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Le milieu militaire belge de 1831 à 1914
WANTY Emile - 1957

WANTY Emile, Le milieu militaire belge de 1831 à 1914

(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)

Titre V. Les étapes décisives (1900-1914)

Chapitre IV. Les derniers étapes

Le vote de la loi de milice de 1009, dite de « un fils par famille » avait haussé le lieutenant général Hellebaut au zénith de l'estime des milieux militaires. Deux années plus tard, les sentiments à son égard avaient évolué ; ils lui reprochaient maintenant son immobilisme. Par ailleurs, le ministre se trouvait en butte à la sourde opposition du corps spécial d'état-major.

Il n'appartenait pas ce dernier. Sa carrière comptait vingt années de services fréquents à la troupe, et 25 de fonctions directrices d'ordre technique et administratif, marquées par quelques heureuses réalisations. Une figure de haut fonctionnaire : silhouette trapue et solide, épaisses moustaches blanches en crocs, barbiche en houpette. Il pratiqua un « esprit d'équipe » avec ses collaborateurs, et se considéra comme le délégué de l'armée au sein du gouvernement. Ayant, contre toute attente, réussi à arracher l'abolition du remplacement et le service personnel, il s'estima tenu d'accepter et de respecter loyalement tous les termes du contrat. Il s'abstint donc, bien que cette mesure fût nécessaire, de réclamer un effectif du pied de paix supérieur à 42.800 hommes, sachant que la contrepartie en serait fatalement une nouvelle réduction du temps de service au-dessous de 15 mois. Son attitude fut toute d'attentisme après 1909. (page 234) Malheureusement, en automne 1911, alors que l'Europe venait d'être secouée par la crise d'Agadir, la loi de 1909 ne donnait pas encore des résultats satisfaisants.

La position des partis devant le problème militaire peut se résumer en deux citations. L'une du représentant Mechelynck ; « Quand nous avons voté la nouvelle loi de milice, nous avons cru que les mesures qu'on allait prendre assureraient la défense nationale. » L'autre de M. Kamiel Huysmans : « Nous ne voulons pas de charges en plus, mais des charges en moins » (juillet 1911).

Et pourtant, le péril s'était brutalement précisé. Il était désormais impossible de se faire beaucoup d'illusions sur le sort de la Belgique. L'hypothèse d'une invasion avait été retenue par la commission mixte de 1900-1901. Le lieutenant général Ducarne y était revenu par la suite (conférence au jeune barreau, le 29 novembre 1911). Un roman d'anticipation édité à Liège avait voulu jeter l'alarme. Les indices se faisaient de plus en plus nets. L'extension du réseau ferroviaire allemand vers la frontière belge, entre 1908 et 1911, trahissait des vues stratégiques. Les déclarations d'importantes personnalités militaires allemandes ne laissaient place aucune équivoque. Le général von Bernhardi parlait ouvertement d'une attaque d'aile par le grand-duché et le sud de la Belgique. Von Schlieffen, ancien chef du grand état-major allemand, estimait que l'on pourrait tourner les obstacles fortifiés de la frontière française, en passant par la Belgique ou la Suisse ; il ne faisait, en parlant ainsi, que camoufler habilement son plan, qui reposait dans les dossiers du haut commandement. Von Falkenhausen envisageait une invasion par deux armées partant du front Aix-la-Chapelle, Trêves. Le colonel von Bieberstein tentait une démonstration analogue, mais en l'étendant aux Pays-Bas. Le général français Maitrot publiait le 10 septembre 1911, dans Le Correspondant de Paris, une étude intitulée : L’offensive allemande par la Belgique.

