressés ». Il s’offrit à se rendre lui-même chez le comte de
Briey, ministre des Affaires étrangères. La chose se fit sur le champ, à la
grande satisfaction du ministre. Le comte Crotti exigea la promesse d’un absolu
silence sur son nom, son désir et son devoir étant de rester étranger aux
affaires intérieures du pays.
Le lendemain, de bon
matin, le comte de Briey s’en fut chez le P. Boone et y obtint confirmation des
révélations du comte Crotti.
« Votre Excellence aura remarqué, disait ce dernier en terminant son
rapport, que le roi de Hollande a refusé de ratifier avec
« Du reste, je ne
crois pas que cette conspiration pût avoir du succès. Peut-être un succès
éphémère, mais pas au delà. Il y aurait probablement eu beaucoup de victimes,
beaucoup de monde de compromis, cette nouvelle aurait probablement réveillé un
petit mouvement révolutionnaire en France, mais voilà tout. Ce pays, je parle
des paysans et d’une partie considérable de la classe aisée, est foncièrement
catholique et n’a vraisemblablement pas à se plaindre sous aucun rapport. La
religion aurait tout à perdre en retournant sous la domination protestante de
Guillaume. Ainsi je crois que les conspirateurs n’auraient abouti qu’à se faire
du mal à eux-mêmes et à en faire beaucoup au pays. »
Le Cabinet de Bruxelles
profita immédiatement des renseignements reçus du chargé d’affaires du Piémont
et du P. Boone. Dès le lendemain des fêtes nationales, le comte Crotti pouvait
écrire à son gouvernement :
« Les vigoureuses
mesures militaires prises par le Gouvernement dans la ville de Bruxelles et
dans les villes environnantes pour assurer la tranquillité publique, mesures
qui étaient à la connaissance de tout le monde dès avant hier matin, ont
empêché dans la soirée toute manifestation criminelle de la part des émeutiers.
Il y a eu trois dîners dits républicains et c’est au sortir de ces dîners que
l’émeute devait se passer ; mais, dès le jour même, l’enthousiasme de ces
messieurs s’était refroidi, beaucoup d’entre eux, assure-t-on, ont même refusé
d’assister aux dîners et les convives sont sortis de table sans faire de bruit,
ce qui prouve cependant qu’ils ne sont pas aussi redoutables qu’ils cherchent à
le faire croire. Les fêtes, dites nationales, se sont donc terminées sans
qu’aucune des sinistres prévisions se soient réalisées. Le ministre des
Affaires étrangères me disait à ce sujet hier au soir que le gouvernement avait
pris de telles mesures que loin de craindre les conspirateurs il aurait presque
été à désirer que quelques-uns des plus incorrigibles eussent osé agir pour
qu’on eût pu s’en emparer une bonne fois et leur donner une leçon. Les
personnes sensées, qui étaient au courant de ce qui se passait, jouent les
ministres d’avoir par un luxe de précautions empêché le désordre et prévenu
bien des malheurs. Il serait grand temps, à ce qu’il me paraît, que les
gouvernements de France et de Belgique, qui tendent l’un et l’autre à raffermir
le pouvoir monarchique et l’ordre, sentissent l’inconvénient de célébrer tous
les ans l’anniversaire de la révolte et de prôner ainsi eux-mêmes le principe
démocratique. »
Si le gouvernement belge
prit des précautions pour empêcher (page
82) le mouvement révolutionnaire d’aboutir, il dut différer l’arrestation
des conspirateurs. Pendant plusieurs semaines, il manqua de preuves
suffisamment convaincantes pour lui permettre de traduire les coupables devant
les tribunaux avec la certitude de ne pas courir au-devant d’un acquittement.
Mais il continuait à les
surveiller d’autant plus qu’il recevait des avertissements sérieux au sujet des
trames nouées à Bruxelles.
2. L’attitude ambiguë du roi
Guillaume II des Pays-Bas et les réactions des Puissances
Le 18 octobre une lettre
de S. van de Weyer, ministre de Belgique à Londres, le mettait en garde
contre la connivence du roi des Pays-Bas avec ses partisans belges. D’après ce
diplomate un comte du Chastel, officier de l’état-major du prince Frédéric,
venu à Bruges pour son mariage avec Mlle van Zuylen van Nyevelt, aurait
constaté en Belgique un mécontentement général. Des personnes de toutes les
conditions, des industriels, des négociants, des militaires de divers grades,
des magistrats, etc., l’auraient « chargé d’exprimer à la famille
d’Orange le profond regret qu’ils éprouvaient de la séparation des deux pays et
leur vif désir de trouver bientôt une occasion favorable pour se jeter de
nouveau dans les bras de cette famille ; que cette occasion serait saisie par
eux avec empressement, et qu’ils espéraient bien qu’elle ne tarderait pas à se
présenter au milieu des troubles et des complications intérieures dont
« Ces prétendues
révélations de M. Duchatel, continuait S. van de Weyer, qui paraît être revenu
en Hollande et s’être présenté au Roi comme chargé par ses amis de Belgique
d’une mission auprès de la famille déchue, ont eu sur le faible esprit de
Guillaume l’effet qu’on pouvait en prévoir. Sans doute lorsqu’il apprécie
froidement et sa propre position en Hollande et tout ce qui s’est passé en
Belgique depuis 1830, il est forcé de reconnaître que des projets de
restauration seraient insensés ; mais, dans ses accès d’indiscrétion et de
folle espérance, accès qui chez lui sont trop fréquents, il montre le plus vif
désir de rétablir à Bruxelles la domination de sa famille et ne cache pas à ses
courtisans, dont il est applaudi, qu’une tentative n’est pas éloignée de sa
pensée. C’est ainsi qu’il faut sans doute expliquer ses efforts pour se rendre
agréable aux catholiques du Brabant septentrional et obtenir pour eux les
avantages que leur assure le concordat. C’est dans cette vue qu’il conserve
dans l’armée hollandaise, et qu’il traite avec faveur, un grand nombre
d’officiers belges ; qu’il a adopté pour ses troupes un uniforme presque
semblable au nôtre ; qu’il a refusé sa sanction au projet d’accession du
Luxembourg à l’Union douanière allemande, etc.
