(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
Le jeune volontaire de 16 à 18 ans, attiré par la vocation militaire, suivait la même filière, quelle que fût son origine : ferme, maison ouvrière ou confort bourgeois. Il se présentait (page 215) avec ses parents au siège du régiment choisi, ou au bureau de la place, y signait un engagement de 5, 4 ou 3 années suivant son âge, et entendait la lecture des terrifiantes lois militaires.
On le dirigeait ensuite, aux frais de l'Etat, vers le dépôt régimentaire. En quelques heures, il s'y trouvait transformé en un soldat d'assez piètre allure. Il passait sa première nuit, à l'écart des « anciens », dans la solitude d'un local de la caserne, parcimonieusement éclairé. Il s'y endormait après avoir entendu s'égrener les quatre dernières notes trainantes, étirées et nostalgiques de l'extinction des lumières.
Par la suite le nouvel engagé rejoignit directement l'école régimentaire, sans passer par le dépôt.
Tous les volontaires y effectuaient un séjour d'un an (pour les contrats de 3 et 4 années) ou deux (pour ceux de 5). L'école avait une mission double : former des caporaux et des sous-officiers de carrière ; préparer à la sous-lieutenance. Elle était organisée un peu en athénée militaire : six classes aux programmes nettement déterminés. La cinquième groupait les candidats à l'examen préparatoire de la sous-lieutenance par les cadres, la sixième abritait les aspirants à l'école miilitaire. Dans ces deux dernières, les cours incombaient à deux officiers : l'un pour les branches littéraires, l'autre pour les mathématiques et les sciences naturelles. N'ayant aucun autre rôle, ils pouvaient s'y consacrer entièrement. On confia les classes 1 à 4 à des sous-officiers, choisis tout d'abord parmi les plus instruits du régiment, et par la suite à des candidats sous-lieutenants agréés et attendant leur nomination. Ces sergents-moniteurs furent placés sous l'autorité d’un adjudant moniteur-général, futur officier lui aussi. Les cours se donnaient d'une façon empirique, sans doute, mais sérieusement : la volonté de travail des volontaires suppléait au besoin à l'insuffisance méthodologique des professeurs. Les diverses écoles régimentaires se disputaient chaque année les lauriers, surtout aux examens d'entrée de l'école militaire ; certaines, d'ailleurs, étaient renommées pour leurs succès constants. Elles ne réussirent jamais à concurrencer l'école des cadets, pourvue de professeurs civils qualifiés.
L'après-midi était réservée la formation militaire sous la direction d'un lieutenant instructeur et de spécialisés. Un capitaine-commandant coordonnait et surveillait l'ensemble. Ce poste de fin de carrière était brigué ; nombre de (page 216) sages se contentaient des petites villes où siégeaient ces écoles ; ils y étaient une autorité. Aux jeunes officiers, elles offraient la possibilité de préparer sans heurt le concours d'entrée à l'école de guerre.
Moins dure qu'à la fin du 19ème siècle, la discipline y resta stricte rigoureuse même. Les officiers faisaient figure de demi-dieux ; la plupart des volontaires ne les voyaient qu'aux inspections. Les sergents-moniteurs, parés du triple prestige du candidat sous-lieutenant, du professeur et de la prestance rehaussée par un uniforme coquet (souvent de fantaisie), possédaient une autorité indiscutée. Ils l'imposaient généreusement à coups de consignes. Le régime ne tolérait que deux sorties hebdomadaires : le mercredi de 18 à 21 heures ; le dimanche. On pouvait les supprimer suivant un tarif progressif appliqué à la moindre incartade. Exigeante et arbitraire, cette conception du service n'en forma pas moins des cadres de premier ordre.
La tenue de chaque jour comportait la veste de toile blanche (elle ne restait pas longtemps dans cet état de grâce), le pantalon de grosse toile bleue, les sabots grâce auxquels on obtenait de sonores et impeccables claquements de talons, incontestable signe extérieur de la discipline.
Les élèves revêtaient l'après-midi la tenue d'exercice, avec la bizarre coiffure plate et ronde, mi rouge, mi bleu-roi, de l'infanterie de ligne, ou le bonnet tronconique jaune et vert des carabiniers et des chasseurs ; le pantalon de drap. veste bleu-noir ornée aux manches des deux larges galons de laine jaune du caporal. Car, après quelques semaines d'instruction et un examen d'aptitude, les volontaires étaient nantis de leur premier grade. Aux jours de sortie, il fallait affronter l'œil sévère et connaisseur du sergent planton à la porte de la caserne il appréciait le brillant des boutons, la netteté reluisante des cuirs, l'éclat de la baïonnette portée au côté.
Une école comptait de 120 à 150 volontaires, au gré des arrivées (souvent 3 ou 4 par semaine) et des départs à fin de terme scolaire. Elle se composait de Flamands et de Wallons, car le siège s'en trouvait assez souvent dans la région linguistique différente de celle de la ville de garnison du régiment. Ces éléments disparates faisaient bon ménage, mais le régime exigeait un énorme effort de la part des Flamands, car l'instruction et les cours se donnaient partout en français.
(page 217) Les repas, bien que nettement améliorés par rapport au passé, ne répondaient pas à l'attente d'estomacs délicats. Les sous-officiers gestionnaires, généralement de vieux routiers, savaient faire le départ entre l'indispensable et le superflu. La préparation se ressentait de l'absence de toute formation spéciale des cuisiniers. Elle était centrée sur les soupes très grasses au vermicelle, et sur les olla podridas à base de médiocres morceaux de boucherie.