C'est dans ce climat que commença la campagne : « Sommes-nous prêts ? » dans les colonnes du quotidien Le Soir. On croit généralement qu'elle fut la première et la seule réaction contre notre impréparation militaire. Nous avons montré qu'une (page 235) telle campagne ne s'est jamais complètement apaisée depuis 1871, limitée, à vrai dire, de rares feuilles spécialisées, exception faite pour L'Etoile Belge. En 1911, Le Soir ne fut pas le seul journal à s'y intéresser activement. Le Patriote se targua même d'une priorité en la matière. La Chronique, le XXe Siècle, la Métropole, l'Indépendance Belge, la Meuse, la Gazette, le petit Bleu se mirent de la partie ; en fait, aucun secteur de l'opinion publique ne put rester ignorant du problème. Mais il faut reconnaître que la campagne « Sommes-nous prêts ? » bénéficia d'un plan, d'une méthode et d'une continuité qui la mirent en évidence. Elle attira même l'attention de l'étranger. La Gazelle de Cologne parla à son propos des « généraux en retraite et même, paraît-il, d'officiers d'état-major en activité de service qui y étaient mêlés. » Ce journal allemand était plus exactement renseigné que l'opinion publique belge. Car cette campagne fut, en effet, menée par un cénacle siégeant dans un café bien connu de la porte de Namur, présidé par un député libéral assisté d'un officier supérieur « très intelligent, mais doué d'un esprit plus critique et caustique que constructif », déclare son sujet le général Hellebaut dans ses Souvenirs.

Il s'agit ici d'un épisode marquant de la lutte d'influence entre deux « clans », l'entourage ministériel et le corps spécial contre ou pour une plus large autonomie de l'état-major Général de l'armée, créé le 26 juin 1910 mais tenu sous tutelle par un ministre jaloux de son autorité. Cette lutte fut conduite dans le plus strict anonymat : le droit d'écrire était étroitement contrôlé. Il fallait être du métier « pour juger à quel point notre organisme est rouillé jusqu'au plus petit rouage. » Sous le couvert de pseudonymes, quelques officiers se lancèrent de nouveau dans la critique plus ou moins constructive. Le général Ducarne, retraité, résumait brutalement la situation : « A l'heure qu'il est, pour le monde entier, nous sommes au dernier rang du patriotisme. » Etait-ce exact ?

Une longue statistique publiée cette époque montre qu'en 1840 l'effectif de paix représentait 0,75 p. c. de la population, et celui de guerre 2 p. c. ; en 1910 ces rapports sont devenus respectivement 0.57 p. c. et 2,4 p. c. (si l'on table sur les 180.000 hommes nominaux du pied de guerre). L'Allemagne, au même moment, aligne 1 soldat pour 8 habitants (la France : 1 pour 7) ; elle dépense 23,52 fr. par tête d'habitant pour la guerre (la France : (page 236) 31,10 fr.). La Belgique a 1 soldat pour 40 habitants et dépense 8 francs par tête.

Tel fut le thème conducteur de la campagne : pas assez d'hommes, pas assez d'argent. Il a fallu renvoyer en congé temporaire les miliciens de 1909 de beaucoup d'unités, pour ne pas dépasser les dépenses budgétaires du contingent légal : retour aux anciens errements. Il manque des centaines d'officiers. La cavalerie doit trouver 6.000 montures par la réquisition. L'armée ne dispose d'aucun charroi automobile organique. Pour les fortifications il faudrait près de 300 mitrailleuses on n'en possède que 40, et aucune encore pour l'armée de campagne. Au moment de la crise européenne de 1911, il manquait 30 millions de cartouches. Les exposés, les griefs sont étayés par des chiffres, souvent puisés dans des documents confidentiels.

Les auteurs de la campagne mirent en accusation ce qu'ils nommaient un « dualisme » au sein du gouvernement. Il n'existait aucune coordination dans les problèmes intéressant la défense nationale. Le département de l’intérieur avait la haute main sur la garde civique, celui des finances sur les douaniers, qui pourraient coopérer au service des renseignements ; celui des chemins de fer restait imperméables aux nécessités des transports stratégiques. Et comme la Belgique n'avait pas d'attachés militaires, les questions qui eussent été de leur ressort appartenaient aux légations et ministère des affaires étrangères. Celui de la justice ne fournissait aucune arme contre l'espionnage. Le manque de coordination sévissait jusque dans l'administration militaire. On réclama des enquêtes approfondies.