J’ai cru devoir porter ces faits à votre connaissance ; ils coïncident avec les
bruits qui ont couru à Bruxelles d’un projet de mouvement orangiste. Quoiqu’il
en soit de la réalité de ce complot, (page
83) il me semble que le Gouvernement n’a aucun motif de s’en alarmer. Pas
plus qu’en 1830, les Orangistes n’ont en Belgique cette influence sur les
masses qui peut inspirer des craintes sérieuses. »
Quelques jours après
avoir reçu cette lettre, le gouvernement crut avoir à sa disposition un nombre
suffisant de pièces de conviction. Prévenu par l’entremise du P. Boone que les
conspirateurs, entravés le 26 septembre dans l’exécution de leur projet,
se préparaient à agir à l’improviste, il fit procéder, le 29 et le 30 octobre,
à diverses arrestations.
Dès le 29, une circulaire
du ministre des Affaires étrangères aux légations belges rappelait les bruits
de complot mis en circulation aux fêtes de septembre et annonçait que ce jour
même des arrestations se rapportant à ce complot seraient opérées.
Dans une lettre
confidentielle du 19 novembre, le comte de Briey révélait au baron
Willmar, ministre de Belgique en Prusse, que les investigations de la police
donnaient une certaine consistance au bruit d’intrigues nourries à l’étranger.
A Berlin, le comte de
Maltzan, ministre des Affaires étrangères, et M. Eichman, directeur au même
ministère, se montraient persuadés de la complicité du roi Guillaume II dans la
conspiration de Bruxelles. Eux aussi voyaient dans la participation
néerlandaise à ce complot le motif de la non ratification du traité d’accession
du Luxembourg au Zollverein allemand. A Vienne existait la même persuasion. On
y désirait la ratification refusée par le roi de Hollande, parce que le
ralliement du Grand-Duché au Zollverein aurait séparé définitivement les
intérêts du Luxembourg néerlandais de ceux du Luxembourg belge. Les Pays-Bas
auraient donné ainsi une consécration nouvelle au traité de 1839.
Le prince de Metternich
trouvait dans le refus de Guillaume II la révélation d’une tendance « à
ne pas accepter irrévocablement le divorce prononcé entre les deux divisions du
ci-devant duché de Luxexnbourg »
Si à Berlin on donnait en
général au complot des généraux belges (page
84) une couleur orangiste, beaucoup de personnes y soupçonnaient le parti
républicain français d’être de connivence avec les partisans du roi Guillaume
des Pays-Bas.
Que les orangistes se
soient proposés de faire alliance, comme ils l’avaient fait antérieurement en
d’autres circonstances, avec les républicains ou les révolutionnaires, ce n’est
pas en Prusse seulement qu’on le pensait. Cette supposition se trouve exprimée
aussi dans un rapport au prince de Metternich du comte de Dietrichtstein,
ministre d’Autriche à Bruxelles. « D’après ce qui a transpiré jusqu’à
présent, écrit le diplomate autrichien, le 1er novembre, au chancelier
impérial, il paraît que les orangistes ont fourni l’argent et les chefs à cette
folle entreprise et que les anarchistes devaient prêter les hommes et les bras.
»
A Londres, plus encore
qu’ailleurs, on eut la conviction de la complicité de Guillaume II. A la
connaissance de lord Aberdeen, depuis son avènement au trône, ce souverain
avait tenu certains propos qui trahissaient encore de secrètes espérances soit
de restauration, soit de partage. M. van de Weyer représenta au ministre
britannique la nécessité pour l’Angleterre d’arrêter le monarque néerlandais
« sur cette pente dangereuse et, sans faire allusion aux propos en question,
ni au dernier complot orangiste, de lui faire bien comprendre que quels que
soient les événements que recèle l’avenir, le Grande-Bretagne ne permettra
jamais une restauration en Belgique, ni le démembrement d’un pays dont
l’indépendance et la neutralité sont un des éléments essentiels de l’équilibre
européen ». Lord Aberdeen promit de faire entendre au roi Guillaume, « sans
aucune allusion au passé, le langage de la prudence et de la vérité. »
Lord Aberdeen tint
bientôt parole. Une scène très violente avait eu lieu à
Sir E. Disbrowe, ministre
britannique à
Lord Aberdeen envoya
immédiatement à sir E. Disbrowe une dépêche avec ordre de la lire à M. de
Kattendyke, ministre des Affaires étrangères de Hollande. Abordant dans cette
dépêche la question de la note de M. de Stifft, le ministre britannique disait
que le Cabinet anglais avait éprouvé un profond sentiment d’étonnement et de
regret à la lecture des expressions dont M. de Stifft s’était servi « pour
qualifier un acte aussi solennel que le traité de séparation entre
Cette lettre fut expédiée
à
Le prince de Metternich
fit appuyer à
A la communication de sir
E. Disbrowe, M. de Kattendyke répondit en assurant qu’aucune puissance n’était
plus disposée que
On ignore si ce langage,
tout spontané de la part de M. de Kattendyke, reçut une pleine et entière
approbation de Guillaume Il. Les déclarations que peu de temps auparavant il
avait faites à ses ministres permettent d’en douter. Il exprima cependant au
prince de Chimay, ministre de Belgique à
Le cabinet belge,
toujours attentif aux conseils politiques de l’Angleterre, s’appliqua à suivre
la voie indiquée dans la conversation de lord Aberdeen avec Sylvain van de
Weyer. Il s’appliqua aussi à ce que, dans le langage des journaux officieux, ne
se publiât aucune imputation contre Guillaume II.
Le chancelier autrichien
se trouvait à ce sujet en pleine communauté d’idées avec l’Angleterre.
« Le Prince, écrivait le baron O’Sullivan au comte de Briey, sait
parfaitement à quoi s’en tenir sur la portée des illusions politiques de
certain personnage. » -
»Il n’ignore rien, ajoutait le diplomate belge, sur la nature des
ramifications de ce complot. ». Mais, comme lord Aberdeen, il désirait
éviter tout éclat international et une rupture, entre
Dans cette affaire,
l’orangisme seul ne causa pas des inquiétudes aux ministres belges.
3. La crainte des menées
républicaines
Le comte de
Dietrichstein, dans ses rapports à Metternich, qualifie le complot de Bruxelles
de « mouvement orangiste-républicain. ». Nous avons vu par le rapport
du comte Crotti publié plus haut qu’aux fêtes de septembre les républicains
s’étaient quelque peu remués. Faisant allusion dans une dépêche du 4 octobre
aux soupçons du cabinet belge sur ce qui se tramait, le comte de Dietrichstein
écrivait : « L’esprit hostile au gouvernement actuel qui se manifeste
constamment à Gand,surtout dans les classes manufacturières, a peut-être
également contribué à donner de l’ombrage au ministère, qui, d’un autre côté,
se disait informé de la présence en Belgique de quelques émissaires des
sociétés secrètes complices de Quénisset (Note de bas de page : Le 13 septembre 1841, Quénisset, ouvrier scieur de long, avait tire un coup de pistolet dans la direction du duc
d’Aumale qui, revenant d’Algérie, rentrait à Paris à la tête de son régiment, le
17° léger. Cet attentat couronnait des désordres qui venaient de se produire sur divers points de
contrefaçon belge de l’attentat commis récemment en France. »
Le 27 novembre, le prince
de Metternich signalait au gouvernement belge d’autres menées révolutionnaires
visant le trône de Léopold 1er. « Le comte de Frölich, disait-il dans une
lettre qu’il donnait mission au comte de Dietrichstein de communiquer à M.