A l'école comme à la caserne, les soldats se rabattaient sur la cantine dans un local meublé avec austérité, éclairé avec parcimonie, jadis à la chandelle, naguère au gaz, depuis peu par une faible ampoule électrique, poussiéreuse, oscillant au bout d'un fil, ils trouvaient tous les petits suppléments de bouche et de toilette.
La tactique de cette époque restait simpliste, bien que des auteurs y consacrassent des livres volumineux. Il nous suffira d'évoquer un exercice. L'école régimentaire d'Ath donnait de plain-pied sur une vaste esplanade, longue de près de deux cents mètres. Mouvements d'armes et évolutions à rangs serrés (parfois au cordeau), dans le style du « drill » anglais, étaient répétés jusqu'à ce que fût atteint le point de perfection. Chaque élève commandait tour de rôle, et s'efforçait mettre en pratique les leçons du « cours d'intonation », qui se donnait le soir dans un casematé où l'on pouvait hurler à l'aise.
Venaient ensuite les exercices de combat. Débouchant du porche de la caserne, la compagnie se formait en « ligne de pelotons » c'est-à-dire avec ses trois pelotons à même hauteur, en colonnes, séparés par des intervalles assez larges. Les tirailleurs se portaient en avant et se déployaient en une chaine dense, puis progressaient par bonds sous un feu fictif. Lorsqu'on avait ainsi parcouru les deux tiers de l'esplanade, on assujettissait au bout du canon la baïonnette courte et large : l'officier instructeur levait son sabre ; le clairon sonnait un air saccadé fait de notes brèves, haletantes, impérieuses, et l'on se jetait en avant toute vitesse, en désordre, aux cris de « Hurrah » et de » Vive le Roi. » L'assaut i Epique... et ridicule. C'est avec cette tactique que l'armée allait bientôt se mesurer contre la plus puissante force du monde. Les séances du service en campagne présentaient plus d'attraits elles conduisaient dans les environs des villettes, et par (page 218) leur caractère délibéré de petite guerre, offraient quelque variété. On se bornait à installer avec minutie des grand-gardes et des petits postes, des sentinelles, sans oublier de fixer le « chemin de retraite », qui faisait l'objet d'une recommandation expresse dans le règlement.
Pendant les manœuvres. la conduite d'une unité élémentaire (section, escouade) ne présentait pas, techniquement, le dixième de la difficulté qu'elle a acquise à partir de 1917. L'armement était uniforme : le fusil. On commençait à adopter la mitrailleuse, que pas mal de chefs ne prenaient pas au sérieux. Les thèmes offraient encore place à des mouvements imprévus : débordement d'une aile, attaque à revers, marches et contre-marches, et conféraient aux exercices l'attrait de la petite guerre avec les coloris anachroniques des uniformes, les fougueuses chevauchées, les prises de position au galop, triomphe de notre artillerie ; les sonneries ; les drapeaux déployés : toujours l'imagerie d'Epinal.
On assiste à l'apparition, oh bien timide encore !, de préoccupations d'ordre social pour le sort du soldat. Elles sont contemporaines du mouvement organisé des revendications prolétariennes. Certes, dans la presse militaire de l'époque, le mot « socialisme « et tout ce qu'il implique restent voués la réprobation. Il ne faut pas perdre de vue que ce parti politique s'attaque alors violemment au roi, au Congo, à l'ordre public, au corps des officiers ; il est dynamique et militant, mais sans action profonde sur l'armée dans son ensemble. Aussi n'est-ce pas dans son influence qu'il faut chercher l'origine de l'évolution amorcée ; il s'agit surtout d'un changement de climat moral, et de génération.
Dans les premières décennies de la vie de l'armée, les chefs militaires avaient eu pour eux le prestige de leur passé de guerre aventureux et rempli, et l'atout d'une psychologie simple convenant pour commander des soldats très frustes. Pour « parler au cœur du soldat », l'officier du rang se mettait à son niveau, très naturellement, en l'engageant à boire la goutte et à courir le guilledou, en lâchant des grivoiseries qui faisaient s'esclaffer le militaire. Epoque où la grossièreté des propos allait de pair avec la bonne humeur et une rudesse bon enfant.
Au début du 20ème siècle, l'instruction a fait des progrès : le milicien est moins primitif ; le prestige de l'officier ne dépend plus de son passé de guerre, inexistant, mais de sa tenue, de son attitude, de sa dignité, de son savoir, surtout de son esprit de justice.
(page 219) Il existe encore des « types » qui se rattachent aux modèles révolus, mais, en général, l'officier commence à s'intéresser au soldat, non plus seulement pour lui enseigner les rudiments du métier, mais pour élargir ses horizons, dans une mesure modeste encore.
En février 1898, le lieutenant-général Donny fit une conférence retentissante dans la salle du Palais des Académies devant les officiers de la garnison de Bruxelles. « L'éducation, déclara-t-il notamment, doit être une œuvre d'autorité et de respect, non une œuvre de discussion. L'affirmation énergique, chaleureuse et convaincue est le meilleur mode de persuasion ; c'est ainsi du reste que s'est faite notre propre éducation. » Ainsi les procédés anciens, la discipline, vont être appliqués à un but nouveau : l'éducation. C'est la voie d'autorité, mais il y a enfin un démarrage. Plusieurs officiers : les lieutenants Coucke, Lenoble, Fastrez et autres, vont s'intéresser activement à ce problème, y consacrer conférences et brochures. Un congrès d'éducation sociale s'est tenu à Paris en 1900 et a étudié le problème du point de vue de l'officier. Son rôle est : « conseiller, ami, tuteur attentif. »
Tel sera le thème conducteur de ces représentants d' une nouvelle génération militaire : développer l'enseignement des questions sociales dans corps de troupe, (réglé par une circulaire ministérielle de décembre 1902), diffuser des notions pratiques et des conseils relatifs aux assurances, à l'épargne, à la Caisse de retraite ; exposer l'organisation sociale du pays ; orienter le soldat vers l'avenir. On s'efforce aussi à développer son esprit civique par des causeries, mais celles-ci, insuffisamment guidées, ou puisées dans des manuels déplorablement théoriques, tournent souvent au »prêchi-prêcha » et ne parviennent guère à accrocher l'attention des miliciens, encore frustes, parfois illettrés.