La situation ne se révèle pas moins inquiétante dans notre système fortifié. Sur les 72 km de la ligne avancée de la P.F.A., il en reste 32 sans défense permanente, Les ouvrages de la deuxième ligne datent de 1860. La troisième (l'enceinte) ne possède plus aucune valeur. De la rive gauche ou du Bas-Escaut un assiégeant peut bombarder la ville même. Ces constatations furent faites en 1900. Il était urgent alors d'entamer les travaux. Un projet de loi fut déposé en mai 1905 ; une loi votée en mars 1906 définit le dispositif de la première ligne de défense, et décida la transformation de la deuxième en une enceinte continue, Une nouvelle loi de 1907 subordonna l’organisation de cette dernière à l'amélioration du régime de l'Escaut en aval d'Anvers. Les terrains nécessaires pour la première ligne ne furent mis à la disposition de l'Etat qu'en 1909. En 1911 (page 237) une trouée de 20 km béait encore sur la face est de la position fortifiée, entre les forts de Schooten et de Lierre ; aucun ouvrage n'existait entre la Senne et l'Escaut sur le front sud. Or, « tant que la place d'Anvers ne serait pas achevée, la presque totalité de l'armée de campagne devrait participer sa défense. » Cette déclaration du lieutenant-général Cousebant d' Alkemade, ministre de la guerre en 1905, restait vraie.

Les positions fortifiées de Liège et de Namur, dont les organisations étaient jugées satisfaisantes, semblaient devoir distraire chacune deux régiments d'infanterie et un de cavalerie pour atteindre les effectifs reconnus nécessaires en 1901 : 15.400 hommes pour Liège, 13.400 pour Namur.

Ainsi, partout, on se heurtait aux limites trop étriquées d'une armée de 180.000 hommes sur le papier.

On parlait beaucoup moins que par le passé du concours éventuel de la garde civique. Elle s'était révélée efficace dans son rôle de maintien de l'ordre intérieur, mais les milieux militaires, sceptiques, n'avaient qu'une confiance fort limitée dans ses possibilités guerrières. Les études détaillées sur l'emploi de la garde mobile et de la garde nationale en France (1870-1871) en avaient montré le rendement aléatoire. On estimait que leur mission en temps de guerre serait une défense intérieure contre les raids de cavalerie. Du reste, les gardes tenaient de moins en moins à être placés sur le même pied que l'armée. (Note de bas de page : Du Franc-Tireur, organe de la garde civique (1900) : « Comment mettre sur le même pied les gardes civiques et les militaires ? être grade civique, ça coûte ; être soldat, ça rapporte » (sic).) Cette restriction ne visait certes pas les réceptions officielles, qui conservaient leur faveur, mais exclusivement les prestations. Il arrivait aux gardes de manifester, de huer leurs officiers si on les envoyait au camp pour peu de jours. Le ministre de l'intérieur avait cru devoir rappeler à leurs chefs que les gardes civiques étaient des « soldats-citoyens » et « avaient droit à des égards. » Egards qui sans doute, n'étaient pas reconnus aux autres !

Numériquement, la garde ne représentait plus un apport très appréciable. Le 1er janvier 1911, elle comptait, pour l'ensemble du pays : 36.120 gardes actifs, dont 4.257 des corps spéciaux d'infanterie et de la cavalerie. Associée à des éléments de la gendarmerie, bien encadrée, instruite d'une mission bien localisée, elle pouvait jouer un rôle non négligeable. Mais c'est précisément (page 238) dans la partie du territoire où les autorités responsables situaient et limitaient une invasion probable : les Ardennes, que la garde civique active était la moins fournie : à peine 1.200 hommes pour le Luxembourg et Namur, sans aucun corps spécial.

