(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 266) Nous n'avons demandé aucun témoignage aux ouvrages, rares du reste, de caractère romanesque, qui furent consacrés à la vie militaire belge. Ils sont, ou trop conformistes, ou trop passionnés.
Il n'est pourtant pas sans intérêt de voir comment l'armée, société fermée, apparaît dans ce miroir déformant ; comment aussi les livres belges de ce genre se rattachent aux tendances qui leur sont contemporaines l'étranger.
Nous n'y trouverons aucun chef-d'œuvre, ni même aucune œuvre marquante.
Le premier en date des auteurs qui se sont intéressés à l'armée est sans doute le grand romancier populaire flamand Henri Conscience. En 1830, âgé de moins de 18 ans, et habitant Borgerhout, il assista aux combats de Berchem et d'Anvers ; en octobre, il s'engagea dans le troisième bataillon des chasseurs de Niellon. En un mois, il y devint fourrier et fut frappé d'emblée par l'indiscipline de ces corps francs, composés de citoyens libres et agissant comme tels. Ses Souvenirs de Jeunesse brossent des tableaux de cette armée qu'il abandonna très vite. Ce jeune homme, sensible et doux, n'était visiblement pas fait pour la vie militaire et ses rudesses. Il y revint dans son roman De Loteling (Le Conscrit), récit du genre sentimentaliste, naturiste, pieux, peuplé de gens sympathiques et d'actions louables. La caserne et la ferme sont les deux pôles d'une action fort mince. Jan, incorporé à Venloo, y perd la vue comme tant de soldats. La nourriture est insuffisante : « une petite assiette de ratatouille, sans sel ni poivre », telle est la seule indication un peu réaliste. Sa fiancée vient l'y reprendre ; elle (page 267) le ramène au village, où un bon docteur lui rendra la vue. Un livre bleu, attendrissant pour les âmes de cette époque.
Quelques officiers du milieu du siècle romancèrent leurs expériences. Le colonel Alvin écrivit un roman : La Bourse du Lieutenant Alberty, qui connut un certain succès : le cadre militaire n'y intervient que dans les premières pages, et de manière assez pâle. Les souvenirs du général Feer se réfèrent à ses débuts en 1842 ; des notations vivantes et précises les jalonnent. Nous y relevons que vers 1848 plusieurs officiers du génie et de l'artillerie se passionnèrent pour les théories fouriéristes ; un au moins fut placé en non-activité pour avoir donné à ses soldats des conférences humanitaires.
Plus curieux, au point de vue littéraire, sont les essais édités en 1883 sous le pseudonyme « Major La Flamme » par le général Kraus. Il semble à première vue que l'auteur se soit inspiré des romans dialogués de Henri Lavedan et de Abel Hermant. mais la confrontation des dates indique qu'il les a devancés. Dans ses nouvelles apparaît ici et là une touche d'humour. « Je me marie » a tout l'air d'un pastiche de cette époque ; il s'agit des approches timides de l'officier aspirant au mariage bourgeois, des premières et combien timides audaces (« Je sens une baleine de corset ») des rougeurs de la belle enfant, mais aussi des calculs des futurs beaux-parents au sujet de la dot réglementaire. Ironie et dialogues bien troussés. Le même auteur romança la participation belge à la garde des frontières en 1870, dans « Souvenirs d'un milicien de 1870 » : la mobilisation au village au son du tambour, le cortège jusqu'à la gare lointaine, escorté par la musique locale. Cet ouvrage a un caractère engagé en faveur du service personnel, mais le récit est conduit avec une certaine habileté. On est en pleine période de littérature conformiste ; tous les officiers et sous-officiers sont présentés comme autant de petits saints ; la compagnie, remplie de zèle, est en toute occasion impeccable. Ce sont « Les petites filles bien sages » de la comtesse de Ségur transposées à l'échelle militaire.
Presque sans transition, nous allons être précipités dans une littérature de choc.
Après la guerre de 1870-1871, l'adoption en France du service général fit entrer à l'armée les fils de la bourgeoisie et les intellectuels. Leur contact avec la vie militaire, ses mœurs encore frustes, son obéissance passive, ses chefs trop souvent lointains et (page 268) distants, en dressa beaucoup contre la caserne. Celle-ci devint un thème de littérature, dont les tendances au réalisme sordide s'accommodèrent fort bien.
