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Le milieu militaire belge de 1831 à 1914
WANTY Emile - 1957

WANTY Emile, Le milieu militaire belge de 1831 à 1914

(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)

Titre V. Les étapes décisives (1900-1914)

Chapitre II. Vers le service personnel

Les polémistes bien intentionnés n'exagéraient-ils pas en affirmant que la Belgique restait seule à pratiquer l'exécrable système du remplacement ? En 1905, le service personnel était légal dans tous les pays européens, sauf le Royaume-Uni (volontariat) et la Turquie, qui ne l'imposait qu'à ses seuls sujets musulmans. L'Espagne, l'Italie et la Russie admettaient la substitution frère pour frère ; l'Espagne venait de renoncer à la substitution à prix d'argent, mais le Portugal l'admettait encore. Contre indemnité, la Turquie réduisait le temps de service à 5 mois. Enfin, pour des motifs très variés, le tirage au sort existait partout, sauf en France, Serbie, Suède, Suisse et Allemagne. La Belgique, sur le plan de la justice sociale en matière militaire, restait donc fort en deçà de tous les autres pays.

Les deux camps maintenaient inébranlablement leurs positions. Le pays censitaire continua à s'opposer de toutes ses forces, progressivement amenuisées, à toute modification, sauf dans le sens de nouvelles réductions. La discussion du budget de la guerre en fut « lamentable et honteuse. » « La Chambre est aux antipodes de l'armée : elle veut le volontariat, la réduction des effectifs et du temps de service. » Un représentant adjura le corps électoral de « ne pas s'endormir car le parti militariste ne se repose pas. »

(page 205) Ceci était exact. On se rendait compte, dans les milieux militaires, que les manifestations de masse d'une part, la volonté du roi tant de fois affirmée de l'autre, ne donnaient rien de positif, en présence d'une majorité parlementaire massive, et qu'il fallait porter la lutte sur le terrain électoral, mais devant un corps électoral élargi.

Beaucoup d'officiers, dès 1895, se déclarèrent, sans nul enthousiasme du reste, partisans du suffrage universel. Le lieutenant-général Liagre, ancien commandant de l'école militaire et ancien ministre, avait déjà déclaré : « On n'achète pas la masse imbécile (sic), tandis qu'on peut toujours acheter quelques censitaires ou capacitaires » (enquête de l’Etoile belge, en 1890).

Après la manifestation du 13 juin 1897, la Belgique militaire devint l'organe de la Fédération nationale des sociétés et des cercles d'anciens militaires, groupant 52 organismes de toutes les régions, sauf le Luxembourg. Elle ouvrit une souscription de soutien de la propagande, en faisant surtout appel aux officiers de l'active. Les résultats en sont révélateurs. Le montant de 5,000 fr., atteint en peu de mois, très honorable pour l'époque, fut un plafond. Mais les cadres des régiments y participèrent avec un ensemble qui valait un « test. » Dans beaucoup d'unités, les listes se revêtirent des signatures d'une forte majorité des officiers, colonel en tête. Les carabiniers, par exemple, fidèles en cela à leur tradition un peu frondeuse, y inscrivirent 88 noms ; les grenadiers, 32 ; le cinquième de ligne, une cinquantaine ; le premier d'artillerie, plus de trente.

Or il s'agissait bien ici d'une prise de position politique, car la Fédération s'était résolue à présenter ou patronner, aux élections législatives du 22 mai 1898. environ 70 candidats, tous inscrits sur des listes libérales, seules à les accueillir.

La loi du 18 avril 1893 avait profondément modifié le régime électoral, par adoption du suffrage universel 25 ans tempéré par le vote plural des censitaires et capacitaires, De 137.772 électeurs, on était passé à 1.370.687, représentant 2.111.217 suffrages. Les premières élections du nouveau système, en 1894, avaient donné , comme représentants 104 catholiques, 14 libéraux, 24 socialistes et, comme sénateurs 71 catholiques et 29 libéraux. Enquête de Belge en

(page 206) Parmi les candidats de 1898 on nota trois généraux, membres du comité directeur de la Fédération. Un manifeste largement diffusé proclamait : « La défense n'est pas assurée... L'armée se voit abandonnée par les pouvoirs publics. Ne votez que pour ceux qui s'engagent à supprimer le remplacement, à réclamer la réorganisation et le renforcement suite à une enquête conduite loyalement... » Une lettre fut adressée à tous les candidats, y compris MM. Woeste et Demblon, opposants irréductibles, pour des motifs diamétralement opposés. On placarda 24,000 affiches reproduisant notamment le discours du Roi du 13 juin 1897 et la comparaison édifiante des efforts militaires de trois pays.

