(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 33) La mi-août est un jalon important dans l'évolution psychologique de la nouvelle armée. Ce sont les cadres, officiers et sous-officiers, qui en constituent l'ossature, lui donnent un cerveau et un système nerveux, créent le climat, la mentalité générale, les traditions.
L'armée française, après l'effondrement de 1815 comptait encore 75 p. c. de vétérans ses cadres ; ils assurèrent la continuité. Dans la jeune armée belge nous retrouvons beaucoup de Belges ex-impériaux, mais la plupart ont aussi servi pendant 15 ou 16 ans dans l'armée royale des Pays-Bas. Parmi 150 officiers des débuts devenus par la suite généraux (liste établie d’après le Panthéon militaire) nous avons pointé : 12 volontaires de la Révolution française avant 1800, 53 volontaires de l'époque impériale. Seize d'entre eux restèrent fidèles aux aigles françaises jusqu'à Waterloo inclus ; les autres entrèrent à la fin de 1814 au service hollandais et combattirent à Waterloo contre les Français. Dans cette même élite de futurs généraux, huit commencèrent leur carrière au service de l'Autriche (un y resta jusqu'en 1815) ; 47 firent leurs débuts dans des Pays-Bas (deux blessés dans ses rangs pendants les événements de 1830) ; 18 furent des volontaires des premiers jours de la Révolution. Dans ce enfin figurent aussi 6 officiers de nationalité française, un de Nassau, 5 Prussiens et un Saxon, engagés au service belge en 1831 et 1832.
Les éléments constitutifs étaient hétéroclites. Il n'existait aucune cohésion morale héritée d'un passé récent, aucun lien avec un passé national belge plus lointain, fort mal connu du reste.
Dans ce groupe, voici encore, à côté des 18 volontaires du début, 12 officiers ralliés du mois de septembre 1830, donc des « purs » ; (page 34) 85 par contre ne s'étaient rangés sous les drapeaux belges qu'en octobre et novembre après avoir été déliés de leur serment constitutionnel ; 13 n'étaient venus qu'en décembre, 11 en 1831.
L'étalement des âges y est large : 3 de 69 à 61 ans ; 15 de 60 à 50 ; 42 de 50 à 40 ; 41 de 40 à 30 ; 38 de 30 à 20 ; 11 de moins de 20. La moyenne s'établit entre 35 et 40 ans, ce qui est beaucoup pour l'époque.
La classification par origine territoriale donne :
Brabant : 34, dont 26 Bruxellois ;
Liège : 17, dont 11 de la ville même ;
Hainaut : 33, dont 13 Tournaisiens et 9 Montois ;
Luxembourg : 10, dont 7 du futur Grand-Duché ;
Namur : 3 :
Flandre Occidentale : 8, dont 7 Brugeois
Flandre Orientale : 7, dont 5 Gantois ;
Anvers : 6 ;
Limbourg : 14, dont 12 de la partie contestée.
Cette statistique est fragmentaire. Elle indique néanmoins, dans les carrières menées jusqu'au généralat, une nette prédominance des officiers de métier, sans qu'il soit tenu compte de leur plus ou moins grand empressement à se rallier la cause belge. 63 sont d'origine wallonne, 35 d'origine flamande, 34 Brabançons, avec prépondérance de l'élément urbain.
Voyons un autre sondage, cette fois dans une unité amalgamée issue d'un corps franc, le bataillon Borremans. Sur 71 officiers nous y trouvons 33 volontaires des débuts dont 8 ont été blessés, 11 volontaires engagés plus tard, 12 combattants de l'Empire, 41 venus de l'armée des Pays-Bas (certains appartiennent simultanément à deux catégories). Ici la moyenne d'âge s'établit vers 28 ans. De ces officiers, 5 deviendront généraux, 7 colonels, 1 lieutenant-colonel, 6 majors, 25 capitaines de première ou de deuxième classe ; 13 démissionneront entre 1831 et 1841. On y relève aussi deux déserteurs, deux suicidés et un mort en duel.
Nous constatons dans cette unité, dès 1831, un équilibre peu près réalisé entre les acteurs de la Révolution et les « attentistes. »
Les conclusions seront différentes en 1838, année où l'armée belge aura trouvé sa vigueur dans une organisation cohérente.
