(Paru à Bruxelles en 1957, sous la forme d’un Mémoire de l’Académie royale de Belgique)
(page 117) Une organisation militaire est toujours quelque peu une construction dans l'abstrait ; elle n'affirme réellement ses facteurs de solidité ou de faiblesse qu'à l'occasion d'une crise violente, d'une mobilisation suivie ou non de la guerre.
Pour la première fois depuis 31 ans, l'armée belge fit cette expérience en juillet 1870.
Une commission mixte s'était réunie le 16 janvier 1867 pour étudier une nouvelle fois le problème de la défense du pays. Certains généraux se montraient plus sceptiques encore au sujet du respect de notre neutralité. L'exemple tout récent du Danemark en 1864, des petits Etats allemands du Nord en 1866 donnait matière à réflexions. Deux tendances s'affrontèrent. L'une entendait concentrer l'armée dans le camp retranché d'Anvers, puis voir venir L'autre craignait un tel abandon du pays par son armée et voulait une défense pied à pied à partir de la frontière ; elle reprenait en somme les principes énoncés par la commission de 1851, et réclamait une armée de campagne autonome, instantanément mobilisable. Mais il fallait aussi de nombreux effectifs pour assurer la garde des forteresses. Partout en Europe (page 118) ils étaient fournis par des formations de seconde ligne : la Landwehr du 2ème ban en Prusse, la Schuttery des Pays-Bas, la Bewaring suédoise, la milice anglaise, la garde mobile en France. D'où le principe d'une réserve nationale de 30.000 hommes, prise dans le premier ban de la garde civique, en plus d'une armée régulière de 100.000 hommes. Le contingent annuel resta fixé à 12.000 hommes.
Au cours de la défense de ce projet devant le Parlement, le lieutenant-général Renard, ministre de la guerre, assura que l'armée « prendrait une position d'observation » ; elle étudierait la situation. « Si elle n'a devant elle que des forces égales aux siennes, elle leur tiendra tête… Par contre, si l'ennemi est trop supérieur, elle ne sera pas assez insensée pour livrer une bataille perdue d'avance, et se repliera en combattant sur Anvers, où elle attendra les événements. »
L'organisation nouvelle du pied de paix fut réglée par l'arrêté royal du 15 avril 1868, après le vote des lois sur la division du contingent et les effectifs du contingent 1869 (5 avril 1868).
Lorsque se produisit la brusque tension franco-allemande. le gouvernement belge ne perdit pas de temps. Un arrêté royal du 15 juillet 1870 décréta la mise sur pied de guerre. Il fallait passer de 37.476 hommes 99.283, de 2.935 officiers à 3.406 ; les compléments en chevaux atteignaient 6.289 (rapport du ministre à la Chambre des représentants, mars 1871).
Les résultats pratiques de la mobilisation furent décevants. Alors que le total des contingents votés pour les dix classes intéressées (de 1861 à 1870) s'élevait à 104.000 hommes, on constata un déchet de 31.385, soit 31 p. c. Le contingent légal annuel de 12.000 était théorique. Les exemptés pour causes diverses après le tirage au sort en devaient être déduits sans compensation. Autant de pertes sèches ! Comme il fallait encore faire abstraction de la classe de 1870, appelée le 20 juillet, il restait environ 60,000 hommes, dont un tiers pour les places fortes.
On fit alors appel aux volontaires pour la durée de la guerre. Entre le 1er et le 20 août il s'en présenta 25 ! On accorda leur grâce aux condamnés militaires, et par une loi spéciale l'amnistie aux déserteurs. Ces deux mesures permirent de récupérer respectivement 110 et 702 militaires.
La mobilisation fit aussi constater le désordre de l'administration des miliciens en congé illimité, incombant aux autorités communales. La pénurie de locaux dans les villes de dépôt embouteilla les opérations d'équipement. Il fallut souvent loger les rappelés chez l'habitant, cause d'indiscipline.
L'encadrement fut assuré exclusivement par les officiers de l'active. Sur les 456 compagnies d'infanterie des six divisions, 291 possédaient 3 officiers, 149 en avaient deux, 15 un seul ; une en fut dépourvue. On cria à la catastrophe !
