(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Dès la fin de l'année 1913, tout porte les marques d'une rénovation sous le signe de l'urgence. Avec la réorganisation en cours, le camp de Beverloo lui-même, ce symbole inséparable de la vie militaire, prit une importance grandissante ; son extension prodigieusement rapide répondit aux besoins nouveaux. Il n'y avait plus assez de place dans les casernes pour accueillir un contingent plus que doublé. Les régiments à l'étroit durent envoyer en Campine leur trop-plein, constitué en bataillons complets. En septembre le camp abrita, très largement, 14.000 hommes.
Entre 1851 et 1912, on y avait édifié 108 casernes ; depuis le 15 mars 1913, 180 autres s'y ajoutèrent. Le domaine avait un périmètre de 35 kilomètres, une surface de 4.500 hectares, dont 300 pour le camp proprement dit. Depuis ses origines, le terrain n'avait guère changé : vastes étendues monotones de bruyères dégageant une poésie nostalgique ; horizons fermés par les sapinières denses et sombres, ou par les dunes blondes, où s’accrochaient inévitablement, comme par le passé, les épisodes les plus spectaculaires des manœuvres : les marais du Vissch Bedden, le Katersche Beek, le « défilé » du Spiekelspade, Kamert, noms entrés depuis longtemps dans les seules traditions militaires que possédât notre armée, celles de la petite guerre.
Aux confins du domaine, les cultures améliorées commençaient à mordre sur la lande et conféraient un cachet moins sauvage à la région. A l'intérieur, 63 lignes de tirs individuels, dont 15 munies des cibles électriques, invention du capitaine-commandant A. E. M. Bremer, des carabiniers, et 5 lignes de tirs collectifs, avaient fait du camp de Beverloo l'un des plus modernes d 'Europe.
(page 256) Les installations répondaient aussi à ce critère. Le long du front de bandière s'élevaient les « grands mess », dont l'achèvement, avec chauffage central, était prévu pour 1914. Ils comportaient trois réfectoires de 36 mètres sur 23, une salle de jeu et de lecture de 23 mètres sur 23, et tout un étage réservé aux sous-officiers, avec salle à manger, tabagie, salle de jeu, salle de lecture, chacune de 23 mètres sur 11,50.
Dans les blocs de logement, on avait réduit la densité d'occupation de chaque chambre de 21 hommes à 14 ; les chambrettes d'angle étaient réservées aux sous-officiers. Chaque compagnie disposait d'une chambre-séchoir, et les salles d'affusion étaient pourvues du chauffage central.
Le camp de 1913-14 permet de rendre compte de l'immense chemin parcouru, au point de vue social, depuis I 'époque héroïque. Au milieu des installations modernisées ou toutes neuves, les vieux pavillons pour officiers et leurs mess désuets faisaient pauvre figure.
Une seule victime dans cette fièvre de perfectionnement : le pittoresque. Naguère encore, l'arrivée des unités au camp s'accompagnait de corvées multiples, Ies officiers devaient louer au Bourg lavabos et autres ustensiles de toilette plus ou moins rouillés. ainsi que le poêle pour leur cellule exiguë. Les soldats munis d'un sac de campement et de paille confectionnaient leur sommier, puis procédaient au transport à bras des literies. Il en résultait un haut en couleurs. Désormais presque tout fut fourni. On menaça d'éviction les cantiniers, ces gagne-petit, dont les femmes, depuis les débuts, avaient été les seules dispensatrices d'un confort, combien primitif. Ils durent céder les locaux qui leur étaient normalement concédés et, sauf dans quelques unités dont les chefs restaient fidèles aux traditions, renoncer à vendre café, bière et tartes dans les « carrés. » Il fut plus malaisé d'éliminer les mercantis, les filles du Bourg, les ramasseurs des restes de cuisines revenant sous forme de gaufres, les marchands de coco, toute une population grouillant dans le camp et encombrant la chaussée axiale. En avril 1914, M. de Broqueville accorda aux commandants de compagnies une allocation spéciale pour leur permettre de récréer et de retenir les soldats dans leurs logements.