Elle comprend alors : le ministère, la maison militaire du roi, le grand quartier général, une brigade d'avant-garde, trois (page 35) divisions, 12 régiments de ligne, 3 de chasseurs, un de grenadiers et voltigeurs d'élite, 9 régiments dits de réserve, 7 régiments de cavalerie, 3 régiments d'artillerie et diverses unités. Les corps possèdent leurs effectifs pleins en officiers, et l'on y remarque une proportion très faible des croix de Fer, distinction attribuée aux volontaires de 1830 les plus méritants. Parmi les 33 généraux du moment, 4 seulement. Dans les états-majors, la proportion en varie de 25 à 10 p. c. Pour l'ensemble des 124 officiers des commandements de provinces et de places, 19 croix de Fer dans les régiments de ligne, moins de 10 p. c. Par contre, les trois régiments de chasseurs issus des corps francs en ont plus : 14 sur 95 au premier, 20 sur 70 au deuxième, 9 sur 67 au troisième. A la cavalerie, chaque régiment possède un peu plus de 10 p. c. de croix de Fer, sauf celui des guides (1 sur 41). Enfin, à l'artillerie et au génie, le pourcentage est infime : une ou deux par régiment.
Si les croix de Fer sont noyées dans la masse des officiers, la constatation s'impose avec plus de force encore dans les carrières. Sur 117 officiers supérieurs d'infanterie (16 colonels, 18 lieutenants-colonels et 83 majors), 11 croix ; sur 37 de la cavalerie (7 colonels, 5 lieutenants-colonels, 25 majors) : une ; sur 26 de l'artillerie (5 colonels, 6 lieutenants-colonels, 15 majors) : une. Et dans les cadres subalternes : Infanterie : sur 402 capitaines promus entre 1830 et 1837 : 53. Cavalerie : sur 101 capitaines, 18 ; sur 260 lieutenants et sous-lieutenants : 27. Artillerie : sur 61 capitaines, 3 ; sur 122 lieutenants et sous-lieutenants : 2.
Ces chiffres sont éloquents. Du monopole de fait détenu par eux pendant les premières semaines de la Révolution, celles des combats, les officiers des corps francs, élus par leurs hommes, confirmés ensuite dans leurs grades par le Gouvernement provisoire, sont passés en 1831-32 à un certain équilibre numérique avec les officiers de carrière issus de l'ancienne armée, mais, par la suite, leur avancement a été freiné ou totalement arrêté au bénéfice des seconds. Les noms les plus connus de 1830 ont rapidement disparu de l'Annuaire. Don Juan Van Haelen, premier commandant en chef, créateur des « colonnes mobiles » a démissionné la fin de 1830. Mellinet, l'un des meilleurs tacticiens de la période révolutionnaire, est placé en non-disponibilité en avril 1831, après des coups de tête. Le vicomte de Pontécoulant est licencié brusquement en janvier 1831, devant Maestricht. Le lieutenant-colonel Grégoire est mêlé au complot (page 36) orangiste de Gand en février 1831. Niellon tiendra jusqu'en janvier 1833_ Ainsi les personnalités de l'époque des « blouses bleues » s'effacent l'une après l'autre, souvent du reste parce qu'elles continuent à représenter une tendance révolutionnaire déjà passée de mode. Que dire alors des obscurs ?
Les « arrivistes » de la Révolution avaient obtenu très tôt des grades élevés ; ils se désintéressèrent totalement des petits, mais estimèrent par contre que leurs mérites n'avaient pas obtenu une récompense assez substantielle. Plusieurs, ulcérés, militèrent alors en faveur de l'orangisme. Le premier en être suspecté, le major Kessels, comptait parmi les plus fougueux combattants de Septembre ; on ne put du reste établir à aucun titre une culpabilité. De loin plus significatif, et certain celui-ci, fut le coup de main de Grégoire à Gand, le 2 février 1831, terminé par une sanglante échauffourée où force resta, non pas l'armée, totalement inerte, mais aux pompiers de la ville. Cet échec ne découragea pas les milieux orangistes ; ils s'appliquèrent à organiser un vaste complot s'étendant à plusieurs villes, avec prédominance de l'élément militaire rallié de fraîche date. Le lieutenant-colonel Borremans, volontaire de la Révolution, devait diriger le soulèvement à Bruxelles ; il fut arrêté la veille (24 mars 1831). Le général Vander Smissen, à Anvers, se heurta à l'attitude loyaliste de trois colonels de l'armée régulière : Clump, Coitin et Thabor. Il y eut aussi des incidents violents à Malines et à Hasselt, provoqués par des officiers de carrière. Les coupables étaient trop nombreux pour que l'on pût songer à exercer des poursuites rigoureuses.