Au cours de la campagne électorale, le parti catholique réclama la réduction du contingent et du temps de service. Faut-il s'étonner que beaucoup d'officiers, malgré leurs sentiments intimes, se déclarassent libéraux ? Tous les candidats « militaristes » furent battus sans rémission le 29 mai au scrutin de ballottage, après avoir pu, un moment, espérer quelques succès partiels.

La situation politique se modifia sensiblement avec l'adoption de la représentation proportionnelle (24 novembre 1899). Aux élections de 1900 il y eut 86 catholiques, 33 socialistes et 32 libéraux à la Chambre et respectivement 58, 4 et 40 au Sénat. La minorité opposée au remplacement grossissait ; désormais, cette « plateforme » néfaste à l'époque censitaire, pourrait avoir un meilleur rendement électoral.

Après 1900, les milieux militaires mirent une sourdine à leur campagne, par lassitude, et aussi par impuissance financière. L'activité des sociétés se consacra à montrer à une opinion publique ignorante ou indifférente ce qu'était en réalité l'armée, à en mettre en lumière certaines valeurs morales.

Le Congo s'y prêtait, par le courage et l'énergie qu'y déployaient les Belges. La manifestation la plus caractéristique en fut l'érection du mémorial De Bruyne-Lippens. Rappelons brièvement les faits : le lieutenant Lippens et le sergent Bruyne (sous-lieutenant de la Force Publique à la fin de 1891) avaient été (page 207) capturés et maltraités par le sultan esclavagiste Tippo-Tip ; une occasion fut offerte au second de s'évader en traversant une rivière sous la protection des fusils belges ; après une courte hésitation, De Bruyne renouvela un geste antique, refusant de séparer son sort de celui de son chef et camarade, gravement malade. Il savait que la mort était au bout de son héroïque renoncement. Le récit de cet épisode des campagnes africaines, publié en 1892, émut les milieux d'anciens militaires, surtout des sous-officiers. Un Comité décida d'élever un monument qui associerait les deux soldats dans le souvenir de la nation, comme ils l'avaient été dans la mort. Il y fallut huit années : les souscriptions, auxquelles, une fois de plus, l'armée participa activement, dépassèrent 40.000 francs. Le 9 septembre 1900, l'inauguration fut l'occasion d'un rassemblement massif de patriotes à Blankenberghe, avec délégations de sous-officiers de tous les régiments, trois musiques militaires, présence et discours du ministre de la guerre.

Dans l'esprit des organisateurs, le retentissement d'une telle journée devait servir d'antidote aux imputations malveillantes sans cesse répétées.

De plus en plus nombreux, les journaux se rangeaient dans le camp réformiste. Les citer serait passer en revue la presse libérale de l'époque. Au premier rang se détachait L’Etoile belge , qui, en 1898, avait organisé un véritable referendum parmi des personnalités libérales représentatives, qui, toutes, s'étaient prononcées contre le remplacement. Mais, après les élections de cette même année 1898, un journal de droite avait pu écrire : « Nulle part, dans les rangs catholiques, il (le militarisme) n'a osé se montrer à visage découvert. Ceux des libéraux qui ont arboré sa cocarde ont mordu la poussière. » Et c'était exact.

Toujours sur la brèche, le lieutenant-général Brialmont, âgé de 79 ans, réclama la réunion d'une commission mixte. Le Moniteur du 11 novembre 1900 lui donna satisfaction, mais le promoteur ne fut pas appelé à y siéger (la règle était qu’une commission militaire mixte ne pouvait être composée que de parlementaires et d’officiers en activité de service). Seize officiers généraux et Supérieurs représentèrent toutes les armes et le corps spécial d'état-major ; vingt parlementaires, les partis catholique (dont MM. Beernaert et Woeste) et libéral, à l'exclusion de tout (page 208) socialiste. Le Parti ouvrier s'était déclaré hostile au principe même de la commission. Celle-ci devait étudier le mode de recrutement, les effectifs, la durée du service actif.