C'est dans ce cadre rénové que l'armée en cours de réorganisation fit ses dernières armes. Le 13 mai 1914, le roi y passa en (page 257) revue les quatre brigades de la quatrième division d'armée (lieutenant-général Michel), soit 13.000 hommes. Il était prévu que les grandes manœuvres mobiliseraient trois divisions, effectifs jamais atteints.
L’organisation nouvelle consistait essentiellement en six divisions d'armée (D.A.) quatre à trois brigades mixtes, deux à quatre brigades (la troisième, de Liège et la quatrième, de Namur). Au total 20 brigades et une division de cavalerie.
La brigade mixte (B.M.) en constituait l'élément original. Elle comprenait deux régiments d'infanterie à 3 bataillons de 4 compagnies. Un de ses deux régiments existait sur le pied de paix ; à la mobilisation il se dédoublait par répartition de ses cadres et des miliciens inscrits sur ses contrôles. Il devait encore donner naissance à un troisième régiment, dit de forteresse. Huit classes participaient à la formation de l'armée de campagne (dont une, celle de 1906, d'alimentation) sept classes à l'armée de forteresse (dont une, celle de d'alimentation). En plus de ses deux régiments. la brigade comptait une compagnie de mitrailleuses de 6 pièces, un groupe d'artillerie de 3 batteries de 4 canons, soit un total de 150 officiers, 6.300 fusils, 6 mitrailleuses, 12 canons, et 30 cavaliers-éclaireurs (gendarmes).
La division d'armée, en plus de ses 3 ou 4 brigades, possédait un régiment de cavalerie divisionnaire (4 escadrons), un régiment d'artillerie divisionnaire (normalement 3 groupes, dont deux d'obusiers en août 1914, un seul groupe) un bataillon du génie (2 compagnies) une section de télégraphistes avec un poste de T.S.F. un corps des transports divisionnaire à 4 échelons. La Division de Cavalerie comprenait deux brigades de deux régiments de cavalerie un groupe d'artillerie cheval un bataillon cycliste de 3 compagnies : une compagnie de pionniers-pontonniers-cyclistes ; une section cycliste de télégraphistes ; un corps des transports.
Une partie de cette armée fut présentée le 20 mai aux souverains danois, à l'occasion de leur visite officielle. Elle se déploya sur une longueur de 6 kilomètres, le long de l'avenue de Tervueren. Malgré l’éloignement de ce quartier résidentiel dont l'essor était récent, le public s'y rua pour acclamer « son » armée en d'interminables ovations : l'École militaire, toujours impeccable ; sa compagnie d'aspirants-officiers ; les grenadiers imposants ; les carabiniers alertes ; le populaire neuvième de ligne (page 258) étrennant la tenue gris-clair et le casque léger mis à l'essai ; les cyclistes et le génie cycliste ; quelques mitrailleuses. Les miliciens de la division de cavalerie n'avaient encore que huit mois d'instruction. Pour des raisons diverses, certaines unités défilèrent au galop, et même un peu à la charge. Cette fantasia, brillante autant que spontanée et imprévue, mais à coup sûr spectaculaire, fut commentée par la presse, assez sympathiquement du reste. La vigilante et ombrageuse Belgique Militaire faillit s'étrangler de fureur devant ces critiques bénignes.
Le climat était donc au beau entre le pays et l'armée.
Il n'en fut pas exactement de même dans l'enceinte du Parlement, où se manifestait une opposition assez vive. En mars 1914, des interpellateurs avaient reproché à M. de Broqueville de n'avoir rien fait encore. Il lui fut facile d'opposer à ses contempteurs : le vote de la loi de milice, l'étoffement des unités, le vote d'une loi pour accélérer l'avancement, d'une autre encore sur l'emploi des langues à l'armée, plusieurs arrêtés royaux améliorant les traitements, les indemnités, les pensions ; la modernisation des casernes, des cuisines, des réfectoires, des installations du camp de Beverloo. Certes, la plupart de ces mesures n'intéressaient que la vie matérielle de l'armée sur le pied de paix, non sa valeur intrinsèque comme outil de guerre. On savait fort bien que la réorganisation en cours ne produirait ses pleins effets, en profondeur, qu'en 1917-1918. Les journaux avaient publié, non seulement le détail des nouvelles unités avec commentaires à l'appui, mais aussi les prévisions des réalisations progressives, le planning, par tranches. L'étranger ne pouvait ignorer qu'en 1917 l'armée de campagne compterait 180.000 hommes à elle seule.