Ces événements internes traduisent le trouble grave où se débattait l'armée : dissensions entre volontaires et réguliers ; méfiance réciproque : arrivisme forcené des grands ténors de la Révolution ; ambitions des officiers ralliés plus ou moins tardivement à la cause belge et placés aux leviers de commande.
« Un ministre nouveau… d'un trait de plume détruisit les droits des officiers des régiments issus des corps de volontaires ; il fallut descendre d'un grade pour être conservé dans les rangs de l'armée ; les autres furent remerciés sans plus. » (Revue militaire, juillet 1833. Editée à Liége par un groupe d’officiers).
On admettra du reste que les motifs ou les prétextes ne manquaient pas pour justifier ou expliquer une certaine épuration.
(page 37) Aux fanfaronnades d'avant le 2 août 1831 avait succédé la stupeur. On se livra, après la défaite, à un examen de conscience. Le Messager des Chambres écrivit : « Une fois passée la crise de fièvre, ce qu'il faut c'est l'ordre, c'est l'unité, c'est une administration active et habile. » Le sens de la remise en ordre ainsi réclamée nous est fourni par une phrase de M. Devaux : « Ce qui nous est arrivé provient de l'organisation révolutionnaire donnée à l'armée » (14 septembre 1831).
Nous avons vu que, dans le trouble des semaines de luttes, les nominations s'étaient effectuées sporadiquement, sans aucun contrôle. sans garantie, souvent sur intervention politique. Dès le début d'octobre les solliciteurs avaient obstrué les bureaux ministériels ; on avait dû créer une commission chargée d'examiner les titres des postulants des grades militaires. Le directeur du personnel invita les officiers à faire connaître la nature de leur nomination, à préciser s'ils détenaient un brevet ou une commission provisoire, par qui ils avaient été envoyés en mission.
Il n'est pas surprenant que la commission d'examen pour les officiers mobiles et des corps francs, instituée fin septembre 1831, ait fait d'édifiantes découvertes. On les soumit tout d'abord des épreuves sur les règlements, la théorie et la pratique du commandement ; les contrôles s'étendirent ensuite aux antécédents et permirent de mettre le doigt sur une quantité appréciable d'incapables ou d'indignes, pour boisson, libertinage, endettement ou brutalité. Au troisième chasseurs à pied, l'épuration fut presque radicale ; beaucoup de ses officiers ne savaient ni lire ni écrire (ou fort mal) : plusieurs étaient « abrutis par la boisson et d'une conduite crapuleuse » ; on y trouva « un ancien paillasse » et le chef d'une maison de prostitution. Dans un régiment 14 officiers étaient marqués au fer rouge.
Les rescapés de ce passage au crible conservèrent rarement leur grade initial ; ils durent pour la plupart accepter une rétrogradation pour entrer dans les cadres actifs. Le major Aulard, par exemple, chef bien connu d'un corps franc. fut admis comme capitaine (avec toutefois le rang de major honoraire). Dans son nouveau grade, l'officier venu des volontaires ne prit son ancienneté qu'à la date de son brevet définitif, non à celle de sa nomination. Pendant les premières années, le classement fut établi dans chaque corps, et non pour l'ensemble de l'armée, ce qui accentua l'inégalité délibérément voulue.
(page 38) Ce défaut de justice dans l'attribution des grades, écartant systématiquement les combattants authentiques des premières heures au bénéfice des officiers de carrière, allait mettre en péril l'homogénéité des cadres et fournir une arme à ceux qui voudraient en tirer parti. Le colonel Delahave écrivait en octobre : « Il est facile de se convaincre par le nombre de lettres anonymes qui circulent… qu'il existe un comité calomniateur qui travaille dans l'ombre et cherche à mettre la désunion entre les officiers de l'armée » (correspondance du lieutenant-général Buzen. Lettre du 4 octobre 1833).
