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Le milieu militaire belge de 1831 à 1914
WANTY Emile - 1957

WANTY Emile, Le milieu militaire belge de 1831 à 1914

(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)

Titre V. Les étapes décisives (1900-1914)

Chapitre I. Le climat général de l’armée au début du XXème siècle

(page 200) Les séquences d'un film monté au moyen de fragments de pellicules d'actualités datant des années 1905, toutes en grisailles et en trépidations, réussissent à donner aux spectateurs d'aujourd'hui l'impression d'une montée des périls de l'inéluctabilité de la guerre. Les évocations sonores de la période avant 1914, par la radio, plongent l'auditeur dans une ambiance de destin inexorable. La mise en faisceau de textes épars fausse dans le même sens une exacte perception des choses. Car la condensation systématique et synthétique du Temps en quelques pages ou quelques images trahit souvent la démarche et le rythme de l'Histoire.

En ce début du siècle, la Belgique et son armée ne marchent pas en toute connaissance de cause vers une tragédie. L'année 1901 n'est que la glissade d'un siècle dans le suivant, avec tout ce que peut comporter de regards en arrière et d'essais de divination de l'avenir un moment aussi rare. Les contemporains de la Belle Epoque étaient bien incapables de l'entrevoir dans sa terrible réalité.

Ceux qui l'ont vécue en conservent un souvenir dominant : non pas tant celui de la douceur de vivre qui ne fut vraie que pour une minorité, mais surtout le sentiment d'une stabilité (page 201) parfois monotone : stabilité de l’équilibre européen, des monnaies, des rentes, des prix, de la richesse et de la pauvreté, des classes sociales, des mœurs, des « valeurs » littéraires et dramatiques, du Destin. Rythme lent des événements, par longues pulsations, aux antipodes de la tension perpétuelle de notre ère.

L'armée pouvait-elle échapper à ce rythme et à cette stabilité ? Elle n'en éprouva pas la tentation, pas plus que la nation, dont elle était une représentation, très défigurée, à vrai dire.

Certes, des voix isolées avaient, de loin en loin, dénoncé la probabilité d'une agression venant de l'Est en cas de conflit franco-allemand : Brialmont en1885, le colonel d'état-major Ducarne en 1894, Paul Hymans à la Chambre en 1901. Cette hypothèse trouvait peu de crédit.

Armement et tactique restaient simples, se rattachant toujours à la dernière grande expérience vécue en Europe, celle de 1870 ; une autre guerre commençait en Afrique du Sud.

De rares esprits déclaraient que le champ de bataille moderne réclamait « peut-être moins de bravoure physique, mais plus d'énergie morale, plus de sang-froid, plus d'intelligence individuelle » ; que les engins « perfectionnés » exigeaient des praticiens consommés ; que le « dressage » du soldat automate était démodé On ne les suivait pas. Les écoutait-on ? On en était à discuter âprement le principe même de ces « engins perfectionnés », les mitrailleuses. En 1912 encore ; un officier écrira dans La vie militaire : « Malgré leur délicatesse, il faut à notre armée des mitrailleuses, pour que nos soldats en apprécient la valeur, mais qu'on se garde de prétendre que ces engins feront la loi dans la bataille future. » (Note de bas de page : Les mitrailleuses avaient été employées en petit pendant la guerre sud-africaine (1899-1901), en grand en Mandchourie (1904-1905). Il n’était plus permis d’en ignorer l’efficacité.)

Malgré ce conservatisme généralisé, malgré les erreurs d'optique, malgré ses contingents hétéroclites, ses uniformes hauts en couleurs, son pittoresque quotidien, ses sorties bruyantes et spectaculaires dans les faubourgs populeux, l'armée belge n'était pas une armée d'opérette. Elle travaillait dans le cadre étriqué des idées de l'époque, au rythme serein de la vie contemporaine. Les troupes s'entraînaient activement à la marche, pratiquaient la « petite guerre. » Les publications techniques étaient assez nombreuses et beaucoup d'officiers y collaboraient ; les autres, (page 202) fait presque incroyable de nos jours, les lisaient. Les professeurs de l'école de guerre exerçaient une influence, et commençaient à grouper autour d 'eux des « disciples » en petites chapelles. Les conférences de garnison, obligatoires, abordaient des sujets variés. Les écrivains militaires se sentaient encore bridés. En juin 1912 seulement, le lieutenant-général Michel, ministre de la guerre, déclarera : « Les officiers peuvent publier des écrits sous leur signature et leur responsabilité dans telle forme qu'ils jugent convenir. Je les autorise à me soumettre préalablement les seules parties litigieuses de leur manuscrit. Afin de garantir l'officier, aucun reproche ne pourra plus lui être adressé trois mois après la réception de son ouvrage par les services du département de la guerre. »