Le « fait social » commence à être perçu, mais l'officier, et encore moins le sous-officier, n'y est pas psychologiquement préparé ! Le programme de l'école militaire inclut les divers éléments de l'éducation militaire, mais ne réserve aucune place aux problèmes sociaux. On se trouve encore en plein empirisme.
Il faut donc chercher ailleurs des traces sensibles d'une évolution : dans la vie matérielle.
La catégorie la plus laissée l'abandon, la plus décriée aussi, était celle des sous-officiers. Or le prince Albert, officier au régiment des grenadiers, et officier très actif, choisit ce sujet (page 220) délicat pour sa conférence régimentaire, en 1898. Il en profita pour énoncer quelques vérités. Le corps des officiers devait trouver des collaborateurs efficaces dans les sous-officiers, « chargés d'assurer les détails du service, de commencer l'instruction mécanique (sic) des recrues, d'en faire l'éducation. » Chiffres en mains, il affirma que les nôtres étaient dans une situation bien inférieure à ceux d'Allemagne et de France, avec une solde inchangée depuis longtemps, des installations médiocres, de grands obstacles à leur mariage (500 mariés sur 5.500), un avenir sans aucune sécurité, une pension précaire (840 fr. après 44 années de services), aucune garantie d'emploi civil malgré l'arrêté royal de 1871. Cette conférence, prononcée sur un ton mesuré et calme, fut le point de départ d'une série d'améliorations. Les associations d'ex-sous-officiers remercièrent et félicitèrent le Prince. La Banque nationale annonça qu'elle accorderait la préférence aux sous-officiers pour ses emplois d 'encaisseurs. Le ministre des chemins de fer promit des priorités d'emploi ; celui de la guerre obtint un premier crédit pour loger les sous-officiers mariés.
Le cadre des sous-officiers prit progressivement un caractère nouveau. On y trouvait les sous-officiers « d'avenir » définitivement agréés pour la sous-lieutenance ; nous les avons rencontrés, nombreux, moniteurs dans les écoles régimentaires ; d'autres rejoignaient le régiment sur quatre places d'adjudants, « bâtons de maréchal » des vieux sous-officiers, deux leur étaient réservées, à la grande colère de leurs collègues, frustrés d'une honorable fin de carrière. Ces anciens, les chevronnés, restaient fidèles à l'armée jusqu’à l'âge de la pension ; il y en avait en moyenne une douzaine par corps, généralement les premiers sergents-majors, ou « premiers chefs », qui souvent donnaient le ton à leur unité : compagnie, escadron ou batterie, et « dressaient » les jeunes sergents. Entre ces deux catégories si tranchées : étoiles filantes et « incrustés », voici la masse des passants qui, attirés par l'armée, mais ayant échoué aux examens de la sous-lieutenance, ou déçus par la lenteur d'un avancement réglé dans chaque régiment, se décourageaient, cherchaient et trouvaient un débouché civil, s'en allaient après quelques années, parfois avec le grade de sous-lieutenant de réserve.
Le standing du sous-officier, misérable au 19ème siècle, ne cessa de s'améliorer. La tenue se différencia nettement de celle de la (page 221) troupe et se teinta souvent de fantaisie dans le choix des tissus ou la coupe. Dans les casernes neuves, des chambres pour deux trois leur furent réservées, individuelles pour les sous-officiers d'élite. Leurs mess furent gérés suivant les mêmes règles que ceux des officiers.
Il resta une ombre : pendant quelques années encore les sous-officiers mariés restèrent logés à la caserne même. On avait cru réaliser un grand progrès par la création des « casernes des mariés », bâtiments séparés des blocs de la troupe, mais où se trouvait organisée la promiscuité des familles : sous-officiers, caporaux-clairons, maîtres-ouvriers. Une seule entrée, une seule cour, un escalier commun dans chaque aile : l'aspect triste propre aux casernes, même nouvelles, avec leur éclairage mesuré ; la cohabitation porte à porte de familles dont l'éducation n'était pas toujours la vertu cardinale ; des jalousies et des querelles fréquentes dont la dignité du sous-officier recevait les éclaboussures. Et, comme en l'absence du père, la famille n'avait droit à aucune compensation pécuniaire, il arrivait fréquemment qu'elle l'accompagnât au camp, pour le grand bénéfice du pittoresque, mais non de la discipline. Un progrès décisif ne fut accompli que par l'attribution aux sous-officiers d'une indemnité de logement et d'indemnités de déplacements. La plupart quittèrent avec soulagement les casernes, heureux sans doute d'échapper à son climat pendant quelques heures. Et comme les femmes de sous-officiers avaient latitude de travailler pour leur compte, il advint assez vite que la situation des ménages s'améliorât sensiblement.