Néanmoins, à la fin de 1834, les anciens volontaires représentaient encore environ 40 p. c des 2.766 officiers en service, qui se répartissaient comme suit
402 de l'ancienne armée des Pays-Bas ;
20 retraités ayant repris du service ;
21 officiers belges venant du service étranger (de l'armée française, repris avec leur grade) ;
1.088 officiers volontaires, admis dans l'armée sans services antérieurs ;
1.107 sous-officiers de l'ancienne armée, nommés officiers depuis la Révolution.
Le total de Ces deux dernières catégories indique que le niveau de l'instruction générale de nos cadres, et de leur valeur intellectuelle, devait être très bas.
Il fallait y trouver un palliatif. On le découvrit en réussissant ce prodige de réunir en un bloc de mécontents les officiers belges, par ailleurs si divisés.
Pendant la période séparant les premiers mois de la Révolution de l'attaque hollandaise en août 1831, des esprits clairvoyants s'étaient rendus compte des défauts de l'armée belge, inadaptée à la menace grandissante, et hors de proportion avec l'esprit très belliqueux de l'opinion. Le ministre Sebastiani avait écrit à son délégué Bruxelles, le général Belliard : « Le véritable danger de la Belgique est dans le manque total d'organisation intérieure. » Il déplorait les « détails affligeants reçus sur… l’anarchie à laquelle ce pays est en proie et sur l'audace des partisans de la guerre. » M. Lebeau notait : « L'armée nouvelle doit laisser (page 39) beaucoup désirer sous le rapport de l'organisation… » On le sentait si bien au Parlement qu'il vota un décret, le 2 avril 1831, par 80 voix contre 42, approuvant l'appel à des officiers français pour prendre part officiellement à la réorganisation générale : 1 général en chef, avec 3 officiers supérieurs ; 1 colonel, 3 chefs de bataillon, 12 capitaines, 20 lieutenants et sous-lieutenants pour l'artillerie.
Bien que le ministre eût présenté la nomination d'un commandant en chef étranger comme une mesure tendant à éviter toute jalousie entre les généraux belges, la réaction fut véhémente. Les journaux prirent feu et flamme. Un observateur français remarqua : « L'armée belge voit qu'elle manque de sujets capables, mais elle n'en veut pas faire l'aveu. Tant qu'elle pourra se passer d'officiers étrangers, elle le fera. »
Le Régent n'était pas homme passer outre à ces protestations. Mais le roi Léopold, par son premier examen de la situation, pria dès le 2 août le général Belliard de lui procurer sur-le-champ 4 officiers français, et la Chambre l'autorisa à recourir à tels appels sans limite pour la durée de la guerre. A partir de la fin du mois d'août, des officiers français entrèrent donc au service de la Belgique pour un temps limité, et le premier en fut le général Evain. Arrivé le 31 août 1831, il fut nommé directeur de l'artillerie.
« Les chefs belges sont presque tous mauvais et incapables », commenta Belliard. « C'est une grande victoire d’être parvenu à vaincre les résistances d'un peuple nouveau dont l'amour-propre est l'exagération. » (J.R. LECONTE, La formation historique de l’armée belge, p. 89).
Le premier rôle des généraux français fut d'établir un bilan et d'inspecter chaque arme, Les officiers français de rang inférieur reçurent tout d'abord des missions d'information, d'enquête et de contrôle dans les provinces. C'est le processus normal du travail d'une mission militaire chargée de « moderniser » une armée.
Dès les premiers appels à des officiers étrangers, un vif mécontentement régna dans les milieux militaires belges. L'armée de cette époque n'était pas précisément une « grande muette » : beaucoup de ses membres, officiers en tête, avaient même le verbe haut, surtout après libations (péché mignon du temps), (page 40) et l'insulte facile. Ils trouvaient des défenseurs chez les journalistes des quotidiens ou des hebdomadaires satiriques, qui proliféraient. Un folliculaire clamait dans les Euménides sa volonté de « venger l'armée belge en faisant une guerre juste et tenace tous ces matamores exotiques qui, dans des jours néfastes, lui furent imposés ou s'insinuèrent chez elle. » (1833). Gendebien se proclamait champion des officiers issus de la Révolution, menacés par les réformistes, et spécialement par le général Evain qui avait été naturalisé et nommé ministre de la guerre dès mai 1832. Une campagne très violente éclata à l'arrivée du colonel Magnan, relevé de son commandement en France (décembre 1831) et substitué, avec le grade de général, à Niellon à la tête de sa brigade.