Il était impossible de brusquer cette organisation à peine amorcée. Le pays s'était réveillé trop tard de sa torpeur ; il s'armait au milieu des périls.
On dit volontiers que la crise de 1914 survint comme un coup de foudre dans un ciel serein. C'est inexact.
Nous avons montré les inquiétudes de certains esprits lucides pendant les années d'impréparation. Or, en 1914, le malaise s'accroît. En mars l'on parle ouvertement d'un « plan stratégique » allemand qui aurait été découvert dans un wagon de chemin de fer français ; l'auteur y annonçait une offensive par les Ardennes belges, écornant donc notre territoire. Le but de ce document, forgé de toutes pièces par un Français, a-t-on supposé (page 259) par la suite, était d'attirer l'attention du commandement français sur une hypothèse trop négligée jusqu'alors. Dans la presse spécialisée belge, on émit alors des idées pour une défense, directe ou indirecte, du Luxembourg. Le capitaine-commandant A.E.M. Bremer, patriote actif et vibrant, proposa la création d'unités régionales de défense qui, beaucoup plus tard, recevront forme sous le nom de « chasseurs ardennais. » On exprima des inquiétudes devant l'extension des réseaux ferroviaires de l'Eifel.
En Allemagne, l'organe pangermaniste Die Post prononça une violente philippique en faveur de l'attaque foudroyante, quitte à « faire naître le prétexte. » Et le XXe Siècle de s'indigner : « On ne dit pas avec plus de cynisme qu'on forgera la guerre de toutes pièces. » A Anvers, on venait de saisir chez un certain Kort les plans des forts de la Meuse, d'Anvers, de Maubeuge ; l'enquête révéla qu'une de ses missions était d'établir la liste des dépôts d'essence en Belgique, Mais, faute d'armes légales, la justice ne pourrait poursuivre cet espion que pour port de faux nom.
Le gouvernemental Journal de Bruxelles écrivait : n'y a pas à se dissimuler qu'il règne en ce moment, par-delà le Rhin, un état d'esprit singulièrement inquiétant. » La Gazette de Cologne admettait comme une vérité certaine que la guerre se préparait. Dans la position fortifiée de Liège, l'état-major faisait traduire et diffuser les articles parus en Allemagne sur la guerre de forteresse.
Liège venait de perdre son gouverneur, le lieutenant-général comte 't Serclaes de Wommerson, mort prématurément. Il fut remplacé par le lieutenant-général Leman, après 34 années passées à l'école militaire. La Belgique militaire, tout en admirant ses qualités manifestes de professeur et de commandant de l'établissement d'élite, regretta cette désignation d'un homme de 63 ans. « Mieux eût valu le maintenir que lui confier un commandement actif dont il va devoir s'assimiler tous les aboutissants. » Elle ajoutait : « Nous voyons avec une réelle appréhension la désignation, pour commander nos divisions d'armée, nos brigades mixtes, d'officiers techniciens qui n'ont jamais manié la troupe, jamais exercé le moindre commandement tactique. Nous réclamons pour tous l'obligation d'exercer un commandement à la troupe dans chacun des grades de capitaine, major et colonel. »
(page 260) Il est exact que le service en temps de paix dans les unités, moins encore dans les bureaux, ne donne guère d'occasions de juger le fond même, la personnalité réelle des hommes appelés aux plus hauts grades. Ne se révèlent et ne s'imposent d'eux-mêmes que ceux qui dépassent la stature moyenne. En avril 1914, un auteur caustique affirmait : « Il y a 40 ans, lancer à propos un bon juron, avoir un chic (sic) commandement, réciter les progressions du bataillon, savoir se taire, et se maintenir en forme physique, conduisaient à tout. » Et, parlant d'un commandant de circonscription militaire : « Bien fin qui lui eût arraché une opinion sur une question de tactique ou de stratégie. Mais aucune faute, si légère fût-elle, ne restait impunie. »
Dans ce domaine aussi se manifestait la fièvre de renouveau. On imposa des épreuves physiques et professionnelles pour l'accession aux grades de major, lieutenant-colonel et général. Il fallait, notamment, effectuer une étape à cheval de 30 km (60 pour les officiers de la cavalerie) à 10 km de moyenne, et procéder au débotté la reconnaissance du terrain, en fonction d'une situation tactique imposée. Ces mesures de sélection venaient trop tard, elles aussi. Mais tout le monde s'en félicita, sauf peut-être les candidats de la première fournée.