Nothomb, ministre de l’Intérieur, connu comme un des membres les plus véhéments
de l’opposition à l’assemblée des Etats suédois, est arrivé au milieu de
l’année courante à Hambourg dans l’intention d’y fonder un point central de
menées propagandistes dirigées contre
4. « Le regrettable état
d’esprit de l’armée belge »
Menées orangistes, menées
révolutionnaires, tout cela n’était pas de nature à donner de la quiétude au
roi Léopold si l’esprit public et l’armée ne s’unissaient pour défendre sa
couronne. Or de ce côté aussi lui venaient des soucis. Si nous en croyons le
comte de Dietrichstein, le roi des Belges ne pouvait avoir la certitude d’un
appui décidé des populations et des troupes en cas de mouvement sérieux
orangiste ou républicain. Le diplomate autrichien adressait à ce sujet, le 14
novembre, un important rapport au prince de Metternich.
« J’ai appris que le
Roi, écrivait-il, a été depuis longtemps péniblement préoccupé du complot dont
les premières machinations remontent à une date antérieure aux dernières
journées de septembre, époque à laquelle la conspiration devait d’abord
éclater.
« Ce n’est qu’en
voyant de près la faiblesse des ressorts de la machine gouvernementale belge et
le décousu qui règne entre les différentes branches de l’administration, qu’on
parvient à s’expliquer comment de pareilles menées pouvaient avoir lieu au su
de tout le monde sans que l’autorité eût pu plutôt parvenir à saisir les
coupables, malgré que les principaux moteurs étaient depuis longtemps désignés
par l’opinion publique.
« Dans l’entretien
que j’eus l’honneur d’avoir à ce sujet avec le Roi, j’ai trouvé Sa Majesté
particulièrement frappée de l’impression
probable que cet événement produirait à l’extérieur, où on lui attribuerait une
portée politique qu’il n’a pas, et par le mauvais effet que des menées de ce
genre, où des militaires jouent les rôles principaux, devaient nécessairement
produire sur l’esprit de l’armée, Celle-ci est, au dire des hommes du métier,
sous le rapport du matériel, dans une condition parfaite ; mais son état
moral, le point d’honneur et la discipline militaire y laissent d’autant
plus à désirer. Il est connu que plusieurs officiers, parmi lesquels on cite
les généraux, avaient eu une connaissance préalable des trames qui
s’ourdissaient, sans qu’ils eussent cru de leur devoir d’en instruire le gouvernement.
Interpellés à ce sujet par leurs supérieurs militaires, ils prétextent
maintenant qu’ils n’auraient pas pu disposer d’un secret qu’on leur avait
confié et qu’il leur répugnait (page 89)
de descendre au rôle de délateur et de mouchards. Il ne faut pas oublier
d’ailleurs que l’armée se compose de tant d’éléments hétérogènes qu’il est
difficile, sinon impossible, de lui imprimer un caractère militaire
national. La devise belge que « l’Union fait la force » est
sous ce rapport bien plutôt l’expression d’un désir qu’une réalité constatée.
Si d’un côté des généraux français, qui ont présidé à la formation et à
l’organisation de la jeune armée belge, ont tâché de lui imprimer des velléités
et des tendances gallicanes, nous voyons, de l’autre, des anciens officiers du
royaume des Pays-Bas (Belges de naissance et rentrés dans ce pays à la suite du
traité de paix) figurer dans des corps, où ils se trouvent, avec dépit, soumis
au commandement de traîtres à leur ancien souverain, que la révolution a portés
rapidement aux postes les plus élevés, tandis qu’eux-mêmes attendent en vain
l’avancement qui leur est dû. Cet état de choses est la conséquence naturelle
d’une révolution, mais il n’en est pas moins déplorable pour l’Etat
nouvellement constitué. Les Polonais et réfugiés politiques forment également
un élément de l’armée peu rassurant pour le gouvernement. L’individualité du
Souverain actuel, une certaine apathie et insouciance qu’on lui reproche
peut-être avec quelque raison, ne sont pas faites d’ailleurs pour donner de
l’élan au soldat, tandis que les qualités brillantes du Roi des Pays-Bas sont
encore présentes à la mémoire de bien des officiers qui ont servi anciennement
sous son glorieux drapeau. Certes, le complot, qui vient d’être déjoué, est un
effet sans cause, une misérable et impuissante échauffourée, mais il n’en est
pas moins cependant un symptôme inquiétant pour la force et l’action du
gouvernement.
« Avant de procéder
aux premières arrestations, la question avait été agitée dans le conseil des
ministres s’il ne fallait pas attendre un commencement d’exécution de la part
des conspirateurs pour ne pas, en en prévenant l’explosion, courir la chance
d’un verdict de non culpabilité prononcé par le jury faute de preuves
suffisantes. Le ministère toutefois n’a pas osé jouer aussi gros jeu, et comme
d’après les notions recueillies par la police, l’incendie et le meurtre
entraient dans le programme des conspirateurs, il parut plus prudent au
gouvernement de s’exposer même à frapper un coup d’épée dans l’eau, que de
risquer la tranquillité de la capitale où les basses classes, toujours
turbulentes, se seraient peut-être laissé entraîner aux désordres les plus
graves.
« En causant avec Sa
Majesté de ces événements, je pris la respectueuse liberté de Lui dire que
j’avais été péniblement frappé par la protestation et les nouveaux serments de
fidélité que des corps d’officiers lui avaient adressés à, cette occasion et
que de pareilles démonstrations entièrement oiseuses me semblaient empreintes
d’un esprit antimilitaire, contraire à toutes les règles de discipline et qui
rappelaient les allures soldatesques de l’Espagne. Le Roi me dit qu’il avait
jugé de même et regretté ces marques de dévouement intempestif, mais qu’il aurait
été difficile d’écarter (page 90)
cette manifestation à cause des inculpations qui planaient sur plusieurs
officiers réputés orangistes.