La campagne de presse eut des échos tumultueux au Parlement ; des représentants y accusèrent les officiers fauteurs des articles (toujours anonymes) de déloyauté, de félonie, presque de trahison. A la vérité ils avaient utilisé des documents confidentiels pour y puiser les précisions désirables. Le ministre de la guerre se garda bien de prendre leur défense ; elle eût été difficile en droit, et de plus ils étaient ses adversaires déclarés. On vit alors ce spectacle peu banal : M. Woeste volant au secours du ministre, alors qu'en 1909 il l'avait mis durement en accusation. Par contre, M. Emile Vandervelde défendit ces officiers, attitude fort curieuse elle aussi, car le Peuple avait accoutumé de dénoncer l'armée comme une sorte d'école du crime. On se trouvait en plein imbroglio.

M. de Broqueville, chef du cabinet, affirma que l'on pouvait « songer à adopter une série de réformes de nature à renforcer considérablement la valeur de notre armée », en faisant de nos unités autre chose que des « trompe-l'œil. » « Signalez les lacunes véritables, nous ne demandons qu'à les combler », ce qui signifiait : « Vos révélations ne sont pas fondées. » Or tout était exact dans les reproches formulés. L’opposition avait présenté 53 questions précises. Le ministre de la guerre y répondit, comme on le fait presque toujours en pareil cas, par la bande, avec des explications, des assurances et des promesses. Il se trouva 87 voix sur 158 pour déclarer que tout était pour le mieux dans la meilleure des armées. La campagne savamment orchestrée échouait. (Note de bas de page : Edmond Picart déclarait : « L’armée fut maintenue dans un état mixte et lamentable : pas assez pour vivre une belle vie, pas assez pour mourir d’une belle mort. Par terreur électorale on n’a jamais osé exiger pour elle les dépenses vraiment efficaces. Par pudeur internationale, on n’a jamais osé la mettre franchement au rancart… Et pourtant que de bonnes volontés dans la mase de ceux qui la composèrent »)

Mais les jours du ministre de la guerre étaient comptés. Il donna sa démission fin février 1912, et fut remplacé intérimairement par M. de Broqueville. Il avait créé l'état-major de l'armée, le service de l'aviation militaire, doublé l'artillerie de campagne, augmenté l'artillerie des places, pris des mesures (page 239) en faveur des officiers de réserve, amélioré certaines conditions matérielles. On lui reprochait du favoritisme à l'égard de son arme, l'artillerie ; la méconnaissance des besoins de l'infanterie, la création des compagnies universitaires écartant du service actif 2.000 jeunes gens, en majorité des classes aisées ; l'acceptation d'un effectif immuable qui ne permettait pas de donner à l'armée le développement devenu nécessaire.

Les événements se précipitèrent après la crise marocaine de juillet : la guerre de Tripolitaine en 1912, les débuts de la première guerre balkanique, le formidable budget militaire allemand de juin 1912. Partout en Belgique on assista alors au développement d'une intense campagne de propagande patriotique, sous les auspices de la Ligue pour la défense nationale, dont le comité directeur groupait toutes les opinions. Elle obtint le concours actif de nombreux officiers retraités ou en service. Le nouveau ministre, le lieutenant-général Michel, tint à marquer son court passage au pouvoir en rendant à tous les officiers leur liberté d'expression. Les lieutenants-généraux Ducarne, de Heusch (directeur de la Belgique Militaire depuis la mort de son créateur et animateur Léon Chomé) et Donny, Ie lieutenant-colonel comte de Grünne, des capitaines et lieutenants des différentes armes, des avocats soit soixante conférenciers et bénévoles, allèrent, en 1912 et 1913, porter la bonne parole dans toutes les régions où fonctionnaient des comités. A Furnes, par exemple, on organisa un cycle de causeries auquel participèrent 1.200 auditeurs. La Ligue diffusa un tract en 40.000 exemplaires.