Les états-majors de l'armée, des deux corps d'armée, et des divisions se constituèrent de toutes pièces à la mobilisation, comme en France, alors qu'en Prusse ces organismes existaient dès le temps de paix. Le lieutenant-général Renard devint chef d'état-major de l'armée ; le lieutenant-général baron Chazal fut placé à la tête de l'armée d'observation et le lieutenant-général Eenens commanda l'armée d’Anvers. La première comprit deux corps d'armée dont un sous les ordres de S A. R. le Comte de Flandre. Au total : cinq divisions d'infanterie (chacune deux brigades de deux régiments, un bataillon de carabiniers, deux escadrons, deux batteries, une demi-compagnie de pionniers, une colonne de munitions d'infanterie, une ambulance). Firent également partie de l'armée d'observation : la cavalerie (deux brigades soit 14 escadrons de chasseurs à cheval et de guides) ; la réserve de cavalerie (deux brigades, 16 escadrons de lanciers avec deux batteries à cheval) ; la réserve d'artillerie de batteries ; le parc d'artillerie et le parc du génie. L'armée d'Anvers (nom bien pompeux pour ses 17.000 hommes) se composait de la sixième division (deux brigades de bataillons de réserve), de 32 bataillons de la garde civique (qui ne furent pas mobilisés), de nombreuses batteries d'artillerie de forteresse, et de compagnies du génie.
Les autres places avaient reçu leur garnison de sûreté : bataillons de réserve, bataillons de la garde civique, batteries d'artillerie, compagnies de pionniers. A Termonde : 4.140 hommes Gand, 1.150 ; à Diest, 2.800 Liège, 2.837 ; Namur, 1,418. On notera la faiblesse des effectifs des places de la Meuse.
Lorsque le gouvernement décréta la mobilisation, quatre jours avant la notification par la France de l'état de guerre entre elle et la Confédération allemande, la situation était grave. Les deux pays venaient d'effectuer à Bruxelles des démarches (page 120) plutôt comminatoires exigeant que nous fussions en état de défendre efficacement notre neutralité. Mais Londres intervint avec décision, et fit signer par les deux belligérants un traité garantissant le statut de la Belgique. Le Royaume-Uni s'engageait à coopérer par les armes, dans ce cadre bien limité, contre le parti qui le violerait.
Ne craignant plus une agression immédiate, la Belgique put procéder à une expérience méthodique sur grande échelle. Dès le 15 juillet, quinze détachements du génie partirent la frontière Sud, quatre à la frontière Est, deux à la frontière Nord, pour préparer la destruction des voies ferrées de pénétration, au moins en deux points chacune.
Pendant la période d'expectation, un doute pouvait exister sur les intentions réelles des deux adversaires. Le premier dispositif répondit à cette incertitude. L'armée d'observation détacha des régiments d'avant-garde à Charleroi, Namur et Liège, son gros étant dispersé sur une ligne générale Wavre, Waremme, Saint-Trond.
La situation s'éclaircit le 9 août : le choc se livrait en Lorraine, à l'Est de la Moselle, loin de notre territoire. Mais en France le cabinet Ollivier fut remplacé par un ministère comte de Palikao, d'allure belliqueuse.
Les avant-gardes de Charleroi et Namur furent renforcées et le gros s'articula en Hesbaye, sans toutefois se réunir encore.
Le 22 août, les opérations se déplacèrent vers les Ardennes françaises. Le quartier-général de l'armée d'observation s'installa à Namur et tout le dispositif fut poussé vers le Sud : la première division sur la Sambre entre Charleroi et Namur, la troisième sur la Meuse entre Namur et Liège, la deuxième dans le Luxembourg (Paliseul, Saint-Hubert, Marche, Ciney). Les deux autres, entre Namur et Bruxelles. Une brigade de cavalerie observa la frontière entre Rochefort et Dinant, une autre dans l'Entre-Sambre-et-Meuse, à hauteur de Mettet.