Ecartons-en les romans sur la guerre elle-même ; ceux des frères Margueritte, la Débâcle de Zola, pour ne retenir que les livres sur l'armée de la fin du 19ème siècle. Quelques-uns restent en mémoire, car ils firent scandale. Dans Sous-Offs Lucien Descaves ne voit que les abjections du milieu, sous un jour visqueux, dans un style qui marque sa prédilection pour les crudités. La technique naturaliste y est scrupuleusement appliquée : choisir une quantité de faits isolés, dépourvus de rapports réciproques, mais dont chacun est peut-être vrai en soi les rapprocher arbitrairement ; les accumuler, les présenter en une énumération accablante que ne ventile aucune clairière de fraicheur. De cette condensation même résulte l'exagération manifeste, mais elle ne peut être décelée qu'avec le recul et l'esprit critique. Dans cette série se situent Le Cavalier Miserey d'Abel Hermant, et, oubliés maintenant, Au Tableau où son auteur Helden fait le procès d'une armée empoisonnée par l'ambition mauvaise du temps de paix et L'Enfer du Soldat. Jean de la Hire en intitule le premier chapitre : « L'Assassinat règlementaire » (cadre : l'hôpital).
A la même époque, le naturalisme militaire trouve son expression germanique dans les Petites garnisons du lieutenant prussien Bilse, livre à sensation ; dans Iéna ou Sedan ou encore dans les pièces de Beyerlein, entre autres La Retraite où se trouvent d'âpres critiques des cadres, officiers et sous-officiers.
En France. une autre catégorie groupe les livres où l'emporte délibérément une volonté de déformation caricaturale ; où les personnages deviennent des fantoches, tout en conservant leurs traits humains. Ceux de Courteline eurent probablement un effet plus percutant que les tristes héros des romans naturalistes. On se souvient toujours de Hurluret, de La Guillaumette, de Lidoire ; on a oublié les Miserey et autres.
Certains ouvrages enfin, tout en conservant une certaine valeur littéraire, s'orientent dans une tout autre direction. Dans Pingot et Moi, le lieutenant Art Roë montre la tâche d'éducateur incombant l'officier : elle fait abstraction de « la formule de l'obéissance passive, dès aujourd'hui bien vieillie », et exige le contact étroit avec le troupe. Le Soldat Bernard de Paul (page 269) Acker, se situe dans la même ligne. Bernard est résolu à faire du prosélytisme social, par haine des officiers et de l'armée. Il rencontre un lieutenant qui entreprendra le redressement de cette âme « aigrie et faussée. » Bernard en viendra à penser que la caserne n'a jamais corrompu personne, que la plupart des officiers sont des hommes de cœur, que la discipline n'atteint que les corps en laissant libres les âmes. Bien entendu, ce livre, comme les autres, est monté sur un scénario visant une valeur démonstrative. On y trouve, comme ailleurs, les détails de la vie quotidienne, sous un éclairage différent ; les inévitables scènes de grève, les confrontations dramatiques, les violences, les scrupules, les débats de conscience. Tout cela constitue la trame conventionnelle de la représentation (naturaliste ou conformiste) d'une existence monotone, où seule la guerre sociale peut intervenir comme le révélateur.
Nous ne ferons que citer les ouvrages de Psichari, qui transcendent le problème du militaire de carrière et du chef, sans atteindre les masses.
Les diverses tendances et techniques citées plus haut se retrouvent dans les ouvrages belges de même inspiration, avec cette différence essentielle que, pendant quarante années encore, le tirage au sort et ses conséquences sociales feront partie de la trame romanesque.