En réponse, certains journaux, ceux qui avaient été les plus rebelles aux nécessités de la défense nationale, se mirent à attaquer les autorités militaires sur un terrain nouveau, les accusant d'avoir en 1900 celé la vérité au pays, trompé gravement le gouvernement. Il s'agissait de noyer les responsabilités des antimilitaristes. D'autres, fidèles à leurs anciennes tendances, continuèrent à vitupérer l'armée « centre d'immoralité et d'irréligion », l'incapacité, l'ignorance, la stupidité des chefs ; l'inintelligence de la conception du service militaire. Au milieu de ces (page 240) remous. le roi Albert éprouvait de vives inquiétudes fondées sur des faits ; il parvint à les faire partager par M. de Broqueville qui, le 11 novembre 1912 avait repris le portefeuille de la guerre. Le lieutenant-général Michel s'était donné pour tâche de « restaurer la discipline » dans son sens le plus strict ; une de ses sanctions ayant été déclarée sans valeur par la cour de cassation, il donna sur-le-champ sa démission.

Dès le 3 décembre 1912, M. de Broqueville déposa un nouveau projet de loi sur la milice. Dans une séance secrète, le 13 février 1913 il mit la Chambre en face du danger et lui montra ses responsabilités. Plus d'une année avait perdue depuis les « révélations. »

Une intense activité va faire de 1913 la période la plus féconde en réalisations.

La nouvelle loi fut votée par les deux Chambres en juin. Elle instaurait le service généralise, avec un contingent de 33.000 hommes et le principe d'une incorporation régionale, non pas dans le sens linguistique, mais dans le sens géographique, pour ne pas trop éloigner les miliciens de leur famille. Par exemple : la Flandre occidentale fournit 80 p. c. de ses miliciens à l'infanterie, 43 p. c. aux deuxième (Gand), troisième (Ostende et Ypres) et quatrième de ligne (Bruges) et 37 p. c. aux trois régiments de chasseurs à pied (Tournai, Mons et Charleroi), aux grenadiers et aux carabiniers (Bruxelles). Le Hainaut (80 p. c. à l'infanterie) : dans tous les régiments sauf les dixième (Arlon), onzième (Hasselt), douzième et quatorzième (Liège). La province de Namur n'alimentait l'infanterie qu'à proportion de 60 p. c.: les huitième (Anvers et Bruxelles), neuvième (Bruxelles), les grenadiers, le dixième et surtout le treizième à Namur. Chaque province fournissait 7 à 11 p. c. à la cavalerie.

Avec l'instauration du service général, l'effectif du pied de paix allait atteindre près de 60.000 hommes ; les unités élémentaires (compagnie. escadron, batterie) pourraient enfin être étoffées. La compagnie compterait 116 hommes dont 90 miliciens, et sur ses états contrôles 6 officiers et 580 gradés et soldats, permettant le détriplement en temps de guerre.

Les bureaux ministériels et l'état-major de l'armée avaient commencé les études avant que la loi ne fût votée. Le 16 mai sortit une circulaire ministérielle d'un ton tout nouveau. Jusqu'alors les généraux étaient des chefs lointains, ne se manifestant qu'à l'occasion des inspections, réglementées minutieusement et (page 241) annoncées. Ces visites jetaient les unités, pendant 24 ou 48 heures, dans une frénésie de nettoyages, et s'accompagnaient de l'organisation d’un « bluff » qu’aucun chef n’était en droit d’ignorer. Rideaux blancs, tentures de cretonne, seaux neufs, lampes de cuivre resplendissantes avec abat-jour, paillassons d'une netteté irréprochable, service de table, sortaient du magasin du fourrier, pour le réintégrer sitôt passé le général. Parfois, une équipe désignée transférait rapidement les rideaux d'une chambrée à l'autre, pendant que le grand chef inspectait un local intermédiaire. Le rite était respecté par tous ; le général centrait son attention sur le dépaquetage, la théorie de la mobilisation, l'état des vêtements, la connaissance littérale des règlements, le rang serré et le tir réduit, toutes questions n'ayant qu'un rapport assez lâche avec la véritable la guerre.