Le danger s'accentua le 31 août. L'armée belge fut disposée à proximité de la frontière, son quartier général à Bure, les trois divisions du premier corps sur une ligne Beauraing-Gedinne-Florenville-Arlon. Les deux divisions du deuxième corps étaient à Philippeville et sur l'Eau Blanche.
Ces mouvements successifs répondant à une tension croissante s'effectuèrent par chemin de fer pour les troupes à pied. Les (page 121) unités logèrent avec nourriture chez l'habitant, sauf dans la région ardennaise, où elles s'installèrent partiellement au bivouac. L'atmosphère était celle des grandes manœuvres, mais avec l'arrière-fond d'une crise possible. On a su depuis que le commandant de l'armée française enfermée dans la cuvette de Sedan avait eu réellement l'intention de se frayer un chemin en Belgique, soit pour tourner les Allemands, soit pour s'échapper vers l'Ouest. A vrai dire, la tentation fut forte, mais notre position sur la Semois l'était aussi.
Les troupes belges devaient respecter scrupuleusement les règles de la neutralité. A tout moment, la frontière pouvait être franchie par des réfugiés fuyant les représailles, par des bandes de francs-tireurs ou par des unités régulières. Il s'imposait d'accueillir et de secourir les premiers, de désarmer les autres. Si un corps de troupe pénétrait en Belgique, lui barrer le passage, réclamer sa retraite volontaire. S'il venait à s'y réfugier, le prier de déposer ses armes et l'interner. S'il était poursuivi, s'interposer entre les belligérants, et repousser par la force ceux qui ne consentiraient pas à se retirer. Si un conflit éclatait entre les Belges et l'un des belligérants, l'autre ne pourrait intervenir que si les premiers étaient impuissants à faire eux-mêmes respecter leurs droits. En dernier ressort, il fallait repousser la force par la force, mais tout d'abord s'assurer si « l'acte était prémédité », « accompli en force, maintenu malgré les invitations courtoises faites par un parlementaire belge. »
De telles instructions supposaient chez les exécutants des ressources de diplomatie et de sang-froid.
Des avant-postes avaient été établis aux carrefours des chemins frontaliers. Fournis par la cavalerie ou les carabiniers, ils durent s'organiser défensivement, envoyer des patrouilles jusqu'à la frontière en évitant toute démonstration provocante Des corps désorganisés furent arrêtés, désarmés ; d'autres, au contact de nos postes, s'arrêtèrent et firent demi-tour. Les deux belligérants reconnurent « la correction et la rigidité » du service chez les Belges. On ne signala aucun incident marquant, sauf la pénétration vers Pussemange d'un détachement de cuirassiers français, mais sans autre suite qu'une protestation diplomatique par Bruxelles.
Bientôt, après le désastre de Sedan, la situation se calma dans cette région. Dès le 7 septembre, le gouvernement congédia (page 122) les classes de 1861 et 1862 ; le 20, celles de 1863 et 1864. A cette date, les deux « armées », les deux corps d'armée, les états-majors furent dissous et le territoire divisé en trois régions militaires territoriales.
Les hostilités dans le Nord de la France amenèrent par la suite le commandement belge à étendre la surveillance de la frontière jusqu'à Tournai, et, en décembre, à réunir un corps de troupes à Courtrai. L'armée fut remise sur le pied de paix le 3 mars 1871, et constituée en quatre divisions d'infanterie.
Le moment était venu de se pencher sur les résultats de cette longue expérience, de comprendre les raisons profondes de la victoire allemande, de réexaminer, à la lueur de nombreux faits nouveaux, l'ensemble du problème militaire.
Le lieutenant-général Guillaume, ministre de la guerre, réunit une commission et lui dit notamment, au moment de son installation : « Les résultats de la guerre sont devant nous ; ils appartiennent à l'Histoire ; je crois bien que personne n'hésiterait dans son choix entre les deux systèmes. » Et il lui demanda si le moment n'était pas venu de « modifier complètement les principes d'après lesquels se fait aujourd'hui le recrutement de la force publique. »
Le problème crucial se trouva ainsi posé avec netteté.