Avant même qu'elle se réunît pour la première fois, le 26 octobre 1900, M. Woeste adressa aux Associations catholiques et constitutionnelles, dont il présidait la Fédération, un questionnaire en dix points sur les questions militaires ; plusieurs cercles de la région flamande s'empressèrent de réclamer la fois la diminution du contingent et celle du temps de service.

Les membres militaires de la commission défendirent en conscience les solutions qu'ils estimaient les meilleures ; le colonel Ducarne, chef du corps spécial, entra en conflit avec certains parlementaires. M. Delbeke traita l'attitude des officiers, trop intransigeants à son gré, de « patriotisme d'épaulette. » Un des généraux, avec courtoisie, mais sans ménagement excessif, exprima l'opinion que M. Woeste oubliait que « la commission n'était pas la Chambre, et qu'il fallait s'y comporter en homme bien élevé. »

MM. Woeste, Delbeke, Helleputte et Verhaegen donnèrent leur démission en février 1901.

Pendant ces délibérations. la Fédération nationale des anciens militaires, manquant de ressources pour alimenter une nouvelle campagne, dressa son constat d'échec en déplorant l'inertie de l'armée, « rebutée et découragée dont les officiers restaient à l'écart de toute propagande patriotique, Le feu de l'enthousiasme brûlant entre 1871 et 1897 s'était éteint. Le scepticisme devenait général, car les milieux politiques, sans attendre le dépôt des conclusions de la commission, s'agitaient et présentaient divers projets prenant nettement position. Le roi lui-même, lors de la réception du 1er janvier 1901, constata qu'aucune personnalité - sauf une - n'avait, dans les discours d'usage, fait la moindre allusion au problème militaire, et il déclara : « Le patriotisme exige des actes », puis, avec un geste découragé : « Moins de paroles patriotiques, plus d'actes, Messieurs. » Encore une leçon cinglante, mais sans lendemain.

La commission remit ses conclusions le 30 avril : il y en avait six qui, dans l'esprit de leurs auteurs, constituaient un tout. Or la section spéciale de la Chambre, constituée pour (page 209) examiner divers projets, s'empressa sans vergogne de disjoindre ces propositions. Elle accepta l'appel élargi au volontariat et au réengagement comme base du recrutement, le complément annuel étant assuré par la levée au tirage au sort, mais elle écarta le service personnel que la commission y avait lié. Elle fit sienne, avec joie, la réduction du temps de service, mais repoussa l'augmentation du contingent annuel, qui faisait contrepoids à cette mesure. Elle reconnut enfin qu'il fallait éviter désormais certains abus dans l'emploi du contingent. Voici des chiffres significatifs pour la de 1900 : 13.000 hommes environ, dont 1.720 remplaçants ; 985 en étaient utilisés comme ordonnances d'officiers montés, 1.665 à la disposition d'officiers non montés, 204 plantons.

L'effectif pied de paix resta fixé à 42.800 ; l'effectif pied de guerre porté à 180.000, avec des obligations militaires couvrant 13 années.

L'exposé des motifs du projet de loi gouvernemental précisa que « la question du service personnel divise le cabinet comme elle divise le parlement… » « En consentant à l'ajournement de cette réforme... ceux qui ont foi en elle entendent réserver l'avenir. »

En fait, il se fût probablement trouvé dès cette époque une majorité pour abolir le remplacement. Le cabinet n'osa poser la question, pour ne pas mettre en péril l'unité du parti catholique. Ce dernier n'était plus monolithique en matière militaire, il s'en faut, mais les adversaires du service personnel détenaient une énorme influence électorale, et le « Niemand Gedwongen Soldaat » restait une formule rentable. Au sein du parti gouvernemental, les députés d'Anvers réclamaient l'abolition pure et simple de la conscription, une armée de volontaires et une réduction des charges militaires. Une minorité acceptait un renforcement de l'armée et une modification du système de recrutement. Entre ces extrêmes, tous les autres s'inscrivaient contre le service personnel et contre toute augmentation des dépenses. Il y avait là plus que des nuances. La gauche modérée voulait le service personnel avec une réduction du temps de service ; la gauche avancée, le service général sans armée permanente, du type milice suivant la formule de Jean Jaurès dans sa Nation armée.