Sa Majesté ne me cacha
pas que, d’après Sa conviction, le roi Guillaume II avait, au moins
indirectement, encouragé ces misérables menées ; que les millions que le Roi
son père avait dépensés en vain depuis 1830 pour fomenter une contre-révolution
auraient dû convaincre le Souverain actuel que l’orangisme est une couleur
politique effacée dans ce pays et que Bruxelles surtout était la dernière ville
où une tentative de restauration eût pu avoir le moindre succès. Cependant, me
dit le Roi, le complot est décidément orangiste, malgré que les éléments qu’on
voulait employer pour l’amener étaient entièrement hétérogènes.
« Vous vous
rappelez, me dit Sa Majesté, le pillage de 1834 et l’impuissance de mou
ministère pour le réprimer. Eh bien, si le mouvement en question avait éclaté,
qui nous aurait répondu qu’il n’eût pas de suite dégénéré en une attaque contre
la propriété ? Mais quel avantage la maison de Nassau en eût-elle recueilli,
même dans la supposition qu’un gouvernement provisoire se serait installé avec
des noms tarés comme des Vander Smissen, Vandermeer, Lecharlier ? L’Europe
serait-elle revenue sur les pénibles transactions qui ont constitué l’ordre
actuel des choses ? Et
« Je me permettrai
d’ajouter que dans des entretiens récents que j’ai eus avec le général Hurel,
ex-chef d’état-major général belge, et avec M. le ministre des Affaires
étrangères même, je me suis aperçu que ces messieurs jugeaient comme moi le
regrettable esprit de l’armée belge et le peu de foi qu’on pourrait avoir dans
ses dispositions si un mouvement révolutionnaire venait à éclater en France. »
Les renseignements donnés
à son gouvernement par le marquis de Rumiguy, ambassadeur de France, confirment
presque complètement les opinions du comte de Dietrichstein. Le diplomate
français révélait dans un de ses rapports l’existence dans l’esprit du Roi de
défiances malaisées à dissiper et dans l’opinion beaucoup d’incertitude au
sujet des dispositions réelles à l’égard de la royauté de nombreuses
personnalités importantes. Bien que la tentative des généraux n’eût eu aucune
chance d’aboutir, les masses, selon lui, n’avaient pas eu « une conviction
profonde de la durée de l’état de choses existant ». Il constatait « de la
lassitude, du découragement, une inquiétude générale, une sorte de détente de
tous les ressorts qui devraient lier l’administration dans ses rapports avec
les employés et la population ». Comme le comte de Dietrichstein, il
incriminait l’esprit régnant dans l’armée. Il écrivait qu’on mettait eu doute
la fidélité de ses principaux chefs dont plusieurs, conservés malheureusement au
service malgré de (page 91) fâcheux
antécédents, « n’étaient pas aussi innocents qu’on voudrait
le faire croire. »
« Il y a à cet
égard, continuait-il, il faut le dire, une excessive tendance au relâchement
dans cette partie ; il n’y a pas ou peu de l’ancien esprit militaire ; nulle
union parmi les chefs ; peu de confiance des uns dans les autres, peu de
subordination, peu de confiance de la part des inférieurs envers eux ; et chez
la plupart trop d’indifférence pour le maintien du Gouvernement et pour la
personne du Roi. Les propos sont de la dernière inconvenance ; c’est au point
que l’on s’étonne comment un plus grand nombre de chefs ont échappé aux
poursuites de la justice. A quoi cela tient-il ? Ce ne serait peut-être pas
très difficile à expliquer. Malheureusement, cela est, et, comme ici l’armée
est la force réelle, car la force populaire qui ne ferait pas défaut conduirait
au désordre et à l’anarchie, il est important que l’on s’efforce d’y remédier.
Si les factieux acquièrent la conscience de la faiblesse et du peu d’union de
l’autorité, ou ne peut prévoir ce qu’ils pourraient oser dans certaines
circonstances données ; comme par exemple dans le cas où l’immense population
ouvrière serait forcément sans ouvrage et à la merci du premier qui voudrait
s’en emparer sur un coin quelconque du Royaume. »
5.
La royauté belge pouvait
donc se croire en face d’un danger venant de l’extérieur en même temps que d’un
danger intérieur. En outre, des troubles, sans importance d’ailleurs, provoqués
à Gand et des articles des journaux de nature à amener des (page 92) perturbations politiques ou
sociales vinrent augmenter les craintes conçues à
La reine Louise-Marie
s’en ouvrit à Louis-Philippe. Elle lui écrivit, le 9 novembre, une lettre que
le roi des Français reçut au moment où il présidait un conseil des ministres.
Le Souverain et ses conseillers décidèrent immédiatement la concentration à
Lille, sous le commandement du général Corbineau, de vingt mille hommes
d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie. L’exécution suivit immédiatement la
décision. Mais les troupes concentrées ne pouvaient pas mettre le pied sur le
sol belge avant d’en avoir reçu de Paris l’ordre formel et avant que le roi
Léopold, convaincu de l’insuffisance de ses moyens, aurait fait demander
officiellement à Louis-Philippe sa coopération.
Le jour même où la
résolution fut prise, le 9, une lettre du département français des Affaires
étrangères en prévint le marquis de Rumigny. Cette lettre expliquait la mesure
prise en disant que Léopold 1er avait fait part à Louis-Philippe, par une voie
confidentielle, des raisons qu’il avait de redouter, surtout dans les Flandres
et parmi les populations industrielles, des tentatives de conspirations plus
graves encore que le complot militaire et de ses doutes sur la possibilité de
les réprimer efficacement par ses seules forces. Selon M. Guizot, le Roi aurait
exprimé le désir d’obtenir, le cas échéant, des secours français.
Le marquis de Rumigny
reçut cette dépêche le 11. Il eu accusa (page
93) immédiatement réception en
ajoutant : « Personne n’est instruit ici de la mesure à laquelle
le gouvernement du Roi à consenti à se prêter. Il est à désirer que cela
demeure secret »
La chose ne demeura pas
secrète. Elle fut annoncée au public par un article de 1’Echo du Nord que
reproduisirent les journaux belges du 13 novembre. Le ministère des Affaires
étrangères français ne donna à ce sujet aucun avis au comte Le Hon, ministre de
Belgique à Paris. Le marquis de Rumigny avait observé le même silence vis-à-vis
de
Cette nouvelle mit
aussitôt en émoi les ministres de Prusse et d’Autriche accrédités près de Léopold
Ier.