A la vérité, si une certaine inquiétude flottait dans l'air, personne ou presque personne ne se rendait compte de l'imminence de la menace.
En juin 1914, nous l'avons dit, le lieutenant-général de Selliers de Moranville préparait les grandes manœuvres d'été, et son sous-chef, le colonel de Ryckel. le voyage d'études de l'école de guerre.
Dans la deuxième quinzaine de juillet, sous la pression des événements, le chef d'état-major de l'armée chargea le chef de sa section, le major Maglinse, d'établir un autre plan d'opérations. Cet officier, esprit prompt dénué de tout dogmatisme desséchant, estimait trop aventurée la « mobilisation-concentration » de de Ryckel sur Liège. Après un travail rapide, il préconisa une concentration légèrement en arrière de la Meuse, couverte sur ce fleuve par la troisième division d'armée (à Liège et en aval) et par la quatrième division d'armée (en amont de Liège) ; l'armée, réunie entre Waremme, Hannut, Saint-Trond et Hasselt, se porterait ensuite à pied vers la zone de concentration de Ryckel. L'administration des chemins de fer (page 261) fut saisie de ce plan, clair, raisonné, raisonnable, malgré la rapidité de son élaboration.
Ce ne fut pourtant pas ce projet que le général de Selliers présenta le 30 juillet au roi. Il proposa le sien, exposé 15 jours plus tôt au ministre. La différence était considérable. Le chef d'état-major de l'armée entendait ramener les troisième et quatrième divisions d’armée en arrière, respectivement, de Liège et de Namur, abandonnant ainsi ces places à la garde de leurs garnisons restreintes. et il réunissait toute l'armée dans la région : Saint-Trond, Tirlemont, Houtain l'Évêque, Hannut, Éghezée, Braives.
Le commandant d'état-major Galet reprocha à ce plan l'affaiblissement délibéré des positions fortifiées de la Meuse, et aussi le dangereux « a priorisme « selon lui, d'une concentration axée initialement vers l'est, alors que l'ennemi ne s'était pas encore révélé.
Notons, car le fait est important, que le colonel de Ryckel avait basé tous ses travaux sur la certitude que la diplomatie fournirait assez tôt à la stratégie la désignation de l'agresseur ; les conseillers du Palais partageaient cette conviction. Or la réalité de ces journées cruciales de la fin de juillet montrait que le voile ne se déchirait pas aussi facilement qu'on l'avait supposé. C'est la situation que l'ancien plan, si âprement critiqué par le théoricien de Ryckel, avait prévu en adoptant un rassemblement central à égale distance des frontières menacées.
Confronté avec une situation démentant les calculs, le roi conclut le 31 au maintien sur place des divisions mobilisées. aussi longtemps que l'inconnue ne serait pas levée. L'armée resterait dispersée dans un rectangle de 160 km sur 40. Le général de Selliers en dénonça le danger.
Jusqu'ici les principes avaient été les plus forts ; devant la menace imminente, les événements se firent plus forts que les principes. On se refusait en haut lieu à adopter une attitude militaire saine et logique, mais dont le caractère préventif contre l'un des agresseurs en puissance eût été trop évident.