(page 270) L'antimilitarisme, aussi vivace que jamais dans certains milieux conservateurs, et, pour des raisons toutes différentes, chez les socialistes, s'en donna à cœur joie. Il s'agissait, comme par le passé, de déconsidérer l'armée, de dénoncer l'immoralité de la caserne. Le milieu militaire n'était certes pas un patronage ; il fut aisé de généraliser des incidents isolés, de porter des accusations de licence contre les officiers (qui « se promènent publiquement avec des demi-mondaines »), contre les sous-officiers (les sociétés d'ex-sous-officiers réagirent avec vigueur), contre les soldats en général. Dans les milieux avancés de la gauche il fut de bonne guerre de dénoncer dans l'armée le soutien abhorré d'un régime capitaliste, de la rendre impopulaire. On organisa contre elle des manifestations publiques, à Gand notamment (le 20 octobre 1900), où des groupes suivaient les trois musiques militaires en chantant la Marseillaise et en sonnant du clairon. A Bruxelles, la troupe fut un jour appelée à protéger les pompiers luttant contre le grand incendie de l'Hôtel Continental, place de Brouckere ; la foule la conspua.

La lecture du projet gouvernemental provoqua de la stupeur, puis les protestations dans les sociétés d’anciens militaires, mais en ordre dispersé. Le bourgmestre de Fleurus, recevant un drapeau pour ceux de sa commune, résuma fort bien la situation : « Le projet militaire est contraire aux vœux des patriotes, qui n'entendent pas imposer l'inutile et inefficace service universel, mais qui redoutent aussi avec raison une armée de mercenaires. »

Les opposants au volontariat généralisé, nouvel alibi des adversaires du service personnel, brandirent l'exemple significatif de l'armée anglaise, d'autant plus éloquent que la guerre du Transvaal la rendait impopulaire sur le continent. Ils firent valoir les incidences budgétaires de ce système, une augmentation variant de 5 à 15 millions suivant les estimations. Ils condamnèrent le principe même des « rémunérations » : était-il concevable d'indemniser pour l'accomplissement d'un devoir ? Ils en dénoncèrent l'inefficacité, l'impossibilité d'atteindre les effectifs promis. Ils accusèrent le ministre de la guerre, le lieutenant-général Cousebant d’Alkemade, de faiblesse et d'abandon, l'amenant à s'écrier devant la Chambre, le 18 octobre 1901 : « Mon devoir (page 211) est-il de tout abandonner parce que je ne puis tout obtenir ? (Note de bas de page : Le roi, recevant au Palais les généraux récemment promus (juillet 1901) leur dit : « Messieurs, la situation du ministre de la guerre va devenir difficile. Il va présenter aux chambres des propositions de réorganisation de l’armée. J’espère que vous le soutiendrez et que ses propositions ne seront combattues par personne dans l’armée. » (Belgique militaire,14 juillet 1901).

Les protestataires fustigèrent la torpeur des sociétés d'anciens militaires, l'absence de patriotisme militant, Ils éditèrent à plusieurs milliers d'exemplaires une brochure dans les deux langues nationales célébrant les mérites de La Caserne par Léon Chomé. Le général Brialmont donna sa Solution de la question militaire en Belgique où il chiffrait les faiblesses du nouveau système. A la Chambre, le libéral Wiener affirma : « Si votre loi est votée, craignez que l'on dise que la Belgique est le seul pays du monde où le gouvernement conspire avec succès contre l'armée nationale. » M. Hymans apporta à l'opposition l'appui de son éloquence. Edmond Picard, celui de l'exemple, en refusant de faire remplacer son fils appelé au service.