Et voici que le ministre, un civil, entendait mettre l'accent sur cette dernière, y engager la responsabilité de chaque échelon, exiger la division du travail, tout en laissant l’initiative aux chefs de corps pour l’emploi de leur temps. Il s'élevait contre les programmes rigides mêlant l'essentiel, l' « Exercice principal », avec tous les accessoires. « Pendant la bonne saison, pendant plusieurs jours par semaine, le service principal doit occuper le programme. » Et les chefs supérieurs ne pourront en contrôler les progrès que par leur assiduité à visiter leurs troupes. Cette circulaire instaurant « le service intensif » fut proprement révolutionnaire.

Il fallait encadrer les unités de la nouvelle année. Des mesures furent prises coup sur coup pour créer les cadres nouveaux. Tout d'abord, l'accession de sous-officiers anciens et méritants au nouveau grade d’adjudant chef de peloton. On se dit ensuite que les sous-officiers âgés de moins de 30 ans, ayant deux années de grade, possédant un bagage intellectuel correspondant aux études de quatrième année pourraient, avoir suivi des cours de formation pendant 8 à 10 mois, devenir des sous-lieutenants acceptables. La circulaire ministérielle du 26 juillet créa la section spéciale annexée à l'école militaire où furent appelés, pour la période 1913-1914, 120 sous-officiers d'infanterie et de cavalerie et 50 pour l'artillerie de campagne. après un examen d'admission.

Quelques critiques furent évidemment dirigées contre l'armée nouvelle, notamment celle du maintien du statut privilégié des universitaires. Beaucoup de militaires honnissaient ces compagnies spéciales où la discipline semblait être le moindre souci. Les (page 242) contingents de 1910, 1911 et 1912 en avaient fourni respectivement 555, 662 et 758, et l'on calculait avec terreur que cette proportion de 1 sur 25 miliciens en donnerait plus de 1.300 pour la classe de 1913.

Pendant que les bureaux s'attelaient à la mise en œuvre d'un vaste plan de réorganisation, les grandes manœuvres d'août 1913 furent une nouvelle occasion offerte au pays de s'intéresser à l'armée. Elles eurent une importance dépassant de loin celle des manœuvres précédentes, et tout d'abord par la curiosité évidente de l'opinion publique.

Secouée par les campagnes de presse, tenue en éveil par les débats parlementaires, celle-ci avait remarquablement évolué. Depuis 1909 déjà, depuis que chaque famille fournissait obligatoirement un fils à l'armée, les liens étaient devenus plus étroits. Le nouveau projet de loi, accueilli favorablement par M. Woeste lui-même, allait faire de cette armée une véritable image du pays.

« On y vient », écrivait un journaliste. La retraite militaire de juillet 1913 à Bruxelles par six musiques avait attiré des milliers de curieux sympathisants. « Ils ont crié : Vive l'armée. » Manifestation toute nouvelle.

On faisait fête aux troupes qui s'installaient dans une localité ; les fenêtres se fleurissaient de drapeaux ; on se découvrait pour le salut aux couleurs. On reconnaissait à ces signes une « renaissance du sentiment national », une prise de conscience.

Elle se manifesta avec ampleur pendant les grandes manœuvres, qui opposèrent deux partis, fort chacun d'une division d'armée. La 3ème, partant de la région de Marche, devait franchir de vive force la Meuse à Dinant, et établir une tête de pont. La deuxième venant de l'ouest, avait mission de s'y opposer. La troisième était commandée par le lieutenant-général comte 't Serclaes de Wommersom. Il avait dirigé l'école de guerre et représentait la tendance française de la primauté du moral. « Victoire égale Volonté... La victoire va aux armées qui manœuvrent... Attaquer, et vite. » Le commandant d'état-major Galet, qui fut professeur sous ses ordres, le définit : « Un soldat énergique autant qu'érudit. » Puissante personnalité au physique et au moral, regard pénétrant derrière les lorgnons, sourire fin, tête ramassée dans le cou. Cet esprit nuancé corrigeait de lui-même ce que la tendance française avait de dangereusement irréaliste ; il bâtissait ses (page 243) conceptions personnelles sur quelques idées simples et fortes. La tactique, c'est le mouvement. En ne se collant pas au terrain, on garde toujours une chance de tirer parti des situations, et de saisir par les cheveux une occasion fugitive, Il croyait (déjà) à l'emploi en masse de l'artillerie, méconnu ailleurs ; à la défensive de retraite ; à la bataille défensive-offensive. Il en fournit une brillante démonstration pendant les manœuvres de 1913, dont les Allemands devaient s'inspirer point par point, un an plus tard, pour les mouvements de leur armée.