« La Belgique n'a pas craint d'humilier et de décourager ses enfants en les associant à des étrangers doués pour la plupart d'un mérite vulgaire », disaient les opposants (Revue Militaire ? 1833). Un autre, plus réaliste, remarquait qu'un Pierre le Grand et un Frédéric II s'étaient aussi entourés d'étrangers, que cette mesure était peut-être nécessaire pour faciliter l'adolescence d'une armée nouvelle : le danger était de voir sacrifier les intérêts des nationaux à l'esprit de coterie qui distingue souvent les étrangers, isolés au milieu d'une société qui leur est étrangère, surtout lorsqu'ils sont les maîtres des emplois supérieurs.
Il ne s'agissait que d'une faible minorité. En 1833, sur 2.407 officiers de l'armée régulière : 148 étrangers, dont 104 Français, 34 Polonais et 10 Allemands. Sur 10 lieutenants-généraux, 3 Français : sur 19 généraux de brigade, 4 Français et 1 Prussien : sur 26 colonels, 1 Français et 1 Polonais ; sur 48 lieutenants-colonels, 2 Français et 1 Polonais 2. (Sur 6 généraux français arrivés en septembre 1831, 4 repartirent dès janvier 1832).
Il semble bien que les Français aient cristallisé tous les mécontentements. Ils détenaient les postes de direction : Evain, ministre pendant plus de trois ans, et ministre très discuté ; Hurel, chef de l'état-major de l'armée après le général Desprez, mort en 1833 ; quatre commandants de brigades. La campagne de protestations ne se calma guère, alimentée par les lettres anonymes dans les colonnes toujours ouvertes du Méphistophélès, de l 'Argus, (page 41) des Euménides et, bien entendu, du Messager de Gand, au premier rang des opposants à tout.
Un agent consulaire français signale cette « susceptibilité nationale peu raisonnée » tournant à la francophobie. On songea en 1835 à rappeler les officiers français, mais le ministre de France Bruxelles déconseilla cette mesure, qui donnerait gain de cause à « des hommes bassement envieux dont la nullité s'accommode mal de la présence d'hommes supérieurs à eux. »
Cette supériorité même, l'on s'en doute, était mise ce question. Dans la Revue Militaire de 1833, on lit : « La Belgique n'est point forcée de faire cet emprunt : elle possède beaucoup d'officiers capables, qui ont fait leurs études à Saint-Cyr, d'autres à Fontainebleau. » Mais, après les faits révélateurs de 1831, n'avait-on pas, dans les assemblées législatives, crié à l'ignorance, à l'incapacité, à l'impéritie des officiers ? On y rétorquait maintenant, en ironisant : « Ceux qui criaient si fort étaient en grande partie des avocats on des abbés, tous éminemment experts dans l'art militaire. »
Après avoir occupé des postes de direction au cours des premiers mois d'activité, une partie des officiers étrangers furent répartis entre les unités pour y continuer leur mission, En 1838, nous trouvons soit un Français Soit un Polonais isolé au milieu de ses collègues belges, dans un état-Major de division ou de brigade, ou dans un régiment. L'état-major de l'armée comptait 6 Français et 1 Polonais sur 32 officiers ; le sixième régiment de ligne, 3 Français (sur 83) ; les grenadiers et voltigeurs réunis, 3 Français (sur 96) : le deuxième chasseurs à cheval, 2 Polonais (sur 61) et premier lanciers, 4 Polonais (sur 65).
Français et Polonais avaient des situations nettement différentes. Les premiers se trouvaient en mission officielle, détachés de leur armée, imbus de leur supériorité, avec le souvenir d'une Belgique deux fois secourue par leur pays. Les seconds étaient des réfugiés politiques, accueillis avec sympathie et faveur, sans attaches désormais avec leur noble et malheureux pays sous la botte, mettant leurs talents au service d'une insurrection qui, contrairement à celle de la Pologne, avait réussi, mais rencontrait, elle aussi, l'hostilité de la Russie.