La courbe des carrières ne s'est pas modifiée ; l'étalement des âges reste à peu près ce qu'il était dans les années 1850. Les généraux et colonels de 1901 seront retraités avant 1914. Les futurs commandants des divisions d'armée d'août 1914 sont des lieutenants-colonels ou des majors entre 49 et 43 ans ; les futurs commandants de régiments, des capitaines-commandants de 40 ans environ : les commandants de bataillons (toujours de 1914), des capitaines en second ou des lieutenants de 35 à 32 ans ; les futurs commandants de compagnies s'échelonnent dans le grade de lieutenant au-dessus de 30 ans : les jeunes capitaines de 1914 sont de jeunes sous-lieutenants ; enfin les jeunes sous-lieutenants de 1914 (qui seront les jeunes capitaines de fin 1916) ne pensent guère à la carrière militaire. car ils ont de 5 à 8 ans.

En 1901, le ministre de la guerre, le lieutenant-général Cousebant d'Alkemade était virtuellement le chef de l'armée en temps de paix, puisque ces fonctions, constitutionnellement, ne pouvaient être assumées par le souverain qu'en temps de guerre. On avait choisi le ministre parmi les plus anciens lieutenants-généraux, toujours parmi des généraux. Six directions ministérielles presque autonomes le secondaient dans sa mission d'administration générale, ainsi que le chef du corps spécial d'état-Major, les généraux inspecteurs de l'infanterie, de la cavalerie, de (page 203) l'artillerie et du génie. En 1898, le ministre étant exceptionnellement et à titre intérimaire un parlementaire (M. Vandenpeereboom), on avait suggéré de lui adjoindre un « chef d'état-major à la guerre », devenant en temps de crise le major général du roi ; cette solution ne fut pas admise alors.

La Direction supérieure de la guerre, s'occupant de l'organisation, de l'instruction et des opérations, était le fief du corps spécial, dont nous avons déjà signalé le caractère fermé et exclusif ; il possédait son statut spécial, ses priorités d'avancement, un uniforme particulier, le fameux uniforme vert, un comité directeur, Créé le 2 mars I886, ce corps comprenait : le général chef du corps spécial, 5 colonels, 5 lieutenants-colonels, 10 majors, 16 capitaines-commandants, 10 capitaines en second et un personnel auxiliaire qui, en 1896, comptait 190 adjoints d'état-major.

L'organisation du commandement avait été profondément modifiée en 1892 par un retour au principe divisionnaire. Il exista désormais quatre divisions d'armée ; leurs chefs exerçaient le commandement des circonscriptions territoriales correspondantes. Mais, à l'intérieur de ces dernières, des enclaves échappaient à leur autorité : les trois places fortifiées d'Anvers, Liège et Namur, qui possédaient leurs gouverneurs militaires. Les commandants de divisions d'armée n'avaient pas d'action réelle sur la cavalerie, le génie et le train de leur grande unité, qui relevaient des Inspecteurs d'armes. En bref, les attributions étaient incomplètes, imprécises et morcelées. Il en résultera bientôt une série de crises dans le haut commandement et dans la conception de la défense nationale.

En Belgique, comme dans tous les pays, le plan de campagne avait évolué au cours du XIXème siècle, soumis depuis 1851 à des révisions périodiques, en tenant compte des facteurs nouveaux d'ordre politique, stratégique, technique ou fortificatif. Après avoir tout d'abord envisagé une défense pied à pied de la majeure partie du territoire, le plan s'était rétréci, moins audacieux et plus modeste, attiré par le noyau aimanté de la position d'Anvers, camp retranché en pleine croissance depuis 1859. Brialmont, en 1869, avait préconisé une grande prudence, démenti en cela par les événements de 1870, qui bousculèrent les prévisions. On en revint alors aux anciennes idées : l'armée, réunie tout d'abord dans le triangle Bruxelles, Louvain, Malines (1892), devait (page 204) occuper l'une des vingt-deux (!) positions reconnues à une ou deux étapes de la capitale. En 1894, on fit montre d'une nouvelle audace en poussant des positions d'attente jusqu'à Marche, Rochefort et Neufchâteau. Les premières années du 20ème siècle ne modifièrent pas ces vues. En 1906 encore, au cours d'entretiens secrets avec le lieutenant-colonel Barnardiston, attaché militaire britannique à Bruxelles, le général-major Ducarne, chef du corps d'état-major, lui déclara que l'armée belge entraverait dans la limite du possible les mouvements de l'envahisseur, et ne se réfugierait pas dès le début sous Anvers. Bien entendu, les divers projets étudiés tenaient compte des trois agresseurs possibles.