Interrogés officieusement
d’abord par le baron d’Arnim,ministre de Prusse, M. Nothomb, ministre de
l’Intérieur, le comte de Briey, ministre des Affaires étrangères, et M. van
Praet, ministre de la maison du Roi, affirmèrent à leur interlocuteur, de la
manière la plus formelle, leur ignorance complète de la concentration en
question, venue à leur connaissance, comme à celle de tout le public, par la
seule voie des journaux.
Trouvant cette affaire
très grave, le baron d’Arnim et le comte de Dietrichstein crurent devoir, dès
le 15, faire une démarche officielle près du comte de Briey. Ils
allèrent lui demander si le Cabinet français avait donné au Cabinet de
Bruxelles avis préalable de la formation d’un corps d’observation sur la
frontière belge et, dans la négative, si des explications seraient demandées à
M. Guizot.
M. de Briey répéta ce
qu’il avait dit une première fois au baron d’Arnim, c’est-à-dire que lui et ses
collègues étaient restés dans une complète ignorance des intentions du roi
Louis-Philippe ; qu’aucun avis, ni direct ni indirect, de ces intentions ne
leur était parvenu. Le roi Léopold n’en avait pas même été informé
personnellement par son beau-père, crut-il pouvoir assurer. Quant à la seconde
question, le comte de Briey ne voulut pas y donner une réponse avant d’en avoir
délibéré avec les autres ministres belges.
« Nous crûmes toutefois, écrit le comte de Dietrichstein dans une
dépêche à Metternich du 16 novembre, devoir rendre Son Excellence attentive
combien il était étrange de voir une puissance se permettre une démarche de
cette nature envers une autre puissance (page
94)
indépendante voisine sans que celle-ci ne lui en ait adressé la demande et même
avant d’avoir reçu de sa part un avis préalable. Nous ne cachâmes ni au
ministre, ni à d’autres personnes haut placées et influentes, le mauvais effet
que cet événement produirait à l’extérieur et en Allemagne surtout, où les
idées que
Le lendemain matin,
seconde visite conjointe des deux diplomates germaniques au comte de Briey.
La concentration opérée à Lille, leur affirma à nouveau le ministre, n’avait
non seulement pas été provoquée par le gouvernement belge, mais encore, comme
il l’avait déjà déclaré, elle lui était restée complètement ignorée. Le Roi
lui-même n’en avait eu aucune connaissance. Le roi Louis-Philippe, ajouta le
comte de Briey, ayant reçu la nouvelle d’une émeute survenue à Gand le 9, dans
sa sollicitude pour son Auguste gendre, avait pris spontanément, le 11,
la résolution d’envoyer des troupes vers les frontières belges.
Le comte de Briey se refusa
à éclairer ses interlocuteurs sur les démarches projetées par le Cabinet de
Bruxelles soit pour demander des explications sur le fait de la concentration,
soit pour provoquer la dispersion des forces françaises. Il se dit convaincu
toutefois de la dissolution rapide du corps d’observation bien que des notions
officielles à ce sujet ne lui fussent pas encore parvenues de Paris.
Le baron d’Arnim et le
comte de Dietrichstein crurent devoir de nouveau appeler l’attention du
ministre belge « sur le danger et le mauvais effet que de pareils procédés
français - quelque bienveillants qu’ils fussent dans l’occurrence présente, -
produiraient infailliblement pour l’indépendance et la position politique de
Le comte de Dietrichstein
ayant fait en outre ressortir combien il lui paraissait étrange de voir le Roi
Louis-Philippe prendre l’alarme à la suite d’une émeute aussi puérile que celle
qui avait troublé Gand, le ministre des Affaires étrangères répliqua que le
complot orangiste était chose beaucoup plus sérieuse qu’on ne l’avait cru
d’abord et qu’il se liait à des ramifications républicaines en France, ce qui
expliquait la connaissance parfaite que la police de Paris avait eu de ce qui
se tramait à Bruxelles. »
(page 95) Les ministres belges, tenus comme le corps diplomatique
étranger, comme le public, dans l’ignorance des tractations entreprises entre
les Cours de Bruxelles et de Paris, se livraient, eux aussi à des conjectures
dont aucune n’attribuait d’ailleurs des intentions hostiles à
Certains d’entre eux
voulurent voir dans cette opération militaire le désir du gouvernement de
Juillet de trouver une occasion favorable pour dissiper les bruits répandus
depuis quelque temps dans les journaux et le public sur un « rapprochement et
l’intimité des relations entre
(page 96) Ce ne fut pas seulement le gouvernement belge auquel les
diplomates étrangers accrédités à Bruxelles adressèrent des interpellations au
sujet du motif de la concentration des troupes françaises, l’ambassadeur de
Louis-Philippe eut également à répondre à leurs questions. Devant la précision
des renseignements donnés par les journaux sur les mouvements de Lille et de
Valenciennes, il ne crut pas devoir les nier. Il répondit « par pure
forme de conversation, qu’après les preuves de bienveillance que
En parlant ainsi du
maintien des traités existant, le marquis de Rumigny laissait entendre que la
démonstration organisée par
Chose étrange, s’il faut
en croire le comte de Dietrichstein, le diplomate français, en confirmant le
fait de la concentration à M. d’Arnim dans la soirée du 14, aurait assuré à ce
dernier « qu’il n’avait reçu aucun avis à cet égard de sa Cour et que le
préfet de Lille lui en avait le premier écrit pour lui demander des informations
sur les motifs de cette concentration. » Il avait cependant accusé, le 11
novembre, réception de la dépêche lui envoyée dès le 9.
Le 15 novembre, au matin,
le marquis de Rumigny rencontra le comte de Briey Celui-ci lui fit part de sa
première (page 97) conversation avec
le ministre de Prusse et d’une conversation du même genre échangée avec le
chargé d’affaires de Sardaigne. Il ne cacha pas qu’aux deux diplomates il avait
affirmé son ignorance des motifs du rassemblement des troupes françaises et ajouté
qu’il n’y croyait même pas.