Le nombre des mariages s'accrut dès ce moment, au point d'inquiéter certains esprits. Naguère encore, les conditions requises portaient sur l'âge et la stabilité du service sédentaire du candidat ; on n'en accordait guère l'autorisation qu'aux sergents ou caporaux clairons, aux premiers ouvriers, à raison d'un par compagnie, avec engagement par l'épouse de servir comme cantinière ; les autres sous-officiers mariés devenaient facteurs, préposés au mess ou au dépôt. On les admit désormais, comme mariés, au service actif, en réclamant seulement quelques garanties de moralité. Les célibataires reçurent les permissions de faveur dont n'eussent pas osé rêver leurs prédécesseurs, permissions permanentes de la nuit, exemption des exercices pour les sous-officiers comptables. Les anciens officiers se voilèrent la face.
Ces modifications profondes dans un sens libéral eurent un (page 222) résultat inattendu. Les sous-officiers d'antan, placés à tous égards sur le même pied que la troupe, la connaissaient de près. Les couches nouvelles s'en détachèrent volontiers, et adoptèrent une attitude plus distante, au moment même où apparaissaient les tendances à une action éducatrice. Celle-ci, dans ces conditions, ne pouvait que rester théorique. Au sein de l'armée, les catégories sociales s'affirmèrent, se définirent par des tabous. .A Bruxelles, par exemple, certains cafés, comme les « Trois Suisses » ou encore le « Petit Casino », futur « Vaudeville », étaient réservés aux officiers ; d'autres, comme le café-concert « Victoria », aux sous-officiers. Les soldats devaient se rabattre sur les estaminets.
Les casernes nouvelles avaient été conçues largement et, suivant les principes bien connus de la direction des bâtiments militaires, construites pour l'éternité. On y trouva désormais les facteurs d'un confort élémentaire : chambrées aérées et grand cubage ; douches ; lavoirs avec eau courante ; réfectoires ; cuisines ; cantines mieux aménagées et assez accueillantes. Chaque chambre fut pourvue d'un poêle formidable. Sur le papier, la compagnie recevait 20 à 30 kilos de charbon par jour, soit 5 kilos pour chaque poêle. Tout compte fait, avec certaines manipulations extra-réglementaires, on pouvait, en 1904, chauffer sérieusement pendant 3 jours par mois. Avec l'intensification du contrôle de l'emploi du combustible, la situation s'améliorera.
Quelle que fût la caserne, ancienne ou neuve, tout un petit monde gravitait autour d'elle et en vivait : cabaretiers, débitants de tabac, blanchisseuses, marchands de frites ou de crème à la glace, « fournisseurs de l'armée » en objets de fantaisie (cols, bonnets de police, ceinturons, boutons), et parfois photographes spécialisés qui, avec leurs « caches », vous transformaient une recrue balourde en un fringant cavalier de haut vol ou un héros combattant.
Nous avons vu l'Etat reprendre successivement la gestion des services, affermés dès les débuts à l'entreprise privée. En 1868, il se chargea du service des fourrages, jusqu'alors en régie ; il assuma en 1899 celui du couchage en supprimant la compagnie des lits militaires : il abolit la même année la masse individuelle d'habillement, ce casse-tête chinois en même temps que source d'abus, et prit à ses frais l'habillement et l'équipement. Chaque corps reçut une dotation annuelle, initialement de 161.000 francs par régiment de ligne, et dut la gérer au mieux. Une (page 223) responsabilité très lourde incomba de ce chef au colonel et aux commandants de compagnies. Il fallut recourir à des tours de passe-passe où se reconnut la virtuosité de certains. Le plus souvent au détriment des soldats, par excès d'économie confinant à la ladrerie. L’Etat donna l'exemple, car il n'hésita pas, par la suite, à réduire ces crédits : 150.000 fr. en 1902. Sur ces budgets diminués. il mit alors à charge des régiments les tenues des 13 classes mobilisables, au lieu de 10.
On se demande parfois quoi les « anciens » pouvaient passer leur temps et user leurs ressources intellectuelles. De tels errements fournissent la réponse.
La circulaire ministérielle du 5 septembre 1906 ferma le cycle de ces réformes, en imputant à l'État les dépenses du ménage troupe. On crédita chaque homme de 0,075 fr. par jour ;sa compagnie ou unité similaire y ajouta les recettes spéciales (ventes de déchets) et la valeur des denrées non consommées par suite d'absences régulières (permissions). L'Etat fournit le pain, complet et noir, bluté à 10 p. c. ; la viande dont la qualité fut désormais contrôlée. Le soldat paya de sa poche les vivres complémentaires, sauf aux manœuvres (ou en cas de guerre). Dans ce cas, l'armée distribuait les « petits vivres », soit 15 gr de café, 30 de riz, 25 de sel, de poivre, 45 de sucre. Les pommes de terre et les légumes irais furent toujours à la charge du ménage. Après la bataille de l'Yser, cette étonnante obligation provoquera d'homériques expéditions de tous les sergents-fourriers de l'armée belge jusqu'à Dunkerque, à la recherche de ces introuvables produits.
En quoi l'alimentation du soldat différait-elle de celle du civil ? Voici deux menus, pris le même jour d'une semaine de 1913, aux carabiniers et dans un ménage de 3 personnes vivant sur un budget de 4 francs par jour. armée
Armée :
Déjeuner : Pain, café au lait, beurre
Dîner : Purée de pois, carbonades, pommes de terre
Goûter : (néant)
Souper : Pain blanc, beurre, café au lait, bifteck
Civils :
Déjeuner : Pain, café, tête de porc
Dîner : Côtelette de porc, endives, pommes de terre
Goûter : Pain, café
Souper : Pain, café, pâté de foie.
Du côté militaire on constate, comme on pouvait s'y attendre, une cuisine collective ne s'embarrassant pas de recherches gastronomiques. Le calcul crédite de 3500 calories le menu de l'armée.