La situation des étrangers dans le climat de l'armée de cette époque ne fut pas agréable. Malgré le grade obtenu au moment du contrat, malgré la solde plus élevée, les Français, peu à peu, (page 42) rejoignirent leur armée. En 1833 : 104 Français, 34 Polonais, 10 Allemands et Anglais. En 1834 il restait encore 91 Français, avec 27 Polonais, Allemands, Espagnols et Italiens. En 1835 : 77 Français. En 1837 : 23 seulement. Mais la présence de cette infime minorité dispersée suffisait à alimenter la mauvaise humeur. Lebeau, en septembre 1840, écrit à un ami anglais : « Je vous dis que l'esprit anti-français est tel dans notre armée que vous allez voir allumer des feux de joie quand les officiers français se retireront du service. Je vous certifie également qu'en cas d'invasion on tirera sur les Français comme sur des cosaques » (J.R. LECONTE, op. cit., p. 175). On faisait circuler des lettres anonymes lithographiées qui réclamaient le renvoi des officiers français. Parfois une altercation dressait un Français contre un Belge et conduisait à un duel. En 1835, année spécialement virulente à cet égard, des officiers français, en mission en Belgique, protestèrent par écrit dans un journal (Le Courrier de la Meuse, 9 octobre 1835) contre les attaques systématiques du Méphistophélès, feuille satirique venimeuse. A la fin de cette même année, les officiers de la garnison de Metz et ceux de villes de la frontière du Nord, émus par les échos. sans doute exagérés, de cette tension, voulurent aller en corps en Belgique pour les contrôler sur place et protéger leurs compatriotes. On eut grand-peine les calmer (L’Eclaireur de Namur, 3 novembre 1835).
L'armée belge des premières années ne semble pas avoir pratiqué la reconnaissance. On se ferait pourtant une idée inexacte en croyant que cette rivalité était générale et empoisonnait perpétuellement l'atmosphère. Il suffisait, pour l'entretenir ou la réveiller, de quelques mécontents dans l'armée et de journalistes voués à l'opposition. Et parmi eux ceux de la feuille citée plus haut. Située en flèche de cette xénophobie. elle avait ouvert boutique de ragots, et créé en temps un mot pour la baptiser : « Bulletin de la Fransquillonnerie. » Un autre satirique, le Lynx écrivait : « La France nous aime trop pour que nous puissions l'aimer. Il suffit de voir comment nos libéraux accueillent ses officiers, ses professeurs, ses écrivains, ses délégués de toute espèce… »
Voilà une phrase qui remet les choses dans leur exacte perspective. Maint officier français avait acquis l'estime, et même (page 43) l'affection, de ses cadres. Le lieutenant-colonel du Theillet de Lamothe, commandant du cinquième de ligne en 1833, eut l'idée malencontreuse, lors d'un dîner de corps donné au Cygne, de porter un toast à la Duchesse de Berry (alors emprisonnée par le gouvernement de Louis-Philippe, après une romanesque tentative de soulèvement de la Vendée). Le roi Léopold le convoqua et lui dit : « Vous m'avez bien embarrassé. Je sais, la presse est bien dangereuse. » Lorsqu'il fut relevé de son commandement, sanction inévitable après l'esclandre, ses officiers signèrent une pétition exprimant leurs regrets, leur estime, leur reconnaissance.
L'appel de la Belgique neutre des officiers étrangers n'allait pas sans inconvénients diplomatiques. La Russie avait vu de fort mauvais œil les engagements de Polonais. La mesure fut comble lorsque le Roi choisit, en janvier 1839, le général Skrzynecki, âgé de 51 ans, l'un des chefs de l'insurrection de 1830. Immédiatement, la Russie, l'Autriche et la Prusse rappelèrent leurs ministres de Bruxelles, de janvier juillet. Le Polonais fut nommé général de division « en disponibilité » et resta dans cette position jusqu'en 1848.
Ce recours à des étrangers ne constituait qu'une faible partie de ce qu'eût voulu le roi Léopold. Placé dans des conditions dramatiques à la tête d'une armée dont il avait pu juger toutes les faiblesses, et surtout la médiocrité de son commandement, il désirait y introduire, non seulement des officiers, mais aussi des soldats étrangers. Il pensa sérieusement une légion polonaise recrutée parmi les réfugiés échappés à la répression de 1830, puis à une sorte d'amalgame belgo-polonais pour lequel il lui eût fallu 2.000 cavaliers, 200 artilleurs et 2.500 fantassins polonais. Cette idée n'avait rien de choquant au regard des idées de l'époque. Dans l'armée des Pays-Bas servaient des milliers d'Allemands, Prussiens, Hanovriens et Suisses. Mais, devant les réticences du roi Louis-Philippe à appuyer un tel projet, ce dernier s'amenuisa (page 44) à l'extrême et se limita à l'engagement, à titre individuel, d'officiers étrangers, parmi lesquels une fournée de 34 Polonais.