L’ambassadeur avoua au
ministre que lui, au contraire, avait jugé impossible et d’ailleurs sans
utilité de nier un fait matériellement incontestable et si publiquement connu,
mais il s’abstint de révéler que, depuis le 11 ; il était averti et de la
demande de Léopold Ier ou plutôt de la reine et de la décision prise le 9 par
Louis-Philippe. D’après le marquis de Rumigny, le comte de Briey répondit
« qu’il ignorait absolument
qui avait pu provoquer une
pareille mesure ; qu’il était
entièrement étranger ; qu’il regrettait pour son compte qu’elle eût été
jugée nécessaire par
Dans la journée, le
ministre des Affaires étrangères eut une audience de Léopold Ier. Nous ne
connaissons pas les paroles échangées au cours de l’entrevue. Mais le soir
même, vraisemblablement d’accord avec le Souverain, le comte de Briey se rendit
chez le représentant de
En même temps, le comte
de Briey rendit compte à M. de Rumigny de sa seconde entrevue avec les
ministres de Prusse et d’Autriche sans lui révéler toutefois - mais le marquis
fut par d’autres éclairé sur ce point - le désir des diplomates germaniques de
voir le gouvernement belge demander officiellement à
L’ambassadeur fit part à
M. Guizot de la demande de retrait des troupes. Il ne l’appuya cependant pas
directement, mais il (page 98)
répéta à cette occasion que, à son avis, il n’y avait plus d’apparence de
danger soit de la part d’un ennemi extérieur, soit d’un complot de l’intérieur.
« Quant à la démonstration elle-même, disait-il en terminant, elle aura
produit l’effet qu’on en devait attendre. A l’avenir, les ennemis de
Le 16, à un dîner de
6. La résolution de la crise et la
querelle des diplomates belge et français
Entre le Roi et
l’ambassadeur de France, les relations se manifestaient parfaites. Il ne devait
pas en être de même entre l’ambassadeur et le ministre belge des Affaires
étrangères.
« La diplomatie, le
public et la presse continuent à s’occuper ici, écrivait, le 24 novembre, le
comte de Dietrichstein au prince de Metternich, du complot orangiste avorté et
de la démonstration française contremandée, ces deux enfants mort-nés de la
folie belge et des lubies gallicanes. Il en est résulté de la mésintelligence
et de l’aigreur entre les deux cabinets respectifs, on se lance réciproquement
force reproches, démentis et récriminations. C’est peut-être là le bon côté de
l’affaire. L’individualité des organes de ces deux cabinets à Bruxelles, MM de
Briey et de Rumigny, n’est pas de nature à faciliter les voies de la
conciliation ; car, si le premier de ces deux Messieurs fait preuve de peu
d’habileté et d’un grand défaut d’expérience dans le maniement des affaires,
l’ambassadeur de France se signale, de son côté, par l’emportement et la
jactance (page 99) de ses procédés.
La mystification de ces deux diplomates constitue le fond et le ridicule de
cette affaire qui a été agitée, traitée et terminée par leurs Cours respectives à leur insu et dont
ils doivent débrouiller aujourd’hui les conséquences et accepter les déboires.
Quel que soit le jugement qu’on porte sur la valeur d’un gouvernement
représentatif, il me semble incontestable que là où il existe, des transactions
de ce genre entamées en dehors de l’action légale des ministres responsables
pèchent par leur base et n’engendrent que de fausses positions qui
compromettent tous les acteurs et et ne servent qu’à amuser le parterre. »
Mécontent de ce que M. de
Briey affirmait aux diplomates étrangers son ignorance des motifs du
rassemblement militaire français aux frontières belges, l’ambassadeur de
Louis-Philippe alla trouver le 17 novembre le ministre des Affaires étrangères.
Il se plaignit d’abord
vivement d’un article publié dans l’indépendant du même jour et jugé par
lui désagréable pour
La conversation échangée
entre M. de Rumigny et le comte de Briey paraît n’avoir revêtu aucun caractère
d’aménité. Nous ferons observer que nous n’avons, à ce sujet, pour nous
éclairer, que le rapport du premier adressé à M. Guizot le 17 novembre.
Le diplomate français
demanda au ministre de faire en sorte que dans le cas où le gouvernement belge
ne trouverait pas « sinon une inspiration de reconnaissance pour le
service que
L’entretien commencé sur
ce ton hautain devait énerver le ministre des Affaires étrangères et lui
inspirer une réponse exacte en réalité mais dépourvue de prudence diplomatique.
(page 100) A en croire le
marquis de Rumigny, M. de Briey voulut d’abord argumenter sur ce que l’Indépendant
n’était pas un journal officiel et sur ce qu’il était rarement obéissant.
Puis il aurait cherché à prétendre que le Cabinet n’avait rien à dire dans
cette affaire ; qu’il y avait été entièrement étranger ; et qu’ainsi il ne
devait rien à
Sa conversation très vive
avec le diplomate français ne devait pas disposer le comte de Briey à de la
condescendance envers les désirs de l’ambassadeur. Quelques heures après cette
conversation, le ministère des Affaires étrangères se vit interpeller à
Le comte de Briey se
borna à répondre : « Le gouvernement a reçu avec le public la nouvelle
d’un mouvement de troupes opéré sur notre frontière. Il a dû en être surpris,
car rien dans le pays ne semblait provoquer une pareille démonstration. Il
saura bientôt, sans doute, à quelles appréhensions l’attribuer ; cette mesure,
nous avons d’ailleurs lieu de le croire, restera sans conséquences. »
(page 101) S’il avait été moins novice qu’il ne l’était dans les
affaires diplomatiques, le ministre aurait opportunément, après cette
déclaration, manifesté sa conviction dans les intentions bienveillantes du
gouvernement français. Il eut ainsi, tout en dégageant la responsabilité du
cabinet de Bruxelles dans la concentration de Lille, évité la querelle qui
allait suivre.
Dès que parvint à Paris
le rapport de M. de Rumigny du 17 novembre qui reproduisait la réponse de M. de
Briey, M. Guizot y riposta sans aucun retard par une instruction où perçait le
mécontentement le plus vif. Il écrivit le 19.
« Monsieur le Marquis, J’ai reçu les dépêches que
vous m’avez fait l’honneur de m’écrire jusqu’à la date du 17 de ce mois. Ce
n’est pas sans un profond étonnement que le gouvernement du Roi a vu l’étrange
attitude prise par le Cabinet de Bruxelles à l’occasion des mouvements
militaires effectués sur notre frontière. M. de Briey ne pouvait pas ignorer
que ces mouvements avaient eu lieu, non seulement dans l’intérêt de
à
« Au
surplus, Monsieur le Marquis, nous
n’avions pas attendu, pour faire cesser les mesures prises sur notre frontière,
l’invitation du roi Léopold. Dès que nous avions eu la certitude que l’état des
choses ne rendait pas nécessaire la prolongation de ces mesures, les ordres
avaient été donnés pour renvoyer dans leurs cantonnements les troupes un moment
réunies.