(page 224) On note un progrès considérable, car le personnel des cuisines bénéficie de la permanence des fonctions. On ne lui donne pourtant aucune formation ; il apprend le métier en le pratiquant d 'une façon empirique. Aucune modernisation des locaux même dans une caserne nouvelle, ils consistent en de vastes salles, embuées, munies d'énormes « douches » cylindriques à foyer (surmontées parfois de hottes), et meublée d'étagères encombrées de « bidons. » En matière d'hygiène, on réussit à dépasser l'objectif modeste que s'assignait en 1886 l'autorité militaire : permettre au soldat de se laver les pieds au moins une fois par semaine et le corps tous les quinze jours. Les soldats de 1880 à 1900 faisaient encore leur toilette à l'air vif de la cour, sous le jet puissant et glacé de la pompe ; ceux de 1900 à 1914 se lavèrent dans la tiédeur toute relative du lavoir, et sous le jet plus mesuré du robinet.
L'état sanitaire s'améliora également. En 1910, sur 44.195 hommes présents sous les armes, on en compta 38.264 « reconnus malades » dont 15.837 admis l'hôpital. Les maladies les plus fréquentes étaient l'angine (1.557), la bronchite (1.235), la grippe (639), les embarras gastriques (899), les furoncles (602). les phlegmons (927), les contusions (029), les plaies (1.132). Trois causes principales : le refroidissement, l'alimentation, les efforts physiques. On relève 77 décès, soit environ 2 pour 1000 : 20 par tuberculose, 11 par méningite, 9 par fièvre typhoïde. 6 par pneumonie, 6 par péritonite. etc.
Il est courant de se gausser de l'inertie sportive de l'armée d'avant 1914 et d'y opposer les réalisations de nos jours. Dans les unités, comme dans le monde civil, il existe actuellement une majorité imposante de spectateurs pour suivre assidûment, et critiquer avec compétence, les efforts d'une minorité de vrais sportifs. Nous découvrons les mêmes caractéristiques au début du siècle.
Il n'existait pas de pistes d'obstacles dans la caserne, mais à la fin du siècle dernier des moniteurs formés par l'école de gymnastique enseignaient durement l'escrime du bâton, les rudiments de la boxe. l'escrime la baïonnette. Les sous-officiers et les volontaires de carrière suivaient obligatoirement les leçons de fleuret, d'épée et de sabre, en des séances exténuantes. Les officiers montés, cavaliers et artilleurs, allaient à l'école d'équitation d'Ypres où un programme impitoyable et périlleux les (page 225) « dressait » en quelques semaines. Le tir se pratiquait avec assiduité ; les « tireurs d'élite » se distinguaient par un insigne spécial à la manche. Les grands prix de bataillon et de régiment étaient ardemment disputés, et entourés de solennité. L'armée connaissait déjà ses championnats et ses coupes : football, athlétisme, course à pied, rowing, natation (il y eut un championnat militaire Hollande-Belgique), escrime. Le cross country de l' armée existait. En 1913, à Liège, 40 motocyclistes-estafettes s'alignèrent sur parcours de 150 km, dont une bonne partie de chemins peu praticables, couvert obligatoirement à une vitesse moyenne horaire de 30 km ; 29 terminèrent.
L'école d'Ypres avait des contacts suivis avec les garnisons de Lille et de Saint-Omer ; elle recevait la visite d'officiers français en tenue. En 1902, le monde hippique se passionna pour le raid international militaire Bruxelles-Ostende, 132 km à cheval avec relais pour les montures ; dix armées y participèrent (France, Allemagne, Grande-Bretagne, Grèce, Pays-Bas, Norvège, Russie, Suède, Suisse, Belgique) ; quatre Français les places d'honneur, avec une moyenne de 19 km à l'heure ; un Belge se classa septième. On en parla longtemps. avant et après, avec la même passion, mais moins de chauvinisme, donc plus de vraie sportivité, qu'actuellement.
Certaines épreuves, qui nous paraissent « bien modernes » n'étaient pas ignorées. En 1908, la coupe du dixième régiment de ligne, à Arlon, opposa huit équipes de compagnie, chacune de 11 hommes dont 7 ou 8 soldats miliciens, devant couvrir « au complet », en tenue de mobilisation, un parcours de 22 km : champs labourés, terrains marécageux, bois, avec escalades ; chaque équipe devait éventer et éviter deux embuscades, et reconnaître un réseau d'avant-postes ; le sous-officier chef d'équipe remettait enfin un rapport de mission. On attribuait 100 points à l'épreuve : 75 pour la marche, 25 pour le compte-rendu. Or, sur 88 hommes, 86 arrivèrent au port. L'équipe gagnante s'attribua 95 points, à une moyenne de plus de 7 km (22 km en 2 h. 57). N'est-ce pas là une sportivité tactique annonçant, avec plus de trente années d'avance, les commandos ?
Les revues militaires réservaient une très large place aux comptes-rendus des manifestations sportives. Le commandant A. E. M. Lefébure, dans un livre qui eut beaucoup d'échos, préconisait une éducation physique orientée vers les besoins (page 226) tactiques. L'école militaire éliminait une partie des candidats par une série d'épreuves de courses de vitesse, de fond, de sauts et de grimpée à la corde.