Ces réactions, trop sporadiques, n'atteignirent pas la masse des citoyens. Le trait dominant est le découragement des officiers, qui voient « faire de l'armée un simple élément de la lutte électorale, en constatant qu'elle est livrée toutes les intrigues avec la complicité de ceux qui ont charge de la défendre. » C'en est fini de l'attitude combative de la fin du 19ème siècle.

Après le vote de la loi de 1902, il faut bien constater que « l'antimilitarisme a triomphé une fois de plus. » On n'aperçoit plus aucune possibilité de modifier la situation.

Le problème ne fut repris que cinq années plus tard, avec l'entrée du lieutenant-général Hellebaut dans le cabinet catholique de Trooz, constitué le 2 mai 1907. Agé de 65 ans, il arrivait au terme de sa carrière. A la commission de 1901, il avait opté pour le service personnel ; il rappela bien vite à la Chambre son attitude passée et la confirma, « plus encore au point de vue social qu'au point de vue militaire. » Il trouva d'emblée de l'opposition parmi ses collègues du cabinet, présidé après la mort de M. de Trooz par M. Schollaert.

A ce moment, le climat politique se modifie, même dans le Parti catholique. Devant l'Association catholique de Bruxelles, le comte Charles de Grünne critique la situation, réclame « plus (page 212) d’égalité et plus d'hommes. » Beaucoup de ses membres adhèrent au projet Hellebaut. Un journal de Louvain, l’Universitaire catholique écrit que « le vieux fétiche du remplacement nous fait la risée de l'Europe… On se demandera plus tard avec curiosité ses raisons d'exister », et il proclame fièrement : « La jeunesse universitaire ne craint pas le contact avec les fils du peuple ; au contraire, elle le désire car ce sera une école de solidarité, d'apaisement des luttes de classe, de formation morale. » A en croire le XXe Siècle , les tenants du remplacement sont des « troglodytes. » (Note de bas de page : Interpellé, le général Hellebaut déclara le 24 novembre 1908 que l’armée n’avait ni ses effectifs de paix, ni ceux de guerre, suggérant une augmentation du contingent en allant vers un service généralisé. M. Woeste lui rétorqua qu’il détruirait ainsi l’armée en lui enlevant sa cohésion, et M. Segers estima qu’un tel programme élevait entre les idées du ministre et celles de la droite « une barrière infranchissable. » Fin de la note.)

Certaines réactions étrangères étaient acerbes, parfois même impérieuses en Grande-Bretagne, tandis que, d 'une façon assez curieuse, l'Allgemeine Rundschau nous reprochait notre « militarisme » (sic), au moment précis où von Falkenhausen, dans la Militar Wochenblatt estimait naturelle et logique « l'éventualité de la violation de notre neutralité... par la France. »

Il fallut passer encore par une étape intermédiaire. Le 10 mars 1909, la Chambre, par 82 voix catholiques contre 78. en majorité libéraux et socialistes, décida une enquête sur l'état militaire du pays. Il s'agissait surtout de vérifier pourquoi le volontariat n'avait pas donné les résultats attendus ; de contrôler s'il n'y avait pas eu mauvais vouloir, disons : sabotage, de la part des chefs de corps et des médecins, contre l'application de la loi de 1902.

La commission Snoy dut reconnaître l'existence d'un déficit de 5.000 hommes sur les 42.800 prévus en temps de paix. Elle avait entendu plusieurs commandants de régiments qui, tous, déposèrent avec la plus grande indépendance de pensée.

Les partisans d'une réforme, reprenant courage. s'organisèrent. En janvier 1909, une Ligue de défense nationale fut constituée. Une Ligue de propagande du service personnel y œuvra de son côté. La Fédération des sociétés d'anciens militaires organisa une grande manifestation le 2 mai.

Les arguments fusèrent. On condamnait les 1.200.000.000 francs dépensés en 12 ans pour un résultat nul ; le budget annuel (page 213) ordinaire de 78 millions sans la gendarmerie et la garde civique ; la perte de temps de la commission Snoy. Il eût suffi, disait-on avec beaucoup de bon sens, de mobiliser une division pour constater la nocivité de la loi. La presse fit chorus. On s'appuyait sur l'avis du prince Albert qui, le 15 novembre 1908, dans une lettre félicitant le ministre de la guerre de son attitude, avait signalé « la lamentable insuffisance de nos moyens de défense » (Souvenirs du lieutenant général Hellebaut).