« Vous
voudrez bien donner lecture de cette dépêche à M. de Briey. »
M. de
Rumigny s’acquitta, le 22 novembre,
de la mission dont le chargeait M. Guizot, Il le fit sur le ton hautain dont il
avait usé une première fois envers le ministre des Affaires étrangères. Il
refusa de transmettre à son gouvernement les « observations et
récriminations » que le comte de Briey voulut opposer aux
considérations développées dans la dépêche du 19. Il le pria de trouver bon
qu’il se bornât à l’essentiel de sa mission à cette occasion, c’est-à-dire à
lui demander formellement de dissiper promptement et catégoriquement tant
vis-à-vis des ministres étrangers que de
M.
Nothomb assistait à la conversation. A son intervention, on convint que le
cabinet belge s’attacherait à donner à
M. de
Rumigny n’accueillit pas cette promesse sans prévenir ses interlocuteurs de la
nécessité de réaliser une démarche « franche et complète», en y ajoutant
la menace que s’il n’en était pas ainsi, le gouvernement français, comme le
disait la dépêche de M. Guizot, donnerait des éclaircissements de nature à
entraîner pour
Le
marquis de Rumigny terminait son rapport sur cet entretien en exprimant sa
satisfaction du langage de M. Nothomb. Mais il négligeait de rapporter
certaines parties pourtant intéressantes de ce langage.
(page 103) Le ministre de l’Intérieur s’était, en effet, attaché à lui faire comprendre l’intérêt des deux cabinets de ne pas se montrer réciproquement trop exigeants, des bévues ayant été commises des deux côtés. Le Cour de Bruxelles avait eu tort de provoquer cette affaire, fût-ce même de la manière la plus indirecte et la plus détournée, à l’insu de ses ministres ; celle des Tuileries avait commis une légèreté en donnant à la lettre particulière d’une Reine la valeur d’une demande du Roi, voire du gouvernement du Roi.
Le comte de Briey ne voulut pas rester sous le coup des reproches de M. Guizot qu’il estimait avoir été mal renseigné par le marquis de Rumigny.
Le ministre des Affaires étrangères de Louis-Philippe
avait lu au comte Le Hon, ministre de Belgique à Paris, sa dépêche du 19. En la
commentant, il se montra surtout mécontent de ce que, dans ses explications aux
membres du corps diplomatique accrédité à Bruxelles, et en particulier aux
ministres d’Autriche et de Prusse, le comte de Briey eût paru s’associer aux
« inquiétudes et aux déficiences » de ces diplomates. Il sembla
tout aussi froissé du sens de ces explications que de la déclaration faite à
Dans une première lettre adressée au comte Le Hon, le
22 novembre, après avoir déploré l’ignorance dans laquelle il avait été
laissé de la décision prise à Paris le 9, ignorance dans laquelle le marquis de
Rumigny avait d’abord feint de se trouver également, le ministre belge des
Affaires étrangères protestait contre la supposition qu’il eût rien voulu dire
ou dit de nature à blesser le gouvernement français S’il s’était abstenu
d’affirmer la conviction du cabinet tout entier dans le désintéressement de
(page 104)
Une lettre du 24 répondit aux accusations d’avoir nourri, de concert avec le
baron d’Arnim et le comte de Dietrichstein, des sentiments « d’inquiétude et de
défiance » envers
« Lorsque le baron d’Arnim, écrivait le ministre
belge, est venu m’entretenir de la concentration des troupes françaises dans le
département du Nord, je me suis borné à lui répondre que je n’avais
connaissance du fait que par ce qu’en disaient les journaux et sur
l’observation de Son Excellence que, dès lors, le gouvernement du Roi
demanderait sans doute des explications au cabinet des Tuileries, j’ai répliqué
que ceci était une autre question, toute d’administration intérieure sur
laquelle je ne croyais pas avoir à me prononcer en ce moment. Il est possible
que j’aie ajouté quelques mots sur ce que la mesure avait d’imprévu ; en tout
cas, je n’ai pas été plus loin. Ma conversation avec M. le comte de
Dietrichstein a été plus explicite peut-être, mais elle s’est renfermée dans le
même ordre d’idées. J’ai déclaré que je n’avais pas reçu avis des mouvements
militaires signalés, que j’en ignorais les motifs. Ne sachant pas alors quelle
part revenait au Roi dans la mesure, j’ai pu dire que je n’en saisissais pas
l’opportunité, et qu’au point de vue intérieur
j’y voyais même des inconvénients. Et, en effet, j’étais préoccupé, je
l’avoue, de l’impression pénible que cette nouvelle pourrait causer dans le
pays, et surtout dans l’armée ; je redoutais les inconvénients graves qui
pourraient résulter d’une impression semblable et le parti que des passions
mantaises pouvaient en tirer. J’ignore si, autour de moi, on a tenu un autre
langage, si les limites que je m’étais posées ont été franchies je n’ai pas à
m’en enquérir pas plus que je n’ai à me justifier de l’insertion dans na
journal de quelques lignes publiées à mon insu. Mais ce dont je puis répondre,
c’est que je n’ai pas été au delà. Je n’hésite point à l’affirmer, ce serait
travestir mes paroles et calomnier mes intentions que de supposer que j’aurais
laissé entrevoir ou conçu des doutes sur les vues loyales et désintéressées de
(page 105) Les deux lettres écrites par le comte de Briey étaient
destinées à être mises sous les yeux de M. Guizot. Celui-ci paraît avoir
accueilli avec bonne grâce les explications du ministre belge. D’après une
missive du comte Le Hon, écrite le 26, les explications données étaient telles
que l’affaire pouvait être considérée comme terminée de M. Guizot au comte de
Briey. Il ne restait plus de nuages dans l’esprit du premier sur les intentions
personnelles du second. La seule chose désirée par le ministre français des
Affaires étrangères était une rectification publique de la déclaration faite à
Une correspondance
s’était établie entre le Roi des Français et le Roi des Belges.
Vraisemblablement, les deux monarques s’étaient- ils appliqués à calmer les
susceptibilités de leurs ministères respectifs. Il y avait d’ailleurs intérêt à
faire le plus vite possible le silence sur cette affaire. M. Guizot s’était ému
à la pensée que le gouvernement belge aurait pu lui demander des explications
au sujet de la concentration des troupes dans le département du Nord, jamais il
n’en avait été question à Bruxelles. Mais il ne put éviter des interrogations à
ce sujet des représentants de plusieurs gouvernements, Lord Cowley, ambassadeur
d’Angleterre, et d’autres diplomates l’interpellèrent. D’après la réponse de M.