Si une évolution progressiste se manifeste dans ce domaine, la compréhension des besoins en matière linguistique fut beaucoup plus lente. L'étude du flamand avait été introduite à l'école militaire en 1888, mais insuffisamment contrôlée, et peu prise au sérieux. En 1889, on employa le flamand dans la procédure criminelle. En 1890 se réunit à Bruxelles un congrès flamingant, dont l'une des figures fut l'Abbé Daens, député d'Alost, et l'on y lança le slogan « In Vlaanderen Vlaams. » Bientôt l'on réclama des régiments unilingues. A partir de 1897, la garde civique fut commandée dans la langue régionale. Ce sont là quelques jalons, mais il faut reconnaître que les milieux militaires, si sensibles pourtant aux impératifs de la défense nationale, restaient imperméables à la justice linguistique dont le principe paraissait évident.
A l'occasion de la publication d'un livre sur « De Vlaamse Krygstaalkunde » en 1898, la Belgique militaire ironisa : « Si l'auteur a conçu le secret espoir qu'un jour il y aura dans notre armée des régiments officiels flamands... nous serons obligés de le combattre... »
En langue flamande, à l'usage des soldats, il n'existait cette époque que la Soldatenschool du capitaine De Bock et la traduction du Manuel, très répandu, du lieutenant Leruitte, tous deux sans caractère officiel. Le Soldat Belge, recueil semi-officiel de récits et de contes militaires, diffusé dans les bibliothèques et les cantines, était bilingue. Les soldats flamands, au frottement répété de leurs camarades wallons, et placés devant l'obligation d'exécuter les commandements donnés en français, en arrivaient, avec plus ou moins d'efforts, à pratiquer un sabir savoureux, et même à comprendre les explications de la théorie. Mais ce n'était en rien une solution équitable et nationale. Les officiers, malgré une évolution sensible des idées en matière (page 227) sociale, restaient moralement trop loin de leurs hommes et, dans leur grande majorité, ne sentaient pas ce besoin d'équité, pour ne pas parler encore d'égalité linguistique. Ils continuaient à affirmer imperturbablement qu'un tel régime était profitable aux miliciens comme aux volontaires, et s'appuyaient sur les exemples, de plus en plus nombreux, de purs Flamands ayant vaincu toutes les difficultés pour s'élever dans la hiérarchie. Il serait vain de nier que cette attitude fût à base de préjugés et de recherche de la facilité.
L'avancement conserva sa lenteur de naguère. En 1904, les deux premiers classés de l'école de guerre, promis au corps spécial d'état-major, étaient deux sous-lieutenants d'artillerie comptant déjà huit années dans ce premier grade.
Les appointements étaient restés inchangés, alors que le coût de la vie n'avait cessé de monter. La situation matérielle de l'officier restait médiocre, avec des fins de mois difficiles pour ceux, très nombreux, qui n'avaient pas d'autres ressources personnelles. Les retenues mensuelles amputaient plus de 10 p. c. du modeste revenu professionnel, pour couvrir de nombreuses dépenses : feuilles d'ordres régimentaires (abonnement obligatoire), caisse des pauvres, frais exceptionnels du mess (invitations), cours d'équitation, entretien de la salle d'armes, médicaments, musique régimentaire, masse d'habillement, location d'une loge au théâtre. On cite un régiment dont les officiers alimentaient 17 différentes caisses. Il y avait encore l'abonnement aux sociétés militaires, l'inscription d'office à la société littéraire de l'endroit, les souscriptions ouvertes pour soutenir la propagande en faveur du service personnel, pour un monument De Bruyne, Chazal ou Brialmont. Et voici enfin les versements d'office à la caisse des veuves et orphelins.
En vertu d'un arrêté royal de mai 1842, l'autorisation de mariage ne pouvait être accordée qu'à la moitié des capitaines, au quart des lieutenants, au huitième des sous-lieutenants en activité de service, et la condition que la fiancée apportât un revenu annuel dont le montant, combiné avec les revenus extra-professionnels du conjoint, assurât un appoint de 1.600 francs.
Avant le mariage, l'officier devait verser la contrevaleur d'une année de la pension dite de survie ; en cas d'avancement, une somme égale au double de l'augmentation correspondante de cette pension ; la différence d'âge entre conjoints était compensée (page 228) par une somme supplémentaire. Enfin, tous les officiers, célibataires comme mariés, payaient mensuellement de 1 à 2 p. c. de leur traitement, suivant l'importance de ce dernier. En 1896, la pension de survie touchée par la veuve d'un colonel était 2.200 francs, celle de la veuve d'un capitaine 1.125 francs.
Au début du siècle, les conditions devinrent plus libérales dans le quota des autorisations de mariage, mais, alors que la France venait de supprimer l'apport dotal en 1900, la Belgique le conserva, comme la plupart des autres pays. Ce principe n'était guère mis en discussion, bien que cette obligation plaçât pas mal d'officiers devant un pénible dilemme moral.
A l'usage, l'instauration des mess avait été acceptée comme une notable amélioration du sort de l'officier sur le plan matériel. En 1907, sur 19 régiments d'infanterie, il n'en restait que 5 à avoir leur table officielle dans un restaurant, faute de local. La comparaison des prix était édifiante : 2,50 fr. pour un repas à la table civile. 1,45 au mess ; le vin, respectivement 3,50 fr. et 1,10. L'Etat fournissait les locaux : vestiaire, salle à manger, tabagie. avec les meubles une avance de fonds sans intérêts. En contrepartie, il exigeait la participation de tous les officiers. Ceux-ci élisaient au scrutin secret une commission de mess et un économe phalanstérien. Tout semblait donc être pour le mieux. En réalité, le fait de transformer le repas en un service gâtait tout. Les officiers mariés y étaient astreints comme les autres. Parfois l'autoritarisme du chef de corps transformait le mess en un lien abhorré ou redouté.