On en était là Ie 31 juillet.
Plus tard, le général de Ryckel écrira : « Et grâce au chef du gouvernement. L’état-major de l'armée n'avait pas de plan. » Erreur ! Il en avait quatre : ceux de de Ryckel, de Ceuninck. de de Selliers et de Maglinse, sans compter celui du commandant (page 262) Galet. En-dehors du « plan d'attente » de De Ceuninck, les autres étaient trop axés vers l'est, même celui du chef d’état-major de l'armée. Aussi ce dernier apporta-t-il le 1er août un nouveau projet, tout aussi sommaire, ramenant d'une étape vers le centre du pays la zone de concentration : Tirlemont, Perwez, Louvain, Wavre, avec la D.C. à Gembloux. Il persistait dans son dessein de rappeler les divisions de Liège et de Namur.
Devant cette nouvelle proposition, le Roi fut « décontenancé », suivant le mot du commandant Galet qui, en son nom, alla chez de Ryckel s'enquérir des « motifs de cette obstination à vouloir rassembler immédiatement l'armée », et lui demander s'il la partageait. Le Palais, pour des raisons de haute politique, supérieures aux nécessités militaires immédiates, ne voulait d'aucune concentration avant que l'Allemagne et la France fussent en guerre, et l'agresseur nettement désigné, si agression il y avait. Le général de Ryckel se borna à proposer le maintien de la troisième division d’armée à Liège et admit implicitement, sous cette réserve, le nouveau plan du chef d'état-major de l'armée. Dans la soirée du 1er août, le ministre, traduisant la volonté du roi qui avait pris ce jour, premier de la mobilisation, le commandement effectif des forces armées, signifia au lieutenant-général de Selliers le maintien de la troisième division d’armée à Liège et de la quatrième division d’armées à Namur.
Dans la journée du 2, le Roi s'en tint encore à laisser les troupes dans leurs garnisons, à l'exception de la neuvième brigade mixte et de la huitième qui rejoignirent respectivement Liège et Namur.
La séance de nuit du 2 au 3 août, après réception de l'ultimatum allemand, vit s'opposer ouvertement les deux tendances stratégiques. Le général de Selliers, appuyé par Ie lieutenant général Hanoteau, inspecteur général de l'artillerie, préconisa l'occupation de la position centrale de la Velpe, étudiée depuis longtemps. Le général de Ryckel, reprenant les idées de son mémoire, proposa la réunion sur la Meuse, encore techniquement possible grâce à l'avance prise par notre mobilisation. Le roi se rallia finalement à ce plan, « si savamment étudié. » Dans leurs Souvenirs, de Ryckel et Galet s'accordent sur ce point.
Alors, pourquoi ne l'a-t-on pas exécuté ?
Les ordres pour la réunion de l'armée sont donnés le 3 vers 11 heures ; les transports commenceront le 4. A ce moment, l'agresseur virtuel s'est dévoilé par son ultimatum ; il n'y a plus aucune réserve politique à respecter. On pourrait reporter les (page 263) débarquements dans la zone : Hannut, Saint-Trond, préconisée le 31 juillet par le général de Selliers, et de là gagner à pied la zone déterminée par le major Maglinse, à une courte étape en arrière de la zone de réunion fixée par de Ryckel.
En se fondant sur une lettre de M. Segers, ministre des chemins de fer, adressée le 1er août, à 21 heures, au chef d'état-major de l'armée, on est tenté de croire que ce sont finalement des difficultés d'ordre technique qui auraient imposé le débarquement à Tirlemont et Perwez. On ne jongle pas avec les plans de transports aussi aisément qu'avec les plans stratégiques sur le papier. Il n'y a que cette alternative : ou une impossibilité matérielle de la dernière heure, ou le recul devant une grave décision impliquant de sérieux risques.