Georges Eekhoud, dans ses Kermesses trace un portrait vigoureux de l'armée des années 1880. Au dépôt, où arrivent les recrues, « c'était un pêle-mêle d'urbains et de ruraux, de sarraux de valets de ferme et de vestes de manœuvres, de Flamands et de Wallons. d'aide-bateliers et de terriens... Ils fraternisaient au hasard, se tapaient dans la main… quitte à se lâcher l'instant d'après pour improviser de nouvelles amitiés. » La caserne est « moisie et croulante. » L'aspect social est évoqué avec force. « Tous offraient quelque chose d'humilié, de gauche, de penaud. Instinctivement ils s'effaçaient,. et cédaient le haut du pavé au bourgeois… Ils avaient conscience de leur rôle de mercenaires. On les considérait partout comme un rebut, comme une charge, comme des fainéants. » Sauf peut-être en de rares occasions : les fêtes « où la troupe figurait pour la vanité des grands et pour l’ébaudissement des badaud. » Et voici un jugement terrible : « Les heureux ne faisaient même pas à ces pauvres la charité de leur laisser une illusion sur le discrédit et l'abjection de leur métier. »
(page 270) Au réalisme d'Eekhoud succède le naturalisme d'Horace Van Offel, dans un livre de combat violent, antimilitariste par principe, s'inspirant de la technique de Descaves. Rien n'y manque, ni le sous-officier « important, vaniteux et fricoteur.. un raté qui se venge sur les hommes... » ; ni le vieux briscard et dur à cuire d'autrefois qui, vivant avec la troupe, la comprend mieux, à sa façon rude et bourrue. L'officier « exerce un bon métier, où l'on gagne du ventre, des appointements sérieux et quelquefois même un bon mariage. » Tout cela est cimenté par la discipline, qui sert de cache-misère à toutes les infâmies, à tous les ridicules militaires. » « L'homme qui observe un règlement est sans pitié et aussi sans initiative. A l'armée on fait une vertu de cette maladie. » Quelques descriptions vivantes, entre autres celle du tirage au sort. Les mauvais numéros et les autres, « femmes et enfants pêle-mêle, fleuris de roses en papier, accordéon en tête. » L'auteur naturaliste s'en donne à cœur joie dans la vaste saoulerie, les chansons obscènes, les rixes qui en sont la suite. Tout se ressent de cette tendance : le médecin bâclant ses visites, le vrai malade mis à la salle de police pour simulation, l'hôpital innommable, les veuleries, les lâchetés. La peinture est poussée à l'extrême, et laisse à peine entrevoir quelques traits ressemblants. Les deux « héros » du roman ont un destin lamentable : le volontaire de carrière sera dégradé, jeté au corps de correction « où retentissent les hurlements de ceux qu'on torture dans les fers » (sic) ; le milicien, non soigné, mourra l'hôpital. Le parti-pris de grossissement ne connait aucun relâchement. On trouve des passages d'une inspiration analogue dans des livres de Camille Lemonnier, en moins outrés toutefois.
A ces quelques exemples du naturalisme appliqué à la vie militaire ne s'opposait aucune réaction valable. On ne peut en effet accorder aucune valeur littéraire au Julien Sibret de Eugène Orelio. Il constitue un « documentaire romancé » sur la naissance d'une vocation et les étapes d'une carrière assez rapide conduisant à la sous-lieutenance. Ouvrage conformiste au premier chef, où il est possible de piquer ici et là une notation précise.
Edouard Keyzer s'inspira plutôt de la technique de Courteline, proportions gardées, pour évoquer une Garnison de dépôt. Ce livre assez savoureux débute par le récit d'un banquet de corps aux carabiniers ; on y fête cinq promus, cinq pensionnés, en présence d'un archevêque et de quatre généraux. «(page 271) » Seuls les invités, n'ayant pas le douloureux cauchemar de la retenue proportionnelle, s'amusaient sans arrière-pensée. » Suivent l'arrivée d'un officier au dépôt de Malines, les visites protocolaires à des chefs pittoresques ; la vie de mess dans une vieille auberge fréquentée par les voyageurs de commerce. L'officier nouveau venu est rempli des intentions les plus énergiques, mais il se verra presque instantanément amolli par l'ambiance nonchalante, où règne le seul souci de filer chaque jour à Bruxelles. Des personnages réels sont saisis sur le vif ; le « je m'en fichisme » général est poussé jusqu'à la cocasserie. L'inspection du colonel provoque une activité inusitée ; on nettoie dans les coins ; les « mottekloppers » ou « batteurs de mites » s'affairent : nappes, rideaux, ustensiles, gravures patriotiques, abat-jours, crachoirs sortent des réserves. En somme, ce livre est un peu le pendant des Gaités de l'Escadron aussi terrible, du reste, comme témoignage dans sa jovialité. On y trouve même une sorte de capitaine Hurluret, le commandant Bombard, grand hurleur, grossier, toujours la menace la bouche, mais montrant parfois un cœur d'or. Les passages qui donnent le plus penser sont ceux du départ de la classe. « Certaines figures étaient anxieuses ; c'étaient les misérables, les orphelins, les sans-métier... pour qui les deux années écoulées avaient été le pain quotidien... » A cette occasion, les commandants de compagnie, responsables de la gestion de l'habillement, supputaient le moyen de faire durer leurs vêtements, et les remplaçaient par des tenues élimées, rapiécées, et des bottines crevées. » Un de ces malheureux se voit refuser grossièrement par Bombard une paire de bonnes chaussures, mais cet officier lui glissera discrètement dans la main deux pièces de 5 francs pour s'en acheter.
Témoignage éloquent de la pauvreté de l'armée d'alors et de la misère de ses serviteurs. Tel nous paraît être le commun dénominateur de tous ces livres, quelles qu'en soient par ailleurs la tendance, l'inspiration et la technique.