Les exigences de l'esprit de corps allaient très loin. En 1901, alors que la caserne Dailly se dressait, « en pleine campagne » ou peu s'en faut, les officiers des carabiniers devaient y dîner en tenue à 18 heures, ce qui décapitait les soirées et détruisait la vie familiale. Les plaintes réitérées firent enfin abroger des règles aussi absurdes. On fixa à midi le repas obligatoire, puis un ministre compréhensif en exempta les mariés. Il n'en resta alors que le caractère dispendieux ; l'heure de l'apéritif, après le service du matin, entraînait souvent à des dépenses exagérées, surtout dans certains régiments qui désiraient asseoir et conserver leur « standing. » N'y entraient du reste que les officiers possédant des revenus personnels.
Ces mesures draconiennes cimentaient sans conteste la cohésion. L'officier condamné à un avancement lent, ou à la stagnation définitive au niveau du capitaine-commandant, était assuré, (page 229) en contrepartie, de la permanence dans son régiment, moins qu'il ne sollicitât un emploi dans une petite ville de province, dépôt ou école régimentaire, où il devenait l'autorité.
Actuellement, les officiers de réserve sont un lien permanent entre la société militaire et la société civile ; ils participent des deux activités et des deux mentalités. Il n'en fut pas ainsi l'origine. L'arrêté royal du 22 décembre I887 créa les officiers de réserve. Les volontaires de carrière ayant satisfait à une épreuve spéciale pouvaient être agréés comme candidats à l'emploi d'officiers de réserve ; ils devaient s'équiper à leurs frais (tenue en drap de sous-officier), pouvaient loger hors du quartier. Après six mois de service, les agréés subissaient une épreuve professionnelle, et on les nommait sergents. Après deux années dans ce grade, ils se présentaient devant une commission qui jugeait de leur aptitude au commandement. En cas de succès, ils étaient promus sous-lieutenants de réserve, envoyés en congé sans solde, et maintenus dans cette position à la fin de leur engagement. C'était la fois pour l'armée un moyen de compléter ses cadres déficitaires, et pour le volontaire déçu par elle, de quitter le service actif avant le terme et honorablement. En cas de mobilisation, les officiers de réserve entraient dans les cadres de l'active,
Or, les publications militaires leur refusaient même le droit à l'existence. Légalement ils ne sont rien, assurait-on, car il eût fallu une loi, non un arrêté royal. Mal accueillis, privés de tout avantage, plusieurs officiers de réserve démissionnèrent, bien que, dans ce cas, ils dussent parfaire comme sous-officiers leur terme d'engagement. En 1900, le sous-lieutenant de réserve Cassart créa une société ; à ce moment, les sous-lieutenants de réserve de 1887 étaient encore sous-lieutenants, avec une dizaine d'années de grade. On n'en comptait que 111 ; pour combler les vides de la mobilisation il en eût fallu 675 d'après Brialmont, 1.000 à 1.200 d'après le colonel d'état-major Ducarne. Le cercle des officiers de réserve édita une brochure : La Défense nationale et l’officier de réserve, dénonçant le manque d'information et l'inertie de l'opinion publique en la matière il organisa des (page 230) conférences, données par des officiers de l'active qui comprenaient l'intérêt de cette activité. A partir de cette date on enregistre quelques progrès. Un arrêté royal de 1902 autorise les officiers de réserve, anciens officiers de l'active, à rentrer dans les cadres s'ils ont « brillamment servi en activité et ont, à la réserve, continué à servir les intérêts de l'Etat. » Certains partirent au Congo (dont Cassart).
Une loi du 18 avril 1905 régularisa le statut des officiers de réserve, et précisa qu'ils n'entraient dans les cadres actifs qu'en cas de guerre et pour la durée de celle-ci. Mais ils pouvaient être rappelés tous les ans, pour un mois au plus. Ils obtinrent successivement le droit aux soins médicaux et pharmaceutiques, moyennant paiement d'une somme équivalente à 1/2 p. c. du traitement de leur grade dans l'active ; de l'avancement ; le droit à une distinction honorifique ; la réduction de tarif sur les chemins de fer ; l'admission de leurs enfants à l'école des cadets. Les causeries organisées rapprochèrent l'active de la réserve. Chaque régiment eut à sa suite quatre à six officiers de réserve mêlés désormais à la vie de leur corps.
L'élément militaire continuait à jouer un rôle de premier plan dans l'action civilisatrice en Afrique Centrale : reconnaissances, occupation, organisation, création de postes, de voies ferrées, études scientifiques, prospections. Beaucoup en étaient à leur deuxième ou troisième séjour. Désormais, les départs mensuels d'Anvers s'accompagnaient d'un véritable cérémonial : présence des autorités civiles et militaires, des familles, musique exécutant l'hymne national. Les journaux consacraient des chroniques aux événements marquants de la vie coloniale ; des périodiques s'y spécialisaient. Des officiers de retour du Congo donnaient des conférences fort suivies. L'un d'eux, le commandant Hecq, du deuxième des cuides constata en 1901 : « Les départs africains se font plus rares... L'armée s'écarte peu à peu de cette route qu'elle suivait autrefois avec un entrain superbe. » Ceci, notons-le à l'honneur de l’armée, au moment où le danger et l'aventure étaient le pain quotidien des coloniaux. Moins meurtrière désormais, l'Afrique restait pour les jeunes officiers une école de devoir, de virilité, d'abnégation et d'initiative. Le pays ne méconnaissait pas les services rendus. En avril1898, le conseil communal d'Anvers décida d'élever un monument « en signe d'hommage durable à Léopold II » et montrant que les Anversois (page 231) savent reconnaître la part des Belges, « en majorité officiers de notre brave armée. » A Anvers encore, au cours de grandes fêtes militaires de bienfaisance. on mit en scène l'attaque du Boma du sultan Rumaliza, soigneusement reconstitué, avec 800 participants dont le réalisme fougueux enflamma l'enthousiasme des spectateurs. Le Congo était devenu un sujet de choix. En 1892, au Cirque royal de Bruxelles, le bon public assistait, pantois, à l'arrivée d'un ballon dans un village indigène, à l'attaque de ce dernier par les Arabes esclavagistes, à l'intervention de Stanley, aux palabres préparant le traité de paix, avec combats, salut au drapeau et... apothéose de la Civilisation. De telles manifestations, dont nous avons perdu le goût et le sens, rapprochaient le pays et l'armée, en créant cet embryon de traditions de bravoure dont on ne peut se passer sans danger. On sentait enfin un frisson épique.