Un arrêté du 30 septembre 1831 prévit également la levée d'une formation d'étrangers ; un régiment devait être organisé et confié à un colonel au nom sonore : Achille Murat, fils aîné du roi Murat et de la reine Caroline, âgé de 30 ans. L'unité serait encadrée par des officiers napolitains, calabrais, piémontais, prussiens, brunswickois, anglais, avec trois Belges pour les services administratifs. Cet essai n'était pas le premier. Déjà en avril 1831, le Régent avait ordonné la création à Ath d'un régiment de transfuges nord-brabançons et d'Allemands déserteurs de l'armée des Pays-Bas, mais ce dépôt n'avait jamais dépassé 475 hommes ; on dut le dissoudre en août à la suite d'incidents de discipline.
La nouvelle tentative ne s'amorça guère mieux. En décembre on y relevait 11 officiers et 342 hommes, la plupart des déserteurs français. hollandais, prussiens, et quelques volontaires français, italiens et même anglais. Fait assez typique : les déserteurs racolés près de la frontière par des délégués de ce régiment étaient souvent soudoyés et « détournés » au passage par d'autres agents recruteurs, au bénéfice cette fois des corps réguliers.
Devant ces résultats décevants, on n'organisa qu'un bataillon sous les ordres d'un Italien, le major Tordo, et Murat reçut le grade de colonel honoraire. Une légion étrangère n'a d'autre raison d'exister que le combat ; les occasions n'en manquaient certes pas en Algérie, où la Légion allait se créer une tradition glorieuse. Bien au contraire, dans la petite Belgique attendant, l'arme au pied, la vie monotone du dépôt se révéla néfaste l ; es étrangers eurent tôt fait d'inspirer la crainte par leur comportement, successivement à Ath, à Bruges et à Termonde. Partout mutineries, rixes, désertions avec armes. Un Hessois, déjà déserteur hollandais, fut exécuté le 4 mai 1832. En septembre 1832 on fut contraint de disperser le bataillon en quatre compagnies de nationalité homogène. Allemands à Mariembourg, Prussiens rhénans à Furnes, Français, Italiens et Espagnols à Menin, Hollandais et Suisses à Audenarde, Par la suite. l'extinction des volontaires provoqua la dissolution de certaines compagnies, mais le dépôt des étrangers, à Audenarde, vivota jusqu'en 1839. La circonstance la plus favorable à l'éloignement de ces volontaires devenus indésirables se présenta avec l'organisation d'un corps expéditionnaire pour le Portugal, où se livrait une lutte entre la reine (page 45) légitime et le prétendant. La Belgique n'y participa pas officiellement, mais elle autorisa le recrutement de volontaires dans les compagnies étrangères. D'octobre 1831 à janvier 1832, Ostende vit partir en plusieurs détachements 645 officiers et troupes, presque tous non-Belges. L'efficacité de ce bataillon, qui atteignit une force de 800 hommes, fut telle qu'en 1833 le gouvernement portugais introduisit une nouvelle demande par l'intermédiaire du général Goblet, ministre des affaires étrangères de Belgique. On y vit la possibilité de réduire encore les résidus du dépôt des étrangers et d'épurer les compagnies de discipline ainsi que les corps de volontaires non dissous. Alors que le premier contingent avait été commandé par un Italien, le colonel Borso, un Belge fut placé la tête de celui-ci, le major Le Charlier, ancien commandant de la légion belge de Londres puis des tirailleurs de la Meuse.
Après une campagne de près de 15 mois, qui fut la première apparition de soldats belges sur des champs de bataille étrangers depuis l'Empire, et où le bataillon se distingua, ses éléments en revinrent en février 1835, accueillis avec plus d'appréhension que d'enthousiasme. A Nieuport, on procéda au désarmement des tirailleurs, dont plus de la moitié étaient Belges.
Ainsi se termina un essai dont l'échec était inévitable dans le calme des petites garnisons et sur la valeur duquel le Roi s'était probablement abusé.