Ces manœuvres spectaculaires virent l'utilisation des mitrailleuses à traction canine. Elles effectuèrent de longues étapes (122 km en 3 jours), passèrent à travers tout. C'était là un apport vraiment original de l'armée belge.

On y employa pour la première fois, la 3 D. A., deux postes radiotélégraphiques de campagne. Cette grande unité expérimenta aussi les ravitaillements par convois automobiles, spectacle pittoresque au plus haut point avec l'échantillonnage des types les plus divers : 25 camions par colonne, de 8 40 H. P., d'un poids variant de 600 à 6.000 kilos ; d'une vitesse allant de 8 à 50 km à l'heure, bâchés ou non, appartenant à 18 marques différentes, nationales et étrangères !

La grande nouveauté y fut surtout apportée par l'apparition de notre aviation militaire.

L'aéronautique belge s'était constituée autour d'une compagnie d'ouvriers et d'aérostiers du génie, avec des sections aérostatiques de forteresse à Anvers, Liège et Namur (ballons captifs et cerfs-volants). En juillet 1910, le général Hellebaut, ministre, effectua un vol en aéroplane avec le chevalier de Laminne, pionnier de l'air, et décida l'achat d'un appareil et la création d'une école à Brasschaet. On cassa les deux premiers biplans Farman, et l'on en acheta deux autres, qui participèrent aux manœuvres de 1911. Il y eut ensuite un raid Brasschaet-Hasselt-Ans. En 1912, les quelques officiers aviateurs totalisaient 799 vols, 165 heures, 6 brevets civils et 4 brevets militaires. L'école comptait quatre appareils d'entraînement, quatre Farman de campagne, pour 4 professeurs et 11 élèves. On y expérimenta pour la première fois en Europe, la mitrailleuse Lewis pour la défense anti-sol et anti-avion, ainsi que les automobiles de secours. Ces essais étaient suivis avec attention ; la presse militaire y consacrait des rubriques régulières et détaillées. Aux manœuvres (page 244) une escadrille de 4 appareils fut donnée à chaque parti. On aménagea des terrains rudimentaires avec quelques hangars, un camion-atelier, une tente-bureau, un dépôt d'essence. Les appareils du Parti ouest effectuèrent des missions de 150 à 200 km à 1000 mètres d'altitude ; les nombreux renseignements recueillis sur la marche des « envahisseurs » furent reçus au quartier-général 45 minutes après leur obtention. Le 20 août, le déplacement d'une « base » de 30 km vers l'arrière, se fit sans accroc, avec 16 hommes !

Non seulement l'armée était devenue représentative du pays, mais elle se modernisait comme lui. L'opinion publique, en général fort ignorante des questions militaires, s'en laisse facilement imposer par la présentation d'un matériel inédit pour elle, sans se rendre compte s'il est la hauteur des besoins, ou déjà périmé. Cela se produit fréquemment de nos jours. Mais, en 1913, le fait était incontestablement nouveau. Au sortir d'une longue période de stagnation, il était important que la nation s'intéressât enfin à son armée. Les journaux y donnèrent toute la publicité désirée.

Le pittoresque de ces manœuvres était intense : généraux chamarrés, officiers d'ordonnance aux aiguillettes étincelantes, chevaux piaffants ; petits partis de cavalerie allant à la découverte, la lance haute ; étapes longues sous un soleil écrasant ; cantonnements dans les termes hospitalières, ou bivacs animés ; cuisines en plein air avec l'appétissante odeur d'une soupe grasse ; chaudrons réquisitionnés sur place ; rassemblements bigarrés autour des cantonnements. Tout cela se rattachait encore en ligne directe à la tradition de l'époque napoléonienne, plus qu'à la guerre moderne. Et puis les ordres et les contre-ordres, les alertes subites ; les allées et venues dans la poussière et la chaleur lourde ; les courses folles : la traversée en trombe d'un chemin creux ; un déploiement rapide, baïonnette au canon ; une charge aveugle contre une autre muraille bleu-noir qui vient à votre rencontre ; les fusils se croisent ; les lames cliquettent ; les soldats se prennent au jeu. Et dans la plaine, deux partis de cavalerie se heurtent aussi avec fougue, lances basses.