Cette crise même nous permet de souligner la réelle valeur intrinsèque du commandement. Le redressement est rapide. Le 1er août, il n'y a aucun plan, car il en existe trop. Le 3, les ordres définitifs sont lancés. Le 4, les transports s'effectuent avec régularité. Le dispositif adopté ne sera sans doute pas le meilleur, mais il aura le grand mérite d'être en place. contre tout espoir, et de prévenir l'invasion. Le résultat en fut assez inattendu, eu égard aux fâcheuses prémisses ; ils témoignent en faveur de la qualité professionnelle des états-majors, qui réussirent malgré tout à s'adapter aux circonstances.
Il est regrettable que certains représentants du haut commandement belge n'aient pas montré autant d'objectivité sereine dans leurs jugements à posteriori sur l'armée des premiers jours de cette guerre, celle de Liège, de la Gette, de Namur, d'Anvers. Ils l'ont présentée comme un instrument médiocre, indiscipliné, inapte à la marche. « Quel enthousiasme partout, mais aussi quelle pauvre armée », note par exemple le général Galet. Il souligne aussi « l'indignation patriotique des officiers et des soldats », leur « exubérance belliqueuse... frisant Ie ridicule dans les quartiers-généraux, passant les bornes au grand-quartier général et au ministère... où les mots Offensive et Manœuvre martelaient les conversations. »
Ces constatations sont autant de reproches sous la plume de leur auteur. Ils prouvent tout au moins que l'armée de 1914 était mue par une force morale supérieure aux revers.
Le fait même est surprenant. Qu'est donc cette armée sur le plan social et civique ?
(page 264) Encore et toujours une représentation défigurée et minoritaire de la nation. Huit classes en appartiennent au régime funeste du remplacement, une seulement à celui du service général, les autres au système de « un fils par famille. ». La juxtaposition de beaucoup de pauvres avec une minorité de fils des familles privilégiées. Un mélange de Flamands et de Wallons dans les mêmes unités, avec un étalement des âges entre 20 et 28 ans à l'armée de campagne. L'encadrement est assuré par un corps d'officiers et de sous-officiers mus par une vocation réelle. animés d'un esprit de corps ombrageux, conscients de constituer des corps sociaux aux règles bien établies mais numériquement insuffisant. Armement et tactique simples, voire simplistes. Aucune tradition militaire véritable. Une inadaptation évidente aux conditions réelles de la guerre.
C'est avec cet acquis médiocre que la Belgique, isolée, osa affronter un adversaire que l'Europe entière redoutait. Sans hésitation, et dans l'unanimité de l'adhésion nationale. Et ce ne fut pas une flambée sans lendemain.
L'appréciation la plus objective sur l'armée des premiers jours d'août 1914 a été fournie dès le 12 par le général Bertrand, magnifique conducteur d'hommes à Liège. « Le soldat est très bien dans la tranchée, tire bien, conserve son sang-froid au-delà de la moyenne, jusqu'au moment où il se croit tourné. Troupes pas assez manœuvrières pour l'offensive, par manque de cadres, surtout de cadres connus. Pendant la retraite, facile à rassembler par un chef énergique. Doit mener de préférence la bataille défensive, sans contre-attaques entreprises par des masses considérables. Ne pas dépasser dans l'offensive le groupement équivalant à une brigade mixte (soit environ 6 à 7.000) » (carnets personnels du lieutenant-général de Selliers de Moranville. Musée royal de l’armée.)
Il faut rendre cet hommage aux artisans de la première heure, ceux de l'ancienne armée, officiers et sous-officiers qui, au milieu de tant d 'incompréhensions, contre tant d'indifférence et tant d'hostilités, ont accompli leur tâche obscure.
Ils ont forgé lentement cette armée d'août qui, malgré ses inévitables déficiences, était déjà en puissance celle qui inscrira dans nos annales militaires la victoire de l'Yser.
Sa longue veille sur le front occidental, dans son créneau, (page 265) sous la conduite d'un roi profondément conscient de ses responsabilités et pleinement humain dans l'exercice de son commandement, trempera fortement, durement même l'âme de cette armée. Celle qui sortira en septembre de ses tranchées ouvrira un nouveau livre de son histoire psychologique et morale.