Mais il était assez vite neutralisé par les vieilles habitudes de prudence. En 1900, fut décidée une expédition européenne pour réprimer la révolte et les excès des Boxers en Chine. La Belgique offrit d'y participer pour défendre ses nationaux et ses intérêts. Le ministre de la guerre constitua un bataillon de quatre compagnies, dont l'encadrement comptait 9 officiers anciens africains. Le major Haneuse, placé à sa tête, avait à son actif deux séjours au Congo, et des voyages aux Indes, en Abyssinie, en Arabie. Pour un effectif de 47 officiers et 675 hommes, il y eut 2.766 demandes, dont 132 d'officiers de l'active, de la réserve, de la garde civique, ou retraités. Mais le gouvernement crut devoir demander aux grandes puissances l'autorisation d'envoyer ce petit corps expéditionnaire. Seule l'Allemagne déclara ne pas bien en voir la nécessité. Sur quoi l'on contremanda la participation. Quatre ans plus tard, en septembre 1904, fut créée une garde de la légation belge à Pékin : 1 officier, 21 sous-officiers et soldats. On découvre cette époque des officiers belges en mission dans les pays les plus inattendus. En 1899, trois officiers d'artillerie dans le Céleste Empire. Un capitaine du génie (Carton) passe deux années au Siam pour préparer la construction de trois forts destinés à couvrir la capitale, Bangkok. Le lieutenant-colonel A. E. M. Fivé. Premier des guides, inspecteur d'Etat de l'Etat indépendant du Congo, rentra en 1900 d 'une prospection des provinces chinoises du Koukou-Nor et dans le Désert de Gobi. On reconnait la marque de Léopold II. Un lieutenant des grenadiers, Delobel, (page 232) devint général en Turquie ; deux capitaines y professèrent à l'école Militaire. En 1903, quatre officiers allèrent commander la gendarmerie des vilayets de la Roumélie orientale. Et l'on pourrait allonger la liste.
Chaque génération militaire possédait ses individualités que ne pouvait satisfaire la vie de garnison et de camp.
On ne saurait trop insister sur le rôle des sociétés d'anciens militaires dans le rapprochement entre le pays et son armée. L 'existence prolongée et la multiplication de groupements d'hommes unis simplement par les souvenirs de leur vie de caserne nous paraissent des faits paradoxaux. Or, avec ces titres discutables à la reconnaissance d'une nation indifférente, ces créanciers peu considérés se mêlent, en de certaines époques cruciales, à la vie politique. Nous les avons vus manifester avec dignité en faveur du service personnel et d'une meilleure défense nationale. En dehors de leur activité d'entraide, et des réunions périodiques qui sont la raison d'être et de vivre des sociétés belges, il est d'autres cas significatifs.
C'est la Fédération des sociétés d'anciens militaires de l'agglomération bruxelloise, fondée en 1897, qui fut chargée d'organiser chaque année, dans la capitale, les fêtes militaires, toujours fort brillantes, marquant les fêtes nationales. Notons que le public commençait enfin à se lever pour écouter l'exécution de l'hymne national.
En 1903, une campagne anti-belge battit son plein dans le Royaume-Uni, Il était courant d'y affirmer que les Belges violaient la liberté commerciale au Congo, et y commettaient des atrocités, qu'ils étaient « le fléau de l'Humanité. » Au Parlement de Londres, certains proclamaient qu'il était « plus que temps de les mettre à la raison. » On finit par s'émouvoir en Belgique de cette campagne non-désintéressée. La Fédération nationale des sociétés d'anciens militaires organisa le 27 septembre 1903 un cortège et une réunion de protestation, avec le concours de nombreux groupements. Le lieutenant-colonel Van Gele, forte figure africaine, rappela les 500 km de voie ferrée, les 2000 km de lignes télégraphiques, les 600 km de routes, les 100 steamers, l'œuvre des missions, la fin des sacrifices humains, des guerres tribales, de l'anthropophagie et de l'esclavage. Une adresse fut envoyée au roi, et l'on constitua une ligue générale des anciens militaires pour la défense des intérêts belges à l'étranger. En 1905, la (page 233) Fédération des sociétés d'anciens militaires fit représenter à la Monnaie un drame consacré au sacrifice du sergent De Bruyne. Le 31 mai 1898, elle organisa une manifestation en faveur de la reprise du Congo par la Belgique.
Le ciment de ces sociétés était probablement la conscience de représenter une catégorie sociale victime d'une injuste discrimination, où elles puisaient la conviction d'avoir le droit de faire entendre leur voix lorsqu'il s'agissait d'un intérêt supérieur.
Lorsque la loi de 1909 aura amorcé la réforme militaire dans le sens de l'égalité de tous devant le devoir militaire, l'activité publique de ces groupements s'estompera, sans être totalement interrompue.