(Paru à Paris, en 1902, chez Armand Colin)
(page 3) La Belgique a offert, depuis 1870, le spectacle curieux d’une évolution politique et sociale, dont la rapidité a déjoué toutes les prévisions. En trente ans, elle a passé du régime oligarchique au régime démocratique ; elle a connu le gouvernement libéral tempéré, à la mode de 1830, le gouvernement catholique instable, la stagnation d’un cabinet conservateur, voué à l’immobilisme, puis une ère de réformes progressives, et, grâce à l’émoi causé par ces réformes, une longue réaction ; enfin, en 1893, sous la pression du socialisme, elle a fait l’apprentissage d’un suffrage universel mitigé et inscrit dans son code une série de lois ouvrières, qui n’ont eu d’autre effet que d’aviver les antagonismes sociaux. Le cinquième du Parlement belge appartient maintenant au collectivisme : si les doubles et les triples votes étaient demain retirés à la bourgeoisie (page 4) - et ils le seront peut-être, - on peut conjecturer que ce cinquième deviendrait une grosse moitié. Le Sénat étant ploutocratique de recrutement et conservateur par essence, un nouveau système électoral, pareil à celui de la France, créera fatalement un antagonisme de plus au sein de cette petite nation, et il serait téméraire de pronostiquer qui l’emporterait, en fin de compte, du capital industriel ou du travail manuel, de ceux qui possèdent ou de ceux qui veulent posséder.
Ainsi s’expliquent les dix-huit ans de pouvoir, aujourd’hui accomplis, du parti clérical. Celui-ci constitue par ses effectifs ruraux, par le clergé, par les appuis qu’il trouve dans la bourgeoisie des villes, une sauvegarde suffisante contre le parti révolutionnaire. Tous ceux qui détiennent quelque bien ont une secrète et légitime inclination pour le conservatisme. Chez une nation catholique, ce conservatisme, lorsqu’il repose en même temps sur une foi restée vive, peut défier l’effort des années. La dernière heure de la domination cléricale n’a donc point sonné. On a persuadé à beaucoup d’électeurs, surtout à ceux que leur fortune ou leur instruction a privilégiés, en leur assurant un double ou un triple vote, que la chute du ministère conservateur serait le signal de leur ruine ; on ne leur a permis l’option qu’entre la (page 5) réaction et la révolution, et ils ont choisi la réaction. Celle-ci, au surplus, se montre sage et tempérée. Si elle fait trois pas en arrière, elle se hâte après d’en faire deux en avant ; c’est toujours un pas de gagné, et le second mouvement enlève le souvenir du premier. On croit n’avoir pas bougé. C’est à peine si les plus clairvoyants constatent qu’il y a quelques fonctionnaires catholiques nouveaux, quelques miliciens illettrés de plus, quelques instituteurs de moins, quelques aumôniers dans les collèges, qui n’y étaient pas la veille.
Pendant ce temps, le socialisme gagne du terrain aux dépens des libéraux. Le rôle de ceux-ci, il faut le confesser, est suprêmement ingrat. Enserrés entre les deux partis extrêmes, qui se disputent les foules, ils n’ont qu’un tout petit périmètre pour se mouvoir. La haute bourgeoisie leur a échappé quasi complètement ; elle vote pour Dieu. La petite bourgeoisie se souvient de ses récentes origines, et c’est ce qui la divise. Elle est libérale quand, issue du peuple des villes, elle n’a pas des intérêts économiques opposés ; issue du peuple des campagnes, elle est restée catholique comme lui. Dans les villes même, le socialisme cherche à l’attirer à lui ; elle n’a pas, en effet, pour ses deniers fraîchement amassés, les appréhensions invétérées des possédants de vieille date ; (page 6) la vigueur de ses muscles et le contact journalier avec les tâcherons la solidarisent avec les revendications brutales de ceux-ci ; elle peine comme eux et elle est tentée d’accepter leur idéal ; son ignorance fait le reste. Quant à la bourgeoisie moyenne, celle des professions libérales, elle est acquise au tiers parti belge par tradition et par goût. C’est là, et aussi chez les notables des campagnes, qu’on trouve la sincérité des convictions libérales. Sont encore libéraux la plupart des industriels, en haine du protectionnisme qui les ruinerait, et du socialisme qui les exproprierait sans pitié ; le sont, enfin, de-ci de-là, les ouvriers d’élite qui, émancipés intellectuellement et devenus antireligieux, réprouvent et redoutent les excès du socialisme, parce qu’ils identifient cette doctrine avec les pauvres diables, illettrés et vantards, dont on a fait des députés, des conseillers provinciaux et des conseillers communaux, quoi qu’ils soient moins intelligents et moins laborieux qu’eux-mêmes.
L’ouvrier d’élite est l’exception ; les professions libérales ont un effectif à peu près invariable ; les campagnes tendent à se dépeupler, et elles comptent chaque jour moins de fortunes moyennes ; la société anonyme se substitue rapidement à l’industriel, qui exploite seul ses propres inventions ou (page 7) celles d’autrui. Le recrutement des libéraux est donc de plus en plus lent et difficile.
Pour comble d’infortune, ce tiers parti, que son passé, si honorable, ne recommande ni aux apeurés ni aux exaltés, a perdu successivement ses chefs les plus illustres. Rogier, qui avait été l’un des fondateurs de la monarchie et qui assista au baptême du libéralisme en 1846, avec l’autorité et l’expérience d’un premier homme d’État ; Frère-Orban, qui pendant cinquante ans avait conduit son parti au triomphe ou l’avait sauvé, du moins, du déshonneur et de la déroute, et dont le nom était vénéré en Belgique et respecté à l’étranger ; Bara, qui, s’il n’avait pas les qualités de grand politique de ses aînés, ne leur cédait en rien comme popularité effective et personnifiait mieux qu’eux, peut-être, les aspirations moyennes de ses compatriotes. Rogier avait disparu dès 1885, Frère-Orban mourut le 2 janvier 1896, et le 26 juin 1900, l’apoplexie foudroyait Jules Bara. Ces trois hommes furent, chacun à sa façon, de grands hommes, et la politique libérale se personnifie en eux. Leur histoire est l’histoire d’un parti.