En 1908, dans une compagnie d'infanterie, il y avait en hiver, sur les états contrôlés, 28 anciens et 40 recrues (en été, 28 anciens et 19 recrues) mais, par suite des absences pour des motifs divers (congé interruptif, maladie) il en restait respectivement 10 et 30. Un régiment à l'exercice alignait tous ses officiers et pelotons de 24 hommes. avec parfois un troisième composé des sous-officiers et caporaux en surnombre. Une batterie se promenait avec un officier, un avant-train et trois hommes.

« Nos casernes sont vides ; nous n'avons pas d'artillerie ; notre cavalerie est insuffisante. Liège et Namur ne sont pas à l'abri d'un coup de main. L'instruction devient impraticable d'une façon continue. La prospérité aidant, la demande de remplaçants dépasse l'offre ; la prime, qui est de 1.600 francs payés par le remplacé plus 200 de l'État, atteint 2.700 francs au marché noir d'Anvers. Tout est vau-l’eau. »

A la recherche d'une solution acceptable, le ministre préconisa une réduction du temps de service, compensant l'augmentation proposée du contingent annuel. Mis en minorité au sein du cabinet, il offrit sa démission le 2 juillet 1909. Il fallut l'intervention personnelle du roi pour le faire revenir sur cette décision, et amener M. Schollaert à accepter un compromis. Il abolissait le tirage au sort, appelait au service un fils par famille, avec un service actif continu, sans les désastreux congés interruptifs. Mais on évitait de faire allusion au remplacement, qui se trouverait tacitement reconduit, Le lieutenant général Hellebaut affirma avec force le 27 octobre : « Si je ne suis pas parvenu à faire prévaloir l’abolition du remplacement… j'ai employé tous mes efforts à faire trancher cette question dans le sens du vœu de la grande majorité du pays... » Cette majorité s'était manifestée déjà dans les sections de Chambre, où le projet présenté s'était vu rejeter par 81 voix contre 65 et 5 abstentions, tandis qu'une proposition en faveur du service personnel, introduite par (page 214) Bertrand, catholique, était adoptée par 78 voix contre 70 et 1 abstention. Les positions de la droite conservatrice s'effritaient, malgré les efforts de M. Woeste. Il accusa le ministre « d'avoir retourné contre la droite la force qu'il tient d'elle et qui lui a permis jusqu'à présent de rester au pouvoir. » Il s'était créé une Ligue nationale pour la réduction des charges militaires qui réclamait « l’abolition de toute contrainte militaire et proclamait que la Belgique, au lieu d'augmenter son armée devait la réduire notablement » puisque « le péril extérieur n'est qu'un épouvantail imaginé par le militarisme. »

Pendant la discussion parlementaire, M. Schollaert appuya tièdement son ministre de la guerre, liant son accord sur la réforme à la reconnaissance des immunités ecclésiastiques en matière militaire. Les socialistes y souscrivirent d'emblée. Cinq libéraux présentèrent un amendement en faveur des mois de service, mais la gauche libérale ne les suivit pas, et un accord majoritaire devint possible (Le Patriote, 17 septembre 1909).

Le 18 novembre, la Chambre adopta par 100 voix contre 53 et 3 abstentions un amendement à l'article 1 du projet de loi : « Les hommes appelés doivent personnellement le service militaire. » Texte clair s'il en lut. Le projet final fut admis le 1er décembre par 104 voix contre 49 et 5 abstentions ; le 14 décembre au Sénat par 71 contre 22 et 9 abstentions.

Tous les ministres s'étaient déclarés en faveur de la réforme, dont le succès valut au lieutenant-général Hellebaut une belle popularité dans les milieux militaires.

D'après le nouveau régime du service personnel limité un fils par famille, la classe 1910 devait fournir 14.900 miliciens plus 2.322 volontaires de carrière en âge de milice. Le rendement d'une classe augmentait ainsi de près de 4.000 hommes.

Le cap était enfin doublé.