Guizot, le mouvement des troupes françaises avait été dicté par un sentiment de
prévoyance pour le cas où
Pendant qu’à Paris on
tenait ainsi un langage apaisant, M. de Rumigny continuait à parler avec hauteur
aux ministres belges. Rappelant au comte de Briey la promesse d’une nouvelle
déclaration à
(page 106) M. de Rumigny put se convaincre plus
tard que le Cabinet de Bruxelles n’entendait pas se plier devant ses volontés
telles qu’il les exprimait.
M. de Briey fit le 25 novembre la déclaration promise. Annonçant la fin de la
concentration des troupes françaises, il ajouta « Les précautions qu’a prises
Ils devaient d’ailleurs
avoir tous deux l’occasion de revenir encore sur cette question.
L’opposition s’en fit une
arme à
A la séance du 3
décembre, M. Devaux posa nettement à M. Nothomb, ministre de l’Intérieur et
chef du Cabinet, la question :
« Etes-vous, oui ou non, étranger à l’appel d’une armée française
sur nos frontières » ? M. Nothomb répondit : « Oui », au
risque de déplaire, d’après le comte de Dietrichstein « à M. l’ambassadeur de
France et à
(page 107) Interrogé à son tour à la séance du 13 décembre, le comte
de Briey répondit que la concentration avait été spontanée. Cette réponse causa
également grand déplaisir au marquis de Rumigny, présent à la séance.
Lorsqu’il eut
connaissance de la réponse de M. Nothomb, l’ambassadeur de France se rendit
chez ce ministre, « Je ne lui ai pas caché, écrivait-il à M. Guizot, le 7
décembre, la portée que pouvait avoir cette éternelle dénégation d’un fait qui
serait confirmé dans un autre sens à la tribune française ; il m’a déclaré
qu’il ne pouvait absolument pas agir autrement qu’il l’avait fait parce que la
démarche directe faite par le Roi auprès de
La réponse de M. de
Briey, dans la séance du 13, ne paraît avoir provoqué aucune démarche du
diplomate français. Il se borne à la signaler à son gouvernement en annonçant
que l’opposition reviendrait à l’attaque lorsque la question aurait été
discutée au parlement à Paris.
A partir de ce moment, le
conflit semble s’être apaisé entre
A l’étranger, la
concentration des troupes françaises avait provoqué de l’émotion. Non seulement
on y craignait, comme nous l’avons déjà dit, de voir
(page 108) Dès que les premiers bruits de
concentration parvinrent à Berlin, M. de Maltzan, ministre des Affaires
étrangères, interrogea le comte Bresson, ministre de France. Ce diplomate,
conscient sans doute du mauvais effet que semblable nouvelle devait produire à
Berlin, répondit que les événements de Bruxelles avaient pu faire naître l’idée
de semblable mouvement, mais qu’elle paraissait abandonnée.
De son côté, le prince de
Metternich s’entretenait à
Vienne de l’événement avec le comte de Flahaut, ambassadeur de Louis-Philippe.
Le diplomate français
commença par avouer au Prince sa complète ignorance relativement à la mesure
elle-même et aux motifs qui l’avaient produite. « Mais, écrit-il à M.
Guizot, le 25 novembre, je lui (à Metternich) ai fait sentir le ridicule
qu’il y aurait à attacher la plus légère importance à une réunion de vingt
mille hommes qui ne pouvait avoir aucun but sérieux ; que si, pourtant, le Roi
avait eu des motifs de craindre des mouvements populaires sur notre frontière
et d’être alarmé pour la sécurité du trône de sa fille et de son gendre, je
trouvais, quant à moi, tout naturel qu’il eût eu recours au moyen de parer à ce
danger. Le Prince m’a répondu que lui non plus n’y attachait pas d’importance,
qu’il était même convaincu que, peut-être, au moment où il me parlait, la
dislocation avait eu lieu et que les régiments étaient rentrés dans leurs
garnisons ; qu’il le regrettait seulement, parce que cela fournirait aux
ennemis du Roi l’occasion de lui prêter des projets auxquels il n’avait
probablement pas pensé. J’ai dit que c’était un malheur inévitable et dont il
fallait prendre son parti et la conversation a fini. »
Il est douteux que le
prince de Metternich ait, comme le comte de Flahaut, considéré comme ridicule
d’attacher de l’importance à la concentration des troupes françaises, car, le
27 novembre, il fit savoir au comte de Dietrichstein que le langage tenu par ce
dernier, de concert avec le baron d’Arnim, dans ses entretiens avec le comte de
Briey, avait « obtenu le suffrage plein et entier du Cabinet de S. M.
l’Empereur d’Autriche. »
Le baron d’Arnim reçut la
même approbation de son gouvernement (page
109) le 17 décembre. Le comte de Maltzan signalait dans la dépêche écrite
ce jour-là le service que les représentants de l’Autriche et de
Le comte de Dietrichstein
et le baron d’Arnim se rendirent, le 19 décembre, chez le comte de Briey pour
lui lire les dépêches de leurs gouvernements. Le ministre belge se borna à leur
exprimer sa conviction anticipée de l’approbation que les Cabinets de Vienne et
de Berlin donneraient au langage de leurs ministres à Bruxelles. Il en
appréciait lui-même, ajouta-t-il, « la convenance et la mesure »
Le prince de Metternich
ne paraît cependant pas avoir éprouvé un mécontentement très vif et très
durable de ce qui s’était passé à la frontière franco-belge. Mais il aurait
voulu que le gouvernement français se fût expliqué plus catégoriquement, dans
ses journaux officieux, sur le but de la concentration des troupes. Il aurait
souhaité voir faire par le Cabinet de Paris la déclaration nette, explicite, de
sa résolution de ne jamais permettre en Belgique un autre état de choses que
celui consacré par les traités. A cette déclaration aurait dû être donnée la
conclusion que le renversement du gouvernement belge ayant été le but du
complot découvert, des troupes avaient été réunies pour être prêtes, le cas
échéant, à s’opposer à toute tentative de ce genre.
Cette déclaration eût
sans doute été sage et aurait évité maintes difficultés.
Le prince de Metternich,
pas plus que les ministres des autres Etats européens, n’avait intérêt à faire
grise mine à
(page 110) A Vienne et à Berlin, peut-être à Londres aussi, on
espérait sans doute que la morale de la fable serait, selon le mot de Dietrichstein,
« que le gouvernement français s’abstiendra désormais de toute promenade
militaire à la frontière belge à laquelle il s’est si légèrement décidé dans la
présente occurrence. »