Après avoir pris pied victorieusement, sans opposition sérieuse, sur la rive gauche de la Meuse et sur le plateau de Onhaye après avoir brisé la trop tardive réaction de l'adversaire, grâce une utilisation nouvelle de ses réserves, et avoir ainsi (page 245) affirmé la supériorité de ses conceptions tactiques, le général 't Serclaes dut sacrifier aux impératifs spectaculaires en jetant ses troupes à l'assaut des forts sud de Namur. La revue finale réunit à Temploux 31 bataillons, 29 batteries et 24 escadrons, devant le roi, les personnalités politiques et militaires et une vingtaine d'attachés étrangers ainsi qu'une affluence énorme de curieux, qui clamèrent leur enthousiasme devant « l'allure crâne, les alignements impeccables, la marche aisée et souple de notre infanterie », devant l'artillerie au trot et les escadrons au galop.

On en était arrivé au point de pouvoir parler de préparation militaire de la jeunesse sans déclencher une furieuse hostilité.

Depuis peu d'années, des initiatives individuelles ou communales avaient mis sur pied des groupements, très modestes à la vérité. Celui de Liège, le plus important, créé par un ancien sous-officier devenu chasseur-éclaireur de la garde civique, comptait 82 élèves. La Fédération des sociétés de préparation militaire, née en 1900, réunissait 37 sociétés totalisant seulement 357 membres. Les programmes comportaient des jeux sportifs, des marches, des exercices physiques et des conférences le dimanche matin. En 1911, une commission interprovinciale avait étudié la préparation militaire, et conclu à la nécessité d’un programme détaillé d'éducation civique ; du passage des instituteurs par l'armée (ils en étaient dispensés) ; elle préconisait la gymnastique et l'initiation au tir dès 12 ans. Un Congrès se réunit le 12 janvier et élabora, avec le concours d'officiers acquis à cette idée, un projet de loi, qui fut déposé.

Ce n'était là qu'un début, mais symptomatique de l'évolution des esprits. Et à coup sûr plus réaliste que l'actuelle apathie en matière d'esprit civique et de préparation prémilitaire.

L'armée essayait de se faire mieux connaître. Elle eut son stand aux expositions universelles de Liège (1905), de Bruxelles (1010), de Gand (1913). La Fabrique Nationale y montra ses armes légères, notamment une carabine l'usage des sociétés de préparation militaire ; Cockerill, des pièces lourdes destinées à armer les forts, ou les bateaux pour la défense du Bas-Escaut ; l'Institut cartographique militaire, ses belles réalisations ; la maison Fonson, ses tenues et ses selleries : la fabrique de conserves de l'armée et le service de couchage, leurs apports au confort matériel. Il y eut même un stand des « Musées du Soldat. » Deux régiments, en effet, pionniers de l'éducation à (page 245) l'armée, avaient innové dans ce domaine : le premier de ligne et les grenadiers. Dès 1911 ce dernier, qui possédait déjà son œuvre des « Vieux Grenadiers » (aide aux anciens soldats méritants), inaugura le musée du Soldat, dû au commandant Dubreucq : des stands bien conçus y présentaient des aspects caractéristiques de la Belgique industrielle, agricole, coloniale, maritime, pittoresque, scientifique, sportive, grâce des concours extérieurs ; des causeries hebdomadaires y étaient données aux soldats. C'était un premier pas, avec des moyens modestes, sur une voie qui pouvait mener des résultats décisifs. Mais la guerre vint.